Ils vinrent me chercher à midi, à l’heure d’Apollon, où seul un fou oserait s’aventurer dans le désert. J’étais en plein travail et guère disposé à me faire kidnapper. Mais j’avais autant de chances de leur faire entendre raison que d’inverser le cours du Nil. Ce n’était pas des hommes que l’on pouvait raisonner. Une lueur métallique se lisait dans leur regard et leurs mâchoires étaient serrées dans cette expression constipée que les fanatiques affectionnent. En plastronnant dans mon minuscule bureau encombré, bousculant les piles de livres et feuilletant le manuscrit de mon récit quasi achevé de la chute de l’Empire romain, ils ressemblaient à deux immenses forces irrésistibles, aussi lointaines et terrifiantes que des dieux de l’ancienne Egypte. Je me sentais complètement impuissant face à eux.
Le plus grand et le plus âgé se faisait appeler Eléazar. Mais pour moi, il était Horus, à cause de son grand nez de faucon. Il ressemblait à un Égyptien et portait la tunique en lin blanc des Égyptiens. L’autre, plus trapu et très musclé, avec une tête de babouin digne de Thot, disait s’appeler Leonardo Di Filippo, qui est évidemment un nom romain ; il y avait d’ailleurs en lui un côté huileux très romain. Mais je savais qu’il n’était pas plus romain que moi. Ni l’autre égyptien. Ils parlaient tous deux hébreu, avec une fluidité qu’un étranger ne pouvait avoir. C’était deux Israélites, des hommes de ma propre tribu obscure. Di Filippo avait dû naître d’un père qui n’était pas de notre foi, ou peut-être aimait-il tout simplement prétendre faire partie des maîtres du monde et non d’un peuple oublié de Dieu. Je ne le saurai jamais.
Le regard d’Eléazar passa de moi à la photo de la quatrième de couverture de mon livre sur les guerres de Réunification, puis de nouveau à moi, comme pour s’assurer que j’étais bien Nathan Ben Simeon. La photo datait de quinze ans. Ma barbe était noire à l’époque. Il tapa le livre du doigt avant de le pointer vers moi avec une expression d’interrogation. J’acquiesçai de la tête. « Bien », dit-il. Il me demanda de faire mes bagages en vitesse, comme si nous allions passer le week-end à Alexandrie. « Moshé nous a envoyés vous chercher, dit-il. Moshé veut vous voir. Moshé a besoin de vous. Il a un travail important à vous confier.
— Moshé ?
— Le Guide », dit Eléazar. Le ton était celui réservé habituellement aux pharaons, voire au Premier Consul. « Vous ignorez tout de lui pour le moment, mais cela changera. Toute l’Égypte le connaîtra bientôt. Le monde entier le connaîtra.
— Et qu’est-ce que votre Moshé veut de moi ?
— Vous allez rédiger le récit de l’exode, déclara Di Filippo.
— L’histoire ancienne n’est pas vraiment ma spécialité.
— Il ne s’agit pas d’histoire ancienne.
— L’exode a eu lieu il y a trois mille ans, que voulez-vous ajouter après tant d’années, sinon que c’est bien dommage que la chose ait échoué ? »
Une lueur d’incompréhension passa brièvement dans le regard de Di Filippo. « Nous ne parlons pas de celui-là. L’exode, c’est aujourd’hui. Il va bientôt avoir lieu, le nouvel exode, le vrai. L’autre était une erreur, un faux départ.
— Et votre Moshé veut tout reprendre de zéro ? Pour quoi faire ? Le premier fiasco ne lui suffit pas ? Avons-nous vraiment besoin d’un second ? Où pourrions-nous bien aller qui soit mieux que l’Égypte ?
— Vous verrez. La dimension de ce que Moshé est en train d’accomplir dépassera celle du buisson ardent.
— Cela suffit, dit Eléazar. Il est temps de partir. Prenez vos affaires, docteur Ben Simeon. »
Ils étaient donc bien déterminés à m’enlever. J’éprouvai un mélange de peur et d’incrédulité. Tout cela était-il vraiment en train de m’arriver ? Pouvais-je leur résister ? Je n’avais pas l’intention de me laisser faire. Je jugeai bon en cet instant de faire preuve de fermeté. Celle du lettré du haut de son autorité. Ils n’oseraient sûrement pas utiliser la force. Quels qu’ils soient, c’était des Hébreux après tout. Ils sauraient respecter le lettré que je suis. Bourru, sec, paternel, le professeur, l’homme de savoir. Je secouai la tête. « Je crains que ce ne soit pas possible. »
Eléazar fit un geste de la main. Di Filippo s’approcha de moi de manière menaçante et son corps impressionnant sembla se gonfler de manière effrayante. « Suivez-nous, dit-il, d’une voix calme. Une voiture nous attend dehors. Nous avons quatre heures de route et Moshé veut que vous soyez là-bas avant le coucher du soleil. »
Mon sentiment d’impuissance m’envahit de nouveau. « Je vous en prie. J’ai encore beaucoup de travail à faire et…
— Au diable votre travail, professeur. Préparez vos valises ou on vous embarque tel quel. »
La rue était tranquille, sans un bruit, avec ce sentiment de vide à la mi-journée qui donne à Menfe un aspect de ville abandonnée lorsque le soleil est à son zénith. Je marchais encadré des deux molosses, un prisonnier essayant de rester calme. En me retournant vers les vieilles façades grises du quartier hébreu où j’avais vécu toute ma vie, je me suis demandé si je les reverrais un jour, ce qu’il adviendrait de mes livres, qui conserverait mes travaux. J’étais comme dans un rêve.
Un vent sec et poussiéreux soufflait de l’ouest, conférant au ciel une couleur rougeâtre créant l’impression que le delta tout entier s’était embrasé ; la chaleur de la mi-journée aurait suffi à faire rôtir un cochon. L’air était chargé d’odeurs d’huile de cuisson, de parfums d’orange, de puanteur d’excréments de chameaux et de fumée. Ils avaient garé leur voiture à l’autre bout de la place Amenhotep juste derrière la statue du pharaon, espérant sans doute avoir un peu d’ombre, mais à cette heure de la journée, il ne fallait pas y compter et la voiture était un véritable four. Di Filippo était le chauffeur, Eléazar était à l’arrière avec moi. Je demeurai prostré, respirant à peine, comme pour créer autour de moi une sphère invisible d’invulnérabilité par mon immobilisme. Mais lorsque Eléazar me proposa une cigarette, je la lui arrachai de la main avec une telle férocité qu’il me lança un regard surpris.
Nous avons contourné l’hippodrome et la grande basilique où siègent les juges de la République pour rejoindre le faible flux de la circulation qui s’enfonçait dans la Voie sacrée. Notre route allait donc nous emmener à l’est, hors de la ville, au-delà du fleuve, à l’intérieur du désert. Je ne posai aucune question. J’avais peur, j’étais engourdi, furieux et, d’une certaine manière, curieux. Je restai donc sagement assis, en priant que ces hommes et leur chef en finissent rapidement avec moi et me laissent retourner chez moi et au travail qui m’attendait.
