Seconde partie

La Brigade — 22 h 45.

Le dossier à sangle ouvert, sur la table. Éventré. Armand l’a emporté à la photocopieuse.

Tout le monde est debout. Verhœven, derrière la table, regarde chacun, tour à tour.

Le Guen est le seul assis. Il a saisi un crayon qu’il mâchonne nerveusement. Son ventre lui sert de support.

Il y a posé un carnet sur lequel il prend des notes négligentes, un mot ici, un autre là. Avant tout, Le Guen réfléchit. Il écoute. Et il regarde Camille avec attention.

— Philippe Buisson… commence Verhœven.

Il met sa main devant sa bouche, se racle la gorge.

— Buisson, reprend-il, est en fuite. À l’heure actuelle, il détient Irène, enlevée en fin d’après-midi. Toute la question est de savoir où. Et ce qu’il compte faire… Et quand… Ça fait beaucoup de questions. Et peu de temps pour y répondre.

Le Guen ne voit plus, sur le visage de son ami, la panique qui s’y lisait lorsqu’il est arrivé dans la salle, quelques minutes auparavant. Verhœven n’est plus Camille. Il est redevenu le commandant Verhœven, responsable de groupe à la Brigade criminelle, concentré, appliqué.

— Le texte que nous avons retrouvé chez lui, reprend Verhœven, est un roman, écrit par Buisson lui-même. Il raconte l’histoire de notre enquête telle qu’il l’a imaginée. C’est notre première source. Mais pour… ce qu’il envisage de faire, il y a une seconde source que nous ne possédons pas, le premier livre de Buisson édité sous le nom de Chub et dont il va s’inspirer…

— C’est certain ? demande Le Guen sans lever la tête.

— Si les renseignements que nous avons sur ce livre sont justes, oui : une femme enceinte tuée dans un entrepôt, ça me semble plus que probable.

Il jette un œil sur Cob qui a quitté son poste informatique pour participer au débriefing. À côté de lui, le DrViguier, fesses appuyées contre une table, les jambes allongées, mains croisées à la hauteur de la taille, écoute avec attention. Il ne regarde pas Verhœven mais les membres de l’équipe. Cob fait non de la tête et ajoute :

— Toujours rien de ce côté-là.

Armand revient avec cinq jeux de photocopies. Maleval continue — ça fait maintenant près d’une heure — à danser légèrement d’un pied sur l’autre, comme s’il avait envie de pisser.

— Donc trois équipes, reprend Verhœven. Jean, Maleval et moi on se met sur la première source. Avec le Dr Viguier. Une seconde équipe, coordonnée par Armand, poursuit les recherches du côté des entrepôts de la région parisienne. C’est ingrat parce que c’est une piste aveugle. Mais pour le moment, nous n’avons rien d’autre. Louis, de ton côté, tu fouilles la biographie de Buisson : relations, lieux, ressources, tout ce que tu pourras trouver… Cob, toi, tu poursuis les recherches pour tenter de retrouver le livre signé Philip Chub. Des questions ?

Pas de questions.

Tout s’organise très vite.

Deux tables sont placées face à face avec, d’un côté Camille et Le Guen, de l’autre, Maleval et le psychiatre.

Armand est allé chercher sur l’imprimante de Cob le dernier listing des entrepôts qu’il consulte, crayon en main, rayant les lieux déjà visités par les deux équipes de mission qui repartent aussitôt vers les nouvelles destinations qu’il leur confie.

Louis est déjà au téléphone, le combiné coincé entre tête et épaule, les mains sur le clavier de l’ordinateur.

Cob dispose maintenant d’un nouvel indice : le nom de l’éditeur du livre de Chub, Éd. Bilban. Les moteurs de recherche sont déjà affichés. La salle palpite d’un silence bourdonnant, tendu, accompagné des cliquetis des doigts sur les claviers, de voix au téléphone.

Au moment de se mettre au travail, Le Guen exhume son téléphone portable, fait placer en veille deux agents motorisés et alerte le RAID. Verhœven l’a entendu. Le Guen lui adresse un petit geste fataliste.

Verhœven sait qu’il a raison.

S’ils trouvent un élément tangible et qu’une intervention rapide s’impose, il faudra des professionnels de ce genre d’opération.

Le RAID.

Il l’a déjà vu intervenir. De grands gaillards silencieux vêtus de noir, suréquipés, comme des robots, c’est à se demander comment ils parviennent à se déplacer aussi vite avec un tel barda. Mais des scientifiques aussi. Ils étudient le terrain avec des cartes satellites, construisent avec une minutie militaire un plan d’intervention qui prend en compte à peu près toutes les données, fondent sur leur objectif comme la foudre de Dieu le Père et peuvent vous raser un pâté d’immeubles en quelques minutes. Des bulldozers.

À l’instant où ils disposeront d’une adresse, d’un lieu, le RAID prendra tout en charge. Pour le meilleur comme pour le pire. Camille a un doute sur la pertinence de ce type d’intervention. Elle ne lui semble pas appropriée à la psychologie dont Buisson a fait preuve dans le montage de toute cette histoire. Minutie contre minutie. Buisson a pris trop d’avance. Depuis des semaines, des mois peut-être, il prépare son affaire avec une patience d’entomologiste. Avec leurs hélicoptères, leurs bombes fumigènes, leurs radars, leurs fusils à lunette, les tireurs d’élite de la BI vont tirer dans les nuages.

Verhœven esquisse un mot pour l’expliquer à Le Guen mais se reprend. Qu’y a-t-il d’autre à faire ?

Est-ce lui, Camille Verhœven, qui va aller sauver Irène avec son arme de service dont il ne se sert qu’une fois l’an pour le contrôle obligatoire ?

Les quatre hommes ont ouvert le « roman » de Buisson à la première page mais ils n’ont pas tous la même vitesse de lecture. Ni la même méthode.

Viguier, le vieux psychiatre, survole avec une attention d’aigle, on dirait qu’il observe les pages plus qu’il ne les lit. Il les tourne avec vivacité, comme la conséquence d’une décision sans appel. Il ne cherche pas les mêmes choses que les autres. Il a tout de suite cherché le portrait de Buisson, tel qu’il se décrit. Il scrute le style de sa narration, considère les personnes comme des personnages de fiction.

Car dans ce texte, tout n’est que fiction, excepté les jeunes mortes.

Pour lui, tout le reste, c’est Buisson, le regard de Buisson, sa manière de voir le monde, de refabriquer la réalité, il essaye de saisir la façon dont il a réagencé les éléments au profit de sa vision du monde.

Le monde non tel qu’il est mais tel qu’il aimerait le voir. Un fantasme à l’état pur, sur 300 pages…

Le Guen, lui, est un besogneux. Il comprend vite mais lit lentement. Il a opté pour une méthode qui correspond à son esprit. Il commence par la fin et remonte le texte, chapitre après chapitre. Il prend peu de notes.

Personne ne semble s’apercevoir que Maleval ne tourne pas les pages. Son regard est fixé sur la première page, depuis de longues minutes. Alors que le Dr Viguier, déjà, propose à mi-voix ses premiers commentaires, il en est toujours là, arc-bouté sur cette sempiternelle page. Envie de se lever. De s’approcher de Camille et de lui dire… Mais il n’a pas l’énergie : tant qu’il ne tourne pas les pages, il se sent à l’abri. Il est au bord du précipice, il le sait. Il sait aussi que dans quelques minutes, quelqu’un va lui donner une poussée dans le dos et ce sera la chute. Vertigineuse. Il devrait prendre les devants, prendre son courage à deux mains, chercher son nom, vers le bas du texte, vérifier que la catastrophe annoncée est imminente. Que le piège dans lequel il est tombé va bien se refermer. Maintenant. Et prendre une décision. Mais il ne peut plus bouger. Il a peur.

Verhœven, le visage sans expression, feuillette rapidement, sautant des passages entiers, griffonne des notes ici et là, revient en arrière pour vérifier un détail, relève la tête pour réfléchir. Il lit hâtivement la scène imaginée par Buisson où il fait la connaissance d’Irène mais, évidemment, ça n’est pas la bonne. Qu’est-ce qu’il peut en savoir, Buisson, de sa rencontre avec Irène ? À quoi rime cette histoire d’émission de télévision… « C’était une histoire simple. Il avait épousé Irène six mois plus tard. » Simple, oui. Sauf que c’est le fantasme pur de Buisson.

