Andreï Makine
Au temps du fleuve Amour

Première partie

1

Son corps, ce cristal amolli et brûlant sur la canne d'un souffleur de verre…

Tu m'entends bien, Outkine? Celle que j'évoque dans notre conversation nocturne par-delà l'Atlantique va s'épanouir sous ta plume fiévreuse. Son corps, ce verre à l'éclat chaud du rubis, deviendra mat. Ses seins se raffermiront en se colorant d'une roseur lactée. Ses hanches porteront un essaim de grains de beauté – traces de tes doigts impatients…

Parle d'elle, Outkine!


La mer toute proche se devine dans la luminosité du plafond. Il fait encore trop chaud pour descendre à la plage. Tout somnole dans cette grande maison perdue au milieu de la verdure – un chapeau de paille aux larges bords qui luit sous le soleil, sur la terrasse, dans le jardin, des cerisiers tordus, aux branches immobiles, aux troncs dégoulinant de résine fondante. Et puis ce journal vieux de quelques semaines qui transcrit dans ses échos la fin de notre lointain Empire. Et la mer, incrustation de turquoise entre les branches des cerisiers… Je suis allongé dans cette pièce qui semble chavirer à travers la large baie vitrée dans l'étendue marine étincelante. Tout est blanc, tout est soleil. Sauf la grande tache noire du piano, exilé des soirées pluvieuses. Dans un fauteuil: elle. Encore un peu distante – nous ne nous connaissons que depuis deux semaines. Quelques brassées d'écume, quelques promenades du soir dans l'ombre épicée des cyprès. Quelques baisers. C'est une princesse de sang, tu imagines, Outkine! Même si elle s'en moque royalement. Je suis son ours, son barbare venu du pays des neiges éternelles. Un ogre! Ça l'amuse…

En ce moment, cela l'ennuie de rester dans cette longue attente de l'après-midi. Elle se lève, s'approche du piano, ouvre le couvercle. Les notes lentes s'éveillent comme à contrecœur, palpitent, tels des papillons aux ailes alourdies de pollen, s'enlisent dans le silence ensoleillé de la demeure vide…

Je me dresse à mon tour. Avec une agilité de fauve. Je suis tout nu. Me sent-elle approcher? Elle ne se retourne même pas quand j'enlace ses hanches. Elle continue à noyer dans l'air liquéfié par la chaleur les notes longues, paresseuses.

Elle s'interrompt juste pour un cri quand soudain elle me sent en elle. Et recherchant l'équilibre, prise d'une panique heureuse, elle s'appuie sur le clavier sans plus regarder les touches. Des deux mains. Doigts en éventail. Un major tonitruant, ivre, jaillit. Et ces accords sauvages coïncident avec ses premiers gémissements. La trans-perçant, je la pousse, je la soulève, je lui ôte son poids. Son seul point d'appui: ses mains qui se déplacent de nouveau sur le clavier… Un accord plus bruyant et plus insistant encore. Elle est toute galbée maintenant, la tête rejetée en arrière, le bas du corps abandonné à moi. Oui, frémissante, ondoyante comme une masse brûlante sur la canne d'un souffleur de verre. Les gouttelettes de sueur rendent transparent cet ovale de chair ondulant sous mes doigts…

Et les accords se succèdent, de plus en plus saccadés, haletants. Et ses cris se répondent dans une assourdissante symphonie de plaisir: soleil, clameur des cordes, éclats sonores de sa voix – entre sanglots bienheureux et appels indignés. Et quand elle me sent détoner en elle, la symphonie se brise en un jet de notes aiguës et fébriles fusant sous ses doigts. Ses mains tambourinent en s'accrochant aux touches glissantes. Comme si elles s'agrippaient à l'invisible bord du plaisir qui se dérobe déjà à la chair…

Et dans ce silence encore bourdonnant de mille échos, je vois son corps transparent s'emplir lentement de la matité hâlée du repos…


Outkine appelle cela la «matière brute». Un jour, il a téléphoné de New York et, d'une voix un peu confuse, m'a demandé de lui raconter, dans une lettre, une de mes aventures. «Ne fignole pas, m'a-t-il prévenu. De toute façon, tu sais, je vais tout remanier… Ce qui m'intéresse c'est la matière brute…»