« Quelle ville puante ! murmura Eléazar. Ah, cette ville de Menfe, comme je la déteste ! »
À vrai dire, je l’avais toujours trouvée plutôt magnifique : une façon de mesurer mon intégration, je suppose, bien qu’au fond je me sente plus israélite qu’égyptien. Même un Hébreu est forcé de reconnaître que Menfe est l’une des plus belles villes au monde. Tout le monde s’accorde à dire, et je partage cette opinion, que Menfe est la plus belle ville à l’est de Rome, bien que je ne me sois jamais aventuré au-delà des provinces égyptiennes.
Les splendides temples anciens de la Voie sacrée défilaient de chaque côté de la route, le temple d’Isis, le temple de Sarapis, le temple de Jupiter Ammon et les autres, cinquante, cent, sur ce grand boulevard où les sphinx et les taureaux longent la route : le temple de Dagon, celui de Mithra, de Cybèle, de Baal, de Mardouk, de Zoroastre, un temple pour chaque dieu et déesse que l’homme avait imaginé, sauf bien sûr, l’unique et véritable Dieu que nous autres Hébreux préférons vénérer derrière les murs de notre propre quartier. Les dieux de la terre entière se sont échoués ici comme les limons du Nil. Bien sûr, de nos jours, personne ne les prend vraiment au sérieux, même leurs supposés fidèles. Ce serait une folie que d’affirmer que nous vivons une ère religieuse. Le temple de Mithra reçoit bien quelques fidèles, ainsi que, bien entendu, celui de Jupiter Ammon. Les gens y vont pour parler affaires, pour rencontrer leurs amis, peut-être parfois pour demander des faveurs au ciel. Les autres temples ont plus fonction de musées. Personne ne les visite, à part quelques touristes romains ou nippons. Mais toujours est-il qu’ils sont là, certains vieux de plusieurs milliers d’années. Rien n’est jamais abandonné dans la terre de Misr.
« Regardez-les, dit Eléazar, d’un ton méprisant, tandis que nous passions devant l’immense Sarapion à moitié en ruine. Je ne les supporte plus. Quelle bêtise ! Quel gâchis ! Et tout cela bâti avec la sueur de nos ancêtres. »
On était bien loin de la vérité. Peut-être, à l’époque du premier Moshé, avons-nous effectivement été exploités pour bâtir les grandes pyramides du Pharaon, comme il est dit dans les Écrits. Mais nous n’avons jamais été suffisamment nombreux pour représenter une main-d’œuvre importante. Même de nos jours, après quatre mille ans de présence sur les bords du Nil, nous ne sommes qu’une vingtaine de milliers. Perdus dans une mer de dix millions d’Égyptiens, eux-mêmes perdus dans un océan de Romains et de ceux qui les imitent, nous ne sommes donc qu’une minorité au sein d’une minorité, une curiosité ethnographique, une goutte d’eau dans l’océan de l’humanité, une secte étrange et insignifiante, sauf pour nous-mêmes.
Le quartier des temples commençait à s’éloigner de nous et nous sommes passés sur l’étroite arche étincelante du pont Augustus César pour entrer dans la banlieue grouillante de Hikuptah sur la rive orientale du fleuve, avec ses bazars d’or et de cuir, ses myriades de cafés, ses enchevêtrements de ruelles médiévales. Puis Hikuptah se transforma en une zone sauvage de figuiers et de champs de joncs, avant de déboucher sur une zone intermédiaire d’oliviers et de dattiers ; puis, brusquement, nous nous sommes retrouvés dans cette zone où la terre change du tout au tout et où plus rien ne pousse. Dès lors, la terrible aridité et la solitude de cet endroit me prirent à la gorge telle une main de fer. C’était une terre effrayante, vide et morne, un endroit de mort peuplé de terribles fantômes. Le soleil cinglait les peaux comme un fouet. J’ai cru que nous allions cuire sur place ; et lorsque le moteur de la voiture se mit à tousser, j’ai vu au regard sombre d’Eléazar que nos chances de survie seraient bien minces si la voiture rendait l’âme. Di Filippo roulait le dos courbé, concentré, sans lâcher un mot, accroché au volant avec une raideur trahissant son inquiétude. Eléazar aussi était silencieux. Aucun d’eux n’avait beaucoup parlé depuis notre départ de Menfe, moi non plus d’ailleurs, mais maintenant, au cœur de cette terre rude et aride, ils demeuraient totalement silencieux. Nous sommes donc restés ainsi tous les trois figés dans le silence, comme si cette voiture était devenue notre tombe. Nous avons continué ainsi péniblement, lentement, craignant la panne de moteur et assaillis par un vent de sable venant de l’ouest qui sifflait autour de nous. Dans la chaleur accablante, respirer demandait un effort douloureux. Mes habits me collaient à la peau. La route était en assez bon état sur une bonne partie, large, droite et bien pavée, puis elle se rétrécit jusqu’à devenir un ruban blanc constellé de nids-de-poule et de monticules de sable. On savait pourtant entretenir nos routes à l’époque de la Rome impériale. Mais c’était il y a bien longtemps. Nous sommes aujourd’hui à l’ère des consuls, les choses vont à vau-l’eau dans l’arrière-pays et tout le monde s’en moque.
« Vous savez dans quelle direction nous allons, docteur ? » demanda Eléazar, brisant enfin le silence tendu une heure après que nous nous fumes enfoncés dans ce morne et triste désert.
Ma gorge était aussi sèche que des lanières de cuir laissées au soleil mille années durant et j’avais du mal à cracher mes mots. « Je crois que nous nous dirigeons vers l’est, dis-je enfin.
— Vers l’est, en effet. Nous sommes en train de suivre le même chemin que celui que le premier Moshé a emprunté jadis pour libérer notre peuple de l’esclavage. Vers les lacs Amers et la mer Rouge, là où les armées du Pharaon ont rattrapé notre peuple et où dix mille innocents ont péri noyés. »
Il y avait dans sa voix une fureur cassante, comme s’il parlait d’un événement ayant eu lieu quelques jours plus tôt, ou s’il l’avait appris non dans le livre d’Aaron mais dans le journal du matin. Il me fusilla du regard, comme si j’avais une quelconque complicité dans la longue captivité de notre peuple par les Égyptiens, et quelque responsabilité dans l’échec cuisant de la tentative d’évasion de l’époque. J’eus un mouvement de recul avant de me détourner de son regard.
« Cela vous fait quelque chose, docteur Ben Simeon ? Qu’ils nous aient suivis et précipités à la mer ? Que la moitié de notre nation, voire plus, ait péri en cette seule journée marquée par la peur et la panique ? Que de jeunes mères et leurs bébés aient été écrasés sous les roues des chars du Pharaon ?
— C’était il y a si longtemps… » dis-je, d’une voix faible.
