L’épouse de Rodolphe,


Stéphanie de Belgique

On était le 10 mai 1881. Pourtant, le jour qui se levait sur Vienne était brumeux, chargé de nuages qui annonçaient la pluie. L’heure était si matinale qu’au palais de Schönbrunn, seuls les serviteurs étaient éveillés, les serviteurs et les gardes.

Pourtant, dans une grande chambre du premier étage, une jeune fille regardait se lever ce jour si triste qui devait être, normalement, le plus beau de sa vie. Pieds nus, ses cheveux blonds soigneusement nattés pendant sur sa longue chemise de nuit, elle se tenait dissimulée dans les plis des grands rideaux de velours afin de contempler le parc sans être vue.

C’était, en vérité, une très jeune fille. Elle avait seize ans et des yeux bleus inquiets encore, tout pleins de candeur, d’admiration aussi car, en dépit de la pluie, elle aimait déjà ce parc si magnifiquement fleuri. Elle aimait aussi ce palais, mais il avait tant de dorures, tant de meubles imposants, tant de lourdes tentures que la jeune fille n’était pas tout à fuit certaine de ne pas regretter déjà son cher palais de Laeken et l’atmosphère familiale qui y était de mise. Pourtant, ce palais, sa mère y avait vécu enfant, jeune fille, avant de devenir reine des Belges, car cette jeune fille s’appelait Stéphanie et elle allait, ce même jour, épouser l’héritier d’Autriche, l’archiduc Rodolphe, l’un des princes les plus séduisants d’Europe.

Jusque-là, le mariage lui était apparu comme une belle aventure. Une aventure qui avait commencé un an plus tôt par l’irruption d’une gouvernante dans la salle de classe de Laeken où Stéphanie faisait ses devoirs.

On l’avait emmenée sans une explication, remise aux femmes de chambre qui l’avaient dépouillée, en quelques secondes, de ses vêtements de petite fille pour la revêtir d’une robe comme on ne lui en avait encore jamais donné. On l’avait coiffée en jeune fille et, pour la première fois aussi, on lui avait donné des bijoux. Puis, ainsi parée, on l’avait conduite dans le salon, où ses parents l’attendaient auprès d’un grand jeune homme blond aux traits fins et aux yeux attirants, qui portait une jolie moustache et un uniforme blanc de colonel autrichien.

La reine Marie-Henriette avait alors pris sa fille par la main pour la présenter, mais Stéphanie était trop éberluée, trop émue aussi pour trouver une seule parole. Elle avait l’impression que son univers était en train de basculer étrangement.

Le lendemain, qui était le 5 mars, le roi Léopold la fit venir dans son cabinet de travail :

— L’archiduc Rodolphe est venu ici pour demander ta main, lui dit-il. Ta mère et moi sommes entièrement favorables à ce mariage et nous serions heureux que tu deviennes impératrice d’Autriche et reine de Hongrie dans l’avenir, mais je pense qu’il t’appartient de décider de ta propre vie. Retire-toi, réfléchis et, demain, tu me donneras ta réponse…

Stéphanie, naturellement, passa une nuit blanche mais le lendemain, la réponse était en tout point conforme à ce que souhaitaient ses parents. Elle était trop bien élevée pour ajouter que ce mariage lui apportait une joie bien inattendue et que son cœur juvénile battait déjà au seul nom de Rodolphe. Sa mère l’avait en effet élevée sévèrement, on pourrait même dire dressée, dans le but de la voir régner un jour et, si jeune qu’elle fût, la jeune princesse savait déjà cacher ses sentiments profonds sous un visage uni, presque indifférent.

L’année qui suivit passa comme un rêve. Il fallut, naturellement, apprendre le hongrois et s’initier aux us et coutumes de la cour de Vienne, mais Stéphanie se trouva couverte de présents fastueux par un fiancé qu’elle ne voyait pas beaucoup peut-être, mais qui se montrait avec elle charmant et très affectueux.

