2011

15

Les années n’eurent jamais aucune prise sur les principes de Mme Courtin. Antoine avait appris très tôt qu’il était aussi épuisant qu’inutile de s’y opposer. Alors, d’accord, il se rendrait à la soirée chez M. Lemercier, il y serait vers 19 heures, je te promets. Tout ce qu’il obtint fut de ne pas y rester trop longtemps ; ses examens à préparer constituaient toujours, vis-à-vis de sa mère, un alibi inattaquable.

En attendant l’appel de Laura, il avait décidé de marcher un peu. Sans elle, il s’ennuyait vite, sa présence lui manquait, ses bras frêles et souples, son haleine tendre. Il avait hâte de la retrouver… et une furieuse envie de la baiser. C’était une jeune femme brune très stimulante, sans interdits, et à qui le désir et la jouissance étaient aussi nécessaires que l’air et la nourriture. Intelligente, passablement cinglée, elle était capable de se lancer à corps perdu dans des histoires troublantes, mais elle disposait d’un sens aigu de son intégrité qui la mettait toujours hors de danger à la première alerte. Cette fille qui promettait de devenir une clinicienne de qualité pouvait aussi entraîner Antoine dans des aventures sulfureuses avec une rare tonicité, la vie avec Laura était un feu d’artifice, une perpétuelle promesse dans laquelle Antoine s’immergeait avec bonheur, passion. Laura était la rive lumineuse de son existence. Parfois, il adorait ces moments de séparation avec elle, si tristes et si prometteurs. Et parfois, comme aujourd’hui, l’éloignement lui pesait, il se sentait terriblement seul. La relation avec Laura avait été d’emblée explosive, à l’image de la jeune femme elle-même, qui ne concevait les rapports amoureux que passionnés, momentanés et hautement révocables. Et puis, cela avait duré, duré, voilà trois ans maintenant qu’ils étaient ensemble. Ils s’étaient retrouvés dans un désir commun de vivre sans enfant, chose rare chez une jeune femme et qui convenait à merveille à Antoine : il n’imaginait pas porter le poids, la responsabilité, la vie d’un enfant, c’était impossible, il paniquait rien que d’y penser. Puis Antoine, qui n’avait de cesse de partir le plus loin possible, avait évoqué son désir de s’engager, à l’issue de ses études, dans l’action humanitaire, à quoi Laura avait songé elle aussi. Leur relation, nouée autour d’une sexualité efflorescente et débridée, s’était encore resserrée autour de ce projet commun. Un jour, Laura avait dit : « Pour l’humanitaire, administrativement, ce serait plus pratique si on était mariés… », phrase prononcée distraitement, comme elle aurait évoqué un produit à ajouter sur la liste des courses, mais qui avait plongé Antoine dans une réflexion nouvelle et avait peu à peu creusé un sillon dans son esprit.

À présent, la perspective d’épouser Laura lui faisait du bien, l’idée qu’à sa manière elle l’avait demandé en mariage le réconciliait un peu avec lui-même.

Il avait besoin de piles pour la souris de son ordinateur portable. Il sortit pour aller en ville.

Quand il quittait le domicile de sa mère, il ne pouvait s’empêcher de jeter un regard vers le jardin de ce qui avait été autrefois la maison des Desmedt. Rénovée, quasiment reconstruite, elle accueillait maintenant un couple d’une quarantaine d’années et leurs filles jumelles avec qui Mme Courtin entretenait des rapports cordiaux mais distants parce que ces gens n’étaient pas vraiment d’ici.

Après la tempête, les Desmedt avaient obtenu un logement social aux Abbesses, un quartier excentré de Beauval. M. Desmedt avait étonnamment échappé à la vague de licenciements du début de l’année 2000, rendus nécessaires par l’état de l’usine Weiser. Une rumeur courut, on l’aurait maintenu à son emploi par pitié pour sa situation. M. Mouchotte avait alors répandu pas mal de vilains bruits à ce sujet, qui s’étaient arrêtés d’eux-mêmes parce que M. Desmedt avait été victime d’une rupture d’anévrisme quelques mois plus tard, il était mort dans son lit pendant son sommeil.

Mme Desmedt, elle, avait beaucoup vieilli, visage marqué, démarche lasse. Antoine la croisait parfois, elle était maintenant forte et marchait lourdement comme si elle avait fait des ménages toute sa vie.

La mère d’Antoine n’était pas restée amie avec elle. Elle s’était même comportée comme si elles s’étaient fâchées, qu’un épisode secret et indépassable les avait séparées. Depuis que Bernadette avait été relogée aux Abbesses, elles n’avaient plus guère l’occasion de se croiser, sauf de temps à autre chez les commerçants, mais c’était bonjour bonsoir, la tempête avait balayé leur ancienne solidarité de voisinage. Personne n’y avait prêté attention, pas même Mme Desmedt. Dans cette période douloureuse et confuse, des camaraderies s’étaient éteintes, des sympathies nouvelles, parfois inattendues, s’étaient créées, les malheurs qui s’étaient abattus sur la ville avaient profondément redistribué le jeu des relations entre les habitants. Concernant sa mère et Mme Desmedt, Antoine en savait évidemment plus long que les autres, mais cela faisait partie d’une époque dont ils parlaient rarement, réduite par Mme Courtin à « la tempête de 99 », comme s’il ne s’était passé de notable à Beauval que des chutes d’arbres et l’envol de quelques toitures.

Elle était restée longtemps préoccupée, suivant attentivement les actualités régionales, lisant le journal chaque matin, ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant. Son inquiétude s’était peu à peu endormie, elle avait éteint le téléviseur et n’avait pas renouvelé son abonnement au quotidien.

Antoine prit à droite vers le centre-ville. Il ressentait toujours la même chose. Il détestait tout, cette maison, cette rue. Il haïssait Beauval.

Il s’en était échappé dès le lycée, sa mère avait été surprise qu’il préfère l’internat. Aujourd’hui, il revenait encore pour la voir, mais le moins souvent et le moins longtemps possible ; il était angoissé plusieurs jours avant, repartait vite, trouvait des prétextes sans cesse nouveaux.

Dans la vie courante, il oubliait. La mort de Rémi Desmedt était un fait divers ancien, un souvenir d’enfance pénible, des semaines passaient sans malaise. Antoine n’était pas indifférent : son crime n’existait plus. Puis soudain, un petit garçon dans la rue, une scène au cinéma, la vue d’un gendarme déclenchait en lui une peur incoercible, impossible à maîtriser. La panique s’emparait de lui, l’imminence de la catastrophe engloutissait sa vie, il devait déployer des efforts gigantesques pour faire retomber toute cette pression à grands coups de respiration lente, d’autopersuasion et surveillait les palpitations de son imaginaire comme un moteur dont on guette avec anxiété le refroidissement après une brusque surchauffe.

La terreur, en fait, ne lâchait jamais prise. Elle sommeillait, s’endormait, et elle revenait. Antoine vivait avec la conviction que, tôt ou tard, ce meurtre le rattraperait et ruinerait sa vie. Il encourait une peine de prison de trente ans, diminuée de moitié parce qu’il était mineur au moment des faits, mais quinze ans, c’était toute une vie parce que, après cela, il n’y aurait jamais plus de vie normale, un assassin d’enfant ne redevient jamais quelqu’un de normal parce qu’un assassin de douze ans n’est jamais considéré comme quelqu’un de normal.

L’information judiciaire n’avait jamais été officiellement clôturée, Antoine ne pouvait même pas espérer une prescription.

Tôt ou tard, une tempête d’une force inattendue se lèverait et, avec une puissance décuplée par son ancienneté, ravagerait tout sur son passage, son existence, celle de sa mère, de son père, elle ne viendrait pas seulement le tuer, elle le ferait entrer dans l’histoire, son nom, son visage deviendraient célèbres, pour très longtemps, rien de ce qu’il était à présent n’y survivrait, il serait le « tueur d’enfant », « l’enfant meurtrier », « l’assassin en herbe », un nouveau cas de figure pour la criminologie, une vignette clinique supplémentaire pour la pédopsychiatrie.

C’est pourquoi il désirait avant tout partir, très loin, il savait qu’il s’éloignerait de Beauval avec des images qui, à l’autre bout du monde, continueraient de le hanter, mais du moins était-il soulagé de n’être plus obligé de croiser ceux qui étaient de près ou de loin mêlés à son drame.

Laura le trouvait parfois en nage, fébrile, survolté, ou au contraire abattu, vidé de toute force et déprimé. Ces crises de panique qui survenaient sans prévenir, elle ne se les expliquait pas et la vocation d’Antoine pour l’humanitaire lui semblait même parfois compromise. Aussi, étant de ces femmes qui ne se résolvent jamais à ignorer éternellement le fond des choses, revenait-elle régulièrement sur le sujet. En vain. Antoine ne l’avait jamais emmenée sur les lieux où il avait vécu. Lorsqu’il s’y résoudrait, sans doute alors pourrait-elle parler à ses proches, comprendre, et enfin l’aider.

Il arrivait à l’hôtel de ville lorsque Laura l’appela.

— Alors, demanda-t-elle, ta maman…

Mme Courtin ne connaissait pas l’existence de Laura. C’était, de la part d’Antoine, un secret mystérieux et irrationnel qui, quelque temps, avait vexé la jeune femme, mais il n’était pas dans son tempérament d’attacher trop d’importance à des événements purement sociaux. Elle en plaisantait et s’en amusait d’autant plus qu’Antoine en était gêné.

— Elle ne m’en veut pas de mon absence, j’espère…

Cette fois, Antoine ne fut pas embarrassé, il avait envie de Laura, le sexe avait toujours été chez lui un puissant anxiolytique. Sans attendre, il se mit à lui murmurer des choses primaires et impatientes qui bientôt la rendirent muette. Il lui parlait comme s’il avait été couché sur elle et qu’elle fermait les yeux. Puis il s’interrompait et laissait couler de longs silences saturés de désir pendant lesquels il écoutait sa respiration tendue.

— Tu es là ? demanda-t-elle enfin.

Le silence, soudain, n’était plus le même. Antoine n’était plus sur elle, il était ailleurs, elle le sentit.

— Antoine ?

— Oui, je suis là…

Sa voix hurlait le contraire.

Dans la vitrine de M. Lemercier, il avait toujours vu, dans le coin à droite, le portrait de Rémi Desmedt qui jaunissait un peu plus chaque année. La disparition de l’enfant surgissait encore dans les conversations, on ne se résout jamais à un mystère pareil, mais l’appel à témoins avait vieilli, lorsqu’il était tombé, on ne l’avait pas remis, on ne le voyait plus guère qu’à la gendarmerie, au milieu d’une dizaine d’autres venant de différentes régions, et là, chez M. Lemercier.

— Antoine ?

L’avis s’était déplacé. Il n’était plus, comme avant, collé à l’extrémité de la vitrine, il avait été recentré. Et ce n’était plus l’ancien imprimé aux teintes passées, mais un portrait vif, agrandi, actuel.

À côté de l’enfant à la mèche lissée et au T-shirt portant un petit éléphant bleu, on voyait un adolescent qui lui ressemblait étrangement. Un logiciel de morphing avait été chargé d’imaginer Rémi Desmedt à dix-sept ans.

— Antoine !

L’avis ne décrivait plus les vêtements qu’il portait à l’époque et ne mentionnait plus que la date de sa disparition, le jeudi 23 décembre 1999. Antoine voyait dans la vitrine son propre reflet se superposer étrangement au visage de cet adolescent qu’il n’avait pas connu et dont il était seul à savoir qu’il n’existait pas. Ce que chacun à Beauval pouvait espérer, que le petit Rémi soit encore en vie, qu’il ait grandi quelque part en ayant oublié qui il était, était une illusion, un mensonge.

Il pensa à Mme Desmedt. Avait-elle sur son buffet un exemplaire de cet avis ? Regardait-elle chaque matin cet enfant qu’elle aimait sans doute toujours et ce jeune homme qu’elle ne connaissait pas ? Espérait-elle le voir un jour vivant ou avait-elle renoncé ?

Antoine répondit enfin à Laura, mais le fil était rompu. Il avait repris sa marche, il se sentait nerveux, l’excitation sexuelle avait cédé devant une angoisse diffuse. Oui, je suis là, disait-il à Laura, mais il avait envie de monter en voiture, de s’enfuir.

— Tu rentres quand ? demanda Laura.

— Très vite, après-demain… Demain. Je ne sais pas.

Il aurait voulu dire : tout de suite.

Abandonnant son projet de course, il revint vers la maison, monta dans sa chambre, commença à lire et à prendre des notes, mais cette affiche l’avait mis mal à l’aise, il restait soucieux. Pourtant, il avait beau s’interroger, hormis la découverte du corps, il ne voyait pas quelle menace pouvait maintenant surgir. L’enquête n’avait jamais été officiellement abandonnée, mais personne ne cherchait plus activement Rémi Desmedt. C’était une attitude irrationnelle, mais il avait le sentiment que le danger était incarné par cette ville elle-même et n’existait que lorsqu’il s’en approchait.

