Tandis que Laura et Pitou s'efforçaient de rejoindre Paris, à des centaines de lieues de là, dans une petite cité du Tessin suisse, un homme écrivait, assis dans une loggia fleurie de lauriers-rosés en pots. C'était un joli matin ensoleillé, empli de chants d'oiseaux, mais ceux-ci se trouvèrent soudain vigoureusement concurrencés par une voix de femme, un puissant soprano dramatique, lançant aux échos alpestres les premières notes du grand air de Didon.
Ah, que je fus bien inspirée
Lorsque je vous reçus dans ma cour...
Avec agacement, l'homme qui écrivait jeta sa plume et cria :
- Pour l'amour de Dieu, Antoinette, ne pouvez-vous chanter autre chose ?
La voix se tut; un pas rapide lui succéda et, quelques secondes après, une imposante personne d'environ trente-cinq ans, d'un blond un peu filasse, dodue et de taille plutôt courte mais le port assuré et le nez au vent, effectuait une entrée de reine offensée, clamant sur un autre motif :
C'est toi, cruel, qui veux ma mort Regarde-moi! Vois ton ouvrage!...
Le comte d'Antraigues posa de nouveau sa plume et considéra son épouse d'un air accablé. Elle avait l'air d'un gros hortensia rosé couvert de bijoux tintinnabulants.
- Combien d'opéras avez-vous chantés durant votre prestigieuse carrière, ma chère ?
- Est-ce que je sais? Trente... cinquante... Est-ce que cela offre quelque importance?
- Pour moi, oui, parce que je ne comprendrai jamais ce qui vous fait toujours choisir Didon.
- Le souvenir, mon cher, le souvenir! Vous ne pouvez pas comprendre : vous n'étiez pas à Fontainebleau lorsque j'ai chanté ce rôle pour la première fois devant Leurs Majestés le 6 octobre 1783. Quelle soirée! Quel triomphe! Et ensuite la première à l'Opéra ! Didon a marqué ma vie, mon cher Alexandre.
- Le malheur est qu'elle ait marqué aussi celle de la femme que je déteste le plus au monde : la Reine ! L'a-t-elle assez chanté, votre grand air, pour le beau Fersen !
Et le comte de reprendre en imitant la voix de la Reine et son accent allemand en l'exagérant :
" Ah que che fus bien inzpirée lorsque che vous reçus dans ma gour...
Celle qui était encore, trois ans avant, la célèbre cantatrice Saint-Huberty regarda son époux avec pitié en plantant ses poings sur ses hanches :
- Vous n'avez pas honte ! Alors qu'elle est à présent prisonnière, elle qui aimait tant le théâtre et la musique !
- Elle aurait mieux fait de ne jamais s'occuper d'autre chose et de ne se point mêler de politique ! Alors, chantez ce que vous voulez, Antoinette, mais autre chose ! Il est déjà bien suffisant que vous portiez le même prénom.
- Il fallait vous en aviser avant de m'épouser! Et la comtesse d'Antraigues aime particulièrement Didon! Surtout quand c'est la Saint-Huberty qui chante !
Et, prenant à quatre doigts son ample robe de satin pékiné, elle fit la grande révérence qu'elle exécutait naguère sous les bravos et les bouquets de fleurs, ouvrit son éventail avec un air de tête superbe et quitta la loggia en clamant un autre extrait de son opéra préféré :
Va chercher l'Italie, errant au gré de l'onde. Il saura me venger, ce perfide élément...
Sa voix, cependant, se perdit dans les profondeurs de la vaste demeure et son époux revint à la lettre qu'il était en train d'écrire à l'ambassadeur d'Espagne à Venise, le comte de Las Casas, qui était, parmi d'autres, son correspondant privilégié et son principal bailleur de fonds. Doué d'une plume alerte, volontiers venimeuse, et d'une grande imagination, le comte d'Antraigues, émigré depuis 1790, avait trouvé ce moyen nouveau de survivre - assez largement même - tout en rétribuant les correspondants chargés d'apporter de l'eau à son moulin : une agence de renseignements au service de l'Espagne d'abord, puis d'autres pays étrangers comme l'Angleterre et la Russie.
Depuis sa naissance à Montpellier en 1753, il avait parcouru un chemin bizarre, dû surtout aux contradictions de son caractère. Appartenant à une ancienne famille du Vivarais possédant un château - La Bastide - à trois lieues au nord d'Aubenas, il tenait par sa mère, une Saint-Priest, à la noblesse parlementaire; le père de celle-ci était intendant du Languedoc et ses deux grands-pères présidents de parlements provinciaux.
Fils d'officier, il perdit son père quand il n'avait que douze ans et fut élevé par un chanoine de Troyes - l'un de ses grands-oncles était évêque de la ville -, l'abbé Maydieu, qui lui fit faire d'excellentes études classiques et lui inculqua son goût pour la République romaine inséparable du gouvernement aristocratique du Sénat. Pour le jeune garçon et dès ce moment, les concepts de " république " et de " toute-puissance de l'aristocratie " furent synonymes. Ce sera le rêve de toute sa vie. Quant à la royauté qu'il prétend défendre pendant le même laps de temps, il ne la conçoit qu'en se référant aux anciennes coutumes mérovingiennes, où les leudes élisaient ou déposaient le Roi selon leur bon plaisir. Ce qui ne l'empêche pas d'être fasciné par Versailles et, après cinq ou six ans passés aux armées d'où il démissionna, de demander à être admis aux " honneurs de la Cour ".
Ses titres de noblesse sont alors soumis comme il se doit au généalogiste Chérin, qui les refuse : pas assez anciens pour avoir le droit de monter dans les carrosses du Roi et de vivre dans son entourage immédiat. Dépité - il conservera une rancune tenace à la noblesse de la cour - il voyage, se rend à Ferney chez Voltaire, qu'il ne comprend pas, noue avec Rousseau une amitié orageuse, suivit à Constantinople son oncle Saint-Priest nommé ambassadeur, visite l'Egypte et, à son retour, Vienne et la Pologne. Il en tirera des récits de voyage qui le feront apprécier de la société parisienne à son retour en France. A Paris, il fréquente l'entourage du comte d'Artois, se lie avec les Polignac, Vaudreuil, Sérent et autres habitués de Trianon, grâce auxquels, un beau jour, il peut approcher la reine Marie-Antoinette sur laquelle il fonde de grandes espérances.
En effet, il se sait bel homme, plutôt séduisant et, comme il est assez fat, il se croit irrésistible. Au contraire de ce qu'il espère, il déplaît très vite à Marie-Antoinette : il y a en lui une intense fureur de vivre, une révolte contre toute contrainte, qu'elle soit politique ou religieuse, et un esprit libertin qui choquent la souveraine. Non seulement, elle repousse ses avances mais refuse de le rencontrer davantage. Il ne lui pardonnera jamais et nourrira, dès lors, une haine constante, attentive, patiente comme Marie-Antoinette en suscita souvent, une haine trop semblable à celle du mar- quis de Pontallec pour que les deux hommes ne se rejoignent un jour. Pour lui, le Roi est une brute, la Reine une catin et il cristallisera sur eux son exécration d'un pouvoir royal qui ne soit pas aux ordres de sa noblesse terrienne.
Philosophe à Paris où l'on apprécie ses libelles et pamphlets, il n'en redevient pas moins " féodal " sur ses terres du Vivarais, où il se rend assez souvent auprès d'une mère inquiète de voir évoluer de façon si peu habituelle la tournure d'esprit de son fils. Inquiète surtout de ses relations affichées avec la cantatrice Antoinette de Saint-Huberty qui fait à l'Opéra la pluie et le beau temps.
Élu député aux États généraux, il accueille la Révolution avec la joie de qui pense s'y tailler la part du lion, mais ses contradictions intimes lui feront prendre du champ assez vite. En dépit de son " libéralisme affiché " et de ses " idées éclairées " il a voté contre la suppression des privilèges durant la nuit du 4 août et fait montre d une certaine hostilité envers La Fayette. Il n'a d'ailleurs jamais éprouvé la moindre sympathie pour les combattants de l'Indépendance américaine. Il a fait paraître Mémoires sur les États généraux, qui rencontre un grand succès de librairie : selon l'état d'esprit dans lequel on le lit, chacun peut y trouver pâture à son goût. Fier de ce succès, il propose alors de mettre sa plume - moyennant une pension ! - au service du Roi. Celui-ci, sur le conseil du baron de Breteuil qui se méfie d'Antraigues, décline l'offre. Qu'à cela ne tienne : le comte la mettra au service de Monsieur dont il se rapproche. C'est ainsi qu'en 1790, il se trouve compromis dans l'affaire Favras (un projet d'enlèvement du Roi pour le remplacer par le comte de Provence); devinant que la corde qui avait pendu Favras risquait de s'approcher de son propre cou, il demande " un congé de quelques semaines " à l'Assemblée constituante et quitte la France sous le prétexte de faire soigner son foie par le fameux docteur Tissot de Lausanne. Il s'y installe momentanément et publie contre l'Assemblée nationale un pamphlet qui ne remplit guère sa bourse.
Celle-ci se trouvait même d'une platitude affligeante. Il ne touchait plus, naturellement, les droits seigneuriaux issus du Vivarais qui constituaient la presque totalité de sa fortune et ses droits d'auteur étaient dévorés. Il fallait trouver une solution; Antraigues la trouva en décidant d'épouser la Saint-Huberty à qui ses cachets et ses tournées, en France et dans les pays voisins, avaient rapporté et rapportaient encore une jolie fortune. Il lui écrivit de venir le rejoindre, elle accourut en mai 1790, donna quelques concerts et accepta finalement - avec une extrême jubilation intérieure - de devenir comtesse d'Antraigues, une élévation inespérée pour une fille d'opéra, révolution ou pas, et dont la comtesse mère de Louis-Alexandre pensa mourir de chagrin dans son Vivarais lorsqu'elle en eut connaissance.
Mais, s'il désirait rester en Suisse, Antraigues souhaitait aussi se rapprocher de la cour de Turin où, au début de l'émigration, le comte d'Artois avait trouvé refuge chez son beau-père. Ce prince légèrement farfelu présentait, pour Antraigues, le type idéal du roi tel qu'il le souhaitait : une marionnette entre les mains des grands qui détiendraient la réalité du pouvoir. Le comte était en effet de ceux pour qui la Fronde avait écrit une grande page d'histoire malheureusement avortée. Il alla donc s'installer à Mendrisio, chez l'un de ses amis, le comte Turconi, qui lui offrait Castel San Pietro comme résidence : c'est là que, le 29 décembre 1790, il épousait Antoinette Saint-Huberty. Là aussi qu'il eut la brillante idée de se mettre au service de l'Espagne en tant qu'agent de renseignements touchant tout ce qui concernait les affaires de la France. Ce qui peut paraître un paradoxe étant donné la distance entre son refuge et le pays natal, et le fait qu'il redoutait par-dessus tout d'y remettre les pieds. En ce qui concernait le monde des émigrés, il était facile à Antraigues qui, de 1790 à 1792, voyagea beaucoup entre Mendrisio, Turin, Milan et Venise, de justifier vis-à-vis de Las Casas les sommes d'argent qu'on lui versait. Ce l'était moins pour la France, encore que les journaux - et il y en avait beaucoup à l'époque - circulassent assez facilement, mais ce que voulait le comte, c'était être au cour de la politique, savoir ce qui se passait à l'Assemblée, chez les ministres, chez le Roi bien entendu puisqu'il était encore aux Tuileries, et, dans ce but, il eut l'idée de fonder un réseau de renseignements. Il avait gardé des amis, en France, qui voyaient en lui un grand esprit politique et il sut les convaincre de travailler pour lui. C'était le chevalier des Pommelles, retiré de l'armée et servant de secrétaire à deux députés de la Constituante; Pierre-Jacques Lemaître, d'une famille de négociants rouennais enrichis dans la traite des Noirs, qui avait la conspiration dans le sang, fourrait son nez partout, ce qui lui avait déjà valu quelques séjours en prison; il avait tout de même réussi à acheter la charge de secrétaire des Finances qui lui donnait l'occasion d'écrire de violents pamphlets contre son ministre. Enfin Duverne de Praile qui, lui, avait fait la guerre d'Indépendance américaine et possédait des relations dans tous les milieux politiques. Ces trois hommes avaient appartenu, comme Antraigues lui-même, comme le vicomte de Mirabeau (le frère du tribun), comme le chevalier de Jarjaye, l'abbé Brottier, beaucoup d'autres... et Batz lui-même, au Salon français, un club fondé en 1788, qui dès 1790 réunissait les royalistes les plus hostiles à toute réforme avec des nuances devenant des failles et des antagonismes : d'un côté les fidèles du Roi, de l'autre les tenants des Princes, à commencer par Monsieur.
C'est donc avec ces trois hommes qu'Antraigues lança son réseau. Leurs rapports prenaient la forme d'innocentes lettres commerciales écrites en lignes espacées permettant d'en ajouter une entre elles avec une " encre sympathique ", en l'occurrence du jus de citron qui se révèle en chauffant le papier. Le courrier partait par Troyes et se grossissait parfois de messages en provenance d'un autre affilié, Nicolas Sourdat, ancien lieutenant général de police de Troyes, qui au début avait prisparti ostensiblement pour la Révolution. Grâce à lui, Antraigues n'ignorait rien de ce qui se passait en Champagne ni d'ailleurs ce qui se passait en Provence, grâce encore à un certain Sautayra, député de la Drôme à la Constituante puis à la Législative, dont les apparentes convictions révolutionnaires ne furent jamais suspectées, ce qui par la suite le rendit extrêmement précieux...
Pour en revenir à la lettre qu'Antraigues écrivait en ce beau jour d'automne à son ami Las Casas, elle était surtout destinée à lui faire prendre patience. Le courrier marchait mal depuis le 10 août. La peur avait dû sécher toutes les plumes et le comte manquait d'informations, ce qui justifiait assez sa mauvaise humeur, son inquiétude aussi pour un réseau dont les fils s'étendaient de plus en plus loin. En effet, depuis l'entrée en guerre de la France contre la Prusse et l'Autriche, tout courrier partant hors frontières devenait suspect, les " informations commerciales " pouvaient être taxées d'espionnage ou d'intelligence avec l'ennemi, ce qui menait tout droit à l'échafaud. Enfin, ces deux sentiments jumeaux se trouvaient renforcés par l'impatience de voir arriver la grande nouvelle espérée.
Il ne faisait aucun doute pour le comte que les armées de Brunswick, de l'Autrichien Clerfayt et des émigrés ne feraient qu'une bouchée de celle des va-nu-pieds. La route de Paris était sans doute ouverte et, à cette heure, Brunswick devait avoir pris Paris... Paris qui aurait, poussé par une rage désespérée, massacré les prisonniers du Temple, laissant le champ... et le trône libres à Monsieur, que l'on rejoindrait bien vite pour profiter de la manne tombant obligatoirement sur ceux qui l'auraient aidé à s'emparer de la couronne... Comme il ne pouvait avoir d'enfants, celle-ci reviendrait vite au comte d'Artois. Au besoin on y aiderait.
Ainsi rêvait Louis-Alexandre, le nez et la plume en l'air, suivant vaguement de l'oil un choucas attardé tandis que les échos du château résonnaient à présent du désespoir de Didon. Ils arrivaient toujours sous la loggia et l'époux exaspéré se levait déjà pour lui crier de se taire quand Lorenzo, son serviteur, entra pour annoncer un visiteur :
- M. Carlos Sourdat demande à voir Monsieur le comte. Il arrive de France...
- Carlos Sourdat?... Ah oui, le fils! Fais-le venir !
Un jeune homme d'une vingtaine d'années, portant comme tout voyageur un peu aisé un manteau à collet, des bottes courtes sur des culottes collantes et un chapeau - que d'ailleurs il tenait à la main, montrant des cheveux noirs et des yeux d'Espagnol -, entra mais n'eut qu'à faire trois pas pour trouver Antraigues venu à sa rencontre avec un grand sourire.
- Quelle joie de vous voir, mon garçon ! Vous m'apportez la grande nouvelle ?
- La grande nouvelle?...
- Mais oui ! Votre présence en est la preuve : les routes sont libres. Brunswick, Frédéric-Guillaume et Monsieur sont à Paris ?
- Non, ce n'est pas une bonne nouvelle que j'apporte.
- Pas une bonne?... Ah, je vois! Ces maudits Parisiens ont massacré le Roi et peut-être aussi sa famille pour se venger. C'est dramatique ! Je le ressens cruellement, mais nous devons aller de l'avant, faire confiance à nos princes qui, grâce à Dieu, sont toujours vivants...
Il semblait parti pour faire une conférence, avec un tel feu que le jeune homme se demandait comment l'arrêter. Finalement, il prit le parti de crier plus fort que lui :
- Par pitié, monsieur le comte, laissez-moi parler! Votre joie m'effraie...
Coupé net dans son enthousiasme, Antraigues laissa retomber ses mains qu'il élevait vers le ciel comme pour le prendre à témoin de son triomphe.
- Ma joie vous effraie ? articula-t-il.
- Oh combien!... A cette heure le duc de Brunswick, le roi de Prusse et Mgr d'Artois avec ses émigrés doivent être de retour en Allemagne. C'est la raison pour laquelle mon père m'a envoyé, avec quelques risques bien entendu ! Il craignait qu'une lettre ne se perde ou ne tombe en de mauvaises mains. Et puis, moi, au moins, je peux répondre aux questions...
- Qu'est-ce que vous dites ?
Des quelques phrases émises par Carlos, Antraigues n'avait retenu que le début, mais il l'avait mieux entendu que sa question ne le laissait supposer et, quand le jeune homme voulut répéter, il lui imposa silence d'un geste de la main tout en retournant à son siège, où il s'assit lourdement avec l'air d'oublier totalement son visiteur. Il se remit à parler, mais cette fois c'était à lui-même :
- Impossible!... C'est mathématiquement impossible ! Une pareille armée ! La plus forte d'Europe et elle aurait reculé devant des troupes d'incapables qui ne savent que brailler en agitant des piques ? Les dernières nouvelles que j'ai reçues parlaient déjà de débandade. Alors, comment tout cela est-il possible?... Non, ça ne l'est pas! Il y a sûrement une erreur quelque part !
Carlos Sourdat se racla la gorge et dit :
- Sans doute dans les nouvelles que vous avez reçues, monsieur. Il y a eu bataille, à Valmy, où l'on s'est canonné durant des heures mais sans engagements de corps. Ensuite... on a traité et le général Dumouriez a permis à l'ennemi de faire retraite...
Les derniers mots firent bondir le comte :
- A permis? cracha-t-il. Avez-vous bien conscience des mots que vous employez, jeune homme ?
- Je n'emploie que les mots mêmes de mon père. Il vous fait dire qu'il ignore ce qui s'est passé exactement à Valmy mais qu'il s'efforce d'en apprendre le fin mot. Un bruit court à Paris, où il s'est rendu : on suppose que le vol des diamants de la Couronne a été commandé par Danton afin de pouvoir acheter Brunswick. C'est possible, mais il faut admettre que les troupes prussiennes et autrichiennes, décimées par la dysenterie, les fièvres et le temps abominable, ont eu quelques excuses...
- Foutaises ! Le temps était le même pour ceux d'en face...
- Mais ils n'étaient pas coupés de leur ravitaillement. Ils étaient chez eux, appuyés par la population, avec des abris plus convenables que des tentes de toile... Encore une fois, nous ne sommes pas informés des faits réels...
- Et le Roi ?
- Il n'y a plus de Roi. Il est déchu et la république est proclamée. Pour l'instant il est toujours au Temple mais on parlerait d'un procès...
- Ah!
- Vous allez laisser ce jeune homme debout encore longtemps? claironna Mme d'Antraigues qui venait aux nouvelles. Vous ne voyez pas qu'il est rompu de fatigue ?
Le comte tressaillit et abandonna à regret la sombre rêverie où il pensait s'ensevelir.
- Oh!... oui, sans doute! Je vous demande excuse, jeune homme! Il faut vous reposer bien sûr. Mme d'Antraigues va prendre soin de vous. Nous nous reverrons plus tard...
Il était écrit, apparemment, que la sombre rêverie ne serait pas pour tout de suite. A peine Didon-Saint-Huberty eut-elle disparu avec son invité que le roulement d'une chaise de poste dans la cour intérieure attirait le comte à une fenêtre. Le véhicule poussiéreux devait venir de loin; la portière ouverte révéla de larges souliers à boucle et la soutane d'un ecclésiastique. La seconde suivante, le père Angelotti tout entier apparaissait au grand jour et le comte d'Antraigues dévalait les escaliers pour accueillir comme il convenait un homme qui arrivait de Coblence, qui était le confesseur de la comtesse de Balbi, la maîtresse déclarée de Monsieur et, assez souvent, l'ambassadeur occulte de celui-ci. On allait avoir d'autres nouvelles.
Petit, noir de poil, noir de peau - ses ablutions matinales ne lui prenaient guère de temps -, Angelotti, jésuite de profession et de caractère, avait de longues oreilles qui lui étaient fort utiles. Elles offraient un curieux contraste au visage rond dans lequel des yeux de chat, flottant entre le jaune et le vert, ne soulevaient que rarement le rideau de leurs lourdes paupières et pas toujours en même temps.
Antraigues l'embrassa comme un frère :
- Mon ami ! Vous avez fait tout ce chemin pour venir jusqu'à moi et vous arrivez à un moment où je suis plein de trouble et d'incertitudes ! En vérité, c'est Dieu qui vous envoie !
- Si ce n'est lui, c'est celui qui pourrait recevoir, un jour prochain, sa sainte bénédiction pour rendre à la France sa dignité et son bonheur perdus... Quand dîne-t-on chez vous, mon cher comte ? Je meurs de faim !
- A onze heures comme tout le monde, mais je vais vous faire servir un petit en-cas avec un peu de vin d'Espagne..
Le sachant frileux, Antraigues établit son visiteur dans un vaste fauteuil placé au coin du feu allumé, dans la pièce qui lui servait de cabinet de travail les jours de mauvais temps. Le père s'y épanouit comme une fleur au soleil, tendit ses grands pieds à la flamme, croqua quelques massepains, les fit passer avec trois verres de xérès, poussa un soupir de satisfaction, rota et, croisant ses mains sur son ventre, releva les coins de sa bouche en une grimace qui pouvait passer pour un sourire :
- Ah! Voilà qui est mieux! Je me sens prêt à répondre, à présent, à vos questions.
- Mes questions viendront quand vous m'aurez délivré votre message, cher ami... car je suppose que Monsieur vous en a donné un pour moi ?
- En effet ! Il tient en peu de mots : tout va mal ! Vient alors en corollaire une question bien naturelle : que faisons-nous?
Les épais sourcils du comte remontèrent d'un coup au milieu de son front :
- J'espérais que vous veniez me le dire. Il n'y a pas une heure que j'ai appris le désastre de Valmy et la volte-face du duc de Brunswick renonçant à marcher sur Paris. Je vous avoue que je n'en suis pas encore remis et vous venez me demander ce que nous faisons ! Encore faudrait-il que je sache où nous en sommes au juste. Pouvez-vous au moins me dire ce qui s'est passé à Valmy ?
- Plus exactement au château de Hans où Brunswick cantonnait. Certes, l'état de ses troupes n'était pas des meilleurs, mais les Prussiens sont solides et en ont vu d'autres; seulement, deux grains de sable sont venus s'infiltrer dans les rouages d'une machine que nous espérions si bien montée. Le premier étant la franc-maçonnerie qui voulait que le duc s'abstienne pour des raisons que je ne développerai pas, le second revêtant la forme flatteuse d'un trésor : les diamants de la Couronne, dont une part appréciable va remplir les poches de notre conquérant manqué.
- On m'en a parlé. C'était donc vrai ?
- Tout ce qu'il y a de plus vrai et vous imaginez sans peine quelle douleur cette affaire cause à Monsieur! Les joyaux de famille volés par les hommes de Danton et remis à celui qui aurait dû lui permettre de rentrer à Paris en triomphateur ! Il y avait surtout la fameuse Toison d'Or du roi Louis XV, qui est une pièce inestimable et dont Monseigneur déplore la perte. A ce propos, il aimerait que vous et vos gens essayiez de la récupérer.
- Moi ? Mais je n'ai personne à Brunswick et je ne vois pas bien qui pourrait aller voler quelque chose dans le bourg médiéval d'Henri le Lion !
- Si ce n'était que cela, nous pourrions nous en charger nous-mêmes mais la Toison d'Or n'ira jamais là-bas. Elle est déjà repartie pour Paris dans la poche d'un de vos amis. Le baron de Batz a su convaincre le duc de la lui rendre.
Un observateur attentif aurait pu entendre grincer les dents du comte. Depuis des années il haïssait l'homme du Roi de toutes ses forces, celui-ci ne lui ayant jamais caché le mépris qu'il lui inspirait.
- Que faisait-il là-bas ?
- Je vais vous le dire. Monsieur, n'ayant pas pu suivre lui-même Frédéric-Guillaume et Brunswick, avait délégué l'un de ses plus zélés serviteurs, le marquis de Pontallec. Vous connaissez ?
- Depuis longtemps. Nous sommes amis.
- Ce qui n'est pas le cas de Batz. Arrivé là-bas sous un déguisement à la veille de la bataille, si on peut l'appeler comme ça, il a tranquillement provoqué Pontallec en duel et lui a mis deux pouces de fer dans les côtes...
- Il est mort ?
- J'ai dit dans les côtes. Pas dans le cour. Il se remet. Heureusement, il avait avec lui l'un des serviteurs de Monsieur chargé de le surveiller plus ou moins. Monsieur, vous le savez, n'a confiance en personne. C'est cet homme qui a suivi les événements. Mais, écoutez encore!... Le baron de Batz était accompagné d'une jeune Américaine très séduisante, Laura Adams, amenée là sans doute pour séduire le duc. Il semble qu'elle ait réussi. Au cours d'un entretien orageux où Batz a sommé le duc de poursuivre sa mission qui était de s'emparer de Paris et de délivrer le Roi, il a tout juste réussi à lui arracher la Toison d'Or, mais il a dû abandonner sa compagne qui est restée au château...
- Voilà qui est intéressant! Si Brunswick y tient, elle peut nous être utile. Une Américaine!... C'est très original ! Et le duc qui est collectionneur a dû être sensible à cette... rareté!
- Sensible ou pas, de toute façon il ne l'a plus. Elle lui a faussé compagnie la nuit où il a quitté Hans pour rentrer chez lui. Et puis, Miss Adams n'intéresse pas Monsieur. Ce qu'il veut c'est la Toison. Elle lui serait une grande consolation dans l'état actuel de ses affaires...
- Je me doute qu'elles ne lui donnent guère satisfaction. A propos, il est toujours à Coblence ?
- Non. Il doit être en route pour Dùsseldorf avec Mgr d'Artois. Le prince-archevêque a fait entendre à ses neveux qu'il ne pouvait plus les garder chez lui. Au moins pour leur propre sécurité : les Français de l'armée du Rhin ont commencé la conquête de la région tandis que Dumouriez se dirige vers la Belgique dont il veut chasser les Autrichiens. Mais les hasards de la guerre sont ce qu'ils sont et Monsieur ne désespère pas de coiffer un jour la couronne de France dans la cathédrale de Reims. Vous savez que le procès du Roi est décidé?
- Je ne sais rien du tout! Voilà au moins dix jours que je n'ai plus de nouvelles. Ainsi, ils vont le juger? C'est un peu ce que j'attendais... Et bien entendu le condamner?
- Oui, mais à quoi? L'exil? Sûrement pas! Trop dangereux ! La prison à vie ? Cela représenterait une infinité de problèmes...
- A mort, bien sûr !
Les lourdes paupières se fermèrent presque entièrement, ne laissant filtrer qu'un filet jaunâtre :
- Ce serait la meilleure solution... pour tout le monde. Mais ce n'est pas si facile. La loi du royaume, on n'en parle plus : l'oint du Seigneur, le roi sacré par Dieu, et la lèse-majesté qui valait à l'imprudent d'être tiré à quatre chevaux, vieilles lunes !... Seulement, la Constitution garantit la personne du Roi.
- N'employez donc pas tout le temps ce mot! grogna Antraigues. Depuis qu'il a signé lâchement cette constitution, Louis n'est plus roi pour moi ni pour mes amis... Et en outre, il est déchu!
- Que c'est beau un esprit libre et évolué ! Pourtant, mon cher ami, il l'est encore pour beaucoup de monde... et jusque dans la nouvelle Assemblée où il garde sinon des partisans avérés du moins des gens qui reculeront devant un vote sacrilège. Un vote qui serait l'équivalent d'un parricide...
- Pas pour Philippe d'Orléans qui se fait maintenant appeler Philippe Égalité! Celui-là guigne toujours la place!...
- Il ne l'aura jamais! Même le peuple qu'il a tant caressé se détache de lui. Bientôt il sera suspect. Et plus encore si le Roi meurt. Il y aura toujours des gens pour rappeler qu'il est de la famille... Le peuple a trouvé un jouet magnifique qui lui permet de se livrer à tous ses instincts les plus bas mais, en dessous de tout cela, bien caché, restent les antiques superstitions, les craintes de la damnation. Cela peut amener, un jour, une réaction quand le temps générera le remords. Louis est un homme bon, juste et compatissant. Le peuple l'aimait et l'aimerait peut-être encore s'il n'était tombé sous la coupe de Marie-Antoinette. Celle-là n'a jamais été française. Elle n'a jamais mis les pieds hors de Versailles et de Paris, sinon pour aller à Varennes. Et le peuple la déteste d'autant plus qu'il était tombé sous son charme autrefois...
- Il n'est pas le seul et je sais tout cela aussi bien que vous. Alors, à mon tour de vous poser la question : que faisons-nous?
Le jésuite appuya ses coudes à son fauteuil et joignit les doigts de ses deux mains en se fourrant le bout des index dans le nez.
- Oh, c'est fort simple! Pour que Monsieur puisse revenir un jour en pacificateur, en bon père de famille...
- Qu'il n'a pas! grogna Antraigues. Il est impuissant !
- Dieu que vous êtes désagréable avec vos visions au ras du sol quand je commence à m'envo-ler! Mais je réitère avec une légère variante... en bon père de la famille France, chrétien jusqu'à la moelle des os et les mains pleines d'absolutions pour tout le monde, il faut un martyr à la maison de Bourbon! Donc...
- Un seul? Monsieur ne se contentera jamais du rôle de Régent !
- A chaque jour suffit sa peine. J'ai souvent pensé que ce que l'on construit sur des ruines est souvent plus solide que du neuf!... Et n'oubliez pas la Toison d'Or! Outre qu'elle est un symbole, elle représente une énorme valeur marchande et nos princes sont plutôt désargentés... Ah, voilà enfin une bonne nouvelle !
Lorenzo venait d'entrer pour annoncer que le dîner était servi et que Mme la comtesse attendait... On gagna la grande salle médiévale dont les voûtes basses gardaient si bien la fraîcheur en été et l'humidité en hiver. Comme on était entre les deux, un petit feu était allumé dans la vaste cheminée et se révélait plus décoratif qu'utile; mais la table était bien servie et reçut un sourire approbateur de l'invité. Debout devant, Mme d'Antraigues, qui avait troqué ses satins pékinés pour de la soie noire comme si elle rendait visite au Pape, vint baiser avec révérence la main du jésuite comme s'il était évêque ou le maître d'un grand monastère. Il fut sensible à la muette flatterie qui valut à l'ancienne pensionnaire de l'Opéra un sourire satisfait de son époux, heureux de constater aussi qu'elle avait eu le bon esprit de ne pas convier le jeune Sourdat à ces agapes ecclésiastiques. Convenablement nourri, le fils de l'ancien lieutenant de police devait être en train de prendre un repos bien gagné.