Bien sûr, étant déjà très amoureuse, elle aurait préféré se voir traiter en femme et non en fillette, avec un rien d’indulgente condescendance, mais elle se promettait bien de le faire changer d’attitude. N’était-elle pas belle, d’ailleurs ? D’une beauté blonde, peut-être un peu froide, mais dans laquelle l’éclat de la peau, la couleur des yeux et la splendeur de la chevelure tenaient une grande place. Aussi, le soir où, pour ses seize ans, survenus quelques jours seulement avant son départ pour Vienne, Rodolphe envoya une imposante chorale donner une sérénade sous son balcon, Stéphanie crut bien la partie gagnée. Seul un fiancé épris pouvait avoir une idée aussi romantique.

Le voyage vers l’Autriche fut un autre enchantement. L’accueil du peuple emplit de joie le cœur de la petite princesse belge. Il y avait partout des drapeaux, des fanfares, des acclamations, des fleurs.

C’était toute l’Autriche qui venait à sa rencontre, et Rodolphe, en l’accueillant au débarcadère du Danube, semblait heureux.

C’est là que la future princesse héritière fut présentée à ceux qui allaient devenir ses beaux-parents : l’empereur François-Joseph, déjà vieilli par le fardeau du pouvoir mais toujours imposant, et l’éblouissante, la fabuleuse impératrice Élisabeth, dont la célèbre beauté semblait défier le temps.

Rodolphe, lui ressemblait. Il avait ses traits, ses yeux inquiets, son allure véritablement impériale. Et Stéphanie brûla aussitôt du désir de plaire à cette femme, de lui ressembler en tout, excepté peut-être ce goût forcené qu’elle avait pour les voyages. Stéphanie, elle, entendait bien ne jamais quitter son époux ni délaisser ses devoirs de souveraine pour courir le monde en solitaire.

En regardant tomber la pluie sur les jardins de Schönbrunn, Stéphanie songea qu’elle approchait du dénouement si impatiemment attendu : dans quelques heures, elle serait mariée…

Un instant, sa pensée s’en alla vers sa tante Charlotte qui, un jour, avait elle aussi attendu dans une chambre de ce palais l’heure de son union avec un bel archiduc. Charlotte qui, jetée à bas de son trône exotique, vivait à présent, l’esprit perdu à jamais, recluse au château de Bouchout, en Belgique… Mais Stéphanie repoussa vivement l’image déprimante. Son destin à elle n’aurait rien de comparable. Elle allait être heureuse, follement heureuse…

Une voix solennelle la tira de sa méditation :

— Votre Altesse est déjà levée ? C’est bien, car il est temps pour Votre Altesse de se préparer, mais elle risque de prendre froid…

La princesse Schwartzenberg, grande maîtresse de la maison de l’impératrice, venait d’entrer. Stéphanie lui adressa un sourire timide.

— Vous avez raison, princesse. Je crois bien que j’ai froid.

Quelques heures plus tard, vêtue de brocart blanc tissé d’argent, voilée des plus belles dentelles de Bruxelles et portant la célèbre parure d’opales et de diamants qui avait été celle de l’archiduchesse Sophie, puis de l’impératrice Élisabeth, Stéphanie rejoignait Rodolphe dans le chœur de l’église des Augustins, fleurie et scintillante de cierges. Ce fut avec un sourire rayonnant d’espoir qu’elle tendit la main à celui qui allait devenir son époux.

Les fêtes terminées, le jeune couple, comme le voulait la tradition, gagna le palais de Laxenbourg, un palais d’été situé au sud de Vienne. Stéphanie était recrue de fatigue et d’énervement après cette écrasante journée qui lui avait paru, en réalité, un supplice. Et la pauvre petite archiduchesse de seize ans souhaitait à présent désespérément un coin paisible et douillet où se réfugier avec son cher époux.