Il s’était obligé deux ou trois fois à se rendre du côté de Saint-Eustache. Le lieu restait abandonné, tel que la tempête l’avait laissé douze ans plus tôt ; les arbres, entassés les uns sur les autres, pourrissaient sur place, il était quasiment impossible de rentrer au cœur du bois. Il savait en tant que médecin ce que, dix ans plus tard, devait être la dépouille de Rémi Desmedt…

Et soudainement, avec cette image nouvelle dans la vitrine de M. Lemercier, l’enfant mort reprenait une forme de vie, une actualité aussi fine et présente que dans ses cauchemars. Ce qui avait changé avec les années, et qui attristait Antoine, c’était moins d’être condamné à n’en parler jamais à personne que de constater l’inversion de l’ordre des importances, aujourd’hui l’essentiel n’était plus le petit garçon qu’il avait tué. Tous ses efforts, toute son attention étaient tournés vers lui-même, vers son aspiration à la sécurité, à l’impunité. Il y avait quelque temps qu’il ne s’était pas réveillé en sursaut en voyant se balancer devant lui les petites mains molles de Rémi, qu’il n’avait pas entendu son cri déchirant lorsqu’il l’appelait au secours. Le personnage principal de cette tragédie, ce n’était plus la victime, mais l’assassin.

Il fut bientôt 19 h 30, il ne pouvait pas décemment arriver plus tard encore, il se mit en route.

M. Lemercier fêtait ses soixante ans. C’était la fin juin, il faisait déjà très doux, un temps presque estival. Barbecue dans le jardin, musique, guirlandes, l’attirail habituel, ça sentait la viande grillée, il y avait des petits tonneaux de vin blanc et rouge. On mangeait dans des assiettes en carton qui se pliaient en deux, avec des couteaux qui ne coupaient rien.

À Beauval, la vie se déroulait comme un mouvement d’horlogerie. La ville qui avait été autrefois agitée par une série de drames et de mystères avait retrouvé son cours paisible, quasiment stationnaire, les gens qu’Antoine y avait connus étaient les mêmes dix ans plus tard et en passe d’être remplacés par la génération suivante qui, à quelques détails près, était assez semblable.

— Il a fait les choses très bien, tu ne trouves pas ?

Mme Courtin faisait quelques heures de ménage par semaine chez M. Lemercier, un homme très correct, disait-elle, très convenable. Dans son langage, cela signifiait que, contrairement à M. Kowalski (chez qui elle ne travaillait plus depuis longtemps et dont elle ne parlait jamais), il payait ce qu’il devait en temps et en heure.

Antoine serra des mains, accepta un verre, un second, il mangea une grillade. Il passa, comme sa mère le lui avait recommandé, féliciter et remercier M. Lemercier, etc.

Mme Courtin, sa flûte en plastique à la main, discutait avec Mme Mouchotte. Le mouvement qui l’avait détachée de Bernadette Desmedt l’avait curieusement rapprochée de la mère d’Émilie, cette si jolie femme au visage sévère qui passait toujours la moitié de son temps à l’église et l’autre à son ménage. Lorsque les affaires de l’usine Weiser avaient repris, M. Mouchotte avait été réembauché, mais il avait conservé de cette longue parenthèse de chômage une amertume, une aigreur qui se lisaient sur son visage, rien ne trouvait grâce à ses yeux. M. Weiser, qui avait été à la fois son calvaire lorsqu’il avait dû le licencier et son sauveur le jour où il l’avait réembauché, concentrait la majeure part de sa rancune vis-à-vis d’un monde qui, selon lui, et définitivement, ne tournait pas comme il aurait fallu. Il avait accepté son retour à l’usine Weiser avec un air de satisfaction grave, à la manière d’un homme qui, à l’issue d’une longue période d’injustice, rentrait enfin dans son bon droit. Il avait toujours haï quelqu’un, M. Desmedt longtemps. Maintenant qu’il était mort, M. Weiser avait pris la première place dans l’ordre de ses détestations. Les deux hommes, séparés par la plus longue distance que le jardin de M. Lemercier permettait, se croiseraient toute la soirée sans se voir. Il paraît que, lorsqu’il devait lui donner des ordres à l’usine, M. Weiser ne l’appelait jamais autrement que « monsieur le contremaître ».

Quant à sa femme, pour Antoine, elle restait un mystère, la contradiction même. Cette grenouille de bénitier nichée dans un corps de mannequin parlait peu, souriait peu, ce qui lui donnait des faux airs de diva, de belle indifférente, dans lesquels Antoine croyait discerner une forme d’hystérie.

— Bonjour, docteur…

— Hé, salut, doc !

Émilie, blonde et souriante, tenait délicatement son verre en plastique comme un fruit. Théo, lui, achevait une saucisse en se léchant les doigts. Antoine ne les avait pas vus depuis longtemps, ça ne s’était pas trouvé. Il embrassa Émilie, Théo s’essuya maladroitement la main dans une serviette en papier puis la lui tendit. Jean déchiré, veste cintrée, chaussures pointues, sa tenue hurlait qu’il n’entendait pas appartenir à cette province, qu’il était d’une autre espèce. Il repartit avec les verres de chacun.

Antoine se sentait emprunté en présence d’Émilie, elle le regardait toujours d’une certaine manière.

— Et je te regarde comment ? demanda-t-elle, intriguée.

Antoine aurait été bien en peine de l’expliquer. Elle paraissait toujours sur le point de lui poser une question. Ou surprise par ce qu’il disait, ce qu’il était.

Avec le temps, Émilie ressemblait de plus en plus à sa mère à qui elle continuait de vouer un attachement passionnel, il n’y avait rien au-dessus. Qu’elle finisse par lui ressembler à ce point n’avait rien d’étonnant. Beauval, c’était un peu ça, une ville où les enfants ressemblaient à leurs parents et attendaient de prendre leur place.

Ils échangèrent quelques propos sur la fête. Antoine lui demanda des nouvelles de sa vie. Elle travaillait au Crédit agricole de Marmont.

— Fiancée, dit-elle en montrant une bague avec gourmandise.

Ah oui, Beauval était aussi une ville où l’on se fiançait encore.

— Théo ? demanda-t-il.

Émilie éclata de rire en mettant aussitôt sa main devant sa bouche.

— Non, dit-elle, avec Théo, certainement pas… !

— Je ne sais pas…, balbutia Antoine, un peu vexé que sa question passe pour aussi ridicule.

Elle exhiba sa bague une nouvelle fois.

— Jérôme est sergent dans l’armée de terre. Il est en poste en Nouvelle-Calédonie mais il attend sa mutation pour la France, c’est pour septembre, on se mariera à ce moment-là.

Antoine se sentit étrangement jaloux, non qu’il y ait un homme dans sa vie, mais que lui n’y soit jamais entré. Même autrefois, au collège, ils n’étaient jamais sortis ensemble, il avait l’impression d’avoir manqué toutes les occasions, de ne pas faire partie des hommes qu’elle trouvait séduisants, seulement de ceux qu’on fréquente parce qu’on les connaît depuis toujours ; il en était vexé lorsqu’il se souvenait combien la petite fille avait hanté ses fantasmes, au début de son adolescence. Il s’était fait des idées folles sur sa blondeur, il rougit.

— Et toi ? demanda-t-elle.

— Pareil… Je dois faire mon stage, terminer l’internat et ensuite on partira… Dans l’humanitaire.

Émilie approuva gravement. L’humanitaire, c’est bien. On lisait sur son visage que c’était un concept vide de sens, juste un mot, mais dont la connotation morale méritait le respect. La conversation était terminée. Quoi se dire ? Il y avait entre eux autant de non-dits que de souvenirs. Ils regardèrent le jardin, la petite assemblée qui criait, riait, le barbecue qui fumait, entendirent la musique qui s’échappait des enceintes placées le long de la maison où on distinguait, sous le crépi repeint, l’ancienne trace marquant le niveau que l’inondation avait autrefois atteint.

Théo revenait avec des verres en plastique, on reprit la conversation à trois, les généralités. Antoine les revit soudain sur le parvis de l’église, le soir de la messe de Noël. Et repensa à cette bagarre lorsque Théo avait répandu ces vilains bruits…

Il avala une gorgée de vin en regardant ailleurs.

À Beauval, il était inévitablement renvoyé à cette fin d’année 1999. Ce qui était arrivé à cette époque appartenait à une autre vie, même Beauval avait tourné la page, mais comme le mystère de la disparition de Rémi Desmedt n’avait jamais été élucidé, les braises sommeillaient que n’importe quel souffle pouvait réveiller ; lorsqu’il se trouvait ainsi entouré de monde, il se sentait menacé, tout était saturé de signes, sujet à interprétations, source d’angoisse…

— Antoine… !

Il mit quelques secondes à reconnaître Valentine, elle avait dû prendre un kilo par année. Elle se retourna, agacée, vers un mioche hurlant, arrête, je t’ai dit ! Avec un geste vif de la main comme si elle tentait de se débarrasser d’une guêpe insistante. Elle avait sur le bras un bébé qui mâchonnait une poignée de chips. Son mari, un beau garçon au physique de bûcheron et aux dents gâtées, vint entourer ses épaules dans un geste de propriétaire.

Antoine continuait de serrer les mains qui se tendaient vers lui, embrassait ici et là. Théo était resté près de lui, comme s’il avait quelque chose à lui dire et qu’il attendait l’occasion. Par-dessus les épaules des uns et des autres, leurs regards se croisaient jusqu’à ce que Théo se penche vers lui.

— Je suis comme toi, ils me font tous chier…

— Non, ça n’est pas ça…

Théo éclata d’un petit rire.

— Arrête… Ils sont tellement cons…

Antoine était gêné par cette attitude. Lui aussi se sentait loin de cet univers, d’une autre espèce, plus moderne, et trouvait cette ville vieille, immobile et étroite, il la haïssait mais il ne la méprisait pas. Théo avait toujours été condescendant, il n’était pas surprenant de le voir considérer aujourd’hui Beauval avec dédain. Il s’apprêtait à créer une start-up dont Antoine ne comprit pas exactement la vocation, il y était question de systèmes experts, de fonctions réseau, le vocabulaire de Théo était émaillé d’expressions anglo-saxonnes auxquelles Antoine ne comprenait rien. Il se contenta de prendre un air pénétré comme ces gens qui maîtrisent mal une langue et qui, fatigués de chercher le sens, se contentent d’approuver. Émilie, qui était revenue près d’eux, n’écoutait pas, une discussion d’hommes, ça ne la concernait pas.

Puis ils furent séparés. Antoine buvait. Un peu trop, il le sentait. D’autant qu’il n’avait jamais tenu l’alcool.

Il l’avait promis à sa mère, il était venu ; il avait aussi prévenu qu’il ne resterait pas, il était temps de partir.

Impossible de saluer tout le monde, il fallait faire preuve d’astuce pour s’éclipser sans vexer personne. Il se resservit du vin pour se donner une contenance, se dirigea vers la haie avec nonchalance, personne ne le fixait, il posa son verre sur une table, sortit, referma la porte du jardin, ouf.

— Tu pars déjà ?

Antoine sursauta.

Émilie fumait une cigarette, assise sur le muret.

— Oui, enfin non…

Elle éclata d’un petit rire vif et clair qu’Antoine avait déjà remarqué tout à l’heure. C’était dans sa manière. À tout bout de champ surgissait ce rire qui, sans excès, l’aurait fait apparaître délicieuse, mais dont le systématisme agaçait. On aurait dit qu’il remplaçait des mots qu’elle ne connaissait pas.

— Tout te fait rire ? demanda-t-il.

Il regretta sa question mais Émilie ne semblait pas en avoir perçu la malice. Elle répondit par un geste vague qui pouvait vouloir dire n’importe quoi.

— Bon, je vais y aller, dit Antoine.

— Je rentre aussi…

Ils se mirent à marcher.

Émilie alluma une seconde cigarette dont l’odeur, mêlée à la fraîcheur de la nuit et au parfum discret qu’elle portait, était agréable. Antoine était presque tenté, c’était arrivé deux ou trois fois dans sa vie, il n’avait pas aimé mais il avait cédé. La tension de la fin de journée retombait, laissant derrière elle une intense fatigue. Une cigarette, pourquoi pas…

Émilie revenait à la conversation qu’ils avaient ébauchée plus tôt dans la soirée. Elle se déclara intriguée par le projet d’Antoine. L’humanitaire. Pourquoi ne voulait-il pas être un médecin… normal ? Ce qu’il aurait fallu d’énergie pour répondre à ça… Antoine coupa au plus court :

— Médecin de famille, c’est un peu ennuyeux…

Émilie hocha la tête. Elle butait sur quelque chose.

— Si tu trouves ça ennuyeux, pourquoi tu fais médecin ?

