Émancipation

1

Les matins d’été, le balcon était inondé de rayons de soleil authentiques ; Boz dépliait la chaise longue et restait étendu là avec autant de langueur qu’une plante tropicale, dans son propre petit bassin d’air privé et de rayons ultra-violets, quinze étages au-dessus de l’entrée, à regarder en somnolant les vagues arabesques laissées par les avions à réaction qui se formaient et disparaissaient, se formaient et disparaissaient dans l’azur pâle du ciel. Parfois on pouvait entendre les tout petits de la crèche psalmodier leurs comptines sur le toit de l’immeuble de leurs voix aiguës et mécaniques.

Un Boeing qui vient du nord

M’apporte l’ami que j’adore

Mais un Boeing qui vient de l’est…

Des bêtises, mais ça leur apprenait à s’orienter, à savoir où étaient le nord et le sud, des trucs comme ça. Boz, qui n’avait guère de patience pour tout ce qui était scientifique, confondait toujours le nord et le sud. L’un, c’était uptown, l’autre c’était downtown[7] – pourquoi ne pas les appeler comme ça, tout simplement ? Des deux, c’était uptown qu’il préférait. Après tout, être MOD n’avait rien de particulièrement enviable. Notez bien, ça n’avait rien de déshonorant : la preuve : sa propre mère. La dignité humaine ne tenait pas à un numéro de code postal – en tout cas, c’est ce qu’ils disaient.

Tabby-chat, qui affectionnait autant que Boz le soleil et l’air du dehors, allait et venait inlassablement entre la plante grasse et les géraniums, le long de la bordure en béton précontraint, toute la matinée durant, sans cesser un instant son sinistre manège. De temps en temps, Boz tendait la main pour caresser la fourrure douce et très sexy de sa gorge, et parfois ça le faisait penser à Milly. Le matin était de très loin la partie de la journée que Boz préférait.

Mais l’après-midi, le balcon se trouvait à l’ombre de l’immeuble voisin, et bien qu’il fît presque aussi chaud, il n’arrivait pas à bronzer, ce qui l’obligeait à trouver une autre façon de tuer le temps.

Il avait déjà essayé de suivre les leçons de cuisine à la télévision, mais leur budget alimentation s’en était trouvé pratiquement doublé, et Milly n’avait pas manifesté un enthousiasme débordant à l’idée que son omelette aux fines herbes avait été préparée par Boz plutôt que par Betty Crocker[8]. Cela dit, l’étagère à épices et les deux casseroles à fond de cuivre qu’il s’était offertes pour Noël donnaient une touche décorative à sa cuisine. Les jolis noms qu’ont les épices – romarin, thym, gingembre, cannelle – comme des fées dans un ballet, tout en tulle, en ailes et en petits chaussons roses. Il pouvait l’imaginer, sa propre petite nièce, Amparo Martinez, dans le rôle d’Origan, Reine des Saules. Et lui serait Basilic, un amant malheureux. Voilà pour l’étagère à épices.

Bien entendu il pouvait toujours lire un livre, il aimait lire. Son auteur favori était Norman Mailer, et tout de suite après Gene Stratton Porter ; il avait lu toutes leurs œuvres. Mais ces derniers temps, s’il lisait pendant plus de quelques minutes d’affilée, il se retrouvait avec un mal de crâne abominable et se montrait odieux envers Milly lorsqu’elle rentrait de son travail. De ce qu’elle appelait son travail.

À quatre heures il y avait des films d’art et d’essai sur la cinquième chaîne. Parfois il utilisait un vibromasseur, et parfois tout simplement ses mains, pour se branler. Il avait lu dans un des journaux du dimanche que si tout le sperme émis par les spectateurs de la cinquième chaîne de l’agglomération new-yorkaise était récupéré et entreposé dans un unique endroit, il remplirait une piscine de taille moyenne. Fantastique ? Imaginez ce que ce serait de piquer une tête dedans !

Ensuite il restait vautré sur le sofa qui ressemblait à un Baggie géant, sa propre petite contribution à la piscine municipale dégoulinant sur le plastique clair, et il se disait avec morosité : Il y a quelque chose qui cloche. Il y a quelque chose qui manque.

Il n’y avait plus de passion dans leur union, voilà ce qui clochait. Leur mariage s’était vidé lentement comme un Baggie-Chair crevé, et un de ces jours ce ne serait pas des paroles en l’air quand elle parlerait de divorce, ou bien il la tuerait avec ses mains nues, ou avec le vibromasseur si elle se payait sa tête au lit ou quelque chose d’affreux se passerait, il le savait.

Quelque chose de vraiment affreux.


Ce soir-là, au lit, les seins de Milly pendaient au-dessus de lui et oscillaient avec chacun de ses mouvements. Parfois son odeur même suffisait à le rendre dingue. Il ramena ses cuisses contre l’arrière de ses jambes en sueur. Genoux contre fesses. Un sein, puis l’autre effleura son front ; il avança la tête pour embrasser un sein, puis l’autre.

— Mm, dit-elle. Continue.

Docilement, Boz glissa ses bras entre les jambes de Milly et l’attira vers lui. Il se laissa glisser en frétillant sur les draps humides vers le pied du lit et ses propres jambes dépassèrent du matelas. Ses doigts de pied touchèrent le slip en Antron de Milly, une mare de fraîcheur dans le désert beige de la moquette.

L’odeur qu’elle exsudait, ce parfum de pourriture sucrée, comme un pudding à la graisse de bœuf laissé trop longtemps au frigo, ces effluves de jungle chaude l’excitaient plus que n’importe quoi d’autre, et là-bas, tout au bout du lit, à mille lieues du théâtre des opérations, son sexe se tendit comme un arc. Attends un peu ton tour, lui dit-il en frottant sa joue rêche contre la cuisse de Milly tandis qu’elle gémissait de plaisir. Si seulement les bites étaient des nez. Ou si les nez…

Son odeur comme la mousse humide du pubis s’enfonce dans ses narines, lui caresse les lèvres, et puis le premier coup de langue, puis le second. Mais surtout l’odeur – il la suit jusque dans ses recoins les plus mûrs, dans le couloir velouté et sans fin jusqu’au pollen pur de sa chatte, Milly, ou l’Afrique, ou Tristan et Iseult au magnétophone, roulant dans une roseraie.

Ses dents se prirent dans des poils, sa langue s’enfonça davantage et Milly essaya de reculer pour se soustraire au plaisir presque insupportable de la chose, et elle dit :

— Oh ! Birdie, non !

Et lui dit :

— Et merde.

L’érection s’évanouit rapidement, comme l’image quitte l’écran lorsqu’on éteint le poste. Il se laissa glisser du lit et resta debout, les deux pieds dans la mare, à regarder le cul offert, luisant de sueur de Milly.

Elle se retourna et repoussa les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.

— Oh ! Birdie, je ne l’ai pas fait ex…

— Ben voyons, Jack.

Elle flaira un soupçon d’amusement.

— Ne sois pas dur avec moi.

Il agita son membre flasque dans sa direction d’un air chagrin.

— J’aimerais bien.

— Écoute, Boz, la première fois je te jure que je ne l’ai pas fait exprès. Ça m’a échappé.

— Ça tu peux le dire. Mais dois-je me sentir consolé pour autant ?

Il se mit en devoir de se rhabiller. Ses chaussures étaient à l’envers.

— Pour l’amour du ciel, ça fait des années que je n’ai pas pensé à Birdie Ludd. Littéralement. Il est peut-être mort à l’heure actuelle, pour ce que j’en sais.

— C’est ta nouvelle façon d’agrémenter tes cours de travaux pratiques ?

— T’es amer, voilà tout.

— Oui, je suis amer, voilà tout.

— Eh bien, va te faire foutre ! Je sors.

Elle commença à explorer la moquette à la recherche de son slip.

— Tu pourrais peut-être demander à ton père de te mettre quelques-uns de ses macchabées à réchauffer. Peut-être qu’il garde ton Birdie dans de la glace quelque part.

— Tu es tellement sarcastique parfois. Et tu marches sur mon slip. Merci. Où vas-tu ?

— Je contourne le paravent pour aller de l’autre côté de la pièce.

Il contourna le paravent pour aller de l’autre côté de la pièce. Il s’assit près du comptoir à repas.

— Qu’est-ce que tu écris ? lui demanda-t-elle en enfilant le slip.

— Un poème. C’est à ça que moi je pensais pendant tout ce temps.

— Merde.

Elle avait commencé à boutonner son chemisier en partant de la mauvaise boutonnière.

— Quoi ?

Il posa le stylo.

— Rien. Mes boutons. Fais voir ton poème.

— Pourquoi as-tu une telle passion pour les boutons ? C’est pas fonctionnel.

Il lui tendit le poème.

Les bites sont des nez

Les cons des bouquets

Regardez tomber les jolis pétales

— C’est adorable, dit-elle. Tu devrais l’envoyer à Time.

— Time ne publie pas de poèmes.

— Alors à quelqu’un d’autre qui en publie. C’est mignon.

Milly avait trois qualificatifs de base : rigolo, mignon et sympa. Se radoucissait-elle ? Ou était-ce un piège ?

— Les trucs mignons, ça court les rues.

— J’essayais seulement d’être sympa, espèce de connard.

— Alors apprends la manière. Où vas-tu ?

— Je sors.

Elle s’arrêta devant la porte, plissant le front.

— Je t’aime, tu sais.

— Ouais. Moi aussi je t’aime.

— Tu veux venir avec moi ?

— Je suis fatigué. Dis-leur bien des choses de ma part.

Elle haussa les épaules et partit. Il sortit sur le balcon et la regarda franchir le pont par-dessus le fossé électrifié et emprunter la Quarante-Huitième Rue jusqu’au croisement de la Neuvième Avenue. Elle ne se retourna pas une seule fois.

