– Qu’as-tu? lui dit Marie en volant auprès de lui.


– Rien, répondit-il.


Il y a une manière de dire ce mot rien entre amants, qui signifie tout le contraire. Marie haussa les épaules.


– Vous êtes un enfant, dit-elle, il vous arrive quelque malheur.


– Non, pas à moi, dit-il. D’ailleurs, vous le saurez toujours trop tôt, Marie, reprit-il affectueusement.


– À quoi pensais-tu quand je suis entrée? demanda-t-elle d’un air d’autorité.


– Veux-tu savoir la vérité? Elle inclina la tête. – Je songeais à toi, je me disais qu’à ma place bien des hommes auraient voulu être aimés sans réserve: je le suis, n’est-ce pas?


– Oui, dit-elle.


– Et, reprit-il en lui pressant la taille et l’attirant à lui pour la baiser au front, au risque d’être surpris, je te laisse pure et sans remords. Je puis t’entraîner dans l’abîme, et tu demeures dans toute ta gloire au bord, sans souillure. Cependant une seule pensée m’importune…


– Laquelle?


– Tu me mépriseras. Elle sourit superbement. – Oui, tu ne croiras jamais avoir été saintement aimée; puis on me flétrira, je le sais. Les femmes n’imaginent pas que du fond de notre fange nous levions nos yeux vers le ciel pour y adorer sans partage une Marie. Elles mêlent à ce saint amour de tristes questions, elles ne comprennent pas que des hommes de haute intelligence et de vaste poésie puissent dégager leur âme de la jouissance pour la réserver à quelque autel chéri. Cependant, Marie, le culte de l’idéal est plus fervent chez nous que chez vous: nous le trouvons dans la femme qui ne le cherche même pas en nous.


– Pourquoi cet article? dit-elle railleusement en femme sûre d’elle.


– Je quitte la France, tu apprendras demain pourquoi et comment par une lettre que t’apportera mon valet de chambre. Adieu, Marie.


Raoul sortit après avoir pressé la comtesse sur son cœur par une horrible étreinte, et la laissa stupide de douleur.


– Qu’avez-vous donc, ma chère? lui dit la marquise d’Espard en la venant chercher; que vous a dit monsieur Nathan? il nous a quittées d’un air mélodramatique. Vous êtes peut-être trop raisonnable ou trop déraisonnable…


La comtesse prit le bras de madame d’Espard pour rentrer dans le salon, d’où elle partit quelques instants après.


– Elle va peut-être à son premier rendez-vous, dit lady Dudley à la marquise.


– Je le saurai, répliqua madame d’Espard en s’en allant et suivant la voiture de la comtesse.


Mais le coupé de madame de Vandenesse prit le chemin du faubourg Saint-Honoré. Quand madame d’Espard rentra chez elle, elle vit la comtesse Félix continuant le faubourg pour gagner le chemin de la rue du Rocher. Marie se coucha sans pouvoir dormir, et passa la nuit à lire un voyage au pôle-nord sans y rien comprendre. À huit heures et demie, elle reçut une lettre de Raoul, et l’ouvrit précipitamment. La lettre commençait par ces mots classiques:


«Ma chère bien-aimée, quand tu tiendras ce papier, je ne serai plus.»


Elle n’acheva pas, elle froissa le papier par une contraction nerveuse, sonna sa femme de chambre, mit à la hâte un peignoir, chaussa les premiers souliers venus, s’enveloppa dans un châle, prit un chapeau; puis elle sortit en recommandant à sa femme de chambre de dire au comte qu’elle était allée chez sa sœur, madame du Tillet.


– Où avez-vous laissé votre maître? demanda-t-elle au domestique de Raoul.


– Au bureau du journal.


– Allons-y, dit-elle.


Au grand étonnement de sa maison, elle sortit à pied, avant neuf heures, en proie à une visible folie. Heureusement pour elle, la femme de chambre alla dire au comte que madame venait de recevoir une lettre de madame du Tillet qui l’avait mise hors d’elle, et venait de courir chez sa sœur, accompagnée du domestique qui lui avait apporté la lettre. Vandenesse attendit le retour de sa femme pour recevoir des explications. La comtesse monta dans un fiacre et fut rapidement menée au bureau du journal. À cette heure, les vastes appartements occupés par le journal dans un vieil hôtel de la rue Feydeau étaient déserts; il ne s’y trouvait qu’un garçon de bureau, très-étonné de voir une jeune et jolie femme égarée les traverser en courant, et lui demander où était monsieur Nathan.


– Il est sans doute chez mademoiselle Florine, répondit-il en prenant la comtesse pour une rivale qui voulait faire une scène de jalousie.


– Où travaille-t-il ici? dit-elle.


– Dans un cabinet dont la clef est dans sa poche.


– Je veux y aller.


Le garçon la conduisit à une petite pièce sombre donnant sur une arrière-cour, et qui jadis était un cabinet de toilette attenant à une grande chambre à coucher dont l’alcôve n’avait pas été détruite. Ce cabinet était en retour. La comtesse, en ouvrant la fenêtre de la chambre, put voir par celle du cabinet ce qui s’y passait: Nathan râlait assis sur son fauteuil de rédacteur en chef.


– Enfoncez cette porte et taisez-vous, j’achèterai votre silence, dit-elle. Ne voyez-vous pas que monsieur Nathan se meurt?


Le garçon alla chercher à l’imprimerie un châssis en fer avec lequel il put enfoncer la porte. Raoul s’asphyxiait, comme une simple couturière, au moyen d’un réchaud de charbon. Il venait d’achever une lettre à Blondet pour le prier de mettre son suicide sur le compte d’une apoplexie foudroyante. La comtesse arrivait à temps: elle fit transporter Raoul dans le fiacre, et ne sachant où lui donner des soins, elle entra dans un hôtel, y prit une chambre et envoya le garçon de bureau chercher un médecin. Raoul fut en quelques heures hors de danger, mais la comtesse ne quitta pas son chevet sans avoir obtenu sa confession générale. Après que l’ambitieux terrassé lui eut versé dans le cœur ces épouvantables élégies de sa douleur, elle revint chez elle en proie à tous les tourments, à toutes les idées qui, la veille, assiégeaient le front de Nathan.


– J’arrangerai tout, lui avait-elle dit pour le faire vivre.


– Eh! bien, qu’a donc ta sœur? demanda Félix à sa femme en la voyant rentrer. Je te trouve bien changée.


– C’est une horrible histoire sur laquelle je dois garder le plus profond secret, répondit-elle en retrouvant sa force pour affecter le calme.


Afin d’être seule et de penser à son aise, elle était allée le soir aux Italiens, puis elle était venue décharger son cœur dans celui de madame du Tillet en lui racontant l’horrible scène de la matinée, lui demandant des conseils et des secours. Ni l’une ni l’autre ne pouvaient savoir alors que du Tillet avait allumé le feu du vulgaire réchaud dont la vue avait épouvanté la comtesse Félix de Vandenesse.


– Il n’a que moi dans le monde, avait dit Marie à sa sœur, et je ne lui manquerai point.


Ce mot contient le secret de toutes les femmes: elles sont héroïques alors qu’elles ont la certitude d’être tout pour un homme grand et irréprochable.


Du Tillet avait entendu parler de la passion plus ou moins probable de sa belle-sœur pour Nathan; mais il était de ceux qui la niaient ou la jugeaient incompatible avec la liaison de Raoul et de Florine. L’actrice devait chasser la comtesse, et réciproquement. Mais quand, en rentrant chez lui, pendant cette soirée, il y vit sa belle-sœur, dont déjà le visage lui avait annoncé d’amples perturbations aux Italiens, il devina que Raoul avait confié ses embarras à la comtesse: la comtesse l’aimait donc, elle était donc venue demander à Marie-Eugénie les sommes dues au vieux Gigonnet. Madame du Tillet, à qui les secrets de cette pénétration en apparence surnaturelle échappaient, avait montré tant de stupéfaction, que les soupçons de du Tillet se changèrent en certitude. Le banquier crut pouvoir tenir le fil des intrigues de Nathan. Personne ne savait ce malheureux au lit, rue du Mail, dans un hôtel garni, sous le nom du garçon de bureau à qui la comtesse avait promis cinq cents francs s’il gardait le secret sur les événements de la nuit et de la matinée. Aussi François Quillet avait-il eu le soin de dire à la portière que Nathan s’était trouvé mal par suite d’un travail excessif. Du Tillet ne fut pas étonné de ne point voir Nathan. Il était naturel que le journaliste se cachât pour éviter les gens chargés de l’arrêter. Quand les espions vinrent prendre des renseignements, ils apprirent que le matin une dame était venue enlever le rédacteur en chef. Il se passa deux jours avant qu’ils eussent découvert le numéro du fiacre, questionné le cocher, reconnu, sondé l’hôtel où se ranimait le débiteur. Ainsi les sages mesures prises par Marie avaient fait obtenir à Nathan un sursis de trois jours.