Outkine écrit. Il a toujours rêvé d'écrire. Déjà au temps de notre jeunesse enfouie au fin fond de la Sibérie orientale. Mais la matière lui manque. Avec sa jambe estropiée et son épaule qui se dresse en angle aigu, il n'a jamais eu de chance en amour. Ce paradoxe tragique l'a torturé depuis son enfance: pourquoi l'un de nous avait-il été propulsé sous des blocs de glace, dans la débâcle effrénée d'un grand fleuve qui avait broyé son corps, le rejetant irrémédiablement mutilé? Tandis que l'autre, moi… Oui, je murmurais le nom de ce fleuve – Amour – en plongeant dans sa sonorité fraîche comme dans un corps féminin rêvé, conçu d'une même matière souple, douce et brumeuse.

Tout cela est bien loin. Outkine écrit et demande de ne pas fignoler. Je le comprends, il veut être le seul maître d'œuvre. Il veut déjouer la fatalité stupide. Les incrustations de la turquoise marine dans les branches des cerisiers, c'est lui qui les rajoutera à mon récit. Moi, je n'affine pas. Je lui livre ma masse de verre brûlante telle quelle. Sans la ciseler avec la pointe de mon ciseau, ni la gonfler par mon souffle. Telle quelle: une jeune femme au dos bronzé, une femme qui crie, qui sanglote de plaisir, et qui abat les grappes de ses doigts sur les touches du piano…

2

La beauté était la moindre des préoccupations dans le pays où nous sommes nés, Outkine, moi et les autres. On pouvait y passer toute sa vie sans avoir compris si l'on était laid ou beau, sans chercher le secret de la mosaïque du visage humain, ni le mystère de la topographie sensuelle de son corps.

L'amour aussi s'enracinait mal dans cette contrée austère. Aimer pour aimer a été, je crois, tout simplement oublié – atrophié dans la saignée de la guerre, étranglé par les barbelés du camp tout proche, glacé par le souffle arctique. Et si l'amour subsistait, c'était sous une seule forme, celle de l'amour-péché. Toujours plus ou moins imaginaire, il éclairait la routine des rudes journées hivernales. Les femmes emmitouflées dans plusieurs châles s'arrêtaient au milieu du village et se transmettaient la nouvelle excitante. Elles croyaient chuchoter, mais à cause des châles elles étaient obligées de crier. Nos jeunes oreilles captaient le secret divulgué. Il paraissait cette fois que la directrice de l'école avait été vue dans la cabine d'un camion-frigo… Oui, tu sais, ces larges cabines, avec une petite couchette au fond. Et le camion était garé tout près du Tournant du Diable, oui, là où chaque année au moins une voiture se renverse. Il était impossible d'imaginer la directrice, une femme sèche, d'un âge improbable et portant toute une carapace de vêtements molletonnés, batifoler dans les bras d'un camionneur sentant la résine de cèdre, le tabac et l'essence. Et surtout dans ce Tournant du Diable. Mais cet accouplement fantasmatique dans une cabine aux vitres givrées remplissait l'air glacé du village de petites bulles pétillantes. L'indignation enjouée réchauffait les cœurs transis. Et on en voulait presque à la directrice de ne pas la voir se hisser dans tous les camions tirant d'énormes grumes de pins à travers la taïga… Le remous provoqué par ce dernier potin se calmait vite, comme figé sous le vent glacial des nuits sans fin. La directrice redevenait à nos yeux telle que tout le monde la connaissait: femme irrémédiablement seule et stoïquement malheureuse. Et les camions s'élançaient en rugissant comme d'habitude avec l'unique obsession de transporter les mètres cubes prévus par le plan. La taïga se refermait sur l'éclat de leurs phares. La vapeur blanche de voix féminines fondait dans le vent cinglant. Et le village, dégrisé de son illusion amoureuse, se recroquevillait en s'installant dans l'éternité appelée «hiver».