Et le plus terrible c’est qu’elle l’aimait vraiment. Et il l’aimait Alors pourquoi est-ce que ça finissait toujours comme ça, avec des coups de dent et des coups de griffe et des claquements de porte ?

Des questions, des questions. Il détestait les questions. Il alla aux w.-c. et avala trois Oraline – un de trop, juste ce qu’il lui fallait – puis s’assit et regarda des choses rondes aux bords colorés glisser le long d’un couloir de néon, zip zip zip, fusées et satellites. Le couloir sentait à moitié comme un hôpital, à moitié comme le paradis, et Boz se mit à pleurer.


Les Hanson, Boz et Milly vivaient heureux-malheureux dans les lois sacrées du mariage depuis un an et demi. Boz avait vingt et un ans et Milly vingt-six. Ils avaient grandi dans le même immeuble MODICUM aux extrémités opposées d’un long couloir satiné de carreaux de faïence verts, mais en raison de leur différence d’âge, ils ne s’étaient mutuellement remarqués que trois ans auparavant. Une fois qu’ils se furent remarqués toutefois, ce fut le coup de foudre, car ils étaient, Boz aussi bien que Milly, du genre à charmer, même au premier coup d’œil : le corps bien en chair, modelé d’après l’idéal classique et présentant toute la gamme des roses pastel qu’on peut admirer chez le divin Guido, qu’eux, au moins, admiraient ; les yeux noisette avec des reflets d’or ; les cheveux châtain roux tombant avec une légère ondulation jusqu’aux épaules bien rondes ; et l’habitude, acquise si jeune par l’un comme par l’autre qu’elle pouvait presque être considérée comme naturelle, de prendre des attitudes aussi éloquentes que superflues, comme par exemple celle que prenait Boz en se mettant à table ; il renversait soudainement la tête, flip flop de châtain roux, les lèvres mûres légèrement entrouvertes, comme un saint en extase (Guido – encore lui !) Thérèse, Francis, Ganymède – ou comme, ce qui était presque la même chose, un chanteur, chantant…

Je suis toi

Et tu es moi

Nous sommes les deux faces

De la même médaille.

Trois ans, et Boz était aussi fou de Milly qu’il l’avait été le matin (c’était en mars, mais on aurait pu se croire en avril ou en mai) où ils avaient fait l’amour pour la première fois, et si ce n’était pas de l’amour, c’est que pour Boz ce terme n’avait pas de sens.

Bien sûr ce n’était pas seulement une question d’amour physique, parce que l’amour physique ne signifiait pas grand-chose pour Milly, étant donné que ça faisait partie de son travail de tous les jours. Ils avaient aussi des rapports spirituels très intenses. Boz était fondamentalement un spirituel. Au profil C-P du Skinner-Waxman il avait obtenu une note de test exceptionnelle en imaginant cent trente et une façons différentes d’utiliser une brique en dix minutes. Bien que manifestant moins d’aptitudes créatrices que Boz d’après le Skinner-Waxman, Milly n’avait rien à envier à Boz du point de vue de l’intelligence, comme en attestait son Q.I. (Milly, 136 ; Boz, 134), et faisait montre par ailleurs d’un esprit d’initiative, tandis que Boz avait tendance à se laisser mener tant que les choses cadraient plus ou moins avec ses désirs. Sauf intervention chirurgicale au cerveau, ils n’auraient pu être plus compatibles, et tous leurs amis s’accordaient (où s’étaient accordés jusque récemment) à dire que Boz et Milly, Milly et Boz, formaient un couple parfait.

Alors qu’est-ce que c’était ? De la jalousie ? Boz ne pensait pas que cela pouvait être de la jalousie, mais on ne peut jamais être sûr. Il pouvait être jaloux inconsciemment. Mais on ne pouvait pas être jaloux simplement parce que quelqu’un d’autre avait des rapports sexuels, s’il s’agissait seulement d’un acte mécanique, sans amour. Ce serait aussi ridicule que de se fâcher parce que Milly parlait à quelqu’un d’autre. De toute façon, il avait lui-même eu des rapports sexuels avec d’autres gens et ça n’avait pas gêné Milly. Non, ce n’était pas une question de coucheries, mais quelque chose de psychologique, ce qui voulait dire que ça pouvait être presque n’importe quoi. Au fil des jours, Boz devenait de plus en plus déprimé à force d’essayer d’élucider la question. Parfois il songeait au suicide. Il acheta une lame de rasoir et la cacha dans Les Nus et les Morts. Il se laissa pousser la moustache. Il se rasa la moustache et se fit couper les cheveux très court. Il se laissa repousser les cheveux. Septembre arriva, puis mars. Milly dit qu’elle voulait vraiment divorcer, que ça ne marchait pas entre eux, qu’elle ne pouvait plus supporter ses chamailleries incessantes.

Ses chamailleries à lui ?

— Oui, matin et soir, ksss, kss, kss.

— Mais tu n’es jamais là le matin, et tu es rarement là le soir.

— Tiens ! Voilà, tu recommences ! Tu me cherches. Et quand tu ne me cherches pas ouvertement, tu le fais en silence. Tu n’as pas arrêté de me chercher depuis le dîner sans avoir ouvert la bouche.

— Je lisais.

Il brandit le livre devant elle d’un air accusateur.

— Je ne pensais même pas à toi. À moins que je ne te cherche rien qu’en existant.

Il avait pris son ton le plus pathétique pour dire ces derniers mots.

— Exactement. C’est ce que tu fais.

Ils étaient tous les deux trop fatigués pour rendre la dispute vraiment chouette, et se résignèrent donc à doubler sans cesse la mise pour ne pas se laisser gagner par l’ennui. Il fallut fort peu de temps pour que Milly se retrouve en train de crier et que Boz se retrouve en larmes, jette ses affaires dans un placard de cuisine et prenne un taxi jusqu’à la Onzième Rue Est. Sa mère fut ravie de le voir. Elle venait de se disputer avec Lottie et s’attendait que Boz prenne parti pour elle. Boz retrouva son vieux lit dans le salon et Amparo dut dormir avec sa mère. La pièce était remplie de la fumée des cigarettes de Mme Hanson et Boz se sentit de plus en plus mal. Il résista à la tentation d’appeler Milly. Shrimp ne rentra pas à la maison et Lottie planait comme d’habitude, bourrée d’Oraline. C’était pas une vie pour des êtres humains.

2

Le Sacré-Cœur, barbe blonde, joues roses, yeux très très bleus, avait le regard fixé sur une interminable perspective de briques jaunes s’étendant au-delà des quatre mètres d’espace vivant le séparant de la fenêtre. À côté de lui un calendrier de la Société de conservation projetait un enchaînement de photos AVANT et APRÈS du Grand Canyon. Boz se retourna sur le flanc pour ne pas avoir à regarder nom de Dieu, le Grand Canyon, nom de Dieu. Le sofa donna de la gîte à bâbord. Mme Hanson envisageait de faire venir quelqu’un pour le réparer (le pied manquant menait une existence autonome dans le placard sous l’évier) depuis que les gens de l’Assistance sociale l’avaient cassé le jour où il y a Dieu sait combien d’années ils avaient emménagé dans le 334. Elle parlait longuement avec sa famille ou avec la gentille Mme Miller du bureau du MODICUM, des obstacles qui s’opposaient à une telle entreprise, obstacles qui, après examen, se révélaient si nombreux et si formidables que ses espoirs les plus énergiques s’en trouvaient ébranlés. Un jour, néanmoins…

Son neveu, le fils cadet de Lottie, regardait la guerre à la télé. Boz n’avait pas l’habitude de se lever si tard. Des gorilles de l’U.S. Army étaient en train d’incendier un village de pêcheurs quelque part. La caméra suivit les flammes dévorant le chapelet de bateaux de pêche amarrés côte à côte, puis se fixa longuement sur l’eau bleue. Suivit un zoom arrière qui découvrit l’ensemble des bateaux. L’horizon se tordait et clignotait à travers le rideau de flammes. Extra. N’était-ce pas une reprise ? Boz trouvait que le plan d’ensemble avait quelque chose de familier.

— Salut, Mickey.

— Salut, tonton Boz. Grand-maman dit que tu vas divorcer. Tu vas revenir vivre avec nous ?

— Ta grand-mère a besoin d’un décongestionnant. Je ne reste que quelques jours. Une petite visite.

Le symbole en forme de tarte aux pommes annonçant la fin de la guerre pour ce mercredi matin se désintégra et il y eut une surenchère de décibels pour la pube Ford du mois d’avril, « Courez-moi après, les poulets ».

Courez-moi après, les poulets,

Parce que j’vais pas m’arrêter

À vot’feu rouge.

Elle était gaie, cette petite chanson, mais comment pouvait-il être gai alors qu’il savait que Milly la regardait sans doute aussi, et avec plaisir, dans le hall de quelque faculté, sans songer un seul instant à Boz, à où il était, à ce qu’il ressentait Milly étudiait tous les spots publicitaires et pouvait les répéter mot pour mot, avec chaque inflexion de voix, chaque nuance de timbre. Sans ajouter un milligramme de son cru. Inventive ? Comme un perroquet, oui.

Tiens, s’il lui disait ça ? S’il lui disait qu’elle ne serait jamais qu’une démonstratrice d’hygiène corporelle de dernière catégorie travaillant comme remplaçante pour le Conseil pédagogique ? C’était cruel ? Boz était censé être cruel ?

Il secoua la tête, flip-flop de châtain roux.

— Ma vieille, tu sais pas ce que c’est que la cruauté.

Mickey éteignit la télévision.

— Oh ! c’était rien aujourd’hui. T’aurais dû les voir hier. Ils sont entrés dans une école. Au Pakistan, je crois. Ouais. T’aurais vu ça. Ça, c’était cruel. Ils les ont exterminés.

— Qui ça ?

— La Compagnie A.