— Non, ce n’est pas être médecin qui m’ennuie, c’est devenir médecin de famille, tu vois…

Émilie approuva, mais quelque chose la dépassait dans cette théorie. Antoine la regardait discrètement. Mon Dieu, ces pommettes hautes, cette bouche, la racine des cheveux, là, dans la nuque, ce duvet blond… Elle portait un corsage dont les premiers boutons étaient ouverts, dévoilant le haut d’une poitrine qu’on devinait ferme, et lorsque Antoine se laissait très légèrement distancer, il apercevait sous sa robe un cul d’un galbe sidérant…

Elle parlait :

— Parce que, bon, quand même, médecin… Ça doit être drôlement intéressant de soigner des gens…

Il y avait quelque chose de douloureux à constater qu’une jeune femme si délicieuse, si sexy, puisse être aussi franchement sotte. Elle s’exprimait à l’aide de généralités, d’idées qui, comme elles lui arrivaient toutes faites et prêtes à l’emploi, n’avaient quasiment pas besoin de passer par sa tête. Sa conversation sautait, sans raison ni transition, d’un sujet à un autre qui tous concernaient le peu qu’elle connaissait : les habitants de Beauval. Pendant qu’Antoine la détaillait et mesurait, de très près, la perfection de certains détails (ses sourcils, ses oreilles, cette fille parvenait même à avoir des oreilles ravissantes, c’était inouï), Émilie était remontée à leur passé, leur enfance, leur voisinage, leurs souvenirs…

— J’ai plein de photos de nous à l’école ! Et au centre de loisirs… Avec Romane, Sébastien, Léa, Kevin… Et Pauline !

Elle parlait de gens dont Antoine avait du mal à se souvenir, mais qui, pour elle, semblaient parfaitement actuels. Comme si la ville et sa vie elle-même n’étaient rien d’autre que la cour de récréation quelques années plus tard.

— Ah, ces photos, il faudrait que tu les voies, c’est à crever…

Son petit rire résonnait dans la nuit, féminin, délicieux et insupportable. On ne voyait pas ce qui l’amusait à ce point.

Pour Antoine, ces photos de classe étaient loin de réveiller de bons souvenirs. L’image du petit Rémi Desmedt qui avait hanté son enfance avait été prise à cette occasion, c’était le rituel, ce jour-là on disciplinait votre mèche, on vous changeait de chemise, on partait à l’école comme pour un dimanche.

— Je t’en enverrai, si tu veux !

La proposition lui sembla si enthousiasmante qu’elle s’arrêta un instant. Il la dévisagea. Son beau visage triangulaire, ses yeux clairs, cette bouche veloutée…

— Bah oui, si tu veux…, répondit-il.

Une courte gêne s’installa. Antoine baissa les yeux, ils reprirent leur marche.

Du centre-ville, on percevait encore, au loin, les échos de la musique chez M. Lemercier. Près de la mairie, en peine de sujets de conversation, Antoine évoqua l’immense platane que la tempête avait abattu.

— Ah oui, dit Émilie, ce platane !

Elle laissa passer quelques secondes pendant lesquelles l’ombre du platane recouvrit la conversation puis elle ajouta :

— Ce platane, c’était un peu l’histoire de Beauval…

Antoine laissa filer, qu’est-ce que vous voulez dire… Ils restèrent silencieux de nouveau. La douceur d’août, la nuit, le vin, cette rencontre inattendue, cette fille ravissante, tout poussait à la confidence et à revenir sur des questions qu’il s’était posées.

— Quelles questions ? demanda-t-elle.

Sa voix exprimait une naïveté sans arrière-pensée.

— Eh bien, par exemple… Théo et toi… Ce qui s’est passé entre vous…

Cette fois, le petit rire clair d’Émilie ne lui fit rien.

— On avait treize ans !

Elle s’arrêta au milieu de la rue, se tourna vers lui, surprise.

— Bah… Tu ne vas pas être jaloux, si ?

— Si.

Ç’avait été plus fort que lui. Il regretta aussitôt ce réflexe qui était avant tout un mouvement d’humeur. Car au fond, c’est d’abord à lui qu’il en voulait, de s’être si longtemps laissé assujettir à son charme, sa séduction. Et il lui en voulait aujourd’hui de n’être que ce qu’elle était.

— J’étais très amoureux de toi…

C’était un constat simple et triste. Émilie trébucha, elle se retint à sa manche, mais la lâcha aussitôt, comme s’il s’agissait d’un geste que la situation rendait inconvenant. Antoine se sentit pris en faute.

— Ça n’est pas une déclaration, rassure-toi !

— Je sais bien.

Comme ils arrivaient devant sa maison, Antoine revit tout à coup le visage d’Émilie derrière la fenêtre, le jour de la grande tempête.

— Tu avais l’air très fatiguée… Tu étais aussi très jolie. Vraiment… très belle…

Cette confidence tardive la fit sourire.

Elle poussa la porte de la grille, s’avança jusqu’au fond du jardin et vint s’asseoir dans la balancelle qui grinça légèrement. Antoine la suivit. La banquette suspendue était beaucoup plus étroite qu’on pouvait le penser, ou peut-être penchait-elle un peu… Antoine sentit contre lui la hanche chaude et souple d’Émilie, il tenta de s’écarter, mais n’y parvint pas.

Émilie poussa légèrement du pied, ils se balancèrent. Une lumière pâle et jaune arrivait du réverbère de la rue. Tout était silencieux, ils ne parlaient pas.

Le mouvement de balançoire les rapprocha encore. Antoine fit alors quelque chose qu’il savait ne pas devoir faire, il prit la main d’Émilie, elle répondit en se serrant contre lui.

Ils s’embrassèrent. Ce fut tout de suite raté.

Il n’aima pas sa manière d’embrasser, le mouvement vorace de sa langue qui faisait penser à une exploration buccale, mais il poursuivit parce que finalement, ça n’avait pas d’importance puisqu’ils ne s’aimaient pas. Grâce à quoi, tout était plus simple.

C’était un flirt sans promesse, de l’amour familier, la conséquence d’années à se croiser sans se toucher. Ils pouvaient le faire aujourd’hui parce que rien ne les y obligeait. Ils étaient des amis d’enfance. Il y avait seulement entre eux une longue histoire à réduire. Pour en avoir le cœur net. Pour ne rien regretter. La petite fille qu’il avait tant désirée n’avait rien à voir avec la jeune femme ravissante et idiote qu’il avait dans les bras. Et dont, à cet instant, il avait terriblement envie.

C’était une situation fausse et ils le comprirent tous les deux mais en sachant aussi que maintenant, ce qui était commencé allait se poursuivre et se dérouler jusqu’à son issue normale et prévisible.

Antoine glissa sa main dans le corsage d’Émilie, trouva un sein d’une chaleur et d’une élasticité folles, elle répliqua en posant la sienne sur son entrejambe. Le baiser se poursuivit, maladroit et impétueux, la salive coulait sur leurs mentons, ils ne se détachaient pas l’un de l’autre pour ne pas avoir à se parler.

Antoine poussa un grognement sourd lorsqu’il rencontra la chaleur humide de la jeune femme.

Elle le saisit dans sa main exactement comme elle embrassait, avec une rudesse déterminée, maladroite.

Ils se tortillèrent pour enlever le bas.

Émilie se retourna d’elle-même, les mains sur la balancelle, les jambes largement écartées. Antoine la pénétra aussitôt. Elle se cambra davantage encore pour l’inviter à entrer plus profondément en elle puis elle tourna la tête vers lui pour l’embrasser à nouveau goulûment, la langue tout entière, toujours cette avidité…

Elle poussa un petit couinement animal quand elle le sentit se raidir et jouir en elle… Il ne saurait jamais si elle avait joui, elle aussi.

Ils restèrent ainsi un moment collés l’un à l’autre, sans bien savoir comment faire, craignant même de se regarder, puis ils se mirent à rire. Un reste d’enfance les traversa, l’impression d’avoir joué un bon tour aux adultes, à la vie.

Antoine remonta maladroitement son pantalon, Émilie remit sa culotte en se déhanchant et rabattit sa robe.

Ils étaient debout, ne sachant quoi se dire, avec la hâte de se séparer, d’en finir.

Émilie éclata de son petit rire, serra les genoux, la main sur son bas-ventre à la manière d’une enfant surprise par une envie pressante. Elle roula des yeux et remua la main comme pour l’égoutter, de haut en bas, les doigts écartés, ouille ouille ouille…

Elle déposa un baiser rapide sur les lèvres d’Antoine et fila. Lorsqu’elle fut près d’ouvrir la porte, elle lui en envoya un autre du bout des doigts.

Même la séparation était un échec.

Si la fin de l’enfance n’était pas survenue, dans la vie d’Antoine, lorsqu’il avait fait connaissance avec la mort, quand il avait tué Rémi, c’est à coup sûr de cette nuit-là qu’il l’aurait datée.

Il consulta son téléphone en rentrant.

Laura avait appelé quatre fois sans laisser de message. Il composa son numéro, mais coupa aussitôt. Lui parler, c’est-à-dire lui mentir, aurait été au-dessus de ses forces. Cette fin de soirée avait été une débâcle, il ne parvenait pas à s’expliquer comment les choses avaient pu finir ainsi. Le désir, oui. Tu parles, pour ce qu’il en restait, maintenant, du désir… Il se serait battu.

Il renonça à appeler Laura, il prétexterait… Il verrait bien, il trouverait.

Sa mère lui avait conservé sa chambre, dont elle avait fait changer le papier peint, le mobilier. Son bureau d’écolier, sa chaise, son ancien lit et une grande partie de ce qu’elle contenait avaient été religieusement stockés au sous-sol, mais quelques objets avaient curieusement échappé à la relégation, une mappemonde, un poster de Zidane, un sac à dos, un pot à crayons, un Transformers GI Megatron, un coussin avec le drapeau anglais, une sélection assez étrange dont Antoine n’avait jamais percé la logique.

Il détestait ce décor qui le faisait replonger dans une époque qu’il tenait à distance, mais comme il y venait rarement et que sa mère s’était donné du mal pour arranger cette pièce, il n’avait pas eu le cœur ni l’énergie de tout mettre en carton pour le déposer sur le trottoir comme il en avait envie chaque fois.

Le téléphone vibra. Laura de nouveau, il était près d’une heure du matin. Il se sentait mal dans cette soirée, mal dans cette pièce, mal dans ce lieu, dans sa vie, il n’eut pas le courage de répondre.

Lorsque l’appareil cessa de tourner sur lui-même, Antoine reprit sa respiration, entendit du bruit dans la rue. Sa mère rentrait en compagnie des Mouchotte. Que se serait-il passé si, avec Émilie, ils avaient été surpris en rut contre la balancelle, comme des adolescents ?

Il était maintenant trop tard pour se coucher, faire semblant de dormir. Il prit position devant la table comme s’il était au travail. C’était absurde et humiliant de se prêter à une pareille singerie, mais allez faire autrement.

Mme Courtin avait vu la lumière dans sa chambre, elle monta.

— Tu travailles trop tard, mon grand, il faut dormir !

Les mêmes mots exactement depuis des années, derrière lesquels perçait la fierté d’avoir un fils travailleur, un fils qui réussissait. Elle s’avança, ouvrit les fenêtres pour tirer les volets et s’arrêta, saisie par une pensée.

— Tiens, dis donc, sais-tu qu’ils vont aménager Saint-Eustache ?

Antoine sentit son échine frémir.

— Comment ça, aménager… quoi, aménager… ?

Mme Courtin était retournée à sa fenêtre.

— Eh bien, on a retrouvé les héritiers. La mairie a acheté l’emplacement pour y créer un petit parc d’attractions pour les enfants. Il devrait en venir de toute la région, selon eux, moi je veux bien…

Devant toute nouveauté, toute initiative, Mme Courtin commençait toujours par exprimer le plus grand doute.

— Ils disent qu’ils ont fait des études, que ça va plaire aux familles et que ça va créer des emplois. On verra. Allez, il faut dormir maintenant, Antoine.

— Qui t’a dit ça ? Pour le parc…

— C’est affiché en mairie depuis deux mois, mais qu’est-ce que tu veux, tu n’es jamais là… Alors forcément, tu ne sais pas les choses…


Le lendemain matin, Antoine partit faire son jogging de très bonne heure, il n’avait pas fermé l’œil.

À l’hôtel de ville, dans la vitrine des affichages officiels, il put lire l’annonce de la construction du parc Saint-Eustache, dont les plans pouvaient être consultés en mairie.

Les travaux de déblaiement commenceraient en septembre.

16

Les vacances furent un interminable calvaire. D’une anxiété folle. Il avait réussi ses examens, mais il sortit des épreuves totalement vidé. Il ne voulait plus remettre les pieds à Beauval, c’était irrationnel, il serait bien tôt ou tard tenu d’aller voir sa mère mais il prétexta un long voyage d’été avec Laura qui en fait ne dura pas deux semaines par manque d’argent. L’actualisation de la photo de Rémi Desmedt avait été un choc, mais l’annonce des travaux à Saint-Eustache, elle, présageait une catastrophe dont il était difficile de savoir quand et comment elle surviendrait. Son imaginaire le replongeait dans la pire période de sa vie qui, à elle seule, avait condensé toute son enfance. On allait retrouver le corps. L’enquête serait rouverte. On procéderait de nouveau aux interrogatoires. Il figurait parmi les dernières personnes à avoir vu l’enfant vivant, il serait convoqué. La piste d’un enlèvement par un kidnappeur de passage serait abandonnée, on se concentrerait sur la ville, sur ses habitants, sur les proches, sur les voisins et, inévitablement, la piste conduirait à lui, ce serait la fin. Douze ans plus tard, épuisé par sa propre histoire, il serait incapable de mentir.