On dîna donc le plus agréablement du monde, Angelotti donnant à son hôtesse des nouvelles de la cour émigrée avec autant de sollicitude que s'il s'agissait de membres de sa famille : une façon comme une autre de la remercier du baise-main ! Et l'ex-Saint-Huberty appréciait, roucoulait, se tortillait avec des mines de chatte devant un bol de crème. Elle n'aimait rien tant qu'être traitée en grande dame. Malheureusement, c'était un plaisir qu'elle ne goûtait pas souvent.
Il n'est si bon moment qui ne s'achève et, après que l'on eut pris le café devant le beau paysage de montagnes vertes, de lointains bleus et de cimes blanches encore plus lointaines, on se sépara. L'abbé Angelotti alla faire une sieste méritée dans l'appartement qu'on lui avait préparé et dont les murs épais étouffèrent ses ronflements; Madame alla rejoindre son cuisinier pour établir avec lui le menu du soir et le comte retourna sur sa loggia où, déchirant la lettre commencée pour Las Casas qu'il faudrait reprendre avec cette fois autre chose que du roman, il entreprit d'écrire quelques lettres aux
lignes un peu espacées, donnant des nouvelles d'une famille mythique à une autre qui avait la chance unique de vivre à Paris; ou encore de commander des objets aussi urgents que des tringles à rideaux, de la soie pour recouvrir un salon, du fromage de Brie; une autre enfin où il était question d'une cargaison d'huile de baleine...
Quand ce fut fini, il tailla une plume neuve, alla chercher un citron dont il pressa une moitié dans une coupelle, se rassit et, entre deux des lignes de chaque épître, il traça trois mots, toujours les mêmes :
" Louis doit mourir. "
Cela fait, il cacheta les lettres au moyen d'un sceau innocent représentant une branche d'olivier. Carlos Sourdat les emporterait lorsque demain il repartirait pour la France.
Enfin, il écrivit une dernière lettre, longue celle-là et destinée au comte de Provence qu'il confierait au père Angelotti. C'était une sorte de serment d'allégeance, rédigé dans un style élégant comme l'aimait Monsieur, plein de formules diplomatiques destinées à persuader le prince d'un dévouement qui n'avait plus d'autre but que le faire roi aussi vite que possible. Il ajouta quelques mots touchant au " joyau disparu " en disant qu'il ferait de son mieux pour essayer d'en retrouver la trace mais sans trop s'avancer. Il ne saurait être question pour Antraigues de prendre des engagements fermes et cela pour deux raisons dont il n'exposait qu'une seule : la difficulté qu'il y aurait à arracher la fabuleuse Toison à Batz, qui était loin d'être un enfant de chour ; la seconde était tout simplement qu'en cas de succès, Antraigues était bien décidé à la garder pour lui. Il connaissait la merveille pour l'avoir vue portée un jour par Louis XVI. Il y avait là de quoi assurer la fortune de plusieurs générations. Or, depuis le 9 février, le comte était père d'un petit garçon prénommé Jules sur lequel une nourrice veillait plus attentivement que ne le faisait la mère, pour qui l'entretien de sa voix était la grande préoccupation quotidienne. Cet enfant était le talon d'Achille d'un homme qui, avant son arrivée, ignorait qu'il pût éprouver tendresse et désir de protéger plus faible que lui. Certes, il voulait la fortune pour lui-même, mais il la voulait aussi pour cet enfant et les sommes versées par Las Casas au nom de l'Espagne ne représentaient pas un revenu suffisant. Il fallait trouver autre chose et le père Angelotti venait, sans le savoir, de lui donner des idées.
Son courrier achevé, Antraigues se laissa aller dans son fauteuil, s'accouda confortablement, posa son menton dans sa main et s'accorda enfin cette profonde rêverie que les événements du jour ne lui avaient pas permise; elle n'avait rien de sombre, elle se parait au contraire des couleurs éclatantes de la Toison avec son fabuleux diamant bleu, son fantastique rubis et la collection de diamants gros ou petits qui la composaient. Il ne pouvait être question de confier à qui que ce soit la quête de cette splendeur. Seul, le Régent, l'énorme diamant rosé, avait peut-être plus de valeur quoique plus difficile à négocier ; et puis Danton, qui avait toujours besoin d'argent pour parer sa jeune et jolie femme, avait dû poser dessus son énorme patte... De toute façon l'on pourrait s'en occuper plus tard. Pour le moment il fallait retrouver la Toison d'Or...
Au terme de ses réflexions, le comte en vint à conclure qu'en cette affaire il ne pouvait s'en remettre qu'à sa femme ou à lui-même. Certes, Antoinette souhaitait beaucoup revoir Paris, mais son esprit vaniteux la rendait capable des pires sottises car elle ne se résoudrait jamais à s'y rendre de façon clandestine. Alors la sagesse ne serait-elle pas de faire la besogne lui-même, de ressusciter ce personnage de négociant italien, Marco Filiberti, qui lui avait déjà rendu tant de services ? Évidemment, cela impliquerait son retour en France avec tous les dangers y afférents et l'abandon momentané à son second, l'abbé Delarenne installé à Bel-linzona, de la toile d'araignée si soigneusement tissée dont il entendait étendre encore les zones d'influence. C'était sans doute un grand risque, mais le jeu peut-être en valait la chandelle.
Longtemps, Antraigues pesa le pour et le contre. Quand un crépuscule mauve enveloppa les murailles rousses du vieux château tessinois, il n'avait encore rien décidé. Sinon d'écrire une dernière lettre à confier le lendemain au jeune Carlos Sourdat, pour son père qui la diffuserait à l'agence de Paris. Il faisait savoir qu'au moment de la bataille de Valmy, le baron de Batz était apparu chez le duc de Brunswick sous l'apparence d'un médecin américain accompagné d'une séduisante jeune femme blonde, américaine elle aussi, nommée Laura Adams : "Je veux que l'on me retrouve cette femme qui peut mètre fort utile ", ajoutait-il en conclusion.
Il sablait sa lettre quand les échos du soir lui apportèrent les clameurs trop familières de Didon s'apprêtant à s'immoler par le feu.
- Allons souper ! marmotta-t-il entre ses dents. Il est grand temps de terminer le concert pour aujourd'hui...
Pour la première fois, la guillotine avait quitté la place de Grève. Ses bois sinistres se dressaient devant le garde-meuble. La loi décidait en effet que les coupables d'un crime fussent exécutés devant le lieu où ils l'avaient accompli. Or, en ce jour d'octobre gris et triste, déjà froid, on allait exécuter trois des voleurs des diamants de la Couronne. Trois seulement alors que, durant les nuits de rapines, une quarantaine de personnes avaient participé à l'opération. Et ces trois-là - deux hommes et une femme - ne comptaient pas au nombre des chefs. Ils n'étaient guère que ce que l'on appellerait plus tard des lampistes. Seulement voilà, ils avaient eu la sottise de se faire prendre.
La foule qui se pressait autour de l'échafaud, maintenue à distance convenable par un cordon de municipaux, ne s'y trompait pas. Elle n'était ni houleuse ni agressive, consciente que ces gens-là n'appartenaient pas à " la haute " quelle qu'elle soit et qu'ils étaient plutôt des siens. Chacun se disait d'ailleurs qu'à leur place il n'aurait sûrement pas résisté à la tentation de l'aubaine. Et ils n'avaient tué personne, ces malheureux que Sanson, le bourreau, attendait debout avec ses aides auprès de son instrument. Mais ils avaient volé la Nation et, ce faisant, ils l'avaient volé lui, le Peuple souverain, et ça c'était le crime sans pardon, même si ledit peuple n'avait jamais vu la couleur de ce trésor ailleurs que sur les portraits de ses rois...
Assis sur le piédestal à demi écroulé de l'ancienne statue équestre de Louis XV jetée bas le 10 août dernier, le citoyen Agricol causait avec son amie Lalie, la tricoteuse. Ils s'étaient retrouvés là par hasard. Batz était venu pour voir si ces malheureux allaient se laisser égorger sans se décider, devant la mort, à révéler le peu qu'ils savaient. Le bruit courait, en effet, qu'ils avaient gardé un silence obstiné. Ce n'était pas normal. On avait dû leur faire miroiter une grâce de dernière minute. Il fallait savoir si elle viendrait.
Quant à Lalie Briquet, elle n'était pas venue pour assister à un spectacle sanguinaire, moins encore pour lancer la mode des tricoteuses rangées devant l'échafaud, mais simplement pour voir le conventionnel Chabot qui avait annoncé à grand fracas - il ne s'exprimait guère qu'en hurlant -qu'il assisterait à cet holocauste offert aux joyaux de la Couronne envolés. Chabot, c'était le point de mire de toutes ses actions, c'était son gibier à elle et, pour la joie de le voir agoniser un jour devant elle, celle qui avait été la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine était prête à tous les sacrifices, à toutes les compromissions afin d'assouvir sa vengeance.
L'affaire remontait à trois ans quand, après la prise de la Bastille, la Grande Peur s'était abattue sur les châteaux de province, déterminant la première vague d'émigration. A cette époque, la comtesse vivait avec sa fille unique dans un joli manoir au nord de Blois. L'évêque de la ville était alors le célèbre abbé Grégoire, homme d'idées avancées et de grande culture. Il avait pour vicaire un Rodézien de trente ans, François Chabot, dont la prime jeunesse s'était déroulée dans un couvent de Capucins rouergats sans qu'il eût d'ailleurs la moindre vocation religieuse. Il n'était même pas sûr qu'il eût aimé Dieu un seul jour. En revanche, il éprouvait pour les femmes une attirance quasi monstrueuse. Il devait un jour avouer à son " ami " Robespierre : " J'ai un tempérament de feu. J'aime les femmes à la fureur et cette passion exerce sur mes sens et sur tout mon être un empire irrésistible. " Or Claire de Saint-Alferine avait seize ans et c'était la plus radieuse beauté blonde qui se pût voir. Chabot, qui comptait cependant dans le diocèse quelques maîtresses, en devint fou et tenta par tous les moyens de l'attirer à lui. On le vit même un peu trop souvent au château, au point que la mère, inquiète, lui signifia l'interdiction de franchir à nouveau sa porte. Vint le temps des attaques de châteaux, ces quelques jours qui allaient mettre une grande partie de la France à feu et à sang. Chabot décida d'en profiter. Déguisé en paysan, il prit la tête d'une bande armée qu'il excitait aux pires horreurs, en spécifiant bien qu'il était un domaine dont il se réservait l'usage mais sans priver ses bons amis du spectacle. C'est ainsi qu'en présence de sa mère qu'on avait liée sur un fauteuil, la jeune fille fut livrée nue à Chabot qui, à quatre reprises, assouvit sur elle sa lubricité bestiale avant de laisser ses associés en jouir à leur tour. Après quoi, la bande alla poursuivre plus loin ses exploits, non sans avoir mis le feu au manoir et en oubliant, bien sûr, de détacher la châtelaine. Ce fut l'un des serviteurs qui avaient pu s'enfuir qui revint à temps pour la délivrer, mais Claire, elle, était morte, trop fragile pour le sort barbare qu'on lui avait fait subir.
Malheureusement pour elle car la mort eût été une délivrance, Mme de Saint-Alferine était une femme d'une grande force d'âme. Ni son cour ni sa raison ne craquèrent durant l'odieux supplice. Elle enterra sa fille avec l'aide du fidèle serviteur puis se cacha, réussit à surprendre deux des assassins de son enfant et allait peut-être atteindre Chabot quand celui-ci, ayant jeté définitivement le froc aux orties, partit pour Paris. Elle le suivit, demanda et obtint sans peine l'aide de Jean de Batz qu'elle connaissait depuis longtemps, et fit naître, avec lui, le personnage de Lalie Briquet qu'elle entendait attacher aux pas de Chabot jusqu'à ce que sa vengeance soit satisfaite. Or, pour lui, elle ne se contenterait pas d'un coup de fusil comme pour ses complices : la honte, l'horreur subies par sa fille avaient été publiques : elle en voulait autant pour son meurtrier.
- Je veux pour lui l'échafaud, les ricanements d'une populace dont il n'aurait jamais dû sortir, la peur sur le visage et dans les yeux. Je veux jouir de son agonie...
- Je vous y aiderai de toutes mes forces, mais cela risque d'être long. Ce misérable a entamé une carrière politique en jouant sur les pires instincts du peuple, qui l'adule autant que son ami Marat...
- J'ai tout mon temps, baron ! L'important est le résultat et, pour cela, je veux savoir jour après jour ce qu'il fait...
Et c'est ainsi qu'un beau matin Lalie Briquet était entrée au club des Jacobins avec ses aiguilles à tricoter et une pelote de laine dans la poche de son tablier. En ce jour d'octobre, comme d'habitude, elle attendait Chabot...
Un murmure passa sur la foule comme une risée sur la mer, un remous se propagea, le pas mesuré des chevaux, les grincements des roues d'une charrette annoncèrent l'arrivée des condamnés : deux hommes jeunes qui, debout, le visage crispé, regardaient approcher leur mort, et une femme dont on ne voyait que le haut de la tête car elle était écroulée dans la paille garnissant la charrette. On dut la hisser sur l'échafaud où elle devait mourir la première et la soutenir ensuite pour l'amener jusqu'à la planche de la bascule. C'est alors qu'un homme bondit sur la plate-forme, les bras écartés, en clamant :
- Citoyens ! Citoyens ! Ces gens ne sont pas les vrais coupables.
Lalie eut un tressaillement et le citoyen Agricol posa aussitôt sa main sur son poignet. C'était Chabot dans la tenue qu'il affectionnait : en chemise ouverte jusqu'à la taille sous une carmagnole douteuse, les jambes à moitiés nues dans un pantaIon déchiré, le bonnet rouge enfoncé sur la tête au-dessus de son long nez pointu. Sa voix forte à l'accent rocailleux tonna sur la place soudain silencieuse :
- Citoyens, reprit-il, je suis là pour vous demander de faire grâce. Ces gens sont de bons enfants qu'on a pris au hasard parce qu'il fallait bien qu'on nous livre des coupables pour que le ministre Roland n'ait pas de comptes à nous rendre, mais ceux qui ont volé, ce sont les aristos, les suppôts de Capet et de l'Autrichienne afin de les soustraire à votre juste colère ! C'est eux qu'il faut aller chercher et amener ici si vous voulez les vrais coupables, et moi...
A ce moment, il fut rejoint par l'officier municipal chargé de surveiller l'exécution :
- Ça suffit, citoyen Chabot, fit-il avec rudesse. Tu n'as pas droit de t'opposer à la justice quand elle a rendu une sentence...
- Sentence inique ! Sentence criminelle ! Je dis, moi, que nous devons tous aller au Temple pour en tirer le gros cochon et sa putain, et les amener ici...
- Leur tour viendra ! Pour l'heure, c'est celui de ceux-ci. Qu'ils aient travaillé pour qui que ce soit, il n'en ont pas moins volé le bien du peuple et, de toute façon, le garde-meuble n'était pas leur coup d'essai! Citoyen Sanson, fais ton devoir!... Et toi, citoyen Chabot, fais-moi la grâce de m'accompagner ensuite jusqu'à la Convention. On verra bien si elle t'a chargé d'une mission... Allons, descends ! Sinon je fais monter mes hommes.
- Vous entendez? brailla l'ex-capucin. Vous entendez comment on me traite, moi, député de la Convention ?
Il n'en suivit pas moins l'officier tandis que le bourreau expédiait la femme Leclerc qui, en voyant disparaître l'espoir suscité un instant par l'interrupteur, venait de s'évanouir...
- Il était pourtant à sa place là-haut, gronda Lalie entre ses dents ! Mais il faudra bien qu'un jour je l'y voie monter pour n'en plus descendre.
Les deux hommes moururent avec courage en dépit de leurs regards affolés. Ils avaient cru un instant que Chabot apportait leur grâce.
- Moi aussi je l'ai cru, murmura Batz, comme si ce monstre qui a considéré les massacres de septembre comme un simple détail dans son plan d'extermination pouvait jamais apporter une grâce!... Viens, citoyenne ajouta-t-il tout haut, y a plus rien à voir et j'te ramène chez toi !
Ils quittèrent le piédestal vide pour se diriger vers la rue " Florentin " mais en serrant de près les abords des Tuileries pour passer au plus large de l'échafaud. La foule ne se dispersait pas encore, attentive à ne rien perdre de l'enlèvement des corps et du nettoyage. On voulait aussi savoir si les bois de justice resteraient là désormais ainsi que le bruit en courait. Peu intéressé par tout cela, le couple avançait assez vite quand il se trouva soudain en face d'Ange Pitou en uniforme de garde national. Appuyé à la barrière du Pont-Tournant, il semblait perdu dans la contemplation du gardemeuble. Or Batz ignorait son retour. Oubliant le personnage qu'il assumait, ce fut de sa voix naturelle qu'avec un rien de raideur il demanda :
- Vous êtes rentré? Comment se fait-il que je ne vous aie pas vu?
Surpris, Pitou quitta sa pose nonchalante pour considérer ce vieil homme en sabots avec ses cheveux gris, son bonnet rouge, sa carmagnole et ses lunettes, derrière lesquelles les yeux noisette qu'il connaissait bien brillaient de colère. Et puis il y avait cette voix inimitable.
- Nous sommes arrivés seulement hier soir, dit-il avec un sourire amusé. J'avais l'intention d'aller vous voir, mais ce matin je me suis retrouvé de service ici.
- Nous ? Vous l'avez donc ramenée ?
- Bien entendu, sinon je ne serais pas ici. Je vous ai dit, je crois, que je comptais m'attacher à ses pas si elle refusait de me suivre parce que avec ces gens elle était en danger...
- Ainsi, la cause que vous prétendiez défendre, vous l'auriez abandonnée pour cette femme inconstante ? fit Batz avec amertume.
- Elle n'est pas une femme inconstante : elle est seulement une femme malheureuse... et elle m'a suivi avec enthousiasme. Il était temps que j'arrive d'ailleurs : cette nuit-là on levait le camp...
Jusqu'à présent personne ne s'était intéressé à eux, mais Lalie qui surveillait les entours jugea que cela pourrait bien ne pas durer longtemps :
- Si on allait boire un godet? proposa-t-elle. Rien n'vaut un bon cabaret pour causer affaires...
- Ça serait bien volontiers, citoyenne ! Mais je suis de garde encore une heure. Allez boire sans moi ! fit Pitou gaiement.
- On s'verra ce soir, reprit Batz en réendossant son rôle. Il ne put cependant s'empêcher de demander : Où est-elle ?
- Chez Nivernais, mais elle ne peut pas y rester. Et chez moi c'était pas possible à cause de ma logeuse...
Sans répondre, le citoyen Agricol fit un geste d'adieu et entraîna sa compagne. Pitou les regarda disparaître dans la foule en se demandant ce que son chef avait l'intention de faire de Laura. S'en occuperait-il encore ou bien avait-il l'intention de l'abandonner au sort qu'elle se choisirait ? De toute façon, il fallait compter aussi avec la jeune femme. Hier, quand la diligence de Châlons les avait déposés tous les deux aux Messageries de l'ex-rue Saint-Denis, elle avait refusé farouchement de se laisser ramener à Charonne :
- J'aurais trop l'air de venir demander pardon alors que je n'ai rien à me reprocher. Je le regrette à cause de Marie que j'aime beaucoup, mais je crois qu'au fond il n'est pas mécontent d'être débarrassé de moi...
C'était une question que Pitou s'était déjà posée sans pouvoir y répondre : nul ne pouvait se vanter de savoir ce qui se passait au juste dans la tête du baron... Il s'était donc résigné à faire monter Laura dans un fiacre et à prendre avec elle le chemin de la rue de Tournon en pensant qu'après tout ce n'était pas si idiot. Proche de Batz, le vieux duc était au courant du changement d'identité de sa jeune amie et, si d'aventure il était absent - les marques de bonne volonté données à la Nation lui avaient valu de n'être pas inquiété et surtout emprisonné après le 10 août - ou peut-être émigré, la jeune femme pourrait reprendre le logis de John Paul-Jones dont elle était censée être la parente. Dans l'autre cas, Laura serait accueillie avec affection. Ce dont, au fond, elle avait le plus besoin...
L'homme qu'elle retrouva n'était plus tout à fait le même que lors de son retour de Bretagne. C'était un être brisé par la douleur. Certes, les massacreurs de septembre ne l'avaient pas touché, mais ils avaient tué son gendre, le duc de Brissac, qui avait pris dans son cour la place du fils perdu. Arrêté à Orléans, le duc, qui avait commandé la Garde constitutionnelle du roi, avait été ramené à Versailles d'abord avant d'être conduit vers Paris avec d'autres prisonniers. Le 9 septembre, à l'angle de la rue de l'Orangerie et de la rue Royale, une foule hurlante s'était abattue sur les chariots où les captifs étaient entassés et les avait tous massacré. Brissac était connu dans la ville des rois, on savait en outre qu'il était devenu l'amant de Mme Du Barry, l'ancienne mais toujours ravissante favorite de Louis XV, et quelqu'un avait eu une bonne idée. On était parti en cortège pour le petit château de Louveciennes où elle vivait toujours en dépit du saccage de sa maison, pillée par des voleurs trop bien renseignés. On remonta les allées du parc. Une fenêtre était ouverte, celle du petit salon où elle se tenait toujours, et là... on avait jeté à ses pieds la tête sanglante de celui qui était son dernier et son plus pur amour...
- La nuit venue, elle l'a enterrée de ses mains dans son jardin, cette tête dont elle avait pensé mourir de terreur, sanglotait le vieux duc devant Laura désolée. Pauvre, pauvre femme ! Elle s'était d'abord réfugiée en Angleterre, mais elle était revenue pour lui, pour le revoir, bien plus que pour essayer de retrouver ses joyaux volés... Ce qui m'étonne, c'est qu'on ne l'ait pas massacrée elle aussi...
Ne sachant que dire, Laura écoutait ce récit qui n'en finissait plus, où se mêlaient des réminiscences du doux autrefois et du passé plus proche, quand le duc se rendait dans le petit hôtel de la rue de Bellechasse pour apprendre l'anglais à une toute jeune femme esseulée. Pitou, qui était encore là, écoutait, inquiet. Il voulut même emmener Laura quand il s'aperçut que le vieil homme, ayant tout oublié de ce que lui avait appris Batz, continuait à l'appeler Anne-Laure et lui demandait des nouvelles de son époux.
- Vous ne pouvez pas rester là, murmura-t-il alors. Ce vieux monsieur vous aime beaucoup, c'est évident, mais il perd un peu la tête et vous allez être en danger...
- Laissez-moi rester deux ou trois jours. Je suis si fatiguée, mon ami ! Je désire seulement dormir, dormir... Et puis Colin et Adèle qui servent le duc depuis des années sauront se conduire comme il faut avec moi. Ce sont de si braves gens ! Croyezmoi, le danger ne sera pas grand même si le duc s'égare un peu...
Il avait bien fallu en passer par où elle voulait, cependant Pitou en rentrant chez lui n'en pensait pas moins. Il se promit de courir chez Batz dès le jour venu mais sa logeuse, qui veillait sur lui avec des yeux un peu trop tendres, lui remit un pli arrivé dans la journée : en termes comminatoires son chef de section lui faisait savoir qu'il avait tout intérêt à se présenter le lendemain s'il ne voulait pas être obligé de renoncer à porter le brillant uniforme de la Garde nationale, ses absences réitérées et prolongées étant assez mal vues en haut lieu. Il se hâta donc d'obtempérer, sachant le prix attaché par Batz à cet uniforme qui permettait d'aller partout. Et en remerciant le ciel d'être rentré à temps. Sa rencontre avec son chef lui parut de bon augure. Aussi, vers la fin de l'après-midi se rendit-il chez Corazza, le café-glacier du Palais-Royal, qui était à la mode depuis longtemps et dont les Jacobins avaient fait leur antichambre. Le public y était mélangé. Souvent on y voyait paraître Chabot, toujours prêt à se lancer dans une harangue incendiaire. Un environnement dangereux, du moins en apparence, pour qui faisait de la conspiration son pain quotidien. C'était justement la raison pour laquelle Batz y donnait ses rendez-vous à visage découvert. Il ne faisait d'ailleurs que suivre une habitude. Du temps de la Constituante, Corazza était le rendez-vous des monarchistes tandis que le café de Chartres était celui des tenants d'une royauté constitutionnelle. On l'y connaissait sous
le simple nom de Batz, en élidant le titre nobiliaire - et l'on y appréciait sa réputation de financier émérite, d'homme de plaisir, amant d'une comédienne illustre tenant volontiers table ouverte, ainsi que sa générosité : il payait souvent à boire et donnait parfois des conseils judicieux. Il ne se mêlait jamais de politique et affichait des goûts paisibles pour le café et les glaces à la vanille. En résumé, un client auquel on tenait bien qu'il fût toujours d'une élégance sobre, n'ayant rien à voir avec la " mode " actuelle du débraillé, de la carmagnole et du bonnet rouge, sous lesquels, d'ailleurs on ne voyait pas plus Robespierre, Camille Desmoulins, Saint-Just et quelques autres...
Pitou trouva Batz chez Corazza. Ils portèrent ensemble l'obligatoire toast à la Nation, après quoi le journaliste entreprit de raconter à haute et intelligible voix l'exécution à laquelle il venait d'assister, y compris l'intervention de Chabot. Ce qui eut pour effet immédiat de lancer une controverse générale. L'atmosphère devint assourdissante et Pitou, dont on se désintéressa vite, put, abrité par la tempête, échanger quelques propos avec son ami.
Il décrivit brièvement l'état dans lequel il avait trouvé le duc de Nivernais et ses absences de mémoire qui pouvaient s'avérer désastreuses dans une maison abritant un corps de garde.
- Il ne faut pas qu'elle reste là, conclut-il. Il me semble qu'il avait été question de la confier à un couple américain?...
- Oui, les Blackden qui étaient les derniers intimes de John Paul-Jones. Malheureusement, ils ont disparu, comme la plupart de leurs compatriotes. Les massacres du mois dernier les ont épouvantés et ils se sont éparpillés dans les campagnes environnantes, mais où? Tout ce que je sais, c'est que leur ambassadeur, Gouverneur Morris qui est mon ami, est parti pour Seine-Port près de Fontainebleau...
- Ce n'est pas si loin, je peux l'y conduire ? Le baron eut l'ombre d'un sourire :
- Laura chez Morris? C'est l'agneau chez le loup. L'homme à la jambe de bois ne peut pas voir une femme un peu jolie sans lui sauter dessus. Comme il est plutôt bel homme et fort riche, cela lui réussit souvent.
- Je vois... mais si vous l'abandonnez à elle-même Dieu sait ce qu'elle va faire! En outre, n'oubliez pas qu'elle vous a été fort utile... et qu'elle ne demande qu'à l'être encore. Sinon elle n'a plus de raison d'exister. Sauf peut-être...
- Quoi donc?
- Cette affection que, depuis le 10 août, elle porte à...
- La petite Madame ? Vous y croyez ?
- Oui. Nous en avons parlé en revenant de Châlons. Elle a l'impression que l'enfant qu'elle a perdue aurait ressemblé à... cette petite fille et elle s'est attachée à elle spontanément...
Sans répondre, Batz acheva sa tasse de café. Il se moucha et lança à Pitou un regard noir :
- C'est bon. Allez la chercher et ramenez-la à la maison !
- Inutile. Vous pouvez être certain qu'elle refusera. Vous oubliez un peu vite que vous l'avez offensée en attribuant son dévouement à un regain d'intérêt pour un homme qui n'en a aucun...
- Oh que si, il en a ! Comme tout ce qui gravite dans l'entourage immédiat d'un prince sulfureux. Quelque chose me dit que je regretterai toute ma vie de l'avoir manqué, celui-là !
Et, se levant brusquement, le baron jeta un assignat sur la table, prit son chapeau rond et sortit du café sans plus s'occuper de Pitou.
- Quel foutu caractère ! marmonna celui-ci. Et moi, à présent, qu'est-ce que je fais ?
N'ayant pas de réponse immédiate à la question, il but d'un trait le verre de limonade qu'on lui avait servi, mit ses pieds sur la chaise abandonnée par Batz et se mêla de nouveau à la discussion qui se poursuivait autour de lui.
Il eût cessé de se poser des questions s'il avait pu voir, à la nuit tombante, une voiture noire qui pénétrait dans la cour de l'ancien hôtel de Concini, saluée par le poste de garde, eu égard au chapeau empanaché de plumes tricolores qui en coiffait l'occupant : pour ce soir, le citoyen Batz appartenait à la Commune. Une audace qui lui avait déjà réussi, la plupart des militaires de l'époque ignorant, à quelques exceptions près, les noms de ceux dont se composait la Commune de Paris et les noms de nombreux personnages " officiels " dont était faite la Convention...
Le vieux duc le reçut avec l'amitié qu'il lui avait toujours témoignée, mais Batz comprit que Pitou n'avait rien exagéré quand il lui dit :
- Je vais dire à notre chère Pontallec que vous êtes là. Je sais bien que vous lui avez donné un autre nom mais je n'arrive jamais à m'en souvenir... Un moment s'il vous plaît!
Un instant plus tard, Laura, seule, le rejoignait, toujours vêtue de la robe bleue qu'elle portait depuis Valmy. Adèle l'avait soigneusement nettoyée et repassée. Un grand fichu blanc croisé sur la poitrine et noué sur les reins lui rendait d'ailleurs une fraîcheur. Un instant, la jeune femme et le baron se regardèrent en silence comme deux duellistes qui s'étudient et, bien qu'elle n'eût pas répondu à son salut, ce fut lui qui commença :
- Je suis venu vous chercher, dit-il doucement. Vous ne pouvez pas rester ici.
- Et la raison s'il vous plaît? Je suis chez un ami...
- Un ami qui peut vous perdre par simple inadvertance.
- Le mal ne serait pas bien grand. Au fond, je suis fatiguée de cette comédie...
- Pourquoi? Parce que je me suis mépris, à Hans, sur vos intentions profondes ? Si c'est cela, je vous offre mes excuses bien sincères...
La voix était chaude, à son habitude, mais le ton teinté d'une ironie qui déplut à la jeune femme :
- En ce cas je les accepte... bien sincèrement et à présent vous pouvez me laisser.
- Pour que vous fassiez quoi ? Retourner à vos brillants projets de suicide?
- Cela me regarde.
- Non, Laura Adams, cela ne vous regarde plus. Vous oubliez que nous avons conclu un pacte aux termes duquel le choix de votre mort m'appartient. Vous m'avez donné des droits sur le contrôle de votre vie et je viens les réclamer...
Le regard de la jeune femme s'échappa pour se perdre dans les profondeurs du salon à demi démeublé. Batz sentit sa lassitude comme s'il l'avait touchée du doigt. Surtout quand elle murmura :
- Ne pouvez-vous l'oublier, ce pacte ? Vous me l'aviez proposé dans une bonne intention : celle de m'arracher à moi-même ; au fond, je ne vous suis pas d'une grande utilité.
- C'est à moi d'en juger. Vous faites désormais partie de cette petite troupe de soldats sans uniforme que j'ai réunis pour le service du Roi, mon maître, et il se trouve que vous avez parfaitement joué à Valmy le rôle que je vous avais assigné. Trop bien peut-être puisque je me suis mépris. Mais sachez-le, cela peut arriver encore...
- Ce n'est guère encourageant. Pitou qui a pour vous une sorte de dévotion doit faire erreur quand il prétend que vous ne vous trompez jamais.
- Il sait à présent que je ne suis pas infaillible, ce qui ne l'empêche pas de me garder sa confiance. Et puis je crois m'être déjà excusé et j'ai horreur des redites. Venez-vous? Marie vous attend. Elle sera heureuse de vous revoir...
- Moi aussi, mais je...
- J'ai besoin de vous. Pour le Temple !
Le visage de Laura s'éclaira soudain. Le mot pour elle était magique : il évoquait la tête blonde d'une petite fille qui avait su toucher son cour rien qu'en la regardant et en mettant sa petite main dans la sienne. Elle le répéta en écho :
- Pour le Temple ?