Mais Laxenbourg n’avait rien d’un nid d’amoureux. Personne, apparemment, n’avait pris soin de le préparer pour la lune de miel. Pas de confort, des pièces froides, hostiles. Pas une fleur ! L’ambiance de Laeken, toujours abondamment fleuri, son confort moderne et sa propreté typiquement belge, étaient bien loin !

Au seuil du glacial château, Stéphanie sentit l’envie de pleurer étreindre sa gorge. Elle comprenait maintenant un peu mieux ce qu’avait voulu dire sa sœur Louise, mariée depuis plusieurs années – et mal mariée ! – au prince Philippe de Cobourg, compagnon habituel des plaisirs de Rodolphe, qui, en l’embrassant au moment du départ, lui avait chuchoté :

— Courage, Steffie ! Ce n’est qu’un mauvais moment à passer !

Un mauvais moment ? Comment les premières heures d’intimité d’un jeune couple pouvaient-elles être un mauvais moment ? Philippe, bien sûr, était une brute. Mais Rodolphe, le cher, le bien-aimé Rodolphe ?

À vrai dire, il paraissait bien lointain, ce soir, le bien-aimé Rodolphe. Il avait commencé à grogner en arrivant à Laxenbourg. Il avait houspillé les serviteurs et réclamé à souper. Un morne souper où, trop fatigués, les deux époux n’avaient pas trouvé trois mots à échanger. Stéphanie se raidissait, corsetée par son éducation de princesse royale, pour ne pas éclater en sanglots et ne pas lui montrer à quel point elle était déçue. Elle attendait des mots tendres, des caresses mais, en se levant de table, Rodolphe se borna à lui dire, avec un sourire il est vrai :

— Je vais fumer un cigare dans la salle de billard. J’irai vous rejoindre tout à l’heure.

La nuit qui suivit fut un désastre. Habitué à des maîtresses ardentes et averties qu’il choisissait d’ailleurs volontiers chez les tziganes, Rodolphe avait trouvé charmante, mais un peu trop couventine, cette petite Belge affolée, qu’il aurait fallu amener, avec beaucoup de douceur et de patience à cet instant crucial où la jeune fille devient femme. Mais si Stéphanie lui inspirait une certaine affection, Rodolphe n’était pas véritablement amoureux et, surtout, il n’avait aucune patience. Cette nuit de noces ne fut pour lui qu’une formalité comme une autre, et il s’en acquitta assez cavalièrement.

Au matin, Stéphanie mariée, découvrait que, si elle aimait passionnément son époux, il ne lui rendait qu’un sentiment assez tiède, et se sentit désespérément seule. Elle pensait à sa sœur Louise, s’échappant de la chambre nuptiale à l’aube de ses noces et se réfugiant, sanglotante et désespérée, dans l’orangerie de Laeken… Le sort des princesses royales était-il vraiment de ne connaître dans les premiers temps du mariage que des moments pénibles ?

À vrai dire, Louise semblait s’être accommodée de Philippe et de la vie viennoise. Très élégante, très dépensière, très courtisée, elle ne s’occupait plus guère de son époux, et c’était elle qui avait conseillé à Rodolphe, avec qui elle avait quelque peu flirté, d’épouser sa petite sœur.

— Elle me ressemble, lui avait-elle dit. Elle te plaira…

Lui plaire ? Stéphanie en venait à se demander si elle y parviendrait jamais…

En fait, elle ne devait jamais ni comprendre son époux ni être comprise de lui. Et avec le recul du temps, il paraît difficile d’en faire grief à Stéphanie. Qui aurait pu comprendre Rodolphe ?