Mickey se mit au garde-à-vous et fit le salut militaire. Les gosses de son âge (six ans) voulaient toujours être des gorilles ou des pompiers. À dix ans, c’était chanteur pop. À quatorze ans, s’ils avaient quelque chose dans la tête (et il faut bien dire que tous les Hanson avaient quelque chose dans la tête) ils voulaient écrire. Boz avait encore un cahier rempli de slogans publicitaires qu’il avait écrits au lycée. Ensuite, à vingt ans ?…

Mieux valait ne pas y penser.

— Ça ne te faisait rien ? demanda Boz.

— Comment ça ?

— Les gosses, dans l’école.

— C’était des insurgés, expliqua Mickey. Ça se passait au Pakistan.

Même Mars était plus réel que le Pakistan, et c’était pas demain la veille que les gens allaient s’exciter pour des histoires d’école flambant sur Mars !

Il y eut un flop flop flop de chaussons et Mme Hanson entra avec une tasse de Kafé à la main.

— La politique ! Tu essaierais de parler politique avec un gamin de six ans ! Tiens, bois ça.

Il avala une gorgée du liquide sirupeux, et ce fut comme si tous les relents viciés de l’immeuble, celui des ordures pourrissant dans les poubelles, du gras jaunissant sur les murs, du tabac froid et de la bière éventée et des bonbons Cynthamon, de tous ces ersatz, de tout ce à quoi il avait pensé échapper pour de bon, était revenu inonder le tréfonds de son corps avec cette unique gorgée.

— T’as vu ça, Mickey ? Monsieur fait le dégoûté.

— Il est plus sucré que d’habitude. Sinon il est parfait, m’man.

— Il est exactement comme tu l’aimais. Trois morceaux ? Je vais t’en faire un autre et je boirai celui-là. Tu restes avec nous pour de bon.

— Non, je t’ai dit hier soir que…

Elle fit un geste de la main dans sa direction et cria à son petit-fils :

— Où vas-tu ?

— Je descends.

— Prends la clé et ramène d’abord le courrier, tu m’entends. Sinon.

Il était déjà parti. Elle s’affala sur la chaise verte par-dessus une pile de vêtements en se parlant à elle-même, ou à lui – elle n’avait pas d’auditoire défini. Il n’entendit pas de mots mais sa voix rendue aigrelette et nasillarde par le flegme, vit les doigts jaunis par la nicotine, la trémulation de la chair grise de son double menton, le dentier MODICUM. Ma mère.

Boz tourna son regard vers le mur défraîchi où un APRÈS souriant cédait la place à un AVANT repoussant, et Jésus, serrant un cœur sanguinolent dans sa main droite, pardonnait au monde ses enfilades de briques jaunes qui s’étendaient à perte de vue.


— Les devoirs qu’elle ramène de l’école – c’est pas croyable. J’ai dit à Lottie, c’est un crime, elle devrait se plaindre. Elle a quel âge ? Onze ans. Si ça avait été Shrimp, si ç’avait été toi, j’aurais rien dit, mais elle c’est pas pareil, elle est comme sa mère, elle a une petite santé. Et les exercices qu’on leur fait faire, c’est pas décent pour un enfant. J’ai rien contre la sexualité, j’ai toujours laissé Milly et toi faire ce que vous vouliez. Je fermais les yeux. Mais ce genre de choses devrait se passer dans l’intimité, sans témoins. Les trucs qu’on voit de nos jours, je veux dire carrément en pleine rue. Ils prennent même plus la peine de se cacher dans l’entrée d’un immeuble. Alors j’ai essayé de faire entendre raison à Lottie, je suis restée très calme, j’ai pas élevé la voix. Lottie, ça lui plaît pas non plus, tu sais, c’est l’école qui insiste. Elle la verrait tous les combien ? Les week-ends. Et puis un mois en été. Tout ça c’est la faute à Shrimp. J’ai dit à Shrimp, si tu veux être danseuse, ça te regarde, mais laisse Amparo tranquille. Le type de l’école est venu et il était très persuasif et tout et Lottie a signé les papiers, j’en aurais pleuré. Évidemment tout avait été combiné à l’avance. Ils ont attendu que je sois sortie. C’est ta gamine, que je lui ai dit, alors je m’en lave les mains. Si c’est ça que tu veux qu’elle fasse, si tu crois que c’est le genre de vie qu’elle mérite, eh ben vas-y. Tu entendrais les histoires qu’elle ramène de l’école. Onze ans ! C’est la faute à Shrimp, qui l’emmène voir tous ces films, qui l’emmène au parc. Évidemment on peut voir tout ça à la télévision aussi, sur leur cinquième chaîne, je sais pas pourquoi ils… Enfin, c’est pas mes oignons, je suppose. Les gens se foutent pas mal de ce que vous pensez quand vous êtes vieille. Qu’elle y aille, à son école Lowen, ça va pas me briser le cœur, après tout.

Illustrant son propos, elle massa le côté gauche de sa robe : son cœur.

— On pourrait utiliser cette pièce-ci – en tout cas je ne m’en plaindrai pas. Mme Miller a dit qu’on pourrait faire une demande pour un appartement plus grand, on est cinq, et maintenant six avec toi, mais si j’acceptais et qu’on déménageait et qu’Amparo allait à cette école, on n’aurait plus qu’à revenir ici, étant donné que le minimum pour avoir un appartement là-bas c’est cinq personnes. Et puis d’ailleurs il faudrait aller vivre dans le Queens, tu vois d’ici ? Évidemment si Lottie devait en avoir un autre, mais il faut dire que sa santé n’est pas très bonne, sans parler sur le plan mental. Et Shrimp ? Ben, vaut mieux pas en parler. Alors j’ai dit non, on reste ici. D’ailleurs, si on déménageait et qu’on devait revenir, on n’aurait probablement pas la chance de retrouver le même appartement. Je ne dis pas qu’il n’a pas un tas de défauts, mais quand même. Essaie d’avoir de l’eau après quatre heures de l’après-midi. C’est comme si tu suçais un téton sec !

Rire épais, nouvelle cigarette. Ayant perdu le fil de ses pensées, elle s’égara dans le labyrinthe : elle promena nerveusement son regard dans la pièce, ses yeux rebondissant dans tous les coins comme des petites perles de culture.

Boz n’avait pas écouté le monologue, mais il sentit la panique qui enflait pour remplir le silence délicieux et inattendu. En vivant avec Milly il avait oublié ce côté des choses, les terreurs sans cause et sans remède. Pas seulement celles de sa mère. Celles de tous ceux qui habitaient au sud de la Trente-Quatrième Rue.

Mme Hanson aspira bruyamment son Kafé. Le bruit (son propre bruit, celui qu’elle faisait) la rassura et elle recommença à parler, à produire davantage de ses propres bruits. La panique disparut peu à peu. Boz ferma les yeux.

— Cette Mme Miller est pleine de bonnes intentions, bien sûr, mais elle ne comprend pas ma situation. Tu sais ce qu’elle m’a dit que je devrais faire, l’autre jour ? Que je devrais visiter l’hospice de la Douzième Rue ! Elle a dit que ce serait un exemple. Pas pour moi, pour eux. De voir quelqu’un de mon âge être responsable d’une famille et déployer une telle énergie. De mon âge ! On croirait que je suis sur le point de m’en aller en poussière comme un de ces trucs, tu sais. Je suis née en 1967, l’année où le premier homme a atterri sur la Lune. Mille neuf cent soixante-sept ! Je n’ai même pas soixante ans, mais même si je les avais, c’est pas interdit, que je sache ? Écoute, tant que je pourrai monter ces escaliers, ils ont pas besoin de s’en faire pour moi. Ces ascenseurs, c’est un crime. Je peux même pas me rappeler la dernière fois… Attends une minute… si ! je peux. Tu avais huit ans, et chaque fois que je t’y faisais monter tu te mettais à pleurer. Tu pleurais pour un oui ou pour un non, remarque bien. C’était ma faute, je te gâtais beaucoup trop, et tes sœurs aussi. La fois où en rentrant je t’ai trouvé déguisé dans les vêtements de Lottie, avec du rouge à lèvres et tout, et dire qu’elle t’avait aidé ! En tout cas, j’ai mis un terme à tout ça ! Si c’avait été Shrimp, j’aurais compris. Shrimp est un peu comme ça elle-même. J’ai toujours dit à Mme Holt du temps où elle était encore en vie, elle était vraiment vieux jeu, Mme Holt, que tant que Shrimp avait ce qu’elle voulait, on n’avait pas à s’en mêler, ni elle ni moi. Et de toute façon il faut avouer qu’elle était un peu ternasse, tandis que ma Lottie, ah ! ma Lottie était si belle. Même au lycée. Elle passait son temps à se regarder dans une glace, et on pouvait pas lui en vouloir. Une vraie vedette de cinéma.

Elle baissa la voix, comme pour confier un secret à la pellicule verdâtre d’huile végétale qui flottait à la surface de son Kafé.

— Et dire qu’elle a été me faire un coup pareil. Je pouvais pas en croire mes yeux quand je l’ai vu. Si c’est avoir des préjugés que de vouloir ce qu’il y a de mieux pour ses enfants, eh bien j’ai des préjugés. Pas désagréable à regarder, comme garçon, je n’ai jamais dit le contraire, et même pas bête, à sa façon, je suppose. Il lui écrivait des poèmes. En espagnol, pour que je ne puisse pas les comprendre. Je lui ai dit, c’est ta vie, Lottie, si ça te fait plaisir de la gâcher, vas-y. Mais ne viens pas me raconter que j’ai des préjugés. Vous autres, enfants, vous ne m’avez jamais entendue et ne m’entendrez jamais utiliser des mots comme ça. J’ai peut-être jamais été plus loin que le lycée, mais je sais voir la différence entre… ce qui est bon et ce qui est mauvais. Au mariage elle portait une robe bleue et je ne me suis jamais plainte de ce qu’elle était trop courte. Si belle. Ça me fait encore pleurer.

