XIII

Maintenant Marwan est mort, son corps noircit sous le soleil à Beyrouth près de l’aéroport, à cent kilomètres à peine du lieu de sa naissance.

Ahmad. La présence d’Ahmad aux côtés de Marwan trouble Intissar. Ahmad le cruel. Ahmad le lâche. Que faisaient-ils ensemble ? Depuis l’incident ils étaient uniquement unis par une cause commune et une haine froide. Pourtant la première fois qu’elle a vu Ahmad quelque chose en elle a tremblé. C’était sur la ligne de front, un an plus tôt, alors que quelques combattants revenaient du Sud. Ahmad était presque porté en triomphe. Il était beau, auréolé de victoire. Un groupe de fedayins s’était introduit dans la zone de sécurité, avait affronté une unité de l’armée israélienne et détruit un véhicule. Même Marwan était admiratif de leur courage. Intissar avait serré la main d’Ahmad et l’avait félicité. Les hommes changent. Les armes les transforment. Les armes et l’illusion qu’elles procurent. Le faux pouvoir qu’elles donnent. Ce qu’on pense pouvoir obtenir grâce à elles.

A quoi peut bien servir l’arme allongée sur ses cuisses comme un nouveau-né ? Qu’est-ce qu’elle va obtenir grâce à elle, trois oliviers et quatre pierres ? Un kilo d’oranges de Jaffa ? La vengeance. Elle va obtenir la paix de l’âme. Venger l’homme qu’elle aime. Puis la défaite sera consommée, la ville s’effondrera dans la mer, et tout disparaîtra.

*

— Salut les gars.

Ahleeeeeen ya Ahmad, répondent les joueurs de cartes.

Ahmad a un bras en écharpe, il est souriant. Il n’a pas vu Intissar. Habib le congratule pour sa sortie de l’hôpital et, d’un signe de tête, attire son attention sur la jeune femme assise par terre.

Elle sent sa gorge se serrer.

Ahmad s’approche d’elle. Elle se lève. Il la fixe tristement dans les yeux.

— Intissar…

Il prend un air de circonstance, un air de deuil. Il pose son arme pour exprimer ses condoléances à la veuve.

— Intissar, il n’y avait rien à faire…

Elle sent un flot de larmes monter mais elle cherche à se contrôler. C’est une combattante. Les combattants ne pleurent pas en public.

— Nous étions en reconnaissance, juste devant. Un de leurs chars était planqué derrière un mur, moteur éteint, l’aube pointait à peine, ils nous ont alignés à la mitrailleuse, Marwan est tombé, j’ai été touché par un ricochet. Une éraflure, Dieu merci. Lui, il était… il était dans l’axe de tir, tu comprends ? Impossible de le tirer de là.

Elle reste de marbre.

— Et maintenant ? Et maintenant ? Tu crois que ce serait possible d’aller le chercher ?

— Je ne sais pas. Je ne sais pas, ils ont déplacé le char tout de suite après sans doute, mais…

— Cette nuit ?

— Tu… Tu veux le voir ?

— Comment ça ?

— Peut-être est-ce qu’on peut l’apercevoir, de là-haut. Habib, tu crois que je peux la faire monter sur le toit ? C’est calme, non ?

Habib esquisse un sourire peiné, il dit : Oui, si vous voulez, mais soyez prudents, s’ils vous repèrent ils vont vous prendre pour des snipers et nous bombarder à coup sûr. Faites attention aux reflets des armes et des jumelles, OK ?

Elle sent son estomac se tordre. La faim. Ou la perspective d’apercevoir le corps dans le soleil de l’après-midi. Elle se demande si Habib savait que Marwan était peut-être visible du toit de l’immeuble. Probablement. C’est la défaite. On ne va plus chercher les morts. On ne veut plus les voir. Ahmad a passé une paire de jumelles autour de son cou. Elle le laisse monter devant, parce qu’elle sait qu’il a tendance à détailler ses fesses dans son pantalon de treillis à la moindre occasion. Il essaie de voir au travers. Cela met Marwan en rage, qu’Ahmad ne puisse pas décoller les yeux de son cul. L’ascension est compliquée. Pour atteindre le premier étage, il faut sortir du bâtiment et y pénétrer à nouveau par un trou de roquette du côté de la cage d’escalier, escalier qui n’existe plus, remplacé par un tas de gravats et de débris où une échelle branlante a été installée. Ahmad monte, elle agrippe l’échelle à son tour, il lui tend la main pour l’aider, elle fait comme si elle ne la voyait pas et, athlétique, se rétablit d’un saut sur le palier. Pour atteindre le deuxième, les cinq ou six premiers degrés manquent ; il faut se hisser avec les bras. Une fois de plus, Ahmad lui propose son aide. Elle ne veut pas le toucher. Elle saute, et d’une traction propulse son bassin au niveau de la marche. Elle est sportive. Elle commence à suer dans son treillis mais elle n’a pas envie de se mettre en tee-shirt, bien que dessous elle porte, chaste carapace, un épais soutien-gorge, presque un bustier. Elle se contente d’ouvrir deux boutons de la veste. Les paliers intermédiaires sont plus faciles à atteindre, mais les deux derniers sont aux trois quarts détruits, le toit est en grande partie effondré, il faut grimper sur les plaques de béton inclinées, en prenant garde aux fers qui y pointent. Le soleil est implacable. La poussière, l’effort et la chaleur lui donnent une soif terrible. Elle a la gorge complètement sèche, elle n’arrive pas à articuler un mot. Ils rampent en suivant un passage sur la terrasse encombrée de gravats et de douilles. Le soleil les cloue au ciment. Autour d’elle, Beyrouth poudroie. A droite le mercure de la mer et l’immense terrain vague de l’aéroport ; à gauche, on aperçoit la cité sportive et le camp de Chatila. Devant, des entrelacs de ruelles ruinées, coupés en quatre par deux grandes rues jonchées de voitures brûlées, d’ordures et les taches sombres, comme des flaques d’huile, du macadam fondu par le phosphore. Voilà donc ce qui reste de la ville. Des traces branlantes, des décombres, de la poussière d’étoile. Et au milieu le corps de Marwan.