Instable, d’une intelligence certaine mais tournée vers l’impossible, il avait le goût de la violence, la hantise de la mort et il détestait d’instinct tout ce que Stéphanie avait appris à admirer : la royauté, la cour, les principes rigides. Ses idées avancées, révolutionnaires même, inquiétaient l’empereur au même titre que ses fréquentations, ses trop nombreuses maîtresses et son goût prononcé pour certains vices. Il y avait en lui un perpétuel désir de tuer, qui s’assouvissait sur le gibier passant à la portée de son fusil. Continuellement, devant les yeux horrifiés de Stéphanie, il abattait, dans le parc de Laxenbourg, oiseaux, daims, chevreuils, emporté qu’il était par une frénésie de destruction qui révulsait sa petite épouse. C’était un malade, une imagination exaltée, qui s’accommodait mal d’une petite princesse paisible et habituée aux bons principes. Mais cela, Stéphanie ne le savait pas.

Pourtant, elle montrait tellement de douceur et de bonne volonté que pour elle, un temps, il mit un frein à ses appétits violents. Et puis, elle l’aimait de façon si visible, si touchante !… Durant deux ans, la vie du couple se déroula sans incidents, et même dans une entente qui semblait assez complète.

L’empereur les avait envoyés à Prague et, là, Stéphanie joua parfaitement son rôle de princesse héritière, encore qu’elle eut été quelque peu déroutée par les Tchèques. Elle avait de la dignité, de la bonne volonté, beaucoup de bonne grâce et un sens aigu de son rang. Rien ne la rebutait, rien ne la fatiguait quand il s’agissait de son « métier de future impératrice ». On aurait pu croire que ce métier, elle l’aimait, et c’est peut-être ce qui éloigna le plus Rodolphe : ce métier-là, le prince héritier d’Autriche-Hongrie l’avait en horreur.

Stéphanie se plut à Prague. Le vieux château royal, le Hradschin, était sévère mais pittoresque, le pays admirable et, dans les forêts, Rodolphe allait passer des semaines entières. Aussi quand, au début de 1883, Stéphanie se déclara enceinte, on aurait pu supposer qu’il ne manquait plus rien au bonheur de ce jeune couple.

Hélas ! Ce fut une fille, Élisabeth, qui vint au monde le 2 septembre. Et comme Séphanie, désespérée, pleurait de honte de n’avoir pu donner l’héritier espéré, Rodolphe la consola avec une douceur inattendue :

— Une fille, c’est bien plus gentil, lui dit-il. Et puis, nous aurons un fils plus tard. Ma mère a eu deux filles, tu sais, avant que je vienne au monde.

Stéphanie, du coup, sécha ses larmes. Puisqu’il était satisfait, en ce cas, pourquoi ne pas l’être aussi ? Ne vivait-elle pas que pour lui, pour qu’il l’aime et soit fier d’elle ?

Peut-être ce fragile bonheur eût-il duré encore car, à Prague, si Rodolphe avait des maîtresses, il les cachait soigneusement. Mais François-Joseph, peu après la naissance de la petite , rappela le couple à Vienne. Ce fut pour Stéphanie la fin du bonheur, le début d’un véritable calvaire.

Au bout de quelques semaines, elle s’en plaignait amèrement à sa sœur Louise :

— Je ne le vois plus. Plus jamais ! Il s’est fait installer un petit appartement à l’autre bout du palais et personne, pas même moi, n’a le droit d’y pénétrer. Son valet de chambre, Loschek, fait bonne garde, je te prie de le croire.

Louise de Cobourg écoutait en silence le chagrin de sa sœur. Stéphanie ne lui apprenait rien. Tout Vienne savait déjà que l’archiduc menait l’existence la plus indépendante qui fût, et n’avait pratiquement pas de vie de famille. Le petit appartement de la Hofburg, si bien gardé par Loschek, voyait défiler de jolies femmes, des actrices, des chanteuses, des danseuses, et même de grandes dames. Toutes les femmes de Vienne n’étaient-elles pas folles de Rodolphe ?

— Pourquoi ne te plains-tu pas ? dit-elle enfin. Fais-lui comprendre qu’il te laisse trop seule.