Comme un noyé, paraît-il, revit, en une fraction de seconde, le film de sa vie, il voit défiler les vraies images, que sa mémoire a conservées intactes. La boutique du musée du Louvre. Cette jeune femme, un dimanche matin, qui cherche un livre sur Titien « pour faire un cadeau », qui hésite, en regarde un premier, un deuxième, les repose tous deux pour en choisir finalement un troisième. Le mauvais. Et lui, le petit Verhœven, sans intention consciente, qui dit simplement : « Pas celui-là, si vous voulez mon avis… » La jeune femme lui sourit. Et c’est tout de suite Irène, splendide et simple, son sourire. C’est déjà son Irène qui dit : « Ah bon… » d’un air faussement obéissant qui l’oblige à s’excuser. Il s’excuse, il s’explique, il dit, sur Titien, quelques mots qu’il voudrait sans prétention mais ce qu’il a à dire est prétentieux parce que c’est l’avis de celui qui pense s’y connaître. Il balbutie, les mots se pressent. Il y a bien longtemps qu’il n’a pas rougi. Il rougit. Elle sourit : « Alors, c’est celui-là, le bon ? » Il a voulu dire trop de choses en même temps, il tente un raccourci désespéré qui condense à la fois sa crainte de paraître snob et son embarras de conseiller le livre le plus cher mais il dit ça quand même : « Je sais, c’est le plus cher… mais c’est quand même le mieux. » Irène porte une robe avec des boutons sur le devant, des boutons qui descendent jusqu’en bas. « C’est un peu comme pour les chaussures, dit Irène en souriant. » C’est elle qui rougit maintenant. « Sauf que c’est Titien. » C’est elle qui a honte d’avoir ainsi abaissé le débat. Elle dira plus tard qu’elle n’avait pas mis les pieds au Louvre depuis près de dix ans. Camille n’osera pas, de longtemps, lui dire qu’il y vient à peu près chaque semaine. Il ne lui dit pas, quand elle s’éloigne et se dirige vers la caisse, qu’il ne veut surtout pas savoir à qui elle destine ce cadeau, qu’il vient ici surtout le dimanche matin et qu’il sait qu’il n’y a pas une chance sur un million qu’il l’y retrouve. Irène paie, compose son code de carte bleue avec le regard intense des myopes, penchée sur le comptoir. Et elle disparaît. Camille se retourne vers les rayonnages mais le cœur n’y est plus. Dans quelques minutes, lassé, pris d’une tristesse inexplicable, il va se décider à sortir. Éberlué, il va alors la voir, là, debout sous la pyramide de verre, qui lit avec attention un dépliant, se retourne pour chercher son chemin, dans les hauteurs, parmi les innombrables panneaux signalétiques. Il passe près d’elle. Elle le voit, lui sourit, il s’arrête. « Et sur la navigation dans le musée, vous connaissez quelque chose de bien ? » demande-t-elle en souriant.

Verhœven est déjà concentré sur le passage suivant.

À l’instant de regagner son bureau, Verhœven lève les yeux et voit Maleval, les mains posées à plat sur son dossier, le regard fixé vers Le Guen qui le considère en dodelinant de la tête.


— Camille, dit Le Guen sans regarder Camille. Je crois que nous allons avoir une petite discussion avec notre ami Maleval…

Verhœven termine sa lecture :

Je vais devoir te virer, Jean-Claude…

Maleval, assis face à Verhœven, cligna plusieurs fois des cils, cherchant désespérément un point d’appui.

Ça me fait une peine… Tu n’imagines pas… Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?

(…)

Ça remonte à quand ?

La fin de l’année dernière. C’est lui qui m’a contacté. Au début je lui ai donné des petites choses. Ça suffisait…

Camille repose ses lunettes sur la table. Il serre les poings. Lorsqu’il regarde Maleval, sa fureur froide se lit si clairement que celui-ci recule imperceptiblement sur sa chaise et que Le Guen se croit contraint d’intervenir.

— Bon, Camille, il va falloir faire ça dans l’ordre. Maleval, poursuit-il en se retournant vers le jeune homme, ce qui est écrit là, c’est juste ou non ?

Maleval dit qu’il ne sait pas, qu’il n’a pas tout lu, qu’il faudrait voir…

— Voir quoi ? demande Le Guen. C’est toi qui le renseignais, oui ou non ?

Maleval hoche la tête.

— Bon, alors, pour le moment, évidemment, tu es en état d’arrestation…

Maleval ouvre une bouche ronde, comme un poisson sorti de l’eau.

— Complicité avec un type qui est sept fois meurtrier, tu espérais quoi ? demande Verhœven.

— Je ne savais pas… articule Maleval. Je vous jure que…

— Ça, mon vieux, c’est bon pour le juge ! Mais c’est à moi que tu parles en ce moment !

— Camille…! tente Le Guen.

Mais Verhœven n’écoute pas.

— Le type que tu renseignes depuis des mois a enlevé ma femme. Irène ! Tu la connais Irène, Maleval ! Tu l’aimes bien, Irène, hein ?

Silence. Même Le Guen ne sait pas comment le rompre.

— Elle est gentille, Irène, reprend Camille. Enceinte de huit mois. Tu avais prévu un cadeau ou tu as déjà dépensé l’argent ?

Le Guen ferme les yeux. Camille, quand il est parti comme ça…

— Camille…

Mais Verhœven fonctionne en spirale, d’un mot sur l’autre, d’une phrase à l’autre, il s’enroule dans son discours et sa colère s’entretient de ce qu’elle lui fait dire.

— Les commandants d’unité qui ont les larmes aux yeux, c’est dans les romans, Maleval. Moi, j’aurais plutôt tendance à te foutre mon poing dans la gueule. Nous allons te confier rapidement aux « services spécialisés », si tu vois ce que je veux dire. Et après, le Parquet, le juge d’instruction, la taule, le procès et moi en vedette américaine. Prie le ciel qu’on retrouve Irène très vite et entière, Maleval. Parce que c’est toi qui vas pleurer toutes les larmes de ton corps, enfoiré !

Le Guen tape du poing sur la table. Et en même temps, d’un coup, l’idée qui lui manquait lui vient à l’esprit.

— Camille, on perd beaucoup de temps…

Verhœven s’arrête instantanément et le regarde.

— On va prendre le temps de débriefer Maleval. Je vais m’en occuper. Toi, tu devrais retourner au boulot. Je vais demander un renfort à l’IGS.

Et il ajoute :

— C’est le mieux, Camille, crois-moi.

Il s’est déjà levé. Pour tenter d’emporter la décision qui reste pourtant suspendue. Camille fixe toujours Maleval dans les yeux.

Il se lève enfin et sort en claquant la porte.

— Où est Maleval ? demande Louis.

Camille se contente du minimum.

— Avec Le Guen. Ça ne sera pas long, ajoute-t-il.

Il ne sait pas pourquoi il a dit ça. C’est comme un lapsus. Les heures tournent, eux tournent en rond, le temps défile, et toujours rien à se mettre sous la dent.

À l’annonce de l’enlèvement d’Irène, tout le monde s’attendait à trouver un Camille anéanti et c’est le commandant Verhœven qui est à l’avant-poste.

Reprenant le texte, il croise de nouveau le nom d’Irène.

Comment Buisson a-t-il su, si exactement, les reproches qu’Irène lui a adressés, de se sentir si seule ?

De n’avoir pas suffisamment d’attentions ?

Peut-être est-ce ainsi dans tous les couples de flics. Et de journalistes.


Il est plus de 23 heures. Louis garde un complet sang-froid. Toujours impeccable. Sa chemise ne fait pas un pli. Malgré ses allées et venues de la journée, ses chaussures sont toujours parfaitement cirées. A croire qu’il passe régulièrement aux toilettes pour leur redonner un petit coup de brillant.

— Philippe Buisson de Chevesne. Né le 16 septembre 1962 à Périgueux. Un Léopold Buisson de Chevesne est général d’Empire à 28 ans. Il est à lena. Un décret napoléonien redonne à la famille la propriété de ses biens. Et c’est assez considérable.

Camille ne l’écoute pas réellement. S’il y avait quelque chose de tangible dans ce qu’il a ramené à la surface, il aurait commencé par ça.

— Tu savais pour Maleval ? demande soudain Camille.

Louis le regarde. Il va pour poser la question mais se mord les lèvres. Il se décide enfin.

— Savoir quoi ?

— Qu’il renseigne Buisson depuis des mois. Que c’est lui qui l’a tenu informé très exactement des avancées de l’enquête. Que c’est grâce à Maleval que Buisson a toujours eu une longueur d’avance sur nous.

Louis est pâle comme un mort. Verhœven comprend soudain qu’il ne le savait pas. Louis s’assoit sous le poids de la nouvelle.

— C’est dans le bouquin, complète Verhœven. Le Guen est tombé dessus assez vite. Maleval est entendu en ce moment.

Inutile de lui expliquer. Dans l’esprit vif de Louis tout se met instantanément en place. Ses yeux font des trajectoires rapides d’un objet à l’autre, traduisant sa réflexion, ses lèvres s’entrouvrent :

— C’est vrai que tu lui as prêté de l’argent ?

— Comment vous…?

— C’est dans le bouquin aussi, Louis, tout est dans le bouquin. Maleval a dû lui faire quelques confidences à ce sujet. Tu es un héros toi aussi. Nous sommes tous des héros, Louis. C’est pas merveilleux ?

Louis se retourne instinctivement du côté de la salle d’interrogatoire.