Ahmad s’est approché le plus possible de l’angle du toit et a sorti les jumelles de leur étui. Il scrute le champ de bataille vers le sud. Intissar s’est approchée de lui, presque à le toucher, malgré son dégoût. Ahmad s’est immobilisé. Il chuchote : Regarde, là-devant, les positions israéliennes. Leurs chars sont planqués dans ces ruelles par là. Au coin de la grande rue on aperçoit Marwan.”

Elle se sent trembler. Elle a très envie d’uriner, tout d’un coup. Elle ne sait pas si elle doit prendre les jumelles que lui tend Ahmad. Le soleil est un peu derrière eux, ils sont à contre-jour, les Israéliens ne peuvent pas se rendre compte de leur présence. Elle regarde. Les yeux brouillés par les larmes ou la sueur, elle ne voit rien. Elle s’essuie de la manche. Une image indistincte, floue, rapide, un mur en béton, un lampadaire tordu. Elle s’oriente. Elle a peur du moment où le cadavre va apparaître en gros plan sur un trottoir. Des yeux, elle remonte la rue que lui a indiquée Ahmad. Elle l’entrevoit. Elle le dépasse. Elle revient en arrière. Elle a un goût de bile dans la bouche. Un haut-le-cœur. C’est Marwan. On ne voit que ses bras étendus sa tête tournée de l’autre côté ses cheveux son dos noirci. Son dos noirci. La grande tache sombre sur sa veste. Les mouches qui volettent. Elle écarte les jumelles pour pleurer. C’est bien lui et il est bien mort. Elle ne pleure pas. Elle reprend les jumelles. Elle le regarde encore une fois, puis, mentalement, note des repères pour parvenir jusqu’à lui. Cette rue, là, puis à droite, puis à gauche tout droit, elle devrait déboucher juste à l’angle où il est étendu. Elle vérifie le parcours à l’œil nu, à peu près trois cents mètres. Le lampadaire tordu comme un arbre pour s’orienter. Ce n’est rien, trois cents mètres. Ahmad essuie soigneusement les lentilles avec un chiffon douteux. Elle recule et retourne à l’abri du toit en rampant. Ahmad la suit. Il regarde onduler ses jambes et ses fesses. Une cuisse s’écarte de l’autre, le pantalon est maculé de sueur. Intissar n’a plus que Marwan en tête. Il est quatre heures. Il a été abattu il y a plus ou moins douze heures. Elle cherche dans ses souvenirs horribles l’état d’un corps après douze heures d’abandon au soleil. Des mouches sur le sang coagulé, dans la bouche si elle est ouverte, sur les yeux s’ils sont ouverts. Un corps raide qui n’a peut-être pas encore commencé à ramollir. En plus il doit être un peu protégé par l’ombre du mur. Elle pleure à chaudes larmes. Elle a soudain envie de crier Marwan, Marwan, Marwan, elle redescend aussi vite que possible, elle s’égratigne le poignet sur un fer à béton, manque de se fouler une cheville en sautant dans les débris. Ahmad la suit péniblement, en silence. Arrivée en bas elle retourne auprès des joueurs de cartes et s’effondre dans un coin. Elle a chaud. Elle a soif. Elle frissonne de douleur. Marwan le dernier mort de la défaite. Marwan le cadavre de la ville qui tombe.