À peine avais-je prononcé ces paroles que je me rendis compte de ma bêtise. Je n’avais jamais eu l’intention de minimiser la débâcle de l’exode. Je voulais simplement dire que l’impact de ce désastre avait fini par s’amoindrir après des milliers d’années de cicatrisation. Bien qu’écrasés, découragés et tragiquement décimés, nous avions réussi tant bien que mal à survivre, à continuer, les survivants de la catastrophe avaient refait leur vie sur les bords du Nil, d’abord sous le règne des Pharaons, puis des Grecs qui les avaient conquis, puis des Romains après leur conquête des Grecs. N’avions-nous pas réussi à survivre ici, au cours de la longue décadence indolente de l’Imperium, de la Pax Romana, même après la chute de l’Empire et le règne de cette absurde et pathétique Seconde République ?
Mais pour Eléazar, j’aurais pu aussi bien cracher sur les tables de la Loi.
« C’était il y a si longtemps, répéta-t-il, d’un air férocement moqueur. Devrions-nous oublier pour autant ? Devrions-nous aussi oublier les Patriarches ? Devrions-nous aussi oublier le Pacte ? L’Égypte serait-elle donc la terre que Dieu nous a destinée ? Avons-nous été choisis par Lui pour nous hisser au-dessus des autres peuples de la terre, ou sommes-nous éternellement voués à être les esclaves du Pharaon ?
— Je voulais simplement dire que… »
Mais mon avis ne l’intéressait pas. Ses yeux brillaient, le sang lui était monté au visage, une veine palpitait sur son front de manière inquiétante. « Nous étions destinés à la grandeur. Le Seigneur a donné sa bénédiction à Abraham en lui disant qu’il multiplierait ses graines comme les étoiles dans le ciel, comme le sable sur le rivage. Et que les graines d’Abraham lui ouvriraient les portes de ses ennemis. Et qu’à travers ses graines, toutes les nations du monde seraient bénies. Avez-vous déjà entendu ces paroles, docteur Ben Simeon ? Pensez-vous qu’elles aient une quelconque signification ou ne sont-elles que les fanfaronnades de quelques remuants petits chefs de tribus ? Non, je vous l’ai dit, nous sommes voués à la grandeur, voués à secouer le monde, et il nous a fallu trop longtemps pour nous remettre de la catastrophe de la mer Rouge. Une heure, deux heures de plus, et le cours de l’histoire aurait été bien différent. Nous aurions traversé la mer jusqu’au Sinaï et les terres fertiles au-delà, nous y aurions bâti notre royaume ainsi que l’annonçait le Pacte ; nous aurions forcé le monde à écouter la voix grondante de notre Dieu ; et aujourd’hui, le monde entier nous regarderait avec la même déférence que celle affichée envers les Romains depuis vingt siècles. Mais il n’est pas encore trop tard, même aujourd’hui. Un nouveau Moshé se trouve sur cette terre, et il réussira là où le premier a échoué. Et nous quitterons enfin l’Egypte, docteur Ben Simeon, nous aurons ce qui nous est dû. Enfin. »
Il s’enfonça dans la banquette, en sueur, tremblant, livide, visiblement épuisé par sa propre éloquence. Je n’essayai même pas de répondre quoi que ce soit. On ne peut gagner face à une telle conviction ; de toute façon qu’avais-je à gagner en contrariant sa vision d’Israël triomphant ? Qu’il garde sa foi, qu’il garde son Moshé, qu’il garde ses rêves de triomphe. J’en avais, quant à moi, une vision très différente, moins romantique, plus cynique. Certes, j’arrivais à m’imaginer les fils d’Israël s’évadant de l’emprise du Pharaon à cette époque et poursuivant leur route jusqu’aux terres fertiles de Palestine. Mais après ? Un Empire mondial ? Qu’est-ce qui dans notre histoire, notre caractère, notre tempérament national, allait dans ce sens ? Prêcher la parole de Jéhovah aux Gentils ? D’accord, mais écouteraient-ils, comprendraient-ils ? Non. Non. Nous serions toujours restés un peuple à part, une petite tribu entêtée, accrochée à son concept de Dieu unique quand tous les autres éprouvaient le besoin de croire en plusieurs dieux. Nous aurions peut-être conquis la Palestine, et même la Syrie, peut-être nous serions-nous étendus au-delà de la Grande Mer ; mais il aurait quand même fallu compter avec les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Grecs d’Alexandre et les Romains surtout, les flegmatiques, lourds et invincibles Romains, dont le destin était de s’implanter dans les moindres recoins de la planète pour en faire des provinces romaines avec leurs routes romaines, leurs ponts romains et leurs bordels romains. Au lieu de vivre en Égypte, sous le Pharaon moderne – simple marionnette du Premier Consul, l’homme qui a remplacé l’empereur de Rome –, nous habiterions en Palestine, sous l’autorité de quelque petit procurateur, proconsul ou préfet, et parlerions une sorte de latin ou de grec à nos maîtres au lieu de parler égyptien, mais pour le reste, tout serait identique. Mais je me suis bien gardé de faire part de cela à Eléazar. Lui et moi étions très différents. Son âme et son esprit visionnaire étaient supérieurs aux miens. Sa force aussi, et son tempérament moins patient. J’aurais pu contrer ses théories sur l’histoire et il m’aurait frappé de rage en retour, qui de nous deux alors aurait démontré la plus grande sagesse ?
Le soleil disparut derrière nous et le vent tourna, nous balançant de temps à autre des paquets de sable, sur le pare-brise cette fois-ci. J’apercevais les masses sombres des montagnes devant nous au sud, de l’autre côté du détroit séparant l’Égypte des étendues sauvages du Sinaï. Nous étions en fin d’après-midi, presque en début de soirée. Brusquement, un village surgit devant nous, sorti de nulle part.
Il s’agissait en fait plus d’un campement que d’un véritable village. Je repérai plusieurs huttes métalliques bancales et quelques bâtiments encore plus sommaires, le tout maintenu en place par des treillages de joncs. Des lampes à pétrole brûlaient çà et là. Trois ou quatre carcasses de camions et quelques voitures à l’abandon étaient dispersées un peu partout. Un puits avait été creusé au milieu de l’ensemble et un réseau aérien complexe de tuyaux s’étendait dans toutes les directions. Derrière la partie centrale se trouvait un bâtiment beaucoup plus grand que les autres, un immense abri de métal, sorte d’auvent, protégé par des camions garés devant.
Je venais d’arriver au quartier général de quelque organisation secrète, pourtant, aucun effort n’avait été fait pour essayer de camoufler ou de défendre le site. L’installer dans cet endroit perdu était déjà en soi une défense : aucun être humain sensé ne viendrait s’aventurer dans un pareil endroit sans une raison valable. Les patrouilles de la police pharaonique ne sortaient pas du périmètre des villes et les officiers civiques de la République n’avaient certainement aucune raison de venir fourrer leur nez dans un endroit aussi désolé et hostile. Nous vivons une ère décadente, mais qui a l’avantage d’être placide et confiante.
Eléazar, s’étant éjecté de la voiture, me fit signe de le suivre, ce que je fis en clopinant. Après des heures passées dans le confinement étroit de la voiture, j’étais quelque peu courbaturé. De plus, les relents d’essence m’avaient rendu légèrement nauséeux. Mes vêtements étaient devenus raides et âcres à cause de la sueur séchée. La brise du soir ne soufflait pas encore sur le désert et l’air chaud était oppressant. Sans les mille odeurs de la ville, cet air avait à mes narines une étrange qualité de vide. Au point d’en devenir presque inquiétant. Un peu comme l’air que l’on trouverait sur la Lune si la Lune avait une atmosphère.