— Il ne nous aidera pas beaucoup, dit Camille en anticipant sur sa pensée. À mon avis, Maleval ne sait de Buisson que ce que Buisson a bien voulu lui dire. Il a été manipulé depuis le début. Bien avant la première affaire de Courbevoie. Buisson avait pris ses marques, patiemment. Maleval s’est fait baiser dans les grandes largeurs. Et nous avec.

Louis reste assis, les yeux au sol.

— Allez, dit Camille, je t’écoute, tu en étais où ?

Louis reprend ses notes mais sa voix est plus faible.

— Le père de Buisson…

— Plus fort, crie Camille en s’éloignant vers la fontaine d’eau froide.

Louis élève la voix. On dirait que lui aussi va crier. Il se retient. Sa voix se contente de trembler.

— Le père de Buisson est industriel. La mère, née Pradeau de Lanquais, apporte à la famille des biens principalement immobiliers. Études capricieuses à Péri gueux. On note un court séjour dans une maison de repos, en 1978. J’ai mis un gars là-dessus, on verra… La crise touche les Buisson comme tout le monde au début des années 80. Buisson entame une licence de lettres en 1982 mais ne termine pas son cursus, il opte pour l’École de journalisme dont il sort en 1985 dans le gros du peloton. Son père est mort l’année précédente. En 1991, il est freelance. Il entre au Matin en 1998. Rien de particulier jusqu’à l’affaire de Tremblay-en-France. Ses papiers sont remarqués, il monte d’ailleurs en grade et devient rédacteur en chef adjoint de la rubrique des faits de société. Sa mère est morte il y a deux ans. Buisson est fils unique et célibataire. Pour le reste, la fortune de la famille n’est plus ce qu’elle était. Buisson a quasiment tout revendu, à l’exception de la propriété familiale, et tout a été recentré sur un portefeuille d’actions confié à Gamblin & Chaussard et de rentes immobilières qui représentent tout de même six fois son salaire du Matin. Tout le portefeuille a été liquidé au cours des deux dernières années.

— Ça veut dire quoi ?

— Qu’il a anticipé de longue date. Hormis sa propriété de famille, Buisson a tout liquidé. Toute sa fortune est maintenant sur un compte en Suisse.

Verhœven serre les mâchoires.

— Quoi d’autre ? demande-t-il.

— Pour le reste : fréquentations, amis, vie quotidienne, il faudrait interroger autour de lui. Ce qui ne me semble pas pertinent pour le moment. La presse va immédiatement se mettre sur le coup, on va avoir des journalistes dans tous les coins, on va perdre un temps fou.

Verhœven sait que Louis a raison.


On arrive au bout de la liste des entrepôts susceptibles d’être utilisés par Buisson.

Lesage appelle à 23 h 25.

— Je ne suis pas parvenu à joindre tous les collègues auxquels je pensais, dit-il à Camille. Je n’ai parfois que leurs coordonnées professionnelles. Dans ces cas-là, j’ai laissé des messages. Mais pour l’heure, pas trace de ce livre. Désolé.

Camille remercie.

Les portes se ferment une à une.


Le Guen est toujours avec Maleval. Tout le monde commence à se sentir épuisé.

C’est Viguier qui est resté le plus longtemps sur le manuscrit. Camille l’a vu masquer un bâillement. On pourrait croire qu’ainsi, à quelques mois de la retraite, après une journée qui va frôler les quinze heures, ce petit rondouillard, penché comme un écolier studieux sur le manuscrit de Buisson, va s’effondrer d’un coup mais il conserve un regard clair et même si des cernes de fatigue commencent à se dessiner sous ses yeux, il parle d’une voix sans faiblesse.

— Il y a bien sûr beaucoup d’écarts par rapport à la réalité, dit Viguier. Je suppose que Buisson appellera cela : la part de la création. Dans son livre, moi, je m’appelle Crest et j’ai vingt ans de moins. On voit aussi apparaître trois de vos agents sous les prénoms de Fernand, Mehdi et Élisabeth mais sans nom de famille, le premier est un alcoolique, le deuxième un jeune beur, le troisième une femme d’une cinquantaine d’années. Un bel éventail sociologique, de quoi séduire tous les publics… Et aussi un étudiant du nom de Sylvain Quignard qui est censé vous mettre sur la trace du livre de Chub, à la place du professeur Didier qui, ici, s’appelle Ballanger.

Ainsi, Viguier, comme sans doute Le Guen et comme lui-même, n’a pu s’empêcher d’aller voir de quelle manière son personnage est représenté. Les voici tous devant le grand miroir déformant de la littérature. Quelle vérité dit-elle sur chacun d’eux ?

— Le portrait qu’il fait de vous est assez frappant, reprend Viguier comme s’il avait entendu Camille penser. C’est un portrait plutôt flatteur. Peut-être aimeriez-vous être l’homme qu’il décrit, je ne sais pas. Vous y apparaissez intelligent et bon. N’est-ce pas le rêve de tout homme d’être vu ainsi ? J’y vois un grand désir d’admiration, tout à fait cohérent avec ses lettres et ses admirations littéraires. On sait depuis longtemps que Buisson règle un compte meurtrier avec l’autorité, sans doute avec l’image du Père. D’un côté, il rabaisse l’autorité ; d’un autre, il l’admire. Cet homme est contradiction des pieds à la tête. Il vous a choisi pour incarner son combat. C’est sans doute pourquoi, à travers Irène, il tente de vous faire du mal. C’est un retournement classique. Il fait de vous un objet d’admiration mais tente ensuite de vous anéantir. Ainsi, il espère se reconstruire à ses propres yeux.

— Pourquoi Irène ? demande Camille.

— Parce qu’elle est là. Parce que Irène, c’est vous.

Toujours très pâle, Verhœven baisse les yeux vers le manuscrit, sans un mot.

— Les lettres qu’il consigne dans son livre, poursuit Viguier, sont les mêmes que celles que vous avez reçues. À la virgule près. Seul votre portrait dans Le Matin est entièrement inventé. Pour le reste du manuscrit, il faudrait évidemment faire une analyse de texte très précise. Mais enfin… Dès le premier coup d’œil on voit tout de même se dessiner quelques lignes de force.

Verhœven se renverse sur sa chaise. Son regard croise la pendule qu’il fait semblant d’ignorer.

— Il va commettre exactement le crime de son livre, n’est-ce pas ?

Viguier ne semble pas désarçonné par ce coq-à-l’âne. Il repose patiemment ses papiers devant lui et regarde Camille. Il pèse ses mots, articule nettement. Il veut que Camille comprenne tout ce qu’il a à lui dire. Exactement.

— Nous cherchions sa logique. Maintenant, nous la connaissons. Il veut reproduire dans la réalité le crime qu’il a écrit autrefois dans un livre et finir d’écrire ce livre-ci en le racontant. Il faut l’arrêter parce qu’il a la ferme intention de le faire.

Dire la vérité. Tout de suite. Ne rien cacher à Camille. Lui confirmer ce qu’il sait déjà. Verhœven a compris la manœuvre. Il est d’accord. Parce que c’est ce qu’il faut faire.

— Certaines inconnues restent néanmoins plus… rassurantes, ajoute Viguier. Tant que nous ne retrouverons pas ce livre, celui qu’il va tenter de copier dans la réalité, nous ne saurons ni dans quel genre d’endroit, ni à quelle heure le meurtre se déroule. Il n’y a aucune raison objective de penser que ce sera maintenant ou même dans les heures qui viennent. Peut-être son scénario prévoit-il de séquestrer son otage un jour, deux jours, plus, nous n’en savons rien. Il y a suffisamment de certitudes difficiles à assumer sans en ajouter de nouvelles qui ne sont que des spéculations.

Viguier laisse un assez long silence pendant lequel il ne regarde pas Verhœven. Il semble attendre que ces mots fassent leur chemin. Puis d’un coup, estimant sans doute, selon son échelle, que le temps d’élaboration est écoulé, il reprend son exposé :

— Il y a deux sortes de faits. Ceux qu’il a anticipés et ceux qu’il a inventés.

— Comment a-t-il pu anticiper autant de choses ?

— Ça, c’est une chose que vous verrez avec lui quand vous l’aurez arrêté.

Viguier désigne imperceptiblement du menton la porte qui mène à la salle des interrogatoires.

— J’ai cru comprendre qu’il avait de bonnes sources…

Viguier passe son index dans son col d’un air réflexif.

— Selon toute vraisemblance, il a aussi modifié son texte en fonction des événements. Une sorte de reportage sur le vif, en quelque sorte. Il a voulu que son histoire ressemble le plus possible à la réalité. D’autant que vous avez dû le surprendre, à plusieurs reprises. Mais même ces surprises étaient, si je puis dire, prévues. Il devait savoir qu’il lui faudrait adapter son histoire à vos réactions, à vos initiatives et c’est ce qu’il a fait.

— À quoi pensez-vous ?