*

Il y a quelques jours, dans la chambre de l’appartement réquisitionné qu’ils occupaient à Hamra, Marwan disait encore : En 1975, tous les espoirs étaient permis. Le Mouvement était fort et uni, les Libanais de gauche étaient indéfectiblement à nos côtés, et même la Syrie, croyait-on, les seuls traîtres étaient les Jordaniens, et peut-être les Egyptiens ; l’occupation de la Cisjordanie et de Jérusalem était récente, pas irréversible, la guerre d’Octobre avait montré qu’Israël n’était pas invincible, le monde commençait à entendre parler des Palestiniens, Beyrouth était belle, pleine d’intellectuels marxistes et de poètes, d’Européens gauchistes qui portaient le keffieh et s’enivraient dans les bars de Hamra, il y avait des actions glorieuses dans le Sud, de l’argent, des armes soviétiques et des fedayins qui s’entraînaient à la lutte armée. Tu imagines qu’on croyait pouvoir peut-être libérer le pays ? A notre échelle, nos milliers de soldats paraissaient quelque chose de colossal. Ils l’étaient. Ils l’étaient pour les Palestiniens des camps et pour les Libanais à nos côtés. Nos luttes internes, nos disputes étaient en veilleuse. Nous étions plus forts que jamais. Regarde aujourd’hui, encerclés, trahis, notre dernière ville réduite à rien. Les Libanais nous claquent dans les doigts. Le monde arabe va nous extirper comme un kyste, nous rejeter à la mer vers on ne sait où. Si nous partons maintenant nous ne reviendrons jamais, Intissar, crois-moi. Si Beyrouth tombe la Palestine sera un jardin israélien, et nous, au mieux, les animaux de leur basse-cour. Il faut se battre. Ici, la Galilée, on peut la voir, la sentir. Elle est là. Notre peuple est là. Je préfère mourir pour Beyrouth plutôt que pourrir lentement sur un rocher en Méditerranée.

Marwan pourrit maintenant à un carrefour. Marwan ne l’a pas épousée. Intissar n’a pas eu besoin de lui demander pourquoi. Il lui a dit : Tu veux que je fabrique des enfants qui vivront dans des camps misérables sous les obus des phalangistes ? Elle voyait l’espoir dans les enfants. Pour lui l’espoir c’était le combat. La lutte. La défaite a soudé Marwan au sol de Beyrouth. Il est tombé. Elle aime la noblesse généreuse de Marwan. Ils ont lutté ensemble deux ans. Grâce à lui elle est devenue une combattante. Tout le monde la connaît, la respecte. Elle a la tête dans les mains. Elle pleure. Habib lui apporte une bouteille d’eau, en silence. Elle boit. Son treillis est trempé de sueur et de larmes. Elle ne reverra plus Marwan. Il faut qu’elle le revoie. Hier il est parti dans l’après-midi pour le poste. Les bombardements s’étaient tus. Pas d’avions. Il l’a embrassée doucement sur les lèvres. Elle avait envie de lui. De le tenir. De l’avoir en elle. Elle l’a caressé. Il a ri, il l’a embrassée une deuxième fois et il est parti.

Intissar se lève. Ahmad observe Habib et les autres jouer aux cartes en parlant des négociations en cours. Des rumeurs. Des possibles destinations. Où vont-ils aller jouer aux cartes, et pour combien de temps ? Intissar se demande soudain si elle va partir avec eux. Sans Marwan. Pour une destination inconnue. Combattre pour quoi ? Il sera toujours temps d’y penser. Maintenant, courage. Il faut les convaincre d’aller chercher le corps.

Elle s’approche du groupe des joueurs de cartes.

Ahmad la regarde fixement. Elle ne sait pas s’il faut y voir de la compassion ou de la concupiscence. Ou les deux à la fois, peut-être.

— Je… Je vais aller le chercher, dit-elle.

Habib soupire. Ahmad ouvre grands les yeux. Les autres lâchent leurs cartes.

— Intissar, attends. Tu ne peux pas y aller seule. On ira cette nuit.

Habib a l’air résigné à l’accompagner. Il n’a même pas cherché à refuser ou à évoquer le danger de l’expédition.

Soudain, un avion à basse altitude déchire le ciel. Puis un second. Les joueurs se lèvent.

— C’est reparti, dit Ahmad.

A plus de quatre cents mètres à la seconde on traverse la Palestine et le Liban en si peu de temps. Il ne faut aux appareils israéliens que quelques minutes pour venir de leurs bases du Néguev ou de Tel-Aviv. Une première bombe explose, loin derrière eux. Le phosphore brûle au contact de l’air pendant des heures. Les plaies qu’il provoque sont terribles, elles n’en finissent pas de se consumer.

Ils sont trop près des lignes israéliennes pour risquer quoi que ce soit. Ce sont sans doute des civils qui brûlent. Elle se souvient des premiers bombardements au début de l’invasion. Des dizaines de victimes à l’hôpital Gaza, beaucoup d’enfants. Horriblement brûlés. Les médecins n’en croyaient pas leurs yeux — du phosphore, ils consultaient les manuels pour savoir comment traiter les plaies, il fallait du sulfate de cuivre, ils n’en avaient pas, alors ils regardaient les mains ou les pieds fondre jusqu’à disparaître. Puis l’hôpital lui-même a été bombardé. Puis le quartier a été réduit en cendres. Puis il y a eu la bataille de Khaldé, puis la bataille de l’aéroport, puis un cessez-le-feu, puis le siège, puis des combats sporadiques et maintenant Marwan est mort.