Durant cet été-là, Antoine pensa à s’enfuir. Il chercha une destination d’où on ne pourrait l’extrader. Mais il savait au fond de lui qu’il ne le ferait pas, il n’avait ni la carrure ni le tempérament d’un homme capable de vivre une cavale à l’étranger (rien que le mot était incompatible avec ce qu’il était !). Sa vie lui apparut petite, étriquée, il n’était pas un gangster ambitieux, cynique et organisé, juste un assassin ordinaire qui jusqu’ici avait eu de la chance.

Il se résolut à rester, à attendre, et il sombra dans une résignation morose et tourmentée.

Maintenant qu’il était adulte, la prison ne l’effrayait plus, sa terreur, c’était la tourmente : le procès, les journaux, les télévisions, la presse envahissant Beauval, traquant sa mère, les gros titres, les interviews des experts, les commentaires des chroniqueurs judiciaires, les photographes, les déclarations des voisins… Il imaginait Émilie bêtifiant face à un objectif de caméra, elle ne se vanterait pas de ce qu’ils avaient fait ensemble. Le maire tenterait de disculper sa ville, mais en vain : Beauval avait abrité à la fois la victime et l’assassin à quelques dizaines de mètres de distance, on ferait pleurer Mme Desmedt pour la filmer, elle serait accompagnée de Valentine, trois mioches sur les bras, et on reposerait gravement la question, la sempiternelle question : comment peut-on devenir un assassin à douze ans ? Tout le monde adorerait ce fait divers parce que, face à lui, chacun se sentirait merveilleusement normal. La télévision se livrerait à un historique des cas célèbres, remontant aussi loin que le permettraient les archives de la police. Le crime de Beauval exorciserait les velléités de violence de tout un peuple, on pourrait se délecter de placer la faute sous la responsabilité d’un seul, de la satisfaction de voir quelqu’un puni pour une action dont n’importe qui serait capable.

Il grimperait en quelques minutes au firmament des assassins d’anthologie. Il cesserait d’exister.

Il ne serait plus une personne, Antoine Courtin deviendrait une marque.

Son cerveau entrait en ébullition, remuait des images alarmantes puis Antoine redescendait d’un coup, se rendant compte que depuis une demi-heure il n’avait pas parlé, pas écouté, pas répondu aux questions de Laura.

Ils occupaient un petit logement dans un quartier éloigné de l’université, mais assez proche du CHU.

Autant ils avaient usé et abusé des relations sexuelles pendant les trois années précédentes, autant, depuis le retour d’Antoine en juin dernier, les occasions s’étaient espacées. Laura revenait régulièrement à la charge, Antoine se prêtait alors à quelques jeux au cours desquels sa virilité n’était pas requise. Laura attendait des jours meilleurs avec une pointe d’anxiété et une bonne dose de frustration. Elle n’avait jamais connu Antoine très heureux, c’était un homme secret, silencieux, grave et inquiet, c’est justement ce qu’elle avait aimé chez lui, il était très beau mais la gaieté l’affadissait. Sa gravité procurait à son entourage un sentiment de solidité soudainement démenti par de brusques crises d’angoisse. Et en cette période, son malaise prenait des dimensions inquiétantes. Laura imagina des choses à sa portée, supposa des difficultés familiales. S’interrogeait-il sur sa vocation de médecin ? Et elle déboucha forcément sur cette hypothèse d’autant plus probable qu’elle semblait impossible : Antoine avait une maîtresse.

Pour Laura, être jalouse exigeait un effort, elle n’y arriva pas. En désespoir de cause, elle se rabattit sur l’explication psychologique, somme toute la plus rassurante pour un médecin : à défaut de résoudre le problème, une molécule bien choisie aurait un effet bénéfique.

Laura s’apprêtait à lui en parler lorsqu’elle découvrit, incidemment, qu’Antoine prenait déjà journellement une dose conséquente d’anxiolytique.

Juillet et août passèrent.

Mme Courtin évidemment s’inquiéta qu’Antoine ne soit plus venu la voir depuis la mi-juin. Elle tenait une comptabilité rigoureuse de ses visites et pouvait, de mémoire, en citer les dates précises au cours des cinq années précédentes. Curieusement, elle ne lui en faisait jamais ouvertement le reproche et se contentait de noter qu’il venait peu, comme si son éloignement était entre eux le résultat d’un accord tacite regrettable, mais nécessaire.

Lorsque, plusieurs fois par semaine, son esprit butait sur les travaux du parc d’attractions qui commenceraient prochainement à Saint-Eustache, Antoine était renvoyé à cette dernière journée qu’il avait passée à Beauval, heures terribles et vaines, à la photo de Rémi adolescent, à cette soirée à laquelle il ne serait jamais allé sans l’insistance de sa mère, à ces moments imbéciles avec Émilie.

La manière dont les choses s’étaient passées avec elle restait un mystère. Il avait eu envie de la posséder parce qu’elle était attirante et au nom d’une obsession infantile, il y avait là-dedans un peu de désir et beaucoup de revanche. Mais elle, qu’avait-elle désiré ? Lui ou autre chose ? S’était-elle simplement laissé faire ? Non, elle s’était même montrée active, il se souvenait de sa langue omniprésente, de sa main, de sa manière de se retourner, de se cambrer, et de le fixer dans les yeux à l’instant où il la pénétrait.

À distance, il était toujours aussi partagé concernant cette femme. Il revoyait, indissolublement liées, sa beauté qui, dans son échelle de valeurs, était au plus haut, et la platitude décourageante de sa conversation. Il se souvenait de son enthousiasme puéril lorsqu’elle évoquait ses anciennes photos de classe.

La moindre idée devait lui faire pas mal d’usage parce que Mme Courtin, vers la mi-septembre, lui annonça au téléphone qu’Émilie était venue demander son adresse.

— Pour t’envoyer quelque chose, elle n’a pas dit quoi.

Cette histoire de photos, d’ailleurs, revint le visiter plusieurs fois.

Il s’imagina ouvrant l’enveloppe, découvrant les images, et dans ses rêves, se superposèrent à son propre visage celui de Rémi à six ans, puis à dix-sept, et le résultat de cette fusion, c’était comme des portraits d’enfants morts trop jeunes figés sur des plaques mortuaires.

Il repensa au buffet des Desmedt, à la place du cadre manquant qui semblait attendre et patienter jusqu’à ce que justice se fasse.

Il se promit que lorsque ces photos arriveraient, il les jetterait sans même ouvrir l’enveloppe. Il n’aurait pas à se justifier, il n’avait quasiment pas croisé Émilie à Beauval au cours des années précédentes et comme, par bonheur, il y allait de moins en moins souvent…

On était début novembre.

C’est à ce moment-là qu’Émilie se manifesta, mais pas sous la forme d’une enveloppe de photos, ce qui arriva, ce fut la vraie Émilie en chair et en os, habillée d’une robe imprimée franchement ridicule, mais qui ne parvenait pas à masquer sa beauté. Maquillée, parfumée, coiffée, resplendissante, préparée comme pour un mariage, elle sonna à la porte. Laura ouvrit, bonjour, je suis Émilie, je voudrais voir Antoine.

Pour Laura, ce fut une révélation.

Il n’était pas nécessaire que la visiteuse prononce un mot de plus, Laura s’était retournée, Antoine, c’est pour toi ! Elle avait attrapé sa veste, enfilé ses chaussures. Elle était déjà dehors lorsque Antoine, saisi par cette présence inattendue, voulut réagir, attends, c’était trop tard, Laura était sortie, on entendait son pas nerveux dans l’escalier, Antoine se pencha, cria son nom, vit sa main descendre rapidement le long de la rampe jusqu’au rez-de-chaussée. Il se demanda où elle allait et fut pris d’un brusque accès de jalousie, il se retourna, se souvint de ce qui en était la cause.

Il rentra dans l’appartement très en colère.

Émilie ne semblait pas gênée le moins du monde.

— Je peux m’asseoir ? demanda-t-elle.

Pour justifier sa question, elle ajouta :

— Je suis enceinte.

Antoine blêmit. Émilie évoqua longuement « leur soirée », ce fut une scène très pénible. Elle raconta des retrouvailles émouvantes, un désir entre eux très soudain, quasiment viscéral et, pour sa part, un « plaisir comme elle n’en avait jamais connu »… Elle ne pouvait pas parler pour Antoine, mais moi, sans parler de moi, je n’ai pas dormi une minute depuis ce jour-là, je suis retombée amoureuse de toi dès que je t’ai revu, je suis certaine que j’ai toujours été folle de toi, même si je ne voulais pas me l’avouer, etc. Antoine n’en croyait pas ses oreilles. La situation était tellement stupide qu’il n’aurait pas résisté à l’envie d’en rire s’il n’avait mesuré les conséquences et les sous-entendus de cette démarche…

— C’était juste…

Il s’arrêta, chercha ses mots. En lui le médecin hurlait quelque chose que l’homme ne voulait pas dire. Il dut se faire violence pour demander :

— Mais qui dit que… que c’est avec moi, enfin, tu comprends ce que je veux dire…

Émilie avait préparé son petit couplet. Elle posa son sac à ses pieds, croisa les jambes.

— Je ne peux pas être enceinte de mon… enfin, de Jérôme, il est absent depuis quatre mois.

— Mais tu pourrais être enceinte de quelqu’un d’autre !

— Eh ben c’est ça, traite-moi de putain, pendant que tu y es !

Émilie était scandalisée par cette remarque, elle n’avait visiblement jamais imaginé que cette question puisse se poser. Antoine dut s’excuser :

— Ce n’est pas ce que je…

Il s’arrêta pour compter et fut saisi par le résultat de son calcul : treize semaines s’étaient écoulées depuis ce qu’Émilie continuait d’appeler « notre soirée ».

En clair, l’avortement légal était maintenant impossible.

Tout devenait limpide : elle avait attendu la fin du délai légal pour venir le trouver !

— Oui, Antoine, absolument ! Je ne veux pas avorter, ça ne se fait pas. D’abord mes parents…

— On s’en fout de tes parents !

— Eh bien moi, je ne m’en fous pas et c’est moi qui suis enceinte !

Antoine se demanda à combien elle marchanderait l’issue de cette histoire. Pourrait-il payer ?

— Et c’est toi le père, ajouta-t-elle en baissant les yeux comme elle avait vu faire à la télévision.

— Mais, Émilie, qu’est-ce que tu veux ?

— J’ai annoncé la rupture à mon… enfin, à Jérôme. Je ne lui ai pas dit toute la vérité, je ne veux pas qu’il se fasse une mauvaise opinion de nous, mais bon.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Elle fronça ses ravissants sourcils blonds, surprise qu’Antoine pose une question aussi bête.

— Je veux que cet enfant vive ! C’est quand même normal, non ? Qu’il ait toutes les chances auxquelles il a droit !

Il ferma les yeux.

— Il faut qu’on se marie, Antoine, mes parents…

Antoine bondit de sa chaise, électrisé, hurlant :

— C’est impossible !

Il lui avait fait peur, elle recula sur sa chaise. Il fallait absolument la convaincre de l’absurdité de cette idée. Il tenta de se calmer, approcha sa chaise, s’installa face à elle, lui prit les mains.

— C’est impossible, Émilie, je ne t’aime pas, je ne peux pas t’épouser !

Il fallait trouver des arguments qu’elle puisse comprendre :

— Je ne saurai pas te rendre heureuse, tu comprends ?

Cet argument laissa Émilie dubitative, elle ne voyait pas très bien ce qu’il voulait dire par là. En fait, elle vivait depuis plus de deux mois avec cette idée qu’Antoine « régulariserait la situation », elle n’avait rien envisagé d’autre.

— On peut encore interrompre cette grossesse, insista Antoine, je vais payer, rassure-toi. Je vais trouver l’argent, je vais trouver une clinique très bien, tu ne crains rien, je t’assure, je vais m’occuper de tout, mais tu dois faire passer cet enfant parce que je ne t’épouserai pas.

— Tu me demandes de commettre un crime !

Émilie avait posé un poing nerveux entre ses seins.

Il y eut un long silence.

Antoine avait commencé à la haïr.

— Tu l’as fait exprès ? demanda-t-il froidement.

— Pourquoi j’aurais fait ça ? Je veux dire, comment j’aurais…

Émilie cherchait à exprimer une idée simple, elle ne savait pas par quel bout l’attraper mais elle avait l’air sincère.

Antoine était anéanti par cette évidence : c’était un accident. Émilie elle-même aurait préféré épouser son sergent-chef, seulement voilà, entre-temps, ils avaient eu « leur soirée » et aussi ratée qu’elle eût été, ce qui s’y était passé était là, Émilie allait avoir un enfant et c’est Antoine qui le lui avait fait.