Chacune des deux sœurs passa donc une cruelle nuit. Une catastrophe semblable jette la lueur de son charbon sur toute la vie; elle en éclaire les bas-fonds, les écueils plus que les sommets, qui jusqu’alors ont occupé le regard. Frappée de l’horrible spectacle d’un jeune homme mourant dans son fauteuil, devant son journal, écrivant à la romaine ses dernières pensées, la pauvre madame du Tillet ne pouvait penser qu’à lui porter secours, à rendre la vie à cette âme par laquelle vivait sa sœur. Il est dans la nature de notre esprit de regarder aux effets avant d’analyser les causes. Eugénie approuva de nouveau l’idée qu’elle avait eue de s’adresser à la baronne Delphine de Nucingen, chez laquelle elle dînait, et ne douta pas du succès. Généreuse comme toutes les personnes qui n’ont pas été pressées dans les rouages en acier poli de la société moderne, madame du Tillet résolut de prendre tout sur elle.


De son côté, la comtesse, heureuse d’avoir déjà sauvé la vie de Nathan, employa sa nuit à inventer des stratagèmes pour se procurer quarante mille francs. Dans ces crises, les femmes sont sublimes. Conduites par le sentiment, elles arrivent à des combinaisons qui surprendraient les voleurs, les gens d’affaires et les usuriers, si ces trois classes d’industriels, plus ou moins patentés, s’étonnaient de quelque chose. La comtesse vendait ses diamants en songeant à en porter de faux. Elle se décidait à demander la somme à Vandenesse pour sa sœur, déjà mise en jeu par elle; mais elle avait trop de noblesse pour ne pas reculer devant les moyens déshonorants; elle les concevait et les repoussait. L’argent de Vandenesse à Nathan! Elle bondissait dans son lit effrayée de sa scélératesse. Faire monter de faux diamants? son mari finirait par s’en apercevoir. Elle voulait aller demander la somme aux Rothschild qui avaient tant d’or, à l’archevêque de Paris qui devait secourir les pauvres, courant ainsi d’une religion à l’autre, implorant tout. Elle déplora de se voir en dehors du gouvernement; jadis elle aurait trouvé son argent à emprunter aux environs du trône. Elle pensait à recourir à son père. Mais l’ancien magistrat avait en horreur les illégalités; ses enfants avaient fini par savoir combien peu il sympathisait avec les malheurs de l’amour; il ne voulait point en entendre parler, il était devenu misanthrope, il avait toute intrigue en horreur. Quant à la comtesse de Granville, elle vivait retirée en Normandie dans une de ses terres, économisant et priant, achevant ses jours entre des prêtres et des sacs d’écus, froide jusqu’au dernier moment. Quand Marie aurait eu le temps d’arriver à Bayeux, sa mère lui donnerait-elle tant d’argent sans savoir quel en serait l’usage? Supposer des dettes? oui, peut-être se laisserait-elle attendrir par sa favorite. Eh! bien, en cas d’insuccès, la comtesse irait donc en Normandie. Le comte de Granville ne refuserait pas de lui fournir un prétexte de voyage en lui donnant le faux avis d’une grave maladie survenue à sa femme. Le désolant spectacle qui l’avait épouvantée le matin, les soins prodigués à Nathan, les heures passées au chevet de son lit, ces narrations entrecoupées, cette agonie d’un grand esprit, ce vol du génie arrêté par un vulgaire, par un ignoble obstacle, tout lui revint en mémoire pour stimuler son amour. Elle repassa ses émotions et se sentit encore plus éprise par les misères que par les grandeurs.


Aurait-elle baisé ce front couronné par le succès? non. Elle trouvait une noblesse infinie aux dernières paroles que Nathan lui avait dites dans le boudoir de lady Dudley. Quelle sainteté dans cet adieu! Quelle noblesse dans l’immolation d’un bonheur qui serait devenu son tourment à elle! La comtesse avait souhaité des émotions dans sa vie; elles abondaient terribles, cruelles, mais aimées. Elle vivait plus par la douleur que par le plaisir. Avec quelles délices elle se disait: Je l’ai déjà sauvé, je vais le sauver encore! Elle l’entendait s’écriant: Il n’y a que les malheureux qui savent jusqu’où va l’amour! quand il avait senti les lèvres de sa Marie posées sur son front.


– Es-tu malade? lui dit son mari qui vint dans sa chambre la chercher pour le déjeuner.


– Je suis horriblement tourmentée du drame qui se joue chez ma sœur, dit-elle sans faire de mensonge.


– Elle est tombée en de bien mauvaises mains; c’est une honte pour une famille que d’y avoir un du Tillet, un homme sans noblesse; s’il arrivait quelque désastre à votre sœur, elle ne trouverait guère de pitié chez lui.


– Quelle est la femme qui s’accommode de la pitié? dit la comtesse en faisant un mouvement convulsif. Impitoyables, votre rigueur est une grâce pour nous.


– Ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous sais noble de cœur, dit Félix en baisant la main de sa femme et tout ému de cette fierté. Une femme qui pense ainsi n’a pas besoin d’être gardée.


– Gardée?… reprit-elle, autre honte qui retombe sur vous.


Félix sourit, mais Marie rougissait. Quand une femme est secrètement en faute, elle monte ostensiblement l’orgueil féminin au plus haut point. C’est une dissimulation d’esprit dont il faut leur savoir gré. La tromperie est alors pleine de dignité, sinon de grandeur. Marie écrivit deux lignes à Nathan sous le nom de monsieur Quillet, pour lui dire que tout allait bien, et les envoya par un commissionnaire à l’hôtel du Mail. Le soir, à l’Opéra, la comtesse eut les bénéfices de ses mensonges, car son mari trouva très-naturel qu’elle quittât sa loge pour aller voir sa sœur. Félix attendit pour lui donner le bras que du Tillet eût laissé sa femme seule. De quelles émotions Marie fut agitée en traversant le corridor, en entrant dans la loge de sa sœur et s’y posant d’un front calme et serein devant le monde étonné de les voir ensemble.


– Hé! bien? lui dit-elle.


Le visage de Marie-Eugénie était une réponse: il y éclatait une joie naïve que bien des personnages attribuèrent à une vaniteuse satisfaction.


– Il sera sauvé, ma chère, mais pour trois mois seulement, pendant lesquels nous aviserons à le secourir plus efficacement. Madame de Nucingen veut quatre lettres de change de chacune dix mille francs, signées de n’importe qui, pour ne pas te compromettre. Elle m’a expliqué comment elles devaient être faites; je n’y ai rien compris mais monsieur Nathan te les préparera. J’ai seulement pensé que Schmuke, notre vieux maître, peut nous être très utile en cette circonstance: il les signerait. En joignant à ces quatre valeurs une lettre par laquelle tu garantiras leur paiement à madame de Nucingen, elle te remettra demain l’argent. Fais tout par toi-même, ne te fie à personne. J’ai pensé que Schmuke n’aurait aucune objection à t’opposer. Pour dérouter les soupçons, j’ai dit que tu voulais obliger notre ancien maître de musique, un Allemand dans le malheur. J’ai donc pu demander le plus profond secret.


– Tu as de l’esprit comme un ange! Pourvu que la baronne de Nucingen n’en cause qu’après avoir donné l’argent, dit la comtesse en levant les yeux comme pour implorer Dieu, quoiqu’à l’Opéra.


– Schmuke demeure dans la petite rue de Nevers, sur le quai Conti ne l’oublie pas, vas-y toi-même.


– Merci, dit la comtesse en serrant la main de sa sœur. Ah! je donnerais dix ans de ma vie…


– À prendre dans ta vieillesse.


– Pour faire à jamais cesser de pareilles angoisses, dit la comtesse en souriant de l’interruption.