Dès sa naissance, le village n'était pas conçu pour abriter l'amour. Les cosaques du tsar qui l'ont fondé, il y a trois siècles de cela, n'y pensaient même pas. Ils étaient une poignée d'hommes écrasés par la fatigue de leur folle équipée au fond de la taïga infinie. Les regards hautains des loups les poursuivaient même dans leurs songes tumultueux. Le froid était tout autre qu'en Russie. Il semblait ne pas connaître de limites. Les barbes, recouvertes de givre épais, se dressaient comme des lames de hache. Dès qu'on fermait les yeux un instant, les cils ne se décollaient plus. Les cosaques juraient de dépit et de désespoir. Et leurs crachats tintaient en retombant en petits glaçons sur la surface noire d'une rivière immobile.

Bien sûr, il leur arrivait d'aimer, à eux aussi. Ces femmes aux yeux bridés, aux visages impassibles et comme ombrés d'un sourire mystérieux, les cosaques les aimaient dans l'obscurité enfumée d'une yourte, près de la braise rougeoyante, sur les peaux d'ours. Mais trop étranges étaient les corps de ces amantes silencieuses. Enduits avec de la graisse de renne, ces corps échappaient à l'étreinte. Il fallait, pour les retenir, enrouler autour de son poignet les longues tresses luisantes, noires et rêches comme la crinière d'un cheval. Leurs seins étaient plats et ronds comme les coupoles des plus anciennes églises de Kiev, et leurs hanches fermes et rebelles. Mais, domptés par la main retenant la crinière, ces corps ne s'esquivaient plus. Les yeux brillaient comme des tranchants de sabres, les lèvres s'arrondissaient, prêtes à mordre. Et l'odeur de leur peau tannée par le feu et le froid devenait de plus en plus âpre, enivrait. Et cette ivresse ne passait pas… Le cosaque enroulait de nouveau les tresses autour de son poignet. Et dans les yeux étroits de la femme s'allumait une étincelle de malice. N'a-t-il pas bu une coupe de cette infusion visqueuse et brunâtre – le sang de la Kharg-racine qui vous déverse dans les veines la puissance de tous vos ancêtres?

Rompant l'enchantement, le cosaque rejoignait ses compagnons, et, durant plusieurs jours encore, il ne remarquait pas la morsure du froid. La Kharg-racine chantait dans ses veines.

Leur but était toujours cet Extrême-Orient improbable, avec la promesse exaltante du bout de la terre: ce grand néant brumeux, cher à leurs âmes détestant les contraintes, les limites, les frontières. A l'ouest, l'Europe avait marqué des bornes infranchissables en rejetant pour toujours la Moscovie barbare. Ils s'étaient donc rués vers l'est. En espérant rejoindre l'Occident par l'autre bout? Ruse d'un admirateur négligé? Astuce d'un amoureux banni?

Mais, avant tout, ils étaient des aventuriers de ce néant brumeux. S'arrêter au bout de la terre, dans le crépuscule tiède du printemps, et laisser son regard s'envoler de ce bord ultime vers la pâleur timide des premières étoiles…

Après plusieurs mois, ils s'arrêtaient enfin, bien moins nombreux qu'au départ, sur cette extrémité de leur Eurasie natale. Là où la terre, le ciel et l'océan ne font qu'un… Et dans une yourte enfumée, au fond de la taïga encore hivernale, une femme au corps-serpent horriblement déformé se débattait en expulsant sur une peau d'ours un enfant extraordinairement grand. Il avait les yeux bridés comme sa mère, les pommettes saillantes comme tous ses congénères. Mais ses cheveux mouillés étincelaient. Eclat d'un or sombre.

Les gens se serraient autour de la jeune mère en contemplant silencieusement ce nouveau Sibérien.


Nous, de ce passé mythique, nous n'avions hérité qu'une lointaine légende. Un écho assourdi par la rumeur confuse des siècles. Dans notre imagination, les cosaques n'en finissaient pas de se frayer le passage au travers de la taïga vierge. Et une jeune fille yakoute, vêtue d'une courte pelisse de zibeline, fouillait toujours dans l'enchevêtrement des tiges et des branches en recherchant la fameuse Kharg-racine… N'est-ce pas un hasard si fut irrésistible le pouvoir des rêves, des chants et des légendes sur nos cœurs barbares? Notre vie elle-même devenait un rêve!

