31.

— Je ne sais pas comment vous faire entendre raison, dit Harrison à Jason. Tout ce que nous voulons, c’est envoyer ici un petit groupe de gens qui apprendraient les facultés para-psychiques, et en retour…

— Je vous ai déjà dit que nous ne pouvons pas vous enseigner ces facultés, dit Jason. Il est manifeste que vous refusez de me croire.

— Je pense que vous bluffez, dit Harrison. Bon, d’accord, vous bluffez. Que voulez-vous de plus ? Dites-moi ce que vous voulez ?

— Vous n’avez rien que nous désirions, dit Jason. Encore une chose que vous refusez de croire. Laissez-moi vous expliquer encore une fois : ou vous êtes parapsychique, ou vous ne l’êtes pas. Vous êtes technologique ou vous ne l’êtes pas. Vous ne pouvez pas être les deux à la fois. Ce sont deux choses qui s’excluent mutuellement, car tant que vous restez technologique, vous ne pouvez pas être parapsychique, et une fois que vous êtes parapsychique, la technologie ne vous sert plus à rien. Nous ne voulons pas qu’un seul d’entre vous vienne ici sous le prétexte d’apprendre ce que nous savons ou ce que nous pouvons faire, même si vous voulez vraiment acquérir ce savoir ou ces capacités. Quelques-uns d’entre vous, dites-vous ? Ils ne seraient que quelques-uns au début, puis il en viendrait plus, et encore plus, et quand vous aurez compris que vous n’avez aucune chance de devenir parapsychiques, eh bien, vous vous installerez. C’est ainsi qu’est la technologie : elle met la main sur quelque chose et le conserve, puis elle s’empare d’autre chose encore et le conserve, et ainsi de suite…

— Mais, si nous étions sincères, protesta Reynolds. Si nous disions vrai ? Et évidemment, nous sommes sincères. Nous sommes honnêtes avec vous.

— Je vous ai dit que c’était impossible, rétorqua Jason. Si vous voulez devenir parapsychiques, il n’est pas nécessaire de venir sur Terre. Que ceux qui veulent devenir parapsychiques se dépouillent de tout ce qu’ils ont, qu’ils vivent ainsi démunis pendant 2 000 ans. Alors, peut-être le seront-ils – encore que je ne puisse le garantir. Nous en ignorions tout avant que cela nous arrive. Cela nous a été plus facile que ce ne le serait pour vous. Il y aurait une différence entre l’attitude de gens qui essaient sciemment d’acquérir ces facultés, et cette différence d’attitude pourrait rendre la chose impossible.

— Ce dont vous parlez, dit John, c’est de la possibilité d’un mélange de votre mode de vie et du nôtre. Vous pensez que ce serait un grand avantage pour vous et pour nous. Vous vous figurez que la partie serait gagnée si quelques-uns d’entre vous pouvaient seulement trouver la voie. Mais cela ne marcherait pas. Si certains d’entre vous arrivaient à devenir parapsychiques, ils seraient des étrangers pour vous, ils prendraient vis-à-vis de vous la même attitude que nous maintenant.

Harrison regarda lentement et délibérément chacun de ceux qui lui faisaient face.

— Votre arrogance est effroyable, dit-il.

— Nous ne sommes pas arrogants, dit Martha. Nous sommes si loin d’être arrogants…

— Mais si, vous l’êtes ! reprit Harrison. Vous êtes persuadés d’être meilleurs maintenant que vous ne l’étiez auparavant. Meilleurs de quelle manière, je ne sais pas, mais meilleurs. Vous méprisez la technologie. Vous la regardez avec dédain, peut-être avec inquiétude, en oubliant que sans elle nous serions encore tous dans des cavernes.

— Peut-être pas, dit Jason. Si nous n’avions pas encombré nos vies de machines…

— Mais vous n’en êtes pas sûr ?

— Non, bien entendu, je n’en suis pas sûr, dit Jason.

— Nous devrions donc oublier notre querelle, proposa Harrison. Pourquoi ne pourrions-nous pas…

— Nous avons clairement défini notre position, dit Jason. Il faut nous croire quand nous affirmons ne pas pouvoir vous enseigner les facultés parapsychiques. C’est impossible à enseigner. Il vous faut les trouver en vous-même. Et il faut nous croire quand nous vous disons que nous ne voulons rien avoir à faire avec la technologie. Nous autres, habitants de cette maison, nous n’en avons pas besoin. Les Indiens ne voudraient pas y toucher car cela ruinerait le mode de vie qu’ils se sont fait. Ils vivent avec la nature, pas à ses dépens. Ils prennent ce que la nature leur donne, ils ne lui arrachent pas ce qu’il leur faut pour vivre. Je ne peux pas parler au nom des robots, mais je les soupçonne d’avoir une technologie personnelle.