Elle fit une pause. Puis, très solennellement, comme si c’était la seule conclusion inéluctable que toutes ces constatations exigeaient impitoyablement d’elle :

— Il était toujours très poli avec moi.

Une nouvelle pause, plus longue.

— Tu ne m’écoutes pas, Boz.

— Si, je t’écoute. Tu disais qu’il était toujours très poli avec toi.

— Qui ça ?

Boz feuilleta son album de famille intérieur à la recherche de quelqu’un qui aurait pu se conduire poliment envers sa mère.

— Mon beau-frère ?

Mme Hanson hocha la tête.

— Exactement. Juan. Et elle a également dit pourquoi est-ce que je n’essayais pas la religion.

Elle leva les yeux au ciel, mimant la stupéfaction devant le fait que de telles choses fussent possibles.

— Elle ? Qui ça, elle ?

Les lèvres sèches firent une moue déçue. Elle avait sauté exprès du coq-à-l’âne, pour lui tendre un piège, mais Boz l’avait esquivé. Elle savait qu’il n’écoutait pas, mais elle ne pouvait pas le prouver.

— Mme Miller. Elle a dit que ça me ferait du bien. Je lui ai répondu qu’une dingue de la religion dans la famille c’était bien assez et que d’ailleurs je n’appelais pas ça de la religion. Je veux dire, je ne crache pas sur un bâtonnet d’Oraline de temps en temps, mais la religion, ça doit venir du cœur.

Une fois de plus elle froissa les flammes mauves, orange et or de sa robe. Quelque part là-dessous il se remplissait de sang et le refoulait dans les artères : son cœur.

— Et toi, tu es toujours branché là-dessus ? lui demanda-t-elle.

— Sur la religion ? Non, j’ai laissé tomber avant de me marier. Milly est à cent pour cent contre, elle aussi. Tout ça, c’est de la chimie.

— Va raconter ça à ta sœur.

— Oh ! mais pour Shrimp ça a un sens. Elle sait bien que c’est de la chimie. Mais elle s’en fiche, du moment que ça marche.

Boz savait d’expérience qu’il fallait éviter de prendre parti dans les querelles de famille. Une fois déjà dans sa vie il avait dû se libérer de ces liens, et il connaissait leur force.

Mickey revint avec le courrier, le posa sur le poste de télévision et disparut avant que sa grand-mère pût inventer une nouvelle course à lui faire faire.

Une seule enveloppe.

— C’est pour moi ? demanda Mme Hanson.

Boz ne bougea pas d’un poil. Elle prit une profonde et laborieuse inspiration et se hissa sur ses pieds.

— C’est pour Lottie, annonça-t-elle en l’ouvrant. C’est de l’école Alexander Lowen, là où Amparo veut aller.

— Qu’est-ce qu’elle dit ?

— Elle est acceptée. Elle a une bourse d’un an. Six mille dollars.

— Merde. C’est vachement bien.

Mme Hanson s’assit sur le sofa, en travers des jambes de Boz, et pleura. Elle pleura pendant plus de cinq minutes. Puis le compte-minutes de la cuisine sonna. Ainsi va le monde. Elle n’avait pas raté un seul épisode depuis des années et Boz non plus. Elle s’arrêta de pleurer. Ils regardèrent le feuilleton.

Assis là, cloué au sofa par le poids de sa mère, réchauffé par son corps, Boz se sentait bien. Il pouvait rapetisser, rétrécir à l’état d’un timbre-poste, d’une perle, d’un petit pois, d’un truc minuscule, vide de toute pensée, heureux, inexistant, complètement perdu dans la masse du courrier.

3

Shrimp avait Dieu dans la peau, et Dieu (elle en était sûre) avait Shrimp dans la peau. Elle : ici, sur le toit du 334 ; Lui, là-bas, quelque part dans le smog mordoré du crépuscule, dans les ineffables poisons couvrant Jersey, partout. Ou peut-être que ce n’était pas Dieu mais quelque chose allant vaguement dans ce sens.

Boz, assis sur le garde-fou les pieds dans le vide, regardait les arabesques moirées de sa robe et de sa peau. Les spirales de l’étoffe tournaient dans un sens, leur ombre sur sa peau en sens inverse. Le vent de mars joua avec l’étoffe et Shrimp oscilla et les spirales tournèrent, tourbillons or et vert, illusions lyriques.

Quelque part sur un autre toit un chien illégal se mit à aboyer. Ouah, ouah, ouah ; je t’aime, je t’aime, je t’aime.

Généralement Boz essayait de rester à la surface de quelque chose d’aussi agréable, mais aujourd’hui il était exilé à l’intérieur de lui-même, redéfinissait son problème, s’y attaquait avec réalisme. Fondamentalement (décida-t-il) c’était dans son propre caractère que résidait le problème. Il était faible. Il s’était laissé mener par le bout du nez par Milly, au point qu’elle en était arrivée à oublier que Boz avait peut-être, lui aussi, des exigences légitimes. Boz lui-même l’avait oublié. Ils avaient des rapports à sens unique. Il se sentait disparaître, se volatiliser, être aspiré par le tourbillon or et vert. Un cafard noir. Les pilules l’avaient entraîné dans la direction contraire à celle qu’il aurait dû prendre, et Shrimp, là-bas au pays de sainte Thérèse, ne lui était d’aucun secours.

L’horizon mordoré devint mauve sombre, puis la nuit tomba. Dieu voila Sa gloire et Shrimp redescendit sur terre.

— Pauvre Boz, dit-elle.

— Pauvre Boz, acquiesça-t-il.

— D’un autre côté tu as échappé à tout ça.

Sa main balaya les toits de l’East Village et toute la laideur environnante. Puis elle fit un deuxième geste plus impatient, comme si toute cette cochonnerie lui avait collé aux doigts. De fait, c’était devenu sa main, son bras, ce machin encombrant de chair dont elle avait réussi, pendant trois heures et quinze minutes, à se libérer.

— Et pauvre Shrimp.

— Pauvre Shrimp aussi, acquiesça-t-il.

— Parce que moi, je suis coincée là-dedans.

Elle haussa une omoplate proéminente. Elle ne parlait pas de l’immeuble mais de son propre corps, mais à quoi bon essayer d’expliquer ça à Narcisse en fleur ? Le fait que Boz s’attardait sur ses malheurs, sur ses conflits intérieurs l’irritait. Elle aussi elle avait des sujets de mécontentement dont elle voulait parler, des centaines.

— Ton problème est extrêmement simple, Boz. Si tu es honnête avec toi-même. Ton problème, c’est que fondamentalement, t’es un républicain.

— Allez, Shrimp, arrête tes conneries.

— C’est vrai. Quand Milly et toi vous avez commencé à vivre ensemble, Lottie et moi on n’en revenait pas. Pour nous c’avait toujours été clair comme de l’eau de roche.

— C’est pas simplement parce que j’ai une jolie figure que…

— Oh ! Boz, ne sois pas si obtus. Tu sais bien que ça n’a jamais rien à voir à l’affaire. Et je ne dis pas que tu devrais voter républicain parce que moi je le fais. Mais pour moi il y a des signes qui ne trompent pas. Si tu voulais bien te regarder avec un peu de psychanalyse tu verrais à quel point tu es refoulé.

Il s’enflamma. Ça ne le dérangeait pas d’être traité de républicain, mais de refoulé, ça non !

— Tu merdoies à bloc, sœurette. Si tu veux vraiment savoir où je me place, je vais te le dire. Quand j’avais treize ans je me branlais en te regardant te déshabiller, et crois-moi, il faut être un démocrate sacrément inconditionnel pour faire ça.

— C’est méchant, ce que tu viens de dire.

C’était méchant, et aussi faux que méchant Lottie avait souvent peuplé ses rêveries érotiques – Shrimp, jamais. Son petit corps maigre et sec l’écœurait C’était une cathédrale gothique hérissée de flèches et de gargouilles, une forêt d’arbres sans feuilles ; ce qu’il aimait, c’était des vallons ensoleillés et accueillants, des clairières pleines de fleurs. Elle sortait d’une gravure de Durer ; lui était un paysage de Domenichino. Sauter Shrimp ? Plutôt devenir républicain, même si c’était sa propre sœur.

— C’est pas que je sois contre le fait d’être républicain, ajouta-t-il diplomatiquement. Je n’ai rien d’un puritain. C’est simplement que je n’aime pas baiser avec d’autres mecs.

— Comment le saurais-tu si tu n’as jamais essayé ? dit sa sœur d’un ton offensé.

— J’ai essayé. Plein de fois.

— Alors pourquoi est-ce que ton mariage se casse la figure ?

Des larmes commencèrent à couler. Il pleurait tout le temps dernièrement, un vrai climatiseur. Shrimp, experte en compassion, joignit ses pleurs à ceux de son frère en entourant ses délicieuses épaules nues d’un bras maigre.

Il renifla et renversa la tête. Flip-flop de châtain roux, grand sourire courageux.

— Et la soirée ? Tu y vas ?

— Non, pas ce soir. Je me sens trop religieuse et, comment dire, sainte pour ce genre de choses. Plus tard peut-être.

— Allez, quoi, Shrimp.

— Non, vraiment.

Elle serra ses bras contre sa poitrine, leva le menton, et attendit de se faire prier.

Dans le lointain, le chien produisit des sons différents.

— Un jour, quand on était gosses… juste après avoir emménagé ici, en fait, commença Boz d’un air rêveur.

Mais il voyait bien qu’elle n’écoutait pas.