— Il s’ennuie avec moi, je le sais bien. Je sais bien aussi que je ne suis pas assez brillante. Ses belles amies ne se gênent pas pour me traiter de paysanne flamande ! Et quand je tiens mon rôle, à la Cour, crois-tu que je ne vois pas les sourires, les regard triomphants de ces femmes ? Crois-tu que j’ignore, en outre, que, chaque nuit, Rodolphe sort de la Hoburg avec le fiacre du cocher Bratfisch et se rend chez l’une ou l’autre de ses maîtresses… à moins qu’il naille souper chez Sacher.

— … avec mon cher époux et le comte Hoyos acheva Louise en riant. Ils sont inséparables, ces trois là. Mais sincèrement, Steffie, tu ne devrais pas te tourmenter à ce point. Tu es sa femme et il tient toi. Je le sais : il me l’a dit. Qu’il ne soit pas très fidèle importe peu. Un jour il sera empereur et toi impératrice. Alors, il sera pris par ses devoirs… et Bratfisch n’aura plus qu’à se chercher une autre pratique. Rodolphe t’aime bien, tu le sais, et...

Le mot était maladroit. Stéphanie éclata en sanglots et enfouit sa tête dans les coussins du canapé :

— Il m’aime bien, je sais. Mais moi, je l’aime, tu entends… je l’aime !

La voix froide d’une dame d’honneur, que ni l’une ni l’autre n’avait entendue entrer, vint brusquement interrompre la plainte de l’archiduchesse :

— Sa Majesté attend Votre Altesse impériale pour la réception des délégués hongrois, dit-elle.

Stéphanie se redressa, essuya soigneusement ses yeux rougis, regarda sa sœur avec désespoir, mais se força héroïquement à sourire :

— C’est vrai, soupira-t-elle. Il y a ici au moins quelqu’un qui a besoin de moi : l’empereur.

En effet, depuis qu’elle était revenue à Vienne, Stéphanie avait une vie officielle très chargée. Princesse héritière, elle remplaçait continuellement l’impératrice, l’éternelle errante qui, égoïstement, se déchargeait sur elle d’un fardeau qu’elle détestait, sans lui en avoir d’ailleurs la moindre reconnaissance. Alors, Stéphanie, armée de son immuable sourire que d’aucuns jugeaient stupide, subissait sans faiblir les mortelles corvées de la cour, recevait, inaugurait, présidait, honorait de sa présence bals d’ambassades et manifestations folkloriques.

De tant d’efforts fournis en silence, seul François-Joseph lui était reconnaissant. Il admirait le courage de cette petite princesse de vingt ans, qui essayait si vaillamment d’assumer un rôle écrasant de vice-impératrice, ce rôle que ni Sissi ni Rodolphe n’acceptaient d’endurer et pour lequel ils ne montraient qu’un désinvolte mépris. Stéphanie était, elle, comme le vieil empereur lui-même, une bonne ouvrière du pouvoir et, souvent, François-Joseph se prenait à regretter qu’elle ne fût pas un garçon, et son fils !

Malheureusement, cette vie épuisante minait la santé de la jeune femme. Ses couches, difficiles, l’avaient laissée fragile, et les médecins craignaient qu’elle ne fût plus capable d’avoir d’enfants. Cette crainte finit par s’ancrer tellement dans l’esprit de l’empereur, et même dans celui de Rodolphe, que la prison impériale s’entrouvrit un peu. Stéphanie put de temps en temps prendre des vacances.

On la vit dans l’île de Jersey, à Lacroma, au château de Miramar près de Trieste mais, le plus souvent, à Abbazia, sur la côte dalmate. Cependant, elle était toujours seule, comme l’impératrice Élisabeth elle-même, ou bien accompagnée de sa sœur Louise. Et peu à peu, l’épouse délaissée prit goût à ces séjours. À Abbazia, elle avait le droit de respirer, loin des murs étouffants de la Hofburg. Elle avait le droit d’être une femme presque comme les autres, une jeune femme en vacances avec sa petite fille. C’était bon…

D’autant que la vie à Vienne, surtout l’existence auprès de Rodolphe devenaient peu à peu interminables… Des scènes effrayantes avaient lieu, trop souvent.