Toutes les personnes qui lorgnaient en ce moment les deux sœurs pouvaient les croire occupées de frivolités en admirant leurs rires ingénus; mais un de ces oisifs qui viennent à l’Opéra plus pour espionner les toilettes et les figures que par plaisir, aurait pu deviner le secret de la comtesse en remarquant la violente sensation qui éteignit la joie de ces deux charmantes physionomies. Raoul qui, pendant la nuit, ne craignait plus les recors, pâle et blême, l’œil inquiet, le front attristé, parut sur la marche de l’escalier où il se posait habituellement. Il chercha la comtesse dans sa loge la trouva vide, et se prit alors le front dans ses mains en s’appuyant le coude à la ceinture.


– Peut-elle être à l’Opéra! pensa-t-il.


– Regarde-nous donc, pauvre grand homme, dit à voix basse madame du Tillet.


Quant à Marie, au risque de se compromettre, elle attacha sur lui ce regard violent et fixe par lequel la volonté jaillit de l’œil, comme du soleil jaillissent les ondes lumineuses, et qui pénètre, selon les magnétiseurs, la personne sur lequel il est dirigé. Raoul sembla frappé par une baguette magique; il leva la tête, et son œil rencontra soudain les yeux des deux sœurs. Avec cet adorable esprit qui n’abandonne jamais les femmes, madame de Vandenesse saisit une croix qui jouait sur sa gorge et la lui montra par un sourire rapide et significatif. Le bijou rayonna jusque sur le front de Raoul, qui répondit par une expression joyeuse: il avait compris.


– N’est-ce donc rien, Eugénie, dit la comtesse à sa sœur, que de rendre ainsi la vie aux morts?


– Tu peux entrer dans la Société des Naufrages, répondit Eugénie en souriant.


– Comme il est venu triste, abattu; mais comme il s’en ira content!


– Hé! bien, comment vas-tu, mon cher? dit du Tillet en serrant la main à Raoul et l’abordant avec tous les symptômes de l’amitié.


– Mais comme un homme qui vient de recevoir les meilleurs renseignements sur les élections. Je serai nommé, répondit le radieux Raoul.


– Ravi, répliqua du Tillet. Il va nous falloir de l’argent pour le journal.


– Nous en trouverons, dit Raoul.


– Les femmes ont le diable pour elles, dit du Tillet sans se laisser prendre encore aux paroles de Raoul qu’il avait nommé Charnathan.


– À quel propos? dit Raoul.


– Ma belle-sœur est chez ma femme, dit le banquier; il y a quelque intrigue sous jeu. Tu me parais adoré de la comtesse, elle te salue à travers toute la salle.


– Vois, dit madame du Tillet à sa sœur on nous dit fausses. Mon mari câline monsieur Nathan, et c’est lui qui veut le faire mettre en prison.


– Et les hommes nous accusent! s’écria la comtesse, je l’éclairerai. Elle se leva, reprit le bras de Vandenesse qui l’attendait dans le corridor, revint radieuse dans sa loge; puis elle quitta l’Opéra, commanda sa voiture pour le lendemain avant huit heures, et se trouva dès huit heures et demie au quai Conti, après avoir passé rue du Mail.


La voiture ne pouvait entrer dans la petite rue de Nevers; mais comme Schmuke habitait une maison située à l’angle du quai, la comtesse n’eut pas à marcher dans la boue, elle sauta presque de son marche-pied à l’allée boueuse et ruinée de cette vieille maison noire, raccommodée comme la faïence d’un portier avec des attaches en fer, et surplombant de manière à inquiéter les passants. Le vieux maître de chapelle demeurait au quatrième étage et jouissait du bel aspect de la Seine, depuis le Pont-Neuf jusqu’à la colline de Chaillot. Ce bon être fut si surpris quand le laquais lui annonça la visite de son ancienne écolière, que dans sa stupéfaction il la laissa pénétrer chez lui. Jamais la comtesse n’eût inventé ni soupçonné l’existence qui se révéla soudain à ses regards, quoiqu’elle connût depuis long-temps le profond dédain de Schmuke pour le costume et le peu d’intérêt qu’il portait aux choses de ce monde. Qui aurait pu croire au laissez-aller d’une pareille vie, à une si complète insouciance? Schmuke était un Diogène musicien, il n’avait point honte de son désordre, il l’eût nié tant il y était habitué. L’usage incessant d’une bonne grosse pipe allemande avait répandu sur le plafond, sur le misérable papier de tenture, écorché en mille endroits par un chat, une teinte blonde qui donnait aux objets l’aspect des moissons dorées de Cérès. Le chat, doué d’une magnifique robe à longues soies ébouriffées à faire envie à une portière, était là comme la maîtresse du logis, grave dans sa barbe, sans inquiétude; du haut d’un excellent piano de Vienne où il siégeait magistralement, il jeta sur la comtesse, quand elle entra, ce regard mielleux et froid par lequel toute femme étonnée de sa beauté l’aurait saluée; il ne se dérangea point, il agita seulement les deux fils d’argent de ses moustaches droites et reporta sur Schmuke ses deux yeux d’or. Le piano, caduc et d’un bon bois peint en noir et or, mais sale, déteint, écaillé, montrait des touches usées comme les dents des vieux chevaux, et jaunies par la couleur fuligineuse tombée de la pipe. Sur la tablette, de petits tas de cendres disaient que, la veille, Schmuke avait chevauché sur le vieil instrument vers quelque sabbat musical. Le carreau, plein de boue séchée, de papiers déchirés, de cendres de pipe, de débris inexplicables, ressemblait au plancher des pensionnats quand il n’a pas été balayé depuis huit jours, et d’où les domestiques chassent des monceaux de choses qui sont entre le fumier et les guenilles. Un œil plus exercé que celui de la comtesse y aurait trouvé des renseignements sur la vie de Schmuke, dans quelques épluchures de marrons, des pelures de pommes, des coquilles d’œufs rouges, dans des plats cassés par inadvertance et crottés de sauer-craut. Ce détritus allemand formait un tapis de poudreux immondices qui craquait sous les pieds, et se ralliait à un amas de cendres qui descendait majestueusement d’une cheminée en pierre peinte où trônait une bûche en charbon de terre devant laquelle deux tisons avaient l’air de se consumer. Sur la cheminée, un trumeau et sa glace, où les figures dansaient la sarabande; d’un côté la glorieuse pipe accrochée, de l’autre un pot chinois où le professeur mettait son tabac. Deux fauteuils achetés de hasard, comme une couchette maigre et plate, comme la commode vermoulue et sans marbre, comme la table estropiée où se voyaient les restes d’un frugal déjeuner, composaient ce mobilier plus simple que celui d’un wigham de Mohicans. Un miroir à barbe suspendu à l’espagnolette de la fenêtre sans rideaux et surmonté d’une loque zébrée par les nettoyages du rasoir, indiquait les sacrifices que Schmuke faisait aux Grâces et au Monde. Le chat, être faible et protégé, était le mieux partagé, il jouissait d’un vieux coussin de bergère auprès duquel se voyaient une tasse et un plat de porcelaine blanche. Mais ce qu’aucun style ne peut décrire, c’est l’état où Schmuke, le chat et la pipe, trinité vivante, avaient mis ces meubles. La pipe avait brûlé la table çà et là. Le chat et la tête de Schmuke avaient graissé le velours d’Utrecht vert des deux fauteuils, de manière à lui ôter sa rudesse. Sans la splendide queue de ce chat, qui faisait en partie le ménage, jamais les places libres sur la commode ou sur le piano n’eussent été nettoyées. Dans un coin se tenaient les souliers, qui voudraient un dénombrement épique. Les dessus de la commode et du piano étaient encombrés de livres de musique, à dos rongés, éventrés, à coins blanchis, émoussés, où le carton montrait ses mille feuilles. Le long des murs étaient collées avec des pains à cacheter les adresses des écolières. Le nombre de pains sans papiers indiquait les adresses défuntes. Sur le papier se lisaient des calculs faits à la craie. La commode était ornée de cruchons de bière bus la veille, lesquels paraissaient neufs et brillants au milieu de ces vieilleries et des paperasses. L’hygiène était représentée par un pot à eau couronné d’une serviette, et un morceau de savon vulgaire, blanc pailleté de bleu qui humectait le bois de rose en plusieurs endroits. Deux chapeaux également vieux étaient accrochés à un porte-manteau d’où pendait le même carrick bleu à trois collets que la comtesse avait toujours vu à Schmuke. Au bas de la fenêtre étaient trois pots de fleurs, des fleurs allemandes sans doute, et tout auprès une canne de houx. Quoique la vue et l’odorat de la comtesse fussent désagréablement affectés, le sourire et le regard de Schmuke lui cachèrent ces misères sous de célestes rayons qui firent resplendir les teintes blondes, et vivifièrent ce chaos. L’âme de cet homme divin, qui connaissait et révélait tant de choses divines, scintillait comme un soleil. Son rire si franc, si ingénu à l’aspect d’une de ses saintes Céciles, répandit les éclats de la jeunesse, de la gaieté, de l’innocence. Il versa les trésors les plus chers à l’homme, et s’en fit un manteau qui cacha sa pauvreté. Le parvenu le plus dédaigneux eût trouvé peut-être ignoble de songer au cadre où s’agitait ce magnifique apôtre de la religion musicale.