Les chiens avaient finalement été déclarés illégaux peu de temps auparavant, et les propriétaires de chiens faisaient des numéros à la Anne Frank pour protéger leurs chiots de la Gestapo municipale. Comme ils avaient dû renoncer à les promener dans la rue, le toit du 334, que la Commission des espaces verts avait décrété officiellement être un terrain de jeux (ils avaient construit une palissade coupe-vent sur le pourtour du toit pour lui donner une ambiance de terrain de jeux) s’était bientôt trouvé recouvert d’un épais tapis de crottes de chien. Une guerre avait éclaté entre les gosses et les chiens pour la possession du toit. Les gosses traquaient les chiens sans laisse, généralement la nuit, et les précipitaient dans le vide. C’étaient les bergers allemands qui opposaient la résistance la plus vive. Boz avait vu un berger allemand entraîner un cousin à Milly dans sa chute.

Tous les trucs qui se passent et qui semblent si importants sur le moment, et pourtant on les oublie, les uns après les autres. Il se sentit envahi d’une tristesse élégante, parfaitement maîtrisée comme si, en admettant qu’il voulût s’en donner la peine, il devenait capable d’écrire un essai philosophique raffiné et réfléchi.

— Je vais y aller doucement.

— Amuse-toi bien, dit Shrimp.

Il lui effleura l’oreille de ses lèvres, mais ce n’était pas, même au sens fraternel du terme, un baiser. Plutôt un signe indiquant la distance qui les séparait, comme les panneaux sur les autoroutes indiquant en kilomètres ce qu’il vous reste à parcourir avant d’atteindre New York.

La soirée fut loin d’être démente, mais Boz s’amusa d’une façon tranquille et décorative en restant assis sur un banc à regarder des genoux. Puis Williken, le photographe du 334 vint s’asseoir près de Boz et lui parla du nuancisme – Williken étant un nuanciste de la première heure – et de combien il était temps qu’une révolution nuanciste éclate dans le domaine de l’art. Il avait l’air plus âgé que ne se le rappelait Boz, ridé et décharné et portant pathétiquement ses quarante-trois ans.

— Quarante-trois ans, c’est le meilleur des âges, répéta Williken après avoir enfin expédié l’histoire de l’art à sa convenance.

— Mieux que vingt et un ?

Ce qui était, naturellement, l’âge de Boz.

Williken décida que c’était une plaisanterie et toussa (Williken fumait du tabac.) Boz détourna les yeux et repéra le type à la barbe rousse en train de le reluquer. Une petite boucle d’oreille en or brillait à son lobe gauche.

Deux fois mieux, disait Williken, avec même un peu de rab.

Comme c’était aussi une plaisanterie, il toussa de nouveau.

Il était (barbe rousse, boucle d’oreille) après Boz, l’individu le plus attrayant, physiquement, de la soirée. Boz se leva en donnant une petite tape sur les mains noueuses du vieux photographe.

— Et toi, quel âge as-tu ? demanda-t-il à barbe rousse, boucle d’oreille.

— 1,87 m, et toi ?

— Moi, je serais plutôt dans le genre versatile. Où habites-tu ?

— Entre la Soixante-Dixième et la Quatre-Vingtième Rue, côté Est. Et toi ?

— J’ai été évacué.

Boz prit une pose : Sébastien (celui de Guido) s’ouvrant comme une fleur pour recevoir les flèches de l’admiration masculine. Ah ! Boz aurait séduit le plâtre sur les murs !

— T’es un ami à January ?

— L’ami d’un ami, mais cet ami n’est pas venu. Et toi ?

— La même chose, plus ou moins.

Danny (il s’appelait Danny) attrapa une pleine poignée des cheveux châtain roux.

— J’aime beaucoup tes genoux, dit Boz.

— Tu ne trouves pas qu’ils sont trop proéminents ?

— Non, j’aime bien les genoux proéminents.

Lorsqu’ils partirent, January était dans la salle de bains. Ils lui crièrent au revoir à travers le panneau de papier. Pendant tout le chemin – en descendant les escaliers, dans la rue, dans le métro, dans l’ascenseur de l’immeuble de Danny – ils s’embrassèrent, se pelotèrent et se frottèrent l’un contre l’autre, mais ç’avait beau exciter Boz psychologiquement, ça ne le fit pas bander.

Rien ne fit bander Boz.


Pendant que, derrière le paravent, Danny remuait le lait en poudre sur le réchaud électrique, Boz, seul dans le grand lit double, regardait les hamsters s’agiter dans leur cage. Les hamsters baisaient avec force tressautements et remue-ménage, et les hamsters femelles faisaient : « Shirk, shirk, shirk. » La nature tout entière accablait Boz de reproches.

— Saccharine ? demanda Danny en apparaissant avec les tasses.

— Merci quand même. Je ne devrais pas te faire perdre ton temps comme ça.

— Qui a dit qu’on perdait notre temps ? Peut-être que dans une petite demi-heure…

La moustache se détacha de la barbe : un sourire.

Boz lissa les poils de son pubis d’un air mélancolique, agita le sexe flasque et indifférent.

— Non, il est en panne ce soir.

— Peut-être qu’en utilisant la manière forte ? Je connais des mecs qui…

Boz secoua la tête.

— Ça ne servirait à rien.

— Enfin, bois toujours ton Kafé. Le sexe, c’est pas si important que ça, tu peux me croire. Il y a d’autres trucs.

Les hamsters firent : « Shirk, shirk, shirk ! »

— Ouais, sans doute.

— Je t’assure, insista Danny. Tu es toujours impuissant ?

Ça y est, le mot était lâché.

— Merde alors, non ! (Quelle horreur !)

— Alors ? Y’a pas de quoi s’affoler parce qu’un soir de temps en temps ça marche pas. Moi, ça m’arrive tout le temps et je suis payé pour ça ! Je suis démonstrateur en hygiène corporelle.

— Toi ?

— Pourquoi pas ? Démocrate le jour, mais républicain pendant mon temps libre. Au fait, t’es inscrit comme quoi ?

— Qu’est-ce que ça peut faire si on ne vote pas ?

— Cesse donc de t’apitoyer sur ton propre sort.

— Comme démocrate, en fait, mais avant de me marier j’étais indépendant. C’est pourquoi je n’aurais jamais cru en rentrant avec toi ce soir… enfin je veux dire, t’as vraiment une belle gueule, tu sais, Danny.

Danny rougit en signe d’assentiment.

— Allez, arrête de déconner, quoi. Alors dis-moi, qu’est-ce qui cloche dans ton mariage ?

— C’est pas une histoire bien intéressante, dit Boz, et de raconter par le menu toute l’histoire de Boz et de Milly : comment ils avaient eu des rapports formidables, comment ces rapports s’étaient dégradés, comment ils n’arrivaient pas à comprendre pourquoi.

— Vous avez été voir un conseiller conjugal ? demanda Danny.

— Ça nous servirait à quoi ?

Danny avait fabriqué une authentique larme de compassion, et il saisit le menton de Boz et leva son visage vers lui pour être sûr qu’elle ne passerait pas inaperçue.

— Tu devrais le faire. Ton mariage compte encore beaucoup dans ta vie, et si quelque chose cloche tu devrais au moins chercher à savoir quoi ? Je veux dire, ça pourrait être quelque chose de tout con, comme faire synchroniser vos cycles métaboliques, ou quelque chose comme ça.

— T’as sans doute raison.

Danny se pencha en avant et serra le mollet de Boz d’un air grave.

— Bien sûr que j’ai raison. Tiens, écoute. Je connais quelqu’un dont on m’a dit monts et merveilles. Sur Park Avenue. Je vais te filer son numéro.

Il embrassa rapidement Boz sur le nez, juste à temps pour que sa larme de commisération tombe sur la joue de Boz.


Plus tard, après un dernier effort décidé, Danny, vêtu seulement de sa tunique transparente, accompagna Boz jusqu’au fossé qui était (lui aussi) en panne.

Ils venaient de s’embrasser et se serraient encore la main lorsque Boz demanda, de l’air détaché de celui qui pensait à tout autre chose au cours de la dernière demi-heure :

— Au fait, tu n’aurais pas travaillé à Erasmus Hall, par hasard ?

— Non, pourquoi ? C’est là que tu as été à l’école ? Je n’enseigne que depuis quelques années, tu sais.

— Non, je connais quelqu’un qui y travaille. À Washington Irving.

— Moi je bosse à Bedford-Stuyvesant, admit-il non sans une pointe de déception. Mais comment s’appelle-t-il ? On s’est peut-être rencontrés à une réunion syndicale ou quelque chose comme ça.

— C’est une fille – Milly Hanson.

— Désolé, connais pas. On est nombreux, tu sais. C’est une grande ville.

Dans toutes les directions les trottoirs et les murs confirmaient ses dires.

Leurs mains se séparèrent, leurs sourires s’évanouirent, et ils devinrent invisibles l’un pour l’autre, comme des bateaux qui glissent sur l’eau dans des directions opposées et sont happés par l’épais brouillard.

4

Le 227 de Park Avenue, où McGonagall avait son bureau, était un immeuble assez terne, construit dans le style des années 60 et qui avait dû être un peu plus tape-à-l’œil à l’époque du boom sur le verre et l’acier. Mais ensuite il y avait eu les secousses dues aux essais au sol de 96 et on avait dû l’envelopper, de sorte que maintenant, vu du dehors, il faisait penser à la veste en Wooly jaune sale que Milly avait portée l’année dernière. Cela, ajouté au fait que McGonagall était un républicain de l’ancienne école (un genre qui suscitait encore beaucoup de méfiance) faisait qu’il avait du mal à obtenir ne fût-ce que le tarif minimal garanti par la Guilde. Non que pour eux cela fit la moindre différence, puisqu’ils n’auraient que les cinquante premiers dollars à payer, le reste étant pris en charge par le Conseil pédagogique au titre de la clause sur la santé physique et mentale.