— Par exemple, on peut penser qu’il n’avait pas imaginé que vous tenteriez de le contacter par petites annonces. C’était un joli coup de votre part. Pour lui, ça a dû être très excitant. Il vous considère d’ailleurs un peu comme le co-scénariste de son histoire. « Vous serez fier de nous », vous écrit-il, vous vous souvenez ? Mais ce qui frappe le plus, évidemment, c’est la qualité de ses anticipations. Il savait que vous étiez capable d’effectuer le rapprochement entre l’un de ses crimes et un livre dont il s’est inspiré. Et que vous vous accrocheriez à cette piste, éventuellement même seul contre tous. Vous n’êtes pas un homme têtu, commandant, mais il vous connaît suffisamment pour savoir que vous avez… quelques rigidités. Vous croyez fermement à vos intuitions. Et il savait qu’elles pouvaient lui servir. Il savait également que l’un de vous ferait, tôt ou tard, le rapprochement entre son pseudonyme, Chub, et son nom de famille. C’est même sur des points comme ceux-là que reposait toute sa stratégie. Il vous connaît mieux que nous ne le pensions, commandant.


Le Guen est ressorti quelques minutes de la salle des interrogatoires, laissant Maleval seul. Le balader, technique éprouvée. Laisser le suspect seul, le reprendre, passer la main à un collègue, revenir ensuite, le laisser de nouveau seul, rendre imprévisible la suite des événements… Même les suspects les plus rompus à cette technique — y compris les flics eux-mêmes — ont beau la connaître, elle porte toujours ces effets.

— On va passer à la vitesse supérieure mais…

— Quoi ? le coupe Verhœven.

— Il en sait moins qu’on peut l’espérer. Buisson en sait plus grâce à lui que lui n’en sait sur Buisson. Il a donné beaucoup d’informations, d’abord sur des petites affaires. C’est ce qui a servi à Buisson pour le mettre en confiance. Il est parti de loin, progressivement. Petites informations, petites sommes. Il lui a fait une sorte de rente de situation. Quand est arrivé le crime de Courbevoie, Maleval était mûr. Il n’a pas vu le coup venir. Un débutant, ton Maleval.

— Ce n’est pas mon Maleval, répond Verhœven en reprenant ses notes.

— Si tu veux.

— La maison d’édition Bilban, explique Cob, a été créée en 1981 et a disparu en mai 1985. À cette époque, peu d’éditeurs avaient un site sur le Net. J’ai tout de même retrouvé des parties de son catalogue, ici et là. J’ai mis tout ça bout à bout. Tu veux voir ?

Sans attendre la réponse, Cob a imprimé sa liste.

Une centaine de romans édités entre 1982 et 1985. Littérature de gare. Verhœven parcourt les titres. De l’espionnage — Sans nouvelles de l’Agent TX, L’Agent TX face à l’Abwehr, Maldonne et atout, Le Sourire de l’espion, Nom de code : « Océan »… — , du policier — Rififi à Malibu, Cause toujours tu m’intéresses, Balles de jour pour belles de nuit, Dans la peau d’un autre… — , du roman sentimental — Christelle adorée, Un cœur si pur, Pour en finir avec l’amour…

— La spécialité de Bilban a consisté d’abord à racheter des copyrights et à les commercialiser avec de nouveaux titres.

Cob a parlé, comme toujours, sans regarder Camille, en continuant de taper sur ses claviers.

— Tu as des noms ?

— Seulement le gérant, Paul-Henry Vaysse. Il avait des parts dans plusieurs petites sociétés mais gérait personnellement Bilban. Il a déposé le bilan et n’apparaît plus dans des affaires d’édition jusqu’à sa mort en 2001. Pour le reste, je suis dessus.

— J’ai !

Camille accourt. Il est le premier arrivé.

— Enfin, je crois… Attends…

Cob continue de taper d’un clavier sur l’autre, des pages se succèdent sur les deux écrans.

— C’est quoi ? demande Camille avec impatience.

Le Guen et Louis les ont rejoints et devant les autres qui font quelques pas pour s’approcher, Verhœven interrompt de justesse un geste d’agacement.

— On s’en occupe, continuez votre boulot.

— Un registre des employés de Bilban. Je ne les ai pas tous. J’en ai trouvé six.

Une fiche apparaît sur l’écran. Une liste à six colonnes avec nom, adresse, date de naissance, numéro de Sécurité sociale, date d’entrée dans l’entreprise et date de sortie. 6 lignes.

— Maintenant, lâche Cob en se reculant sur sa chaise et en se massant les reins, je ne sais pas comment tu veux faire.

— Imprime-moi ça.

Cob désigne simplement la machine sur laquelle s’impriment quatre copies de l’état.

— Tu as trouvé ça comment ? demande Louis.

— Ce serait trop long à t’expliquer. Je n’avais pas toutes les autorisations. J’ai dû faire plusieurs fois le tour, si tu vois ce que je veux dire.

Cob jette un œil résigné au divisionnaire Le Guen qui se contente de prendre en main une des copies comme s’il n’avait rien entendu.

Debout près du poste informatique, ils lisent la liste avec attention.

— Le reste suit, dit Cob en cliquant de nouveau et en scrutant ses écrans.

— Quelle suite ? demande Camille.

— Leur pedigree.

L’imprimante s’est remise au travail. Le complément. Une employée est décédée au début de l’année. Un autre semble avoir disparu dans la nature.

— Celui-là ? interroge Louis.

— Je ne le retrouve nulle part, dit Cob. Il a disparu corps et biens. Impossible de savoir ce qu’il est devenu. Isabelle Russel, née en 1958. Elle entre chez Bilban en 1982 mais n’y reste que cinq mois. Camille coche son nom. Jacinthe Lefebvre, née en 1939. Elle est présente de 1982 jusqu’à la fin. Nicolas Brieuc, né en 1953. Entré l’année de la création de Bilban, sorti en 1984. Théodore Sabin, né en 1924. Entré en 1982, sorti à la fermeture de l’entreprise. Aujourd’hui à la retraite. Camille fait un rapide calcul : 79 ans. Domicile : maison de retraite à Jouy-en-Josas. Il coche.

— Ces deux-là, dit Camille en désignant les deux noms qu’il a encerclés : Lefebvre et Brieuc.

— C’est parti, dit Cob.

— Possible de savoir ce qu’ils y faisaient ? demande Louis.

— Non, ça j’ai pas. Voilà. Jacinthe Lefebvre, retraitée, 124 avenue du Bel-Air à Vincennes.

Un temps.

— Et Nicolas Brieuc, 36 rue Louis-Blanc, Paris Xe, sans emploi.

— Tu prends le premier, je prends l’autre, lâche-t-il à Louis en se précipitant sur le téléphone.

— Désolé de vous déranger à cette heure tardive… Oui, je comprends… Je vous conseille néanmoins de ne pas raccrocher. Louis Mariani, Brigade criminelle…


Chez Brieuc, le téléphone sonne, sonne.

— Vous êtes…? Et votre mère n’est pas là ? Verhœven compte instinctivement, sept, huit, neuf…

— À quel hôpital, je vous prie ?… Oui, je comprends…


Onze, douze. Verhœven va raccrocher quand un cliquetis se fait entendre. Le téléphone est maintenant décroché à l’autre bout de la ligne mais aucune voix ne répond.

— Allô ? Monsieur Brieuc ? Allô ? hurle Camille. Vous m’entendez ?


Louis a raccroché et glisse un papier sur le bureau de Camille : Hôpital Saint-Louis. En soins palliatifs.


— Bordel de merde…! Y a quelqu’un ? Vous m’entendez ?

Cliquetis de nouveau et la sonnerie d’un poste occupé. Raccroché.

— Tu viens avec moi, dit-il en se levant.

Le Guen fait signe à deux agents de les suivre. Ils se lèvent aussitôt, attrapant leurs vestes au passage. Verhœven s’est déjà précipité vers la sortie mais il revient aussitôt en courant vers son bureau, ouvre son tiroir, saisit son arme de service et repart.

Il est minuit et demi.


Les deux agents motorisés conduisent beaucoup plus vite que Camille qui fait pourtant de son mieux. À côté de lui, Louis ne cesse de remonter sa mèche silencieusement. Assis à l’arrière, les deux agents gardent un silence concentré. Les sirènes hurlent, entrecoupées des coups de sifflet impératifs des motards. La circulation à cette heure-ci est enfin devenue calme. 120 km/h dans l’avenue de Flandres, 115 dans la rue du Faubourg-Saint-Martin. Moins de sept minutes plus tard, les deux voitures stoppent dans la rue Louis-Blanc. Les motards, devant et derrière, ont déjà bloqué la rue. Les quatre hommes jaillissent des voitures et s’engouffrent dans l’immeuble du 36. Camille n’a même pas vu, en quittant la Brigade, qui étaient les agents que Le Guen a jetés dans sa suite. Il a vite fait de se rendre compte que ce sont des hommes jeunes. Plus jeunes que lui. Le premier s’est arrêté devant les boîtes aux lettres un bref instant, murmurant sobrement : troisième gauche. Lorsque Camille arrive sur le palier, les deux agents tambourinent déjà sur la porte en hurlant : Police, ouvrez ! Et de fait, ça s’ouvre. Mais pas la bonne porte. Celle du palier, à droite. La tête d’une vieille femme passe un bref instant, la porte se referme. Au-dessus, on perçoit le bruit d’une autre porte mais l’immeuble reste calme. Un agent a sorti son arme et regarde Camille dans les yeux, puis la serrure de la porte puis Camille de nouveau. L’autre recommence à frapper. Verhœven regarde la porte fixement, écarte le jeune agent et se plante de côté sur le palier, étudiant l’angle que peut prendre une balle tirée à bout portant sur la serrure d’un appartement dont on ne connaît pas la topographie.