Ce qui n’empêche pas les Israéliens de continuer à larguer de temps en temps quelques bombes sur la ville chancelante. Une bougie qui vacille. De Mazraa à Hamra en passant par Rawché, Beyrouth-Ouest est un immense camp de réfugiés, un gigantesque hôpital de campagne. Ceux qui ont fui le Sud ont rejoint les déplacés de Fakhani, de Chatila, de Borj Barajné, d’Ouzay dont les maisons sont en ruine. Plus d’eau, plus d’électricité, plus d’essence pour les générateurs, plus de médicaments, plus de vivres. Le seul répit, c’est la nuit, quand la fraîcheur relative de l’air marin coïncide avec l’arrêt des bombardements. Jusqu’aux petites heures du matin. Dans la chambre de cet appartement de Hamra, les derniers jours, c’était l’heure où ils faisaient l’amour, en silence pour ne déranger personne, la fenêtre ouverte pour profiter de la brise. Quatre jours ? Quatre jours tranquilles pendant les négociations d’Arafat et des Américains. Un répit, un temps mort avant la chute inévitable.

— C’est reparti, dit Ahmad.

La seconde bombe résonne plus près, ils entendent le cri strident de l’avion qui se dégage des tirs de DCA. Elle se demande ce qu’aperçoivent les pilotes, d’aussi haut. Ils doivent voir jusqu’à Damas, au-delà de la montagne. Il paraît que, quand Leïla Khaled a détourné l’avion de la TWA, elle a obligé le pilote à survoler Haïfa, pour voir la Galilée de haut. C’est Marwan qui lui a raconté. Il ne verra jamais la Palestine. Est-ce qu’elle existe encore, d’ailleurs ? Elle ne croit pas qu’il y ait en Palestine une ville aussi belle que Beyrouth, l’hiver, quand on aperçoit la neige sur le Sannin depuis la Corniche. Une ville qui plonge dans la mer comme Beyrouth à Rawché ou à Ramlet el-Beyda. Une ville avec un phare, des collines, des hôtels de luxe, des boutiques, des cafés, des restaurants, des pêcheurs à la ligne, des amoureux au bord de l’eau, des night-clubs, des bordels, des universités, des politiciens et des journalistes à ne plus savoir qu’en faire. Des morts, aussi, à ne plus savoir où les mettre. Qu’est-ce qu’elle va faire du corps de Marwan ? Elle le déshabillera. Elle le lavera elle-même. Elle l’enterrera. Si ce n’était pas interdit par la religion elle construirait un grand bûcher et le brûlerait. Sur la plage. Comme un phare. Elle regarderait Marwan s’en aller en fumée dans le ciel d’été, et rejoindre la Palestine par les airs, avec les avions israéliens. Mais non, elle va l’enterrer en terre libanaise. Dans un cimetière improvisé et provisoire rempli de tombes palestiniennes. A qui appartient la terre, de toute façon ? Aux paysans et aux morts.

— Une autre, dit Ahmad.

Cette fois-ci l’explosion est colossale. Le bâtiment tremble et ils sont recouverts de poussière. Le bruit de cataclysme et les vibrations ont jeté Intissar sur le sol. Ses oreilles sifflent. Elle se relève en s’époussetant. Prudemment, deux combattants sortent par l’arrière pour voir où est tombé l’engin.

Pourquoi continuer à bombarder s’ils savent qu’ils ont vaincu ? Qu’est-ce qui n’est pas déjà brisé ? Elle sent monter une rage impuissante, une colère blanche, comme à chaque fois. Qu’est-ce qu’on peut faire contre les avions ? Les quelques missiles SAM-7 et 8 qu’ils possèdent sont inutilisables, trop peu savent s’en servir correctement. Marwan. Cette nuit ils vont aller chercher le corps de Marwan, elle l’enterrera, elle pleurera, et elle attendra que tout s’effondre.

*

La guerre l’a déplacée plusieurs fois depuis 1975. De la maison de ses parents jusqu’à cette chambre à Hamra. Sept ans. Le premier automne du conflit, au moment de son vingtième anniversaire, fut une boucherie. Francs-tireurs, explosions, massacres à la hache, fusillades, pillages, bombardements. Ensuite, l’habitude s’est installée. Elle se souvient des manifestations, des grèves, des universités fermées, des massacres de la Quarantaine, du siège de Tell Zaatar, une forme de routine macabre. Jusqu’à ce matin d’août 1978, il y a quatre ans presque jour pour jour, où ses parents ont disparu. Tous les deux. L’attentat a entièrement détruit le siège de l’OLP, cent cinquante morts. Le deuil l’a précipitée à terre. Les mois suivants, elle était éteinte. Déambulait en fantôme sans poids sur le sol. L’appartement vide, les vitres scotchées en croix pour éviter qu’elles n’éclatent quand les obus tombent. La pénombre permanente. Les menstruations éternelles, le corps qui n’en finit pas de saigner. Aucune volonté, rien. Elle flottait comme Beyrouth au gré des accords internationaux. Perdre Marwan aujourd’hui n’est pas plus difficile. Pas moins difficile. Tout recommencer, toujours. Perdre la ville, à chaque fois, la ville qui a commencé à se liquéfier sous les bombes, à se vider doucement dans la mer, l’ennemi sous les remparts, partout. Penser est inutile. Advienne que pourra. Elle va aller récupérer le corps de Marwan, pour le laver et l’enterrer, et ensuite, ensuite, selon les décisions des Américains, des Israéliens, des Russes et autres dieux lointains, on fera d’elle ce qu’on voudra.