- Oui, c'est à ceux de là-bas que je dois consacrer désormais tout mon temps, toutes mes pensées. Ils mènent une vie précaire au milieu de gardiens grossiers qui les insultent et les abreuvent d'humiliations, mais nous arrivons malgré tout à communiquer avec eux. Venez-vous cette fois ?
- Oui. Pardon de vous avoir fait perdre un peu de ce temps dont je comprends à présent combien il est précieux, mais il ne faut pas m'en vouloir. Je me suis sentie tellement abandonnée...
Il alla vers elle, prit sa main et, les yeux dans les yeux :
- Ça je ne veux pas le savoir. Il faut vous mettre dans la tête que si le besoin s'en faisait sentir, je vous abandonnerais encore. Quel que soit le danger que vous couriez. Dans une conspiration, un chef ne doit jamais avoir d'état d'âme ! Allez vous préparer ! Je vais parler au duc.
Une heure plus tard, Laura retrouvait la petite chambre tendue de toile de Jouy où tout était comme elle l'avait laissé. Seul, le tilleul devant la fenêtre perdait ses feuilles. Marie, pour sa part, la reçut comme l'enfant prodigue, avec une affection qui toucha Laura en même temps qu'elle se réchauffait dans l'atmosphère sereine et douce dont la jeune comédienne semblait détenir le secret ; on se sentait bien auprès d'elle et il n'était pas difficile de deviner pourquoi Batz l'aimait... Ce qui l'était davantage, c'était de se défendre de l'envier.
L'enclos du Temple, jadis établi par les Templiers, avait joui à Paris, depuis le Moyen Age et jusqu'à la Révolution, d'un statut particulier, une sorte d'exterritorialité bien commode pour ses habitants parce qu'il constituait une ville dans la ville, défendue par des murailles hautes de huit mètres et des tours. Il avait abrité le palais du Grand Prieur appartenant au comte d'Artois puisque celui-ci était le dernier à porter ce titre, des bâtiments conventuels, une église, un donjon appelé la tour de César et une foule d'autres bâtiments. Il comprenait en outre de beaux hôtels particuliers, des boutiques d'artisans qui, non soumis aux règles corporatives, pouvaient travailler librement et des débiteurs insolvables qui s'y trouvaient à l'abri des poursuites. Au total 4 000 habitants, tous exempts d'impôts.
Depuis le 13 août, le Roi et sa famille habitaient le gros donjon sourcilleux construit sous Saint Louis par le frère Hubert. C'était une énorme tour carrée, haute de près de cinquante mètres et de quinze mètres de côté, flanquée de quatre tourelles rondes, le tout surmonté de toitures pointues portant de grandes girouettes. Y était accolée sur la face nord une construction plus petite, appelée la petite tour, où logeait l'archiviste. C'est dans cette tour qu'au début on avait installé la famille royale après en avoir tiré l'archiviste parce qu'elle était au moins habitable. Le temps d'installer l'intérieur du donjon dont on avait partagé les surfaces par des cloisons...
La répartition des logements était alors la suivante : les officiers de service au rez-de-chaussée; au premier étage le corps de garde, au second le Roi, le Dauphin et l'unique valet de chambre qu'on leur laissa, au troisième la Reine, Madame Royale, Madame Elisabeth et le ménage Tison qui était, en principe, un couple de domestiques, mais dont les trois captives auraient bien aimé être débarrassées car ils étaient les pires que l'on pût avoir. Des espions haineux, grossiers et mal embouchés...
- ... ils ne cessent de se plaindre d'être surchargés de travail, continua Batz qui venait d'exposer la situation de la famille royale aux quelques fidèles venus le rejoindre. Mais en fait, l'homme précieux, celui qui fait tout et qui représente notre espoir, c'est Cléry. Il était valet de chambre du Dauphin au palais et quand on a renvoyé les serviteurs qui avaient suivi leurs maîtres au Temple, il a demandé non seulement à continuer sa tâche, mais à être mis aussi à la disposition du Roi. C'est dire qu'il a accepté de s'enfermer avec Leurs Majestés sans espoir d'en sortir. Cela donne la mesure de son dévouement, mais s'il était seul au monde, nous aurions quelque peine à obtenir des nouvelles des prisonniers. Heureusement il est marié à une femme de cour, tout aussi admirable que lui. C'est par elle que ces nouvelles nous arrivent...
- Comment cela se peut-il? demanda Charles de Lézardière, un jeune Vendéen qui, avec ses parents et ses frères - dont l'un, prêtre, avait été massacré en septembre -, s'était mis récemment à la disposition de Batz ainsi que la maison de Choisy-le-Roi. Assis entre Marie et Laura, il suivait avec une passion visible la petite conférence du baron.
- C'est assez simple bien qu'extrêmement dangereux. Au moment des massacres, Cléry a mis sa femme à l'abri dans une petite maison de Juvisy-sur-Orge. Depuis qu'il est enfermé au Temple, il a obtenu, pour elle et pour sa sour, la permission de venir chaque jeudi lui apporter du linge propre, des vêtements nettoyés et tout ce dont il pourrait avoir besoin. Il leur remet, en échange, son linge sale et, à la faveur de l'échange, des petits billets sont glissés qui nous renseignent. Jusqu'à présent, le rôle de la sour de Mme Cléry était joué par une amie de la Reine, Mme de Beaumont, mais elle vient de tomber malade et il faut quelqu'un pour aider Louise à transporter ses paniers...
- Je suis comédienne, je peux jouer ce rôle-là, proposa Marie avec un sourire...
- Non, Marie. D'abord la Grandmaison est beaucoup trop connue. En outre, j'ai besoin que vous restiez ici. N'oubliez pas que vous y tenez table ouverte et que vous accréditez ma réputation de joyeux égoïste.
- En ce cas ce sera moi ! dit Laura tranquillement. Je ne sais pas où est Juvisy mais je suis sûrement assez forte pour transporter des paniers ou des sacs comme le faisait cette dame...
- Surtout avec le coche...
- Mais, coupa le jeune Lézardière, ce n'est pas possible : une Américaine ? Ces gens là-bas sauront tout de suite qu'elle n'est pas de la famille de Mme Cléry...
- Personne ne peut reprocher à cette dame d'avoir une sour à peu près muette, fit Laura en souriant. Je n'ouvrirai pas la bouche et voilà tout !
- C'est une excellente solution, dit Batz en lui rendant son sourire. Cependant, vous allez jouer ce rôle assez longtemps. Quelques chuchotements feront l'affaire. On n'a pas d'accent quand on chuchote. Pas plus quand on chante. Et a propos de musique, vous jouez je crois de la harpe ?
- Et très bien, dit Marie en prenant la main de son amie. Elle n'en sera que plus à l'aise dans le personnage de nièce de Mme Cléry qui, lorsqu'elle s'appelait encore Mlle Duverger, comptait parmi les meilleures harpistes de Paris. Je me souviens qu'en 1791, à la suite d'un concert spirituel, les Tablettes de la Renommée des Musiciens lui ont tressé des couronnes à propos de plusieurs sonates de Jean-Chrétien Bach [xiv]. La Reine adore la harpe. Elle en joue elle-même fort bien ayant été l'élève de Philippe Hinner; elle aimait beaucoup entendre Mme Cléry...
- Eh bien, je suis ravie de rencontrer bientôt une grande artiste, dit Laura en se levant. Et puisque nous sommes mardi, je suppose que je dois partir demain pour Juvisy ?
- Oui. Devaux vous accompagnera...
- Pourquoi pas moi ? protesta Pitou. J'ai l'habitude, il me semble.
- Sans doute, mais ne prétendez pas à l'exclusivité. Et je vous rappelle qu'à votre section de la Garde on vous a à l'oil! Enfin, Devaux connaît Mme Cléry. Pas vous !
- Autrement dit, je n'ai plus qu'à me taire! Désolé, Miss Laura! J'aime bien voyager avec vous...
Le surlendemain, Laura descendait du coche d'Étampes en compagnie de Mme Cléry, petite femme ronde d'une quarantaine d'années aux cheveux châtain clair, au nez un peu fort. Le coin des lèvres un peu relevé lui donnait facilement l'expression du sourire. Toutes deux étaient vêtues modestement et de façon à peu près semblable : robe de petite laine grise avec un fichu tellement remonté par-dessus le corsage que l'on pouvait y cacher la moitié du visage, bonnet de toile fine à bavolet, emprisonnant la plus grande partie de la chevelure et mante noire à capuchon. Laura portait deux sacs en tapisserie et sa compagne un grand panier.
Le temps s'était remis au beau. Il était sec et froid. Les deux femmes partirent d'un bon pas pour se réchauffer. Elles ne tardèrent guère à atteindre la rue du Temple par laquelle on accédait au palais du Grand Prieur, transformé en caserne, qu'il fallait traverser de part en part pour atteindre la Tour. Encore celle-ci était-elle protégée par un mur, achevé à la fin du mois de septembre. Pour disposer des pierres nécessaires, le citoyen Palloy - le démolisseur de la Bastille - avait jeté bas d'anciens bâtiments conventuels comme le chapitre, l'auditoire et le bailliage. Ce mur était percé de ce côté-là d'un guichet, au-delà duquel on se trouvait dans un espace vide planté de marronniers, qui affectait des airs de jardin. Au milieu, sinistre à souhait, se dressait le vieux donjon des Templiers.
Le cour de Laura battait fort dans sa poitrine tandis que l'on franchissait les différents obstacles : la sentinelle de la rue du Temple, la cour d'honneur où veillaient des canons et où le concierge contrôla les autorisations de visite aux noms de Cléry Louise et de Duverger Agathe -cette dernière étant la carte dont se servait jusqu'alors Mme de Beaumont. Ensuite, ce fut le bref parcours à travers le joli palais où Mozart enfant avait joué du clavecin dans le salon des Quatre-Glaces, à présent envahi de soldats et déjà dégradé, sali. Le passage des deux femmes souleva quolibets et plaisanteries qui d'ailleurs ne les troublèrent pas beaucoup : la petite Mme Cléry était une forte femme. Quant à Laura, son récent séjour chez les Prussiens l'avait aguerrie. Enfin, le guichet du mur franchi, la grande tour se dressa devant elle et elle eut soudain l'impression de se trouver devant un monstre comme les vieilles légendes en évoquaient à la veillée, une espèce d'ogre qui avait avalé tout la famille royale et entendait sans doute la laisser pourrir dans ses entrailles. Dès ce premier regard, la Tour fut son ennemie. Elle pensa que Batz avait raison quand il disait qu'il y avait mieux à faire d'une vie que d'y mettre fin pour qui n'en valait pas la peine. La sienne pouvait être utile à Marie-Thérèse. C'était à cela, uniquement, qu'il fallait penser à présent et son cour s'apaisa. Ce fut d'un pas singulièrement ferme qu'elle franchit le seuil de la porte basse et étroite - évidemment gardée - par laquelle on avait accès à l'escalier, pris dans l'une des tourelles, et à ce que l'on appelait la salle du conseil où se réunissaient les officiers municipaux. C'était une salle basse aux voûtes pesantes, où la lumière du jour, comme dans tout le reste du donjon, ne pénétrait que par l'étroite bande laissée en haut par les abat-jour de bois, sortes d'entonnoirs allant s'évasant que l'on avait posés devant toutes les fenêtres cependant armées de barreaux. Aussi employait-on les chandelles la plus grande partie de la journée. La pièce sentait le moisi, le renfermé, la cire froide.
Mme Cléry fut saluée avec une certaine bonhomie par les municipaux de garde. On la connaissait et puis elle était toujours aimable, volontiers souriante. Tandis qu'elle et Laura déposaient sacs et paniers sur la grande table, on lui dit qu'on allait chercher Cléry, pendant que l'on fouillait ce qu'elle apportait.
Avec ceux qui effectuaient ce contrôle il y en avait un qu'elle ne connaissait pas et qui s'était retiré à quelques pas pour examiner les autorisations de visite des deux femmes. C'était un petit homme maigre au teint bilieux, avec une verrue sur le nez, des poches sous les yeux et de vilaines dents. Tout en scrutant les deux cartes, son regard revenait souvent à la plus jeune des deux femmes et soudain, il se rapprocha.
- Dis-moi, citoyenne, tu es la sour de la citoyenne Cléry ? Vous n'avez pas eu le même père, alors ?
De la voix chuchotée que lui avait conseillée Batz, Laura répondit :
- Je ne suis pas sa sour, je suis sa nièce. Agathe Duverger est ma mère... et elle est malade.
- Toi aussi on dirait. Tu ne peux pas parler plus fort?
La jeune femme désigna son cou : sous le fichu pigeonnant, il était entouré plusieurs fois d'une écharpe de soie.
- C'est vrai, j'ai été malade... et j'ai perdu ma voix.
- Tant pis pour toi, mais cela n'explique pas pourquoi tu te sers d'une carte qui n'est pas la tienne...
Laissant les municipaux continuer leurs investigations, Louise Cléry vola au secours de sa compagne :
- Tu as vu ce qu'il me faut apporter... et remporter d'ailleurs, depuis Juvisy? Je ne peux pas faire toute seule, citoyen, il faut comprendre... En outre, je ne viens qu'une fois la semaine, et pour la carte il faut du temps.
- Eh bien, tu n'as qu'à habiter plus près. Qu'est-ce que c'est que ça?
Il se ruait sur un jeu de dames qu'un de ses collègues venait de sortir d'un sac.
- Ben... Un damier, fit celui-ci.
- Mon mari me l'avait donné pour que je le fasse réparer.
- C'est celui dont se sert Capet, j'imagine ?
- Bien sûr. Personne ne l'a jamais interdit. L'homme vint regarder Mme Cléry sous le nez et aboya :
- Peut-être, mais moi, ça me paraît suspect ce machin qui se promène où on veut l'emmener. Alors, vous autres, faites-moi sauter toutes les cases de ce damier histoire de voir si y a des messages cachés dessous.
- Mais, citoyen Marinot, y sera inutilisable? protesta un jeune municipal...
- Pourquoi ? Y aura qu'à tout recoller et puis si il sert plus à rien on l'jettera, voilà tout !
A ce moment, Jean-Baptiste Cléry apparut sur les dernières marches de l'escalier, un gros paquet de vêtements sous le bras. Aussitôt Marinot lui sauta dessus :
- Dis donc, citoyen, on t'avait autorisé à recevoir la visite de ta femme et de ta belle-sour, pas de toute ta famille?...
- Agathe est malade, s'empressa d'expliquer Mme Cléry et j'ai demandé à notre nièce Claire...
Sans s'émouvoir, Cléry, qui était un homme blond au visage placide et peu expressif, répondit :
- Tu as bien fait, ma femme... et soudain, il perdit un peu de cette belle sérénité en voyant voler les petits carrés de bois. Oh, mon damier !
- Fais pas d'histoires, citoyen ! Contente-toi de dire merci si on te le rend !
Sans insister, sachant bien que c'eût été inutile, Cléry embrassa sa femme et sa " nièce ". Puis il sortit d'une de ses vastes poches deux bijoux d'or et d'émail dont la vue fit frissonner Laura quand il les posa sur la table et que la lueur des bougies les caressa.
- Voilà ce que vous avez exigé, dit-il d'une voix lasse.
C'étaient la croix de l'Ordre de Saint-Louis au bout de son ruban feu, et l'insigne de la Toison d'Or mais une Toison d'Or qui n'avait rien de comparable avec celle de Louis XV. Celle-là ne portait en son centre qu'un simple saphir. Marinot se jeta dessus avec une joie mauvaise :
- Parfait! Capet n'est plus rien. C'est une honte qu'on lui ait laissé jusqu'à maintenant ces " hochets de vanité ". Il se sentira plus léger... Et on vendra ça au poids de l'or !
A ce moment, se produisit un incident inattendu. La porte de la tour venait de se rouvrir pour livrer passage à Louis XVI et à sa famille qui rentraient de leur promenade quotidienne dans le " jardin ". Toutes les têtes se tournèrent vers eux et Laura, dans un réflexe désespéré, se cramponna à la table pour empêcher ses genoux de plier pour la révérence. L'effort qu'elle s'imposa se traduisit alors sur son visage par une expression quasi douloureuse. Les trois femmes qui entraient s'en aperçurent. La Reine et Madame Elisabeth inclinèrent légèrement la tête avec l'ombre d'un sourire, mais la petite Marie-Thérèse, dans son innocence, sourit franchement à cette figure amie qu'elle revoyait soudain. Il n'en fallut pas plus pour déchaîner la colère du citoyen Marinot :
- Un complot! J'aurais juré que c'était un complot, hurla-t-il. Qu'est-ce que ces femmes sont venues faire ici? Et cette prétendue nièce qui a perdu sa voix? Encore heureux qu'elle soit presque muette : elle aurait été capable de nous crier " Vive la Reine " à la figure, cette garce ! Oh, mais on va éclaircir tout ça!...
- Citoyen, intervint Cléry, il n'y a rien à éclaircir. Ma nièce ne s'attendait pas à voir les prisonniers. Elle a été saisie et cela a amusé la petite fille !
- T'oses pas dire la princesse, hein, mon gros ? T'as raison parce qu'elle est plus rien qu'une morveuse comme les autres ! N'empêche que je vais les cuisiner, ta femme et ta nièce, et de la bonne manière !
Cela dura trois heures. Trois heures d'injures, de questions stupides ou venimeuses après que l'on fut allé quérir la femme Tison pour fouiller " les prisonnières ". Marinot était déchaîné et sa fureur impressionnait même ses camarades habitués à son caractère détestable. N'ayant rien trouvé pour alimenter un acte d'accusation quelconque, il était prêt à faire emmener les deux femmes à la Commune pour qu'on les jette dans une prison quand un membre de ladite Commune, le citoyen Lepitre, fit son apparition. Aussi calme et flegmatique que l'autre était agité, il écouta d'abord le réquisitoire bafouillant de fureur de l'énergumène puis le timide plaidoyer de Cléry, après quoi il revint à Marinot :
- Tu as trouvé quelque chose, citoyen?
- Non, rien, admit l'autre de mauvaise grâce, mais il n'empêche que l'Autrichienne, sa belle-sour et sa fille ont fait des signes à ces femmes.
- Faut pas voir le mal partout, citoyen Marinot ! Ces femmes ne sont pas des aristocrates, ça se voit tout de suite, et on connaît la citoyenne Cléry...
- Peut-être pas si bien que tu le crois, citoyen commissaire ! Je suis sûr que leur tanière de Juvisy est un lieu de rendez-vous des ennemis du peuple !
- Tu as peut-être raison, concéda Lepitre avec un sourire lénifiant. Il est certain que ce logis un peu éloigné peut permettre... bien des choses. Le mieux serait que la citoyenne Cléry vienne habiter... pas trop loin de son mari...
Marinot eut un gros rire :
- Tu veux qu'on la mette dans la Tour ? J'ai rien contre, mais il n'aura plus de chemises propres...
- N'exagérons rien ! Il y a des logements vides dans l'enclos du Temple avec tous ces foutus aris-tos qui ont déguerpi...
- Tu n'es pas un peu malade? C'est des vrais palais leurs maisons !
- Fais un peu attention à qui tu parles, citoyen Marinot! protesta Lepitre. Ils avaient des belles maisons, ça c'est vrai, mais y a pas que ça ! Tiens, par exemple la rotonde où y avait le marché et qu'est là-bas, de l'autre côté du mur. Y a tout un étage vide... au-dessus.
Marinot alla jusqu'à la porte pour considérer l'endroit pendant que Lepitre ajoutait plus bas :
- T'aurais aucun mal à les surveiller... Cependant, Cléry, sa femme et Laura avaient suivi ce dialogue avec inquiétude. Le mari se reprit le premier et objecta :
- Mais, citoyen, ce sont des petits logements et nous avons des enfants, il y a ma belle-sour et la campagne c'est toujours meilleur que la ville...
- Eh bien, tes enfants et ta belle-sour resteront à Juvisy. Tu devrais être content de mon arrangement. Tu pourras au moins apercevoir ta femme tous les jours par-dessus le mur.
Mme Cléry allait, à son tour, émettre un avis peu enthousiaste quand elle sentit soudain des doigts durs serrant sa main pour l'inviter au silence. Alors, avec le haussement d'épaules de quelqu'un qui prend son parti, elle dit à son époux :
- Tout compte fait, ce serait une bonne idée, Jean-Baptiste. Je me tourmente tellement pour ta santé! Tu as les bronches faibles et nous allons vers l'hiver. Je pourrais au moins t'envoyer des remèdes à temps... Je te remercie, citoyen Lepitre ! Tu es un homme bon. Mais à présent, il faudrait que nous partions ! Il n'y a plus de coche, à cette heure, le chemin est long jusqu'à Juvisy... et nous sommes chargées, ajouta-t-elle en montrant ses sacs à nouveau pleins.
Mais, décidément, l'obligeant Lepitre avait réponse à tout :
- Inutile de les emporter là-bas si tu reviens dans quelques jours. Tu feras tes lessives ici... à condition de ne pas oublier tes bassines, ajouta-t-il avec un gros rire. A part ça, t'auras pas grand-chose à apporter : c'est encore meublé...
- Comment ça se fait que tu sais tout ça? demanda soudain Marinot dont la méfiance était toujours prête à s'éveiller.
- C'est pas compliqué : j'ai été chargé de faire le relevé des habitations vides dans l'enclos. La Commune souhaite y loger des gens à elle.
- Ah bon!... Eh bien, à un de ces jours, citoyenne ! fit-il en se tournant vers Laura. On va devenir voisins. Ça pourrait être agréable.
La jeune femme se sentit frémir bien que l'oillade assassine dont l'affreux personnage agrémenta son discours manquât la faire éclater de rire... Un instant plus tard, elle et Louise Cléry quittaient le Temple, mais ce fut seulement quand elles eurent parcouru toute la longueur d'une rue que l'ancienne harpiste osa faire part à sa compagne du serrement de main étrange de Lepitre :
- Je ne sais que penser, avoua-t-elle. Cela devrait vouloir dire que cet homme est des nôtres mais, d'autre part, cela peut aussi bien être un piège...
- De toute façon, décida Laura, il faut que je rentre à Charonne. Le baron doit être mis au courant et lui saura bien si nous pouvons faire confiance à cet homme ou si nous devons nous méfier...
Après s'être assurées qu'elles n'étaient pas suivies, les deux femmes se séparèrent et prirent chacune une voiture de place, en ayant bien soin de ne pas la prendre au même endroit. Une heure plus tard, Laura était de retour à Charonne.
En apprenant ce qui s'était passé au Temple, Batz explosa de joie :
- La rotonde ! Vous vous rendez compte de ce que cela représente ! Nous allons pouvoir surveiller la Tour jour et nuit ! Ou ce Lepitre est un envoyé du ciel ou c'est un fou... ou c'est l'un des nôtres.
- Ou il nous tend un piège? fit Laura doucement, ce qui lui valut de recevoir en pleine figure le regard étincelant de Batz.
- Soyez sûre que je le saurai très vite ! En attendant, demain matin Devaux vous conduira à Juvisy d'où vous ne bougerez plus jusqu'au jour du déménagement. Marie va vous aider à préparer ce qu'il vous faut. Vous êtes contente, j'imagine? Vous allez vivre auprès de la petite princesse que vous aimez.
- Je le serais davantage si je pouvais être dans le donjon car je vais seulement être témoin de quelques-unes des souffrances qu'on lui inflige, sans pouvoir y porter remède.
Elle n'ajouta pas qu'au moment de quitter cette maison qui était le centre des activités de Batz, et peut-être pour longtemps, elle découvrait qu'elle en éprouvait un peu de peine. Pour tout l'or du monde elle ne l'aurait avoué à Batz. Lui, tout à sa joie, ne devina rien. Dans l'un de ces gestes chaleureux et enthousiastes que lui dictait parfois son tempérament gascon, il saisit la jeune femme aux épaules et la regarda un instant avec un grand sourire :
- Cela, c'est mon affaire et vous m'y aiderez !
- Dans ce rôle de guetteur passif ?
- Oh, vous serez plus active que vous ne l'imaginez ! Vous allez avoir une vie passionnante, ma chère, et nous nous reverrons plus souvent que vous ne le croyez... sous un aspect ou sous un autre, et Pitou va être chargé de veiller sur vous. Il en sera enchanté.
- Veiller sur moi ? Pourquoi ? Je suis un simple pion sur votre échiquier.
- Vous savez jouer aux échecs ?
- Bien sûr.
- Alors vous savez aussi qu'un simple pion peut causer la perte d'un roi. Et moi, il se trouve que je tiens à vous.
D'un mouvement un peu brusque, ses mains la rapprochèrent de lui et il posa sur sa joue un baiser léger, fraternel et délicat, le baiser que l'on donne à une fleur, mais il la fit cependant frissonner. Elle eut l'envie soudaine de mettre ses bras autour de son cou et de se laisser aller contre lui ; déjà il était ses mains et elle noua les siennes derrière son dos : une position parfaite pour les empêcher de trembler. Au fond, ce serait une excellente chose qu'elle cesse de vivre auprès de lui.
Cinq jours plus tard, une charrette attelée d'un vigoureux cheval amenait à la rotonde du Temple Mme Cléry, sa soi-disant nièce, quelques objets utiles et sa harpe dont elle ne se séparait jamais. La journée se passa à l'installation des trois petites pièces dont l'une servirait de cuisine et de cabinet de toilette. Comme elles n'étaient plus occupées depuis des mois, il y avait beaucoup de poussière et de nettoyage à faire. Aussi, bien qu'il ne fît pas très chaud, laissa-t-on ouvertes les deux fenêtres d'où l'on pouvait voir le " jardin " de la Tour. Et puis, quand on eut mis des draps aux petits lits étroits et tandis que leur souper achevait de cuire, Louise Cléry prit sa harpe et laissa ses doigts courir le long des cordes sensibles...
Il était neuf heures. Dans la chambre de la Reine, la famille venait de se mettre à table sous l'oil des municipaux chargés de la surveiller. Madame Elisabeth disait le Bénédicité comme elle en avait l'habitude quand l'écho d'une harpe se fit entendre. Elle jouait le thème de la cantate Cassandra de Jean-Chrétien Bach et la Reine se figea, écoutant de toute son âme, les yeux fixés sur son assiette de potage. Elle reconnaissait ce toucher si sensible : Cassandra était la dernière ouvre que Mme Cléry avait interprétée devant elle. Ce ne fut qu'un instant très fugitif : elle connaissait trop la surveillance tatillonne, offensante dont elle et les siens étaient victimes. Un municipal, d'ailleurs, grogna :
- On soupe en musique maintenant ? Tu vas te croire encore à Trianon, Antoinette?... Mais moi j'aime pas la musique !
Et d'un geste brutal il referma la fenêtre occultée par son volet de bois, que Cléry avait, tout à l'heure, laissée intentionnellement ouverte. Mais un peu d'apaisement était entré dans le cour de la Reine captive : elle savait à présent qu'une amie était près d'elle et, quand on sortit de table, elle échangea avec sa belle-sour un regard souriant...
La bise soufflait fort sous les galeries du Palais-Royal, chassant les prostituées qui préféraient chercher refuge dans les cafés. Le mois de décembre 1792 s'annonçait glacial. Comme les autres, Corazza débordait. Assis à sa table habituelle en compagnie de Gouverneur Morris, l'ambassadeur américain revenu passer l'hiver dans sa maison des Champs-Elysées, et du banquier Benoist d'Angers, Batz buvait du chocolat bouillant en échangeant avec ses amis des propos de plus en plus anodins à mesure qu'augmentait leur anxiété : ils attendaient le chevalier d'Ocariz, l'ambassadeur espagnol, et celui-ci avait déjà une demi-heure de retard, chose impensable pour un homme qui était la ponctualité en personne. On parlait théâtre, musique, n'importe quoi : si l'on n'avait pas attendu Ocariz, on serait allé causer ailleurs car au lieu des habituels braillards occupés à refaire le monde à coups d'idées délirantes, la table voisine était occupée par un paisible quatuor de joueurs de piquet formant une zone de silence qui pouvait être dangereuse.
Même si la partie, depuis la chute de la royauté, offrait un côté pittoresque et plutôt amusant. Comme il ne pouvait plus être question de reines, de rois ou de valets, les cartes avaient reçu de nouvelles appellations et l'on entendait ce genre de dialogue : " J'ai un quatorze de citoyennes ", à quoi l'adversaire répondait " Ça ne vaut pas ; j'ai un quatorze de tyrans "...
C'était tout juste ce que venait d'annoncer l'un des joueurs lorsque la silhouette de Devaux apparut derrière les vitres de l'établissement, faisant de grands signes. Les trois hommes se levaient pour le rejoindre au moment où un individu enveloppé d'un châle et coiffé d'un bonnet rouge enfonça presque la porte en clamant :
- Citoyens! J'apporte la meilleure des nouvelles! Aujourd'hui, 3 décembre, la Convention vient de décréter que Capet sera traduit devant elle pour y être jugé et recevoir la punition de ses crimes ! Vive la Nation !
Il arracha son bonnet et le lança en l'air avec un assortiment de cris qui se voulaient joyeux mais n'avaient pas grand-chose d'humain. Une partie de la salle les reprit en écho-pourtant ce ne fut pas l'unanimité. Certains continuèrent leur conversation comme si de rien n'était et les joueurs de piquet poursuivirent leur partie. Batz et ses amis quittèrent le Corazza à la suite de Morris qui étayait sa jambe de bois avec une belle canne d'ébène à pommeau d'or. C'était, comme Batz, un homme élégant et raffiné, détails que nul ne se fût permis de lui reprocher, tant son allure per- sonnelle commandait la distance et le regard froid de ses yeux gris, le respect.
Sous la galerie, ils trouvèrent Devaux visiblement très inquiet :
- Le chevalier d'Ocariz a été enlevé, leur jeta-t-il. J'arrive de sa maison de la Chaussée-d'Antin. Sa femme est affolée...
- Enlevé ? Comment cela ? demanda Batz.
- Oh, de la façon la plus simple qui soit. Deux hommes sont venus chez lui qui se disaient envoyés par son ami Le Coulteux. Ils l'ont fait monter dans une voiture qui attendait à la porte et ils sont partis...
- Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il s'agit d'un enlèvement ?
- Quand on emmène quelqu'un faire un tour de promenade, il est bien rare qu'on l'y invite en lui enfonçant la gueule d'un pistolet dans les côtes. Mme d'Ocariz a tout vu d'une fenêtre. Heureusement, c'est une femme solide qui ne s'affole pas. J'ai dû la laisser pour venir vous prévenir puisque vous attendiez son époux. Elle est partie en même temps que moi pour se rendre chez Le Coulteux. Les ravisseurs, en effet, étaient censés venir de chez lui.
- Elle ne croit pas cette sottise, j'imagine? Mais, de toute façon, Le Coulteux lui sera de bon conseil...
- Qui peut avoir fait ça? demanda Benoist d'Angers. Danton?
- Cela m'étonnerait. Danton est une brute intelligente. Il n'emploie pas ces moyens-là. S'il en voulait à Ocariz, il l'aurait convoqué à son ministère et là il l'aurait fait arrêter, mais au grand jour. Messieurs, ajouta-t-il avec un soupir, il me faut vous quitter. Je dois voir quelqu'un...
- Et notre affaire ?
- Pour l'instant, il faut d'abord récupérer Ocariz...
- Comme vous voudrez, fit Gouverneur Morris. Voulez-vous que je vous emmène ? J'ai ma voiture.
- Non, merci. Un fiacre fera l'affaire. Emmenez plutôt Devaux et Benoist, et allez demander à souper à Marie. Elle sera heureuse de vous voir...
- Ah, moi aussi! s'écria l'Américain soudain épanoui. J'adore Marie!
- Je vous rejoindrai...
- Vous ne voulez pas que j'aille avec vous, monsieur? demanda Devaux, toujours un peu inquiet lorsque son chef partait pour quelque expédition solitaire.
- Non, je ne vais courir aucun danger, mon cher Devaux. Je vais seulement voir un vieil ami.