— Tu t’appelles comment ? demande-t-il au jeune homme.

— Fabrice Pou…

— Et toi ? le coupe-t-il en regardant l’autre agent.

— Moi, c’est Bernard.

Le premier peut avoir 25 ans, le second un peu plus. Verhœven regarde de nouveau la porte, se baisse légèrement, puis se met sur la pointe des pieds, tend le bras droit en hauteur, la main gauche, index tendu, désignant l’angle d’arrivée. Il vérifie du regard qu’il a été bien compris et s’écarte en désignant le plus grand, celui qui se prénomme Bernard.

Le jeune homme prend sa place, allonge les bras en tenant fermement son arme à deux mains lorsque la porte fait entendre un bruit de clé, puis de verrou et pivote enfin lentement sur elle-même. Camille pousse la porte d’un geste. Un homme d’une cinquantaine d’années est debout dans le vestibule. Il porte un caleçon et un tee-shirt avachi, autrefois blanc. Il semble totalement abruti.

— Qu’est-ce que c’est…? articule-t-il, les yeux écarquillés devant le revolver brandi devant lui.

Camille se retourne, fait signe au jeune agent de rengainer son arme.

— Monsieur Brieuc ? Nicolas Brieuc ? demande-t-il avec une soudaine précaution.

Devant lui l’homme tangue. Il exhale une odeur d’alcool à vous couper le souffle.

— Manquait plus que ça… lâche Camille en le repoussant doucement à l’intérieur.


Après avoir allumé toutes les lumières du salon, Louis a ouvert la fenêtre en grand.

— Fabrice, tu fais du café, dit Camille et repoussant l’homme vers un canapé défoncé. Toi, dit-il à l’autre agent, tu le couches là.

Louis a déjà couru à la cuisine. Une main sous le robinet, il fait couler l’eau qui tarde à devenir fraîche. Pendant ce temps, Camille ouvre les portes des placards à la recherche d’un récipient. Il trouve un saladier en verre qu’il tend à Louis et revient vers le salon. L’appartement n’est pas dévasté. Seulement à l’abandon. Il donne l’impression de n’être plus porté par aucune volonté. Des murs nus, un lino vert d’eau sur le sol jonché de vêtements épars. Une chaise, une table avec une toile cirée, des reliefs de repas et un poste de télévision allumé mais dont le son a été coupé et que Fabrice éteint d’un geste décidé.

Sur le canapé, l’homme a fermé les yeux. Il a le teint terreux, une barbe de quelques jours, mâtinée de gris, des pommettes proéminentes, des jambes maigres et des genoux saillants.

Le portable de Camille sonne.

— Alors…? demande Le Guen.

— Le type est complètement bourré, lâche Verhœven en regardant Brieuc qui dodeline lourdement de la tête.

— Tu veux une équipe ?

— Pas le temps. Je te rappelle.

— Attends…

— Quoi ?

— La brigade de Périgueux vient d’appeler. La maison de famille de Buisson est vide et même vidée. Plus un meuble, plus rien.

— Des corps ? demande Camille.

— Deux. Ça date de deux ans mais il ne s’est pas donné beaucoup de mal. Il les a enterrés dans un massif juste derrière la maison. Une équipe va procéder à l’exhumation. Je te tiens au courant.


Louis tend le saladier plein d’eau et un torchon de cuisine délavé. Verhœven le plonge dans l’eau et colle le torchon sur le visage de l’homme qui réagit à peine.

— Monsieur Brieuc… Vous m’entendez ?

Brieuc respire par saccades. Camille renouvelle son geste et colle le torchon détrempé une nouvelle fois sur son visage. Puis il penche la tête. Sur le côté du canapé, dans un angle mort, des canettes de bière. Il en compte une douzaine.

Il saisit son bras et cherche son pouls.

— OK, dit-il après avoir compté. Il y a une douche là-dedans ?


Le type n’a pas hurlé. Pendant que les deux hommes le tiennent dans la baignoire, Verhœven, une main sur le robinet, cherche la bonne température, ni trop froide ni trop chaude.

— Allez-y, dit en tendant la pomme de douche au plus grand.

— Oh merde ! se lamente Brieuc tandis que l’eau, jaillissant par-dessus son crâne, colle déjà ses vêtements à son corps maigre.

— Monsieur Brieuc ? demande Camille. Vous m’entendez maintenant.

— Oui, merde, je vous entends, faites chier…

Verhœven fait un signe. Le jeune homme repose la pomme de douche sans arrêter l’eau qui gicle maintenant sur les pieds de Brieuc. L’homme, inondé, se soulève d’un pied sur l’autre, comme s’il avançait dans la mer. Louis a saisi une serviette et la tend à Brieuc qui se retourne et s’assoit lourdement sur le rebord de la baignoire. L’eau, de son dos, coule sur le plancher. Il pisse longuement dans la baignoire, dans les plis de son caleçon.

— Ramenez-le par là, dit Verhœven en se dirigeant vers le salon.

Louis a inspecté l’appartement en entier, la cuisine en détail, la chambre, le placard. Il ouvre maintenant les tiroirs et les portes du buffet Henri II.

Brieuc a été assis dans le canapé. Il grelotte. Fabrice est allé dans la chambre chercher la couverture du lit et la lui passe sur les épaules. Camille approche une chaise et s’assoit en face de lui. C’est la première fois que les deux hommes se regardent. Brieuc recouvre lentement ses esprits. Il s’aperçoit enfin qu’il y a là quatre hommes autour de lui, deux sont debout à le regarder d’un air qu’il trouve menaçant, un fouille les tiroirs et, devant lui, un bonhomme assis le détaille froidement. Brieuc se frotte les yeux. Et soudain, il prend peur et se lève. Camille n’a pas eu le temps faire un geste, Brieuc le bouscule et Verhœven chute lourdement sur le plancher. À peine a-t-il fait un pas dans la pièce, les deux agents ont saisi Brieuc à bras-le-corps et l’ont couché par terre, les bras repliés dans le dos. Fabrice a posé un pied sur sa nuque tandis que Bernard lui maintient les bras dans le dos, tout en force.

Louis s’est précipité vers Camille.

— Fais pas chier ! lâche Camille en faisant un vaste geste rageur, comme s’il voulait écarter une guêpe.

Il se relève en se tenant la tête et se met à genoux devant Brieuc qui, le visage écrasé au sol, a du mal à respirer.

— Maintenant, dit Camille d’une voix qui contient à peine son exaspération, je vais t’expliquer…

— J’ai… rien fait…! parvient à articuler Brieuc.

Camille pose sa main sur la joue de l’homme. Il lève les yeux vers Fabrice et lui fait un signe de tête. Le jeune homme accentue sa poussée du pied, ce qui arrache un cri à Brieuc.

— Écoute-moi bien. J’ai très peu de temps…

— Camille… dit Louis.

— Je vais t’expliquer, poursuit Camille… Je suis le commandant Verhœven. Une femme est en train de mourir.

Il retire sa main et se baisse lentement.

— Si tu ne m’aides pas, lui chuchote-t-il dans l’oreille, je vais te tuer…

— Camille… répète Louis d’une voix plus forte.

— Tu pourras te bourrer la gueule tant que tu voudras, poursuit Verhœven d’une voix très douce mais d’une densité dont on ressent les vibrations dans toute la pièce. Mais après… Quand je serai parti. Pour le moment, tu vas m’écouter et, surtout, tu vas me répondre. Est-ce que je suis clair ?

Camille ne s’en est pas rendu compte, mais Louis a fait signe à Fabrice qui a lentement dégagé son pied. Brieuc pour autant ne bouge pas. Il reste ainsi, allongé sur le sol, la joue contre le plancher. Il regarde dans les yeux le petit homme et lit dans son regard une détermination qui lui fait peur. Il fait « oui » de la tête.


— On a tout pilonné…

Brieuc a été réinstallé dans le canapé. Verhœven lui a accordé une bière dont il a vidé la moitié du contenu d’un seul trait. Requinqué, il a écouté les brèves explications de Camille. Il n’a pas tout compris mais il a opiné de la tête comme s’il comprenait et pour Verhœven, c’est largement suffisant. Ils cherchent un bouquin, se dit-il. C’est tout ce qu’il a compris. Bilban. Il y a été magasinier pendant quoi ? Il n’a plus réellement la notion du temps. C’était il y a longtemps. Quand l’entreprise a fermé ? Qu’est-ce qu’on a fait des stocks ? On lit dans le visage de Brieuc qu’il se demande quelle importance peut bien avoir maintenant le stock de ces bouquins de merde. Quelle urgence, surtout. Et ce qu’il vient foutre là-dedans, lui… Il a beau essayer de se concentrer, il ne parvient pas à mettre les choses bout à bout.