Il entra en résistance. Il se leva.

— Je suis désolé, Émilie, mais c’est non. Je ne veux pas de cet enfant. Je ne veux pas de toi, je ne veux rien de tout ça. Je trouverai de l’argent, mais je ne veux pas d’enfant, jamais, c’est au-dessus de mes forces, je ne pense pas que tu puisses comprendre.

La jeune femme était maintenant au bord des larmes. Il eut la vision d’Émilie rentrant chez elle avec cette nouvelle. Il imaginait mal qu’elle soit venue sans avoir longuement préparé cette entrevue avec ses parents, avec sa sacro-sainte mère. Il voyait d’ici la tribu Mouchotte au grand complet, le père, raide comme un cierge de Pâques, la mère drapée dans son châle en laine mohair… Comment avaient-ils pu penser qu’Antoine allait céder, épouser leur fille, c’était incroyable.

La situation ne tournait pas dans le sens qu’Émilie avait prévu. Elle se leva à son tour, s’approcha d’Antoine.

Elle passa les mains autour de son cou et, avant qu’il ait eu le temps de réagir, elle avait collé ses lèvres sur les siennes et enfoncé sa langue tout au fond, attendant qu’Antoine en fasse quelque chose (elle-même devait se demander à quoi pouvait servir ce rituel auquel tous les hommes voulaient sacrifier, mais, à défaut de ressentir quoi que ce soit, elle s’y livrait avec foi, et même avec ferveur, mais sans idée, sans projet ni talent).

Antoine tourna la tête, desserra les bras d’Émilie, recula lentement.

La jeune femme se sentit rejetée, elle fondit en larmes. Cette fille en train de pleurer était d’une beauté effarante, Antoine en fut même troublé. Mais mentalement il s’était déjà attaché au poteau pour éviter de céder aux sirènes, il lui suffisait d’imaginer une seconde la vie qu’elle lui proposait pour rassembler une force contre laquelle personne ne pourrait rien. Il posa simplement sa main sur son épaule.

Quelques minutes plus tôt, il la haïssait, maintenant il la plaignait.

Une pensée fugitive le saisit, qui d’autre que les Mouchotte était informé ? Il ne songeait pas à lui, parce qu’à Beauval il n’y retournerait jamais plus, il pensait à sa mère. Tout cela était très triste.

— Tu nous abandonnes… ? demanda Émilie.

Elle avait vraiment le chic pour prononcer des phrases grotesques, où allait-elle les chercher… ? Elle se moucha bruyamment.

— Je ne peux rien faire pour toi, Émilie, je suis désolé. Je m’occuperai de tout : trouver une bonne clinique, payer ce qu’il faudra, personne n’en saura rien, je t’assure. Tu es jeune, je suis certain qu’avec ton Jérôme, vous ferez beaucoup de bébés, avec lui c’est possible, mais pas avec moi. Il va falloir te décider très vite, Émilie… Sinon, je ne pourrai plus rien faire pour toi.

Émilie approuvait de la tête. Elle était venue avec une idée, ça n’avait pas marché. Elle avait dit les phrases qu’elle avait préparées, elle ne voyait plus ce qu’elle pouvait faire d’autre, elle se leva à regret.

Antoine imagina un instant qu’elle ressentait un certain plaisir à vivre une situation qui lui donnait un rôle à jouer : elle était malheureuse, il se passait quelque chose de dramatique dans sa vie, elle était une héroïne, comme à la télévision.

Elle abandonna sur la table une grande enveloppe. Les photos de classe. Mon Dieu, elle était venue avec ça…

Que s’était-elle imaginé, qu’ils allaient s’asseoir sur le lit, les feuilleter en riant, pressés l’un contre l’autre ? Qu’Antoine, charmé, séduit, amoureux, allait poser sa main sur son ventre et demander s’il bougeait ? Tant de naïveté le terrassait.

Après son départ, il resta un long moment à réfléchir aux conséquences. Une lueur d’espoir le saisit : miraculeusement, il était jusqu’alors sorti indemne de toutes les situations, de tous les pièges que l’existence avait posés sur son chemin. Quand il pensait qu’on allait retrouver Rémi, personne ne le trouvait ; lorsqu’il avait été certain d’être arrêté, il était passé à travers les mailles du filet ; Émilie, malgré sa grossesse, était repartie bredouille… Il se prit à croire que cette chance allait peut-être se prolonger. Il parlait de chance pour la première fois depuis si longtemps. Un poids venait de se détacher de lui.

Il attendit Laura avec un calme inattendu.

Elle rentra. Quel contraste avec la femme qui était là tout à l’heure.

— Tu aurais pu aérer, ça sent la pouffiasse, ici !

Disant cela, elle avait saisi son sac à dos, dans lequel elle fourrait pêle-mêle tout ce qui lui tombait sous la main.

Antoine sourit, il ne s’était jamais connu aussi fort, aussi sûr de lui. Il l’attrapa par les épaules, la força à se retourner et, sans cesser de sourire, il dit :

— Bon, j’ai couché UNE fois avec une copine de classe qui n’est rien pour moi. Elle vient ici me relancer, je l’ai foutue dehors, je t’aime.

Antoine était convaincant parce que tout ce qu’il disait était parfaitement juste, il n’y avait aucun mensonge dans tout cela, hormis par omission, ce qui, dans l’instant, ne comptait pour rien.

Il était tout à coup invincible, il dégageait une force telle que Laura elle-même en fut frappée. Elle tenait un vêtement entre les mains, Antoine continuait de sourire, il la força à s’écarter.

D’un geste ferme et précis, il lui ôta son pull, sa bouffée de désir emporta tout, ils roulèrent sur le lit et du lit sur le sol et ils roulèrent encore l’un sur l’autre jusqu’à la table contre laquelle ils butèrent, Antoine était déjà entré en elle, elle ne sut jamais comment il s’y était pris, elle commençait à trembler des pieds à la tête, la vibration qui lui montait depuis la plante des pieds la souleva du sol et lui creusa les reins, elle hurla. Deux fois.

Et s’évanouit sous lui.

17

Émilie écrivit des lettres. Deux, trois par semaine. Laura les posait sur la table avec un soupir appuyé de lassitude. Antoine les lut, du moins au début. C’étaient des lettres mal fagotées et qui partaient dans tous les sens, même si le message général revenait toujours à ceci : « Ne m’abandonne pas avec notre enfant ! » Émilie avait une écriture infantile (elle mettait des petits cercles au-dessus des i) et alignait toutes sortes de clichés censés démontrer le désespoir dans lequel Antoine l’avait plongée. Les « n’abandonne pas la chair de ta chair » succédaient au « brasier que tu as allumé en moi », à la « vague de désir » qui l’avait « submergée », à cette soirée dont elle était sortie « exténuée de plaisir », un niveau d’indigence presque douloureux, on voyait tout à fait le genre de femme qu’elle était.

Ces lettres étaient idiotes, mais son désarroi, lui, était bien réel. Interdite d’avortement par la religiosité de ses parents (et peut-être même la sienne), elle allait devenir ce qu’ils devaient appeler une fille-mère, élever seule un enfant… Il pensa à sa vie à venir. Ses pensées, parfois, n’étaient pas bien reluisantes : même avec un enfant, se disait-il, belle comme elle était, elle trouverait un mari sans difficulté. Quant à ses parents, ils adoreraient porter cette croix, ils le feraient avec une ostensible dignité de sacrifiés, finalement, tout le monde serait heureux.


Début octobre, temps pluvieux partout en France, Antoine courut pour prendre le tramway, glissa sur la chaussée et se rattrapa de justesse avant de tomber.

Quelques jours plus tard, sa mère eut moins de chance. En traversant la rue principale, elle fut fauchée par une voiture, on entendit un bruit sourd, on vit Mme Courtin, soulevée du sol, retomber lourdement sur le trottoir. On l’hospitalisa. On prévint son fils.

Antoine et Laura étaient au lit (depuis un mois ils n’arrêtaient pas, la peur de se quitter vous fait de ces effets parfois…).

Antoine décrocha le téléphone, s’immobilisa, Laura resta en suspension. L’infirmière de l’hôpital n’entra pas dans les détails, mais le mieux serait quand même de venir sans tarder…

Retourné par cette annonce, Antoine se précipita dans le premier train pour Saint-Hilaire, où il arriva tard. Même si les visites sont interdites, avait dit l’infirmière, on vous laissera entrer. Il prit un taxi. On le reçut avec de telles précautions qu’il utilisa un raccourci pratique, je suis médecin.

Son confrère ne fut pas dupe : il avait devant lui le parent d’un patient et rien d’autre.

— Votre mère souffre d’un traumatisme crânien. Pas d’anomalie à l’examen clinique, le scanner est rassurant mais le coma est profond… Difficile d’en dire plus pour le moment.

Il ne proposa pas de montrer les radios et s’en tint à l’information minimum. Il fit exactement ce qu’Antoine aurait fait à sa place.

Mme Courtin dormait, il s’approcha, s’assit, lui prit la main et se mit à pleurer.

Pendant ce temps, Laura s’était chargée de lui réserver une chambre.

L’Hôtel du Centre.

Il y arriva dans la nuit. Le hall exhalait une odeur d’encaustique, il n’avait pas senti ça depuis son enfance, à croire que c’était l’odeur de la région. Papier peint à fleurs, rideaux en cretonne, couvre-lit à passepoil… Laura avait fait le bon choix : la chambre ressemblait à sa mère.

Il se coucha tout habillé, s’endormit. Il crut se réveiller, impossible de savoir quelle heure il était, sa mère était là, dans la chambre, assise sur le bord de son lit.

« Antoine, il y a quelque chose… ? demandait-elle. Tu dors tout habillé, là, avec tes chaussures… Ça ne te ressemble pas… Si tu es malade, pourquoi ne le dis-tu pas ? »

Il s’ébroua, prit une douche, la tuyauterie fit trembler et dut réveiller tout l’hôtel.

Il appela Laura, la sortit d’un sommeil profond, mais je t’aime, dit-elle, encore endormie, je t’aime, je suis là, et Antoine regarda la chambre, il n’avait qu’une envie, se lover contre elle, respirer l’odeur de son amour, sentir sa chaleur, se fondre en elle, disparaître, et elle dit, je t’aime d’une voix grave, présente et lointaine, et Antoine se mit à pleurer puis se rendormit, mais aux premières heures du jour il était dehors et marchait dans les rues en direction de l’hôpital.

Il se demanda s’il devait prévenir son père. Ça n’avait aucun sens, ses parents étaient divorcés depuis des lustres. Son père se sentirait obligé de venir pour se montrer proche de son fils, ce qui serait un mensonge, ou il refuserait parce que cette femme n’était plus rien pour lui depuis plus de vingt ans. Autour d’Antoine, il n’y avait plus que Laura. C’est fou comme sa vie se réduisait à peu de gens.

Mme Courtin n’avait pas bougé d’un millimètre depuis la veille.

Antoine consulta les diagrammes, les courbes, vérifia machinalement les réglages. Après quoi, ayant épuisé tous les subterfuges, il s’assit de nouveau au chevet de sa mère.

Une préoccupation en avait remplacé une autre. C’est maintenant, dans le silence de la chambre et à cause de cette inactivité à laquelle il était contraint, qu’il s’en rendait compte : il ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de Beauval.

Il était impossible de savoir de quelle manière se terminerait l’histoire. Mme Courtin allait-elle mourir ? Le corps de Rémi serait-il enfin découvert ? Et s’il l’était, serait-ce avant ou après la disparition de Mme Courtin ?

Ce qui épuisait Antoine, ce n’était plus la culpabilité, ni la peur d’être confondu, c’était l’attente. L’incertitude. La sensation que tant qu’il ne serait pas parti loin d’ici, tout pouvait survenir, que sa vie pouvait être ruinée en quelques secondes. Ce n’était plus maintenant qu’une affaire de mois. Comme dans les courses de fond, les derniers kilomètres lui semblaient les plus difficiles.

En début d’après-midi, le docteur Dieulafoy fit une entrée comme on l’imagine, discrète et effacée. Il donnait toujours l’impression qu’il se trompait de pièce, qu’il allait ressortir quand il se rendrait compte de sa méprise. C’est sûrement ce qu’il s’apprêtait à faire lorsqu’il découvrit Antoine dans la chambre. Il masqua son embarras mais avec cette seconde d’hésitation qui trahit souvent les gens surpris par une situation inattendue.

Antoine ne l’avait pas vu depuis des années. Il avait beaucoup vieilli, mais son visage, maintenant parcheminé, restait comme il avait toujours été, impassible, impénétrable. Poursuivait-il sa vie esseulée et mystérieuse, faisait-il encore le ménage de son cabinet le dimanche dans son jogging informe ?

Les deux hommes se serrèrent la main, restèrent assis l’un à côté de l’autre à observer Mme Courtin, puis ils comprirent que leur silence ressemblait à un recueillement post mortem.

— Vous êtes en quelle année ? demanda alors le docteur.