– Hé bar kel hassart, izi, tchère montame la gondesse? dit-il. Vaudile kè chè jande lei gandike té Zimion à mon ache? Cette idée raviva son accès de rire immodéré. – Souis-che en ponne fordine? reprit-il encore d’un air fin. Puis il se remit à rire comme un enfant. – Vis fennez pir la misik, hai non pir cin baufre ôme. Ché lei sais, dit-il d’un air mélancolique, mais fennez pir tit ce ke vi fouderesse, vis savez qu’ici tit este a visse, corpe, hâme, hai piens!


Il prit la main de la comtesse, la baisa et y mit une larme, car le bon homme était tous les jours au lendemain du bienfait. Sa joie lui avait ôté pendant un instant le souvenir, pour le lui rendre dans toute sa force. Aussitôt il prit la craie, sauta sur le fauteuil qui était devant le piano; puis, avec une rapidité de jeune homme il écrivit sur le papier en grosses lettres: 17 février 1835. Ce mouvement si joli, si naïf, fut accompli avec une si furieuse reconnaissance, que la comtesse en fut tout émue.


– Ma sœur viendra, lui dit-elle.


– L’audre auzi! gand? gand? ke cé soid afant qu’il meure! reprit-il.


– Elle viendra vous remercier d’un grand service que je viens vous demander de sa part, reprit-elle.


– Fitte, fitte, fitte, fitte, s’écria Schmuke, ké vaudille vaire? Vaudille hâler au tiaple?


– Rien que mettre: Accepté pour la somme de dix mille francs sur chacun de ces papiers, dit-elle en tirant de son manchon quatre lettres de change préparées selon la formule par Nathan.


– Hâ! ze zera piendotte vaidde; répondit l’Allemand avec la douceur d’un agneau. Seulemente, che neu saite pas i se druffent messes blîmes et mon hangrier. – Fattan te la, meinherr Mirr, cria-t-il au chat qui le regarda froidement. – Sei mon châs, dit-il en le montrant à la comtesse. C’est la bauffre hânimâle ki fit affèque li bauffre Schmuke! Ille hai pô!


– Oui, dit la comtesse.


– Lé foullez-visse? dit-il.


– Y pensez-vous? reprit-elle. N’est-ce pas votre ami?


Le chat, qui cachait l’encrier, devina que Schmuke le voulait, et sauta sur le lit.


– Il être mâline gomme ein zinche! reprit-il en le montrant sur le lit. Ché le nôme Mirr, pir clorivier nodre crânt Hoffmann te Perlin, ke ché paugoube gonni.


Le bonhomme signait avec l’innocence d’un enfant qui fait ce que sa mère lui ordonne de faire, sans y rien concevoir, mais sûr de bien faire. Il se préoccupait bien plus de la présentation du chat à la comtesse que des papiers par lesquels sa liberté pouvait être, suivant les lois relatives aux étrangers, à jamais aliénée.


– Vis m’azurèze ke cesse bedis babières dimprès…


– N’ayez pas la moindre inquiétude, dit la comtesse.


– Ché ne boind t’einkiétide, reprit-il brusquement. Che temande zi zes bedis babières dimprés veront blésir à montame ti Dilet.


– Oh! oui, dit-elle, vous lui rendez service comme si vous étiez son père…


– Ché souis ton pien hireux te lui êdre pon à keke chausse. Andantez te mon misik! dit-il en laissant les papiers sur la table, et sautant à son piano.


Déjà les mains de cet ange trottaient sur les vieilles touches, déjà son regard atteignait aux cieux à travers les toits, déjà le plus délicieux de tous les chants fleurissait dans l’air et pénétrait l’âme; mais la comtesse ne laissa ce naïf interprète des choses célestes faire parler le bois et les cordes, comme fait la sainte Cécile de Raphaël pour les anges qui l’écoutent, que pendant le temps que mit l’écriture à sécher; elle se leva, mit les lettres de change dans son manchon, et tira son radieux maître des espaces éthérés où il planait en le rappelant sur la terre.


– Mon bon Schmuke, dit-elle en lui frappant sur l’épaule.


Tèchâ! s’écria-t-il avec une affreuse soumission. Bourkoi êdes-vis tonc fennie?


Il ne murmura point, il se dressa comme un chien fidèle pour écouter la comtesse.


– Mon bon Schmuke, reprit-elle, il s’agit d’une affaire de vie et de mort, les minutes économisent du sang et des larmes.


– Tuchurs la même, dit-il, halléze, anche! zécher les plirs tes audres! Zachésse, ké leu baufre Schmuke gomde fodre viside pir plis ke fos randes!


– Nous nous reverrons, dit-elle, vous viendrez faire de la musique et dîner avec moi tous les dimanches, sous peine de nous brouiller. Je vous attends dimanche prochain.


– Frai?


– Je vous en prie, et ma sœur vous indiquera sans doute un jour aussi.


– Ma ponhire zera tonc gomblete, dit-il, gar che ne vis foyais gaux Champes-Hailyssées gand vis y bassièze han foidire, pien raremente!


Cette idée sécha les larmes qui lui roulaient dans les yeux, et il offrit le bras à sa belle écolière, qui sentit battre démesurément le cœur du vieillard.


– Vous pensiez donc à nous? lui dit-elle.


– Tuchurs en manchant mon bain! reprit-il. T’aport gomme hâ mes pienfaidrices; et puis gomme au teusse premières cheunes files tignes t’amur kè chaie fies!


La comtesse n’osa plus rien dire; il y avait dans cette phrase une incroyable et respectueuse, une fidèle et religieuse solennité. Cette chambre enfumée et pleine de débris était un temple habité par deux divinités. Le sentiment s’y accroissait à toute heure, à l’insu de celles qui l’inspiraient.


– Là, donc, nous sommes aimées, bien aimées, pensa-t-elle.


L’émotion avec laquelle le vieux Schmuke vit la comtesse montant en voiture fut partagée par elle, qui, du bout des doigts, lui envoya un de ces délicats baisers que les femmes se donnent de loin pour se dire bonjour. À cette vue, Schmuke resta planté sur ses jambes long-temps après que la voiture eut disparu. Quelques instants après, la comtesse entrait dans la cour de l’hôtel de madame de Nucingen. La baronne n’était pas levée; mais pour ne pas faire attendre une femme haut placée, elle s’enveloppa d’un châle et d’un peignoir.


– Il s’agit d’une bonne action, madame, dit la comtesse, la promptitude est alors une grâce; sans cela, je ne vous aurais pas dérangée de si bonne heure.


– Comment! mais je suis trop heureuse, dit la femme du banquier en prenant les quatre papiers et la garantie de la comtesse. Elle sonna sa femme de chambre. – Thérèse, dites au caissier de me monter lui-même à l’instant quarante mille francs.


Puis elle serra dans un secret de sa table l’écrit de madame de Vandenesse, après l’avoir cacheté.


– Vous avez une délicieuse chambre, dit la comtesse.


– Monsieur de Nucingen va m’en priver, il fait bâtir une nouvelle maison.


– Vous donnerez sans doute celle-ci à mademoiselle votre fille. On parle de son mariage avec monsieur de Rastignac.


Le caissier parut au moment où madame de Nucingen allait répondre, elle prit les billets et remit les quatre lettres de change.