Verhœven n’explique rien. Il reste centré sur les faits. Ne pas laisser l’esprit de Brieuc s’envoler vers de nouveaux horizons embrumés. « S’il cherche à comprendre, il va nous faire perdre du temps », se dit-il. Les faits. Où sont aujourd’hui ces bouquins ?

— On a pilonné tout le stock, je vous jure. Vous vouliez qu’on en fasse quoi ? C’étaient des trucs nuls.

Brieuc lève le bras pour finir sa bière mais Verhœven l’arrête d’un geste précis.

— Tout à l’heure !

Brieuc, du regard, cherche du réconfort mais rencontre le visage fermé des trois autres. Il prend peur de nouveau et se met à trembler.

— Calme-toi, dit Verhœven sans bouger. Ne me fais pas perdre du temps…

— Mais je vous ai dit…

— Oui, j’ai compris. Mais on ne pilonne jamais tout. Jamais. On a des stocks un peu partout, on a fait des dépôts qui reviennent après le pilonnage… Souviens-toi.

— On a tout pilonné… répète Brieuc stupidement en regardant la canette de bière qui tremble dans sa main.

— Bon, dit Verhœven soudain las.

Il regarde sa montre. 1 h 20 du matin. Il a soudain froid dans la pièce et regarde les fenêtres qui sont restées grandes ouvertes. Il pose ses mains sur ses genoux et se lève.

— On n’en tirera rien de plus. Allez, on s’en va.

Louis penche la tête, manière de dire que c’est effectivement ce qu’il y a de mieux à faire. Tout le monde arrive sur le palier. Fabrice et Bernard descendent en premier, repoussant calmement les quelques voisins montés aux nouvelles. Verhœven se frotte de nouveau la tête. Il sent qu’en quelques minutes l’hématome a gonflé. Il revient dans l’appartement dont la porte est restée ouverte. Brieuc est toujours assis dans la même position sa canette dans les mains, les coudes sur les genoux, l’air hébété. Camille passe à la salle de bains, monte sur la poubelle pour se regarder dans la glace. C’est un bon coup, sur le côté du crâne, bien rond et qui commence à bleuir. Il pose un doigt dessus, fait couler l’eau froide et se frotte avec.

— Je suis plus certain…

Verhœven se retourne brusquement. Brieuc est dans l’encadrement de la porte, pitoyable dans son caleçon mouillé, avec sa couverture écossaise sur le dos, comme un réfugié d’une catastrophe.

— Je crois que j’en ai ramené quelques cartons pour mon fils. Il ne les a jamais pris. Ça doit être à la cave, si vous voulez jeter un œil…


La voiture roule beaucoup trop vite. C’est Louis qui est au volant, cette fois. Dans les embardées incessantes, les accélérations brusques, les coups de frein, sans compter le bruit assourdissant des sirènes, Verhœven ne parvient pas à lire. Il se tient de la main droite à la portière, tente sans arrêt de lâcher prise pour tourner les pages mais se trouve aussitôt projeté en avant ou sur le côté. Il attrape des mots, le texte danse sous ses yeux. Il n’a pas eu le temps de mettre ses lunettes et tout lui apparaît flou. Il faudrait pouvoir lire quasiment à bout de bras. Après quelques minutes de ce combat sans espoir, il renonce. Il tient alors le livre serré sur ses genoux. La couverture montre une femme, jeune, blonde. Elle est allongée sur ce qui semble un lit. Son corsage entrouvert laisse voir la naissance de seins volumineux et le début d’un ventre rond. Ses bras sont tendus le long de son cou comme si elle était attachée. Effrayée, la bouche grande ouverte, elle hurle en roulant des yeux de folle. Verhœven lâche la poignée un instant et retourne le livre. La quatrième de couverture est imprimée en blanc sur noir.

Il ne parvient pas à distinguer les caractères, trop petits. La voiture fait un brusque virage sur la droite et entre dans la cour de la Brigade. Louis serre le frein à main d’un geste violent, arrache le livre des mains de Verhœven et court devant lui, vers l’escalier.


La photocopieuse a craché des centaines de pages pendant de très longues minutes et Louis revient enfin dans la salle avec quatre copies, serrées dans des chemises vertes, toutes identiques, pendant que Camille fait les cent pas dans la salle.

— Ça fait… commence Verhœven en ouvrant un dossier par la fin, 250 pages. Si on peut trouver quelque chose là-dedans, c’est à la fin. Disons à partir de la page 130. Armand, tu commences là. Louis, Jean et moi on prend la fin. Docteur, vous jetez un œil sur le début, on ne sait jamais. On ne sait pas ce qu’on cherche. Tout peut avoir de l’importance. Cob ! Tu arrêtes tout. À mesure que vous trouvez des éléments de recherche, vous les passez à Cob, à voix haute, pour que tout le monde entende, compris ? Allez !


Verhœven ouvre le dossier. En courant aux dernières pages, quelques paragraphes attirent son attention, il avale un extrait de quelques lignes, résiste à l’envie de lire, de comprendre, avant tout il faut chercher. Il repousse ses lunettes qui glissent sur son nez.

« En se baissant presque jusqu’au sol, Matthéo parvint à distinguer le corps de Corey étendu au sol La fumée le prenait à la gorge et il se mit à tousser violemment. Il s’allongea néanmoins et se mit à ramper. Son arme le gênait. À tâtons, il repoussa le cran de sécurité et, en se déhanchant, parvint à replacer son arme dans son holster. »

Il tourne deux pages.

« Il lui était impossible de voir si Corey vivait encore. Il ne semblait plus bouger mais la vision de Matthéo était brouillée. Ses yeux le piquaient affreusement. Dans un… »

Verhœven regarde le numéro de la page et remonte brutalement à la page 181.


— J’ai un nommé Corey, lance Louis sans lever la tête, en direction de Cob.

Il épelle le nom.

— Mais pas encore de prénom.

— La fille se nomme Nadine Lefranc, dit Le Guen.

— Je vais en avoir trois mille, murmure Cob.

Page 71 — « Nadine sortit de la clinique vers 16 heures et rejoignit sa voiture, garée sur le parking du supermarché. Depuis la nouvelle de l’échographie, elle se sentait frémissante. A cet instant, à ses yeux, tout était beau. Le temps, pourtant gris, l’air, pourtant frais, la ville, pourtant… »

Plus loin, se dit Verhœven. Il feuillette rapidement les pages suivantes, saisissant au passage quelques mots mais rien ne le frappe.


— J’ai un commissaire Matthéo. Francis Matthéo, dit Armand.

— Une entreprise de pompes funèbres à Lens, dans le Pas-de-Calais, annonce Le Guen. Dubois et fils.

— Du calme les mecs, grommelle Cob en tapant à toute vitesse sur ses claviers. J’ai 87 Corey. Si quelqu’un a le prénom…

Page 211 — « Corey s’était installé derrière la fenêtre. Par précaution, ne voulant pas risquer d’attirer l’attention d’un quelconque passant, même dans cette zone si avare de passage, il s’était gardé d’en nettoyer les vitres, grises d’une poussière qui devait remonter au dernier tour de clé, dix ans plus tôt. Devant lui, à la lueur des deux réverbères encore en fonction, il voyait… »

Verhœven feuillette de nouveau en arrière.

Page 207 — « Corey resta un long moment dans sa voiture, scrutant les bâtiments désertés. Il consulta sa montre : 22 heures. Il refit, une nouvelle fois, son calcul et retomba sur la même hypothèse. Le temps de s’habiller, de descendre, de venir, avec l’inévitable panique dont elle serait habitée, et en comptant les quelques minutes indispensables pour trouver le chemin, Nadine serait là dans moins de vingt minutes. Il baissa légèrement la vitre et alluma une cigarette. Tout était prêt. Si tout… »

Avant. Encore avant.

Page 205 — « C’était un bâtiment tout en longueur, situé à l’extrémité d’une ruelle qui, deux kilomètres plus loin, menait à l’entrée de Parency. Corey avait… »

— La ville s’appelle Parency, annonce Camille. C’est un village.

— Pas de pompes funèbres Dubois à Lens, dit Cob. J’ai quatre autres entreprises Dubois : plomberie, comptabilité, bâches et jardinerie. J’imprime la liste.

Le Guen se lève pour aller chercher le tirage sur l’imprimante.

Page 221 — « — Dites toujours, répéta le commissaire Matthéo.

Christian ne sembla pas l’entendre.

Si j’avais su… murmura-t-il. Dans les… »

— La fille travaille pour un avocat du nom de Pernaud, dit Armand. À Lille, rue Saint-Christophe.