« Cet endroit s’appelle Beth Israël, dit Eléazar. C’est la capitale de notre nation. »
Je me retrouvais non seulement parmi des fanatiques, mais au milieu de cinglés qui souffraient visiblement d’un complexe de supériorité. Ou bien l’un va-t-il automatiquement de pair avec l’autre ?
Une femme habillée en homme vint à notre rencontre. Elle était jeune, très grande, large d’épaules, et une épaisse chevelure noire lui tombait sur les épaules et sur des yeux aussi clairs que ceux d’Eléazar. Elle avait le même nez aquilin que lui, mais d’une certaine façon cela la rendait plus distinguée. « Ma sœur Myriam, dit-il. Elle veillera à votre installation. Demain matin, je vous ferai faire le tour des lieux et vous expliquerai vos tâches. »
Il prit congé en me laissant là avec sa sœur.
Elle était formidable. Je voulus porter ma valise mais elle insista pour le faire, puis s’élança vers l’extrémité du périmètre à une telle allure que j’avais du mal à la suivre. Un cabanon m’attendait, un peu à l’écart du reste. On m’avait installé un lit de camp, un bureau avec une machine à écrire, une bassine pour la toilette et une unique lampe qui balançait au bout d’un fil. Il y avait aussi un placard pour ranger mes affaires. Myriam se chargea de déballer ma valise, rangea mon linge sur l’étagère et installa les quelques livres que j’avais apportés près de mon lit. Ensuite elle versa de l’eau dans la bassine et me demanda de me déshabiller. Je la fixai d’un air ébahi. « Vous ne pouvez pas garder ces vêtements, dit-elle. Pendant que vous ferez votre toilette, j’irai porter vos affaires à laver. » Elle aurait pu attendre dehors, mais non. Elle resta là, les bras croisés, d’un air impatient. J’ai haussé les épaules avant de lui tendre ma chemise, mais elle voulait aussi le reste. C’était une nouveauté pour moi, cette approche directe, cette absence totale de décence. J’ai connu peu de femmes dans ma vie, et aucune depuis la mort de ma femme ; comment pouvais-je me déshabiller devant une parfaite inconnue assez jeune pour être ma fille ? Mais elle insista. J’ai donc fini par tout lui donner – ma nudité ne semblait pas la déranger –, je profitai ensuite de son absence pour faire une toilette rapide et enfiler des vêtements propres avant qu’elle ne me revoie dans le plus simple appareil. Mais elle s’absenta assez longtemps. À son retour, elle portait un plateau avec mon dîner, un bol de porridge, du ragoût de mouton et une petite carafe de vin rouge clair. Puis je me suis retrouvé seul. La nuit était tombée, la nuit du désert, terriblement sombre, les étoiles formant de véritables phares dans l’obscurité. Après avoir dîné, je suis sorti de mon cabanon, pour rester planté là dans le noir. Tout cela me paraissait à peine croyable, que je puisse être enlevé de la sorte et me retrouver en ce lieu inconnu au lieu d’être à l’abri dans mon petit appartement du quartier hébreu de Menfe. Ici, pourtant, tout était paisible. Des lumières brillaient au loin. J’entendais des éclats de rire, le son agréable d’une cithare, une voix riche et profonde chantant une vieille chanson hébraïque. Même dans ma captivité je commençais à ressentir en moi un étrange sentiment de tranquillité. J’avais conscience de me trouver en présence d’une véritable communauté, bien que vouée à une cause qui échappait à ma compréhension. Si j’avais été téméraire, je serais allé à leur rencontre ; mais j’étais un étranger et j’avais peur. Je demeurai dans l’obscurité un long moment, à écouter, l’esprit vagabond. Puis, la nuit se faisant fraîche, je rentrai. Je restai éveillé jusqu’au petit matin, du moins est-ce l’impression que j’ai eue, pris dans cette clarté glaciale qui empêche tout sommeil ; pourtant j’avais dû dormir un court instant, car des bribes de rêves flottaient encore dans mon esprit le lendemain matin, des images de cavaliers et de chars, d’hommes armés de lances, d’un grand Moshé barbu furieux brandissant les tables de la Loi.
Une petite fille timide m’apporta mon petit déjeuner. Plus tard, ce fut au tour d’Eléazar de me rendre visite. Dans la confusion de la veille, je ne m’étais pas rendu compte à quel point sa présence était intimidante : il m’avait semblé grand, mais aujourd’hui, je le voyais comme un véritable géant, avec une tête de plus que moi et pesant bien une soixantaine de minas de plus. Il avait le teint rubicond et de longues boucles noires lui tombaient sur les épaules. Il avait délaissé sa tunique égyptienne ce matin-là, optant pour une tenue romaine, une chemise échancrée et une paire de pantalons kaki.
« Vous savez, dit-il. Nous sommes convaincus que vous êtes l’homme de la situation pour le travail que nous vous avons prévu. Moshé et moi avons souvent discuté de vos livres. Nous sommes tous deux d’accord que vous êtes le plus à même de cerner la logique de l’histoire, l’inévitabilité des processus qui découlent de la nature des êtres humains. »
Je ne savais quoi répondre.
« Je me rends compte à quel point vous devez être contrarié d’avoir été ainsi enlevé. Mais vous nous êtes essentiel ; et nous savions que vous ne seriez jamais venu ici de votre plein gré.
— Essentiel ?
— Les grands mouvements nécessitent de grands chroniqueurs.
— Quant à la nature de ces mouvements…
— Venez », dit-il.
Il me présenta le village. Mais ce fut une visite guère édifiante. Il agissait de manière mécanique et distante, comme s’il suivait un plan minutieusement préparé à l’avance et chaque fois que je lui posais une question, il demeurait évasif. Le grand bâtiment en tôles ondulées au milieu du camp était l’usine où l’on préparait l’exode, m’expliqua-t-il. Mais mes demandes de précisions restèrent sans réponse. Il me montra la demeure de Moshé, un cagibi sommaire comme tous les autres. Quant à Moshé, aucune trace de lui. « Vous le rencontrerez plus tard », dit-il. Il m’indiqua un autre édifice en tôles comme étant la synagogue, un autre la bibliothèque, un troisième abritant le générateur électrique. Lorsque je lui ai demandé de visiter la bibliothèque, il se contenta de hausser les épaules sans s’arrêter de marcher. À l’autre extrémité se trouvait un deuxième groupe de bâtisses grossières au bas de la colline que je n’avais pas remarquées la veille. « Nous sommes cinq cents », dit Eléazar. Plus que je n’avais imaginé.
« Tous des Hébreux ?
— À votre avis ? »
J’étais surpris de constater que tant d’entre nous étaient venus s’installer ici sans que j’en entende parler. Certes, je menais une vie recluse d’écrivain, mais tout de même, cinq cents Israélites représentent une personne sur quarante au sein de notre communauté. C’était là un mouvement de population important pour nous. Il n’y en avait donc aucun parmi mes connaissances, pas même un ami d’ami ? Apparemment non. Enfin, la plupart des colons de Beth Israël devaient sans doute venir d’Alexandrie, qui entretient peu de relations avec la communauté de Menfe. En tout cas, je n’en reconnaissais aucun tandis que je me promenais au milieu du village.