— L’un d’eux est présent ici, il est inutile que vous parliez en leur nom, dit Reynolds.

— Celui qui est ici est plus un humain qu’un robot, dit Jason. Il fait le travail de l’homme, il a repris quelque chose que nous avons abandonné parce que c’était trop encombrant, trop gênant, ou parce que nous trouvions que cela ne valait pas la peine de nous en charger.

— Nous cherchons la vérité, dit Ézéchiel. Nous travaillons pour la foi.

— Tout ceci peut être vrai, dit Reynolds à Jason en ignorant Ézéchiel, mais il n’en reste pas moins que vous vous opposez à ce que nous nous installions de nouveau sur Terre, à ce que nous la recolonisions. Nous ne serions sans doute pas nombreux à vouloir venir, mais vous ne voulez de personne. Vous ne possédez pourtant pas la Terre. Vous ne pouvez pas la posséder.

— En dehors d’une répulsion émotionnelle à voir une nouvelle menace technologique planer sur la Terre, dit Jason, je ne pense pas que Martha et moi puissions formuler d’objection logique – et nous sommes les deux seuls qui comptent dans cette maison, les autres sont dans les étoiles. Quand nous ne serons plus, Martha et moi, cette maison restera vide et je sais maintenant que peu s’en soucieront – si même qui que ce soit s’en soucie. La Terre est retournée à son héritage primitif et je détesterais la voir de nouveau dépouillée et pillée. C’est ce que nous lui avons fait une fois, et une fois devrait suffire. La Terre ne devrait pas être remise en danger une seconde fois. Pour moi, le problème est émotionnel. Mais il y en a d’autres, de nombreux autres, pour lesquels il est vraiment important. Autrefois, les Indiens ont possédé ce continent et les Blancs le leur ont arraché. Nous les avons massacrés et volés, nous les avons parqués dans des réserves, et quant à ceux qui ont échappé aux réserves, nous les avons forcés à vivre dans des ghettos. Maintenant, ils se sont fait une vie nouvelle sur les bases de leur ancien mode de vie – meilleure que leur ancienne vie car nous leur avons appris des choses – mais c’est leur vie, pas la nôtre. Ils ne devraient pas non plus courir un nouveau danger. Il faudrait les laisser tranquilles.

— Si nous étions d’accord pour laisser ce continent, dit Harrison, pour ne nous installer que sur les autres…

— Autrefois, nous avons passé des traités avec les Indiens, dit Jason. Nous avions dit que les traités seraient respectés aussi longtemps que les fleuves couleraient, aussi longtemps que le vent soufflerait. Ils ne l’ont jamais été. Et vos prétendus accords ne le seraient pas non plus. Ils le seraient peut-être pendant quelques centaines d’années, sans doute moins que cela. En tout cas, guère plus. Dès le début, vous interviendriez. Vous voudriez faire du commerce, vous voudriez annuler vos anciens accords pour en passer de nouveaux, et à chaque fois les Indiens auraient de moins en moins. La même vieille histoire recommencerait. Une civilisation technologique n’est jamais rassasiée, elle est basée sur le profit et sur le progrès – ce qu’elle appelle progrès. Elle doit s’étendre ou mourir. Vous pourriez faire des promesses et être sincères en les faisant, vous pourriez avoir l’intention de les tenir, mais vous ne les tiendriez pas, vous ne le pourriez pas.

— Nous vous combattrions, dit Nuage Rouge. Nous ne le voudrions pas, mais il le faudrait. Nous perdrions, nous le savons déjà. Mais nous combattrions quand même, dès que la première charrue labourerait le sol, dès que le premier arbre tomberait, dès que le premier chariot arriverait…

— Vous êtes fous ! hurla Harrison. Vous êtes tous fous. Vous parlez de nous combattre ! Vous ? Avec quoi ? Des lances et des arcs !

— Je vous ai dit que nous savons que nous perdrions, dit Horace Nuage Rouge.

— Et vous nous interdisez la planète ? dit sombrement Harrison en se tournant vers Jason. Elle ne vous appartient pas. C’est notre planète aussi bien que la vôtre.