Laissant les autres rejoindre la voiture de l'ambassadeur, il resta debout à l'entrée de la place du Palais-Égalité, cherchant des yeux un fiacre. Il en trouva un mais, pendant sa brève attente, il n'aperçut pas l'homme, enveloppé d'un manteau noir, qui était sorti du café Corazza peu de temps après lui. Quand le fiacre eut chargé Batz, le suiveur tira un sifflet de sa poche et fit entendre deux sons brefs auxquels répondit l'arrivée presque immédiate d'un cabriolet qui devait attendre quelque part. L'inconnu y monta :
- Suis la voiture, là-bas ! L'un derrière l'autre, à distance raisonnable, les deux attelages prirent la rue " Honoré " en direction de la place de Grève et gagnèrent la rue des Blancs-Manteaux. Là, Batz ordonna à son cocher de l'attendre et pénétra sous le porche d'un bel hôtel du siècle précédent qui se trouvait être voisin du Mont-de-Piété. C'était la demeure de celui qui, quinze ans plus tôt, avait proposé à Louis XVI et créé avec son approbation cet organisme de prêts sur gages dûment contrôlés, qui rendait les plus grands services. La Commune venait de le supprimer comme immoral et constituant un monopole royal. A la grande joie, bien entendu, des usuriers dont le lucratif commerce fleurissait de nouveau... Cet homme, c'était l'avant-dernier lieutenant général de police du royaume, le dernier ayant été l'incapable Thiroux de Crosnes bien vu de la Reine. Il se nommait Jean-Charles Le Noir et il était sans doute encore l'un des mieux renseignés de France car, durant son " ministère ", il s'était attaché bien des reconnaissances obscures ou illustres. Ainsi de Mirabeau et de la belle Sophie de Monnier poursuivis par lettres de cachet et dont il avait adouci de son mieux la captivité tout en élaguant l'instruction; ainsi de Beaumarchais qui, jeté à Saint-Lazare en mars 1785 pour un écrit insultant, avait trouvé en lui un interlocuteur compréhensif qui lui avait évité les châtiments corporels alors en usage dans cette prison. Totalement dépourvu de cruauté et de méchanceté, Le Noir avait toujours su discerner une certaine justesse dans la protestation. De même, il avait toujours su choisir ses informateurs. D'esprit délié, fin observateur de la race humaine et doué d'un véritable sens de l'humour, il n'avait montré aucune humeur quand, en plein procès du collier de la Reine, on lui avait ôté sa lieutenance pour avoir fait preuve d'une certaine indulgence envers le cardinal de Rohan, ce que n'avait pas admis Marie-Antoinette aveuglée par sa haine. Ce grand policier s'était retrouvé administrateur des Bibliothèques du Roi ; il n'en avait pas moins continué à s'intéresser discrètement à ce qui se passait dans Paris et dans les provinces grâce à l'importante correspondance échangée avec de multiples amis. Par la suite, il avait été député de la noblesse aux États généraux. C'est là qu'il avait rencontré Jean de Batz, revenu d'Espagne où il avait accompli plusieurs missions au service du Roi et il se retrouvait avec le grade commode de colonel " à la suite " des dragons de la Reine. Peut-être parce qu'elle le soupçonnait de savoir trop de choses sur trop de gens et parce qu'il était resté populaire, la Révolution le laissait vivre en paix... Il reçut son jeune ami - Le Noir avait alors soixante ans - dans la grande pièce servant de cabinet de travail et où il avait entassé, dans un apparent désordre, les nombreux dossiers qu'il avait emportés en quittant le bel hôtel de la rue des Capucines attribué au lieutenant général de police. Cela dégageait pas mal de poussière; pourtant, la silhouette mince et vive de M. Le Noir n'en apparaissait pas moins toujours impeccable dans ses vêtements sombres de bon faiseur et le linge éblouisssant de blancheur qui en dépasssait. Il n'avait pas renoncé à la perruque dont la queue se nouait d'un ruban noir mais elle convenait à son visage maigre aux pommettes hautes dont les traits fins s'alourdissaient avec l'âge mais dont les yeux bruns n'avaient rien perdu de leur vivacité derrière les verres de leurs lunettes...
Débarrassé de son long manteau à grands revers par un domestique prévenant qui n'était autre qu'un ancien forçat, Batz prit place dans le fauteuil qu'on lui désignait et accepta le verre de bourgogne qu'on lui offrait; puis, quand le serviteur se fut retiré, il ouvrit la bouche, mais Le Noir le devança :
- Vous venez me parler du décret d'accusation que la Convention a pris aujourd'hui contre le Roi. Si vous voulez savoir ce que j'en pense, c'est une ineptie parfaitement illégale et totalement monstrueuse. Mais que voulez-vous attendre d'autre de ce genre d'assemblée?
- Je venais en effet vous en parler, mon cher Le Noir, mais accessoirement.
- Accessoirement ? Alors que le Roi va y jouer sa vie?
- Ça, je ne le sais que trop, et aussi que l'on paraît bien décidé à lui ôter toute chance de s'en sortir. Et c'est cela qui m'amène. Sauriez-vous me dire qui a fait enlever tout à l'heure de son domicile l'ambassadeur d'Espagne ?
L'ancien lieutenant de police leva un sourcil :
- Le chevalier d'Ocariz, enlevé ? Tiens donc !
- N'est-ce pas?... Il semble que ces gens soient devenus fous. Il y a là de quoi exaspérer le roi Charles, un des rares souverains européens qui n'aient pas encore déclaré la guerre...
- Ces gens ? Vous entendez les conventionnels ?
- Et qui d'autre?
- Mon cher ami, je ne sais pas encore ce qui s'est passé au juste, mais je peux vous assurer que cette horde d'énergumènes n'est pour rien dans l'aventure. Il n'y a pour cela aucune raison.
- Ah, vous trouvez? La banque Saint-Charles de Madrid a garanti à la banque Le Coulteux une somme de...
- ... deux millions destinés à acheter suffisamment de monde, sinon pour éviter la mise en accusation du Roi, du moins pour lui gagner quelques " consciences pures ". Seulement, en homme honnête, courageux mais pas très futé qu'il est, notre hidalgo a commencé par clamer à tous les échos qu'il s'opposerait à toute entreprise destinée à traiter le Roi autrement qu'en oint du Seigneur et donc sacro-saint...
- Il était dans son rôle. Le roi de France est tout de même le chef naturel de la famille des Bourbons, ceux d'Espagne n'étant que la branche cadette.
- Tout à fait d'accord, mais il aurait dû s'en tenir là et ne pas laisser entendre, urbi et orbi, de façon un peu trop transparente qu'il était prêt à récompenser les bonnes volontés. Ça donne à penser ce genre de propos.
- C'est possible. En ce cas le crime est signé, il me semble : deux ou trois de ces messieurs ont voulu s'adjuger la totalité de la somme. D'où l'enlèvement...
- Non. Il y a un détail que vous ignorez c'est qu'Ocariz est en excellents termes avec Chabot.
- Quoi? lâcha Batz abasourdi. C'est impossible !
- Pas quand il s'agit de femmes. Connaissez-vous les trois filles du colonel d'Estat?
- Il m'est arrivé de les rencontrer quand les dames de Sainte-Amaranthe tenaient encore salon au Palais-Royal. Elles sont de mours plutôt faciles. L'aînée, si je me souviens bien, a épousé un Suisse, le baron de Billens, reparti après le 10 août vers son Helvétie natale. La femme est restée. Elle serait aussi la maîtresse du banquier anglais Ker. C'est du moins l'évangile selon Tilly, que d'ailleurs je n'ai pas vu depuis longtemps.
- Il est à Bruxelles et pas du tout pressé d'en sortir mais revenons aux trois sours : la plus jeune est la maîtresse de votre vieil ennemi es finances l'abbé d'Espagnac, grand ami de Chabot, et la cadette celle de votre Ocariz...
- Ocariz trompe sa femme? Il en paraît pourtant fort épris.
- Eh bien, disons qu'il trompe tout son monde en même temps. Pour en finir avec l'histoire, les trois couples soupent assez souvent ensemble chez la baronne de Billens et Chabot est presque toujours de la partie. On lui trouve alors une compagne et ces petits divertissements l'aident à supporter la vie un peu chiche qui est la sienne. Non, mon ami, il faut chercher ailleurs les ravisseurs. Je vais d'ailleurs m'en occuper et je vous tiendrai informé, mais je ne vous cache pas que vous êtes arrivé ici à point nommé : j'allais vous envoyer chercher pour vous apprendre une nouvelle qui ne manquera pas de vous intéresser : votre ami Antraigues est à Paris.
- L'araignée de Mendrisio? fit Batz avec un mépris teinté d'amertume. Que vient-il faire ici ?
- Je ne le sais pas encore. Il se cache sous son habituel avatar de Marco Filiberti, négociant de Milan, mais je jurerais que cela a quelque chose à voir avec vous. Deux choses en effet peuvent le faire sortir de son refuge : la cupidité et la haine qu'il vous porte...
- ... et que je lui rends avec usure! Il y a huit ans, ce misérable a essayé de me faire passer pour un tricheur ; en outre il clabaudait sur ma famille, disant que ma noblesse était fausse, que je descendais de je ne sais quel Juif allemand. Il a même réussi par je ne sais quelle perfidie, à mettre dans son jeu le fameux Chérin, le généalogiste de la Cour...
- Oh, j'ai su tout cela et je n'ai pas oublié que le Roi, en personne, a ordonné la création d'une commission où ont pris place les plus grands spécialistes, comme Dom Clément et Dom Poirier, les fameux Bénédictins de Saint-Maur, plusieurs membres de l'Académie française... et aussi M. Chérin, et que tous ont rendu à l'ancienneté de votre noble famille ce qui lui était dû. Là-dessus, vous avez mis quelques pouces de fer dans les côtes de M. d'Antraigues et le Roi, qui décidément vous aime bien, vous a envoyé à Madrid... en mission secrète.
- Ce sont de ces choses que l'on n'oublie pas... Comment ne serais-je pas dévoué corps et âme à celui qui a pris soin de mon honneur de si éclatante façon? Je suis au Roi, mon ami... et je ne veux pas qu'on me le tue ! ajouta-t-il dans une soudaine explosion de colère. Quant à Antraigues...
- Il n'a certes pas les mêmes raisons que vous de l'aimer. Louis XVI lui a fait savoir qu'il n'était pas désirable à la Cour et la Reine l'a autant dire fichu à la porte. Aussi est-il tout dévoué aux princes.
- Alors que vient-il faire ici?
Le Noir ne répondit pas tout de suite. Il avait quitté son grand fauteuil à l'ancienne, tendu de cuir par de gros clous de bronze, et arpentait lentement la natte indienne qui servait de tapis dans son bureau. Il se mit alors à réfléchir tout haut :
- Il a gardé - tout comme Monsieur - de nombreuses accointances parmi les hommes en place. Dans sa tanière du bout du monde, il apprend bien des événements et quelque chose me dit qu'il vient à la curée. Il sait déjà, soyez-en sûr, que la Convention s'apprête à juger le Roi.
- Elle n'en a pas le droit. Qu'elle ait voté le décret ordonnant le jugement est une chose, mais le Roi ne peut être traduit que devant les Parlements ou alors l'Appel au peuple !
- Elle se moque de tout ça. Soyez-en sûr, elle va s'arroger ce droit-là. Comme elle s'arroge tous les autres. Reste à savoir si elle aura l'audace de l'envoyer à la mort. Je suis certain qu'Antraigues est là pour l'y aider et si je pense que sa présence a quelque chose à voir avec vous, c'est parce qu'il sait que vous ferez l'impossible pour sauver votre maître... et qu'il compte faire d'une pierre deux coups. Ainsi, mon ami, gardez-vous bien! fit en conclusion l'ancien lieutenant de police en posant une main sur l'épaule de son visiteur.
- Je n'y manquerai pas, sourit celui-ci. Mais... que faisons-nous pour Ocariz?
- Vous, rien. Vous avez d'autres chats à fouetter. Quant à moi, je vais simplement faire prévenir Chabot de l'événement. Ou je me trompe fort, ou il va faire un bruit de tous les diables parce que lui aussi les deux millions l'intéressent. Les ravisseurs, qui pourraient bien être des hommes d'Antraigues, prendront peur et je jurerais qu'on lui rendra son ami en bon état.
- Son ami ? gronda Batz avec dégoût. Vous êtes sûr de cela?
- Tout à fait. En se servant des femmes on obtient de curieux résultats, mais il est évident que notre Espagnol ne se vante pas de cette amitié-là. Il en a peut-être même un peu honte... et cela ne l'empêche pas d'être votre ami de tout son cour... et de vouloir sauver le Roi. Sur ce point d'ailleurs, il n'a pas le choix : c'est un ordre de son souverain à lui!
- Eh bien, je m'en remets à vous ! soupira Batz en se levant.
A cet instant, le serviteur entra et vint dire un mot à l'oreille de son patron qui releva les sourcils :
- Le père Bonaventure ? Il est là ?
- C'est bien lui, monsieur. Il a dit son nom.
- Alors fais-le monter. Et prépare du vin chaud!... Et quelque chose à manger. Il en a toujours plus ou moins besoin... surtout quand il fait froid ! Restez encore un moment, baron ! ajouta-t-il pour son visiteur.
- Mais vous attendez quelqu'un?
- Sans doute, cependant Bonaventure Guyon vaut la peine d'être vu. C'est un ancien religieux. Il était même, avant les troubles, prieur de l'abbaye Saint-Pierre de Lagny et il a reçu le don de voyance.
J'ai entendu parler de lui pour la première fois par le cardinal de Rohan durant l'instruction du fameux procès. Celui-ci déplorait de ne pas l'avoir écouté...
- Il l'avait donc consulté ? Cagliostro ne lui suffisait plus ?
- C'était avant Cagliostro. Louis XV vivait encore et Guyon avait prédit sa mort prochaine ainsi qu'un règne tragique pour son successeur. Rohan a voulu en savoir plus et un soir il est allé à Lagny. Discrètement bien sûr. Or, non seulement le prieur a confirmé ses prédictions, mais il lui a conseillé de ne jamais s'approcher de bijoux en diamants qui pourraient être la cause de sa ruine.
- Et comme Cagliostro est arrivé entre-temps, il a oublié la prédiction...
- Vous voyez bien que non puisqu'il m'en a parlé, mais il s'en est souvenu trop tard. La comtesse de La Motte l'avait envoûté avec le mirage d'une réconciliation... intime avec la Reine. Et il a acheté le collier de Boehmer et Bassange, pensant lui plaire.
Le Noir s'interrompit pour aller au-devant du vieillard que son valet accompagnait. Il le reçut avec plus d'égards sans doute que s'il eût été grand seigneur, et cela en dépit de son apparence minable. Vêtu d'un surtout vert olive passablement élimé, d'un gilet noir et d'une culotte en satin marron, Bonaventure Guyon avait environ soixante-dix ans. Il avait de longs cheveux blancs sous un vieux tricorne noir cachant la tonsure, des joues pâles et ravinées par les rides; sous l'ombre du chapeau brillaient des yeux d'un bleu extraordinairement clair et lumineux. Des yeux qui avaient toujours l'air de voir au-delà de ceux sur qui ils se posaient. Et ce fut sur Batz qu'ils se posèrent tandis qu'on l'aidait à s'asseoir dans le fauteuil que le baron venait d'abandonner. Il y avait dans leur profondeur une surprise qui en quelques secondes se changea en angoisse. Il eut même, de sa main maigre aux doigts écartés, un geste de refus.
- Eh bien qu'y a-t-il ? dit Le Noir avec un rien d'agacement.
- Je ne sais pas, répondit le vieil homme sans quitter Batz des yeux, il y a, sur ce gentilhomme, une auréole bleue... d'un bleu admirable... rayonnant, et pourtant il s'agit de quelque chose de terriblement maléfique!... Monsieur, vous devez vous préparer à de grandes épreuves mais, à cause de cette lueur bleue, je ne saurais vous dire de quoi il s'agit... Pardonnez-moi, je pourrai peut-être vous en apprendre davantage un autre jour. Si vous voulez venir me voir, bien sûr! J'habite à la Contrescarpe... rue de l'Estrapade, numéro 13...
- Je n'y manquerai pas, dit Batz en le saluant avec un respect souriant, mais ne soyez pas en souci pour moi! J'ai l'habitude de regarder les épreuves en face...
Le valet revenait avec un plateau chargé qu'il posa devant le père Guyon après avoir fait un peu de place sur le bureau encombré.
- Je vous raccompagne ! dit Le Noir en prenant Batz par le bras.
Lorsqu'ils furent dans le vestibule, il dit encore :
- Votre ami Pitou fait preuve d'un beau courage mais il est imprudent. Avec ses amis Nicolle, Ladevèze, Cassât et Leriche, il vient de lancer une nouvelle gazette, le Journal historique et politique, qui rencontre du succès parce qu'il est hostile à la Convention. Et en plus ils en préparent un autre, le Journal français, qui est pire encore si cela se peut...
- Il ne m'en a rien dit et j'avoue ne pas avoir lu les gazettes ces derniers temps : elles me rendent malade. Comment se fait-il qu'il m'ait caché cela ?
- Il pense sans doute que votre part de soucis est suffisamment importante quelle que soit la largeur de vos épaules et il entend combattre à sa manière. Ce que lui et ses amis cherchent à obtenir, c'est un retournement d'opinion en faveur du Roi. Seulement, à ce jeu ils risquent leur tête...
- Ils le savent, n'en doutez pas. Et je ne peux qu'approuver leur idée. Si l'on ose mettre le Roi en jugement, nous allons avoir besoin de toutes les consciences, de toutes les révoltes.
- Mais oseront-elles s'exprimer ? La peur est un terrible agent dissuasif. Elle peut fermer bien des bouches, retenir bien des bras... Quoi qu'il en soit, je vous aurai prévenu. Faites à votre guise... avec mon entière bénédiction, mais prenez garde à vous ! Au moment de partir, Batz revint sur ses pas.
- Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur, m'autorisez-vous une question?
- Je vous les autorise toutes.
- Puisque vous me bénissez si généreusement, c'est que vous voulez aider le Roi. Cependant, mon ami, vous êtes franc-maçon?
- Oui... fit Le Noir avec un sourire plein de malice qui donna un charme nouveau à son fin visage. Cela vient de ce que j'ai beaucoup vu et beaucoup vécu. Lorsque l'on est jeune, on est vite séduit par une sorte de fraternité. Et puis il y a les rites secrets et tout le parfum de mystère qui s'en dégage, mais je hais l'excès en tout et ce que nous voyons depuis des mois me désole. De même que me hérissent certaines maximes " secrètes " parce que injustes. " Foulez aux pieds les lys de France ! " Et pourquoi pas l'aigle impériale ? Pourquoi pas les léopards d'Angleterre? Parce qu'ils ont bec et griffes ? Notre pauvre et bon roi n'en a pas, lui, de griffes ! C'est peut-être pour cela que je l'aime. Je vous ai répondu?
- Tout à fait... mais je n'étais pas inquiet. Bonne nuit !
Après avoir vu Batz remonter dans son fiacre, Le Noir referma le vantail découpé dans la grande porte cochère, puis le rouvrit aussitôt, tout juste assez pour offrir à son oil un champ de vision. Son instinct de policier lui soufflait que Batz devait être suivi et, en effet, il vit une seconde voiture passer devant sa porte...
Alerté par ce que venait de lui dire son vieil ami, le baron, qui n'y songeait pas en quittant le Palais-Égalité, s'aperçut vite qu'il était suivi. Il n'hésita qu'un instant et décida de changer de direction. Pas question d'emmener à Charonne ceux qui ne pouvaient lui vouloir que du mal ! Du pommeau de la canne qui ne le quittait jamais lorsqu'il était sous son aspect normal - elle contenait en effet une solide lame d'épée -, il frappa à la vitre le séparant du cocher :
- J'ai changé d'avis, dit-il. Il est trop tard pour franchir la barrière. Conduis-moi rue Ménars, citoyen !
- J'aime mieux ça, approuva l'homme. Mon cheval est fatigué et moi aussi...
Depuis que des troubles graves agitaient Paris, Batz n'allait plus que rarement dans cette jolie maison dont, avant la Révolution, il habitait le rez-de-chaussée alors que Marie Grandmaison habitait à l'étage. C'est là qu'ils s'étaient connus, aimés, et cet endroit leur était cher à tous deux. Batz avait acheté le bâtiment et en avait modifié l'intérieur pour établir une communication directe entre les deux logis. Depuis, ils avaient trouvé Charonne qu'il préféraient l'un comme l'autre, mais ils ne s'étaient jamais défaits de la rue Ménars. Quant aux autres demeures que Batz attribuait aux divers personnages qu'il assumait - l'impasse des Deux-Ponts, la rue du Coq et autres -, Marie en ignorait les adresses tout en sachant qu'elles existaient car il tenait par-dessus tout à lui éviter le plus d'angoisses possible... Pour ce soir, il savait qu'elle s'inquiéterait en ne le voyant pas venir rejoindre Morris et Devaux comme il l'avait annoncé. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait et la jeune femme n'en serait pas moins une hôtesse attentive, surtout pour l'Américain qui, par prudence, passerait la nuit là-bas, ce qui permettrait à Batz de le retrouver le lendemain matin.
Arrivé à destination, il descendit, paya généreusement le cocher et, tirant de sa poche une clef, il alla ouvrir sa porte du pas tranquille du parfait citoyen rentrant chez lui. Quand il referma, le fiacre était déjà reparti.
A l'intérieur il ne faisait pas chaud. Le poêle de faïence de l'antichambre était éteint, bien entendu, mais, à sa grande surprise Batz vit de la lumière filtrer sous la porte du salon. Il y avait là quelqu'un et, tout de suite, Batz fut sur ses gardes : seule Marie possédait une autre clef du logis et ce ne pouvait pas être elle puisqu'elle l'attendait à Charonne...
Connaissant parfaitement les aîtres, il se garda d'allumer, ouvrit sans bruit un petit placard pris dans une boiserie et en tira une paire de pistolets qu'il arma à tâtons avant d'en glisser un dans sa ceinture de façon à pouvoir s'en saisir rapidement ; puis, tenant l'autre dans son poing gauche, il s'avança vers la porte du salon sans faire plus de bruit qu'un chat sur le dallage de marbre blanc à bouchons noirs. Sous sa main libre, le loquet se leva silencieusement et la porte s'entrouvrit, découvrant un spectacle qui pour être paisible et rassurant ne lui en arracha pas moins une exclamation de colère et de stupeur :
- Mais que faites-vous là?
Il y avait de quoi être surpris. La jeune fille qui dormait tranquillement sur une ottomane tendue de damas bleu et blanc, auprès de la cheminée où flambait un bon feu, n'aurait jamais dû être là, mais dans sa chambre, chez ses parents qui n'habitaient pas rue Ménars mais rue Buffault. Elle se nommait Michelle Thilorier, était la fille d'un couple avec lequel, depuis la Constituante, Batz entretenait des relations amicales, sans plus. Il n'avait pas mis les pieds chez eux depuis la première attaque des Tuileries, le 20 juin précédent, et ne voyait pas du tout ce que leur fille pouvait bien faire dans un appartement où il ne venait jamais. Comme, réveillée en sursaut, elle se levait brusquement avec, au fond de ses yeux d'un bleu de faïence, une expression de crainte, Batz regretta sa brusquerie et s'excusa :
- Pardonnez-moi, Michelle, je ne m'attendais vraiment pas à vous trouver chez moi. Ceci mérite, il me semble, quelques explications. Vous attendiez quelqu'un? ajouta-t-il en désignant le petit souper de fruits et de gâteaux disposé sur un guéridon.
Elle était devenue très rouge et tortillait entre ses doigts un petit mouchoir de batiste. C'était une assez belle fille, plutôt grande avec d'épais cheveux d'un blond de blé mûr et une peau très blanche qui changeait de couleur à la moindre émotion, allant ainsi du vert pâle au rouge ponceau. Elle baissait la tête et n'osait pas regarder Batz. Sa réponse lui parvint dans un souffle :
- Oui... vous.
- Moi? Comment pouviez-vous savoir que je viendrais ce soir alors que je l'ignorais moi-même.
- Je ne le savais pas. Je l'espérais... comme chaque fois que je viens.
- Et vous venez souvent?
- Cela dépend. Au moins deux fois la semaine.
- Ah bon ! Et comment entrez-vous ?
- C'est facile : j'ai... j'ai fait faire une clef.
- Et vos parents? Ils vous laissent sortir la nuit?
A mesure que le dialogue se déroulait, elle reprenait de l'assurance. Elle esquissa même un petit sourire :
- Ils me croient chez mon amie Fanny. Elle habite près d'ici. C'est ce qui m'a donné l'idée de venir passer la nuit de temps en temps.
- Parce que vous restez toute la nuit ?
- Bien sûr. Il ne peut être question de rentrer chez Fanny en pleine nuit : les rues sont trop dangereuses. Alors je soupe et je dors ici.
- Où ici ? Dans la chambre de Marie ?
- Moi! Dans la chambre de votre maîtresse? D'une comédienne? se récria-t-elle avec une indignation qui fit froncer les sourcils du baron. Non, je dors dans votre lit à vous... J'y suis si bien!... Mais rassurez-vous, je ne dérange jamais rien, bien au contraire! Je fais le ménage... et je vous attends!... Vous voyez que j'ai eu raison puisque vous êtes là !... Venez vous asseoir, je vais vous servir!
- Et ensuite, nous sommes censés faire quoi? Dormir ensemble ? lança-t-il avec brutalité.
Cette histoire était peut-être flatteuse, un peu touchante même, mais Batz n'était pas d'humeur à écouter les délires d'une gamine qui avait dû se monter la tête à son sujet. En outre, cela le mettait dans une situation délicate : si l'avocat Thilorier et sa femme apprenaient que leur fille passait ses nuits dans son appartement, il n'aurait plus qu'à l'épouser. Ce qui était proprement impensable. Cependant, s'il avait cru désarçonner Michelle avec son attaque directe, il se trompait. Au contraire, elle en retrouva toute son assurance.
- Bien sûr! s'écria-t-elle, le défiant du regard. C'est cela que je veux : coucher avec vous, vous donner un fils et devenir votre femme parce que je vous aime.
- Joli programme ! Le malheur veut que je ne me sente nullement enclin à y jouer le rôle que vous me faites l'honneur de me réserver. Je ne me marierai jamais, ma chère enfant !
- Pourquoi? A cause de cette Babin Grand-maison, cette théâtreuse ? Certes, vous ne pourriez l'épouser sans déroger...
- Et pourtant, si je devais épouser quelqu'un ce serait elle car c'est la créature la plus noble et la plus charmante que je connaisse... Encore une fois, j'ai autre chose à faire que me marier!
- Sornettes ! Vous l'aimez, avouez-le donc !
- Bien sûr, je l'aime ! Elle est ce que j'ai de plus cher au monde. Quant à vous, il est temps que vous redescendiez sur terre. Vos parents sont des gens de bien que j'estime et pour qui j'ai de l'amitié. Une amitié à laquelle je tiens. Aussi vais-je vous ramener...
Il s'interrompit, l'oreille au guet : il venait de saisir l'un de ces bruits qui ne trompent pas : quelqu'un était en train de s'introduire dans la maison. Comme Michelle allait dire quelque chose, il lui plaqua une main sur la bouche.
- Taisez-vous ! Ce n'est plus le moment de délirer ! Si je suis venu ici c'est parce que j'étais poursuivi!
Elle fit signe qu'elle avait compris et il la lâcha. Le bruit se faisait plus net : le visiteur - ou les visiteurs! - fourgonnait dans la serrure dont il ne devait pas, lui, avoir la clef. A pas de loup, Batz retourna dans l'antichambre. On s'énervait, là, au-dehors, où il y avait, en effet, plusieurs personnes. Tôt ou tard, ils entreraient et la lutte serait par trop inégale. Batz rentra dans le salon, souffla les bougies et jeta de l'eau sur le feu, puis il prit la jeune fille par la main après lui avoir confié sa canne et fourré son autre pistolet dans sa poche.
- Je crois qu'il va nous falloir tous les deux oublier le chemin de cette maison...
- Où allons-nous?
- Vous le verrez bien. Taisez-vous !
Des craquements se faisaient entendre. La porte céderait bientôt. Ouvrant une fenêtre, Batz aida sa compagne à descendre dans le jardin, repoussa le battant autant que possible. Michelle commençait à avoir peur.
- Il est tout petit ce jardin et les murs sont hauts. Si ces gens nous veulent du mal, nous allons être pris ici comme dans une souricière...
- J'espère que cela vous guérira de la manie d'entrer chez les gens sans leur permission.
En un instant ils furent au fond du jardin. Batz tira une échelle soigneusement cachée par un massif de troènes et la dressa le long du mur dont le sommet était couvert de lierre.
- Voyons ce que vous savez faire là-dessus ! Sans mot dire, elle empoigna les montants et gagna le sommet du mur avec une certaine aisance qui lui valut un sourire amusé :
- Bravo ! On dirait que vous avez fait ça toute votre vie !
Il eut tout juste le temps de retirer l'échelle au prix d'un bel effort musculaire, de la basculer de l'autre côté et de s'aplatir dans le lierre tandis que Michelle commençait à descendre dans une sorte de boyau qui limitait jadis le potager du couvent des Filles-Saint-Thomas, alors déserté et abandonné [xv]. Un craquement lui apprit que sa porte, solide cependant, venait de céder. Il aperçut une lumière errant dans le salon et s'aplatit plus que jamais dans l'espoir de voir ceux qui violaient son domicile et d'en reconnaître au moins un. Les trois hommes portaient des masques ; de plus, il entendit Michelle claquer des dents dans la ruelle et sehâta de la rejoindre. Elle était littéralement transie de peur et s'accrocha aussitôt à lui :
- Ce sont des... voleurs... ou des assassins?
- Pour le savoir il faudrait y retourner, chuchota-t-il goguenard. Filons d'ici !
Ils se retrouvèrent dans la rue Richelieu, récemment rebaptisée rue de la Loi, où un réverbère apportait sa lumière rassurante. Batz reprit sa canne des doigts tremblants de la jeune fille :
- Dites-moi à présent où habite votre amie Fanny. Je vous ramène chez elle.
- C'est tout près d'ici : rue Feydeau.
- A merveille! Mais j'imagine qu'il va falloir réveiller toute la maison ?
- Non. Je rentre toujours très tôt et Fanny laisse un volet et une fenêtre entrouverts.
- Et ses parents trouvent ça normal ? demanda Batz chemin faisant.
- Son père est mort. Il était avocat et franc-maçon comme mon père. Il l'a aidé, au moment du procès du Collier à défendre le comte de Cagliostro-II ne s'entendait guère avec sa femme qui est très pieuse... et très sourde ! Quant aux " officieux ", ils couchent sur l'arrière.
- Vous m'en direz tant!...
Il se garda bien de donner son avis sur l'emploi que faisaient les filles d'avocats de leur éducation en ces temps troublés. Ce devait être une sorte àe signe de ces mêmes temps ! Et il pensa que, s'il en avait eu le projet, tout cela ne donnait guère envie de se marier...
Arrivés à destination il constata que la jeune Fanny exécutait parfaitement sa part du contrat : volets et fenêtres qui semblaient parfaitement fermés s'ouvrirent sans peine. Michelle se hissa sur l'entablement de la fenêtre avec une aisance dénonçant une longue habitude. Il la retint au moment où elle allait entrer :
- Il est bien entendu que vous ne retournerez plus rue Ménars ?
- Et vous ?
- Dieu que vous êtes agaçante! Bien sûr j'y retournerai; demain, en plein jour et pour juger des dégâts mais, cela fait, il sera inutile d'aller m'y attendre car je ne suis pas près d'y revenir...
- Quand vous verrai-je alors ?
- Lorsque j'irai rendre visite à vos parents et vous vous comporterez comme une bonne petite fille bien sage...
- Je ne suis plus une petite fille ! protesta-t-elle.