De temps à autre, Eléazar faisait allusion à l’exode qui s’annonçait imminent, mais il ne lâchait aucune information ; comme si l’exode en question était un jouet qu’il aimait cacher dans ses mains et dont je n’étais autorisé à voir que de brefs reflets. Il était inutile de l’interroger. Il continuait imperturbablement la visite, présence constante sur mes épaules, ne disant que ce qu’il avait envie de me dire. L’importance cachée de ce mystérieux projet suscitait en moi curiosité et irritation. S’ils voulaient quitter l’Égypte, pourquoi ne pas partir tout simplement ? Les frontières n’étaient pas gardées. Nous avons cessé d’être les esclaves des pharaons depuis deux mille ans. Eléazar et ses amis pouvaient parfaitement s’établir en Palestine, en Syrie ou en n’importe quel autre endroit, même en Gaule, en Hispanie, ou encore à Nova Roma, de l’autre côté de l’Océan, où ils auraient pu essayer de convertir les Peaux-Rouges à Israël. La République se moquait bien de savoir où une poignée d’Hébreux avaient l’intention de s’établir. Alors, pourquoi toute cette mise en scène, ce mystère, ces airs de conspiration secrète ? Ces gens-là étaient-ils en train d’accomplir quelque chose d’extraordinaire ? Où étaient-ils tout simplement une belle bande de déséquilibrés ?
Dans l’après-midi, Miriam m’apporta mes vêtements, lavés et repassés, et proposa de me présenter à quelques-uns de ses amis. Nous sommes descendus au village, tout y était calme.
Chacun était occupé à ses tâches, m’expliqua Miriam. Mais il y avait quelques jeunes gens devant l’entrée d’un des bâtiments : voici Déborah, dit-elle, Ruth, Reuben, Isaac, Joseph et Saùl. Il m’accueillirent avec un respect confinant presque à la vénération, mais retournèrent presque aussitôt à leurs conversations comme si je n’étais pas là. Joseph, un garçon brun et mince, traitait Miriam avec une aisance presque intime, finissant ses phrases, lui touchant le bras à une ou deux reprises pour appuyer ce qu’il disait. Je trouvais cela profondément déroutant. Était-ce son mari ? Son amant ? En quoi cela me concernait-il ? Ils étaient tous les deux assez jeunes pour être mes enfants. Grand Dieu, en quoi cela me concernait-il ?
Brusquement et avec une facilité étonnante, mon attitude envers mes ravisseurs commença à changer. Certes, j’avais eu une première approche pour le moins difficile – la suffisance d’Eléazar, la franchise bourrue de Di Filippo, la manière brutale avec laquelle j’avais été enlevé et transporté jusqu’ici – mais après avoir rencontré les autres, je commençai à les trouver charmants, gracieux, courtois, agréables. Bien que prisonnier, je finissais par éprouver pour eux une certaine sympathie.
Au cours des deux premiers jours, je n’appris rien d’autre hormis le fait qu’ils étaient tous très occupés, déterminés, que la plupart d’entre eux étaient jeunes et visiblement intelligents, et qu’ils travaillaient en redoublant d’efforts sur quelque projet grandiose qui, selon eux, allait faire trembler le monde. Ils étaient aussi passionnés que devaient l’être les Hébreux qui avaient participé à ce premier et malheureux exode : méprisant la société stérile et étrangère dans laquelle ils étaient prisonniers, luttant pour leur liberté afin d’atteindre la lumière et faire naître un monde nouveau. Mais comment ? Par quels moyens ? J’étais sûr qu’ils finiraient par me le dire en temps et en heure, quand bon leur semblerait ; et je savais que nous n’en étions pas encore là. Ils étaient en train de m’observer, de me tester, pour s’assurer que j’étais bien digne de recevoir le secret qu’ils avaient à me confier.
Quel que fut ce projet, cette immense surprise qu’ils avaient prévu de faire à la République, j’espérais pour eux qu’elle soit d’importance et je leur souhaitais de réussir. Je suis peut-être vieux et timide, mais je ne suis pas un conservateur : le changement est primordial pour évoluer, et l’Empire, dans lequel j’inclus la République qui l’avait ostensiblement remplacé, est l’ennemi de tout changement. Pendant vingt siècles, Rome avait étouffe l’humanité dans sa poigne bienveillante. La civilisation qu’elle avait engendrée était vide, les vies que vivaient la plupart d’entre nous n’étaient que des parcours absurdes sans valeur ni but précis. Mais dans son acceptation perspicace des dieux et des coutumes des peuples conquis, l’Empire avait transformé le tout en une masse informe. Les temples grandioses et inutiles de la Voie sacrée, où tous les dieux étaient aussi égaux qu’insignifiants, en étaient le symbole le plus flagrant. En vénérant tout et n’importe quoi, les dirigeants de l’Empire avaient transformé le sacré en instrument du pouvoir. Puis leur cynisme avait fini par l’emporter sur tout : le rapport entre l’homme et le divin fut détruit, jusqu’à ce que nous n’ayons plus rien à vénérer à part le statu quot la sainte stabilité du gouvernement mondial. Cela faisait plusieurs années que je me disais qu’une révolution radicale s’imposait, au cours de laquelle toutes les relations figées, gelées et leur cortège de préjugés et d’opinions aussi anciens que vénérables, seraient balayés – un événement au cours duquel tout ce qui est solide se fondrait dans l’air, tout ce qui est sacré serait profané, et où l’homme serait enfin obligé de se confronter la tête froide aux réelles conditions de sa vie. Était-ce cela que ce nouvel exode devait apporter ? Je l’espérais profondément. Car l’Empire était moribond, mais il ne le savait pas. Il pesait sur les épaules de l’humanité telle une bête morte, étouffant sous son propre poids : une bête tellement grande que certaines parties de son corps ignoraient sa mort.
Le troisième jour, Di Filippo vint frapper à ma porte. « Notre Guide est prêt à vous recevoir. »
L’intérieur du logement de Moshé ne différait guère du mien : un simple lit de camp, une unique ampoule nue, une bassine, une armoire. Mais il avait des étagères remplies de livres. Moshé lui-même était plus petit que ce à quoi je m’attendais, un homme trapu qui n’en dégageait pas moins une aura immense, une force quasi invincible. Nul besoin que l’on m’apprenne qu’il s’agissait du frère aîné d’Eléazar. Il avait la même crinière noire en boucles, un regard féroce et un véritable bec de prédateur en guise de nez ; mais parce qu’il était plus petit qu’Eléazar son pouvoir semblait condensé, il semblait sur le point d’entrer en éruption. Il affichait cependant une certaine contenance, une parfaite maîtrise de soi, en somme un personnage austère et effrayant.