Attendre la nuit est bien long. Elle se rappelle l’attente de la fin du jeûne de ramadan, au printemps ou en été, interminable. Petite elle trichait, elle avait trop soif en fin d’après-midi, elle allait boire aux toilettes et puis, honteuse, demandait pardon à Dieu. Attendre en aidant à la préparation des plats de l’iftar et des innombrables pâtisseries était un vrai supplice. Sa mère se doutait qu’elle trichait, bien sûr, mais elle ne disait rien. Elle souriait tout le temps. Comment faisait-elle, elle, pour résister, les mains dans la nourriture, en train de préparer les soupes, les beignets, les gâteaux, les boissons — son père arrivait quelques minutes avant l’adhan et la rupture du jeûne, le ciel de Beyrouth était déjà teinté de rose et de safran, Intissar était assise à table, les assiettes étaient servies, elle se sentait comme un coureur sur une ligne de départ. Ses parents n’étaient pas religieux. Ils appartenaient à la gauche marxiste du Fatah. Le ramadan n’avait rien à voir avec la religion. C’était une victoire sur soi et une tradition. Une victoire pour la Palestine, presque. Une tradition qui vous rattachait à un monde, au monde de l’enfance et du qamar eddin orange importé de Syrie, de la soupe de lentilles, du jus de tamarin venu d’Inde, de la cannelle, de la cardamome, de la nuit tombant doucement sur tout un peuple qui s’empiffre, avant de chanter, de rire ou de regarder des films égyptiens, de vieux films de fête où Samya Gamal ensorcelait toujours Farid el-Atrache, Intissar essayait de danser comme elle, en balançant ses hanches sèches, en remuant la poitrine qu’elle n’avait pas encore, et tard dans la nuit on dormait un peu, jusqu’aux cris de l’aube et au commencement du nouveau jour de jeûne.

Maintenant elle attend pour aller récupérer le cadavre de Marwan. Habib et les autres ont recommencé à jouer aux cartes en fumant. De temps en temps un des combattants va jeter un coup d’œil dehors, une ronde rapide. A priori les Israéliens ne tenteront rien tant que les négociations seront en cours, mais on ne sait jamais. Ils ont gagné la bataille de Beyrouth. Personne ne pourra empêcher la ville de tomber. Intissar admire le moral des soldats. Pour eux, cette défaite n’est rien qu’une étape. Ils ont survécu à la Catastrophe, à la guerre de 1967, à Septembre noir ; ils survivront à la chute. La Cause survivra. Ils recommenceront de zéro quelque part, où que ce soit. Jusqu’à récupérer un morceau de terre où s’établir. Une patrie qui ne soit pas seulement un nom dans les nuages. Elle non. Si la ville tombe elle tombera avec elle. Elle tombera avec Beyrouth et Marwan. Elle imagine son corps à elle sous le soleil dans une ruelle, percé par les couteaux maronites ou les baïonnettes israéliennes, au milieu d’un tas de cadavres.

Aussi long que puisse paraître le crépuscule, la nuit finit toujours par arriver.

Habib et ses soldats mangent du halva avec un peu de pain. Ahmad lui en offre, elle refuse de la tête. Hier c’est Marwan qui lui en aurait proposé. Les combattants sont les mêmes, ils font exactement les mêmes choses qu’hier, fument, jouent aux cartes, mangent du halva ou des sardines, Marwan est mort pour rien, rien n’a changé dans le monde, absolument rien, quelqu’un joue à sa place, quelqu’un mange à sa place, quelqu’un offre du halva à Intissar à sa place, la ville va tomber, les combattants vont la quitter et Marwan va rester là. Intissar somnole un moment, les bras croisés, le menton contre la poitrine.

C’est Habib qui la réveille en lui touchant doucement l’épaule.

— Prépare-toi, on va y aller.

Elle se lève, se dégourdit les jambes, vide la bouteille d’eau, s’isole dans la salle de bains hors d’usage et jonchée d’excréments, elle en ressort presque immédiatement, l’estomac au bord des lèvres.

Il fait toujours aussi chaud. Elle enlève un moment sa veste, son tee-shirt kaki est trempé. Elle se recule un peu dans la pénombre et retire son soutien-gorge. Tant pis pour la pudeur, la décence, ou le confort de la course. Elle jette dans un recoin obscur le sous-vêtement gorgé de sueur.