- Eh bien, faites comme si vous l'étiez encore ! Et rentrez! Une patrouille approche! Ces gens-là grâce à Dieu ont le pas lourd et des souliers ferrés, mais je n'ai aucune envie de répondre à leurs questions. Je suis votre serviteur, mademoiselle Thilo-rier!
Et il s'enfuit en courant, tournant le coin de la rue Feydeau et de la rue Montmartre au moment précis où la patrouille de nuit apparaissait à l'autre bout. Il ne s'arrêta de courir qu'une fois arrivé sous les arbres du boulevard qui perdaient leurs dernières feuilles et, là, s'assit sur un banc pour réfléchir et se reposer un peu. Il se sentait fatigué et ne savait plus où aller finir la nuit. A cette heure, il n'y avait plus de fiacres et les diverses demeures qu'ils s'était ménagées dans Paris - rue des Deux Ponts, rue Saint-Jacques, rue de la Pelleterie chez Ange Pitou, rue des Lions-Saint-Paul où gîtait le citoyen Agricol -, tout cela était trop loin.
Où aller ? A présent qu'il était immobile, il sentit le froid tomber sur ses épaules, un froid humide et pénétrant auquel Batz, né dans un pays de soleil, s'avouait sensible. C'était l'une de ses faiblesses. Il se leva fit, quelques pas pour se réchauffer en tournant en rond. Autour de lui, le boulevard avec ses cinq rangées d'arbres et ses rares bâtiments était vide, désert... une autre planète! Il ne pouvait pas rester là. Non par crainte d'une patrouille ou des malandrins qui, la nuit, descendaient des faubourgs pour chercher pâture dans la grande ville. Il avait sur lui de quoi se défendre; c'étaient plutôt les forces qui risquaient de lui manquer. Il lui fallait à tout prix dormir ! Deux ou trois heures suffiraient, mais il fallait que ce soit à l'abri du froid.
Il caressa l'idée de rentrer rue Ménars. Sachant qu'il leur avait échappé, ceux qui avaient envahi sa maison étaient peut-être partis; il était possible aussi qu'on l'y attende et que la charmante demeure où toutes choses portaient l'empreinte de Marie soit devenue un piège...
Marie ! Son image s'imposa à lui soudain, douce, rassurante. L'amour qu'elle lui donnait sans compter était pour lui comme un manteau protecteur dans lequel il se sentait bien. Elle lui était infiniment chère et elle l'attendait peut-être encore dans la maison de Charonne... au bout de la terre ! Il l'imagina dans le joli salon ovale qu'elle parait toujours de fleurs ou de feuillages, pelotonnée au coin du feu dans la bergère de satin aurore qu'elle affectionnait, guettant les bruits de l'extérieur tout en répondant avec grâce aux propos de Devaux ou de l'ambassadeur américain qui lui vouait une véritable admiration... aussi éloigné de lui que si l'Atlantique les séparait!
Chose étrange, ce fut l'évocation de l'homme à la jambe de bois qui lui apporta le moyen de sortir du marasme où il se trouvait. L'hôtel White bien sûr! La confortable, voire luxueuse auberge du passage des (ci-devant!) Petits-Pères, qui servait de relais, de club aux Américains de Paris, et aussi aux Anglais. Tous ceux qui débarquaient à Paris arrivaient droit dans cette demeure où ils retrouvaient un peu l'atmosphère du pays et où Jonathan White savait accueillir chacun comme il convenait. Batz y était allé souvent déjeuner avec Morris, Blackden ou un autre de ses amis d'outre-océan et, s'il n'y avait jamais couché, il était certain que, même si l'hôtel était plein, l'aimable hôtelier lui trouverait un coin pour dormir! En outre, ce n'était vraiment pas loin! Juste derrière la place des Victoires ! Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt?
Il ne lui fallut que peu de minutes pour atteindre l'oasis espérée et il poussa un soupir de soulagement en voyant qu'en dépit de l'heure tardive les salles du rez-de-chaussée étaient encore éclairées. Il y avait du monde autour des tables où l'on discutait ferme. Face à la masse noire, quasi sépulcrale, du couvent des Augustins vidé et de leur grande église pillée et désertée [xvi], l'hôtel White lui fit l'effet d'une lanterne allumée au cour de la nuit...
Insensible au bruit qui régnait dans sa maison, White, assis à un petit bureau dans le grand vestibule, faisait ses comptes. Il se leva aussitôt pour accueillir l'arrivant, sans d'ailleurs montrer la moindre surprise de sa venue.
- Monsieur le baron, c'est un plaisir de vous recevoir, dit-il courtoisement, employant les anciennes formules de politesse pour bien montrer que les décrets révolutionnaires n'avaient pas cours chez lui. Mais si vous venez souper, je crains qu'il ne soit trop tard. Les fourneaux sont éteints...
- C'est sans importance... quoiqu'un verre de vin et une tranche de pâté, ou simplement de pain, ne me déplairaient pas. Je voudrais une chambre pour la nuit. En rentrant tout à l'heure chez moi, rue Ménars j'ai eu la désagréable surprise de trouver mon logis pillé de fond en comble. Impossible d'y dormir. Alors j'ai pensé à vous... Pour cette nuit seulement, bien sûr!
- Soyez tranquille, j'ai ce qu'il vous faut. Mais quant à dormir, j'espère que vous y arriverez... avec ce bruit ! Le décret pris aujourd'hui par la Convention agite tous les esprits ! Ces messieurs discutent depuis des heures. Certains sont pour, d'autres contre...
- Et la majorité ?
- Est plutôt pour. Vous le savez sans doute, les citoyens de la libre Amérique regardent, depuis son début, la Révolution française avec une certaine et bien naturelle sympathie...
Comme pour lui donner raison, un homme sortit de la salle et s'arrêta un instant au seuil pour achever sa phrase :
- ... et souvenez-vous que, dès le retour de Varennes, j'ai publié une " Adresse aux Français " pour les inciter à en finir avec le régime des rois. Elle a été placardée sur les portes de l'Assemblée dès le 1er juillet de cette année...
Puis, se détournant :
- Il nous faut encore quelques pintes de bière,
Mr. White ! Batz devenu soudain très pâle se plaça entre lui et l'hôtelier :
- Avez-vous vraiment besoin de cela, monsieur le député du Pas-de-Calais, pour convaincre votre auditoire que toute raison vient de vous ? Mettre le Roi en jugement, hein ? Est-ce ainsi que l'Amérique entend lui payer la dette de reconnaissance qu'elle a envers lui ?
L'homme qu'il apostrophait ainsi avait environ cinquante-cinq ans et il était sans doute le seul Américain que Batz détestât franchement. Peut-être parce qu'il ne l'était pas vraiment. C'était, en effet, peu de temps avant la révolte des " colons " d'Amérique contre l'Angleterre que Thomas Paine, alors âgé de trente-huit ans et originaire du Norfolk où il avait reçu une éducation quaker, avait fui sa terre natale et découvert l'Amérique. Il était devenu l'un des brandons de la révolution en gestation. Il avait alors offert ses services à l'armée, mais le Conseil de sécurité de Philadelphie avait préféré le nommer secrétaire de la commission des Affaires étrangères. A ce titre, il effectua plusieurs voyages en France pour obtenir l'aide financière et militaire de Versailles. Il s'y fit des amis et suivit avec passion les débuts de la Révolution dont il s'était fait l'ardent propagandiste, allant même jusqu'à retourner à Londres à ses risques et périls pour y mener campagne en faveur de la nouvelle France. Il put fuir juste à temps pour échapper à la police et assister, en France, au drame du 10 août. L'un des derniers actes de la Législative avait été de lui conférer la nationalité française après quoi quatre départements - l'Oise, l'Aisne, le Puy-de-Dôme et le Pas-de-Calais - souhaitèrent être représentés par lui à la Convention. Il avait choisi le dernier et, depuis, sa parole enflammée faisait merveille.
Au physique, c'était un homme de taille moyenne, maigre avec un long visage osseux, un long nez pointu, un front large et haut autour duquel flottait une chevelure grise " sans poudre et sans rouleaux ", des yeux enfoncés dont le regard semblait toujours plus ou moins sur la défensive. Immuablement vêtu de noir à peine éclairé d'une sorte de jabot blanc et court - il restait fidèle au style quaker de sa jeunesse -, il représentait un type d'homme que Batz détestait : une espèce d'apatride répétant volontiers que le monde était son pays, ce qui lui permettait de se mêler sans cesse des affaires des autres. En général pour y souffler la tempête. Gouverneur Morris, à qui il reprochait avec aigreur ses habitudes mondaines, son goût du faste et des jolies femmes, ne l'aimait pas beaucoup plus...
Le rencontrer à l'issue de la journée et de la soirée qu'il venait de vivre, c'était pour Batz la goutte d'eau faisant déborder le vase. Avoir devant lui l'un de ces conventionnels qui s'apprêtaient à traiter le roi de France comme un vulgaire gibier de potence et que celui-là fût étranger était plus qu'il n'en pouvait supporter. Jamais il n'avait éprouvé cette envie de meurtre qui faisait trembler ses poings crispés. L'autre, cependant, avait reçu l'algarade avec un calme parfait :
- Les dettes de l'Amérique ne me regardent plus, citoyen... Batz! Peut-être n'avez-vous pas encore compris que je suis français... comme vous !
- Non, monsieur. Pas comme moi parce que je le suis depuis des siècles. Vous l'êtes comme vous avez été américain : parce que cela vous arrange et que le camp du plus fort vous attire. Quel bon Américain vous étiez pourtant quand vous vîntes à Versailles avec le colonel Laurens pour " solliciter " un nouveau secours financier. Que l'on vous a accordé, d'ailleurs : vous êtes reparti avec deux millions en argent et deux cargaisons de matériel de guerre. Quel respect vous éprouviez alors pour ce roi dont vous avez voté la déchéance et que vous allez sans doute vous arroger le droit de juger !
- L'homme n'est rien. C'est le régime qui est haïssable et qui devait être détruit...
- Allez donc dire cela au roi d'Angleterre et à William Pitt ! Ils vous pendront haut et court, monsieur le renégat anglais ! Et à propos de pendaison, quelle sentence allez-vous préconiser pour le fils de Saint Louis ? La corde ? La guillotine comme pour les voleurs des joyaux de la Couronne ?
- La violence n'est pas mon fait... et nous n'en sommes pas là.
Un élan de fureur jeta Batz contre Paine dont il empoigna les revers pour approcher son visage presque à le toucher :
- Alors quand vous en serez là - car je jurerais que vous allez y venir, vous l'apôtre des Droits de l'homme -, n'oubliez pas ceci : si vous osez voter la mort, moi, Jean de Batz, qui lui ai voué ma vie, je vous tuerai !
Il était fou de rage. Jamais sa voix n'avait tonné à ce point. D'une poussée brutale il envoya le député du Pas-de-Calais dans les jambes de ceux que la dispute avait attirés hors du salon et qui regardaient sans mot dire, effrayés par la violence qui venait de se déchaîner devant eux. On aida Paine à se relever en attendant peut-être une autre explosion, mais soudain Batz se calma. Ses yeux étince-lants regardèrent son adversaire remettre de l'ordre dans sa toilette :
- Cela dit, fit-il en retrouvant son sourire insolent, je suis prêt à vous rendre raison.
- Un duel ? cracha Paine avec un regard venimeux. Je n'ai jamais pratiqué ce genre d'assassinat déguisé ! Et interdit par la loi !
- Et comme la loi c'est vous!... Eh bien, il ne vous reste, mon cher monsieur, qu'à me faire arrêter ! J'ai l'intention de dormir dans cette maison.
Tournant le dos à l'assistance toujours muette, il alla prendre la clef que lui tendait l'hôtelier avec un demi-sourire et s'élança vers l'escalier. Arrivé dans la chambre aux meubles clairs tendus de perse, il contempla le lit comme s'il était surpris de le trouver là. La fureur qui s'était emparée de lui avait chassé la fatigue. Il alla verser de l'eau dans la grande cuvette de faïence à fleurs et y baigna longuement son visage.
Il ne regrettait rien de ce qui venait de se passer, même s'il s 'était fait un ennemi de plus, même s'il devait un jour en payer les conséquences. Il admettait volontiers qu'il avait commis une sottise, mais cette explosion lui avait fait tant de bien ! A présent il allait dormir, et demain il reprendrait le fardeau dont sa fidélité l'avait chargé. Demain? Tout à l'heure le combat recommencerait... à moins que des sectionnaires ne l'attendent à sa sortie de l'hôtel pour le jeter en prison ! Trois minutes plus tard il dormait.
Au Temple, cette nuit-là, personne ne dormit beaucoup, hormis le Roi et le petit Dauphin qui possédaient l'un le sommeil du juste, l'autre celui de l'innocence. Et peut-être moins que les autres encore, Laura et Mme Cléry dans leur rotonde où elles étaient presque aussi captives que la famille royale dans sa tour. L'annonce du décret ordonnant le procès leur était arrivé à sept heures par le canal du " crieur " qui venait chaque soir, près du mur de Paroy, hurler les nouvelles du jour pour tenir les prisonniers au courant de ce qui se passait dans Paris et aux frontières. Les journaux, en effet, ne franchissaient jamais le greffe de la Tour, sauf lorsqu'ils contenaient des articles insultants ou particulièrement injurieux. Le Roi, la Reine ou Madame Elisabeth les trouvaient alors oubliés comme par hasard sur le coin d'un meuble...
Le " crieur " était une trouvaille de Mme Cléry. C'était elle qui payait cet homme, un sympathisant, qui prenait bien soin de ne jamais attaquer le nouveau pouvoir ; les gardiens l'avaient accepté facilement, pensant que la délicate attention s'adressait à eux. On avait appris ainsi la victoire de Dumou-riez à Jemmapes, l'invasion de la Belgique, une autre victoire en Italie du Nord. La jeune armée républicaine semblait invincible...
Les deux femmes furent accablées. Depuis des semaines on parlait de ce procès, mais à mesure que le temps passait, on avait fini par n'y plus trop croire. Le Roi était déchu, emprisonné, n'était-ce pas suffisant? Eh bien, non! ce ne l'était pas. On allait juger et qui dit jugement dit condamnation. Mais à quoi ? C'était cela l'horreur, l'angoisse : à la leur elles mesuraient ce que devait être celle des trois princesses qu'elles apercevaient de plus en plus rarement, le mauvais temps servant d'excuse pour supprimer les promenades dans le jardin. En outre, si l'on jugeait le Roi, qu'allaient devenir la Reine, ses enfants et sa belle-sour ?
Pendant des heures, assises côte à côte près de la fenêtre d'où l'on voyait le mieux le donjon, Laura et Louise écoutèrent les échos de la joie bruyante des gardiens. Leurs cris, leurs chants injurieux traversaient les murs épais, emplissaient la nuit et leurs cours s'alourdissaient. Ces gens qu'elles aimaient sortiraient-ils un jour de ce vieux piège séculaire qui perpétuait l'écho de la malédiction de Jacques de Molay, le dernier grand maître des Templiers, proférée du haut du bûcher ? Et pour aller où ?
Hormis les achats qu'elles faisaient chez les commerçants voisins, les soins du ménage et les lessives au lavoir, la vie des deux femmes se réglait sur celle des prisonniers. Elles savaient que le Roi se levait à six heures du matin, qu'il se rasait lui-même, puis se laissait coiffer et habiller par Cléry. Qu'il passait ensuite dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de lecture pour prier et lire jusqu'à neuf heures : le tout sous l'oil impassible du municipal de garde (il y en avait toujours un chez lui, un chez la Reine). Pendant ce temps Cléry s'occupait du Dauphin, faisait les lits, mettait la table pour le déjeuner puis descendait chez la Reine pour la coiffer ainsi que les princesses. A neuf heures, le déjeuner était servi chez le Roi par Cléry et, hélas, les Tison. A dix heures, tout le monde redescendait chez la Reine pour y passer la journée. Le Roi s'occupait de l'éducation de son fils, lui donnait des leçons d'arithmétique et surtout de géographie - Louis XVI était peut-être le meilleur géographe de son royaume! -, lui apprenait Racine, Corneille ainsi que l'histoire de ses ancêtres. La Reine s'occupait de sa fille, puis on brodait, tricotait ou l'on faisait de la tapisserie. A une heure, selon le temps, on descendait pour la promenade sous la garde de quatre municipaux et d'un officier. Cléry avait le droit d'y participer, jouait avec le Dauphin au ballon ou à d'autres jeux qui lui faisaient faire de l'exercice. Le brave homme ne manquait pas, alors, d'adresser un sourire aux fenêtres derrière lesquelles il apercevait la silhouette de sa femme. A deux heures le déjeuner était servi et c'était aussi le moment où le brasseur Santerre, devenu commandant de la Garde nationale, venait visiter les appartements, flanqué de deux " aides de camp ". Après le repas, le Roi et la Reine jouaient au piquet ou au trictrac et, à quatre heures, Louis XVI faisait une courte sieste, entouré par sa famille. Ensuite, il reprenait les leçons de son fils dont le souper avait lieu à huit heures dans la chambre de sa tante. On couchait alors l'enfant, puis la famille à son tour soupait : il était neuf heures. Après, on se séparait. Le Roi rentrait chez lui et lisait jusqu'à minuit...
Tous ces détails étaient arrivés à Louise et Laura par le canal de Lepitre, ce commissaire qui les avait tirées des griffes de Marinot et qui, sous prétexte de surveillance - elles avaient l'interdiction de quitter l'enclos du Temple -, venait leur porter les nouvelles de façon plus sûre que les petits papiers glissés par Cléry, lorsque le jeudi on allait lui porter son linge. Elles avaient lié amitié avec lui après avoir eu l'assurance qu'il était des leurs. Malheureusement, il n'était pas toujours de garde et il fallait aussi subir les visites indiscrètes de Marinot. Celui-là était vraiment détestable. Il venait toujours aux heures, déterminées selon l'horaire des prisonniers, où Mme Cléry jouait de la harpe, ou donnait une leçon à sa " nièce ", l'obligeant à s'interrompre, à répondre à ses questions stupides ou venimeuses. Il poursuivait aussi Laura de ses assiduités et la contraignit à s'en défendre. On frisa même le drame le jour où, pris de boisson, il voulut l'entraîner dans la chambre. N'ayant pas d'autre moyen pour l'arrêter, Mme Cléry saisit un rouleau à pâtisserie et l'assomma proprement.
Devinant ce que serait son réveil, on l'assit dans un fauteuil et, tandis que Laura préparait du café fort, Louise entreprit de le ranimer. Quand il ouvrit des yeux vagues, il eut quelque peine à réaliser ce qui venait de lui arriver. Louise en profita pour lui faire avaler un bol de café puis, comme il voulait se lever, le renvoya dans son fauteuil d'une bourrade :
- Écoute-moi bien, citoyen Marinot! déclara-t-elle. Je ne dirai rien de ce qui vient de se passer ici et je te conseille de l'oublier.
- Oublier ? Tu me paieras ça, citoyenne, et très cher encore ! éructa-t-il bien réveillé.
- Cela m'étonnerait ! Tu devrais savoir que la République est vertueuse, qu'elle n'admet pas que l'on force les filles qui le sont aussi comme cela se pratiquait sous l'Ancien Régime. Si tu recommences, je préviendrai un vieil ami...
- Et qui donc ?
- Le citoyen général Santerre! Il aime les femmes, ce qui n'est pas défendu, mais il les respecte. Alors, tu respectes ma nièce ou c'est à lui que tu auras affaire... Comme il vient tous les jours je n'aurai pas de mal à lui parler. Compris ?
Maugréant et pestant, mais maté, Marinot repartit sans ajouter un mot. Laura n'en était pas moins inquiète :
- Merci de m'avoir sauvée, ma chère Louise, mais il n'aura guère de peine à s'apercevoir que vous lui avez menti.
Occupée à essuyer son rouleau à pâtisserie aussi soigneusement que s'il était entré en contact avec des immondices, Louise, contente de son effet, sourit à son amie :
- Menti? Pas vraiment. Je le connais depuis longtemps grâce à un oncle qui était vigneron à Bagnolet et qui ne jurait que par la célèbre bière rouge de Santerre. Il était des plus fidèles clients de sa brasserie, A l'Hortensia, et aimait bien ce grand et brave garçon généreux et bon vivant dont la vanité est le plus grand défaut. Depuis la prise de la Bastille, il est le roi du faubourg Saint-Antoine, que sa prestance et sa grosse voix émerveillent. Et depuis qu'il commande la Garde nationale, il éclate d'orgueil. Vous avez pu le voir se pavaner dans ses uniformes un peu trop dorés et sous ses panaches tricolores, se laissant acclamer du haut de son cheval. Qu'il monte d'ailleurs fort bien, mais je sais que cela ne lui fait pas oublier ses vieux amis... Je n'ai rien à craindre de lui. Si Marinot se plaint, il sera mal reçu. Et je serais fort étonnée qu'il le fasse.
- Dieu vous entende ! Il n'empêche que j'ai peur de cet homme. S'il apprenait la vérité sur moi.... Vous seriez en danger autant que moi.
Le sourire de Louise s'effaça. Prenant entre ses mains le visage de sa jeune compagne, elle l'embrassa sur le front :
- A chaque jour surfit sa peine. Si cela arrivait nous aviserions...
Elle était inquiète, tout à coup, et s appliqua a le cacher. Laura n'avait pas tort : l'homme était venimeux. Peut-être faudrait-il en venir à prévenir Lepitre?...
- Écoutez ça! dit Pitou en déployant un long papier. Voici ce que l'on a prévu pour conduire, demain, 11 décembre, le Roi à la Convention pour y comparaître devant ses juges : " On passera par la rue du Temple, les Boulevards, la rue Neuve-des-Capucines, la place Vendôme et la cour des Feuillants. Chaque section gardera deux cents hommes de réserve. Il y aura en outre deux cents hommes à chaque prison et à chaque place publique. Pour l'escorte chaque légion fournira huit pièces de canon... "
- Des canons? dit le jeune Lézardière, mais pour quoi faire ? Tirer sur les maisons ?
- Laissez-le continuer ! dit Batz. C'est très intéressant !
- "... de canon, reprit Pitou, quatre capitaines, quatre lieutenants, sous-lieutenants, cent hommes armés de fusils et munis chacun de seize cartouches, sachant bien manouvrer ce qui formera un corps de six cents hommes, lesquels, sur trois de hauteur, borderont la haie des deux côtés de la voiture. La gendarmerie fournira quarante-huit cavaliers sachant parfaitement manouvrer pour former l'avant-garde, la cavalerie de l'École militaire également quarante-huit cavaliers pour l'arrière-garde. Dans le jardin des Tuileries deux cents hommes de réserve ; la première réserve près du château sera de deux cents hommes d'infanterie, la seconde près le Pont-Tournant sera munie de huit canons fournis par les six légions et composée de huit canonniers, de quarante-huit fusiliers pour chaque légion et d'un caisson... Une troisième réserve sera composée du bataillon des piquiers et sera placée dans la cour des Tuileries. Les ordres qui défendent de tirer à aucune arme à feu seront exécutés strictement. Chaque légion fournira huit canonniers et huit fusiliers pour l'escorte des canons... " Voilà, c'est tout! Qu'en dites-vous?
- Que ces gens-là meurent de peur, soupira Devaux. Mais de quoi? De la poignée de gentilshommes qui sont encore ici?
- Non. Du peuple ! dit Batz. Il n'y a pas que la racaille qui sort de terre à chaque occasion, il y a aussi la multitude des braves gens, des gens honnêtes, sensés, qui n'approuvent certainement pas le régime qu'on leur impose. C'est de ça qu'ils ont peur.
- Tout de même, dit le marquis de La Guiche qui, caché sous le pseudonyme du citoyen Sévignon, était lui aussi un habitué de Charonne. Ce déploiement incroyable de forces pour mener simplement le Roi à la barre de la Convention ! Que serait-ce si on le menait à l'échafaud ?
- Ce ne serait pas pire, fit Batz d'une voix lente. Ceci n'est peut-être qu'une expérience et j'estime que nous ne devons rien faire pour l'empêcher. D'autant que cette armée protégera aussi le Roi contre une tentative d'assassinat toujours possible. Cette journée sera, je crois, pleine d'enseignements pour nous...
- J'ai peur que la Convention ne soit prête à tout, dit Pitou. Les choses sont allées si vite depuis une semaine ! Le 3, la décision de jugement, le 6, la fixation de la procédure et la Convention qui se proclame juridiction d'enquête et de jugement, violant ainsi les règles de droit les plus sacrées. Le 7, la décision d'enlever aux prisonniers tout instrument tranchant tel que rasoirs, couteaux, ciseaux comme l'on fait aux criminels de droit commun, et demain...
- Le Roi a-t-il au moins droit à un défenseur? demanda La Guiche.
- Oui, mais pas demain : les " conseils juridiques " devront attendre de lire les pièces d'accusation établies à la première audience. Le Roi avait demandé Target qui défendit si brillamment le cardinal de Rohan devant le Parlement, mais ce grand avocat s'est déclaré... souffrant.
- Il souffre surtout de lâcheté ! gronda Devaux. Et votre ami Thilorier qui a fait acquitter Cagliostro ?
- C'est un ami, en effet, soupira Batz évoquant pour lui-même la silhouette rigide du père de Michelle, son amoureuse tellement inattendue de l'autre nuit. Et il a du talent. Seulement il est trop acquis à la franc-maçonnerie pour accepter, mais, au contraire de Target, il le dirait franchement. De toute façon Target sera avantageusement remplacé. Le Roi a demandé Tronchet; en outre, plusieurs juristes de grande valeur se sont proposés. Messieurs de Malesherbes et Raymond de Sèze ont écrit à l'Assemblée pour demander " l'honneur " de défendre Sa Majesté. Il y a aussi un inconnu nommé Sourdat. Il y a même une femme, Olympe de Gouges, qui s'est proposée, bien que solide républicaine. Elle a dit quelque chose d'assez juste... et que j'ai noté, ajouta-t-il en cherchant dans ses poches un papier qu'il déplia. Ah, voici : " II ne suffit pas de faire tomber la tête d'un roi pour le tuer. Il vit encore longtemps après sa mort, mais il est mort véritablement quand il survit à sa chute... "
- Si je comprends bien, la condamnation à mort ne fait de doute pour personne, dit un personnage assis sur une chauffeuse au coin de la cheminée et qui n'avait encore rien dit. C'était un nouveau venu à Charonne, mais pas un inconnu pour Batz qui l'avait rencontré jadis au temps du Salon français et retrouvé quelques jours plus tôt au café Corazza. Celui-ci avait eu avec Brissot une altercation qui lui avait attiré la sympathie du baron. Il faisait désormais partie du cercle des amis et c'était la seconde fois qu'il venait à Charonne. Il se nommait Pierre-Jacques Lemaître...
- Il faut espérer que le bon sens l'emportera... Mais, ajouta Batz avec un sourire, en attendant Marie qui ne saurait tarder car l'heure du souper approche, nous pourrions peut-être boire quelque chose? Nous en avons tous besoin...
Les six hommes étaient réunis dans le salon ovale où le coup de sonnette fit apparaître un petit valet d'une quinzaine d'années, Biaise Papillon, qui était le frère de Marguerite, l'ancienne habilleuse et actuelle seconde femme de chambre de la Grandmaison. Batz lui demanda d'apporter du vin d'Alicante. Au moment où le garçon revenait avec un plateau, le bruit d'une voiture se fit entendre dans la cour. Batz alla vers une fenêtre dont il écarta le rideau :
- C'est ce que je pensais. Voilà Marie et...
Il s'arrêta court, puis se tournant vers ses amis :
- Veuillez m'excuser un instant. Je reviens... Marie, en effet, qui revenait de faire des courses dans Paris sous la protection de Biret-Tissot, n'était plus seule et Batz avait reconnu Laura du premier coup d'oil, en dépit de la grande mante noire à capuchon dont elle s'enveloppait. Il rejoignit les deux femmes dans le vestibule :
- Où l'avez-vous trouvée? demanda-t-il en scrutant le visage ravagé de fatigue de la fausse Américaine. Et que s'est-il passé?...
- On va vous le dire, mon ami ; pour l'instant, il faut la conduire dans sa chambre, la coucher et la réchauffer. Elle tient à peine debout....
- Laissez-moi faire!
Enlevant la jeune femme dans ses bras, il l'emporta à l'étage, précédé par Marie qui ouvrit devant lui la chambre de Laura où il la déposa sur le lit, sans s'apercevoir que Pitou l'avait suivi.
- Qu'y a-t-il, s'alarma le jeune homme. Est-ce que Laura est malade... blessée?
- Simplement épuisée de fatigue, rassura Marie en les poussant dehors. Envoyez-moi Marguerite pour m'aider à la déshabiller ! Qu'elle vienne avec une bassinoire et du vin chaud à la cannelle. Vous, mon ami, allez rejoindre vos invités et passez à table. Dites que je suis souffrante. Cela expliquera que vous ayez quitté le salon comme une tempête, ajouta-t-elle en caressant la joue de son amant du bout des doigts.
- Dites-moi tout de même le principal. J'ai besoin de savoir.
- C'est simple : quelqu'un l'a reconnue au Temple - en tant que Laura Adams s'entend! -alors elle s'est enfuie, encouragée d'ailleurs par Mme Cléry. Ne sachant plus où aller...
- Comment cela ? C'est ici qu'elle devait venir, et sans tarder.
- Essayez de comprendre : elle craignait d'être suivie, de nous mettre tous en danger. Alors elle a eu l'idée de retourner à sa maison de la rue de Bellechasse pour s'y cacher. La chance a voulu que je me sois rendue chez Mme Chaumet, ma couturière de la rue de Bourgogne, pour y faire quelques emplettes. Nous l'avons trouvée dans la rue, adossée à un mur, se soutenant à peine. C'est Biret qui l'a reconnue. Nous l'avons embarquée et nous voici ! A présent, vous en savez assez : allez souper !
Pitou revenait avec Marguerite, la bassinoire et le vin chaud; visiblement il grillait de curiosité. Batz le mit au courant en redescendant :
- Comment a-t-on pu la reconnaître pour Laura Adams alors qu'à l'exception de ceux qui fréquentent cette maison et de ceux qu'elle a rencontrés durant l'équipée de Valmy, elle n'a jamais vu personne ?
- C'est ce que nous saurons tout à l'heure. Du moins il faut l'espérer...
En fait, il s'était passé ceci : Louise étant souffrante le jeudi précédent, c'était seulement ce jour-là qu'avec Laura elle s'était rendue à la Tour pour sa visite à son époux. Or, tandis qu'elles déballaient leurs paniers pour la fouille habituelle dans la salle du Conseil, l'un des municipaux présents était venu regarder Laura sous le nez en s'écriant :
- Mais on s'est déjà vus, citoyenne ! T'es la fille d'Amérique qu' était y a pas longtemps chez l'citoyen Nivernais, pas vrai ?
- Non, citoyen, vous... tu te trompes! Je ne connais pas le citoyen Nivernais.
- Oh, fais pas ta mijaurée! J' sais bien qu' le citoyen Nivernais c'est pas une relation tellement recommandable, mais puisque tu y es pas restée ! Et puis, une fille d'Amérique c't' une amie... Tu t'souviens pas d' moi ?
- Non... non, pas du tout! Excuse-moi!
Les deux femmes avaient brusqué leur départ. Marinot, en effet, arrivait et commençait à parler avec le malencontreux bonhomme. Aussi, au lieu de rentrer à la rotonde et d'accord avec Mme Cléry, Laura s'était enfuie le plus vite qu'elle avait pu, droit devant elle, cherchant seulement à retrouver la Seine comme fil conducteur. Elle n'avait pas le moindre argent sur elle pour prendre un fiacre...
- JJ ne vous est pas venu à l'idée qu'en agissant ainsi vous alliez mettre Mme Cléry en danger? demanda Batz quand elle lui eut appris son aventure.