— La dernière…

— Ah, déjà…

Antoine fut projeté par la voix du docteur Dieulafoy à ces minutes étranges d’il y avait longtemps. « Si je t’avais hospitalisé, les choses se seraient passées autrement, tu comprends… »

C’était vrai. Si ce jour-là Antoine avait été hospitalisé pour une tentative de suicide, une enquête aurait été ouverte, on l’aurait interrogé, il aurait avoué le meurtre de Rémi, c’en aurait été fini pour lui, c’est de cela que le docteur l’avait protégé.

Que savait-il exactement ? Rien de précis. Mais quelques heures après la disparition de l’enfant des voisins, alors que toute la ville tournait autour de cet événement tragique, l’envie de mourir de ce garçon de douze ans devait prendre un sens terrible, représenter un vrai cas de conscience.

« S’il arrive quelque chose, tu peux me demander, m’appeler… », avait-il dit.

Ce jour n’était jamais venu. Curieusement, le docteur réapparaissait à un moment où Antoine n’avait jamais été si près du gouffre.

C’est maintenant qu’il allait arriver « quelque chose », dont le docteur Dieulafoy n’avait aucune idée, parce que le corps de Rémi serait bientôt découvert.

Antoine regarda le visage blanc de sa mère.

Elle aussi avait saisi « quelque chose », mais elle n’avait pas voulu aller plus loin. Son intuition lui avait fait comprendre que, sans doute, son fils était mêlé à ce drame, elle avait tenté de le protéger contre un mal inconnu mais pressant et cet échafaudage de mensonges, d’ignorance et de silences avait tenu près de douze ans.

Antoine se trouvait à présent dans cette chambre d’hôpital avec les deux seuls témoins de son drame, deux adultes qui, à l’époque et chacun à sa manière, avaient préféré se taire.

La boucle était en train de se boucler.

En ce moment même, les camions transporteurs de grumes devaient monter la colline et se diriger vers le bois Saint-Eustache, les bulldozers devaient soulever et retourner les arbres. Les restes de Rémi Desmedt ne seraient pas définitivement éparpillés, enterrés sous les chenilles des machines forestières, ils se dresseraient soudain, comme la statue du Commandeur, pour demander qu’enfin justice soit faite et qu’Antoine Courtin soit confondu, arrêté, jugé et condamné.

Mme Courtin avait commencé à prononcer des syllabes inaudibles.

Les deux hommes, de chaque côté du lit, la regardaient, écoutaient ces borborygmes auxquels il leur était impossible de ne pas chercher un sens, tâche évidemment vaine.

— Qu’allez-vous faire ensuite ? demanda le docteur.

De quoi parlait-il ? Antoine chercha puis raccrocha cette question à la conversation interrompue.

— Oh… l’humanitaire. J’ai réussi les entretiens… Normalement…

Le docteur Dieulafoy resta un long moment pensif.

— Oui, vous voulez partir…

Il leva soudain la tête, fixa Antoine comme sous le coup d’une soudaine révélation.

— C’est très petit ici, n’est-ce pas !

Antoine voulut protester.

— Si, si, dit le docteur, c’est très petit. Je comprends, vous savez… Je veux dire…

Il sombra alors dans une réflexion profonde à l’issue de laquelle il se leva et s’en alla comme il était venu, à sa manière de chat, feutrée et impersonnelle, se contentant d’un signe de tête et d’une déclaration surprenante et énigmatique :

— Je vous aime bien, Antoine.

Le fantasme d’Antoine de ne plus jamais remettre les pieds à Beauval ne survécut pas à cette journée : en fin d’après-midi, l’administration de l’hôpital réclama des papiers de Mme Courtin, des affaires, il fallait qu’Antoine aille les chercher, il n’y avait personne d’autre.

La perspective de retourner à Beauval l’étreignait. La maison de sa mère était voisine de celle des Mouchotte et il imaginait sans peine la scène pénible à laquelle il aurait droit si Émilie s’apercevait de sa présence.

Il gagna du temps, se donna toutes sortes de prétextes, il attendrait la toilette de sa mère, il partirait après la venue du médecin, etc.

Il alluma machinalement la télévision sur le journal de la soirée.

L’événement majeur de la matinée tournait en boucle sur toutes les chaînes nationales d’information continue : on venait d’exhumer, dans le parc Saint-Eustache, les ossements d’un jeune enfant.

La gendarmerie, prudente, n’avait fait que confirmer la découverte et s’interdisait toute interprétation sur l’identité de la victime, mais les journalistes, comme tous les habitants de la région, n’avaient évidemment qu’une idée en tête : il ne pouvait s’agir que du corps de Rémi Desmedt, qui cela pouvait-il être sinon lui ?

Antoine s’attendait à cette nouvelle. Il avait même eu plus de dix ans pour l’anticiper, mais au fond, comme pour la mort d’un proche, il n’y était pas réellement préparé.

Les reportages se succédaient, reléguant à l’arrière-plan les problèmes du moment. On avait filmé le chantier interrompu, les camions à l’arrêt, les bulldozers silencieux, les techniciens de l’Identité judiciaire en combinaison blanche affairés autour des véhicules dont les gyrophares balayaient les barrières sécurisant la zone où s’activaient gravement des hommes en costume et en uniforme, mais tout cela n’était que le décor, ce qui passionnait vraiment les médias, c’était Rémi Desmedt. La photo qui avait servi autrefois pour l’avis de recherche fut sans doute, pendant ces premières heures après la découverte, la plus diffusée en France et la plus regardée. Les reporters s’étaient précipités vers Mme Desmedt et faisaient le siège de son immeuble. S’ils n’avaient pas encore réussi à l’interviewer, ils n’avaient eu aucune peine à recueillir les propos des voisins, commerçants, élus, passants, facteur, enseignants, parents d’élèves, tout le monde était ému aux larmes, la ville s’apprêtait avec délectation, à communier dans la douleur.

Tout ce qu’Antoine avait tenté rationnellement d’imaginer était balayé par les ravages prévisibles de cette médiatisation. Allons, se disait-il, réfléchis, que va-t-il se passer…

C’est le moment que Laura choisit pour l’appeler. Antoine ne trouva pas le courage de répondre.

Tandis que derrière lui Mme Courtin délirait d’une voix de plus en plus forte, il suivit, tout au long de la journée, l’évolution des événements, l’évocation de l’analyse des restes mis au jour, l’identité probable de la victime (on montrait la photo de Rémi souriant, la mèche bien lissée, revêtu de son T-shirt portant le petit éléphant bleu), l’attente concernant l’élucidation des causes de sa mort et des sévices que l’enfant avait pu subir ante ou post mortem. On évoqua la réouverture de l’enquête dont les gendarmes, la justice et le ministère assurèrent pourtant qu’elle n’avait jamais été fermée. On attendait avec espoir et recueillement la découverte d’un indice permettant de lancer de nouvelles investigations et enfin d’arrêter le coupable.

Une nausée saisit Antoine lorsqu’une jeune femme arborant une dignité de circonstance devant le micro de sa chaîne d’information continue fut filmée sur la place de l’hôtel de ville, entourée d’une population calme et recueillie qui tentait quand même de s’apercevoir sur les écrans de retour d’image.

« Selon les enquêteurs, l’hypothèse de l’enlèvement demeure plausible, mais il semble plus vraisemblable que l’enfant n’ait pas été emmené très loin, qu’il soit resté en captivité dans les frontières de la commune. Auquel cas, l’enquête se concentrera sur la ville elle-même… Sur Beauval, où nous nous trouvons. »

L’affaire retournait à son point de départ, ce serpent rampait maintenant en direction de la maison de Mme Courtin. Antoine pouvait encore être interrogé, on demanderait à l’enfant qu’il avait été si quelque chose lui revenait. Chaque mensonge à faire serait une enclume à soulever, il ne s’en sentait plus la force.

Qu’un gendarme sonne à la porte et Antoine lui tendrait les poignets sans un mot.

Il oublia qu’il devait aller à Beauval chercher des papiers. Bien que Mme Courtin soit entrée dans un délire de plus en plus actif, épuisé de fatigue, Antoine parvint à s’assoupir, assis sur sa chaise, et il était plus de 5 heures du matin lorsqu’il se réveilla. Il avait, dans le miroir de la petite salle de bains, une tête de repris de justice. Il quitta l’hôpital, marcha jusqu’à la gare où il trouva les taxis qui attendaient le premier train de Paris et se fit conduire à Beauval, espérant arriver chez sa mère sans rencontrer personne. Ce fut le cas.

Lorsqu’il descendit du taxi, il ne put s’empêcher de jeter un œil vers la maison voisine. Hasard ou intuition, alors qu’il n’était pas 6 heures du matin, derrière ses carreaux, Mme Mouchotte, immobile, intemporelle, le suivait du regard. Sa beauté spectrale confinait au cauchemar, il eut l’impression de voir une araignée au bout de son fil, prête à bondir…

Il se hâta d’entrer chez sa mère.

La maison de Mme Courtin était d’une propreté provinciale. Les papiers se trouvaient dans le même tiroir depuis la naissance du monde. Il avait dormi lourdement et d’un sommeil agité sur sa chaise d’hôpital, il était terriblement courbatu, il s’allongea sur le canapé, s’endormit et se réveilla en milieu de matinée épuisé, déprimé, vaporeux comme un lendemain de cuite ou de fête de Noël, c’est souvent pareil.

Il utilisa l’appareil ancestral de sa mère pour fabriquer un café qui reproduisit exactement l’odeur et le goût qu’il avait connus pendant toute son enfance.

Il ne résista pas au besoin de reprendre l’actualité où il l’avait laissée, alluma le téléviseur. Le visage du procureur de la République emplissait l’écran et évoquait « l’identité de la victime dont le squelette a été retrouvé hier » :

« Il s’agit bien du jeune Rémi Desmedt, disparu le 23 décembre 1999. »

Antoine lâcha sa tasse, qui se brisa sur le tapis. Il eut le curieux réflexe de regarder en direction de la fenêtre comme s’il s’attendait à voir réunie devant l’ancienne maison des Desmedt la population entière de Beauval, et à entendre, à travers les vitres, la clameur populaire réclamer vengeance.

« Les inondations de 1999 n’avaient pas atteint les hauteurs de Saint-Eustache. Les restes de l’enfant, protégés par les nombreux arbres qui se sont abattus à cette période, ne se sont pas trop dégradés au fil des années et ont permis à l’Identité judiciaire de procéder aux analyses. »

Antoine fixa, sur le tapis, les débris de la tasse cassée, le café renversé faisait une tache large et sombre qui s’agrandissait comme une tache de vin sur une nappe…

« L’enfant a reçu un coup violent sur la tempe droite, qui a sans doute entraîné sa mort. Il est évidemment trop tôt pour dire s’il a subi d’autres violences. »

Il ne se passait pourtant rien que de très logique, mais Antoine fut affolé de constater la vitesse avec laquelle les recherches avançaient dans sa direction. Si l’on ajoutait à cela la fatigue des deux derniers jours…

Il se souleva, rassembla péniblement les papiers qu’il devait apporter à l’hôpital, appela le taxi de Fuzelières et sortit pour l’attendre, il avait besoin d’air.

Il n’eut pas le temps de revenir sur ses pas lorsqu’un reporter de radio l’assaillit au sortir du jardin.

— Vous occupez la maison voisine de celle du petit Rémi Desmedt à l’époque de sa disparition, l’avez-vous bien connu, quel genre d’enfant était-il… ?

Antoine balbutia quelques mots qu’on lui demanda de répéter :

— Euh…, c’était un voisin…

Antoine n’était pas à la hauteur : ne comprenait-il pas qu’il fallait une réponse plus personnelle, plus émotionnelle ? Le reporter était agacé.

— Oui, bien sûr, mais… quel genre d’enfant ?

Le taxi arriva, Antoine se précipita dedans.

Par la vitre, il vit que le journaliste s’était déjà tourné vers une jeune femme blonde. C’était Émilie, sortie de chez elle, enveloppée dans le châle de sa mère. Elle avait forci. En répondant à la question du reporter, elle suivit d’un regard rancunier le taxi qui s’éloignait.


Mme Courtin était toujours dans un délire intermittent et tourmenté, elle s’agitait, tournait la tête en tous sens, prononçait des syllabes incohérentes et répétitives, des prénoms (Antoine ! Christian !), ceux de son fils, de son ex-mari, et d’autres (Andrée !) qui devaient remonter à son enfance.

Toute la journée Antoine resta près d’elle, lui essuya le front, il sortit pour que l’on procède à sa toilette, revint s’asseoir épuisé, malade, torturé.

Le délire de Mme Courtin paraissait tourner en boucle. Sa tête faisait toujours le même mouvement, ses lèvres prononçaient toujours les mêmes syllabes : « Antoine ! Andrée ! » Rester auprès d’elle était d’autant plus oppressant que, sur le téléviseur placé en haut du mur, les reportages sur « l’affaire Rémi Desmedt » ne cessaient de défiler.