Comme toujours avant une opération, son cœur bat plus vite, sa bouche est sèche. Elle a d’étranges crampes dans la mâchoire. Elle se concentre, contrôle son arme, les munitions, les grenades. Elle vérifie les nœuds de ses lacets, le cran de sa ceinture. Elle est prête. Habib et les autres font tourner un dernier joint et une bouteille d’eau. Ahmad, Habib et Intissar vont sortir. Les trois autres restent ici au cas où. L’un s’est installé sur le siège derrière la mitrailleuse pour pouvoir couvrir leur retraite si quelque chose se passe mal. Le deuxième prépare des RPG, et le troisième finit le haschisch en regardant le plafond.

Habib n’a pas besoin d’expliquer de tactique ou de préciser l’ordre de marche. Ils sont entraînés, aguerris, se comprennent en silence. La nuit d’été est claire, il y a un peu de lune, il va falloir raser les murs. Ils savent tous les trois que les Israéliens ne les attaqueront que s’ils se sentent menacés, s’ils pensent qu’un commando cherche à s’infiltrer dans leurs lignes. En théorie, bien que Marwan ait été abattu, un cessez-le-feu est en vigueur. Ils font le tour du bâtiment pour atteindre la rue principale par l’autre côté et longer le trottoir sud. Ils passent à quelques mètres de la meurtrière improvisée où pointe le museau de leur mitrailleuse, et tournent à droite dans une ruelle qui s’enfonce vers les lignes israéliennes. Intissar a une pression étrange dans les oreilles. Elle s’entend respirer. Ils ont déjà parcouru cent mètres. Plus que deux cents. Ils progressent rapidement, le plus silencieusement possible, puis s’immobilisent pour scruter la nuit. Quelques bruits, au loin, des voitures, de temps en temps. Il va falloir porter Marwan. Trois cents mètres. Ahmad les guide dans un passage entre deux immeubles et s’immobilise. Il leur fait comprendre par gestes que le carrefour du lampadaire tordu où Marwan est tombé est juste là-devant. Elle n’aurait pas dû venir. Elle le découvre maintenant. Elle n’aurait pas dû venir, Habib et Ahmad le savaient. Ils savaient aussi qu’il aurait été impossible de la faire changer d’avis. Elle se sent trembler. Le corps est là, de l’autre côté de la rue, derrière cet immeuble effondré. Elle jette un coup d’œil, elle voit le poteau de métal calciné et sinueux comme un arbre, la forme allongée. Ahmad et Habib s’activent auprès de Marwan. Elle observe le fond de la rue d’où les tirs sont partis. Les balles qui ont déchiré le dos de Marwan. Là-bas. Le noir complet. Le silence. Habib et Ahmad traversent la rue rapidement, ils portent Marwan, la tête de Marwan ballotte, en arrière, ses yeux vers le haut comme pour regarder le ciel, ils se dépêchent de revenir vers elle, Habib trébuche, il tombe en avant, lâche le corps qui tombe lourdement sur le sol, Intissar sent des larmes couler le long de ses joues, ils sont à découvert au milieu de la rue, elle a peur, à gauche ils entendent une détonation sèche, un pop minuscule comme un bouchon, suivi d’un sifflement aigu, et c’est soudain la nuit qui s’illumine en rouge, elle voit comme en plein soleil les visages effrayés de Habib et Ahmad, le cou tordu de Marwan par terre, sa bouche ouverte, ses mains crispées, Ahmad lâche les jambes de Marwan et court pour se mettre à couvert, Habib se recroqueville, ramasse Marwan et commence à le tirer seul vers la ruelle, elle entend des cris en hébreu, Ahmad arrive près d’elle essoufflé et se retourne, il hurle : Mais qu’est-ce qu’il fout ce con ? Cours, Habib, cours, lâche-le et cours”, Habib ne lâche pas Marwan, il le tire le plus vite possible, plus que vingt mètres, plus que dix, Intissar s’élance pour l’aider au moment où une timide rafale israélienne parsème de balles le mur sur leur droite, un plop plop plop plop de gros calibre écaille le béton dans la nuit revenue, la fusée éclairante est tombée sur un immeuble, elle attrape les mains de Marwan sans réfléchir, elles sont dures et froides, ce ne sont plus des mains elle le soulève du sol le porte avec Habib il est lourd la rue est à nouveau plongée dans le noir, ça y est ils sont à couvert, le cœur au bord de l’explosion, Intissar a les yeux noyés de larmes et de sueur, elle s’effondre contre le mur pour reprendre son souffle. A quarante centimètres d’elle, le visage de Marwan. Dans la pénombre elle devine son regard fixe, la bouche ouverte, la traînée de sang sur le menton et sur les joues, le treillis remonté jusqu’au cou par la traction, noir de sang lui aussi. Habib murmure : Allez, vite.

Ahmad reprend les bras du cadavre, Habib les pieds. Il lui manque une botte, mal attachée, tombée au milieu de la rue. Le pied blanc, laiteux, paraît briller dans la nuit.