Cependant, de cette mémoire des siècles il ne restait de nos jours qu'un amoncellement de bois vermoulu sur les blocs de granit couverts de lichen. Ruines de l'église construite par les descendants des cosaques et dynamitée pendant la révolution. Ou encore, enfoncés dans les troncs d'énormes cèdres, des clous rouilles, gros comme un doigt d'homme. Les vieux du village n'en gardaient eux-mêmes qu'un souvenir bien vague: tantôt c'étaient les Blancs qui avaient atrocement exécuté quelques partisans en les faisant pendre à ces clous, tantôt c'étaient les Rouges qui avaient accompli la justice révolutionnaire… Les clous avec des bouts de corde putréfiés se sont hissés, depuis de longues années, à la hauteur de deux tailles humaines, suivant la vie lente et majestueuse des cèdres. Dans notre regard émerveillé, les Rouges et les Blancs qui s'adonnaient à cette pendaison cruelle avaient l'allure de géants…

Le village n'a rien su préserver de son passé. Dès le début du siècle, l'histoire, tel un redoutable balancier, s'est mis à balayer l'Empire par son va-et-vient titanesque. Les hommes partaient, les femmes s'habillaient de noir. Le balancier mesurait le temps: la guerre contre le Japon; la guerre contre l'Allemagne; la Révolution; la guerre civile… Et, de nouveau, mais dans l'ordre inversé: la guerre contre les Allemands; la guerre contre les Japonais. Et les hommes partaient, tantôt traversant les douze mille kilomètres de l'Empire pour remplir les tranchées à l'ouest, tantôt pour se perdre dans le néant brumeux de l'océan à l'est. Le balancier s'envolait vers l'ouest: les Blancs rejetaient les Rouges derrière l'Oural, derrière la Volga. Son poids revenait en balayant la Sibérie: les Rouges repoussaient les Blancs vers l'Extrême-Orient. On enfonçait des clous dans les troncs des cèdres, on dynamitait les églises comme pour aider le balancier à mieux effacer toute trace du passé.

Un jour, ce va-et-vient puissant a même projeté les hommes du village vers cet Occident fabuleux qui s'était démarqué jadis dédaigneusement de la Moscovie barbare. De la Volga, ils sont allés jusqu'à Berlin en dallant cette route de leurs cadavres. Là, à Berlin, cette horloge folle s'est arrêtée un instant – court moment de victoire, – et les survivants sont repartis à l'est: il fallait, en finir avec le Japon, à présent…

Du temps de notre enfance, le balancier semblait immobile. On aurait dit que son poids immense s'était embrouillé dans les innombrables rangs des barbelés tendus sur son parcours. Il y avait justement un camp à une vingtaine de kilomètres de notre village. À un endroit du chemin qui menait à la ville, la taïga s'écartait et on voyait dans le scintillement froid du brouillard les silhouettes des miradors. Et combien de ces pièges à travers l'Empire rencontrait dans son va-et-vient le balancier? Dieu seul le sait.

Le village, dépeuplé, ne comptait plus que deux dizaines d'isbas et semblait somnoler au voisinage de cette masse tassée de vies humaines. Ce camp – un point noir au milieu des neiges infinies…


L'enfant, pour construire son univers personnel, a besoin de peu de choses. Quelques repères naturels dont il perce facilement l'harmonie et qu'il dispose en un monde cohérent. C'est ainsi que, de lui-même, s'organisa le microcosme de nos jeunes années. Nous connaissions l'endroit dans un profond fourré de la taïga où un ruisseau naissait, sortant du miroir sombre d'une source souterraine. Ce ruisseau, Courant, ainsi que tout le monde l'appelait, contournait le village et se jetait dans la rivière, près de l'isba des bains abandonnée. Une rivière sinuant entre deux murs sombres de la taïga, large, profonde. Elle avait un nom propre, Oleï, entrait dans des jeux géographiques plus vastes marquant par son flux la direction nord-sud et rejoignait, loin du village, un immense fleuve: le fleuve Amour. Celui-ci était indiqué sur le globe poussiéreux qu'exhibait parfois notre vieux professeur de géographie. Et les habitations humaines se disposaient dans notre microcosme naïf toujours selon cette configuration à trois niveaux. Notre village, Svetlaïa, sur la rivière, un chef-lieu, Kajdaï, plus en aval, à dix kilomètres du village, et enfin, sur le grand fleuve, la seule vraie ville, Nerloug, avec son magasin où l'on pouvait acheter même de la limonade en bouteilles…