Les archives avaient été exhumées. Elles n’avaient pourtant qu’une douzaine d’années, mais ces images avaient terriblement vieilli : Beauval avec son platane sur la place de la mairie, la maison du petit Rémi avec M. Desmedt qui se fâchait contre les journalistes et tentait de les chasser comme une nuée malsaine ; M. Weiser, le maire, en organisateur affairé le matin de la battue, le départ des groupes de recherche vers la forêt domaniale, puis les images de la tempête, de l’inondation, les voitures saccagées, les arbres abattus, les habitants exténués, démoralisés…

Laura laissa toute la journée des textos sur le portable d’Antoine, qui tous revenaient à la même chose : je t’aime.

Mme Courtin émergea enfin du coma vers 18 heures. Antoine appela les infirmières. Ce fut aussitôt le branle-bas de combat, on l’emmena, Antoine attendit nerveusement dans le couloir. Il fallut plus d’une heure avant qu’une infirmière vienne lui confirmer que sa mère avait repris conscience, qu’elle resterait en observation assez longtemps, qu’il n’était pas nécessaire de patienter ici, il serait prévenu de toute évolution de la situation.

Il passa prendre ses vêtements, il allait rentrer à l’hôtel, dormir, dormir…

Le téléviseur était resté allumé. Antoine leva le regard vers l’écran :

« Les techniciens de l’Identité judiciaire ont retrouvé sur place un cheveu qui n’appartiendrait pas à la victime. Il est évidemment impossible d’en déduire qu’il s’agit d’un cheveu du meurtrier, même si la probabilité est assez élevée… La recherche de l’ADN est en cours. Le résultat, lorsqu’il sera connu, c’est-à-dire très bientôt, sera comparé aux ADN recensés dans le Fichier national des empreintes génétiques. En cas de rapprochement, cette personne sera invitée à s’expliquer sur la présence de son cheveu près de la dépouille de l’enfant disparu… »

18

Un peu avant minuit, Antoine était étendu sur le lit de sa chambre d’hôtel lorsqu’il entendit des pas dans le couloir, quelqu’un frappa à sa porte. Sans attendre, Laura entra, posa son sac et jeta sa veste. Antoine n’eut pas le temps de dire un mot, Laura était allongée sur lui, la tête dans son cou, elle respirait fort, comme quelqu’un qui a couru. Antoine referma ses bras sur elle. Cette présence inattendue, il ne savait pas très bien ce que ça lui faisait.

En d’autres temps, il l’aurait déjà retournée depuis longtemps, mais cette nuit-là…

Il ne parvenait pas à imaginer la réaction de Laura lorsqu’elle apprendrait quel homme il était en réalité. Pour sa mère, c’était différent, elle savait quelque chose depuis toujours. La première partirait, la seconde en mourrait. Laura, après être restée longuement couchée sur lui, se déshabilla, le déshabilla comme s’il était un enfant, souleva les draps pour qu’ils s’y glissent l’un contre l’autre, se lova contre lui, très serrée, et s’endormit.

Antoine était exténué, mais le sommeil ne venait pas. Laura respirait profondément, calmement. Cette confiance le peina. Il se mit à pleurer, très doucement.

Sans ouvrir les yeux, sans bouger, Laura passa un doigt sur sa joue pour attraper une larme et y laissa sa main.

Quelques secondes plus tard, il dormait, et lorsqu’il se réveilla, c’était le jour, sa montre marquait 9 h 30, Laura était partie en laissant un mot dans la marge d’une revue dont elle avait arraché une page, je t’aime.

Deux jours passèrent pendant lesquels on vit Mme Courtin se rétablir d’heure en heure. Elle restait pâle, fatiguée, elle mangeait très peu, mais son discours n’était plus incohérent que par intermittence, ses repères spatio-temporels se reconstruisaient, son équilibre s’affermissait et, après une ultime séance de radiographie, on songea à la renvoyer chez elle.

Soucieuse, sans doute, de montrer qu’elle avait « toute sa tête », Mme Courtin tint absolument à faire sa valise elle-même, s’appuyant parfois du bout des doigts à l’angle de la table de nuit ou au lit lorsque son équilibre redevenait précaire.

Antoine se contenta de lui passer les vêtements qu’elle pliait ensuite et empilait avec soin, mais le regard de l’un comme de l’autre restait rivé à l’écran de télévision où il n’était question que des nouveautés dans « l’affaire Rémi Desmedt ».

Antoine reconnut la jeune journaliste aperçue devant l’hôtel de ville de Beauval quelques jours plus tôt.

« L’ADN a donc parlé et la police en sait maintenant un peu plus sur le propriétaire du cheveu trouvé près de la dépouille du petit Rémi Desmedt. Il s’agirait d’un individu de sexe masculin, de type caucasien. S’il n’est pas possible d’évaluer sa taille, on est en revanche certain qu’il a des yeux marron et des cheveux clairs. Cette description correspond évidemment à un très grand nombre d’individus et ne permet pas aux enquêteurs de dresser un véritable portrait-robot de cette personne. »

Antoine attendit que l’information soit répétée pour en tirer une conclusion à laquelle il n’osait pas encore croire : la police avait un ADN, le sien très probablement, mais il n’avait jamais été fiché et, tant qu’il ne le serait pas, les risques d’être convaincu du meurtre de Rémi Desmedt étaient à peu près nuls…

Il semblait peu probable que l’enquête soit rouverte, et d’abord, dans quelle direction irait-on…

Plus de dix ans après, l’affaire Rémi Desmedt faisait quelques ronds dans l’eau avant de disparaître de nouveau.

La vie d’Antoine allait-elle reprendre un cours normal ?

— Eh bien, madame Courtin, on comptait sur vous pour Noël !

L’infirmière, une petite brune au regard pétillant, devait adresser cette plaisanterie à tous les partants et elle s’attendait au même succès que d’ordinaire, mais elle tomba sur deux personnes immobiles, aspirées par l’écran de télévision auquel, à son tour, elle finit par s’intéresser.

La caméra filmait le supermarché de Fuzelières et plus particulièrement la porte qui, sur le côté du bâtiment, était réservée au personnel et par où sortait M. Kowalski, encadré par deux gendarmes.

« Le seul suspect dans cette affaire reste M. Kowalski, l’ancien charcutier de Marmont, autrefois relâché faute de preuves. Il y a fort à parier que les enquêteurs vont faire pression sur cet unique témoin pour obtenir de lui un prélèvement leur permettant de comparer son ADN avec celui qui a été retrouvé près de la malheureuse victime de 1999. »

Les gestes de Mme Courtin étaient devenus plus vifs. Elle avait du mal à masquer une colère qu’Antoine lui avait toujours connue au sujet de son ancien patron, cette impression d’avoir été trompée par un homme auquel elle avait pourtant fait, naguère, une solide réputation de radin et d’exploiteur. Sans doute éprouvait-elle aussi cette hargne et cette indignation que l’on ressent lorsqu’on est passé, sans le savoir, à côté d’un personnage qui se révèle ensuite pervers, manipulateur, voire monstrueux.

C’était la seconde fois qu’Antoine assistait à son arrestation et la seconde fois qu’il sentait confusément, et sans honte excessive, combien il serait soulagé par une erreur judiciaire. Il n’en serait évidemment pas question cette fois-ci, l’ADN ne mentirait pas comme pouvait le faire un témoin, mais l’espoir que ce Kowalski serait condamné à sa place le traversa de nouveau. Antoine ne l’avait pas vu depuis de nombreuses années. Lui aussi avait considérablement vieilli ; ses cheveux étaient blancs, son visage émacié semblait plus maigre encore, il marchait d’un pas lent, les bras ballants.

La réputation de son commerce n’avait pas survécu à son arrestation en 1999. Sa charcuterie avait périclité année après année, il avait dû vendre et il était devenu le chef du rayon boucherie-charcuterie du supermarché de Fuzelières.

M. Kowalski serait relâché dans quelques heures, dans un jour ou deux tout au plus, ce serait peut-être le dernier rebondissement dans cette affaire destinée maintenant à enrichir les archives de la police. Minute après minute, Antoine sentait sa poitrine se libérer, des images lui parvenaient sans cesse à l’esprit, Laura, la fin de leurs études, le départ pour l’étranger…

Mme Courtin rentra chez elle (« En taxi… On aurait pu prendre le car… »), aéra la maison (« Tu aurais quand même pu le faire, Antoine ! »), établit une liste de courses (« Attention, les biscottes, c’est Heudebert, s’il n’y en a pas, tu ne prends rien ! »)…

Ce qu’Antoine avait toujours difficilement supporté, bientôt il n’aurait plus à le faire, mais pour l’heure il accueillait les remarques de sa mère avec bonhomie tant il était heureux et soulagé de la voir rentrer chez elle. « Plus de peur que de mal », disait-elle aux connaissances qui l’appelaient. L’annonce de son retour avait déjà fait trois fois le tour de Beauval.

Antoine retarda le plus longtemps possible le moment d’aller en ville, d’être accosté par tous ceux qui lui demanderaient des nouvelles de sa maman. Alors, Blanche est rentrée ? Eh ben, tant mieux, tant mieux, c’est qu’on a eu peur, tu sais, moi, j’étais pas là, mais on m’a raconté, le bond qu’elle a fait, oh oui, la peur qu’on a eue… Il s’interrogeait aussi avec inquiétude : les Mouchotte avaient-ils rendu publique l’infortune de leur fille, mais non, personne n’était au courant. Ni Émilie ni ses parents n’avaient désiré affronter une situation que, chez n’importe qui d’autre, ils auraient condamnée.

Théo, qui montait quatre à quatre les marches de la mairie, lui fit un petit signe de loin. Il croisa aussi Mademoiselle, comme on appelait la fille de Me Vallenères. Deux fois par semaine, elle quittait la maison de santé médicalisée où elle avait été placée à la mort de son père et faisait son tour en ville, poussée par une garde-malade. Elle s’installait à la terrasse du Café de Paris. En été, elle y mangeait une glace dont l’infirmière essuyait les coulures sur son menton, en hiver c’était un chocolat brûlant qu’on lui faisait boire à petites gorgées. Son fauteuil roulant n’était plus le véhicule fantasque et bariolé d’autrefois, mais la jeune femme, elle, n’avait pas changé, son corps était toujours ce cep de vigne asséché, on voyait toujours, posées sur sa couverture écossaise, ses mains blanches et glacées, son visage était, aujourd’hui encore, un regard incandescent dans un masque mortuaire.

Antoine attendit patiemment son tour dans toutes les boutiques où, sans souci du temps, s’échangeaient les nouvelles.

Il se sentait rempli d’une légère euphorie qui, bien sûr, devait beaucoup à la fatigue des derniers jours, mais qui traduisait aussi un état progressif de réassurance. S’il n’y avait pas eu cette histoire avec Émilie Mouchotte… Même cela, il le considérait comme un embarras mineur à côté des menaces qui s’étaient accumulées au-dessus de lui… Qu’est-ce que ce serait, un peu d’argent, la belle affaire…

Il n’osait pas encore y croire.

Il allait terminer ses études, partir loin de tout ça, reconstruire sa vie.

19

Sans surprise, M. Kowalski fut libéré le surlendemain, innocenté, mais tout aussi suspect aux yeux des habitants de Beauval qui ne changeaient pas facilement d’avis, il n’y a pas de fumée sans feu, ça ne changerait jamais.

À mesure que l’inquiétude d’Antoine se calmait, en écho, l’intérêt de sa mère pour les nouvelles locales se tassa. Elle ne fixait plus l’écran de télévision avec la même avidité que ces derniers jours à l’hôpital. C’est tout juste si, contrairement à Antoine, elle prêta attention à la déclaration du procureur de la République répondant aux journalistes depuis le palais de justice de la préfecture :

« Non, faire passer un test ADN à l’ensemble de la population de Beauval n’est pas réaliste. Ce projet excéderait de loin nos disponibilités financières, mais surtout, il ne s’appuierait sur aucune donnée rigoureuse. Il n’y a aucune raison objective pour que le porteur de l’ADN que nous recherchons (s’il s’agit bien du meurtrier du petit Rémi Desmedt !) soit plutôt un habitant de Beauval que celui d’une ville voisine ou simplement une personne de passage… »

— Eh ben voilà ! grommela Mme Courtin, comme si le magistrat confirmait là une théorie qu’elle avait toujours défendue.

Cette dernière hypothèque levée, Antoine était maintenant libre de partir : Mme Courtin avait repris du poil de la bête, il était temps de rentrer et de retourner à la préparation de ses examens.

— Déjà ? demanda Mme Courtin sans y croire elle-même.

Sa mère, qui avait insisté pour organiser un « petit repas » (elle appelait « petit » tout ce qu’elle trouvait important), enfila son manteau, direction le centre-ville où, chez les commerçants, elle ferait figure de miraculée avec de faux airs de modestie qui faisaient sourire Antoine.

Il rassembla ses affaires. Il ne voulait pas appeler Laura, il se réservait de la surprendre à son tour par son arrivée.

Mme Courtin, pendant le repas, s’offrit le luxe d’un doigt de porto. Ils déjeunèrent sans échanger grand-chose, un peu étonnés l’un et l’autre de se trouver là, ensemble, dans cette circonstance imprévue dont l’issue, deux jours plus tôt, semblait encore si incertaine.