– Cela se balancera, dit la baronne au caissier.


Sauve l’escomde, dit le caissier. Sti Schmuke, il èdre ein misicien te Ansbach, ajouta-t-il en voyant la signature et faisant frémir la comtesse.


– Fais-je donc des affaires? dit madame de Nucingen en tançant le caissier par un regard hautain. Ceci me regarde.


Le caissier eut beau guigner alternativement la comtesse et la baronne, il trouva leurs visages immobiles.


– Allez, laissez-nous. – Ayez la bonté de rester quelques moments afin de ne pas leur faire croire que vous êtes pour quelque chose dans cette négociation, dit la baronne à madame de Vandenesse.


– Je vous demanderai de joindre à tant de complaisances, reprit la comtesse, celle de me garder le secret.


– Pour une bonne action, cela va sans dire, répondit la baronne en souriant. Je vais faire envoyer votre voiture au bout du jardin, elle partira sans vous; puis nous le traverserons ensemble, personne ne vous verra sortir d’ici: ce sera parfaitement inexplicable.


– Vous avez de la grâce comme une personne qui a souffert, reprit la comtesse.


– Je ne sais pas si j’ai de la grâce, mais j’ai beaucoup souffert, dit la baronne; vous avez eu la vôtre à meilleur marché, je l’espère.


Une fois l’ordre donné, la baronne prit des pantoufles fourrées, une pelisse, et conduisit la comtesse à la petite porte de son jardin.


Quand un homme a ourdi un plan comme celui qu’avait tramé du Tillet contre Nathan, il ne le confie à personne. Nucingen en savait quelque chose, mais sa femme était entièrement en dehors de ces calculs machiavéliques. Seulement la baronne, qui savait Raoul gêné, n’était pas la dupe des deux sœurs; elle avait bien deviné les mains entre lesquelles irait cet argent, elle était enchantée d’obliger la comtesse, elle avait d’ailleurs une profonde compassion pour de tels embarras. Rastignac, posé pour pénétrer les manœuvres des deux banquiers, vint déjeuner avec madame Nucingen. Delphine et Rastignac n’avaient point de secrets l’un pour l’autre, elle lui raconta sa scène avec la comtesse. Rastignac, incapable d’imaginer que la baronne pût jamais être mêlée à cette affaire, d’ailleurs accessoire à ses yeux, un moyen parmi tous ses moyens, la lui éclaira. Delphine venait peut-être de détruire les espérances électorales de du Tillet, de rendre inutiles les tromperies et les sacrifices de toute une année. Rastignac mit alors la baronne au fait en lui recommandant le secret sur la faute qu’elle venait de commettre.


– Pourvu, dit-elle, que le caissier n’en parle pas à Nucingen.


Quelques instants avant midi, pendant le déjeuner de du Tillet, on lui annonça monsieur Gigonnet.


– Qu’il entre, dit le banquier, quoique sa femme fût à table. Eh! bien, mon vieux Shylock, notre homme est-il coffré?


– Non.


– Comment? Ne vous avais-je pas dit rue du Mail, hôtel…


– Il a payé, fit Gigonnet en tirant de son portefeuille quarante billets de banque. Du Tillet eut une mine désespérée. – Il ne faut jamais mal accueillir les écus, dit l’impassible compère de du Tillet, cela peut porter malheur.


– Où avez-vous pris cet argent, madame? dit le banquier en jetant sur sa femme un regard qui la fit rougir jusque dans la racine des cheveux.


– Je ne sais pas ce que signifie votre question, dit-elle.


– Je pénétrerai ce mystère, répondit-il en se levant furieux. Vous avez renversé mes projets les plus chers.


– Vous allez renverser votre déjeuner, dit Gigonnet qui arrêta la nappe prise par le pan de la robe de chambre de du Tillet.


Madame du Tillet se leva froidement pour sortir. Cette parole l’avait épouvantée. Elle sonna, et un valet de chambre vint.


– Mes chevaux, dit-elle au valet de chambre. Demandez Virginie, je veux m’habiller.


– Où allez-vous? fit du Tillet.


– Les maris bien élevés ne questionnent pas leurs femmes, répondit-elle, et vous avez la prétention de vous conduire en gentilhomme.


– Je ne vous reconnais plus depuis deux jours que vous avez vu deux fois votre impertinente sœur.


– Vous m’avez ordonné d’être impertinente, dit-elle, je m’essaie sur vous.


– Votre serviteur, madame, dit Gigonnet peu curieux d’une scène de ménage.


Du Tillet regarda fixement sa femme, qui le regarda de même sans baisser les yeux.


– Qu’est-ce que cela signifie? dit-il.


– Que je ne suis plus une petite fille à qui vous ferez peur, reprit-elle. Je suis et serai toute ma vie une loyale et bonne femme pour vous; vous pourrez être un maître si vous voulez, mais un tyran, non.


Du Tillet sortit. Après cet effort, Marie-Eugénie rentra chez elle abattue. – Sans le danger que court ma sœur, se dit-elle, je n’aurais jamais osé le braver ainsi; mais, comme dit le proverbe, à quelque chose malheur est bon. Pendant la nuit, madame du Tillet avait repassé dans sa mémoire les confidences de sa sœur. Sûre du salut de Raoul, sa raison n’était plus dominée par la pensée de ce danger imminent. Elle se rappela l’énergie terrible avec laquelle la comtesse avait parlé de s’enfuir avec Nathan pour le consoler de son désastre si elle ne l’empêchait pas. Elle comprit que cet homme pourrait déterminer sa sœur, par un excès de reconnaissance et d’amour, à faire ce que la sage Eugénie regardait comme une folie. Il y avait de récents exemples dans la haute classe de ces fuites qui paient d’incertains plaisirs par des remords, par la déconsidération que donnent les fausses positions, et Eugénie se rappelait leurs affreux résultats. Le mot de du Tillet venait de mettre sa terreur au comble; elle craignit que tout ne se découvrît; elle vit la signature de la comtesse de Vandenesse dans le portefeuille de la maison Nucingen; elle voulut supplier sa sœur de tout avouer à Félix. Madame du Tillet ne trouva point la comtesse. Félix était chez lui. Une voix intérieure cria à Eugénie de sauver sa sœur. Peut-être demain serait-il trop tard. Elle prit beaucoup sur elle, mais elle se résolut à tout dire au comte. Ne serait-il pas indulgent en trouvant son honneur encore sauf? La comtesse était plus égarée que pervertie. Eugénie eut peur d’être lâche et traîtresse en divulguant ces secrets que garde la société toute entière, d’accord en ceci; mais enfin elle vit l’avenir de sa sœur, elle trembla de la trouver un jour seule, ruinée par Nathan, pauvre, souffrante, malheureuse, au désespoir; elle n’hésita plus, et fit prier le comte de la recevoir. Félix, étonné de cette visite, eut avec sa belle-sœur une longue conversation, durant laquelle il se montra si calme et si maître de lui qu’elle trembla de lui voir prendre quelque terrible résolution.


– Soyez tranquille, lui dit Vandenesse, je me conduirai de manière à ce que vous soyez bénie un jour par la comtesse. Quelle que soit votre répugnance à garder le silence vis-à-vis d’elle après m’avoir instruit, faites-moi crédit de quelques jours. Quelques jours me sont nécessaires pour pénétrer des mystères que vous n’apercevez pas, et surtout pour agir avec prudence. Peut-être saurai-je tout en un moment! Il n’y a que moi de coupable, ma sœur. Tous les amants jouent leur jeu; mais toutes les femmes n’ont pas le bonheur de voir la vie comme elle est.


Madame du Tillet sortit rassurée. Félix de Vandenesse alla prendre aussitôt quarante mille francs à la Banque de France, et courut chez madame de Nucingen: il la trouva, la remercia de la confiance qu’elle avait eue en sa femme, et lui rendit l’argent. Le comte expliqua ce mystérieux emprunt par les folies d’une bienfaisance à laquelle il avait voulu mettre des bornes.


– Ne me donnez aucune explication, monsieur, puisque madame de Vandenesse vous a tout avoué, dit la baronne de Nucingen.


– Elle sait tout, pensa Vandenesse.


La baronne remit la lettre de garantie et envoya chercher les quatre lettres de change. Vandenesse, pendant ce moment, jeta sur la baronne le coup d’œil fin des hommes d’état, il l’inquiéta presque, et jugea l’heure propice à une négociation.