La salle d’attente était décorée simplement de quelques matelas en papier et de deux Saroyan authentifiés pour égayer les murs blancs : un


Alice


et un :


ou bien

ou bien


Au point de vue de l’habillement, Milly essayait de passer pour une jeune fille modeste dans son vieil uniforme de la Pan Am, une veste sans manches en tulle gris bleu sur un pyjama sobre et net. Boz, quant à lui, portait un short couleur crème et un foulard taillé dans le même tulle gris bleu autour du cou. Quand il se déplaçait, le foulard voletait derrière lui comme une ombre. À eux deux ils formaient un ensemble, un tableau. Ils ne parlaient pas. Ils attendaient dans la pièce prévue à cet effet.

Une putain de demi-heure.

L’entrée du bureau de McGonagall sortait tout droit des annales du Metropolitan. La porte devint un rideau de flammes qu’ils traversèrent, tels Pamina et Tamino, accompagnés comme il se doit de sons de flûte et de tambour, de cordes et de clairons. Un gros homme en tunique blanche les accueillit sans un mot dans son temple de la sagesse au rabais en serrant d’abord la main de Pamina, puis celle de Tamino. Un sensoriste, de toute évidence.

Il approcha son visage fardé entre deux âges de celui de Boz, comme pour y lire des caractères minuscules.

— Vous êtes Boz, dit-il respectueusement.

Puis, jetant un coup d’œil en direction de Milly :

— Et vous êtes Milly.

— Non, dit-elle d’un air pincé (cette demi-heure lui restait sur l’estomac). Moi c’est Boz, et elle, c’est Milly.

— Parfois, dit McGonagall, desserrant les freins, la meilleure solution est de divorcer. Je veux que vous sachiez que dans le cas où ce serait mon avis en ce qui vous concerne, je n’hésiterais pas à vous le dire. Si vous m’en voulez de vous avoir fait attendre, tant pis, puisque c’était pour une bonne raison. Ça nous débarrasse d’entrée de jeu de toutes nos bonnes manières. Et quelle est la première chose que vous dites en entrant ? Que votre mari est une femme ! Ça vous fait quel effet, Boz, de savoir que Milly voudrait vous couper les couilles et les porter elle-même ?

Boz haussa les épaules, en chien battu de toujours, toujours séduisant.

— J’ai trouvé ça drôle.

— Ha ! fit McGonagall, ça, c’est ce que vous avez pensé. Mais qu’est-ce que vous avez ressenti ? Vous aviez envie de la frapper ? Vous aviez peur ? Ou étiez-vous secrètement ravi ?

— Tout ça, et d’autres choses encore.

Le corps de McGonagall s’enfonça dans quelque chose de pneumatique et de bleu et resta à flotter là comme une grosse pieuvre blanche flottant sur une mer calme d’été.

— Voyons, parlez-moi un peu de votre vie sexuelle, madame Hanson.

— Notre vie sexuelle est mignonne, dit Milly.

— Aventureuse, poursuivit Boz.

— Et très fréquente.

Elle croisa ses mignons petits bras.

— Quand on se voit, ajouta Boz.

Une gracieuse touche d’amertume décorait l’ironie sobre de cette remarque. Déjà il sentait ses tripes extraire quelques larmes désœuvrées des glandes adéquates, tandis que, dans d’autres glandes, Milly avait commencé à transformer quelques griefs mesquins en une belle colère jaune et juteuse à souhait. En cela, comme en tant d’autres choses, ils parvenaient à une sorte de symétrie, ils formaient une paire.

— Vos professions ?

— Tous les trucs de ce genre figurent à nos dossiers. Vous avez eu un mois pour les consulter. Ou en tout cas, une demi-heure.

— Mais votre dossier, madame Hanson, ne fait nullement état de cette réticence remarquable dont vous faites preuve, et qui fait qu’on a l’impression de vous arracher chaque mot.

Il leva deux doigts ambigus, la réprimandant et la bénissant d’un seul geste. Puis, se tournant vers Boz :

— Et vous, Boz, que faites-vous dans la vie ?

— Oh ! moi, je suis un homme au foyer. C’est Milly qui fait vivre le ménage.

Ils regardèrent tous les deux Milly.

— Je suis démonstratrice en éducation sexuelle dans les lycées.

— Parfois, dit McGonagall en se vautrant en travers sur son ballon bleu d’un air méditatif (comme tous les hommes gros très intelligents il savait jouer les Bouddha), ce qu’on croit être des problèmes conjugaux trouvent en fait leur origine dans des problèmes d’ordre professionnel.

Milly fit un sourire de porcelaine, plein d’assurance.

— Tous les six mois, la ville nous fait passer des tests de satisfaction professionnelle, monsieur McGonagall. La dernière fois j’ai obtenu une note assez haute au test d’ambition, mais pas plus élevée que la note moyenne de ceux qui ont été promus cadres administratifs. Boz et moi sommes là parce qu’on ne peut pas passer deux heures ensemble sans commencer à nous chamailler. Je ne peux plus dormir dans le même lit que lui, et il a des brûlures d’estomac quand on mange à la même table.

— Bon, admettons pour l’instant que vous avez une vie professionnelle sans histoire. Et vous, Boz, êtes-vous heureux dans votre condition d’homme au foyer ?

Boz tripota le tulle noué autour de son cou.

— Ben, non, je dois pas être tout à fait heureux, sinon je ne serais pas là. J’ai des moments de – oh ! je ne sais pas, de nervosité. De temps en temps. Mais je sais que ça ne me rendrait pas plus heureux de travailler. Avoir un emploi, c’est comme aller à l’église : c’est chouette une ou deux fois par an d’aller s’asseoir avec les autres et manger quelque chose et tout ça, mais à moins de croire vraiment qu’il y a quelque chose de sacré qui se passe, ça devient ennuyeux d’y aller tous les jours.

— Avez-vous jamais eu un emploi véritable ?

— J’en ai eu deux ou trois. Je détestais ça. Je crois que la plupart des gens doivent détester leur travail. Je veux dire, sinon pourquoi paierait-on les gens pour qu’ils travaillent ?

— Et pourtant il y a quelque chose qui cloche, Boz. Il y a quelque chose qui manque dans ta vie.

— Quelque chose. Je ne sais pas quoi.

Il prit un air malheureux.

McGonagall se pencha en avant et lui prit la main. Le contact humain revêtait une importance capitale dans la profession de McGonagall.

— Vous avez des enfants ? demanda-t-il en se tournant vers Milly après cet intermède plein de chaleur humaine et de sentiment.

— On n’a pas les moyens d’avoir des enfants.

— En voudriez-vous, si vous pensiez pouvoir vous le permettre ?

Elle fit une moue.

— Oh ! oui, certainement.

— Beaucoup d’enfants ?

— Oui, oui !

— Il y a des gens, vous savez, qui veulent avoir beaucoup d’enfants, qui en auraient autant qu’ils pourraient s’il n’y avait pas le système de l’évaluation génétique.

— Ma mère, avança Boz, a eu quatre gosses. Ils sont tous nés avant la loi sur l’évaluation génétique, bien sûr, sauf moi, mais moi elle a pu m’avoir seulement parce que Jimmy, son fils aîné, s’est fait tuer dans une émeute, ou un bal, ou quelque chose comme ça, quand il avait quatorze ans.

— Vous avez des animaux chez vous ?

On voyait clairement où il voulait en venir.

— Une chatte, dit Boz. Et une plante grasse.

— Qui s’occupe du chat ?

— Moi, mais c’est surtout parce que je suis là pendant la journée. Depuis que je suis parti, c’est Milly qui s’occupe de Tabby. Elle doit se sentir seule. Cette vieille Tabby, je veux dire.

— Elle a des chatons ?

Boz secoua la tête.

— Non, dit Milly. Je l’ai fait opérer.

Boz pouvait presque entendre McGonagall qui pensait : Aha ! Il savait quelle direction suivrait l’entrevue à partir de cet instant et savait que Milly l’avait remplacé sur la sellette. McGonagall avait peut-être raison ou il avait peut-être tort, mais il avait mis la main sur une idée et il n’allait pas la lâcher : Milly devait avoir un enfant (une vocation de femme) ; quant à Boz, eh bien, apparemment Boz allait être mère.

Il avait vu juste. La séance n’était pas finie que Milly se vautrait sur le sol blanc élastique, le dos cambré, en criant (« Oui, un enfant ! Je veux un enfant ! Oui, un enfant ! Un enfant ! ») et en proie à des spasmes hystériques simulant des contractions prénatales. C’était magnifique. Milly n’avait pas craqué, vraiment craqué, depuis combien de temps ? Des années. C’était à cent pour cent magnifique.

En quittant le bureau de McGonagall ils décidèrent de descendre par l’escalier, qui était sombre et poussiéreux et extraordinairement érotique. Ils firent l’amour sur le palier du vingt-huitième étage, et de nouveau, leurs jambes toutes flageolantes, sur celui du douzième. Le sperme giclait du sexe de Boz en hoquets démesurés, grisants, comme du lait jaillissant du goulot d’une bouteille pleine à ras bord, au point que l’un et l’autre en furent abasourdis : un petit déjeuner paradisiaque, un miracle prouvant leur existence, et une promesse qu’ils étaient tous deux bien décidés à tenir.

Ce ne fut pas une partie de plaisir, loin de là. Ils durent remplir plus de formulaires en une semaine qu’ils n’avaient rempli de questionnaires 1 004 dans toute leur vie. Et puis il y eut : les visites au conseiller prénatal ; l’expédition à l’hôpital afin d’obtenir les ordonnances pour les produits qu’ils devaient tous deux commencer à prendre ; la réservation d’un flacon à l’hôpital du Mont-Sinaï pour le quatrième mois de la grossesse (la ville prendrait en charge ces frais-là pour que Milly puisse continuer à travailler) ; et finalement le moment solennel au bureau des tests génétiques où Milly but le premier verre amer d’anticontraceptif. (Elle fut malade pendant le reste de la journée, mais était-elle femme à se plaindre ? Oui.) Pendant les deux semaines qui suivirent, elle n’eut pas le droit de toucher à l’eau du robinet, et puis enfin, le jour tant attendu arriva. Son test matinal se révéla positif.