Le brassage du balancier a rendu la population du village très bigarrée, malgré la simplicité primitive de son existence. Il y avait parmi nous un ancien «koulak» exilé ici pendant la collectivisation en Ukraine dans les années trente; la famille de vieux-croyants Klestov qui vivaient dans un isolement féroce, parlant à peine avec les autres; un passeur de bac, le manchot Verbine, qui racontait toujours la même histoire à ses passagers: il était l'un des premiers à avoir marqué son nom sur les murs du Reichstag conquis; et c'est à ce moment d'extase victorieuse qu'un éclat d'obus perdu lui avait sectionné le bras droit – il n'avait marqué son nom qu'à moitié!

Le balancier a concassé aussi les familles. Il n'y en avait presque pas de complètes, à part celle des vieux-croyants. Mon ami Outkine vivait avec sa mère, seule. Tant qu'il était enfant et ne pouvait pas comprendre, elle lui racontait que son père avait été un pilote de guerre et qu'il avait péri en kamikaze, jetant son avion en flammes sur une colonne de chars allemands. Mais un jour, Outkine a deviné que, né douze ans après la guerre, il ne pouvait pas physiquement avoir un tel père. Meurtri, il l'a dit à sa mère. Celle-ci, en rougissant, expliqua qu'il s'agissait de la guerre de Corée… Ce n'étaient pas les guerres qui manquaient, heureusement.

Moi, je n'avais que ma tante… Le balancier dans son envol a dû écorcher le sol gelé de notre contrée en découvrant des rivières au sable d'or. Ou bien, c'est la dorure de son lourd disque qui a marqué cette terre rude… Et ma tante n'avait pas besoin d'inventer des exploits aériens. Mon père, géologue, avait suivi la trace dorée du balancier. Il devait espérer secrètement révéler quelque nouveau terrain aurifère pour le jour de ma naissance. Son corps n'a jamais été retrouvé. Et ma mère est morte en couches…

Quant à Samouraï qui avait à l'époque quinze ans, nous n'avions jamais bien compris, ni Outkine ni moi, qui était cette vieille au nez crochu dont l'isba lui servait de logis. Sa mère? Sa grand-mère? Il l'appelait toujours par son prénom et coupait court à toutes nos tentatives d'en apprendre davantage sur son compte.

Le balancier a suspendu ses envolées. Et la vie du village s'est limitée peu à peu à trois matières essentielles: le bois, l'or, l'ombre froide du camp. Nous n'imaginions même pas que notre avenir pourrait se déployer au-delà de ces trois éléments premiers. Il nous faudrait un jour, pensions-nous, rejoindre les hommes qui s'enfonçaient avec leurs tronçonneuses dentues dans la taïga. Certains de ces bûcherons étaient venus dans notre enfer de glace en recherchant «l'argent du Nord»: la prime qui doublait leurs maigres salaires. D'autres – prisonniers relâchés sous condition de bon travail et de conduite exemplaire – comptaient non pas les roubles, mais les jours… Ou, peut-être, serions-nous parmi ces chercheurs d'or que l'on voyait parfois entrer dans la cantine des ouvriers. Énormes chapkas de renard, courtes pelisses sanglées de larges ceintures, gigantesques bottes doublées de fourrure lisse, luisante. On disait que, parmi eux, il y en avait quelques-uns qui «volaient l'or à l'État». Oui, ils lavaient le sable dans les terrains inconnus et écoulaient les pépites sur un mystérieux «marché noir». Enfants, nous étions bien tentés par ce destin.