— Aurais-tu peur de mourir ? disait-il parfois. Ce serait si simple, Stéphanie ! Regarde : un tout petit geste, une toute petite pression du doigt sur ce morceau d’acier, et tout serait dit…

Sous le regard glacé de sa femme, Rodolphe, les yeux troubles, agitait un revolver d’ordonnance. Ce n’était pas la première fois qu’il jouait devant elle ce jeu mortel, mais si elle avait peur, elle s’efforçait de n’en rien montrer pour ne pas réveiller ce qu’il avait de cruauté au fond de ce cœur étrange :

— Tu ne devrais pas parler ainsi, dit-elle froidement. Les princes sont encore moins libres que les simples mortels de disposer de leur vie. Leur devoir avant tout.

— Le devoir ! Tu n’as que ce mot à la bouche, Steffie ! Tu ressembles à père. Vrai, vous allez admirablement bien ensemble : confits tous deux dans la respectabilité et le souci de l’étiquette !

— Cela vaut mieux, quand on règne, qu’être confit dans l’alcool et la débauche ! riposta la jeune femme, méprisante.

Ce jour-là, Rodolphe entra dans une terrible colère, que sa femme s’efforça de laisser passer sans y participer. Depuis quelque temps, d’ailleurs, ces colères augmentaient d’intensité, devenaient effrayantes. L’archiduc buvait trop, passait des nuits entières sans dormir, élaborant avec ses amis journalistes et son cousin Jean-Salvator, l’archiduc révolutionnaire, des plans dangereux pour la sûreté de l’État, mais qui, inspirés par la générosité et un libéralisme peut-être outrancier, avaient du moins le mérite de faire honneur à leur sens de la solidarité humaine. De plus en plus inquiet et angoissé, en désaccord complet avec son père, abruti de travail et de plaisirs, malade de surcroît, Rodolphe usait sa vie par tous les bouts et accentuait chaque jour en lui ce goût de la mort auquel la paisible Stéphanie ne comprenait rien. Qui aurait pu le reprocher à une femme de vingt ans ?

Parfois, une éclaircie se produisait dans les relations du ménage. Ainsi ce jour de 1886 où, en couple inaugura, en famille, le nouveau pavillon de chasse de Mayerling aux environs de Vienne. Ce jour-là, Rodolphe fut gai, détendu, charmant, comme il savait si bien l’être… Malheureusement, ce ne fut qu’une bien courte éclaircie. Le ménage plongeait de plus en plus dans un enfer auquel Stéphanie s’efforçait d’échapper le plus souvent qu’elle le pouvait pour gagner Abbazia.

En effet, les scènes succédaient aux scènes, toujours violentes et au cours desquelles Rodolphe terrifiait la princesse en menaçant de la tuer puis de se tuer ensuite.

Ce fut pire encore quand, vers la fin de 1887, une cousine germaine de Rodolphe, l’intrigante comtesse Larisch-Wallersee, présenta au prince une jeune fille de seize ans appartenant à la petite noblesse et apparentée à la riche bourgeoisie levantine. Elle se nommait Marie Vetsera, elle était brune avec de grands yeux bleus, et Rodolphe aimait les brunes. Elle était ravissante, très jeune et positivement folle du prince. Un an ne s’était pas écoulé qu’elle était devenue l’habituée du petit appartement de la Hofburg où Stéphanie n’entrait jamais.

Pour elle, Rodolphe eut un caprice violent mais qui ne lui fit pas délaisser ses autres maîtresses : telle l’actrice Mitzi Kaspar, avec laquelle il passait bien souvent, ses nuits.