Ils décidèrent que ce serait une fille : Loretta, d’après la sœur de Boz. Plus tard, ils se redécidèrent pour : Aphra, Murray, Albergra, Sniffles (les préférés de Boz) et Pamela, Grace, Lulu, et Maureen (les préférences de Milly).

Boz tricota une sorte de couverture.

Les journées rallongèrent et les nuits raccourcirent. Puis ce fut le contraire. La décantation de Cacahuète (c’est ainsi qu’ils l’appelaient chaque fois qu’ils n’arrivaient pas à lui choisir un vrai prénom) était prévue pour la veille de Noël 2025.

Mais plus que de comprendre la microchimie de la conception à la naissance, l’important c’était de s’adapter psychologiquement à sa condition de futur parent, ce qui n’avait rien de simple.


Voici comment McGonagall expliqua la chose à Boz et Milly lors de leur dernière entrevue :

« Notre façon de travailler, notre façon de parler, notre façon de regarder la télévision ou de marcher dans la rue, même notre façon de baiser, ou peut-être surtout notre façon de baiser – toutes ces choses font partie du problème de notre identité. On ne peut faire aucune de ces choses authentiquement sans avoir d’abord découvert qui nous sommes vraiment et être devenu cette personne-là, à l’intérieur comme à l’extérieur, au lieu de la personne que les autres voudraient que nous soyons. Généralement les autres, s’ils veulent que nous soyons autre chose que ce que nous sommes, nous utilisent comme laboratoires pour résoudre leurs propres problèmes d’identité.

« Boz, nous avons vu comment, de mille petites façons différentes par jour, on attend de vous que vous soyez un individu dans vos rapports personnels et un individu complètement différent dans d’autres circonstances. Ou, pour employer vos propres termes, vous n’êtes « qu’un homme au foyer ». Cette façon de couper un individu en deux est née au cours du siècle dernier, avec l’apparition de l’automatisme. D’abord les boulots sont devenus moins fatigants, puis plus rares – surtout le genre de boulot qu’il était convenu d’appeler « un travail d’homme ». Dans tous les secteurs, les hommes travaillaient côte à côte avec des femmes. Pour certains hommes, la seule façon d’extérioriser leur virilité était de porter des Levis pendant les week-ends et de fumer la marque de cigarettes qu’il fallait. Des Marlboro, d’habitude.

Ses lèvres se serrèrent et ses doigts se plièrent délicatement tandis qu’une fois de plus, sa bouche et ses poumons étaient le théâtre de la lutte séculaire entre le désir et la volonté. C’est avec de tels mouvements qu’un stylite aurait parlé des tentations de la chair, n’esquissant les vieux gestes du plaisir que pour mieux les conjurer.

« Ce que cela voulait dire, psychologiquement parlant, c’est que les hommes n’avaient plus besoin d’une structure de caractère rigide et agressive, pas plus qu’ils n’avaient besoin du physique musclé de lutteur qui allait de pair avec cette structure de caractère. Même comme plumage sexuel, ce genre de physique devint démodé. Les filles commencèrent à préférer les ectomorphes petits et sveltes. Le couple idéal vous ressemblait un peu, à vrai dire – chacun étant un peu le reflet de l’autre. C’était un rapprochement des pôles de la sexualité, en quelque sorte.

« Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les hommes sont libres d’exprimer l’élément essentiellement féminin de leur personnalité. En fait, du point de vue économique, ils y sont presque obligés. Évidemment je ne parle pas de l’homosexualité. Un homme peut être féminisé à un degré dépassant largement le travestisme sans pour autant perdre sa préférence pour de la chatte, préférence qui est une conséquence inéluctable du fait qu’il a un zob. »

Il s’arrêta, le temps d’admirer sa propre cinglante honnêteté – un républicain parlant à un banquet en l’honneur d’Adlai Stevenson !

« Tout ça a dû vous être répété cent fois au cours de votre scolarité, mais c’est une chose que de comprendre un concept intellectuellement et c’en est une autre de le sentir dans votre corps. Ce que la plupart des hommes ressentaient – je veux parler de ceux qui acceptaient de suivre les tendances féminisantes de l’époque – c’était une culpabilité horrible, débilitante, une culpabilité qui devint vite un fardeau plus pesant que la répression initiale. Et c’est ainsi que la révolution sexuelle des années 60 fut suivie par la lugubre contre-révolution des années 70 et 80, alors que j’étais enfant. Il faut que je vous dise, bien que sans aucun doute on vous l’ait déjà dit cent fois, que c’était tout simplement horrible. Tous les hommes s’habillaient en noir ou en gris, ou à l’extrême rigueur, quand ils étaient aventureux, en marron sale. Ils avaient les cheveux courts et marchaient – ça se voit dans les films de l’époque – comme des robots de la première génération. Ils faisaient de tels efforts pour nier ce qui était en train de se passer, que chez eux tout ce qui se trouvait au-dessous de la ceinture était devenu de bois. Le phénomène prit une telle extension qu’à un moment donné on ne comptait pas moins de quatre feuilletons télévisés sur des zombies en même temps.

« Excusez-moi si je ressasse de l’histoire ancienne, mais si je le fais c’est parce que je ne crois pas que les gens de votre âge se rendent compte à quel point ils ont de la chance de ne pas avoir connu ça. La vie pose encore des problèmes – sans quoi je serais au chômage – mais au moins de nos jours les gens qui veulent les résoudre ont une chance d’y arriver.

« Mais revenons à la décision que tu dois prendre, Boz. C’est à la même époque, au début des années 80 (au Japon, bien sûr, puisque ç’aurait été interdit à coup sûr aux États-Unis à l’époque) qu’on entreprit les recherches qui allaient permettre à la féminisation d’être plus qu’un simple processus cosmétique… Malgré cela, il fallut des années pour que ces procédés se répandent. Cela ne s’est fait qu’au cours des vingt dernières années, à vrai dire. Avant notre époque, chaque homme était obligé, pour des raisons purement biologiques, de refouler l’instinct maternel profondément ancré en lui. La maternité est fondamentalement un phénomène psychosocial, et non un phénomène sexuel. Tout enfant, fille ou garçon, devient adulte en apprenant à imiter sa mère. Il (ou elle) joue à la poupée et fait des pâtés de sable, s’il habite quelque part où l’on peut trouver du sable. Il s’installe dans le chariot au supermarché, comme un petit kangourou. Etc.

Il est donc tout à fait normal que les hommes, une fois arrivés à l’âge adulte, désirent devenir eux-mêmes des mères, si leur situation sociale et économique le permet – autrement dit, s’il a le temps, puisque tous les autres obstacles ont été surmontés !

« En somme, Milly, Boz a besoin de quelque chose de plus que votre amour, ou que l’amour de n’importe quelle femme ou même de n’importe quel homme. Comme vous, il a besoin d’un autre genre de satisfaction. Il a besoin, comme vous, d’un enfant. Il a besoin, plus encore que vous, de faire l’expérience de la maternité. »

5

En novembre, à l’hôpital du Mont-Sinaï, Boz subit l’intervention chirurgicale – et Milly aussi, bien sûr, puisqu’elle devait être la donneuse. Il avait déjà eu droit aux implantations de « faux seins » en plastique destinés à préparer la peau de sa poitrine aux nouvelles glandes qui allaient y élire domicile – et à préparer Boz spirituellement à sa nouvelle condition. Simultanément, un traitement aux hormones créait un nouvel équilibre chimique dans son corps de façon que les glandes mammaires s’y intègrent comme un organe opérationnel et donnent dès le début un lait nourrissant.

Pour que la maternité (comme McGonagall l’avait souvent expliqué) soit une expérience réellement enrichissante et libératrice, elle devait être vécue totalement, sans arrière-pensées. Elle devait devenir partie intégrante du système nerveux et des tissus, plutôt qu’être simplement un procédé ou une habitude ou un rôle social.

Au cours de ce premier mois, les crises d’identité se succédèrent au rythme d’une toutes les heures. Un instant devant la glace pouvait déclencher chez Boz de douloureuses crises de fou rire ou le précipiter dans un abîme de dépression. À deux reprises, en rentrant de son travail, Milly fut convaincue que son mari avait flanché, mais chaque fois, elle arriva, grâce à une nuit de tendresse et de patience, à lui faire traverser la mauvaise passe. Le lendemain matin, ils allaient à l’hôpital voir Cacahuète qui flottait dans son flacon de verre teinté avec la grâce d’un nénuphar. Elle était complètement formée à présent – un être humain au même titre que sa mère ou son père. En ces moments-là Boz trouvait incompréhensibles ses tourments de la veille. Si quelqu’un avait dû souffrir de la situation, ç’aurait dû être Milly, car elle était là, sur le point de devenir mère, svelte et élancée, avec des tubes de silicone liquide en guise de seins, dépouillée par l’hôpital et par son mari du plaisir de donner le jour à son enfant. Et pourtant elle ne semblait avoir que de la vénération pour cette nouvelle vie qu’ils avaient créée à eux deux. On aurait presque pu croire que Milly, et non pas Boz, était le père de l’enfant, et que sa naissance était un mystère qu’elle pouvait admirer de loin mais ne serait jamais à même de partager totalement, intimement.

Et puis exactement comme prévu, à sept heures du soir le 24 décembre, Cacahuète (dont c’était le prénom officiel et définitif, ses parents n’ayant jamais pu se mettre d’accord sur autre chose) fut extraite du giron en verre teinté, retournée la tête en bas, tapotée sur le dos. Avec un vagissement franc et sonore (qu’on devait lui faire ré-écouter à l’occasion de chacun de ses anniversaires jusqu’à ses vingt et un ans, année où elle se révolta et jeta la bande magnétique dans l’incinérateur), Cacahuète Hanson fit son entrée dans le monde des hommes.