Il nous restait encore un choix: se figer là, dans l'ombre froide, en haut d'un mirador, en pointant une mitraillette vers les rangs des prisonniers alignés près de leurs baraques. Ou nous perdre nous-mêmes dans le grouillement humain des baraques…


Toutes les dernières nouvelles dans Svetlaïa tournaient autour de ces trois éléments: taïga, or, ombre. On apprenait qu'une brigade de bûcherons avait de nouveau dérangé un ours dans sa tanière et qu'ils s'étaient sauvés en s'entassant tous les six dans la cabine du tracteur. On parlait du poids record d'une pépite «grosse comme un poing». Et, en chuchotant, d'un nouvel évadé… Puis venait le temps des violentes bourrasques, et même ce mince filet d'information s'interrompait. On évoquait alors les nouvelles locales: un fil électrique qui avait cédé, des traces de loups découvertes près de la grange. Enfin, un jour, le village ne se réveillait pas…

Les habitants se levaient, préparaient le petit déjeuner. Et, tout à coup, ils surprenaient un étrange silence qui régnait autour de leur isba. Pas de crissement de pas dans la neige, pas de sifflement du vent sur les arêtes du toit, pas d'aboiements de chiens. Rien. Un silence cotonneux, opaque, absolu. Cet extérieur sourd distillait tous les bruits ménagers, d'habitude imperceptibles. On entendait les soupirs d'une bouilloire sur le poêle, le chuintement fin et régulier d'une ampoule. Nous écoutions, ma tante et moi, l'insondable profondeur de ce silence. Nous regardions l'horloge à poids. Le jour, normalement, aurait dû déjà naître. Le front contre la vitre, nous scrutions l'obscurité. La fenêtre était complètement obstruée par la neige. Alors, nous nous précipitions vers l'entrée et, devinant déjà l'inimaginable qui se répétait presque chaque hiver, nous ouvrions la porte…

Un mur de neige se dressait au seuil de notre isba. Le village était enseveli tout entier.

Avec un hurlement de joie sauvage, je m'emparais d'une pelle: pas d'école! pas de devoirs! Une journée de désordre bienheureux nous attendait.

Je commençais à creuser d'abord un étroit tronçon, puis, en damant la neige duveteuse et légère, j'aménageais les marches. La tante, pour me faciliter la tâche, arrosait de temps en temps le fond de ma caverne avec l'eau chaude de la bouilloire. Je montais lentement, obligé parfois de m'avancer presque à l'horizontale. La tante m'encourageait depuis le seuil de l'isba en me priant de ne pas aller trop vite. L'air commençait à me manquer, je ressentais un étrange vertige, mes mains nues brûlaient, mon cœur battait lourdement dans mes tempes. La lumière de l'ampoule terne venant de l'isba n'atteignait presque plus le recoin dans lequel je me débattais. Inondé de sueur malgré la neige qui m'enveloppait, je m'imaginais dans des entrailles chaudes et protectrices. Mon corps semblait se souvenir de ses nuits prénatales. Mon esprit engourdi par le manque d'air me suggérait faiblement qu'il eût été sage de descendre dans l'isba pour reprendre souffle…

C'est à cet instant que ma tête perçait la croûte de la surface neigeuse! Je fermais les yeux, la lumière m'aveuglait.

Le calme infini régnait sur cette plaine noyée dans le soleil: la sérénité de la nature se reposant après la tourmente nocturne. La taïga découvrait maintenant ses lointains bleutés et semblait somnoler dans la douceur de l'air. Et, au-dessus de la nappe étincelante, les colonnes blanches de fumée montaient des cheminées invisibles.

Les premiers hommes apparaissaient, émergeant de la neige, se redressaient, enveloppaient d'un regard ébloui le désert scintillant qui s'étendait à la place du village. Nous nous embrassions, en riant, en montrant du doigt la fumée – c'était vraiment drôle d'imaginer quelqu'un préparant le repas sous deux mètres de neige! Un chien sautait du tunnel et semblait aussi s'esclaffer devant ce spectacle insolite… On voyait apparaître Klestov, le vieux-croyant. Il se tournait vers l'est, se signait lentement, puis saluait tout le monde avec un air de dignité appuyée.