Pour Stéphanie, l’existence devint odieuse. La jeune Marie, éclatante d’orgueil, affichait sans vergogne son triomphe, défiant insolemment l’archiduchesse lorsqu’elle la rencontrait à l’opéra. Sa mère poussait à la roue, car c’était une femme d’un snobisme outrancier et qui n’était pas loin de voir sa fille impératrice, en dépit d’une trop petite noblesse qui ne lui permettait même pas d’assister aux bals de la cour. Mais ne disait-on pas que Rodolphe, désespérant d’avoir jamais un héritier mâle, avait demandé au pape de constater la nullité de son mariage ?

L’année 1888 se termina mélancoliquement. Après la Saint-Nicolas Stéphanie alla passer quelques jours à Abbazia pour tenter de retrouver un calme qui la fuyait de plus en plus. Elle dut néanmoins rentrer à Vienne dans les premiers jours de janvier, car l’impératrice, une fois encore, était absente. Il lui fallait la remplacer, mais en revoyant Rodolphe, elle fut effrayée : plus nerveux que jamais, plus irritable aussi, son regard était celui d’un être traqué. Il semblait mû par une force intérieure dont il n’était pas le maître et passait ses nuits en dehors du palais.

Le 26 janvier, il annonçait à sa femme que, le surlendemain, il avait l’intention d’aller chasser à Mayerling. Sans trop savoir pourquoi, Stéphanie tenta de l’en dissuader. Elle le trouvait pâle, fiévreux, et visiblement en mauvais état.

— Justement ! riposta Rodolphe. J’ai le plus grand besoin d’air pur…

Mais cette affirmation ne calma pas les craintes, d’ailleurs imprécises, de sa femme.

— Je voudrais tellement qu’il renonce à cette chasse ! confia-t-elle à sa sœur. Je ne peux te dire pourquoi, mais j’ai peur…

En réalité, l’archiduchesse était au comble de la nervosité et de l’agitation. Il circulait à la cour des bruits effrayants : on disait que Rodolphe aurait profondément mécontenté l’empereur, qu’il se serait engagé plus qu’il n’aurait fallu avec les révoltés hongrois… On parlait même d’un complot contre l’empereur lui-même et toujours, toujours, Rodolphe parlait de la mort…

— Mais enfin, conseilla Louise, si tu as peur, va avec lui à Mayerling.

— Je le lui ai proposé, mais il ne veut pas. Il dit que je suis trop sotte, avec ma peur des armes à feu.

— Allons ! Cesse de te tourmenter de la sorte. Tu fais une montagne avec une taupinière. D’ailleurs, qu’as-tu à craindre ? Philippe et Hoyos doivent eux aussi chasser à Mayerling. Tu penses bien qu’ils sauront veiller sur lui. Stéphanie se leva, essuya ses yeux et, devant une glace, rajusta sa voilette.

— Tu as peut-être raison. À présent, il faut que je rentre m’habiller pour le bal chez le prince de Reuss, où je dois remplacer l’impératrice.

— J’y serai aussi, dit Louise, mais essaie de te reposer un moment avant de t’habiller. Tu as une mine affreuse.

Cette soirée chez le prince de Reuss, l’ambassadeur d’Allemagne, allait être pour l’archiduchesse Stéphanie une cruelle, une ineffaçable épreuve.

Tout Vienne se pressait ce soir-là dans les vastes salons de l’ambassade, même les gens qui, comme les Vetsera, n’étaient pas assez nobles pour pénétrer jusqu’à la cour. Rodolphe, portant pour la circonstance un uniforme de colonel de uhlans allemand, et Stéphanie, en robe de cour, devaient y représenter la famille impériale.

Or, en faisant au bras de l’ambassadeur le tour des salons, l’archiduchesse remarqua instantanément une jeune fille brune, littéralement couverte de bijoux – ce qui n’était pas d’un goût extrême, mais trahissait assez l’origine orientale – et qui la dévisageait avec insolence. Ces yeux bleus, elle les connaissait bien, et quelque chose se serra dans la poitrine de l’épouse de Rodolphe.