- Non. Elle m'a d'ailleurs encouragée à fuir en disant qu'elle aurait des réponses toutes prêtes si on l'interrogeait. Sans Marmot, elle m'aurait gardée, mais avec cette brute dans l'enclos, je courais le plus grave danger, m'a-t-elle dit...
- On peut lui faire confiance. Maintenant, expliquez-moi pourquoi vous n'êtes pas venue tout droit ici. Même sans argent vous pouviez prendre une voiture : on aurait payé à l'arrivée !
- Je sais... J'y ai pensé, répondit-elle, osant à peine lever les yeux sur lui, mais j'ai eu tout à coup horreur de moi-même. J'ai pensé que je ne vous apportais que des ennuis et que vous aviez assez fait pour moi. La conscience m'est venue que j'étais pour vous une gêne...
- Qui a pu vous mettre ces idées en tête ? Vous m'avez au contraire beaucoup aidé jusqu'à présent et vous avez toujours fait de votre mieux. Alors, pourquoi cette réaction?
- Je ne sais pas... Tout à coup, j'ai voulu redevenir Anne-Laure, j'ai voulu retourner chez moi...
- Dans une maison vide et sans doute dévastée comme la plupart des hôtels du faubourg Saint-Germain ? Et pour quoi faire ?
- C'est une question que je ne me posais même pas. Je crois que je cherchais l'ombre de ma fille puisque je n'avais même plus le droit d'apercevoir de temps en temps la petite princesse qui me la rappelait et que j'aime. Et puis, l'idée m'est venue que j'arriverais peut-être à retourner à Saint-Malo. J'y ai une mère après tout...
- Elle vous croit morte. J'y ai veillé.
- Oh ! c'est une femme forte ! Ma résurrection ne la ferait pas tomber en pâmoison. Si elle savait tout, elle saurait sans doute quoi faire de moi. Même si elle ne m'a jamais aimée...
Elle baissa la tête et Batz vit des larmes tomber sur ses mains. Il tira son mouchoir, obligea la jeune femme à lui faire face et essuya doucement le petit ruisseau salé. Il comprenait enfin que cette enfant avait passé sa courte vie à quêter un peu d'amour comme une plante fragile cherche le soleil. La vie ne l'avait vraiment pas gâtée en dépit des apparences : une mère indifférente, un époux impitoyable jusqu'au crime, un seul enfant mort avant la deuxième année. Et qui pouvait dire si la petite Madame saurait lui rendre la tendresse spontanée qu'elle lui avait vouée au cas où il leur serait donné de vivre ensemble?... Quand elle rouvrit les yeux elle eut un sourire triste :
- Est-ce assez stupide, n'est-ce pas? J'étais si troublée que je n'ai pas été capable de retrouver la rue de Bellechasse. Je ne connais pas bien Paris et je me suis perdue, j'ai dû prendre un pont trop loin...
Il s'assit sur le bord du lit et enferma dans ses grandes mains chaudes les doigts encore humides :
- Et grâce à Dieu, Marie vous a retrouvée ! Ici vous n'avez que des amis... dévoués! Il faut me croire, Laura...
- Ne m'appelez plus ainsi! Ce n'est qu'une apparence, un faux-semblant...
- Je ne vous appellerai plus jamais autrement parce que je ne veux plus me souvenir de la marquise de Pontallec ! C'était elle l'apparence. Laura, elle, est une femme libre, une autre femme... pas une loque désespérée ne souhaitant rien d'autre que tendre le cou à la hache du bourreau ou au poignard de l'assassin. Elle est mon amie chère... et mon alliée !
- C'est vrai ! Nous avons conclu un pacte.
- Oubliez-le ! Les heures que nous allons vivre sont trop graves pour en tenir compte. Demain le Roi sera devant ceux qui se sont arrogé le droit de le juger, lui sacré par Dieu ! Et c'est vers lui seul que doivent tendre dès à présent tous nos efforts. S'il est condamné à mort, nous avons une bonne chance de ne pas en sortir vivants parce que nous tenterons tout, même l'impossible, pour l'arracher au bourreau ! Allez-vous m'aider ?
- Oui... à condition de combattre à vos côtés ! Je ne veux plus être éloignée de vous !
Comme il l'avait déjà fait une fois, il la regarda au fond des yeux sans rien dire. Ce qu'il y lut l'éblouit et l'effraya tout à la fois ; il ne fut pourtant pas maître de son premier mouvement : se penchant sur elle, il posa ses deux mains sur ses épaules et lui donna, sur la bouche, un baiser, un seul, mais qui la bouleversa.
- Je vous le promets ! Autant qu'il sera possible vous resterez près de moi...
Et il quitta la chambre précipitamment...
La lettre de Le Noir arriva quatre jours après, portée par le valet à mine patibulaire qui avait sa confiance et qui repartit sans accepter autre chose qu'un verre de vin.
" Le chevalier d'Ocariz est rentré chez lui en excellent état, disait-elle. Ainsi que je le pensais, il suffisait d'alerter Chabot qui a jeté feu et flamme avec son manque de discrétion habituel, assiégé Danton, Robespierre et Marat pour que l'on retrouve " l'ambassadeur espagnol " dont la disparition amènerait sûrement l'Espagne à reconsidérer sa neutralité. Il a, en tout cas, fait suffisamment de bruit pour que les ravisseurs prennent peur. Ceux-ci sont - la chose ne vous étonnera guère -des " amis " d'Antraigues et les mêmes qui ont saccagé votre maison de la rue Ménars. Un indicateur bien dressé a donc permis à la police de retrouver l'objet perdu dans l'une des cryptes de l'église Saint-Laurent : elles sont, vous l'ignorez peut-être, très vastes, et communiqueraient avec les anciennes carrières de Montmartre. Triomphe discret de la police, joie de Mme d'Ocariz et satisfaction de Chabot qui empoche la jolie somme de 500 000 livres sur les fonds détenus par le banquier Le Coulteux pour venir en aide au Roi. De toute façon, le procès étant commencé, l'or espagnol ne peut plus servir à obtenir de la Convention qu'elle ne s'arroge pas le droit de juger et les ennemis du Roi peuvent s'estimer satisfaits. Servira-t-il à acheter quelques votes ? C'est ce que je ne sais pas. Le chevalier ruisselle de reconnaissance pour son ami Chabot que, dans sa candeur naïve, il espère amener à sa cause. Moi qui connais bien l'individu, je le suppose prêt à toutes les promesses pour obtenir une nouvelle part du gâteau. A votre place, je n'essaierais pas de revoir l'Espagnol. Vous avez autre chose à faire... Croyez-moi, toujours votre ami dévoué... et n'oubliez pas de brûler cette lettre ! "
Ce qui fut fait dans l'instant; après quoi Batz entra dans une profonde méditation d'où il ne sortit que pour prévenir Marie et sa maisonnée qu'il allait s'absenter quelques jours. Comme la jeune femme s'inquiétait de l'endroit où il comptait se rendre :
- Ne vous tourmentez pas, répondit-il en l'embrassant. Je ne vais pas loin. Simplement, il est temps que le citoyen Agricol reparaisse dans ses cabarets préférés et chez son amie Lalie.
S'enveloppant d'une épaisse houppelande - à cause du froid et surtout parce qu'elle déguisait parfaitement sa silhouette -, il prit sa canne et partit au pas de promenade dans le jour gris de décembre. De sa fenêtre, Marie le regarda s'éloigner. Elle savait où il allait.
En quelques minutes, Batz eut franchi la barrière sans éveiller l'attention des préposés occupés à commenter la gazette en buvant du vin chaud pour se réchauffer. Un peu plus loin, dans la rue de Charonne déserte à cette heure, se dressait, de part et d'autre du chemin, la masse noire de vastes bâtiments conventuels abandonnés comme tous leurs semblables. C'était, sur la droite, le couvent de Notre-Dame-de-Bon-Secours avec, juste en face, ceux des Filles de la Croix et de la Madeleine de Traisnel. Ce fut dans ce dernier que Batz pénétra et gagna, sans le secours de la moindre lanterne, la sacristie, pillée bien entendu et vidée de ses vases sacrés mais dont quelques armoires étaient encore en bon état. C'est là qu'il avait établi ce qu'il appelait sa " loge de théâtre ", l'endroit où il opérait en toute tranquillité ses changements de personnages. S'il avait choisi la Madeleine plutôt que ses voisins plus importants, c'était par une sorte de coquetterie jointe à une marque d'attachement à sa terre natale : l'avant-dernière prieure était de sa paren-tèle. Elle se nommait Luce de Montesquieu d'Arta-gnan et elle avait établi, dans les dépendances de la maison, une distillerie d'eau de lavande dont elle faisait venir les fleurs de son lointain pays d'Armagnac. Les sans-culottes avaient détruit les alambics comme engins de sorcellerie et, pendant longtemps, tout le quartier sentit la lavande brûlée. Il en restait encore un vague parfum qui, curieusement, faisait fuir les éventuels curieux. Le couvent passait, en effet, pour hanté. Des esprits craintifs juraient y avoir aperçu des fantômes de dames, celui de la reine Anne d'Autriche, la fondatrice, et celui de sa plus fidèle suivante, Marie de Haute-fort, duchesse de Schoenberg, morte à la Madeleine où elle s'était retirée et où elle avait été enterrée. Batz et Marie - elle était la seule à connaître cette cachette où son art de la scène avait rendu de grands services à son amant - avaient fait en sorte d'amplifier ces bruits en y ajoutant un petit supplément de malédiction, qui englobait le voisin immédiat, le couvent des Filles de la Croix, où plusieurs moniales avaient été tuées. Un endroit idéal, en vérité, pour qui voulait se cacher, d'autant plus qu'il était doté de nombreuses issues.
Une heure plus tard, le citoyen Agricol équipé comme on sait, armé de sa pipe et de son bâton noueux, la houppelande en plus et ayant seulement troqué ses sabots contre de gros brodequins en raison du froid, sortait discrètement et poursuivait le chemin entamé par le baron de Batz en direction de la Bastille ou de ce qu'il en restait... Lalie ne devait manquer aucune séance de la Convention et il fallait qu'il sache tout ce qui s'y passait.
A juridiction exceptionnelle, procès exceptionnel. Celui du Roi se déroulait de façon tout à fait inhabituelle. Après avoir conduit Louis XVI devant la Convention dans les conditions que l'on sait, après lui avoir refusé la permission de se raser avant la séance comme il en avait l'habitude - mais ne lui avait-on pas ôté tout instrument tranchant ? -, on l'avait ramené au Temple où il était désormais seul : le petit Dauphin avait été conduit chez sa mère et le Roi déchu n'avait plus aucune communication avec sa famille. Cela lui était plus cruel que toutes les humiliations dont on ne cessait de l'accabler. Les jours suivants, ce fut dans son appartement de la Tour qu'il répondit aux interrogatoires des envoyés de la Convention. Il reçut également ses avocats qui avaient l'autorisation de s'entretenir avec lui deux heures chaque soir.
La veille de Noël, Batz rentra chez lui avec Pitou et Devaux. Il était fatigué, sale avec une barbe de plusieurs jours mais son énergie était intacte :
- Quoi qu'on en puisse penser, la Convention n'est pas unanime sur le sort que l'on réserve au Roi. Une moitié environ est pour l'exil, mais il est bien évident qu'elle ne délibère pas dans le calme et la sérénité qui conviendraient. Outre les tribunes toujours pleines d'énergumènes qui hurlent à la mort à tout bout de champ, les députés ne peuvent entrer en séance sans passer au milieu d'une haie d'hommes brandissant des piques, la menace à la bouche, et de femmes plus hideuses et plus féroces encore.
- N'est-il pas possible d'en acheter quelques-uns de façon à nous assurer une majorité? dit Marie. Il suffirait d'une seule voix pour l'emporter...
- Je sais, mais nous ne pouvons plus compter sur l'argent espagnol. Certes, le gouvernement de Madrid a envoyé une protestation officielle à la Convention et la banque de Saint-Charles a prévenu Le Coulteux qu'elle ne le garantissait plus pour les deux millions qu'elle s'était engagée à rembourser. Quant à Ocariz, il a envoyé une belle lettre à l'Assemblée pour la rappeler au sens de la justice et de l'honneur, mais il me fuit comme la peste et d'ailleurs se cache. Son bon ami Chabot l'a dénoncé pour tentative de corruption dans le but de faire évader le Roi.
- Alors qu'il a touché 500 000 livres ? s'indigna Pitou.
- Il ne les a plus... tout au moins presque plus, fit Devaux. La chose a fait quelque bruit et certains de ses bons confrères lui ont fait comprendre que, s'il tenait à sa peau, mieux valait partager. Cela dit de quels moyens disposons-nous pour acheter les voix salvatrices ?
- D'une grande quantité d'assignats, soupira Batz, qui ne peuvent pas servir à grand-chose dans les circonstances actuelles. Pour ces gens-là il faut de l'or... et la plus grande partie de ma fortune est hors de France, chez des banquiers anglais, allemands ou hollandais.
- Il vous reste pourtant quelque chose, dit Laura d'une voix lente. Un magnifique objet pour lequel nous nous sommes donné bien du mal...
- La Toison d'Or que je souhaitais tellement rendre un jour à mon roi! Oui, je l'ai toujours... mais en admettant que je le veuille, elle est impossible à vendre en l'état. Il faudrait la démonter et en négocier les pierres à Londres ou à Amsterdam...
- En France c'est impossible?
- Le risque d'être dénoncé comme voleur des joyaux de la Couronne serait trop grand. C'était aussi le cas du Régent, le grand diamant rosé. On l'a retrouvé sous un tas de gravats aux Champs-Elysées. Les voleurs ont préféré s'en débarrasser, n'ayant sans doute aucune possibilité de le passer en Angleterre ou aux Pays-Bas.
- Et pourquoi moi ne le pourrais-je pas? Je suis américaine, ne l'oubliez pas, et comme telle je jouis d'un statut privilégié qui doit me permettre de voyager. Une femme peut facilement cacher un joyau, même exceptionnel.
- Mais pas le tas d'or que l'on vous donnerait en échange et qu'il faudrait rentrer clandestinement. C'est une véritable expédition à monter... et le temps nous manque. D'ici quinze jours la Convention aura rendu son verdict.
- Il ne sera peut-être pas si désastreux, reprit Devaux. Si la Convention siège sous une menace perpétuelle, il reste les Parisiens, le peuple de Paris qui, lui, n'est pas d'accord et le manifeste. Savez-vous qu'il y a six jours les dames de la Halle ont déposé chez Target qui a refusé de défendre le Roi une poignée de verges alors qu'elles ont porté des fleurs à Tronchet et une couronne de lauriers à Malesherbes ?
- Il a raison, ajouta Pitou. Deux jours après, chez Talma qui avait réuni quelques députés modérés avec de jolies comédiennes comme Candeille, Mme Vestris et la Dugazon, Marat s'est amené avec son insolence habituelle. Talma l'a jeté dehors et Dugazon a promené dans le salon un brûle-parfum pour purifier l'air, aux applaudissements des invités. Non, baron, la cause n'est peut-être pas encore perdue et nous ne sommes pas seuls à lutter pour le Roi !
Batz pesa la densité de ce qu'il venait d'entendre.
- Ce que vous dites est plutôt réconfortant et recoupe ce que j'ai pu remarquer durant ces quelques jours. Les enragés de la Convention et quelques autres aussi n'en sont pas moins à craindre, eux et les hordes de vautours qu'ils trament à leur suite et qui engendrent la peur...
- Dans l'état actuel des choses, que préconisez-vous, baron? demanda Pitou.
- Continuer ce que nous faisons ces jours-ci, mais à visage découvert. Avec mon amie Lalie, nous avons repéré quelques députés que l'on devrait pouvoir acheter, même avec des assignats ou des lettres de change. Je n'ai pas perdu ma réputation de financier avisé, il faut en profiter. Cependant, pour le 31 décembre, nous réveillonnerons avec nos amis les plus sûrs comme on sait si bien le faire chez la Grandmaison. Nous en profiterons pour établir avec eux le compte des fidélités dont ils peuvent disposer au cas où il faudrait en venir au coup de force.
- Vous l'envisageriez ? demanda Devaux.
- S'ils ont l'audace de condamner le Roi à mort? Sans aucun doute.
- Et la Toison d'Or? demanda Marie.
- Nous verrons à nous en servir au mieux si une occasion se présente, encore que je la considère comme autre chose qu'un dépôt sacré. Mais je n'en retiens pas moins votre proposition, Laura. Merci !
Elle lui offrit un beau sourire et la plus parfaite des révérences :
- Ne suis-je pas à votre service, baron? Ainsi qu'à celui de Leurs Majestés... Que Dieu veuille les protéger ! ajouta-t-elle en se signant. Un geste que tous répétèrent. Après quoi l'on passa à table. En dépit de la présence des deux jeunes femmes, parées l'une de satin blanc, l'autre de satin ivoire et vert amande, en dépit de leur grâce et de leurs efforts pour alléger l'atmosphère, ce fut sans doute la veillée de Noël la plus triste qui se vît. Rien de comparable aux Noëls de jadis, quand les cloches sonnaient à toute volée dans la nuit froide pour appeler les fidèles à la messe de minuit, après quoi l'on festoyait jusqu'au matin. Là, ce fut simplement un souper entre amis dont les pensées s'envolaient toutes vers la vieille tour des Templiers, vers ces deux femmes et ces deux enfants qui n'avaient plus le droit d'embrasser celui pour qui elles ne cessaient de trembler, sous l'oil impitoyable des municipaux chargés de les garder à vue, vers cet homme solitaire enfin qui, jour après jour, se voyait confronté à des accusations grotesques souvent, venimeuses toujours.
En compagnie de Lalie, le citoyen Agricol avait assisté à deux séances qui, en dépit de son sang-froid, lui donnèrent envie de vomir. On accusait cet homme paisible et bon d'avoir fait tirer sur le peuple, d'avoir dépensé des millions pour le corrompre, d'avoir participé même à des orgies. Le comble avait été atteint lorsqu'un serrurier de Versailles que Louis XVI avait toujours traité en ami, avec lequel il travaillait dans sa petite forge sous les combles du palais, était venu révéler que " Capet " l'avait fait venir aux Tuileries pour l'aider à confectionner une armoire de fer, prise dans un mur situé entre son appartement et celui du Dauphin, pour y cacher tous les plans de ses conspirations contre le peuple. Après quoi, on avait payé ce " brave homme " et on lui avait offert un verre de vin dont il avait pensé mourir empoisonné. Plus vil, plus bas, plus geignard que sa déposition - applaudie à tout rompre par la Montagne ! -ne se pouvait imaginer. Plus révoltant encore l'usage que le ministre Roland allait faire de cette armoire où le Roi voulait seulement enfermer des valeurs, de l'argent et quelques lettres qu'il souhaitait soustraire à l'espionnage continuel dont il était déjà victime. On y trouva beaucoup plus qu'il n'y avait mis : plans d'invasion de la France, plans d'insurrection et de répression, tout ce que l'on aurait pu trouver chez un tyran normalement constitué mais certes pas chez Louis XVI...
Au lendemain de Noël, le Roi - que l'on avait enfin autorisé à se raser -fut ramené devant la Convention. Pitou à qui son uniforme de garde national permettait d'entrer partout, même au Temple, en profita pour aller aux nouvelles. Il ne se rendit pas à la rotonde car Mme Cléry avait été renvoyée à Juvisy, heureuse malgré tout de s'en tirer à si bon compte. En effet, avec beaucoup d'habileté elle avait plaidé coupable : la jeune femme qui passait pour sa nièce était bien une fille des Amériques, fort amie de la France et de la liberté, qui voulait écrire un livre sur les anciennes " prisons du pouvoir royal " et sur le sort que la République réservait à ses ennemis. Elle y mit tant de conviction qu'avec l'aide de Lepitre, dont nul ne mettait en doute la loyauté, elle réussit à convaincre d'autant plus aisément que Marinot avait disparu. Son cadavre encore muni de la corde qui avait servi à l'étrangler ne serait découvert que beaucoup plus tard dans la cave d'un des hôtels abandonnés de l'enclos du Temple... On la renvoya donc à Juvisy ; après quinze jours de punition, elle fut autorisée à reprendre ses visites hebdomadaires à son époux, seule évidemment. La harpe que les prisonnières aimaient tellement entendre repartit avec elle...
En revenant du Temple, Pitou était sombre. Il avait appris que le jour de Noël, Louis XVI avait rédigé son testament aussitôt remis au Conseil du Temple. Quelques pages lourdes de piété, de charité, de renoncement et de grandeur qui donnèrent cependant à rire à certains de ceux qui les lurent. N'écrivait-il pas : " Je recommande à mon fils, s'il avait le malheur de devenir roi... " ?
- On s'arrangera, dit quelqu'un, pour que ce malheur ne lui arrive pas !
Les yeux durs et les poings serrés, Batz écouta ce rapport.
- On dirait, conclut Pitou, que le Roi s'attend à une sentence de mort...
- Ceux qui vont mourir ont parfois de ces presciences. C'est à nous d'agir dès à présent comme si ce malheur devait arriver.
Au soir de la Saint-Sylvestre, se réunirent autour de la table ceux qui étaient à la fois les amis les plus proches de Batz et ses agents les plus sûrs : Pitou, Devaux, le marquis de La Guiche, le banquier Benoist d'Angers, le comte de Sartiges, Bal-thazar Roussel, jeune rentier de vingt-quatre ans habitant rue Sainte-Anne et possédant de grands biens, que le goût de l'aventure et une véritable admiration attachaient à Batz, les deux frères de Lézardière, Pierre-Jacques Lemaître, l'imprimeur Pothier de Lille, et enfin, plus inattendu, l'ancien épicier Cortey, chef de la force armée de la section Le Peletier, qui commandait parfois la garde du Temple. Deux femmes seulement, Marie et Laura, au milieu de cette assemblée d'hommes élégants faisaient les honneurs et l'ornement de la table somptueusement servie.
Quand le dernier coup de minuit eut sonné à la grande pendule de parquet vers laquelle tous les yeux étaient tournés, Jean de Batz se leva, une flûte de Champagne à la main :
- A cette année qui commence, messieurs, mais d'abord au Roi !
Tous se levèrent d'un même mouvement et d'une même voix répétèrent : " Au Roi ! " Batz poursuivit:
- Que Dieu le protège et le garde en nous permettant de l'arracher à ses bourreaux, ainsi que la Reine et son auguste famille, et pour que régnent à nouveau sur la terre de France la Justice et le Droit, la Paix et la Liberté !
On trinqua, on but puis chacun reprit sa place. Seul, le baron resta debout :
- Le 15 de ce mois de janvier, la Convention procédera au vote nominal pour statuer sur le sort qu'elle réserve à Louis XVI. Tenez-vous prêts, au cas où elle voterait la mort, à réunir tous ceux qui veulent se dévouer dans le sous-sol de la maison que vous connaissez tous, rue de la Tombe-Issoire, afin d'achever la mise au point du plan de sauvetage que j'élabore en ce moment. Le rendez-vous sera à dix heures du soir, le 17 janvier, et le mot de passe vous sera communiqué en temps utile... Oui, monsieur Lemaître ? ajouta-t-il pour celui qui venait de lever la main.
- Il n'y a pas assez longtemps que je suis avec vous. Je ne connais pas cette maison.
- Devaux vous l'indiquera. Messieurs, je vous souhaite à tous une bonne et heureuse année !
Il fit alors le tour de la table pour aller embrasser Marie dont les yeux tendres ne le quittaient pas.
- Bonne année, mon cour! Vous êtes ce que j'ai de plus cher au monde !
Trop émue pour répondre, elle lui rendit son baiser avec des larmes aux yeux. Puis il se tourna vers Laura, prit sa main et la baisa :
- Bonne année à vous aussi, chère Laura! Le plus joli de mes soldats de l'ombre.
- Le plus dévoué aussi... Dieu vous protège pour le bien de tous !
Elle avait répondu avec une parfaite sérénité apparente; pourtant ce fut à cet instant précis qu'elle prit conscience de l'amour qu'elle lui portait. Peut-être à cause de cette envie brûlante qu'il la prenne elle aussi dans ses bras pour lui donner un baiser, un vrai! Pas une consolante caresse comme celui de l'autre soir lorsque Marie l'avait ramenée à Charonne!... Un amour dont elle savait à présent qu'il l'habiterait jusqu'à la fin de sa vie, sans jamais obtenir de lui autre chose que l'estime et l'amitié. Il était voué au Roi et il aimait Marie. C'était plus que suffisant pour emplir ce cour ardent !... Elle se jura alors qu'il n'en saurait jamais rien. Sauf à l'heure suprême, si le bonheur lui était donné de mourir avec lui...
En se détournant pour accueillir les voux des autres conjurés, elle rencontra le regard d'Ange Pitou fixé sur elle avec une intensité qui la fit rougir. Se pourrait-il qu'il l'eût devinée? Il était son ami et elle pensa qu'il la connaissait bien, alors elle voulut le rassurer. D'un geste spontané, elle lui tendit ses deux mains :
- Voulez-vous m'embrasser, cher Pitou... pour mieux sceller nos voux de bonne année ?
Elle éprouva alors de la joie parce que, en approchant son visage de celui du jeune journaliste, elle le vit rayonner... Au moins, ce soir, elle aurait fait un heureux !
- Messieurs, ils ont voté la mort !
Aucune fêlure dans le bronze de cette voix que renvoyèrent à l'infini les échos de la carrière désaffectée. Debout sur une grosse pierre, Batz laissa son regard errer sur tous ces visages levés vers lui. Ses amis avaient bien travaillé car ils étaient environ cinq cents à l'avoir rejoint dans la maison de la rue de la Tombe-Issoire dont les caves offraient une ouverture sur les anciennes carrières de Mont-souris.
Le murmure qui parcourut l'assemblée s'amplifiant jusqu'au grondement, il l'apaisa d'un geste de la main.
- Nous manquons de temps pour l'indignation, messieurs. Il nous faut agir à présent car non seulement ils ont voté la mort mais sans sursis. Le Roi sera exécuté dans trois jours : le 21 au matin.
- Cela ne nous laisse guère de temps, lança Cortey, l'ancien épicier. Les hommes de la section Le Peletier ne seront pas de garde au Temple avant une semaine...
- Aussi ne tenterons-nous rien au Temple. Nous enlèverons le Roi sur le chemin de l'échafaud. Je m'attendais à ce verdict et mes dispositions sont prises !
Sous la lumière jaune des quelques lanternes posées ça et là, Batz vit scintiller les regards de ces hommes avides de livrer combat. Le commissaire Lepitre que Pitou avait récupéré leva la main et dit:
- Il faudra aussi enlever le confesseur. Sa Majesté a demandé le secours de l'abbé Edgeworth de Firmont qui habite 483, rue du Bac, ce qui lui fait courir un grand danger. Si on enlève le Roi et qu'on laisse l'abbé, il sera écharpé... mais peut-être n'acceptera-t-il pas...
- Oh si, il acceptera! dit l'un des hommes du premier rang. Je connais l'abbé de Firmont qui était le directeur de conscience de Madame Elisabeth. C'est un homme admirable, d'une foi et d'un courage exceptionnels...
- Soyez certains que j'y avais songé, dit Batz. A présent il nous faut prendre nos dispositions...
- Un instant, lança une voix forte venue des profondeurs de la caverne. Je voudrais, moi, en savoir davantage. Qui a voté la mort ?
- La sentence a été rendue à une voix de majorité... celle du duc d'Orléans. Il a dit : " Uniquement préoccupé de mon devoir, convaincu que tous ceux qui ont attenté ou qui attenteront par la suite à la souveraineté du peuple méritent la mort, je vote pour la mort ! "
Un silence fait de stupeur et d'horreur incrédule s'étendit sur tous ces hommes prêts à risquer leur vie. Il était le même que celui qui s'étendit sur la Convention, dont Batz entendait encore l'écho dans sa mémoire. Il y avait eu ensuite un murmure d'horreur et personne, même chez les enragés de la Montagne, n'applaudit celui qui trahissait ainsi sa caste et son sang, et puis des huées. Blême, le citoyen Philippe Égalité était descendu de la tribune en titubant....
- Une seule voix, fit avec amertume le marquis de La Guiche, et il fallait que ce soit celle-là ! Il avait pourtant promis à ses proches de s'abstenir....
- Il mourait de peur. Comme beaucoup d'autres. Chaque vote demandant l'exil ou la prison à vie était accueilli par des menaces de mort! Depuis trois jours, la Convention vote sous les poignards !
Trois jours en effet. Il avait fallu trois jours pour répondre aux trois questions posées. Louis est-il coupable ? Le jugement sera-t-il soumis à la ratification du peuple dans son ensemble (autrement dit au référendum!) et enfin, quel châtiment doit-il recevoir ?
Batz avait assisté à la dernière séance, les deux autres lui ayant été rapportées fidèlement par son amie Lalie. Il y était allé sous son aspect habituel, suprêmement élégant en frac noir, gilet et cravate blancs, culotte noire et bottes à l'écuyère. Il voulait voir mais aussi être vu de ceux, comme Thomas Paine, qui devraient lui répondre de leur vote. L'Américain avait eu un sourire et un haussement d'épaules mais il avait demandé l'exil : " Tuez le roi, dit-il, mais pas l'homme! Vous n'en avez pas le droit. " Chose étrange, des femmes l'avaient applaudi. Ces mêmes femmes qui avaient pour Batz des regards complaisants...
Car il y en avait beaucoup. Pendant ces journées tragiques, la Convention s'était muée en salle de spectacle. " ... le fond de la salle était transformé en loges où des dames, dans le plus charmant négligé, mangeaient des glaces, des oranges, buvaient des liqueurs. On allait les saluer. On revenait. Les huissiers faisaient le rôle des ouvreuses à l'Opéra. On les voyait à chaque instant ouvrir les portes des tribunes de réserve et y introduire galamment les maîtresses du duc d'Orléans caparaçonnées de rubans tricolores [xvii]. " Mais tout ce déballage indécent avait fini par disparaître, occulté par le drame en 749 tableaux qui se jouait à la tribune où défilaient tous ces visages sombres, inquiets, tendus, dont la bouche s'ouvrait trop souvent sur le mot fatal : la mort! Le seul mot que voulaient entendre les troupes de Marat et des extrémistes qui gardaient les portes de la salle... Une surprise pourtant : Manuel, procureur de la Commune, l'un de ceux du 10 août, l'homme qui avait enfermé la famille royale à la tour du Temple et qui venait presque chaque jour s'assurer qu'elle y était toujours, vota pour le bannissement. Il tenta même de subtiliser certains bulletins - on votait par écrit en même temps qu'oralement - défavorables à l'accusé... et faillit pour cela se faire écharper...
- Si nous parlions de la suite maintenant? dit Devaux, tirant son ami de la brève méditation qu'il s'était accordée tandis que, dans les rangs, on discutait ses dernières paroles. Expliquez-nous votre plan ! Ensuite nous nous partagerons le travail.
Le plan était d'une grande audace mais assez simple. Les conjurés devraient se masser, mêlés aussi étroitement que possible au peuple, près de la porte Saint-Denis au croisement du boulevard et de la rue Saint-Denis. Au signal que donnerait Batz - il se tiendrait à l'angle de la rue de la Lune à l'endroit où le boulevard, pas encore nivelé, formait une sorte d'excroissance -, le plus gros de la troupe se jetterait sur la voiture, en arracherait le Roi et son confesseur pour les entraîner jusqu'aux Petites-Écuries de la rue Saint-Denis assez proches, où cinq ou six hommes attendraient avec des chevaux. On y cacherait Louis XVI pendant que l'un des conjurés qui avait la taille et la corpulence du roi - ce serait Cortey -, environné de quatre ou cinq cavaliers, foncerait en remontant la rue Saint-Denis pour franchir la barrière de la Chapelle et prendre la route du Nord.
- Ils seront peut-être poursuivis et peut-être pris...
- Pourquoi peut-être et pas sans doute ?