Il m’accueillit néanmoins chaleureusement et s’excusa de la brutalité de ma capture. Puis il me montra une série d’exemplaires usés de mes livres sur une de ses étagères. « Vous avez cerné la République mieux que quiconque, docteur Ben Simeon, dit-il. À quel point elle est faible et corrompue malgré sa façade d’amour universel et de fraternité. À quel point son influence s’est révélée nuisible. À quel point son pouvoir est faible. Aujourd’hui, le monde attend quelque chose de complètement neuf : mais quoi ? N’est-ce pas la question, docteur Ben Simeon ? Mais quoi ? »
C’était là un discours calculé, parfaitement préparé, qu’il avait sans aucun doute mis au point dans l’intention de m’impressionner pour me rallier à sa cause, quelle qu’elle fut. Et, effectivement, il m’impressionnait par sa passion et sa conviction. Il parla un bon moment, faisant le tour des sujets et des arguments qui m’étaient devenus depuis longtemps familiers. Il considérait l’Imperium romain, tout comme moi, comme une entité moribonde, sans espoir de rémission, mais qui poursuivait malgré tout sa course insensée. Appelez cela un Empire, appelez-le une République, cet état général persistait et ce concept était devenu obsolète dans notre ère moderne. Les résurgences de nationalismes locaux que l’on croyait disparus depuis des milliers d’années ne pouvaient être ignorées. La tolérance romaine pour les coutumes, les religions, les langues, les dirigeants de ses provinces avait jadis été une politique avisée au fil des siècles, mais elle charriait les graines de la destruction de l’Imperium. Il y avait trop de pays à travers le monde qui ne maîtrisaient que très approximativement les deux langues officielles, le latin et le grec, et où toutes les transactions commerciales se faisaient dans un pot-pourri d’autres langues. Même au cœur de l’ancienne terre natale impériale, le latin s’était dilué en une multitude de dialectes régionaux qui étaient autant de langues différentes – le gallien, l’hispanique, le lusitanien et les autres. Même les Romains de Rome ne parlaient plus le véritable latin, précisa Moshé, mais plutôt un ersatz simplifié, plus mélodieux et plus lent appelé le romain, qui était peut-être parfait pour les airs d’opéra mais négligeait la précision nécessaire pour gouverner. Quant à la diversité des religions que les Romains, dans leur laxisme, avaient encouragée, elle n’avait contribué en aucun cas à la perpétuation des croyances mais plutôt à leur érosion. Il n’y avait que très peu d’individus, à part quelques peuples primitifs et quelques minorités ethniques telles que la nôtre, pour croire en quelque chose de nos jours. Au lieu de cela, presque tous faisaient semblant de vénérer la version moderne du panthéon romain et autres dieux à la mode, mais une société qui tolère tous les dieux ne peut avoir de foi réelle en aucun d’eux. Et une société sans foi est une société sans gouvernail ni cap à suivre.
Moshé voyait en ces éléments, tout comme moi, non pas des signes de vitalité et de diversité, mais les signes avant-coureurs du commencement de la fm. Cette fois-ci, il n’y aurait pas de réunification. Après la chute de l’Empire, des forces réactionnaires avaient réussi à bâtir une République sur ses ruines, mais cette ruse ne pouvait fonctionner qu’une seule fois. Une nouvelle période incendiaire telle que l’histoire n’en avait jamais connue se profilait à l’horizon alors que les parties dispersées du vieil Imperium recommençaient à se faire la guerre.
« Et votre fameux exode ? dis-je enfin, osant l’interrompre dans son discours. De quoi s’agit-il, quel rapport avec ce dont nous venons de parler ?
— La fin est proche, dit Moshé. Mais nous ne devons pas nous laisser emporter par le chaos qui suivra la chute de la République, car nous sommes les instruments du grand dessein de Dieu et notre survie est essentielle. Venez, je vais vous montrer quelque chose. »
Il nous fit sortir. Aussitôt une vieille voiture, n’inspirant guère confiance, arriva à notre hauteur, le grand garçon élancé appelé Joseph était au volant. Moshé me fit signe de prendre place et nous avons emprunté une piste qui longeait le village avant de s’enfoncer dans la partie du désert au-delà de la colline séparant la colonie en deux. Nous avons roulé environ line dizaine de minutes vers le nord à travers une série de dunes rocailleuses, puis longé une autre colline escarpée jusqu’à son extrémité qui se transformait en une vaste plaine. Là, je fus ébahi par le spectacle d’une immense structure en forme de tube métallique argenté reposant sur une demi-douzaine de pieds fragiles telles des pattes d’araignée sur une hauteur d’environ trente cubits, le tout au milieu d’un enchevêtrement de machines, de câbles et d’ouvriers en pleine activité.
J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait de quelque idole, un Moloch, un Baal, et j’eus, l’espace d’un instant, la vision du peuple de Beth Israël s’enduisant le corps de graisse de porc avant de se livrer, nu, à des danses rythmées au son des percussions. Mais c’était une bêtise de ma part.
« Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. Une sculpture ? »
Moshé prit un air de dégoût. « Vous êtes sérieux ? C’est un vaisseau, une arche divine. »
Je le fixai d’un air ébahi.
« Il s’agit du prototype de notre vaisseau spatial, dit Moshé, avec une intensité saisissante. « Les cieux seront notre destination, grâce à des vaisseaux comme celui-ci – près de Dieu, de Sa lumière – c’est là que nous nous établirons, dans le nouvel Éden qui nous attend sur une autre planète, jusqu’au jour de notre retour sur Terre.
— Le nouvel Éden… une autre planète… » Ma voix se fit de plus en plus faible sous l’effet de l’incrédulité. Un vaisseau pour naviguer entre les étoiles, comme les vaisseaux aériens romains le faisaient pour se rendre d’un continent à un autre ? Une telle chose était-elle possible ? Les Romains eux-mêmes, ces admirable ingénieurs, n’avaient-ils pas envisagé le voyage stellaire des années plus tôt pour arriver à la conclusion qu’il n’y avait aucun moyen pratique d’y parvenir et rien à y gagner si la chose était possible ? L’espace était un endroit hostile et inatteignable : tout le monde le savait. Je secouai la tête. « Quelle autre planète ? Où ? »
Il ignora royalement ma question. « Nos meilleurs cerveaux travaillent depuis cinq ans sur le projet que vous avez devant les yeux. Nous en sommes aujourd’hui à la période des essais. D’abord de courts voyages – un aller-retour sur la Lune –, ensuite nous irons plus loin, dans les étoiles, vers le nouveau monde que le Seigneur a promis de me révéler, afin que les pionniers puissent y établir les premières colonies. Après… ce sera un vaisseau après l’autre, de magnifiques arches étincelantes, jusqu’à ce que chaque Israélite d’Égypte ait fait la traversée jusqu’à la Terre promise… » Ses yeux pétillaient. « Notre exode, enfin ! Qu’en pensez-vous, docteur Ben Siméon ? Qu’en pensez-vous ? »
Je pensais qu’il s’agissait là d’une folie des plus dangereuses, et que Moshé était un désaxé qui allait mener son peuple – et le mien finalement – vers une catastrophe sans précédent. C’était un rêve, un fantasme enfiévré. J’aurais préféré l’entendre dire qu’ils avaient l’intention de vénérer cette chose à grands renforts d’encens et de cymbales plutôt que de la faire voler à travers le vide galactique. Mais Moshé s’enflammait avec une telle ferveur que le lui dire était impensable. Il me prit par le bras et me dirigea, ou plutôt me tira avec lui, au bas de la colline où les travaux avaient lieu. De près, le vaisseau paraissait énorme et si fragile à la fois. Moshé frappa la paroi des réservoirs, produisant un son creux. D’épais câbles gris traînaient un peu partout ainsi que d’autres machines dont l’utilité m’échappait. Des jeunes gens aux regards enfiévrés couraient dans toutes les directions en transportant des pièces d’équipement et en hurlant des instructions comme pour rivaliser à qui serait le plus zélé. Moshé monta sur une échelle en me faisant signe de le suivre. Il nous fit entrer dans une sorte de cabine située à la pointe du vaisseau ; dans cet espace restreint mais néanmoins suffisamment aéré se trouvaient des écrans, des panneaux de contrôle, des câbles et d’autres appareils auxquels je ne comprenais rien. Sous la cabine, un escalier en spirale menait à une cabine où pourrait dormir l’équipage, au-dessous se trouvaient les fusées qui devaient propulser l’arche de l’exode vers les étoiles.