– Nous vivons à une époque, madame, où rien n’est sûr, lui dit-il. Les trônes s’élèvent et disparaissent en France avec une effrayante rapidité. Quinze ans font justice d’un grand empire, d’une monarchie et aussi d’une révolution. Personne n’oserait prendre sur lui de répondre de l’avenir. Vous connaissez mon attachement à la Légitimité. Ces paroles n’ont rien d’extraordinaire dans ma bouche. Supposez une catastrophe: ne seriez-vous pas heureuse d’avoir un ami dans le parti qui triompherait?


– Certes, dit-elle en souriant.


– Hé! bien, voulez-vous avoir en moi, secrètement, un obligé qui pourrait maintenir à monsieur de Nucingen, le cas échéant, la pairie à laquelle il aspire?


– Que voulez-vous de moi? s’écria-t-elle.


– Peu de chose, reprit-il. Tout ce que vous savez sur Nathan.


La baronne lui répéta sa conversation du matin avec Rastignac, et dit à l’ex-pair de France, en lui remettant les quatre lettres de change qu’elle alla prendre au caissier: – N’oubliez pas votre promesse.


Vandenesse oubliait si peu cette prestigieuse promesse qu’il la fit briller aux yeux du baron de Rastignac pour obtenir de lui quelques autres renseignements.


En sortant de chez le baron, il dicta pour Florine à un écrivain public la lettre suivante: Si mademoiselle Florine veut savoir quel est le premier rôle qu’elle jouera, elle est priée de venir au prochain bal de l’Opéra, en s’y faisant accompagner de monsieur Nathan.


Cette lettre une fois mise à la poste, il alla chez son homme d’affaires, garçon très-habile et délié, quoique honnête; il le pria de jouer le rôle d’un ami auquel Schmuke aurait confié la visite de madame de Vandenesse, en s’inquiétant un peu tard de la signification de ces mots: Accepté pour dix mille francs, répétés quatre fois, lequel viendrait demander à monsieur Nathan une lettre de change de quarante mille francs comme contre-valeur. C’était jouer gros jeu. Nathan pouvait avoir su déjà comment s’étaient arrangées les choses, mais il fallait hasarder un peu pour gagner beaucoup. Dans son trouble, Marie pouvait bien avoir oublié de demander à son Raoul un titre pour Schmuke. L’homme d’affaires alla sur-le-champ au journal, et revint triomphant à cinq heures chez le comte, avec une contre-valeur de quarante mille francs: dès les premiers mots échangés avec Nathan, il avait pu se dire envoyé par la comtesse.


Cette réussite obligeait Félix à empêcher sa femme de voir Raoul jusqu’à l’heure du bal de l’Opéra, où il comptait la mener et l’y laisser s’éclairer elle-même sur la nature des relations de Nathan avec Florine. Il connaissait la jalouse fierté de la comtesse; il voulait la faire renoncer d’elle-même à son amour, ne pas lui donner lieu de rougir à ses yeux, et lui montrer à temps ses lettres à Nathan vendues par Florine, à laquelle il comptait les racheter. Ce plan si sage, conçu si rapidement, exécuté en partie, devait manquer par un jeu du Hasard qui modifie tout ici-bas. Après le dîner, Félix mit la conversation sur le bal de l’Opéra, en remarquant que Marie n’y était jamais allé; et il lui en proposa le divertissement pour le lendemain.


– Je vous donnerai quelqu’un à intriguer, dit-il.


– Ah! vous me ferez bien plaisir.


– Pour que la plaisanterie soit excellente, une femme doit s’attaquer à une belle proie, à une célébrité, à un homme d’esprit et le faire donner au diable. Veux-tu que je te livre Nathan? J’aurai, par quelqu’un qui connaît Florine, des secrets à le rendre fou.


– Florine, dit la comtesse, l’actrice?


Marie avait déjà trouvé ce nom sur les lèvres de Quillet, le garçon de bureau du journal: il lui passa comme un éclair dans l’âme.


– Eh! bien, oui, sa maîtresse, répondit le comte. Est-ce donc étonnant?


– Je croyais monsieur Nathan trop occupé pour avoir une maîtresse. Les auteurs ont-ils le temps d’aimer?


– Je ne dis pas qu’ils aiment, ma chère; mais ils sont forcés de loger quelque part, comme tous les autres hommes; et quand ils n’ont pas de chez soi, quand ils sont poursuivis par les gardes du commerce, ils logent chez leurs maîtresses, ce qui peut vous paraître leste, mais ce qui est infiniment plus agréable que de loger en prison.


Le feu était moins rouge que les joues de la comtesse.


– Voulez-vous de lui pour victime? vous l’épouvanterez, dit le comte en continuant sans faire attention au visage de sa femme. Je vous mettrai à même de lui prouver qu’il est joué comme un enfant par votre beau-frère du Tillet. Ce misérable veut le faire mettre en prison, afin de le rendre incapable de se porter son concurrent dans le collége électoral où Nucingen a été nommé. Je sais par un ami de Florine la somme produite par la vente de son mobilier, qu’elle lui a donnée pour fonder son journal, je sais ce qu’elle lui a envoyé sur la récolte qu’elle est allée faire cette année dans les départements et en Belgique; argent qui profite en définitif à Du Tillet, à Nucingen, à Massol. Tous trois, par avance, ils ont vendu le journal au ministère, tant ils sont sûrs d’évincer ce grand homme.


– Monsieur Nathan est incapable d’avoir accepté l’argent d’une actrice.


– Vous ne connaissez guère ces gens-là, ma chère, dit le comte, il ne vous niera pas le fait.


– J’irai certes au bal, dit la comtesse.


– Vous vous amuserez, reprit Vandenesse. Avec de pareilles armes, vous fouetterez rudement l’amour-propre de Nathan, et vous lui rendrez service. Vous le verrez se mettant en fureur, se calmant bondissant sous vos piquantes épigrammes! Tout en plaisantant vous éclairerez un homme d’esprit sur le péril où il est, et vous aurez la joie de faire battre les chevaux du juste-milieu dans leur écurie… Tu ne m’écoutes plus, ma chère enfant.


– Au contraire, je vous écoute trop, répondit-elle. Je vous dirai plus tard pourquoi je tiens à être sûre de tout ceci.


– Sûre, reprit Vandenesse. Reste masquée, je te fais souper avec Nathan et Florine: il sera bien amusant pour une femme de ton rang d’intriguer une actrice après avoir fait caracoler l’esprit d’un homme célèbre autour de secrets si importants; tu les attelleras l’un et l’autre à la même mystification. Je vais me mettre à la piste des infidélités de Nathan. Si je puis saisir les détails de quelque aventure récente, tu jouiras d’une colère de courtisane, une chose magnifique, celle à laquelle se livrera Florine bouillonnera comme un torrent des Alpes: elle adore Nathan, il est tout pour elle; elle y tient comme la chair aux os, comme la lionne à ses petits. Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse une célèbre actrice qui écrivait comme une cuisinière venant redemander ses lettres à un de mes amis; je n’ai jamais depuis retrouvé ce spectacle, cette fureur tranquille, cette impertinente majesté, cette attitude de sauvage… Souffres-tu, Marie?


– Non, l’on a fait trop de feu.


La comtesse alla se jeter sur une causeuse. Tout à coup, par un de ces mouvements impossibles à prévoir et qui fut suggéré par les dévorantes douleurs de la jalousie, elle se dressa sur ses jambes tremblantes, croisa ses bras, et vint lentement devant son mari.


– Que sais-tu? lui demanda-t-elle, tu n’es pas homme à me torturer, tu m’écraserais sans me faire souffrir dans le cas où je serais coupable.


– Que veux-tu que je sache, Marie.


– Eh! bien, Nathan?


– Tu crois l’aimer, reprit-il, mais tu aimes un fantôme construit avec des phrases.


– Tu sais donc?


– Tout, dit-il.


Ce mot tomba sur la tête de Marie comme une massue.


– Si tu le veux, je ne saurai jamais rien, reprit-il. Tu es dans un abîme, mon enfant, il faut t’en tirer: j’y ai déjà songé. Tiens.


Il tira de sa poche de côté la lettre de garantie et les quatre lettres de change de Schmuke, que la comtesse reconnut, et il les jeta dans le feu.


