14.

(Extrait du journal du 18 septembre 2185)… Quelque temps après le début de nos ambitieuses expéditions pour réunir une bibliothèque d’ensemble et pour acquérir au moins un échantillonnage de tous les arts, quatre robots sont venus me voir. Je ne les ai pas reconnus – après tout, il y a peu de signes distinctifs par lesquels on puisse distinguer un robot d’un autre – et ils pouvaient très bien travailler à la ferme depuis des années ou tout simplement venir d’arriver. Maintenant, en écrivant ces lignes, je suis quelque peu surpris de ne pas leur avoir posé de questions précises, mais, si mes souvenirs sont exacts, je ne les ai pas interrogés sur leur origine, ni alors, ni depuis. Peut-être était-ce parce que j’étais stupéfait – et en un sens, si bouleversé – par ce qu’ils avaient à me demander que j’ai été négligent dans mon enquête.

Ils m’ont dit qu’ils s’appelaient Ézéchiel, Nicomède, Jonathan et Ebénézer, et que, si je n’y voyais pas d’inconvénient, ils aimeraient occuper les bâtiments du monastère en bas de la route et consacrer tout leur temps à une étude du christianisme. Ils semblaient penser que l’homme s’était arrêté bien trop tôt dans son étude de la religion et qu’en tant qu’étudiants objectifs, ils pourraient pousser leurs investigations bien plus loin que l’homme ne l’avait fait dans ses brèves recherches. Je n’ai détecté en eux aucun signe de ferveur religieuse, bien que je craigne grandement que, s’ils continuent (et voilà, maintenant, à l’heure où j’écris, près de trente ans qu’ils se sont attelés à cette tâche), ils soient incapables de conserver une attitude objective et qu’ils ne tombent dans un fanatisme religieux irréfléchi. Même maintenant, je ne suis pas convaincu – peut-être même suis-je encore moins convaincu qu’à l’époque – d’avoir eu raison de ne pas avoir soulevé d’objection à leur projet. Peut-être ai-je eu tort, peut-être n’ai-je pas été avisé de laisser un groupe de robots s’occuper librement d’un sujet aussi délicat. Je suppose que les fanatiques ont une place dans toutes les sociétés, mais la pensée de robots fanatiques (dans n’importe quel domaine, et la religion a, me semble-t-il, une propension particulière à engendrer des fanatiques) ne m’enchante pas particulièrement. Toute cette affaire fait naître une situation qui peut vraiment devenir effrayante. La plus grande partie de l’humanité étant partie et tous les robots étant restés, pourraient-ils, avec le temps, remplir le vide ainsi créé ? Ils ont été faits pour nous servir et ne peuvent pas rester oisifs, de par leur nature même. On en vient à se demander si, en l’absence d’hommes à servir, ils ne vont finalement pas s’arranger pour se servir eux-mêmes. Si tel devait être le cas, quels pourraient être leurs mobiles, et quel genre de but pourraient-ils avoir ? Certainement ni des mobiles, ni un but humains, et je pense qu’on peut leur en être reconnaissants. Mais, c’est avec appréhension – ce que je trouve excusable – que l’on doit suivre la montée d’une nouvelle philosophie et la mise en place de nouvelles valeurs par des créatures dont la forme définitive n’a été créée qu’il y a un peu plus d’un siècle et qui n’ont pas eu de période évolutive pour se développer lentement comme l’ont fait l’homme et les autres créatures de la Terre (sans oublier que l’homme, malgré sa longue histoire, peut s’être développé beaucoup trop vite). Peut-être prendront-ils le temps d’évoluer, non pas consciemment, bien sûr, mais parce qu’ils auront besoin de temps pour s’organiser une base logique d’opérations. Mais j’ai peur que le temps ne soit bref, et c’est pour cette raison qu’il existe un risque de graves défauts. L’évolution donne le temps de tester, de sélectionner, et permet par conséquent de remédier aux points faibles. Pour les robots, il n’y a pas grande possibilité d’évolution et beaucoup de points faibles peuvent donc être menés jusqu’à leur forme finale.