Le village retrouvait peu à peu ses bruits familiers. Les quelques hommes de Svetlaïa, aidés par nous tous, se mettaient à creuser des couloirs qui reliaient les isbas entre elles et ouvraient le passage vers le puits.

Nous savions que cette abondance neigeuse, dans notre contrée des froids secs, avait été apportée par les vents nés dans le néant brumeux de l'océan. Nous savions aussi que cette tempête était le tout premier signe du printemps. Le soleil de ce redoux rabattrait vite la neige, la ramènerait, lourde et tassée, jusque sous nos fenêtres. Et les froids reprendraient encore plus violents, comme pour se venger de cette brève défaillance lumineuse. Mais le printemps viendrait! Maintenant nous en étions sûrs. Le printemps aussi éclatant et soudain que la lumière qui nous aveuglait à la sortie de nos tunnels.


Et le printemps venait, et, un beau jour, le village rompait les amarres. La rivière s'ébranlait. D'énormes champs de glace commençaient leur défilé majestueux. Leur marche s'accélérait, les écailles luisantes de l'eau nous éblouissaient. L'odeur âpre de la glace se mélangeait avec le vent des steppes. Et la terre se dérobait sous nos pieds, et c'était notre village avec ses isbas, ses haies vermoulues, ses voiles de linge multicolore sur les cordes, c'était Svedaïa qui s'en allait dans une navigation joyeuse.

L'éternité hivernale prenait fin.

Le voyage ne durait pas longtemps. Quelques semaines après, la rivière rentrait dans son lit, le village accostait à la rive d'un fugitif été sibérien. Et, dans ce bref intervalle, le soleil déversait l'odeur chaude de la résine de cèdre. Nous ne parlions plus que de la taïga.


C'est au cours de l'une de nos expéditions au milieu de la taïga qu'Outkine trouva la Khargracine…

Avec sa jambe mutilée, il était toujours derrière nous. De temps en temps, il nous lançait, à Samouraï et à moi: «Hé! mais attendez un peu!» Nous ralentissions le pas, compréhensifs.

Cette fois, au lieu de son habituel «Attendez-moi!», il poussa un long sifflement de surprise. Nous nous retournâmes.

Comment pouvait-il la dénicher, cette racine que seuls les yeux experts des vieilles Yakoutes réussissaient à distinguer dans la couche molle de l'humus? À cause de sa jambe, peut-être. Son pied gauche qu'il traînait comme un râteau déterrait souvent à son insu des choses étonnantes…

Nous regardâmes la Kharg-racine de près. Sans nous l'avouer, nous sentîmes qu'il y avait quelque chose de féminin dans sa forme. C'était en fait une sorte de grosse poire sombre à l'écorce de daim légèrement craquelée, recouverte dans sa partie inférieure d'un duvet violacé. De haut en bas, cette racine était divisée par une cannelure ressemblant au tracé de la colonne vertébrale.

La Kharg était très agréable au toucher. Sa peau veloutée semblait répondre au contact des doigts. Ce bulbe aux contours sensuels laissait deviner une étrange vie qui animait son mystérieux intérieur.

Intrigué par son secret, j'écorchai sa surface rebondie avec l'ongle de mon pouce. Un liquide rouge comme le sang emplit l'égratignure. Nous échangeâmes un regard perplexe.

– Donne voir, demanda Samouraï en me prenant la Kharg des mains.

Il retira son couteau et incisa le bulbe de la racine d'amour suivant la cannelure. Puis, enfonçant ses pouces dans le duvet en bas de son ovale charnu, il les écarta brusquement.

Nous entendîmes une sorte de bref criaillement – comme celui d'une porte saisie par la glace et qui cède enfin sous l'effort.