Ce qui le prit totalement – et délicieusement – au dépourvu, ce fut la quantité de travail que ça lui donnait. Jusque-là son problème avait toujours été d’inventer de nouvelles occupations pour meubler les heures vides de la journée, mais dans l’extase de son nouvel altruisme il ne trouvait pas le temps de faire la moitié de ce qu’il voulait faire. Il ne s’agissait pas uniquement de subvenir aux besoins de Cacahuète, encore que ceux-ci s’étaient révélés prodigieux depuis le début et atteignaient des proportions héroïques. Mais la naissance de sa fille l’avait converti à une forme originale et éclectique d’autoconservation. Il se remit à mijoter des petits plats, et cette fois sans que le budget nourriture en souffre. Il fit du yoga avec un jeune et beau yogi sur la 3e chaîne. (Avec ses nouvelles responsabilités, il n’avait naturellement plus le temps de regarder les films d’art et d’essai de quatre heures.) Il limita sa consommation de Kafé à une tasse le matin avec Milly.

Qui plus est, son ardeur resta inchangée semaine après semaine, mois après mois. D’une façon plus modeste, la vision – sinon la réalité – d’une structure de vie plus fertile, plus enrichissante, plus responsable ne le quitta jamais.

Cacahuète, cependant, grandissait. En deux mois elle doubla son poids, passant de 3,060 kg à 6,120 kg. Elle souriait aux visages qui se penchaient sur elle et acquit un répertoire de bruits intéressants. Elle mangeait – tout d’abord une cuillerée à café à la fois – de la bouillie de bananes, de la bouillie de poires et des céréales. Elle eut bientôt goûté à tous les parfums de légume que Boz put trouver pour elle. Ce n’était que le début de ce qui allait être une carrière longue et variée de consommatrice.


Un jour au début de mai, après un printemps pluvieux et frais, la température monta tout à coup à 25°. Un vent venant de la mer rinça le ciel de sa grisaille habituelle et lui rendit sa couleur azur.

Boz décida que le moment était venu de faire faire à Cacahuète son premier voyage dans l’inconnu. Il descella la porte-fenêtre donnant sur le balcon et poussa le petit landau dehors.

Cacahuète se réveilla. Elle avait des yeux couleur noisette mouchetés d’or. Sa peau était aussi rose qu’une bisque de homard. Elle se balança dans son landau avec entrain. Boz regarda les petits doigts jouer des gammes sur l’air printanier de la ville, et gagné par sa bonne humeur, il lui chanta une chanson bizarre, sans queue ni tête, qu’il avait entendu sa sœur Lottie chanter pour Amparo, une chanson que Lottie avait entendu sa mère chanter à Boz :

Pepsi cola est dans le coup

Deux verres, garçon, merci beaucoup.

J’ai perdu mon truc, j’ai perdu mon trac,

J’ai perdu mon bail, je prends mes cliques et mes claques.

Une brise joua avec les cheveux noirs et soyeux de Cacahuète, toucha les boucles blond roux plus lourdes de Boz. Le soleil et l’air étaient comme les films d’il y a un siècle, si incroyablement propres. Il ferma les yeux et s’exerça à respirer.

À deux heures précises, avec la ponctualité d’un bulletin d’informations, Cacahuète se mit à pleurer. Boz la sortit du landau et lui donna le sein. Depuis quelque temps, Boz ne prenait plus la peine de s’habiller, sauf lorsqu’il quittait l’appartement. La petite bouche se referma sur le mamelon et les petites mains agrippèrent la peau tendre du sein et l’écrasèrent pour faire ressortir le téton. Boz sentit le frisson habituel de plaisir, mais cette fois au lieu de s’évanouir lorsque Cacahuète s’installa dans son rythme régulier de succion et de déglutition, il se répandit sur la surface et dans les profondeurs de son sein ; il fleurit à l’intérieur de sa poitrine. Sans se raidir, son sexe fut visité par des frissonnements de plaisir délicat, et ce plaisir voyagea par vagues vers ses reins et jusque dans les muscles de ses jambes. L’espace d’un instant, il se dit qu’il lui faudrait arrêter l’allaitement, tant la sensation était devenue exquise, intense, insupportable.

Ce soir-là il essaya d’expliquer la chose à Milly, mais elle ne manifesta qu’un intérêt poli. Une semaine auparavant, elle avait été élue à un poste important dans son syndicat, et son esprit était rempli de la satisfaction sombre et dure qu’apporte l’ambition satisfaite, le fait d’avoir posé un orteil sur le premier barreau de l’échelle sociale. Il décida que ce ne serait pas gentil de continuer plus avant sur ce sujet, et garda son histoire pour la prochaine fois que Shrimp viendrait à passer. Shrimp avait eu trois enfants au fil des années (ses résultats aux tests génétiques étaient si bons que ses grossesses avaient été prises en charge par le Conseil national de la génétique), mais par un effet d’autodéfense émotionnel, Shrimp s’était toujours gardée d’avoir des liens affectifs trop intenses avec ses bébés pendant ses maternités d’un an (période après laquelle ils étaient envoyés aux écoles du Conseil, dans le Wyoming et dans l’Utah). Elle lui assura que ce qu’il avait ressenti cet après-midi-là sur le balcon n’avait rien d’extraordinaire, et que ça lui arrivait tout le temps à elle, mais Boz savait que ç’avait été l’essence même de l’inhabituel. C’était, selon les propres termes de Krishna notre seigneur, un moment privilégié, un coup d’œil derrière le voile.

Finalement il se rendit compte que c’était son moment à lui et qu’il ne pouvait pas être partagé, pas plus qu’il ne pouvait, même de façon approximative, être répété.

Il ne se répéta jamais, ce moment, même approximativement. Il finit par arriver à oublier ce qu’il avait été et ne plus se souvenir que du souvenir qu’il en avait.


Quelques années plus tard, Boz et Milly étaient installés sur leur balcon tandis que le soleil se couchait.

Ni l’un ni l’autre n’avaient beaucoup changé depuis la naissance de Cacahuète. Boz était peut-être un peu plus lourd que Milly, mais il aurait été difficile de dire si c’était parce qu’il avait forci ou parce que Milly avait maigri. Milly était passée chef de service et participait aux travaux de trois comités différents.

— Tu te souviens de notre immeuble spécial ? demanda Boz.

— De quel immeuble veux-tu parler ?

— Celui-là, là-bas. Avec les trois fenêtres.

Boz tendit le doigt vers la droite, où deux gigantesques immeubles jumeaux encadraient un panorama de toits, de corniches, de citernes. Certains des bâtiments devaient dater du New York de Boss Tweed ; il n’y en avait pas un seul de neuf.

Milly secoua la tête.

— Il y a un tas d’immeubles.

— Celui qui est juste derrière le côté droit du gros machin en briques jaunes avec le drôle de temple qui cache sa citerne ; tu le vois ?

— Hum. Là-bas ?

— Oui. Tu ne t’en souviens pas ?

— Vaguement. Non.

— On venait d’emménager ici, et comme le loyer était un peu trop cher pour nous, on n’avait pratiquement pas de meubles. Je te tannais pour qu’on achète une plante d’appartement, mais tu disais qu’il faudrait attendre un peu. Ça te revient maintenant ?

— Ça me dit quelque chose.

— Eh bien on s’installait ici régulièrement, tous les deux, pour regarder tous les immeubles et on essayait de repérer sur quelle rue ils donnaient et on se demandait si on les reconnaîtrait vus du trottoir.

— Je me souviens maintenant ! C’est celui dont les fenêtres étaient toujours fermées. Mais c’est tout ce dont je me souviens.

— On avait inventé une histoire au sujet de cet immeuble. On disait qu’au bout de, disons cinq ans, une des fenêtres s’ouvrirait juste assez pour qu’on puisse le voir d’ici, de trois ou quatre centimètres. Et puis le lendemain elle serait de nouveau fermée.

— Et ensuite ?

À présent, elle était sincèrement, agréablement intriguée.

— Et ensuite, d’après notre histoire, on la surveillerait avec soin tous les jours pour voir si la fenêtre se rouvrirait jamais. C’est comme ça qu’elle est devenue notre plante d’appartement. On s’en occupait de la même façon.

— Et tu as continué à la surveiller ?

— De loin. Pas tous les jours, mais de temps en temps.

— L’histoire finissait comme ça ?

— Non. La fin de l’histoire, c’était qu’un jour, peut-être cinq ans plus tard, on serait en train de se promener dans une rue où on n’avait pas l’habitude d’aller, et on reconnaîtrait l’immeuble et on monterait sonner à la porte, et le concierge ouvrirait et on lui demanderait pourquoi, cinq ans auparavant, cette fenêtre avait été ouverte.

— Et qu’est-ce qu’il dirait ?

Il était évident d’après son sourire qu’elle se souvenait, mais elle demandait la suite par respect pour l’intégralité de la fable.

— Qu’il avait cru que personne ne l’aurait jamais remarqué. Après quoi il fondrait en larmes. De gratitude.

— Elle est mignonne, cette histoire. Je devrais me sentir coupable de l’avoir oubliée. Qu’est-ce qui t’y a fait penser aujourd’hui ?

— C’est la vraie fin de l’histoire. La fenêtre était ouverte. Celle du milieu.

— Vraiment ? Elle est fermée en ce moment.

— Mais elle était ouverte ce matin. Demande à Cacahuète. Je lui ai montrée pour qu’elle puisse me servir de témoin.

— C’est certainement une fin heureuse.

Du dos de la main elle lui caressa la joue où il essayait des favoris.

— Je me demande quand même pourquoi elle était ouverte, après tout ce temps.

— Eh bien, dans cinq ans on n’aura qu’à aller demander.

Il se tourna vers elle en souriant et avec le même geste, lui caressa à son tour la joue, et à cet instant ils étaient heureux. Ils étaient de nouveau ensemble, sur le balcon, un soir d’été, et ils étaient heureux. Boz et Milly. Milly et Boz.

Загрузка...