Verhœven s’arrête de lire. Nadine Lefranc, Corey, Matthéo, Christian, pompes funèbres, Dubois, répète-t-il mentalement mais ces mots ne déclenchent rien.

Page 227 — « La jeune femme venait enfin de reprendre ses esprits. Elle tourna la tête d’un côté puis de l’autre et découvrit Corey, debout près d’elle, qui souriait étrangement. »

Verhœven ressent une brusque poussée de transpiration, ses mains se remettent à trembler.

« — C’est vous ? dit-elle.

Soudain prise de panique elle tenta de se lever mais ses bras et ses jambes étaient solidement attachés. Les liens qui l’entravaient étaient si serrés que ses extrémités en étaient glacées. Depuis combien de temps suis-je ici ? se demanda-t-elle.

Bien dormi ? demanda Corey en allumant une cigarette.

Nadine, prise d’hystérie, se mit à hurler en remuant la tête dans tous les sens. Elle hurla jusqu’à ce que l’air lui manque et s’arrêta enfin, aphone et à bout de souffle. Corey n’avait pas bougé d’un cil.

Tu es très belle, Nadine. Vraiment… Très belle quand tu pleures.

Sans cesser de fumer, il posa sa main libre sur l’énorme ventre de la jeune femme. Elle tressaillit instantanément à ce contact.

Et je suis sûr que tu es aussi très belle quand tu meurs, lâcha-t-il en souriant. »

— Pas de rue Saint-Christophe à Lille, dit Cob. Pas de maître Pernaud non plus.


— Bordel… lâche Le Guen.

Camille lève les yeux vers lui puis vers le dossier ouvert devant lui. Il lit les dernières pages, lui aussi. Verhœven baisse les yeux vers son propre dossier.

Page 237 — « Joli, non ? demanda Corey.

Nadine parvint à tourner la tête. Son visage était tuméfié, ses yeux gonflés ne devaient plus laisser passer qu’un rai de lumière, les ecchymoses aux arcades sourcilières tournaient à une vilaine couleur. Si sa plaie à la joue avait cessé de saigner, sa lèvre inférieure continuait à laisser couler un sang épais et d’un rouge profond qui ruisselait jusque dans son cou. Elle avait du mal à respirer et sa poitrine se soulevait lourdement, par à-coups.

Corey, les manches de sa chemise retroussées jusqu’aux coudes, s’avança vers elle.

Pourquoi, Nadine ? Tu ne trouves pas ça joli ? ajouta-t-il en désignant un objet situé au pied du lit.

Nadine, les yeux noyés de larmes, parvint à distinguer une sorte de croix en bois posée sur un chevalet. Elle pouvait mesurer une cinquantaine de centimètres de large. C’était comme une croix pour une église mais en miniature.

Ça, c’est pour le bébé, Nadine, articula-t-il d’une voix très douce.

Il enfonça l’ongle de son pouce si profondément sous les seins de Nadine qu’elle poussa un hurlement de douleur. L’ongle descendit lentement, tout du long, jusqu’au pubis, semblant creuser un sillon dans la peau tendue de son ventre, arrachant à la jeune femme un cri lugubre et rauque.

On va le faire sortir par là, disait doucement Corey en accompagnant son geste. Une sorte de césarienne, quoi. Après, tu ne seras plus assez vivante pour le voir mais il va être très beau, ce bébé, en crucifié, je t’assure. Il va être content Christian. Son petit Jésus… »

Verhœven se soulève brusquement, saisit le manuscrit de Buisson et feuillette furieusement. « La croix…, murmure-t-il sur le chevalet… ». Il retrouve enfin. Page 205, non, page suivante. Toujours rien, page 207. Il s’arrête soudain, en arrêt devant le texte. Et maintenant c’est là, devant lui :

« Corey avait choisi l’endroit avec soin. Le bâtiment, qui avait servi pendant une dizaine d’années d’entrepôt pour la fabrique de chaussures, était le lieu idéal. Ancien atelier d’un céramiste qui l’avait laissé à l’abandon en faisant faillite… »

Verhœven se retourne brutalement. Tombe nez à nez avec Louis.

Il revient au texte de Buisson et remonte les pages en arrière, fébrilement.

— Tu cherches quoi ? demande Le Guen.

Sans même le regarder :

— S’il parle de…

Les pages se succèdent, Camille se sent soudain d’une lucidité complète.

— Son entrepôt, dit-il en secouant la liasse de pages, comme un… un ancien atelier d’artiste. Un atelier d’artiste… Il l’a emmenée à Monfort. Dans l’atelier de ma mère.

Le Guen se précipite sur le téléphone pour joindre le RAID mais Camille a déjà sauté sur sa veste. Il ramasse un trousseau de clés et court vers les escaliers. Louis rassemble tout le monde et, avant de suivre Camille, distribue les consignes. Seul Armand est resté derrière sa table, son dossier ouvert devant lui. Les équipes s’organisent, Le Guen s’entretient avec l’agent de la BI et explique la situation.

À l’instant de courir dans l’escalier pour rejoindre Verhœven, l’attention de Louis est soudain attirée par un point fixe. Quelque chose ne bouge pas, au milieu de cette agitation. C’est Armand hébété, planté devant son dossier. Louis fronce les sourcils et l’interroge du regard.

Le doigt posé sur une ligne, Armand dit :

— Il la tue à 2 heures du matin, exactement.

Tous les yeux se braquent vers la pendule murale. Il est 2 heures moins le quart.


Verhœven a fait une rapide marche arrière et Louis s’engouffre dans la voiture qui démarre aussitôt.

Tandis que défile le boulevard Saint-Germain, l’esprit des deux hommes est happé par cette image : la jeune femme attachée, tuméfiée, hurlante et ce doigt tout au long de son ventre.

Tandis que Camille accélère, Louis, sanglé dans sa ceinture de sécurité, le regarde du coin de l’œil. Que se passe-t-il, à cet instant précis, dans l’esprit du commandant Verhœven ? Peut-être, derrière le masque de la détermination, entend-il Irène qui l’appelle, qui dit « Camille, viens vite, viens me chercher », tandis que la voiture fait une embardée pour éviter un véhicule arrêté au feu rouge de l’avenue Denfert-Rochereau, sans doute il l’entend et ses mains serrent le volant à le rompre.

Louis, en pensée, voit soudain Irène qui hurle de frayeur quand elle comprend qu’elle va mourir, ainsi, là, impuissante, liée, offerte à la mort.

Toute la vie de Camille doit être condensée, elle aussi, dans cette image du visage d’Irène dont le sang coule jusque dans son cou, alors que la voiture traverse en trombe le carrefour pour se mettre à dévaler l’avenue du Général-Leclerc dont elle prend toute la chaussée, très vite, si vite. Ne pas nous tuer maintenant, pense Louis. Mais ce n’est pas pour sa vie qu’il a peur.

« Camille, ne va pas te tuer, dit la voix d’Irène : arrive vivant, trouvez-moi vivante, sauvez-moi parce que sans vous je vais mourir ici, maintenant, et que je ne veux pas mourir, parce que depuis des heures qui m’ont semblé des années, je vous attends.

Les rues défilent, en fureur elles aussi, vides, rapides, si rapides dans cette nuit qui pourrait être si belle si tout n’était pas ainsi. La voiture hurlante aborde la porte de Paris, elle s’enfonce comme un pieu dans la banlieue endormie, zigzague entre les voitures, contourne à pleine vitesse le carrefour au point de basculer sur deux roues, de frôler la chaussée, de cogner sur le trottoir. « Ce n’est qu’un choc », pense Louis. La voiture semble pourtant s’élever dans les airs, quitter le sol. Est-ce déjà notre mort ? Est-ce le diable qui nous prend, nous aussi ? Camille appuie convulsivement sur le frein, faisant hurler le bitume, les voitures défilent sur la droite tandis qu’il les frôle, en percute une, puis une autre, la voiture folle lance, au milieu des éclairs du gyrophare, des étincelles de tôle, les roues hurlent, la voiture se cabre, projetée d’un côté à l’autre de la rue, passant en trombe, tous freins serrés, en travers de la chaussée.

La voiture a commencé à longer dangereusement les véhicules garés le long du trottoir, elle a touché l’une, puis l’autre, rebondissant et rebondissant encore d’un côté à l’autre de la chaussée, écrasant des portières, arrachant des rétroviseurs, tandis que Verhœven, serrant les freins à n’en plus pouvoir, tentait de redresser sa trajectoire, devenue folle. Après quoi, elle est enfin venue mourir à l’angle du carrefour qui fait l’entrée du Plessis-Robinson, montant de deux roues sur le trottoir.

Le silence est soudain assourdissant. La sirène s’est tue. Le gyrophare, dans la course, s’est détaché du toit et pend le long de la carrosserie. Verhœven, propulsé vers la portière, s’est violemment cogné la tête et saigne abondamment. Une voiture les croise, lentement, des yeux regardent et disparaissent. Camille se redresse, passe sa main sur son visage et l’en retire pleine de sang.