- Parce que j'espère une réaction du peuple. Tout ce que nous avons pu apprendre depuis quinze jours va dans ce sens et c'est pourquoi la Convention a refusé de lui demander son avis. En outre, Dumouriez, qui est à Paris, a juré qu'il s'opposerait à l'exécution. Il se peut que nous ayons tout le temps pour mettre le Roi à l'abri. Mais le contraire se peut aussi. Tandis que l'on courra derrière nos amis, j'irai chercher Sa Majesté et son confesseur pour les conduire à la nuit et à pied jusqu'à l'église Saint-Laurent qui a des cryptes que je connais bien. Elles sont vastes et elles ouvrent sur les carrières de Montmartre où tout sera prêt pour que les deux hommes y vivent quelques jours; après quoi nous leur ferons quitter Paris pour la Normandie où nous avons de nombreux amis, puis pour l'Angleterre.
- Crois-tu, dit Benoist d'Angers, qu'il acceptera de partir en laissant les siens en otages à ces brutes qui les gardent? Tu le connais mal...
- Non, je le connais bien au contraire. Si le peuple nous aide, il n'y aura aucun problème. S'il en va autrement, je saurai le rassurer... au besoin en lui promettant de le ramener à ses bourreaux au cas où nous ne parviendrions pas à libérer sa famille. Mais pour elle aussi j'ai un plan...
- C'est loin la Normandie. Il faudra des relais....
- Ils sont prévus. Le premier au château d'Abondant, près de Dreux, où Mme de Tourzel et ses enfants nous attendent déjà. Encore des questions ?
Aucune voix ne s'éleva. Batz sourit.
- Très bien, messieurs ! Nous allons à présent procéder au partage des postes... Que les chefs de groupe veuillent bien s'avancer !
Le 20 janvier, il neigeait sur Paris. Tandis qu'au Temple Louis XVI écoutait sa sentence de mort avec un calme et une sérénité qui forcèrent l'admiration de ceux qui étaient là, puis se disposait à revoir enfin les siens pour le dernier adieu, dans la maison de Charonne enveloppée de silence et de blancheur, Batz écrivait son testament et mettait ordre à ses affaires avant, lui aussi, de faire ses adieux à Marie, à Laura et à ses dévoués serviteurs. Tout à l'heure, il se rendrait à Paris où les barrières seraient fermées dès la tombée de la nuit pour ne se rouvrir que lorsque tout serait accompli...
Lorsqu'il eut scellé l'acte de ses dernières volontés, il le rangea dans la petite armoire de sa bibliothèque, puis alla chercher Marie pour l'emmener avec lui dans le cellier, sans lui révéler la partie secrète où se trouvait l'imprimerie clandestine. Il se contenta de passer en revue les casiers de briques où les bouteilles étaient rangées par crus, s'arrêta devant celui qui contenait les vins de Bourgogne, compta cinq bouteilles dans la quatrième rangée en partant du haut, tira la sixième, se pencha pour amener à lui la brique du mur qui se trouvait derrière, plongea la main dans la cavité et en retira une boîte en fer dans laquelle il y avait un écrin de cuir qu'il ouvrit : la fabuleuse Toison d'Or étincela sous la lumière caressante de la chandelle. Marie eut une exclamation admirative :
- Quelle merveille !
- N'est-ce pas ? Seulement elle n'est pas à moi. Alors écoutez bien, Marie : s'il m'arrivait malheur, je compte sur vous pour aller porter ceci au baron de Breteuil. Il n'est plus à Bruxelles mais à Soleure, en Suisse. Il saura quel usage en faire pour le bien du Roi.... qu'il soit Louis XVI ou Louis XVII. Vous vous souviendrez ? Le vin des Hospices de Beaune, la sixième bouteille en partant de la gauche dans la quatrième rangée. La brique s'enlève sans difficulté dès l'instant qu'on la sait mobile, sinon on pourrait vider toutes les bouteilles sans la remarquer....
- Je me souviendrai ! Laissez-moi la ranger !
- Non. Il est inutile d'abîmer si peu que ce soit ces jolies mains. Il sera bien temps si vous devez un jour en venir là...
Il remit tout en place puis, prenant la jeune femme dans ses bras, il lui donna un long baiser qui lui permit de s'apercevoir qu'elle pleurait. A l'aide de son mouchoir il essuya doucement le doux visage :
- C'est prématuré ! Je ne suis pas encore mort et je ferai tous mes efforts pour que nous nous en tirions, le Roi et moi, avec les honneurs de la guerre..
- Je l'espère bien, fit-elle en lui souriant à travers ses larmes. Cela m'ennuierait beaucoup de faire le voyage de Suisse par ce mauvais temps !
Son courage lui valut un nouveau baiser puis les deux jeunes gens regagnèrent le cabinet de travail :
- Il me faut à présent faire mes adieux à Laura, dit Batz. Dans l'armoire que vous connaissez, vous trouverez, avec mon testament, les dispositions que j'ai prises pour elle. Allez lui demander de venir ici.
- Elle est prête.
Un instant plus tard Laura faisait son entrée sous l'oil incrédule du baron : elle portait, avec beaucoup de désinvolture d'ailleurs, le costume masculin qu'elle avait demandé à Marie. Batz fronça les sourcils :
- Que signifie?
- J'ai décidé de vous accompagner. Souvenez-vous : j'ai votre promesse de me laisser combattre à vos côtés. C'est, je crois, ce que vous allez faire ?
- Sans doute mais....
- Pas de mais! Une promesse est une promesse !
- Emmenez-la, mon ami ! plaida Marie. Sauver le Roi pour conserver un père à la petite Madame c'est aussi son affaire !
- Si vous vous mettez à deux contre moi je ne peux que m'incliner. Venez donc !
Quelques minutes plus tard, le cabriolet conduit par Biret-Tissot les emmenait à la barrière du Trône. Là, ils prirent un fiacre pour rejoindre Devaux et La Guiche dans le petit hôtel de la rue Montorgueil, où ils s'étaient donné rendez-vous en se faisant passer pour des provinciaux venus assister à l'événement. Pitou, qui se rendrait au rendez-vous dans son uniforme de garde national, avait élu domicile pour la nuit chez son ami et rédacteur en chef Duplain de Sainte-Albine. Ce dernier était au courant du complot mais n'avait pas participé à la réunion dans la carrière désaffectée. Il était occupé à imprimer une multitude de petits placards qu'une troupe de jeunes garçons à sa solde allait disséminer sur les boulevards : " Peuple de Paris, ton Roi a besoin de toi. Sauve-le ! "
Quand la ville s'éveilla, la neige de la veille s'était transformée en pluie et les rues en cloaque. Au lever du jour un brouillard gris, sinistre à souhait, enveloppait toutes choses d'humidité.
A sept heures, Batz et ses compagnons quittèrent le Pilon d'Or. Vêtus de gris ou de noir, le col de leurs redingotes relevé, le chapeau sur les yeux, les trois hommes et la jeune femme gagnèrent en silence le point de ralliement. Tous sauf Laura portaient des armes faciles à dissimuler : poignards et cannes-épées. Il y avait beaucoup de monde dans les rues, chacun s'étant levé de bonne heure pour être bien placé sur le chemin du cortège. Une double ligne de gardes nationaux avait déjà pris position de chaque côté du boulevard. Une autre file les doublait, formée d'hommes de mauvaise mine en carmagnole et bonnet rouge, armés de piques et de sabres. L'ordre n'étant pas encore bien réglé, Devaux suivi de La Guiche purent traverser pour se placer au pied de la porte Saint-Denis tandis que Batz et Laura remontaient vers l'immeuble en pointe qui marquait l'entrée de la rue de la Lune. Un poste de commandement idéal : de là on dominait une grande partie du boulevard et de la rue Saint-Denis.
Laura, qui n'était jamais venue dans ce quartier, regardait autour d'elle avec curiosité :
- La rue de la Lune, murmura-t-elle. Comme c'est étrange!... Vous souvenez-vous de Valmy? C'est à un endroit nommé La Lune que les Prussiens ont été arrêtés dans leur avance.
Batz lui jeta un regard noir. Il n'était déjà pas trop satisfait de l'avoir emmenée, si en plus il devait soutenir une conversation de salon...
- Vous y voyez un présage ? grogna-t-il en sortant une lorgnette de sa poche pour examiner les alentours de plus près.
- Moi ? oh non ! Je n'ai fait qu'un simple rapprochement. Cette porte est belle, ajouta-t-elle pour changer de sujet, en désignant la grande arche de pierre, superbement décorée de bas-reliefs avec ses deux pyramides chargées de trophées d'armes, qui enjambait la rue Saint-Denis.
- Vous jouez de malheur ! fit-il entre ses dents. Cette porte est celle sous laquelle passent les rois de France au jour de leur entrée solennelle dans leur capitale. Ils y repassent quand on emporte leur cercueil à la basilique de Saint-Denis. Et si vous aimez à ce point les souvenirs, méditez celui-ci : il y a onze ans, onze ans seulement que, le 21 janvier 1782, le Roi et la Reine venaient à Paris pour le baptême à Notre-Dame du premier Dauphin, ce premier fils tant désiré qui devait mourir en 89 à Meudon. Il faisait froid, mais il faisait beau et une foule enthousiaste, une foule énorme acclamait ses souverains. C'était la plus grande fête. Tout le monde était heureux! Et aujourd'hui!... Je suis sûr que le Roi y pense...
Il y avait pensé, en effet, mais il n'était pas homme à permettre aux beaux souvenirs d'un autrefois si proche, d'entamer sa résolution et d'affaiblir son courage. Après s'être entretenu jusqu'à minuit avec son confesseur, il s'était couché en demandant à Cléry de le réveiller à cinq heures et il avait dormi comme chaque nuit. L'abbé de Firmont alla se reposer un peu sur le lit de Cléry qui, lui, ne se coucha pas.
A six heures, Louis XVI avait fait sa toilette, était coiffé et habillé tout de gris foncé, avec un gilet et une chemise blanche. En voyant préparer la redingote qu'il mettait pour sortir, il la refusa :
- Vous me donnerez seulement mon chapeau... Ensuite, il entendit la messe dans sa chambre où une commode servait d'autel, et, pour cette unique fois, hors de la présence obsédante des municipaux. Il communia et, le service divin achevé, poursuivit sa prière pendant que le prêtre allait chez Cléry ôter les ornements sacerdotaux. Il était pâle et la sueur lui perlait au front :
- Quel prince ! soupira-t-il. Avec quelle résignation, avec quel courage il va à la mort ! Il est aussi tranquille que s'il venait d'entendre la messe dans son palais.
En dépit de l'épaisseur des murs, les bruits extérieurs résonnaient dans la Tour. Dans Paris, comme pendant la nuit du 10 août, on battit la générale puis, dans la cour du Temple, il y eut le bruit des armes, le piétinement des chevaux, le roulement des canons car on avait jugé " prudent " de s'en munir pour conduire cet homme seul à l'échafaud !
A neuf heures les tambours battirent, les trompettes sonnèrent. Une voiture attendait. Verte, attelée de deux chevaux, c'était celle du ministre Clavière. Le Roi s'assit au fond avec son confesseur après que deux municipaux se furent installés sur le devant. On ferma les portières et le lourd cortège s'ébranla.
A son poste, Batz ne sentait même pas le froid. L'oil rivé à sa lorgnette, il scrutait la foule de plus en plus dense, y cherchant des visages connus. Il voyait parfaitement Pitou qui s'était glissé dans la file des gardes nationaux, prêt à jouer le maillon craquant par où pourraient passer le Roi et ceux qui l'enlèveraient. Il distingua aussi Devaux et La Guiche. De son côté du boulevard, il vit le jeune Lézardière et son frère, mais personne d'autre. Où pouvaient-ils être tous ceux qu'il attendait ? Cortey avec cinq compagnons devaient attendre aux Petites-Écuries. Et les autres, tous les autres qui dans la nuit de la Tombe-Issoire juraient de vaincre ou de mourir? L'angoisse du baron grandissait. A chaque remous de la foule il espérait l'arrivée d'un des groupes. Mais rien!... Personne! Et déjà, dans le lointain, on entendait le sinistre roulement des tambours !
- Où sont-ils? Que font-ils? gronda-t-il entre ses dents. Ce ne sont tout de même pas tous des lâches !
Sa longue-vue cherchait avec une nervosité croissante des figures, des signes. Elle balaya le front des maisons hautes et étroites qui bordaient le boulevard et dont il était interdit, ce matin, d'ouvrir les fenêtres. Il y avait du monde derrière ces fenêtres mais, soudain, l'une d'elles attira son attention parce qu'il n'y apparaissait qu'une seule tête et que, cette tête, il la connaissait : c'était celle de son ennemi, celle d'Antraigues...
Que faisait-il là? Pourquoi donc avait-il quitté son castel de Mendrisio ? Une idée affreuse effleura Batz : celle qu'il avait été trahi, qu'un des agents du comte s'était glissé au milieu de ses partisans. Il fallait que ce soit ça ! Cet homme qui se disait royaliste avait toujours détesté le Roi et plus encore la Reine : ils représentaient un pouvoir dont il ne voulait pas ! Il était royaliste mais à sa manière. Il lui fallait un roi soumis à sa noblesse, à ses parlements, un roi à sa botte !
La haine, un instant, chassa l'angoisse; celle-ci revint très vite. Il ne voyait toujours que Pitou, Devaux, La Guiche et les deux Lézardière. Et les tambours se rapprochaient... On les entendait bien, trop bien car sur la foule silencieuse passait un souffle terrifié. Ces gens prenaient-ils conscience de participer au crime majeur : le régicide pour quoi, jadis, on était tiré à quatre chevaux. Et c'était pourtant ce souverain ayant aboli ces coutumes barbares que l'on envoyait au supplice! Ce silence... peut-être ne demandait-t-il qu'un encouragement pour éclater en protestation, en refus de laisser s'accomplir ce meurtre?
- Dieu de justice ! appelait Batz sans qu'un son sortît de sa bouche. Dieu de justice et de clémence, aidez-moi à sauver cet homme que vous avez sacré !
Les tambours, encore les tambours ! Déjà la tête du cortège surgissait de la brume qui se faisait moins dense. Une file de gendarmes à cheval ouvrait la marche, suivie des grenadiers de la Garde nationale avec leurs tricornes à plumet de crin et leurs buffleteries blanches croisées sur la poitrine. Venaient ensuite les canons, passant deux par deux avec leurs prolonges dans un fracas d'enfer. Et puis les fameux tambours précédant la voiture verte, cernée de soldats prêts à tirer. Les vitres relevées étaient couvertes de buée et l'on ne pouvait rien voir de ceux qui étaient à l'intérieur. Batz savait trop bien qu'il était là, son roi que l'on voulait égorger... Derrière venait Santerre, caracolant sur son cheval.
Alors la voix sonore tonna soudain, formidable : - A nous, mes amis, ceux qui veulent sauver leur roi ! A nous ! A nous !
En même temps, Batz tirait son épée et fonçait dans la foule qui, un instant, s'écarta. Mais ce ne fut qu'un instant. La terreur figeait tous ces gens. Une poussée se produisit, les rangs rompus quelques secondes se refermèrent et Batz se retrouva rejeté contre l'immeuble en proue de navire à l'entrée de la rue de la Lune, ferraillant contre deux individus armés de sabres : - Fuyez! cria-t-il à Laura dont il se souvenait brusquement.
L'un des adversaires tomba, embroché proprement, l'autre hésita, conscient d'être seul en face de ce furieux. Ne voulant rien perdre du grand spectacle, la foule l'abandonnait à son triste sort. Mais, soudain, Batz aperçut un piquet de soldats qui s'efforçait de l'atteindre. Alors, sans demander son reste il s'enfuit comme un lapin, poursuivi à travers les rues et les passages de ce quartier qu'il connaissait mieux que quiconque. Bientôt il n'entendit plus rien derrière lui et s'adossa contre un mur pour reprendre haleine, remettre l'épée au fourreau. Il vit alors qu'il n'était pas seul, Laura était là et aussi Charles de Lézardière. Tous deux essayant de retrouver leur souffle après cette course éperdue. Ce fut le jeune homme qui réagit le premier :
- Qui a pu nous trahir! haleta-t-il. Se peut-il que, parmi nos compagnons, il y ait eu quelqu'un d'assez vil...
- Nous devons nous faire à cette idée, mon garçon... mais j'arriverai bien à savoir qui. Et croyez-moi, il paiera!... Qu'avez-vous fait de votre frère?
- Il est allé prévenir Cortey.
- Était-il seulement là?
- Oui, avec ses amis. Nous sommes passés par les Petites-Écuries en arrivant. Que faisons-nous à présent ?
- Vous, je ne sais pas, mais moi je vais place de la Révolution. Dumouriez a bien promis à votre père qu'il empêcherait l'exécution?
- En effet.
- Il doit savoir qu'il y faudra des troupes et nulle part il ne peut mieux les déployer que là! C'est mon dernier espoir ! Le cortège va lentement. Nous sommes rue Notre-Dame-des-Victoires. En coupant par le Palais-Royal j'y serai bien avant lui.
- Nous y serons ! rectifia le jeune homme. Mon frère et moi étions spécialement chargés de l'abbé de Firmont. Au cas où les choses... iraient jusqu'au bout, il faut le ramener chez M. de Malesherbes qui habite rue de l'Université. Les gens du Temple connaissent son adresse à présent. Il ne peut plus retourner rue du Bac... Peut-être Miss Adams pourrait-elle prendre un fiacre et rentrer à Charonne ? Qu'il y ait bataille ou... autre chose, ce n'est pas un spectacle pour une dame !
- Peut-être, mais j'y serai tout de même !, protesta Laura. Ne vous occupez pas de moi, tous les deux, je me contenterai de vous suivre... et ne perdez pas de temps à essayer de me convaincre.
On partit donc, mais il fut vite évident qu'il serait difficile d'arriver. Aux abords du Palais-Royal, toutes les rues étaient barrées, gardées. Le duc régicide devait craindre pour lui, les siens et ses biens, la réaction violente d'un peuple toujours imprévisible même si, pour l'instant, il semblait frappé de stupeur. On remonta donc jusqu'à la rue Colbert pour redescendre vers la rue des Petits-Champs. Quand on fut à la hauteur de la rue Gail-lon, il ne fut plus possible d'avancer. Toutes les rues étaient barrées, la voiture devant passer par la place Vendôme. On entendait nettement à nouveau le roulement des canons, les obsédants tambours, le pas des chevaux au milieu d'un énorme silence. Le funèbre cortège avançait toujours de son allure lente, inexorable comme le Destin...
- Si je vous laissais passer, dit un jeune soldat de garde, vous seriez arrêté là-bas, au bout de la rue, et moi je serais fusillé. Personne ne peut s'aventurer sur la place Vendôme.
Il n'avait rien d'arrogant. Il était gentil, simple et donnait l'impression de comprendre ce que souffrait l'homme qui voulait forcer le passage. Batz réussit à s'arracher un sourire et alla s'asseoir sur une borne de pierre un peu plus loin, à l'entrée d'un hôtel probablement vide. Mieux valait attendre et il attendit, toute son âme suspendue à ses oreilles. Les tambours à nouveau s'éloignaient et Batz suivait leur marche en avant de cette voiture verte devenue inaccessible. La place Vendôme... la rue Saint-Honoré... les Tuileries... et puis la place couverte de monde sans doute. Batz imaginait si bien! Trop bien!
- Où ont-ils placé l'échafaud ? demanda-t-il soudain au jeune soldat. Devant le garde-meuble comme pour les voleurs?...
- Non, répondit l'un des deux autres gardes, plus âgé et qui regardait Batz avec curiosité. On l'a mis entre l'entrée des Champs-Elysées et le socle où il y avait la statue de son grand-père...
- Ah!
Un autre bruit à présent, comme un immense soupir, puis plus rien.
- Dumouriez ! gronda Batz entre ses dents. Que fait Dumouriez ?
- Le général? dit un vieux garde. Il est parti hier.
- Parti!
Encore un traître! Encore un lâche incapable d'affronter les braillards sanguinaires qui avaient posé leurs griffes sur le beau royaume de France ! Cette fois il n'y avait plus d'espoir... Le Roi était perdu !
Là-bas, au loin, dans la brume qui se levait un peu, les tambours battirent de nouveau sur un rythme différent... quelque chose de frénétique... et puis un, deux, trois coups de canon. Le vieux garde ôta son tricorne, imité par ses deux camarades :
- C'est fini, dit-il, et sa voix s'étrangla tandis qu'une larme venait se perdre dans sa moustache.
Foudroyé, Batz se laissa tomber à genoux. Il ne pleurait pas, lui, mais son visage pâle était celui d'une statue de la douleur. Lézardière et Laura s'agenouillèrent derrière lui.
- Vous n'allez pas dire des prières en pleine rue ? s'affola le troisième garde qui n'avait encore rien dit. Et toi, Osbert, remets ton chapeau ! Moi j'peux comprendre qu'un vieux soldat ait d' la peine mais si on v'nait....
Avec un hochement de tête, Osbert se recouvrit, mais Batz et ses deux compagnons priaient bel et bien. En passant par la voix profonde du baron, les paroles du " De profundis " prenaient une étonnante résonance. Quand ce fut fini, il se releva, regarda les gardes pétrifiés, puis de toute sa force il tonna :
- Messieurs, le Roi est mort ! Vive le Roi ! Vive Louis XVII !
Il était un peu plus de dix heures et demie. Cependant, dans la tour du Temple, comme elles l'eussent fait à Versailles, la Reine, sa fille et Madame Elisabeth, en grand deuil, pliaient le genou devant le petit garçon d'à peine huit ans qui devenait le trente-huitième roi de France. Un petit garçon qui, l'instant solennel passé, se réfugia bien vite dans leurs bras pour pleurer son papa, comme n'importe quel autre petit garçon.
Batz et ses compagnons repartirent en direction du Palais-Royal. Charles de Lézardière proposa d'aller chez M. de Malesherbes pour s'assurer que l'abbé de Firmont y était bien arrivé :
- Ensuite, dit-il, nous l'emmènerons mon frère et moi à Choisy-le-Roi ; chez nous il pourra se cacher. Ma mère est fort malade et mon père a voulu rester près d'elle...
- Je sais. Aussi ne l'attendions-nous pas, dit Batz gentiment. Offrez-lui mes respectueux hommages. Nous, il nous faut rentrer pour rassurer Marie. Je vous appellerai plus tard, par les moyens habituels.
Dans le fiacre qui les ramenait vers Charonne, Batz et Laura traversèrent un Paris curieusement silencieux. Les cabarets débordaient peut-être d'énergumènes trinquant à ce qu'ils appelaient leur victoire mais, dans les rues, les gens allaient à pas pressés, sans se parler, têtes baissées comme si ce peuple sentait s'étendre sur lui l'ombre maléfique du régicide... L'épouvante devant l'énormité du crime gagnait. On venait de tuer le père !
Les deux occupants de la voiture gardaient eux aussi le silence. Laura, pour sa part, osait à peine respirer, devinant que la moindre parole pouvait blesser cet homme écorché vif... Quand il avait tout à l'heure crié " Vive Louis XVII ! ", elle s'était sentie soulagée : elle avait eu tellement peur que, dans son désespoir, il ne se passe son épée au travers du corps ! Peut-être, d'ailleurs, le danger n'était-il pas tout à fait écarté. Que ferait-il quand il se retrouverait seul, dans le silence de son cabinet?
Ce qu'ils découvrirent en arrivant à Charonne la rassura en dépit du côté dramatique : la maison était bouleversée comme si une tempête l'avait traversée. Marie, étendue sur une chaise longue, recevait les soins de sa femme de chambre pendant que Biret-Tissot relevait les meubles renversés. Devant l'une des fenêtres, un cadavre gisait dans une flaque de sang.
- C'est moi qui l'ai tué, dit le fidèle valet. J'étais allé au village chercher des chandelles chez la mère Hulot; quand je suis revenu, il y avait ici quatre hommes masqués occupés à tout fouiller, tandis qu'un cinquième interrogeait Madame en la menaçant de lui mettre les pieds au feu si elle ne parlait pas. C'est celui-là que j'ai tué après avoir " cogné " les autres qui se sont enfuis.
Batz alla regarder le visage du mort, mais sans pouvoir y mettre un nom :
- Qu'est-ce qu'ils voulaient?
- Il était question d'une Toison d'Or...
Le lendemain, laissant les deux femmes et la maisonnée à la garde de Pitou et de Devaux qui les avaient rejoints en fin d'après-midi, Batz enfourcha son cheval et retourna chez M. Le Noir... Il trouva celui-ci sombre et soucieux mais visiblement satisfait de sa visite :
- J'allais vous envoyer un mot pour vous demander de venir me voir, dit-il en lui tendant la main à la mode anglaise. Comment trouvez-vous Paris aujourd'hui?
- On dirait que la ville est morte elle aussi. Les boutiques sont fermées et, dans les rues, on ne rencontre guère que des soldats et des canons comme si Paris était assiégé.
- Il l'est. Par la honte, le remords et la peur... Hier au soir, les deux ou trois théâtres qui ont ouvert leurs portes n'ont vu personne en franchir le seuil et l'on a observé beaucoup de femmes errer autour des églises fermées. Certaines, les plus courageuses, s'agenouillaient sur les marches pour prier. Selon ce qui m'a été rapporté, les Parisiens ne croyaient pas que l'exécution aurait lieu vraiment.
On s'attendait à une spectaculaire grâce de dernière minute démontrant la grandeur de la Convention. On disait aussi que Dumouriez interviendrait. En dépit des dernières et admirables paroles du Roi!, ce peuple est terrifié à l'idée que son sang pourrait retomber sur lui. Quand l'aide du bourreau a brandi la tête tranchée pour la montrer à la foule, c'est un frisson d'horreur qui l'a parcourue. Oh, il y a bien eu quelques cris de " Vive la Nation ! " et même certains enragés ont essayé de danser une ronde, mais tout cela s'est vite fondu dans un énorme silence. Et l'abbé Edgeworth de Firmont a pu descendre de l'échafaud avec son petit habit noir, son crucifix et son visage en larmes sans être molesté. Quelqu'un l'attendait et je pense qu'il a dû arriver à bon port chez M. de Malesherbes...
- Le peuple aurait pu s'éviter cette grande douleur, fit Batz avec une amère ironie. Que ne m'a-t-il soutenu quand j'ai voulu l'entraîner à l'assaut de cette maudite voiture verte ? Même ceux qui avaient juré de m'aider s'étaient abstenu. Cinq cents ! Nous devions être cinq cents et à peine une douzaine était à son poste...
- C'est pour vous expliquer ce mystère que je voulais vous voir. La plupart de vos hommes - ceux qui ont passé la nuit chez eux ! - ont été réveillés à trois heures du matin par deux gendarmes...
- On les a arrêtés ?
- Pas du tout. On les a seulement gardés à vue jusqu'à ce que le canon retentisse. Après quoi, les gendarmes se sont retirés sans les inquiéter autrement. Beaucoup, je pense, ont fait leurs bagages tout de suite après...
- Mais comment cela est-il possible ?
- Où est votre esprit si vif, mon cher baron ? Il me semble que la réponse coule de source : il y a un traître parmi vous !
- Pas besoin d'avoir un esprit vif pour penser cela, soupira Batz, mais... vous qui savez toujours tout mieux et plus vite que l'incapable installé à votre place, me direz-vous de qui il s'agit ? J'aimerais savoir qui je dois exécuter !
- Non, cela je ne le sais pas. Pas encore tout au moins mais si vous aviez suffisamment confiance en moi pour me faire tenir la liste des conjurés en soulignant les chefs de groupe - car vous en aviez certainement nommé - et en laissant de côté ceux qui étaient présents, je pourrais peut-être vous être utile.
- Vous l'aurez ce soir.
- Parfait. Maintenant, dites-moi ce qui vous amène.
Batz raconta alors son retour chez lui et ce qu'il y avait trouvé.
- Mon serviteur a tué l'un de ces hommes, mais il n'y avait rien sur lui qui permît de l'identifier. Sa figure était celle d'un homme du Midi : noir de peau, noir de poil... C'est lui qui interrogeait Marie et il avait un accent méridional prononcé...
- Qu'en avez-vous fait?
- Nous l'avons enterré au fond du parc... du château de Bagnolet, chez le " citoyen Égalité ", cracha-t-il avec mépris. Une place qui convient à un assassin. Si Biret n'était pas rentré, Marie serait peut-être morte sous la torture...
L'ancien lieutenant de police qui avait fermé à demi les yeux à la manière d'un chat les rouvrit et eut un sourire moqueur :
- Vous ne pensez tout de même pas que je vais vous le reprocher. Mais n'accusez pas Orléans, il n'y est pour rien. Cet homme et ses compagnons doivent être les mêmes qui ont dévasté votre logis de la rue Ménars. Donc ce sont des hommes d'Antraigues...
- Comment le savez-vous ?
- C'est tout simple. Après votre départ l'autre soir, je vous ai fait suivre jusque chez vous. Mes envoyés ont tout vu et ensuite ils ont suivi ces bandits jusqu'à une certaine taverne où ils ont rencontré un voyageur piémontais nommé Marco Filiberti...
- Antraigues, vous aviez raison! soupira le baron. Je savais confusément que cela devait être lui. Hier, tandis que j'attendais près de la porte Saint-Denis, je l'ai vu derrière une vitre de l'autre côté du boulevard. Il savourait sa vengeance...
- Et maintenant nous savons ce que ses sbires - et peut-être lui en personne ! - cherchaient chez vous. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous possédiez la fameuse Toison d'Or?
Batz haussa les épaules :
- Cela ne me paraissait pas indispensable. Chez les amis les plus sûrs il peut toujours y avoir une oreille qui traîne et vous savez comme moi quelle folie peuvent déchaîner les trésors ? Et ce joyau en est un à lui tout seul. Une pure merveille !
- ... dont il faut vous débarrasser au plus vite si vous ne voulez pas y laisser la vie - ce qui vous indiffère -, mais surtout celle de Marie et de ceux qui vous sont chers. Vendez-la ou plutôt démontez-la et vendez les pierres principales : vous en tirerez plus d'argent! Le seul diamant de Louis XIV doit vous rapporter une fortune et vous en aurez besoin. Il vous reste, n'est-ce pas, un roi à sauver ? Et celui-là est si petit, si fragile ! Il faut lui faire quitter la France au plus vite !
- Vous avez raison et je suivrai votre conseil. Mais, me direz-vous où je peux trouver Antraigues ? Cette taverne où fréquente Marco Filiberti?...
Le Noir se leva et vint jusqu'à son jeune ami sur les solides épaules duquel il posa ses mains encore fortes :
- Non. Vous perdriez trop de temps à le chercher et un coup de couteau entre les épaules est vite arrivé... Partez pour l'Angleterre sans trop vous cacher! Vous pourriez le laisser entendre chez Corazza... Naturellement, votre route sera celle de Boulogne ou de Calais. Et faites partir les pierres dans les bagages de quelqu'un d'autre qui prendra un autre chemin. Pourquoi pas la Normandie ou la Bretagne, et Jersey par exemple ?
- Je rentre, fit Batz en sautant sur ses pieds. Ce soir vous aurez votre liste. Et... merci du conseil ! Je crois que je vais le suivre.
- Laura, dit Batz, je songe à accepter l'offre que vous m'avez faite l'autre jour au sujet de la Toison d'Or...
La jeune femme leva la tête. Assise au chevet de Marie qui se remettait avec peine de l'épreuve subie pendant l'exécution du Roi, elle brodait des mouchoirs qu'elle destinait à son amie.
- Gagner l'Angleterre en passant par la Bretagne ? Bien volontiers.
Marie tressaillit et, tout de suite, protesta :
- Une pareille traversée ? En cette saison ? Mais c'est de la folie ! En admettant que vous n'y laissiez pas la vie, vous serez malade à mourir... Jean ! Comment osez-vous lui demander de s'exposer ainsi ?
- Je n'ai pas le choix, fit Batz en haussant les épaules. Il faut que ce sacré joyau - tout au moins les deux pierres principales ! - quittent la France pour être vendues en Angleterre. Je viens de perdre un roi mais j'en ai un autre à sauver et nous avons besoin de beaucoup d'argent.