Elle les suit en surveillant les arrières, plus aucun bruit, plus rien, les Israéliens les ont épargnés, c’est sûr, ils n’ont pas ajusté leur tir. Ils étaient impossibles à manquer, dans l’axe, presque immobiles, la mitrailleuse aurait dû les couper en deux. Ils les ont laissés emporter le corps. Petit à petit, en marchant, Intissar retrouve son calme. Ahmad et Habib peinent. Ils s’arrêtent régulièrement pour faire une pause. Elle se sent vide. Les larmes ont disparu. Le trajet de retour est toujours plus court. Ils parviennent sans encombre au poste. Les trois combattants les acclament. Ils ont vu la lumière de la fusée, entendu la rafale.

Habib et Ahmad posent le corps dans un coin et l’enveloppent dans une couverture douteuse qui traîne par là. Ahmad évite le regard de Habib. Prévenus sans doute par radio, Abou Nasser et deux autres types dont Intissar a oublié les noms arrivent. Abou Nasser soulève la couverture pour regarder le cadavre. Il se recueille, repose le linceul, les yeux brouillés par les larmes.

— Marwan était le meilleur d’entre nous. Le plus brave.

Elle sent de nouveau monter les pleurs. Marwan est si loin.

La blessure d’Ahmad s’est rouverte. Une tache de sang grandit sur son tee-shirt.

Abou Nasser prend tendrement Intissar par le bras.

— Que veux-tu faire, Intissar ? Nous avons une voiture. Je t’emmène où tu veux.

Habib et les trois autres ont rallumé un joint et recommencent à jouer aux cartes. Habib le combattant impénétrable. Courageux et loyal. Il attend. Il n’a même pas mentionné l’incident de la mitrailleuse et la lâcheté d’Ahmad. Noble. Elle s’approche du petit groupe et tend la main à Habib.

— Merci. A bientôt.

— Il n’y a pas de quoi. Marwan était mon ami. Prends soin de toi.

Il est près d’une heure du matin. Intissar se sent épuisée. Elle n’arrive même plus à penser. Marwan est mort. Son corps est là. Abou Nasser a échangé la couverture sale pour une bâche en plastique vert foncé trouvée dans la voiture. Intissar a envie d’être seule. Seule avec Marwan. Elle demande à Abou Nasser s’il peut la déposer chez elle à Hamra.

— Et Marwan ? Tu veux… Tu veux qu’on le laisse à l’hôpital ?

— Non. Chez moi. Chez nous. Demain matin on l’enterrera.

— Tu… tu es sûre ?

— Oui, Abou Nasser.

— Bien, c’est toi qui décides. Demain matin je reviens avec une voiture. La journée devrait être calme. Ou, si tu veux, on s’en occupe maintenant.

— Non. Demain matin. Merci, Abou Nasser.

— Allez, allons-y.

Les combattants qui escortent Abou Nasser mettent précautionneusement Marwan à l’arrière de la Jeep. Ahmad monte aussi. Abou Nasser installe Intissar devant. Il aime conduire. Il a beau être officier supérieur, il conduit toujours lui-même son véhicule. Il démarre en trombe. Rouler vite, ne pas s’arrêter. Même de nuit, il faut être prudent. Abou Nasser est un maillon important du commandement militaire de l’OLP. On ne sait jamais. Derrière, ses deux gardes du corps ont l’arme à la main.

Ils passent les barrages sans difficultés, tout le monde connaît Abou Nasser, même les miliciens libanais des Mourabitounes, du PNSP ou du Parti populaire. La nuit, alors que le danger des attaques israéliennes est un peu écarté, Beyrouth semble avoir un infime sursaut d’énergie. Les lumières vacillantes des Butagaz dans les rares boutiques ouvertes, les combattants au coin des rues, derniers mouvements d’un animal mourant.

Parvenue à Hamra, la Jeep s’arrête devant l’immeuble sombre où loge Intissar. Abou Nasser coupe le moteur.

— A l’arrière de la voiture il y a une caisse de bouteilles d’eau. Prends-la. Demain matin je serai là.

Elle a la voix qui tremble un peu.

— Merci, Abou Nasser. Merci beaucoup.

Les soldats descendent de la Jeep, sauf Ahmad. Il la salue d’un signe de tête, une main contractée sur sa blessure. Elle prend la caisse d’eau. Les gardes du corps la suivent avec la lourde bâche verte.

Parvenue à son étage, elle ouvre la porte. Le petit appartement est plongé dans l’obscurité.

Les soldats déposent le cadavre, elle allume la première bougie qui traîne. Elle les remercie. Elle s’assoit près de la flamme jaunâtre, et se met immédiatement à pleurer. Elle est épuisée. L’odeur étrange du corps envahit petit à petit la pièce. Croit-elle. Elle va dans la chambre prendre la lampe à gaz.