Calme en apparence, elle poursuivit cependant son chemin, distribuant saluts, sourires et mots aimables. Devant elle, les femmes pliaient le genou, les hommes s’inclinaient, mais quand elle arriva à la hauteur de Marie Vetsera, la jeune fille, folle d’orgueil, refusa de s’incliner. Les doigts de l’archiduchesse se crispèrent sur la manche de l’ambassadeur. Devait-elle subir à présent un affront public de la part de cette fille ?

Un instant, les deux regards bleus se croisèrent, meurtriers. Un murmure scandalisé se levait déjà. Affolée, la baronne Vetsera, qui se tenait auprès de sa fille, obligea celle-ci à s’incliner, prévoyant trop bien quelle serait la colère de l’empereur et sentant vibrer autour d’elle le vent de l’exil.

Finalement, Marie plia le genou, mais l’archiduchesse était déjà passée…

Avec prudence, Rodolphe s’était tenu à l’écart de la scène, et durant toute la soirée, les deux époux ne s’adressèrent pas la parole. Quand ils quittèrent l’ambassade, Stéphanie regagna directement la Hofburg, tandis que Rodolphe s’en allait passer la nuit chez Mitzi Kaspar, à laquelle d’ailleurs – elle devait le révéler plus tard – il proposa de mourir avec lui.

Jamais plus Stéphanie ne devait revoir Rodolphe vivant…

De la scène, très longue et sans doute terrible, qui opposa le lendemain matin l’archiduc à l’empereur, on n’a rien su mais le drame de Mayerling est trop connu pour le rappeler ici. On sait comment l’archiduc Rodolphe trouva la mort en compagnie de Marie Vetsera, mais l’on estime à présent, que ce drame fut sans doute plus politique que sentimental. Marie Vetsera gagna pour la postérité le ciel des grandes amoureuses, parce qu’elle fut la seule femme qui consentit à accompagner Rodolphe dans cet inconnu de la mort qu’il redoutait d’affronter seul.

Pour Stéphanie, pétrifiée de douleur, l’épilogue de Mayerling fut la lettre qu’on lui remit et que son époux avait écrite pour elle avant de se donner la mort.

« Chère Stéphanie, tu es délivrée de ma funeste présence ; sois heureuse dans ta destinée. Sois bonne pour la pauvre petite qui est la seule chose qui subsiste de moi. Transmets mon dernier salut à toutes les connaissances, spécialement à Bombelles, Spindler Latour, Nowo, Gisela, Leopold, etc. J’entre avec calme dans la mort qui, seule, peut sauver ma bonne réputation. T’embrassant de tout cœur, ton Rodolphe qui t’aime… »

C’était fini. Stéphanie avait perdu à la fois son amour de jeunesse et toute chance d’être un jour impératrice. Lasse et découragée, elle voulut rentrer en Belgique, mais l’empereur s’y opposa. Princesse autrichienne elle était, princesse autrichienne elle demeurerait !

Les quatre mois qui suivirent ce drame, la jeune veuve les passa à Miramar, dans le château de Charlotte, l’impératrice folle, le château qui passait pour porter malheur. Elle y demeura avec sa mère, sa fille et ses deux sœurs, Louise et Clémentine. Ensuite, elle choisit de s’installer à Abbazia et laissa le silence retomber sur elle.

C’est là qu’un nouvel amour devait venir à elle quelques années plus tard, sous les traits d’un séduisant chambellan hongrois : le comte Elmer Lonya de Nagy-Lonya et Vasarcs-Nameny. Elle l’épousa à Miramar, le 22 mars 1900, rompant ainsi avec son père, le roi Léopold II, qui ne devait jamais lui par donner ce qu’il considérait comme une mésalliance.

François-Joseph se montra plus compréhensif, en élevant le comte Lonyay au rang de prince, et Stéphanie, apaisée, put enfin connaître une vie calme, jusqu’au 25 août 1945, où enfin, elle quitta ce monde…

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