Puis Mme Courtin regarda l’heure, étouffa un bâillement.

— Tu as le temps, lui dit Antoine.

Elle monta faire un petit somme avant son départ.

La maison se mit à fourmiller de silence.

Puis la sonnerie de la porte résonna. Antoine ouvrit.

C’était M. Mouchotte.

Les deux hommes n’eurent pas un geste l’un pour l’autre, gênés tous les deux par cette situation incongrue. Antoine se rendit compte que jamais encore il n’avait parlé directement avec le père d’Émilie.

Il s’écarta et l’invita à entrer.

M. Mouchotte était un homme grand, aux cheveux très courts comme ceux des militaires et au nez avantageux. L’ensemble, conforté par une volonté permanente d’affirmer sa dignité et un port rigide, lui donnait un vague air d’empereur romain. Ou d’instituteur du siècle dernier, il tenait d’ailleurs les mains derrière le dos, ce qui lui permettait de bomber le torse et de relever le menton.

Antoine était mal à l’aise, il n’avait aucune envie d’endurer une leçon de morale, toute cette histoire n’était rien d’autre qu’un accident. Si les Mouchotte tenaient absolument à ce que l’enfant d’Émilie vienne au monde, Antoine n’y pouvait rien, il n’éprouvait aucune culpabilité, mais il sentait clairement, à l’attitude déterminée et même menaçante de M. Mouchotte, qu’il ne s’en tirerait pas si facilement : on était venu lui réclamer de l’argent, on spéculait déjà sur ce qu’un médecin pourrait gagner.

Antoine serra les poings, on allait tenter de profiter de la situation, il ne s’était pas renseigné sur ses droits…

— Antoine…, commença M. Mouchotte, ma fille a cédé à vos avances. À votre insistance…

— Je ne l’ai pas violée !

Intuitivement, Antoine pensa qu’une attitude offensive, délibérément non coupable, était la plus efficace, il n’avait pas l’intention de s’en laisser conter.

— Je n’ai pas dit cela ! protesta M. Mouchotte.

— C’est heureux. J’ai proposé à Émilie une solution qu’elle a préféré refuser. C’est son choix, mais c’est aussi sa responsabilité.

M. Mouchotte resta interdit et offusqué.

— Vous ne voulez pas dire que…

Il s’en étouffait, les mots ne lui venaient pas…

Antoine se demanda si Émilie avait rapporté à son père sa proposition d’avortement ou s’il la découvrait maintenant.

— Si, confirma Antoine, c’est tout à fait ce que je veux dire… C’est encore possible. C’est… c’est limite, mais c’est possible.

— La vie est sacrée, Antoine ! Dieu a voulu qu…

— Ne m’emmerdez pas avec ça !

On aurait dit qu’on venait de le gifler. Il avait beau jouer les empereurs romains, il perdait déjà pied, ce qui conforta Antoine dans son attitude combative.

Le cri de son fils avait intrigué Mme Courtin, dont on entendit le pas dans l’escalier.

— Antoine ? demanda-t-elle en arrivant à la dernière marche.

Il ne se retourna pas vers elle. Mme Courtin eut, en passant la tête, l’étrange vision de ces deux hommes face à face, dressés sur leurs ergots, visiblement prêts à en découdre… Elle remonta dans sa chambre sur la pointe des pieds. M. Mouchotte, submergé par l’indignation, ne s’était même pas rendu compte de sa présence.

— Mais enfin…, vous avez déshonoré Émilie !

Il parlait maintenant sur une tonalité basse, il articulait chaque syllabe pour souligner qu’il ne parvenait pas à croire à ce qu’Antoine disait tant c’était énorme.

— Oh, ajouta celui-ci pour faire bonne mesure, question « déshonneur », comme vous dites, elle ne m’a pas attendu, je peux vous l’assurer.

Cette fois, M. Mouchotte était outré.

— Vous insultez ma fille !

La conversation était mal engagée et il déplaisait à Antoine de profiter d’un avantage aussi facile, mais il n’avait pas l’intention de baisser sa garde, il décida de pousser son avantage :

— Votre fille fait ce qu’elle veut de son corps, ça ne me regarde pas. Mais je ne…

— Elle était fiancée !

— Oui, eh bien, ça ne l’a pas empêchée de coucher avec moi.

Antoine devait se tirer de ce mauvais pas coûte que coûte, et avec un interlocuteur comme M. Mouchotte, il valait mieux ne pas trop faire dans la nuance.

— Écoutez, monsieur Mouchotte, je comprends votre embarras, mais de vous à moi, votre fille n’est pas tombée de la dernière pluie. Alors elle est enceinte de quelqu’un, c’est certain, mais je n’ai pas plus de responsabilité dans cette affaire que… disons, que les autres.

— Je me doutais que vous étiez un homme méprisable…

— Eh bien, la prochaine fois, vous recommanderez à votre fille de mieux choisir ses amants.

M. Mouchotte hocha la tête, bien, bien, bien…

— Puisque vous le prenez ainsi…

De derrière son dos, il sortit un journal qu’il brandit devant lui, comme un tue-mouches. Le journal de la région. Antoine ne parvint pas à savoir s’il s’agissait de celui du jour.

— On le sait… il est possible aujourd’hui de faire des tests !

— Comment ça… ?

Antoine avait pâli.

M. Mouchotte se rendit compte qu’il avançait dans la bonne direction.

— Je vais porter plainte contre vous…

Antoine vit se profiler la menace, mais il ne parvenait pas à comprendre quelles implications elle aurait sur sa vie.

— Je vais vous faire un procès et vous contraindre à un prélèvement génétique qui prouvera, de manière indiscutable, que vous êtes le père de l’enfant que porte ma fille !

Antoine fut terrassé, il resta la bouche ouverte, incapable de réfléchir sereinement à la situation.

Cet imbécile disait des choses dont il ne mesurait pas les conséquences.

— Foutez-moi le camp, souffla Antoine d’une voix blanche.

— Il vous est encore possible, conclut M. Mouchotte, de préférer la voie de l’honneur à celle de l’infamie tant pour Émilie que pour vous. Car, sachez-le, rien ne me fera changer d’avis ! Je me rendrai au tribunal, j’exigerai ce prélèvement et vous serez obligé, que vous le souhaitiez ou non, d’épouser ma fille et de reconnaître cet enfant !

Il fit un demi-tour martial et sortit en claquant la porte.

Antoine eut besoin d’un appui, il se cramponna au chambranle. Il fallait trouver une parade.

Il grimpa l’escalier quatre à quatre, entra dans sa chambre, s’y enferma et commença à marcher de long en large.

Allait-il être contraint d’épouser Émilie Mouchotte ?

Cette perspective lui donna la nausée. Et où habiteraient-ils d’ailleurs, jamais Émilie n’accepterait de partir à l’étranger, de s’éloigner de ses parents.

Et de toute façon, que vaudrait son dossier auprès d’une organisation humanitaire lorsqu’il serait père d’un enfant d’un an ou deux ?

Serait-il alors condamné à rester à Beauval ?

C’était insupportable.

Antoine essaya d’imaginer la situation de la manière la plus concrète. M. Mouchotte allait porter plainte. Il arrivait dans le bureau d’un juge… qui trouverait cette demande ridicule. « On ne fait ce genre de chose qu’en cas de viol, monsieur Mouchotte, dirait-il, votre fille a-t-elle porté plainte pour viol… ? »

Non. Antoine se rassura : jamais un magistrat ne donnerait suite à cette requête, c’était impossible.

Mais en même temps, le juge ne manquerait pas de se poser une autre question : s’il était si certain de n’être pas le père, pourquoi Antoine Courtin ne le faisait-il pas, ce test ?

Le juge s’interrogerait certainement sur cet homme qui refusait un test génétique… au moment où l’on venait de découvrir l’ADN de l’assassin de Rémi Desmedt. Cet homme étant justement celui qui, autrefois, avait été parmi les derniers à avoir vu Rémi vivant…

Alors, par acquit de conscience, on interrogerait Antoine de nouveau.

Et il le savait, jamais il ne supporterait un interrogatoire sur ce qui s’était passé douze ans plus tôt. C’était impossible. Il tenterait de mentir de nouveau, il le ferait mal, se troublerait, le juge serait ébranlé, ce ne serait pas la première fois qu’un coupable d’un crime de sang serait arrêté à l’occasion d’un délit mineur…

Peut-être même le juge le contraindrait-il alors à un test génétique…

Il valait mieux céder.

Et faire ce test maintenant pour couper court à cette suspicion dont Antoine ne se relèverait jamais.

Cette idée lui apporta un peu de réconfort. Car enfin, s’il était le père de cet enfant, il paierait une pension, voilà tout ! Il n’était pas question de gâcher sa vie en épousant cette… Il chercha le mot, ne le trouva pas.

Il entendit, de l’autre côté de la cloison, quelques bruits feutrés, de petits chocs, comme ceux que font les personnes précautionneuses dans les chambres d’hôtel trop sonores.

C’était sa mère qui, comme à son habitude, devait faire comme si de rien n’était, ranger sa chambre pourtant déjà ordonnée comme il l’avait vue faire pendant toute son enfance.

Entendre, sentir presque physiquement sa présence le glaça jusqu’aux os… S’il se révélait être le père, c’est-à-dire le coupable, et qu’il refusait d’épouser Émilie, les Mouchotte se répandraient dans toute la ville, désigneraient du doigt la famille Courtin…

Que deviendrait alors la vie de sa mère ?

Elle devrait supporter cette tache sur sa réputation. Pour tout un chacun, elle serait la mère d’un homme lâche, incapable de faire face à ses responsabilités, à ses obligations. Regardée, observée, jugée, moralement humiliée, jamais elle ne survivrait à une existence pareille, non, c’était impossible.

Antoine n’avait qu’elle, sa mère n’avait que lui.

Il était incapable de lui imposer pareille épreuve.

Elle en mourrait.

Il ne lui restait qu’une solution : accepter le test et espérer que le résultat prouverait son innocence.

Rien n’était moins sûr.

Mais surtout il y avait autre chose.

Antoine entendit de nouveau les propos de la journaliste :

« … un prélèvement leur permettant de comparer son ADN avec celui qui a été retrouvé près de la malheureuse victime de 1999. »

Antoine ressentit un vertige, il dut s’asseoir. S’il se pliait à ce test, qu’il soit positif ou non, le résultat allait être stocké quelque part…

Il allait exister.

Pour longtemps, très longtemps. Dans quel fichier serait-il enregistré, ce test ? Quelle administration en aurait la charge ?

Personne ne pouvait être certain qu’on ne le croiserait pas, tôt ou tard, avec… l’ADN de l’assassin de Rémi Desmedt.

N’importe quelle décision législative pouvait demain autoriser la justice à croiser tous les fichiers ADN disponibles…

Une épée de Damoclès serait éternellement suspendue au-dessus de sa tête.

La seule solution, c’était de le refuser.

Antoine venait de boucler la boucle. C’était une impasse : qu’il fasse ce test ou qu’il ne le fasse pas revenait au même.

Ce qui ne surviendrait pas aujourd’hui serait une menace pour demain.

Et pour toute une vie.

— À quelle heure est donc ton train, Antoine… ?

Mme Courtin était arrivée sans qu’Antoine l’entende, elle avait passé la tête.

Elle vit aussitôt dans quel état d’agitation se trouvait son fils.

— Bon, si tu ne prends pas celui-ci, il y en a d’autres…

Elle ferma la porte et descendit.

Antoine faisait les cent pas dans la chambre, tentait de rassembler ses idées, mais il en revenait toujours à l’évidence : il n’avait qu’une issue : empêcher M. Mouchotte de porter plainte.

Ou se préparer à vivre dans l’angoisse, et peut-être même à passer quinze années en prison, après un procès à retentissement national, la terrible destinée d’un assassin d’enfant… Tout ce qu’il était parvenu à éviter jusqu’ici.

Il s’était passé douze ans depuis un crime qu’il avait commis à l’âge de douze ans et le dernier acte de la tragédie dans laquelle il avait plongé ce jour de décembre 1999 se déroulait peut-être ici, maintenant…

La nuit tomba.

Il entendit sa mère se coucher, sans un mot, sans une question.

Jusqu’au matin, il marcha dans sa chambre de long en large. C’était, pour lui, un malheur absolu. Sa vie n’était rien d’autre que l’immense défaite à laquelle son enfance, un pur chagrin, l’avait destiné.

Lorsque le jour se leva, il se demanda si, avec Émilie, il ne s’était pas condamné lui-même. Sa peine, pour le crime qu’il avait commis, n’était pas constituée d’années de prison, mais d’une vie entière qu’il abhorrait d’avance, qui représentait tout ce qu’il détestait, auprès de gens médiocres, à exercer un métier qu’il aimait dans des conditions qu’il haïssait…

Telle était sa punition : purger sa peine en toute liberté au prix de son existence tout entière.

Au matin, Antoine avait admis sa défaite.

Загрузка...