– Que serais-tu devenue, pauvre Marie, dans trois mois d’ici? tu te serais vue traînée par les huissiers devant les tribunaux. Ne baisse pas la tête, ne t’humilie point: tu as été la dupe des sentiments les plus beaux, tu as coqueté avec la poésie et non avec un homme. Toutes les femmes, toutes, entends-tu, Marie, eussent été séduites à ta place. Ne serions-nous pas absurdes, nous autres hommes, qui avons fait mille sottises en vingt ans, de vouloir que vous ne soyez pas imprudentes une seule fois dans toute votre vie? Dieu me garde de triompher de toi ou de t’accabler d’une pitié que tu repoussais si vivement l’autre jour. Peut-être ce malheureux était-il sincère quand il t’écrivait, sincère en se tuant, sincère en revenant le soir même chez Florine. Nous valons moins que vous. Je ne parle pas pour moi dans ce moment, mais pour toi. Je suis indulgent; mais la Société ne l’est point, elle fuit la femme qui fait un éclat, elle ne veut pas qu’on cumule un bonheur complet et la considération. Est-ce juste, je ne saurais le dire. Le monde est cruel, voilà tout. Peut-être est-il plus envieux en masse qu’il ne l’est pris en détail. Assis au parterre, un voleur applaudit au triomphe de l’innocence et lui prendra ses bijoux en sortant. La Société refuse de calmer les maux qu’elle engendre; elle décerne des honneurs aux habiles tromperies et n’a point de récompenses pour les dévouements ignorés. Je sais et vois tout cela; mais si je ne puis réformer le monde, au moins est-il en mon pouvoir de te protéger contre toi-même. Il s’agit ici d’un homme qui ne t’apporte que des misères, et non d’un de ces amours saints et sacrés qui commandent parfois notre abnégation, qui portent avec eux des excuses. Peut-être ai-je eu le tort de ne pas diversifier ton bonheur, de ne pas opposer à de tranquilles plaisirs des plaisirs bouillants, des voyages, des distractions. Je puis d’ailleurs m’expliquer le désir qui t’a poussée vers un homme célèbre par l’envie que tu as causée à certaines femmes. Lady Dudley, madame d’Espard, madame de Manerville et ma belle-sœur Émilie sont pour quelque chose en tout ceci. Ces femmes, contre lesquelles je t’avais mise en garde, auront cultivé ta curiosité plus pour me faire chagrin que pour te jeter dans des orages qui, je l’espère, auront grondé sur toi sans t’atteindre.


En écoutant ces paroles empreintes de bonté, la comtesse fut en proie à mille sentiments contraires; mais cet ouragan fut dominé par une vive admiration pour Félix. Les âmes nobles et fières reconnaissent promptement la délicatesse avec laquelle on les manie. Ce tact est aux sentiments ce que la grâce est au corps. Marie apprécia cette grandeur empressée de s’abaisser aux pieds d’une femme en faute pour ne pas la voir rougissant. Elle s’enfuit comme une folle, et revint ramenée par l’idée de l’inquiétude que son mouvement pouvait causer à son mari.


– Attendez, lui dit-elle en disparaissant.


Félix lui avait habilement préparé son excuse, il fut aussitôt récompensé de son adresse; car sa femme revint, toutes les lettres de Nathan à la main, et les lui livra.


– Jugez-moi, dit-elle en se mettant à genoux.


– Est-on en état de bien juger quand on aime? répondit-il. Il prit les lettres et les jeta dans le feu, car plus tard sa femme pouvait ne pas lui pardonner de les avoir lues. Marie, la tête sur les genoux du comte, y fondait en larmes. – Mon enfant, où sont les tiennes? dit-il en lui relevant la tête.


À cette interrogation, la comtesse ne sentit plus l’intolérable chaleur qu’elle avait aux joues, elle eut froid.


– Pour que tu ne soupçonnes pas ton mari de calomnier l’homme tu as cru digne de toi, je te ferai rendre tes lettres par Florine elle-même.


– Oh! pourquoi ne les rendrait-il pas sur ma demande?


– Et s’il les refusait?


La comtesse baissa la tête.


– Le monde me dégoûte, reprit-elle, je n’y veux plus aller, je vivrai seule près de toi si tu me pardonnes.


– Tu pourrais t’ennuyer encore. D’ailleurs, que dirait le monde si tu le quittais brusquement? Au printemps, nous voyagerons, nous irons en Italie, nous parcourrons l’Europe en attendant que tu aies plus d’un enfant à élever. Nous ne sommes pas dispensés d’aller au bal de l’opéra demain, car nous ne pouvons pas avoir tes lettres autrement sans nous compromettre, et, en te les apportant, Florine n’accusera-t-elle pas bien son pouvoir?


– Et je verrai cela? dit la comtesse épouvantée.


– Après demain matin.


Le lendemain, vers minuit, au bal de l’Opéra, Nathan se promenait dans le foyer en donnant le bras à un masque d’un air assez marital. Après deux ou trois tours, deux femmes masquées les abordèrent.


– Pauvre sot! tu te perds, Marie est ici et te voit, dit à Nathan Vandenesse qui s’était déguisé en femme.


– Si tu veux m’écouter, tu sauras des secrets que Nathan t’a cachés, et qui t’apprendront les dangers que court ton amour pour lui, dit en tremblant la comtesse à Florine.


Nathan avait brusquement quitté le bras de Florine pour suivre le comte qui s’était dérobé dans la foule à ses regards. Florine alla s’asseoir à côté de la comtesse, qui l’entraîna sur une banquette à côté de Vandenesse, revenu pour protéger sa femme.


– Explique-toi, ma chère, dit Florine, et ne crois pas me faire poser long-temps. Personne au monde ne m’arrachera Raoul, vois-tu: je le tiens par l’habitude, qui vaut bien l’amour.


– D’abord es-tu Florine? dit Félix en reprenant sa voix naturelle.


– Belle question! si tu ne le sais pas, comment veux-tu que je te croie, farceur?


– Va demander à Nathan, qui maintenant cherche la maîtresse de qui je parle, où il a passé la nuit il y a trois jours. Il s’est asphyxié, ma petite, à ton insu, faute d’argent. Voilà comment tu es au fait des affaires d’un homme que tu dis aimer, et tu le laisses sans le sou, et il se tue; ou plutôt il ne se tue pas, il se manque. Un suicide manqué, c’est aussi ridicule qu’un duel sans égratignure.


– Tu mens, dit Florine. Il a dîné chez moi ce jour-là, mais après le soleil couché. Le pauvre garçon était poursuivi, il s’est caché, voilà tout.


– Va donc demander rue du Mail, à l’hôtel du Mail, s’il n’a pas été amené mourant par une belle femme avec laquelle il est en relation depuis un an, et les lettres de ta rivale sont cachées, à ton nez, chez toi. Si tu veux donner à Nathan quelque bonne leçon, nous irons tous trois chez toi; là je te prouverai, pièces en main, que tu peux l’empêcher d’aller rue de Clichy, sous peu de temps, si tu veux être bonne fille.


– Essaie d’en faire aller d’autres que Florine, mon petit. Je suis sûre que Nathan ne peut être amoureux de personne.


– Tu voudrais me faire croire qu’il a redoublé pour toi d’attentions depuis quelque temps, mais c’est précisément ce qui prouve qu’il est très-amoureux.


– D’une femme du monde, lui?… dit Florine. Je ne m’inquiète pas pour si peu de chose.


– Hé! bien, veux-tu le voir venir te dire qu’il ne te ramènera pas ce matin chez toi?


– Si tu me fais dire cela, reprit Florine, je te mènerai chez moi, et nous y chercherons ces lettres auxquelles je croirai quand je les verrai: il les écrirait donc pendant que je dors?


– Reste là, dit Félix, et regarde.


Il prit le bras de sa femme et se mit à deux pas de Florine. Bientôt Nathan, qui allait et venait dans le foyer, cherchant de tous côtés son masque comme un chien cherche son maître, revint à l’endroit où il avait reçu la confidence. En lisant sur ce front une préoccupation facile à remarquer, Florine se posa comme un Terme devant l’écrivain, et lui dit impérieusement: – Je ne veux pas que tu me quittes, j’ai des raisons pour cela.