Mais je m’écarte de mon histoire. J’en reviens aux quatre robots qui sont venus me voir. Pour mener à bien le travail qu’ils se proposaient de faire, ils avaient besoin, m’ont-ils dit, d’une importante quantité d’ouvrages religieux, et ils se demandaient s’ils pouvaient nous accompagner dans nos expéditions à la recherche de livres. En contrepartie des ouvrages qu’ils sélectionneraient pour leurs études, ils accepteraient de nous aider dans notre travail. L’offre de leur aide ne présentait aucun intérêt puisque nous avions tous les robots dont nous avions besoin, mais, pour une raison qui m’échappe maintenant (et qui m’a peut-être échappé à l’époque), j’ai accepté. Peut-être ai-je accepté parce que ce qu’ils se proposaient de faire me paraissait plus ridicule alors que ce ne me semble aujourd’hui ? Peut-être même l’idée m’a-t-elle fait rire – bien qu’après réflexion, je ne voie plus rien en cela qui prête à rire.

Le rassemblement de notre bibliothèque s’est révélé être une tâche beaucoup plus ardue que je ne l’avais pensé. Au premier abord, il était très facile de s’asseoir et de dresser une liste disant qu’il nous fallait Shakespeare, Proust, Platon, Aristote, Gibbon, Locke, Euripide, Aristophane, Tolstoï, Pascal, Chaucer, Montaigne, Hemingway, Wolfe, Steinbeck, Faulkner et tous les autres qui trouveraient place dans n’importe quelle liste. Il était facile de dire que nous avions besoin de textes sur les mathématiques, la construction mécanique, la chimie, l’astronomie, la biologie, la philosophie, la psychologie et sur de nombreuses autres branches des arts et des sciences, hormis peut-être la médecine qui ne semble plus être nécessaire à ceux qui sont restés sur Terre (encore qu’on ne puisse pas en être absolument certain). Mais, comment être sûr de n’avoir rien oublié qui puisse, dans le futur, non pas nous manquer cruellement puisque personne ne saura que cela existe, mais qui puisse ne pas être là au moment où l’on pourrait en avoir besoin ? Et, inversement, comment savoir si ce que l’on choisit ne se révélera pas, dans l’avenir, avoir pris une place inutile ?

Bien sûr, il sera peut-être possible, au fil des ans, de combler les trous, de se procurer ce que l’on aura oublié. Mais, au fur et à mesure que les années passent, ce sera de plus en plus difficile. Nous avons déjà eu de grandes difficultés quand nous avons rassemblé les livres. Il a sans cesse fallu rafistoler les camions que nous utilisions et, dans de nombreux cas, l’eau, les gelées et d’autres circonstances avaient détérioré les routes au point qu’elles étaient souvent presque impraticables. À certains endroit, nous avons même été obligés de faire de nombreux détours. Évidemment, les camions ne sont plus utilisables. Après un certain temps, même le rafistolage le plus sérieux n’a pu les maintenir en état de marche. Je présume que l’état des routes est encore pire maintenant, bien qu’elles puissent peut-être encore être empruntées par des chariots. Je prévois un temps (malgré tous nos efforts pour éviter une telle éventualité) où les hommes, cherchant un livre particulier ou plusieurs livres dont ils auront trouvé quelque référence, seront obligés de se mettre en route à pied ou en caravanes à travers les terres revenues à l’état sauvage, dans l’espoir de trouver une bibliothèque encore existante ou quelque autre dépôt renfermant peut-être encore les livres que nous aurions oublié d’inscrire sur nos listes.

D’ici là, d’ailleurs, les livres n’existeront peut-être plus. Même à l’abri dans les meilleures conditions, les intempéries, les rongeurs et les vers les atteindront dans les villes depuis longtemps désertes, et même si rien d’autre ne s’en mêlait, ils paieraient leur tribut au temps.

Nous avons fini par trouver et par transporter ici tous les livres qui figuraient sur nos listes. Nous avons rencontré de plus grands problèmes pour les objets d’art que nous avons cherché à sauvegarder, surtout parce que l’encombrement était bien plus considérable dans leur cas que dans celui des livres. Il nous a fallu douloureusement sélectionner, choisir avec le plus grand soin. Par exemple, combien pouvions-nous nous permettre de Rembrandt, sachant que chaque Rembrandt supplémentaire nous privait d’un Courbet ou d’un Renoir ? Précisément en raison de ce manque d’espace (aussi bien pour le transport que pour le stockage), nous avons été obligés de choisir les petites toiles de préférence aux grandes. Le même critère a été appliqué aux arts de toutes les catégories.

Parfois, quand je pense à tous les efforts, à toutes les œuvres de l’humanité que nous avons été forcés de laisser et qui sont à jamais perdues, j’en pleurerais…

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