« Et ça fonctionnera ? arrivai-je à dire.
— Il n’y a aucun doute là-dessus, dit Moshé. Nos meilleurs cerveaux ont conçu ce que vous voyez là. »
Il me présenta à certains d’entre eux. Le plus vieux devait avoir dans les vingt-cinq ans. Curieusement, aucun ne possédait le regard fanatique de Moshé ; ils paraissaient tous très posés, calmes, affichant un détachement tout professionnel et une confiance sereine. Deux ou trois d’entre eux expliquèrent tout à tour le fonctionnement du vaisseau, son mode de propulsion, son système de guidage et la méthode employée pour échapper à l’attraction terrestre. Ma tête commençait à bourdonner. Mais j’étais tout de même convaincu par leur force de persuasion. Ils parlaient de « combustion », « d’accélération », de « neutralisation », « d’attraction terrestre ». Puis de « masse », de « poussée » et de « vitesse de pointe ». Je comprenais à peine un dixième de ce qu’ils me racontaient, pas même un centième ; mais j’arrivais à m’imaginer un géant se libérant de ses attaches avant de quitter fièrement la Terre pour se lancer vers des mondes inconnus. Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Selon eux, il ne fallait après tout qu’une quantité adéquate de carburant et une explosion savamment calculée. En exerçant une poussée suffisamment forte sur la Terre, il était possible de subir une poussée proportionnelle dans la direction opposée. Oui. Pourquoi pas ? En quelques minutes, je finis par être convaincu que ce vaisseau insensé était capable de quitter le sol dans une magnifique explosion et de se propulser vers les ténèbres de l’espace infini. Lorsque Moshé me fit sortir du vaisseau, une heure plus tard, je n’avais plus le moindre doute là-dessus.
Joseph me ramena seul à la colonie. La dernière fois que je vis Moshé, il était devant la porte d’entrée de son vaisseau, observant d’un œil impatient le ciel brûlant de midi.
Ma tâche, que j’avais déjà cernée, mais Eléazar me la précisa au cours de cette folle journée, consistait à faire la chronique de tout ce qui avait été accompli jusqu’à présent dans cet avant-poste d’Israël et de tout ce qui allait l’être au cours des journées apocalyptiques qui devaient suivre. Je protestai en arguant qu’ils auraient mieux fait de prendre un journaliste possédant si possible quelques solides connaissances scientifiques ; mais ils ne voulaient pas de journaliste, dit Eléazar. Ils cherchaient quelqu’un qui soit familier avec les grands courants historiques. J’ai fini par comprendre que ce qu’ils attendaient de moi n’était pas tant un travail de journaliste ni même d’historien, mais une œuvre possédant la profondeur et la puissance des Écritures. Ils attendaient de moi que j’écrive le Livre de l’exode, en d’autres termes, le Livre du Second Moshé.
Ils mirent à ma disposition un petit bureau dans la bibliothèque et me donnèrent libre accès à leurs archives. On me montra les premiers traités visionnaires de Moshé, ses lettres à des amis proches, ses croquis et manifestes où il insistait sur la nécessité d’un nouvel exode, beaucoup plus ambitieux que le premier. Je pus constater la manière dont il avait rassemblé autour de lui son petit cortège de chercheurs révolutionnaires – dans le plus grand secret et avec une certaine anxiété, car il était tout à fait conscient de l’aspect profondément subversif de son projet qui risquait d’attirer sur lui les foudres de la République. J’ai lu des correspondances enflammées d’Eléazar dans lesquelles il contestait les projets fantastiques de son frère aîné, avant de le voir progressivement, lettre après lettre, se convertir à la cause, jusqu’à devenir plus zélé encore que Moshé lui-même. J’ai étudié des documents scientifiques jusqu’à en avoir mal aux yeux, non seulement ceux de Moshé et de ses associés, mais aussi certains documents romains qui remontaient à plus d’un siècle, et même celui d’un Teuton qui mettait en avant l’intérêt historique d’une conquête de l’espace et de sa faisabilité. J’en appris un peu plus sur la théorie appliquée pour la construction du vaisseau et sur son fonctionnement.
J’avais avec moi Miriam pour me guider dans mes recherches.
Nous travaillions côte à côte dans une petite pièce. Sa fraîcheur, sa beauté, les reflets sombres de ses yeux, me donnaient des frissons. Je dus souvent résister à l’envie de lui toucher le bras, l’épaule, la joue. Mais j’étais trop timide. Je craignais qu’elle ne se moque de moi, qu’elle ne se fâche ou qu’elle ne me méprise, voire qu’elle ne développe une certaine aversion pour moi. C’était bien la peur d’un vieil homme craignant d’être rejeté qui inspirait une telle prudence. Mais je gardais aussi à l’esprit qu’elle était la sœur des deux prophètes passionnés et que le sang qui coulait dans ses veines devait être aussi bouillonnant que le leur. Je craignais, en réalité, de me brûler à son contact.
Le jour choisi par Moshé pour le grand départ avait été fixé au vingt-trois Tishri, au cours de la joyeuse fête de Simchat Torah en l’an 5730 de notre calendrier, à savoir l’an 2723 du calendrier romain. C’était par une magnifique journée d’automne : temps sec, ciel sans nuages, un soleil ardent comme à l’habitude. Pendant trois jours les préparatifs se déroulèrent sans répit autour du site de lancement qui avait été fermé au public hormis au petit cercle de scientifiques ; mais aujourd’hui, à l’aube, le village tout entier se précipita en camion, en voiture et certains même à pied pour assister à l’événement.
Les câbles et les structures métalliques avaient été retirés. Le vaisseau se dressait seul, quelque peu vulnérable, au milieu de l’étendue de sable, telle une aiguille étincelante, fine et fragile. La zone avait été délimitée par des cordons de sécurité ; nous devions observer de loin, afin que les puissantes flammes des propulseurs ne nous atteignent pas.