- Sans doute, mais...
- Laissez-moi finir! Je vais partir en même temps que notre amie et je me dirigerai, presque ostensiblement, vers Boulogne où j'ai des possibilités de passage. Ceux qui veulent s'approprier la Toison vont se lancer sur mes traces tandis que Laura voyagera tranquillement, protégée par son passeport américain et...
- Mais, sacrebleu, il ne la protégera pas de la tempête, des écueils, des naufrageurs, que sais-je encore ? Batz regarda son amie avec stupeur, puis éclata de rire :
- Faut-il que vous soyez bouleversée, mon cour, pour jurer je ne dirai pas comme un chaire- ' tier mais comme un... gentilhomme!
- Je le suis, en effet ! Ce projet est insensé, cruel même ! Si vous le maintenez je partirai avec Laura !
- Il n'en est pas question, mon ange ! La Grand-maison doit rester... à la maison où j'ai grand besoin d'elle. En outre, son charmant visage est assez connu à travers la France où elle s'est produite à Rennes, par exemple. Non, vous resterez.
- Mais enfin comprenez-moi! Vous d'un côté, Laura de l'autre et tous les deux au péril de la mer, je ne vais plus vivre !
Il se pencha vers elle pour l'embrasser, froissant dans sa fougue la charmante fanchon de dentelles qui auréolait le joli visage.
- Vous auriez tort! Il vous faut au contraire offrir un visage souriant, exempt de soucis. Vous me connaissez capable de me tirer des pires traquenards. Quant à Laura, ou je me trompe fort ou elle ne partira pas seule !
En effet quand, le soir même, il exposa son plan devant Pitou et Devaux, le journaliste prit feu :
- Vous ne pensez pas sérieusement à laisser Miss Adams faire seule un pareil voyage ? Je ne le permettrai pas !
- Vraiment? fit Batz en tripotant sa crème au chocolat d'une cuillère négligente. Et que proposez-vous?
Colère et émotion mêlées, Pitou devint rouge comme une pivoine.
- De l'accompagner, tout simplement ! Et vous auriez dû y penser : un garde national passe partout!
- Et à Jersey vous serez exécuté ! L'île sert de base à l'Agence anglaise que dirige le duc de Bouillon. Il vous fera cuire en pot-au-feu avec une affreuse sauce à la menthe ! fit Batz en riant.
- Je suis trop coriace pour eux... et j'ai appris de vous la manière de changer d'apparence, de nom et de personnalité. Et là, ce sera facile puisque j'en ai deux : je serai Ange Pitou, journaliste royaliste...
- Je n'en doutais pas un seul instant et, si vous voulez tout savoir, j'étais certain que vous feriez cette proposition. Maintenant, parlons sérieusement! Nous sommes mercredi. La diligence pour Rennes avec correspondance pour Saint-Malo part de la Poste aux chevaux, tous les dimanches à cinq heures du matin. Vous la prendrez. Je suis désolé, ma chère Laura, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, de vous imposer cette corvée : un voyage en diligence est long et pénible, mais vous y serez plus en sécurité que dans une voiture particulière toujours plus ou moins suspecte.
- C'est sans importance, croyez-le bien ! Et puis Pitou me distraira, ajouta-t-elle en souriant au jeune homme qui rougit de plus belle !
- Parfait. Nous verrons à trouver une raison valable de ce voyage à indiquer sur votre passeport. Le plus simple sera, je crois, que vous rejoignez des compatriotes installés là-bas. Il y en a au moins un couple. A présent, attendez-moi !
Quand il revint après quelques minutes, ce fut pour déposer la Toison d'Or de Louis XV au milieu de la table où les flammes des bougies firent jaillir des fulgurances diversement colorées. L'effet était magique et tous contemplèrent la merveille avec un respect quasi religieux. Même si elle avait été créée pour un souverain aux mours dissolues, même si l'ordre de chevalerie voulu par un duc de Bourgogne avait cessé d'être français, elle n'en demeurait pas moins, à leurs yeux, le symbole éclatant de la splendeur évanouie de la couronne de France. Le soupir de Batz trouva un écho dans le cour de tous :
- Il faut démonter le grand diamant bleu et le rubis Côte de Bretagne, dit-il. Je pense, mon cher Devaux, que vos doigts habiles sauront mener à bien cette tâche délicate. Ensuite, on les coudra dans un ourlet de la robe de Laura...
- Je le ferai, dit Devaux. Sans le moindre plaisir, comme vous l'imaginez, mais si je peux me permettre un conseil, mon cher baron, c'est de ne pas mettre tous vos oufs dans le même panier. Le diamant bleu de Louis XTV est célèbre. Les Anglais vous en donneront le prix que vous voudrez; en revanche, pourquoi ne pas envoyer le rubis en Allemagne ? Les princes de Tour et Taxis sont collectionneurs...
- Vous avez raison. Et puis rien ne presse si le diamant est déjà bien vendu... Dessertissez seulement celui-ci!... Laura, nous nous rejoindrons à Londres chez Mrs. Atkins qui est une autre amie et qui a voué à notre reine une véritable passion. Je vous donnerai l'adresse mais, avant tout, êtes-vous certaine de ne pas courir un trop gros risque en allant demander à votre mère de vous faire passer à Jersey ?
- Elle est ma mère, dit Laura avec simplicité. Et, si nous n'avons jamais été très proches, elle sera peut-être contente de me savoir en vie et elle me gardera le secret. Ne suis-je pas le dernier enfant qui lui reste ?
La lettre de Le Noir arriva le lendemain. Elle disait :
" Pierre-Jacques Lemaître est l'un des trois hommes qui animent l'agence parisienne d'Antraigues, les deux autres étant le chevalier des Pommelles et le troisième Thomas Duverne de Praile. Je suis surpris que vous ayez fait, mon cher ami, un tel pas de clerc, peut-être ne connaissiez-vous pas tous ceux qui composaient jadis le Salon français ? De toute façon ne le cherchez pas : il a disparu... au moins pour un temps! Les autres nouvelles ne sont guère plus réjouissantes : la baronne de Lézardière chez qui l'abbé de Firmont a été conduit, à Choisy-le-Roi, est tombée raide morte à la vue de son visage décomposé. Il est vrai qu'elle était fort malade depuis que son fils cadet a été massacré en septembre, mais la mort de notre bon roi produit un effet détestable : les suicides se multiplient chez ses anciens serviteurs. Plus étrange, Sanson, le maître bourreau, est tombé gravement malade. Le souvenir de l'exécution le mine [xviii]. Il est à craindre que des événements d'une extrême violence n'affrontent ceux que ce crime a désespéré et ceux qui s'en réjouissent. Prenez garde à vous ! "
La recommandation était superflue. Batz savait qu'il devait se méfier plus que jamais. Un premier mouvement de colère lui fit froisser la lettre. Après réflexion, il la déplia et la lissa avec soin sur une table. Même si son amour-propre y laissait quelques plumes, cette lettre devait être lue par les fidèles de la maison; ensuite il n'aurait plus qu'à leur demander pardon d'avoir introduit le loup dans la bergerie.
Personne n'eut le mauvais goût de lui en faire reproche.
- Qui se serait douté qu'il jouait double jeu? remarqua le marquis de La Guiche. Il semblait si sincère ! J'avoue même avoir éprouvé pour lui une certaine sympathie. Malheureusement, nous avons eu affaire à un monarchien que nous avons cru monarchiste. Ces gens ne reculent devant rien pour avoir le roi fantoche dont ils rêvent. A-t-on des nouvelles du baron de Breteuil ?
- Aucune, soupira Batz. A la mienne je mesure sa douleur. Il doit avoir, lui aussi, quelque peine à reprendre ses esprits. En tout cas, une chose est certaine : les gens d'Antraigues entretiennent sans doute quelque relation puissante dans le gouvernement. Cette histoire de gendarmes venus garder à vue nos compagnons et qui les quittent ensuite sans les inquiéter me paraît tout à fait bizarre. Celui qui a commandé cette opération est un homme intelligent. Il a compris qu'une arrestation massive aurait peut-être suscité une réaction violente, peu souhaitable ce jour-là. En même temps, elle laissait à ceux qui avaient été l'objet d'une surveillance de plusieurs heures une impression de malaise...
- Et nous comptons aujourd'hui moins de partisans, compléta Devaux. La peur laisse des traces plus profondes qu'on ne l'imagine. Enfin, nous savons à quoi nous en tenir : entre les gens d'Antraigues et nous la guerre est déclarée.
Batz se mit à rire :
- Comme toutes les âmes vraiment pures, la vôtre est candide, mon cher Michel. Il y a longtemps que, pour ma part, j'ai banni la moindre illusion : entre les gens des Princes et nous qui servons le Roi de droit divin, la guerre couvait larvée, secrète, feutrée. Elle vient seulement de se manifester ouvertement. Ou presque. L'enlèvement d'Ocariz c'était eux et l'avortement de notre plan pour sauver le Roi c'est encore eux. Il nous faut, à tout prix, leur arracher Louis XVII !
Le dimanche suivant, à cinq heures du matin, Laura et Pitou prenaient place dans la diligence qui, en une semaine, allait les mener à Rennes. La nuit était très noire avant le lever du jour et il faisait froid mais le temps était sec et s'il le restait la route ne serait pas trop pénible. En outre, cocher, postillons et voyageurs firent à l'uniforme de Pitou un accueil plein de sympathie parce qu'il évoquait la force armée toujours rassurante au début d'un long voyage semé de forêts et autres endroits propices à des rencontres inquiétantes... Et comme cette martiale figure escortait une fille de la libre Amérique, Laura bénéficia de cette bienfaisante auréole. Si elle suscita une curiosité naturelle, cette curiosité fut plutôt souriante. Tandis que Pitou s'installait sur le siège avec le cocher, elle se retrouva presque " en famille " avec les huit voyageurs de l'intérieur. Elle était vêtue chaudement avec une simplicité de bon aloi : sur une robe de lainage gris foncé à fichu et manchettes de simple mousseline empesée, elle portait une ample mante à capuchon de même couleur doublée de loutre. Pas de chapeau mais un bonnet de mousseline sans dentelle garni de rubans blancs. Et si elle semblait plus élégante que les autres, cela tenait uniquement à son allure innée. Ce dont personne ne songeait à se formaliser : ne venait-elle pas d'une autre planète? Elle amorça même un début d'amitié avec la femme d'un notaire de Rennes qui rentrait chez elle après une visite à sa famille parisienne. Cette dame Arbulot avait, avec elle, sa fille de douze ans, Amielle, une gentille enfant élevée dans les bons principes, mais douée d'une curiosité dévorante qui mit l'imagination de Laura à rude épreuve tant elle posa de questions sur l'Amérique, les villes, les campagnes, les Indiens, la façon dont vivaient les enfants, comment on se nourrissait, etc. Grâce à la bibliothèque de Batz, Laura possédait tout de même quelques bases solides. Elle dut cependant y ajouter des enjolivures de son cru qui passionnèrent toute la voiture. Le temps restant sec, la route déroula son interminable ruban sans trop d'ennui et nul n'aurait imaginé que cette jeune femme si simple et si aimable, toujours prête à rendre un petit service, portait cousu dans l'ourlet de sa robe l'un des deux plus beaux diamants de la Couronne...
Pendant ce temps, Batz préparait son propre départ prévu le jeudi suivant celui de Laura et de Pitou. Lui devait voyager à cheval en passant par Boulogne. S'il ne l'avait pas clamé à tous les échos du café Corazza, du moins l'avait-il laissé entendre suffisamment pour être assuré que si quelqu'un devait être suivi, ce serait lui. Et comme il avait fait en sorte que Marie et sa maison soient gardées de jour comme de nuit, il se disposait à partir l'esprit libre quand un petit mot de Le Noir lui arriva.
" II m'est revenu le bruit que vous partez pour Londres. Avant cela, acceptez le conseil d'un vieil ami et allez faire un tour rue de l'Estrapade, numéro 13. Bonaventure Guy on a quelque chose à vous dire... "
Le soir même, Batz, qui avait décidé de coucher rue de la Tombe-Issoire, s'arrêtait devant une vieille maison datant au moins d'Henri IV avait dû être belle mais qui crevassée, noircie et misérable ne devait plus abriter que des taudis. L'ancien prieur de Saint-Pierre-de-Lagny habitait là, tout en haut d'un escalier qui ressemblait à une échelle de meunier, un petit logis dont le seul luxe était une cheminée où brûlait un bon feu. L'ameublement se composait d'un vieux fauteuil de tapisserie où les crins se montraient par touffes, trois chaises, un buffet, des livres empilés un peu partout et, sur une table assez grande, un amas de vieux manuscrits et de cartes jaunies aux figures étranges. Le lit devait se trouver dans la pièce voisine dont la porte restait ouverte pour laisser pénétrer la chaleur. Guyon lui-même portait une vieille houpelande, des chaussons de lisière et un bonnet de linge drapé d'une façon qui le faisait ressembler quelque peu à Voltaire. L'odeur qui emplissait l'endroit annonçait que le vieil homme avait prévu de la soupe aux choux pour son souper.
Il accueillit son visiteur comme s'il l'attendait, lui offrit l'une des trois chaises bancales et resta debout à le considérer.
- Je sais, dit-il, d'où vient cette lueur bleue, si angoissante que je voyais sur vous. Elle me rappelait celle - blanche pourtant ! - que j'ai vue jadis sur le cardinal de Rohan lorsque je lui ai prédit que les diamants lui seraient néfastes. Vous c'est un seul diamant... mais le pire de tous! Le grand diamant bleu de Louis XIV !
- Qui vous a dit cela ? fit Batz avec une rudesse qui ne parut pas impressionner le bonhomme.
- Personne en réalité. Notre ami Le Noir n'a fait que confirmer ce que je ressentais depuis le vol du Garde-Meuble, depuis que je le sais en liberté car, à moins de le rapporter aux Indes, à la déesse noire du front de laquelle il a été arraché, il faut le tenir enfermé comme un fauve...
- N'exagérez-vous pas un peu ? fit Batz en retenant un sourire. Le Grand Roi qui le portait à son chapeau n'en a pas souffert que je sache ?
- Ah, vous trouvez? Quinze enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants qu'il a vus mourir, sauf deux : l'un, devenu roi d'Espagne, a échappé au maléfice ; l'autre, un enfant fragile, a failli mourir plusieurs fois. Seuls des bâtards ont été épargnés mais pas pour le bien du Roi ni pour celui du royaume. La fin du règne a été assombrie par trop de drames - celui des poisons et autres ! -, trop de sang, trop d'ombres sur la gloire de celui qui se voulait semblable au soleil. Pourtant, à cette époque il ne l'arborait plus. Louis XV, cependant cuirassé par son égoïsme, l'a fait monter sur une Toison d'Or qu'il n'a portée qu'une fois, juste avant de recevoir le coup de canif de Damiens; sa fin, dévorée par la vérole, a été horrible. Quant à Louis XVI qui ne l'a portée lui aussi qu'une seule fois pour recevoir son beau-frère l'empereur Joseph II, je n'ai pas à vous apprendre ce qu'il en est advenu. Vous-même n'êtes guère heureux dans vos entreprises. Il faut vous en débarrasser et au plus vite! Renoncez surtout à l'idée de conserver cette malédiction pour le petit roi déjà captif et si menacé!...
La voix de Bonaventure Guyon, ses yeux si clairs, qui semblaient voir quelque image effrayante dans le mur lépreux au-delà de son visiteur, étaient chargés d'une angoisse qui finit par ébranler un peu le scepticisme de celui-ci.
- Rassurez-vous! dit-il avec plus de douceur que tout à l'heure, je ne l'ai plus ! Il a été démonté de la Toison et quelqu'un à cette heure l'emporte en Angleterre où il sera vendu.
- Il est seul à présent ? Le grand rubis qui atténuait un peu ses effets dévastateurs n'est plus avec lui [xix]?
- Non. C'était, je crois, la sagesse : le joyau entier était difficile à cacher...
Le vieillard se laissa tomber à genoux et fit le signe de croix :
- Miséricorde! souffla-t-il. Il faut prier, beaucoup prier pour qu'il n'advienne pas malheur à votre messager!
Batz faillit dire, machinalement, que c'était une messagère, mais se retint à temps, pris d'une terrible crainte par la réaction de cet étrange personnage. Il se contenta de murmurer :
- II... il est bien accompagné. Tout devrait bien se passer...
- Dieu vous entende mais je le répète : il faut prier, vous dis-je, pour que la protection de Dieu écarte de lui le malheur. Sinon vous risquez de ne plus jamais le revoir !
En quittant le vieil homme après l'avoir généreusement remercié, Batz, en dépit de la température glaciale, sentait la sueur couler le long de son dos. Froid et calculateur bien que romantique, son esprit refusait les fantômes, les envoûtements, les sorts et tout ce qu'il traitait volontiers de fariboles. Mais cette nuit, tandis que son pas résonnait sur les pavés de la ville endormie, il s'avouait qu'il avait peur. Pas pour lui-même bien sûr, pour Laura, dans la robe de qui reposait ce concentré de malheurs. Elle avait tant souffert déjà ! La route qu'elle devait suivre était longue, dangereuse, semée d'embûches et de périls. C'était vraiment tenter le mauvais sort !
- Il faut que je les rattrape, dit-il à Marie le lendemain, après lui avoir conté son aventure. Seul et à cheval, je rejoindrai sans peine la diligence qui se traîne vers la Bretagne.
- Et que ferez-vous quand vous les aurez rejoints ?
- Je les renverrai à Paris et j'irai moi-même en Angleterre.
- De toute façon vous y allez ! Quant à leur courir après, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. D'après ce que vous m'avez rapporté, ce sont les propriétaires du diamant qui seraient en danger. Or, ils ne sont que des messagers, aucun d'eux n'ayant l'intention de se l'approprier. Si vous courez après eux, c'est de vous, peut-être, que leur viendra le danger puisque c'est vous qui allez être surveillé, suivi...
- Vous pensez que je dois m'en tenir à ce que j'ai décidé, partir par Boulogne et les laisser courir leur chance ?
- Exactement. Si Laura était seule, il en irait autrement, mais elle est avec Pitou. C'est un garçon intelligent, solide, courageux... et, de plus, il l'aime. Il saura la défendre.
- Il l'aime ? Où prenez-vous cela ? Marie se mit à rire :
- Mon ami ! vous avez la détestable habitude de ne jamais faire attention aux sentiments des autres. Vous naviguez sans cesse dans les hautes sphères de la fidélité et de l'amour transcendé que vous portez à vos rois. Mais ceux qui acceptent de vous suivre sur ce chemin plein d'ornières n'en deviennent pas pour autant de purs esprits. Ils ont un cour et ce cour chante la chanson qui lui plaît.
- Et quelle chanson, d'après vous, chante celui de Pitou ?
- Une sorte d'hymne religieux. Pour un peu, il remercierait Dieu d'avoir fait si fragile et si touchante l'ex-marquise de Pontallec.
- Elle n'est pas fragile et bien plus forte que vous ne l'imaginez...
- ... et moins que vous ne le croyez! Sauf si le désespoir est une force, ce qui m'étonnerait. Anne-Laure était créée pour une vie paisible dans son château forestier entre un époux tendre et des enfants que tous deux regarderaient grandir. Même si elle a décidé de s'en donner les gants pour tenter d'oublier le naufrage de sa vie, ce n'est pas une Penthésilée. Pitou le sait et il est heureux de veiller sur elle. Ne l'en empêchez jamais ! Il pourrait vous détester...
Un soir où ils s'attardaient auprès du feu alors que les autres voyageurs s'étaient déjà retirés - c'était au relais de Vitré, la dernière nuit avant Rennes -, Laura qui regardait Pitou fumer sa pipe demanda soudain, après s'être assurée que personne ne pouvait l'entendre :
- Me permettez-vous une question? J'avoue qu'elle me trotte dans la tête depuis que nous nous connaissons...
- Très mauvais les questions qui trottent! Posez-la !
- Pourquoi vous être engagé dans ce combat ?
- Parce que j'ai été élevé dans les bons principes. Oh, nous étions loin de la richesse à Valainville, près de Châteaudun où je suis né. Mes parents étaient des villageois pauvres - nous n'avions que deux vaches ! Mais mon père a voulu que j'aie de l'instruction Ma tante aussi qui, après sa mort, voulait me faire prêtre et m'a mis au grand séminaire de Beaulieu à Chartres. Le problème, c'est que pendant les vacances je lisais tous les livres que mon oncle gardait à l'abri de ses regards : Voltaire, Rousseau, etc. A cette école, je suis vite devenu... républicain et, en 1789, quand on m'a renvoyé à Chartres flanqué de deux abbés pour recevoir la tonsure, je leur ai faussé compagnie et suis venu me réfugier à Paris.
- Républicain, vous ? Je ne comprends plus.
- Vous allez comprendre. Je passe sur les mois de misère que j'ai connus dans les débuts jusqu'à ce que je devienne rédacteur au Journal de la Cour et de la Ville, une feuille plutôt libérale où l'on m'a chargé de suivre les procès du Châtelet. C'est ainsi que je me suis retrouvé à celui du marquis de Favras accusé d'avoir comploté l'enlèvement du Roi pour mettre Monsieur à sa place. J'ai vite compris que ce malheureux était victime d'une intrigue de cour et, d'ailleurs, il a été le seul arrêté tandis que les autres conspirateurs prenaient le large. Il a été condamné, pendu, ce qui était infamant pour un gentilhomme, le tout sans rien dire, sans livrer le moindre nom et surtout pas le plus important, celui qui aurait dû tout tenter pour le sauver. J'étais écouré... mais devenu résolument partisan d'un roi qui était en butte à de telles entreprises. A la suite de cela, j'ai publié une brochure donnant mon sentiment sur le procès.
- Et vous êtes devenu célèbre ?
- Pas vraiment. Il s'est trouvé que ma brochure est venue sous les yeux de la Reine. Elle m'a envoyé chercher par l'abbé Lenfant alors confesseur du Roi et, le 10 juin 1790, Marie-Antoinette me recevait aux Tuileries. Le cour, je vous assure, me battait très fort dans la poitrine... Elle avait auprès d'elle mon petit livret dont elle me félicita. Puis, l'ouvrant à certain passage, elle me le tendit pour que je le lise à haute voix. Je m'y engageais à défendre jusqu'à la mort le Roi et la Religion. Alors, elle m'a fait prêter serment de ne jamais renier cet engagement. J'ai juré !
- Sans hésiter?
- Sans hésiter une seconde. Ensuite la Reine m'a donné sa main à baiser... accompagnée de quinze cent livres et de son portrait en miniature.
- Eh bien, dites-moi!... Vous êtes sorti de là plus royaliste que jamais j'imagine ?
- Plus que jamais, en effet, dit Pitou en riant. Surtout qu'ensuite j'ai rencontré le baron. Lui aussi avait lu ma brochure... Nous sommes devenus presque inséparables....
Soudain, l'atmosphère changea. Comme si, à l'évocation de son nom, Jean de Batz lui-même venait de les rejoindre. Laura eut un frisson dont elle n'aurait pu dire s'il était agréable ou non. Elle resserra autour de ses épaules le châle de laine qui remplaçait sa mante :
- C'est un homme attachant, fit-elle d'un ton pensif. Comment se fait-il qu'à certains moment on ait envie de le haïr?
Elle parlait pour elle-même. Pitou cependant répondit :
- Peut-être justement parce qu'il est attachant et qu'il est si difficile de savoir quels sentiments on lui inspire.
- Vous ne doutez pas, je pense, de son amitié ?
- Non... Non, c'est vrai. Pourtant, je le crois capable de tout sacrifier de ce qu'il aime à la cause qu'il défend.
- Cela a-t-il beaucoup d'importance ? En ce qui me concerne, je suis toujours prête à être sacrifiée. Mais le plus tard possible! j'ai envie de le suivre encore un moment...
Le mardi suivant, il était à peu près quatre heures de l'après-midi quand le coche de Rennes s'engagea dans la chaussée du Sillon, la mince bande de roc et de sable qui relie Saint-Malo à la terre bretonne. Pour la première fois depuis quatre ans, Laura revoyait sa ville natale mais elle n'en éprouva guère d'émotion. Ses années d'enfance, elle les avait passées surtout à La Laudrenais, à Komer et dans son couvent de Saint-Servan.
Il ne faisait pas froid, le temps était gris et le vent de noroît soufflait. La mer battait le Sillon, projetant des paquets d'écume sur la voiture et les chevaux. Penchée à la portière, Laura pensa que la vieille cité corsaire, dressant ses remparts de granit au bout du Sillon, ressemblait plus que jamais à un vaisseau chassant sur son ancre ou, mieux encore, à l'un de ces dogues, qui jadis faisaient sa police nocturne, tirant sur leur laisse. Elle donnait toujours l'impression d'être prête à rompre ses amarres et à voguer vers le large... Pitou, lui, se montra franchement admiratif :
- C'est superbe ! apprécia-t-il. Quelle allure ! Je n'aurais jamais cru que Saint-Malo était si beau !
- Pour un garde national, tu m'as pas l'air très au fait des événements, citoyen! grogna l'un des voyageurs. C'est Port-Malo qu'il faut dire si tu ne veux pas avoir d'ennuis !
- Tu as raison, citoyen, fit le jeune homme avec un sourire. Mon erreur tient à la légende que le premier nom s'est créée alors que le second n'a encore rien fait pour la mériter.
L'homme ne répondit pas, mais le regard qu'il posa un instant sur Pitou n'avait rien d'hostile. C'était sans doute un Malouin et il devait penser à peu près la même chose.
Passée la porte " Vincent " - encore un saint qui avait perdu son auréole -, le coche déposa ses voyageurs en face des puissantes tours médiévales du château de la duchesse Anne. Suivie par Pitou qui portait leurs légers bagages, Laura s'engagea dans la Grande-Rue, pas beaucoup plus large d'ailleurs que les autres venelles sorties tout droit du Moyen Age, qui taillaient leur chemin entre les hauts murs des maisons de commerce, des sévères hôtels d'armateurs, de capitaines enrichis par la course, des églises et de leurs dépendances. Naguère encore tout cela grouillait d'une animation plutôt joyeuse qui semblait avoir disparu. Certes, boutiques et échoppes étaient toujours là avec leurs vendeurs et leurs chalands. L'atmosphère, cependant, n'était plus la même. Il y avait moins de bruit. On parlait moins... On ne riait plus.
- Nous allons loin ? demanda Pitou.
- Non. A droite après le chevet de la cathédrale que vous voyez là-bas au bout, dans la rue Porcon-de-la-Barbinais. Notre maison avoisine celle de Duguay-Trouin.
En peu de temps on fut rendu. Laura s'arrêta devant une belle porte ornée de têtes de lion et de guirlandes; elle allait saisir le lourd heurtoir de bronze quand elle se ravisa :
- Peut-être vaudrait-il mieux que vous entriez le premier pour préparer ma mère à me revoir? J'ignore tout de ce qu'elle peut éprouver depuis ma disparition, mais elle est tout de même ma mère et je voudrais user de ménagements avec elle. Je connais si bien votre tact et votre délicatesse ! Cela ne vous ennuie pas ?
- En aucune façon. J'allais d'ailleurs vous le proposer. Mais j'ai des scrupules à vous abandonner ainsi en pleine rue...
- Soyez sans inquiétude. Il y a là-bas une auberge dont vous pouvez voir l'enseigne. Elle a toujours eu une bonne réputation et je vais vous y attendre...
Elle allait s'écarter de la porte pour laisser place à Pitou quand celle-ci s'ouvrit et une servante coiffée d'un bonnet la franchit et se trouva nez à nez avec Laura. C'était la jeune Bina qui avait été la femme de chambre de Mme de Pontallec et elle voyait son ancienne maîtresse de trop près pour ne pas la reconnaître instantanément. Elle étouffa un cri, se signa et voulut se rejeter derrière la porte pour mettre cette barrière entre elle et ce qu'elle croyait un fantôme. Comprenant ce qui se passait en un éclair, Pitou la saisit par le bras pour l'obliger à sortir et referma derrière elle.
- N'aie pas peur Bina! dit en même temps Laura. Je ne suis pas une ombre ni un spectre. C'est bien moi !
- Mad... Mad... Mademoiselle... Anne-Laure? Mais... comment est-ce possible? Tout le monde vous croit morte !
- J'ai failli mourir plusieurs fois, mais tu vois je suis encore là...
- Si vous m'en croyez, intervint Pitou en remarquant le regard effrayé que Bina lançait, non au pseudo-fantôme mais à la maison derrière elle, on va aller s'expliquer à l'auberge dont vous parliez. On sera mieux que dans la rue...
La jeune chambrière se laissa emmener sans résistance, guidée par la main ferme du journaliste car elle ne quittait pas Laura des yeux et risquait à chaque pas de buter sur les gros pavés inégaux. Elle ne cessait de répéter que c'était pas croyable...
Arrivés à destination, on s'installa et Pitou commanda du cidre et des galettes de sarrasin, ce qui ramena la pauvre fille à la réalité. Elle reprit quelques couleurs après que Laura lui eut présenté Pitou comme l'un de ceux à qui elle devait la vie, en lui donnant un résumé non seulement succinct mais sévèrement élagué de ce qu'elle avait vécu.
- A présent, conclut-elle, je dois fuir la France et gagner Jersey. J'ai pensé que ma mère pourrait m'aider, et elle seule. J'ai besoin d'un bateau. Elle en a toujours j'espère ?
- Oui... oui, elle en a, mais...
- Mais quoi ? Tu penses qu'elle ne me reconnaîtra pas ou qu'elle aura peur de m'aider ? Cela ne lui ressemblerait pas du tout! Je connais sa force et son courage... à défaut de sa tendresse.
- Ça... ça, c'est bien vrai mais... vous ne pouvez pas aller la voir, Mademoiselle Anne-Laure...
- Pourquoi ? Elle n'est pas malade j'espère ?
- Non... non, non, c'est pas ça, mais votre venue causerait un si grand scandale que ça pourrait la tuer.
- Un scandale?... La tuer? Que veux-tu dire? Bina semblait au supplice. Elle regardait tour à tour les deux visages tendus vers elle et le souffle lui manquait. Pitou lui fit boire encore un peu de cidre :
- Allons, encouragea-t-il, dites ce qu'il y a ! c'est donc si difficile?
- Oh oui!... Il faut vous dire... qu'il y a huit jours, Madame s'est remariée.
- Remariée? Ma mère?...
- Oh, elle a beaucoup changé, vous savez. Elle a rajeuni. Elle est gaie comme on ne l'a jamais vue...
- Ça veut dire quoi? coupa Pitou impatienté.
Qu'elle est amoureuse?
- Oui... enfin elle en a tout l'air. Oh, Mademoiselle Anne-Laure, c'est affreux ce qui arrive parce qu'il faut que vous repartiez... et même que vous restiez morte encore pas mal de temps...
- Vous pensez un peu à ce que vous dites? gronda Pitou qui sentait la moutarde lui monter au nez.
- Bien sûr que j'y pense ! Il faut que Mlle Anne-Laure sache que si elle veut absolument entrer dans la maison et voir sa mère, elle a une grande chance de ne plus vivre bien longtemps.
- Mais enfin... pourquoi? fit Laura, saisie d'un soudain et terrible pressentiment. Qui ma mère a-t-elle épousé?
- Ben... votre veuf... M. le marquis, lâcha enfin Bina.
Oubliant la République, Pitou jura par tous les saints, mais Laura s'était levée. Les yeux agrandis de stupeur horrifiée, elle fixait la jeune fille qui se tortillait mal à l'aise :
- Tu veux répéter cela! Elle a épousé qui?... Pour toute réponse, Bina baissa la tête, n'osant plus affronter ce noir regard sulfureux. Alors, sans ajouter un mot, Laura s'enfuit de l'auberge en courant. Jetant vivement un billet sur la table, Pitou s'élança derrière elle...
Saint Mandé, septembre 1999.