Il a mal au dos, mal aux jambes, abruti par le choc ; il peine à se redresser, y renonce et retombe lourdement. Il reste ainsi quelques secondes et tente un effort désespéré pour se lever. A côté de lui, Louis est groggy. Il bascule la tête d’un côté puis de l’autre.

Verhœven s’ébroue. Il pose sa main sur l’épaule de Louis et le secoue légèrement.

— Ça va… lâche le jeune homme en reprenant ses esprits. Ça va aller.

Verhœven cherche son téléphone. Il a dû rouler dans le choc. Il le cherche à tâtons, jusque sous les sièges, mais il y a peu de lumière. Rien. Ses doigts rencontrent enfin un objet, son arme, qu’il parvient à rengainer en se déhanchant. Il sait que les bruits de tôle résonnant en pleine nuit dans la banlieue vont attirer du monde, des hommes vont descendre dans la rue, des femmes vont se poster aux fenêtres. Il s’arc-boute sur sa portière et d’une brusque poussée parvient à l’ouvrir dans un grincement de tôle qui semble céder d’un coup. Il passe les jambes à l’extérieur et se remet enfin debout. Il saigne beaucoup mais n’arrive pas à savoir de quel endroit exactement.

Il fait le tour de la voiture en titubant, ouvre la portière et retient Louis par les épaules. Le jeune homme lui adresse un signe de la main. Verhœven le laisse reprendre ses esprits, va ouvrir le coffre arrière et, dans le désordre qui y règne, trouve un morceau de chiffon sale qu’il s’applique sur le front. Il regarde ensuite le chiffon, cherche sa blessure du bout de l’index et trouve une entaille à la base du cuir chevelu. Les quatre portières ont été touchées ainsi que les deux ailes arrière. Il se rend compte à cet instant que le moteur n’a pas cessé de tourner. Il remet, sur le toit, le gyrophare qui continue de clignoter, constate au passage qu’un phare a été cassé. Puis il reprend sa place au volant, regarde Louis qui fait « Oui » de la tête, fait lentement marche arrière. La voiture recule. De la sentir ainsi fonctionner, les deux hommes ressentent un brusque soulagement, comme s’ils avaient évité l’accident au lieu de le subir. Camille enclenche la première, accélère, passe la seconde. Et la voiture s’enfonce à nouveau dans la banlieue en prenant rapidement de la vitesse.


À l’horloge du tableau de bord, il est 2 h 15 lorsque, ralentissant enfin, Verhœven aborde les rues endormies qui conduisent en bordure de forêt. Une rue à droite, une autre à gauche, et il accélère violemment dans la ligne droite qui paraît vouloir s’enfoncer entre les grands arbres qui se dressent au loin. Il jette derrière lui le chiffon que, tant bien que mal, il a réussi, jusqu’ici, à maintenir contre son front, et sort son arme qu’il pose entre ses cuisses, imité par Louis qui, avancé sur son siège, se tient maintenant des deux mains au tableau de bord. L’aiguille du compteur marque 120 lorsqu’il commence à freiner, à une centaine de mètres de la ruelle qui conduit à l’atelier. C’est une voie mal entretenue, truffée de nids-de-poule, que l’on emprunte généralement au ralenti. La voiture zigzague pour éviter les trous les plus profonds mais cahote dangereusement en cognant violemment dans ceux qu’elle ne parvient pas à contourner. Louis s’accroche. Camille arrête le gyrophare et freine brusquement dès qu’il aperçoit le contour du bâtiment plongé dans la pénombre.

Aucune voiture n’est garée devant. Il est possible que Buisson ait préféré se garer derrière l’atelier, à l’abri de tout regard. Verhœven a éteint ses phares et ses yeux mettent quelques secondes à accommoder de nouveau. Le bâtiment n’a qu’un étage et toute la partie droite de sa façade est constituée d’une baie vitrée. L’ensemble paraît aussi désolé qu’à l’accoutumée. Un doute le prend tout à coup. S’est-il trompé en venant ici ? Est-ce bien là que Buisson a emmené Irène ? C’est peut-être la nuit, le silence de la forêt qui s’étend, sombre, derrière le bâtiment, mais l’endroit a un aspect terriblement menaçant. Pourquoi n’y a-t-il aucune lumière ? se demandent les deux hommes sans se parler. Ils se trouvent à une trentaine de mètres de l’entrée. Verhœven a coupé le moteur et laisse sa voiture achever silencieusement sa course. Il freine délicatement, comme s’il avait peur du bruit, saisit son arme à tâtons, sans cesser de regarder devant lui, ouvre sa portière lentement, et descend de voiture. Louis a tenté de faire la même chose mais sa portière accidentée a résisté. Lorsqu’il parvient enfin à l’ouvrir d’un coup d’épaule, elle produit un son lugubre. Les deux hommes se regardent et vont pour s’adresser la parole lorsqu’ils perçoivent un bruit feutré et régulier, saccadé. Deux bruits en fait. Camille avance lentement vers le bâtiment, son arme tendue devant lui. Louis, dans la même position, reste quelques pas derrière lui. La porte du bâtiment est fermée, rien n’évoque la moindre présence dans ce lieu. Camille lève la tête, la penche pour se concentrer sur les bruits qui augmentent et qu’il perçoit maintenant plus clairement. Il regarde Louis d’un air interrogatif mais le jeune homme a les yeux au sol, concentré sur ce bruit qu’il entend lui aussi mais qu’il ne parvient pas réellement à cerner.

Et le temps pour eux de comprendre, de mettre un mot sur ce qu’ils entendent, l’hélicoptère jaillit de la cime des arbres. Il effectue un brusque virage pour surplomber le bâtiment et des projecteurs puissants éclairent soudain, comme en plein jour, le toit de l’atelier, inondant de lumière blanche la cour de terre battue. Le bruit est assourdissant et un vent violent se lève d’un coup, soulevant la poussière qui se met à tourner en spirale comme dans un ouragan. Les grands arbres, tout autour de la cour, sont saisis d’immenses frémissements. L’hélicoptère effectue une série de rotations courtes et rapides. Instinctivement, les deux hommes se baissent, littéralement cloués au sol à une quarantaine de mètres de la maison.

Le vrombissement saccadé de l’appareil, dont les patins passent à quelques mètres à peine du toit de l’atelier, les empêche même de penser.

Le déplacement d’air est tel qu’ils ne peuvent lever les yeux et se retournent pour tenter de se protéger. Et ce qu’ils n’ont jusqu’ici qu’à peine entendu, maintenant, ils le voient. À l’autre extrémité de la route, trois énormes véhicules noirs aux vitres teintées roulent à tombeau ouvert, en file indienne, dans leur direction.

Ils avancent en une ligne parfaitement droite, indifférents aux chaos, bondissant sur les nids-de-poule sans bouger de leur trajectoire. Le premier est équipé d’un phare surpuissant qui les éblouit aussitôt.

L’hélicoptère change immédiatement de cap et vient planter ses projecteurs sur l’arrière du bâtiment et le bois environnant.

Soudain électrisé par le débarquement en force de la Brigade d’intervention, abruti par le bruit, le vent, la poussière, la lumière, Camille se retourne brusquement vers l’atelier et se met à courir à toutes jambes. Devant lui, son ombre, projetée sur le phare du premier véhicule, une dizaine de mètres derrière lui, diminue rapidement, galvanisant les dernières forces qui lui restent. Louis qui l’a suivi pendant quelques mètres a soudain disparu sur sa droite. En quelques secondes, Camille a rejoint l’entrée, sauté les quatre marches en bois vermoulu et arrivé devant la porte, sans hésiter un instant. Il tire deux balles dans la serrure, faisant exploser une large partie du vantail et le chambranle. Il pousse brutalement la porte et se précipite dans la pièce.

À peine a-t-il fait deux pas, ses pieds glissent dans un liquide visqueux et il chute lourdement sur le dos sans avoir même le temps de se retenir. Sous la force de la poussée, la porte de l’atelier a rebondi et s’est refermée derrière lui. L’atelier est un court instant plongé dans l’obscurité mais la porte a violemment heurté le chambranle et s’ouvre de nouveau, plus lentement. Le phare du premier véhicule, arrivé à la hauteur de l’entrée, éclaire d’un coup, devant Camille, une large planche posée sur deux tréteaux et sur lequel le corps d’Irène est allongé et ligoté par les mains. Sa tête est tournée vers lui, ses yeux sont ouverts, ses traits figés, ses lèvres entrouvertes. Son ventre plat présente, vu d’ici, de larges bourrelets, comme s’il avait été labouré par une roue à chenilles.

À l’instant où il ressent les vibrations violentes des rangers qui écrasent les marches de l’escalier, à l’instant où l’ombre des agents de la Brigade d’intervention obscurcit l’entrée, Camille tourne la tête sur sa droite où, dans la pénombre spasmodiquement percée par la lumière bleue d’un gyrophare, une croix semble en suspension au-dessus du sol, sur laquelle il distingue une minuscule silhouette sombre, presque informe, les bras largement écartés.

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