Un équipage composé de trois hommes et deux femmes avait été sélectionné : Judith, une des scientifiques ayant contribué au montage du vaisseau, Leonardo Di Filippo, l’ami de Miriam, Joseph et une femme nommée Sarah, que je n’avais jamais rencontrée auparavant. Le cinquième était évidemment Moshé. C’était son char, son aventure, son rêve. Il devait impérativement être aux commandes lorsque l’Exodus prendrait son premier envol vers les étoiles.
Ils émergèrent un par un du bâtiment qui servait de centre de contrôle pour le vol. Moshé sortit le dernier. Nous observions la scène dans le silence le plus complet, sans un murmure, osant à peine respirer. Les cinq membres portaient des tenues en satin blanc sur lesquelles la lumière du soleil venait se réfléchir et d’étranges casques en verre ressemblant à des masques de plongeur. Ils se dirigèrent vers le vaisseau, escaladèrent l’échelle, se retournèrent les uns après les autres pour nous saluer, et entrèrent. Moshé hésita un instant avant de monter à bord, comme pour prier ou peut-être souhaitait-il simplement savourer ce moment de plaisir.
L’attente fut interminable, insupportable. Peut-être vingt minutes, peut-être une heure. Il y avait sûrement des dernières vérifications à faire, ou un quelconque problème de dernière minute les avait retardés. Nous demeurions en attente dans le silence le plus complet. Telles des statues. Quelques instants plus tard, j’aperçus les regards inquiets d’Eléazar et Miriam se croiser et ils échangèrent quelques murmures. Puis, Éléazar se dirigea d’un pas pressé vers le bâtiment. Cinq minutes passèrent, puis on le vit ressortir, sourire aux lèvres, faisant un signe de la tête avant de venir se replacer aux côtés de Miriam. Mais toujours rien ne se produisait. L’attente continua.
Et brusquement ce fut un grondement de tonnerre, tels les rugissements d’une horde de taureaux, et une épaisse fumée noire surgit du bas de la fusée pour finir par envelopper la base, puis ce furent de magnifiques flammes rouges. L’Exodus s’éleva de quelques mètres. Il resta suspendu dans les airs comme par magie, puis s’éleva avec une rapidité surprenante vers la voûte bleutée du ciel. J’en restai bouche bée, lâchant un râle comme si j’avais reçu un coup au plexus et me mis à hurler. Des larmes de joie et d’excitation me coulèrent le long des joues. Autour de moi la foule criait, pleurait, agitait les mains, et la fusée, continua de s’élever en grondant, de plus en plus haut, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus la distinguer dans la clarté du ciel.
Nous étions tous à crier joyeusement lorsqu’un éclat de lumière intense, tel un deuxième soleil plus puissant que le nôtre, vint illuminer le ciel au-dessus de nous dans un souffle formidable, nous obligeant à mettre un genou à terre de peur et de douleur, en hurlant, la tête dans les mains.
Lorsque j’eus enfin le courage de lever les yeux vers le ciel, le point de lumière vive avait disparu, laissant place à une effrayante trace de fumée noire traversant le ciel de part en part, pour mourir plus loin vers le nord. Je ne voyais plus la fusée. Je ne l’entendais plus.
« Elle a disparu ! » hurla quelqu’un.
« Moshé ! Moshé !
— Elle a explosé ! Je l’ai vue !
— Moshé !
— Judith… » fit une voix faible derrière mon dos.
J’étais trop assommé pour crier. Autour de moi ce n’étaient que des cris d’horreur et de désespoir qui s’élevaient de plus en plus fort, un faible gémissement qui se terminait dans les hurlements aigus de centaines de gorges. Ce fut alors l’hystérie générale et la panique. Les gens se précipitaient sans but comme pris de folie. Certains se roulaient par terre, d’autres frappaient le sol des mains. « Moshé ! criaient-ils. Moshé ! Moshé ! Moshé ! »
Je me tournai vers Eléazar. Il était livide, hagard. Je le vis pourtant reprendre son souffle, lever les bras et s’avancer pour attirer l’attention des autres. Aussitôt, tous les regards convergèrent vers lui. Il se dressa jusqu’à paraître plus grand de cinq cubits.
« Où est passé le vaisseau ? cria une voix. Où est Moshé ? »
Et Eléazar dit, d’une voix qui résonnait comme la trompette du Jugement dernier : « C’était le fils de Dieu, et Dieu l’a rappelé à lui. »
Des hurlements. Des cris stridents.
« Mort ! disaient les voix à l’unisson. Moshé est mort !
— Il vivra éternellement, gronda Eléazar.
— Le fils de Dieu ! firent les voix. Le fils de Dieu ! »
Je me rendis compte de la présence de Miriam à mes côtés, chaude, plaquée contre moi, son bras sous le mien, sa douce poitrine collée à moi, ses lèvres frôlant mon oreille. « Tu dois écrire le livre, murmura-t-elle, une terrible urgence dans la voix. « Son livre, il faut l’écrire. Pour que ce jour ne soit jamais oublié. Pour qu’il vive éternellement.
— Oui, m’entendis-je répondre. Oui. »
En cet instant de folie et de terreur, je me suis senti comme un arbre arraché et charrié au loin par le Nil en crue. La boule de feu de L’Exodus brûlait encore en moi comme un deuxième soleil et son intensité ne faiblirait jamais. Je sus dès lors que j’avais été englouti, conquis, que je resterais ici pour écrire et prêcher, forger au cœur de mon âme l’évangile du nouveau Moshé et transmettre sa parole au monde entier. De ces cinq victimes aujourd’hui viendrait une renaissance ; et nous apporterions aux peuples de la République le message qu’ils attendaient depuis si longtemps dans leur esprits vides et leur confusion et, en l’entendant, ils se libéreraient du joug de leurs maîtres ; et de la mort de l’Imperium naîtrait un nouvel ordre. Y avait-il d’autres mondes et pouvions-nous les atteindre ? Qui pouvait le dire ? Mais il y avait une nouvelle vérité à enseigner, celle du nouveau Moshé qui avait sacrifié sa vie pour que nous puissions atteindre les étoiles et nous n’allions pas laisser cette vérité disparaître. J’écrirai, et d’autres membres de mon peuple iraient propager la parole que j’aurais écrite pour les autres peuples, et ceux-là en seraient transformés.
Je me trompe peut-être en disant que la République est condamnée. Ce qui est plus probable, en revanche, selon moi, c’est que ce monde était destiné à Rome ; il en est ainsi depuis des milliers d’années et, de toute évidence, il en sera toujours ainsi pour l’éternité. Parfait. Qu’ils le gardent. Nous ne chercherons pas à défier le destin éternel de Rome. Nous nous contenterons de nous libérer de son étreinte. Nous avons notre propre destinée. Un jour, qui pourrait dire quand, nous construirions un nouveau vaisseau, et un autre, et un autre encore, qui nous emmèneraient loin de ce monde de malheur. Dieu nous a envoyé Son Fils et l’a rappelé à Lui, mais un jour, nous nous libérerons de l’autorité rigide de la Rome éternelle et nous le suivrons sur des ailes de feu, loin de cette terre d’esclavage, vers les deux où il vit pour l’éternité.