– Marie!… dit alors par le conseil de son mari la comtesse à l’oreille de Raoul. Quelle est cette femme? Laissez-la sur-le-champ, sortez et allez m’attendre au bas de l’escalier.


Dans cette horrible extrémité, Raoul donna une violente secousse au bras de Florine, qui ne s’attendait pas à cette manœuvre; et quoiqu’elle le tînt avec force, elle fut contrainte à le lâcher. Nathan se perdit aussitôt dans la foule.


– Que te disais-je? cria Félix dans l’oreille de Florine stupéfaite, et en lui donnant le bras.


– Allons, dit-elle, qui que tu sois, viens. As-tu ta voiture?


Pour toute réponse, Vandenesse emmena précipitamment Florine et courut rejoindre sa femme à un endroit convenu sous le péristyle. En quelques instants les trois masques, menés vivement par le cocher de Vandenesse, arrivèrent chez l’actrice qui se démasqua. Madame de Vandenesse ne put retenir un tressaillement de surprise à l’aspect de Florine étouffant de rage, superbe de colère et de jalousie.


– Il y a, lui dit Vandenesse, un certain portefeuille dont la clef ne t’a jamais été confiée, les lettres doivent y être.


– Pour le coup, je suis intriguée, tu sais quelque chose qui m’inquiétait depuis plusieurs jours, dit Florine en se précipitant dans le cabinet pour y prendre le portefeuille.


Vandenesse vit sa femme pâlissant sous son masque. La chambre de Florine en disait plus sur l’intimité de l’actrice et de Nathan qu’une maîtresse idéale n’en aurait voulu savoir. L’œil d’une femme sait pénétrer la vérité de ces sortes de choses en un moment, et la comtesse aperçut dans la promiscuité des affaires de ménage, une attestation de ce que lui avait dit Vandenesse. Florine revint avec le portefeuille.


– Comment l’ouvrir? dit-elle.


L’actrice envoya chercher le grand couteau de sa cuisinière; et quand la femme de chambre le rapporta, Florine le brandit en disant d’un air railleur: – C’est avec ça qu’on égorge les poulets!


Ce mot, qui fit tressaillir la comtesse, lui expliqua, encore mieux que ne l’avait fait son mari la veille, la profondeur de l’abîme où elle avait failli glisser.


– Suis-je sotte! dit Florine, son rasoir vaut mieux.


Elle alla prendre le rasoir avec lequel Nathan venait de se faire la barbe et fendit les plis du maroquin qui s’ouvrit et laissa passer les lettres de Marie. Florine en prit une au hasard.


– Oui, c’est bien d’une femme comme il faut! Ça m’a l’air de ne pas avoir une faute d’orthographe.


Vandenesse prit les lettres et les donna à sa femme, qui alla vérifier sur une table si elles y étaient toutes.


– Veux-tu les céder en échange de ceci? dit Vandenesse en tendant à Florine la lettre de change de quarante mille francs.


– Est-il bête de souscrire de pareils titres?… Bon pour des billets, dit Floride en lisant la lettre de change. Ah! je t’en donnerai, des comtesses! Et moi qui me tuais le corps et l’âme en province pour lui ramasser de l’argent, moi qui me serais donné la scie d’un agent de change pour le sauver! Voilà les hommes: quand on se damne pour eux, ils vous marchent dessus! Il me le paiera.


Madame de Vandenesse s’était enfuie avec les lettres.


– Hé! dis donc, beau masque? laisse-m’en une seule pour le convaincre.


– Cela n’est plus possible, dit Vandenesse.


– Et pourquoi?


– Ce masque est ton ex-rivale.


– Tiens, mais elle aurait bien pu me dire merci, s’écria Florine.


– Pour quoi prends-tu donc les quarante mille francs? dit Vandenesse en la saluant.


Il est extrêmement rare que les jeunes gens, poussés à un suicide, le recommencent quand ils en ont subi les douleurs. Lorsque le suicide ne guérit pas de la vie, il guérit de la mort volontaire. Aussi Raoul n’eut-il plus envie de se tuer quand il se vit dans une position encore plus horrible que celle d’où il voulait sortir, en trouvant sa lettre de change à Schmuke dans les mains de Florine, qui la tenait évidemment du comte de Vandenesse. Il tenta de revoir la comtesse pour lui expliquer la nature de son amour, qui brillait dans son cœur plus vivement que jamais. Mais la première fois que, dans le monde, la comtesse vit Raoul, elle lui jeta ce regard fixe et méprisant qui met un abîme infranchissable entre une femme et un homme. Malgré son assurance, Nathan n’osa jamais, durant le reste de l’hiver, ni parler à la comtesse, ni l’aborder.


Cependant il s’ouvrit à Blondet: il voulut, à propos de madame de Vandenesse, lui parler de Laure et de Béatrix. Il fit la paraphrase de ce beau passage dû à la plume de Théophile Gautier, un des plus remarquables poètes de ce temps:


«Idéal, fleur bleue à cœur d’or, dont les racines fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées, plongent au fond de notre âme pour en boire la plus pure substance; fleur douce et amère! on ne peut t’arracher sans faire saigner le cœur, sans que de ta tige brisée suintent des gouttes rouges! Ah! fleur maudite, comme elle a poussé dans mon âme!»


– Tu radotes, mon cher, lui dit Blondet, je t’accorde qu’il y avait une jolie fleur, mais elle n’était point idéale, et au lieu de chanter comme un aveugle devant une niche vide, tu devrais songer à te laver les mains pour faire ta soumission au pouvoir et te ranger. Tu es un trop grand artiste pour être un homme politique, tu as été joué par des gens qui ne te valaient pas. Pense à te faire jouer encore, mais ailleurs.


– Marie ne saurait m’empêcher de l’aimer, dit Nathan. J’en ferai ma Béatrix.


– Mon cher, Béatrix était une petite fille de douze ans que Dante n’a plus revue; sans cela aurait-elle été Béatrix? Pour se faire d’une femme une divinité, nous ne devons pas la voir avec un mantelet aujourd’hui, demain avec une robe décolletée, après demain sur le boulevard, marchandant des joujoux pour son petit dernier. Quand on a Florine, qui tour à tour est duchesse de vaudeville, bourgeoise de drame, négresse, marquise, colonel, paysanne en Suisse, vierge du Soleil au Pérou, sa seule manière d’être vierge, je ne sais pas comment on s’aventure avec les femmes du monde.


Du Tillet, en terme de Bourse, exécuta Nathan, qui, faute d’argent, abandonna sa part dans le journal. L’homme célèbre n’eut pas plus de cinq voix dans le collége où le banquier fut élu.


Quand, après un long et heureux voyage en Italie, la comtesse de Vandenesse revint à Paris, l’hiver suivant, Nathan avait justifié toutes les prévisions de Félix: d’après les conseils de Blondet, il parlementait avec le pouvoir. Quant aux affaires personnelles de cet écrivain, elles étaient dans un tel désordre qu’un jour, aux Champs-Élysées, la comtesse Marie vit son ancien adorateur à pied, dans le plus triste équipage, donnant le bras à Florine. Un homme indifférent est déjà passablement laid aux yeux d’une femme; mais quand elle ne l’aime plus, il paraît horrible, surtout lorsqu’il ressemble à Nathan. Madame de Vandenesse eut un mouvement de honte en songeant qu’elle s’était intéressée à Raoul. Si elle n’eût pas été guérie de toute passion extra-conjugale, le contraste que présentait alors le comte, comparé à cet homme déjà moins digne de la faveur publique, eût suffi pour lui faire préférer son mari à un ange.


Aujourd’hui, cet ambitieux, si riche en encre et si pauvre en vouloir, a fini par capituler et par se caser dans une sinécure, comme un homme médiocre. Après avoir appuyé toutes les tentatives désorganisatrices, il vit en paix à l’ombre et une feuille ministérielle. La croix de la Légion-d ’Honneur, texte fécond de ses plaisanteries, orne sa boutonnière. La paix à tout prix, sur laquelle il avait fait vivre la rédaction d’un journal révolutionnaire, est l’objet de ses articles laudatifs. L’Hérédité, tant attaquée par ses phrases saint-simoniennes, il la défend aujourd’hui avec l’autorité de la raison. Cette conduite illogique a son origine et son autorité dans le changement de front de quelques gens qui, durant nos dernières évolutions politiques, ont agi comme Raoul.


Aux Jardies, décembre 1838.

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