— La planète ne vous est pas interdite, dit Jason. Nous n’avons pas de droits légaux, ni même de droits moraux. Mais, au nom de l’honnêteté, je vous demande de vous tenir à l’écart de nous, de nous laisser. Vous avez d’autres planètes, il en existe encore d’autres dont vous pourriez vous emparer…

— Mais celle-ci est notre planète, dit Reynolds. Elle a attendu pendant toutes ces années. Vous, une poignée de gens, vous ne pouvez pas empêcher le reste de la race humaine de prendre ce qui lui appartient. Nous en avons été arrachés, nous ne l’avons pas abandonnée. Pendant toutes ces années, nous y avons pensé comme à notre planète.

— Vous n’espérez tout de même pas que nous allons vous croire ? dit Jason. Cette histoire des expatriés revenant sur le vieux sol familier, pleins de reconnaissance… Laissez-moi vous dire ce que je pense.

— Je vous en prie, dit Reynolds.

— Je pense qu’il est possible que vous ayez connu l’emplacement de la Terre depuis des années, dit Jason. Mais cela ne vous intéressait pas. Vous saviez qu’il ne restait pas grand-chose de valeur et que la Terre ne pouvait offrir que de l’espace pour vivre. Et puis, d’une manière quelconque, il vous est parvenu un bruit disant que les gens laissés sur Terre pouvaient voyager dans les étoiles sans aide extérieure – qu’ils pouvaient aller n’importe où en un clin d’œil, à volonté – et disant qu’ils pouvaient communiquer télépathiquement à travers de grandes distances. Peut-être le premier bruit ne vous a-t-il pas donné une image exacte de tout cela, mais il y en a eu d’autres, et l’histoire a de plus en plus pris forme. Vous avez alors pensé que si vous pouviez ajouter ce genre de facultés à votre technologie, vous progresseriez plus vite, vous pourriez accroître vos profits, vous auriez plus de pouvoir. Et c’est alors, et alors seulement, que vous avez songé à revenir sur Terre.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir, dit Harrison. Le fait est que nous sommes là.

— Le point où je veux en venir est le suivant, dit Jason. Ne nous menacez pas de vous emparer de la Terre dans l’espoir que nous bluffons, que nous finirons par céder et que nous vous donnerons ce que vous voulez pour vous empêcher de coloniser la Terre.

— Et si nous décidons quand même de la coloniser ?

— Alors, vous la coloniserez. Nous n’avons aucun moyen de vous en empêcher. Le peuple de Nuage Rouge sera anéanti. Le rêve des robots prendra peut-être fin. Deux cultures qui auraient pu arriver à quelque chose seront détruites et vous aurez sur les bras une planète sans valeur.

— Pas sans valeur, dit Reynolds. Vous pourriez reconnaître les progrès que nous avons faits. Avec ce que nous avons maintenant, la Terre aurait un intérêt économique en tant qu’avant-poste, en tant que base, en tant que planète agricole. Cela vaudrait la peine.

Les bougies coulaient dans un courant d’air qui ne venait de nulle part. Le silence tomba. Le silence, pensa Jason, parce que tout ce qui pouvait être dit avait été dit et qu’il ne servirait à rien d’en dire plus. C’était la fin, il le savait. Ces deux hommes, assis de l’autre côté de la table, n’avaient aucune compassion. Peut-être comprenaient-ils ce qui était en jeu, mais c’était une compréhension dure et froide, qu’ils essaieraient de tourner à leur avantage. On les avait envoyés exécuter un travail, les deux qui étaient là et les autres qui se trouvaient dans le vaisseau qui orbitait autour de la Terre, on les avait envoyés exécuter un travail et ils avaient l’intention de le faire. Ce qui pouvait résulter de l’accomplissement de leur travail leur était indifférent – cela leur avait toujours été égal, maintenant comme autrefois. On avait détruit des sociétés, extirpé des cultures, épuisé des vies humaines et des espoirs, ignoré toute honnêteté, tout avait été sacrifié au progrès. Et que pouvait bien être le progrès ? se demandait-il. Comment pouvait-on le définir ? Ne s’agissait-il que du pouvoir pur et simple, ou était-ce plus que cela ?

Une porte claqua quelque part. Un courant d’air froid passa dans la pièce. Un bruit de pas leur parvint de l’entrée. La porte s’ouvrit et un robot qui étincelait en marchant entra.

Jason se mit rapidement debout.

— Stanley ! dit-il. Je suis heureux que vous ayez pu venir, mais il est trop tard, j’en ai peur.

Stanley désigna d’un geste les deux hommes.

— Ce sont eux ? demanda-t-il.

— Exactement, dit Jason. J’aimerais vous présenter…

Le robot dédaigna les présentations :

— Messieurs, leur dit-il, j’ai un message pour vous.

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