Marwan est un héros. Un martyr de la cause. Un grand soldat. Respecté bien sûr par Abou Nasser, mais aussi par Abou Jihad et les autres. Il refusait la défaite. Il voulait se battre jusqu’à son dernier souffle. Il est mort abattu dans le dos par une mitrailleuse au cours d’une reconnaissance pour planifier une opération. Continuer la résistance. Fortifier la ville. Ne pas la laisser tomber aux mains de l’ennemi. Maintenant, au milieu de la nuit, dans le silence, tout cela semble dérisoire. Même elle, les combats qu’elle a menés, les expéditions dans le Sud, les batailles contre les phalangistes, les hommes qu’elle a tués, tout cela est bien loin. Inutile, vain. Elle se rend compte qu’elle a oublié son arme au poste sur le front. C’est un signe. Jamais cela n’aurait pu lui arriver au cours des deux dernières années. Marwan n’a plus d’armes, elle non plus. La ville est suspendue en l’air. Après sept ans d’affrontements. Des larmes de rage et de tristesse lui envahissent les yeux. Elle retire sa veste. Dans sa garde-robe, tout est kaki, vert foncé, camouflé. Elle trouve une chemise de nuit grise. Elle va s’occuper du cadavre. Elle installe la lampe dans la petite salle de bains. Il n’y a pas de bac de douche, juste une bonde au milieu du sol carrelé et légèrement en pente. Elle apporte le carton de bouteilles d’eau. Abou Nasser est attentionné. Sans ce cadeau jamais elle n’aurait pu laver le corps. Elle l’installera sur le lit, dans un drap blanc, et elle le veillera jusqu’à ce qu’arrive la voiture demain matin. Puis ils passeront la prendre et l’enterreront. Quelque part. Si les Israéliens nous laissent tranquilles. Elle rassemble son courage et traîne la bâche jusqu’à la salle de bains. Elle tire le plastique, découvre le treillis maculé. La figure déformée. La barbe sombre. Elle tremble, elle a des larmes dans les yeux. A genoux auprès de Marwan, c’est bien lui, tout d’un coup. Elle le voit là malgré la distance de la mort. Il est revenu dans son corps. Elle a du mal à retirer la veste et le tee-shirt, les bras sont raides, elle découpe les vêtements avec des ciseaux. Son torse. Il y a quatre blessures noires sur son torse. La sortie des balles. Grandes, nettes, mortelles. Faites pour traverser les blindages et les murs. Elles ont certainement continué leur course sans même ralentir. Odeur de viande, de mort. Elle découpe le pantalon, retire la botte unique. Elle prend tous les vêtements ensanglantés, l’estomac au bord des lèvres, les jette dans l’évier de la cuisine, y verse un peu d’alcool de lampe et les enflamme. Qui s’inquiétera de la fumée dans Beyrouth assiégée ? Elle a une brève nausée. Elle vérifie que rien ne peut prendre feu autour de l’évier et ferme la porte.

Marwan, nu devant elle sur le carrelage de la salle de bains. Les yeux clos, le visage durci par la contraction des mâchoires. La surprise de la mort, la surprise des projectiles de 12,7 qui traversent sa poitrine, perforent son cœur, ses poumons, brisent les côtes. Elle prend une éponge, et renverse le contenu d’une bouteille d’eau sur Marwan. Intissar ne tremble plus. Elle ne pleure plus. Elle le caresse doucement. Elle efface petit à petit les traces de sang coagulé sur le torse, autour de la bouche, du nez, sur le ventre, délicatement. Marwan le guerrier. La première fois qu’ils ont combattu ensemble, le long de la ligne de démarcation, son entraînement était à peine achevé. Elle n’avait pas peur, elle avait confiance en elle, et confiance en Marwan pour la guider. Marwan était un des officiers les plus respectés. Un brave. Les Palestiniens n’avaient rien à voir avec l’amateurisme et l’anarchie des milices libanaises. Une fois que l’artillerie s’était tue, ils avaient préparé aux fascistes un piège parfait, une tenaille qui les avait broyés. Elle se rappelle parfaitement l’assaut final, le goût de cuivre dans la bouche, le bruit, les courses entre les immeubles, elle revoit la première rafale qu’elle a tirée sur une cible humaine, mouvante, et sa surprise quand elle l’a vue s’abattre, elle se souvient de l’excitation du combat, puissante, sexuelle, féroce, qui s’assouvit, tard dans la nuit, entre les bras de Marwan. Le plaisir de la victoire. Intissar est la seule femme à avoir détruit un véhicule et ses occupants avec une roquette antichar. Elle a longuement regardé les cadavres noircis se consumer dans les flammes de la voiture renversée, emplie d’un mélange de satisfaction, de fascination et de dégoût. Elle sait que sa cause est juste. Ce n’est pas elle qui a déclenché la guerre. Ce sont les sionistes. Puis les Libanais alliés des Israéliens. Puis de nouveau les Israéliens. Et maintenant, la défaite, les bottes lourdes qui n’avancent plus. Marwan qui ne court plus assez vite pour éviter les balles. Les martyrs abandonnés sur un coin de trottoir. Les corps lavés dans des salles de bains d’appartements. La ville qui tombe et, pour finir, l’exil.

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