D'un même élan nous nous inclinâmes pour mieux voir. Dans un giron rosâtre, pulpeux, nous vîmes une longue feuille pâle. Elle était pliée avec cette émouvante délicatesse que nous rencontrions souvent dans la nature. Et qui provoquait chez nous des sentiments mitigés: détruire, rompre cette harmonie inutile ou… Nous ne savions pas bien ce qu'il fallait en faire. C'est ainsi que, quelques instants, nous contemplâmes la feuille qui rappelait la transparence et la fragilité des ailes d'un papillon sortant de son cocon.

Samouraï lui-même paraissait vaguement embarrassé devant cette beauté inattendue et déroutante.

Enfin, d'un geste expéditif, il colla les deux moitiés de la Kharg et fourra la racine dans une pochette de son sac à dos.

– Je demanderai à Olga, nous lança-t-il en reprenant la marche. Elle doit en avoir entendu parler…

3

Nous vivions dans un étrange univers sans femmes. La découverte du bulbe d'amour ne fit que rendre cette réalité éclatante.

Oui, quelques ombres qui nous étaient souvent chères, attachantes, mais qui n'évoquaient pour nous rien de féminin. Ma tante, la mère d'Outkine, la vieille Olga… Quelques visages des enseignantes de l'école qui se trouvait à Kajdaï. Leur féminité s'était épuisée depuis longtemps dans cette rude résistance quotidienne au froid, à la solitude, à l'absence de tout changement prévisible. Non, elles n'étaient pas laides. La mère d'Outkine, par exemple, avait un beau visage pâle, une sorte de transparence aérienne dans les traits. Mais le savait-elle, elle-même? C'est bien longtemps après, en la revoyant dans mes souvenirs, que j'ai pu le constater: oui, elle aurait pu plaire, être désirable. Mais plaire à qui? Être désirable où? Froid, nuit, éternité appelée «hiver». Et le balancier qui somnolait embrouillé dans les barbelés recouverts de glace.

Il arrivait que, par le hasard de quelque affectation décidée à mille kilomètres de notre village, une jeune enseignante se retrouvât dans notre école. Denrée rare. Sa personne concentrait sur elle une curiosité intense. Mais nous lisions sur son visage une telle angoisse, un tel désir de fuir le plus vite possible, que nous en étions nous-mêmes inquiets: est-ce que notre vie était vraiment à ce point invivable? L'angoisse altérait ses traits. Sa beauté, sa fascinante étiangeté s'estompaient sous cette grimace de terreur. Nous sentions tous que, mentalement, elle comptait les jours – elle nous regardait comme si nous étions déjà dans le passé. Figurants d'un mauvais souvenir. Personnages d'un cauchemar.

Et les hommes, assujettis à trois éléments – taïga, or, ombre des miradors -, comptaient eux aussi. En mètres cubes de cèdre, en kilogrammes de sable d'or… Ils rêvaient aussi d'une existence tout autre, au bout de ce calcul, d'une vie à dix mille kilomètres de ces lieux, par-delà l'Oural, à l'autre bout de l'Empire. Ils évoquaient l'Ukraine, le Caucase, la Crimée. Leurs scies s'enfonçaient dans la chair odorante des cèdres et semblaient crier ce «Crrri-i-mée» tant convoité. Et les dragues des chercheurs d'or reprenaient en écho en creusant: «Crrri-i-mée»…

Quant à l'amour… Le seul mot que nous les entendions employer était «faire». Non pas «faire l'amour», ce qui aurait désigné déjà le processus, ni même «se faire une femme», ce qui aurait évoqué au moins un acte de séduction, mais tout simplement: «faire une femme». Tapis dans un coin de la cantine d'ouvriers, devant notre verre de compote, nous écoutions leurs confidences et nous en étions toujours terriblement déçus. Leurs récits ne nous apprenaient qu'une chose: l'un d'eux avait «fait» une inconnue. Pas de décors, pas de portraits, aucune esquisse êrotique. Ils ne prenaient même pas la peine de chercher à exprimer leur exploit par l'un de ces verbes grossiers qui gargouillaient tout le temps dans leurs gorges brûlées par la vodka et le vent.

– Je l'ai faite, hé-hé! cette petite Yakoute…

– Cette Mania, la caissière, tu te rappelles? Je l'ai faite…

Nous espérions au moins quelques détails: comment était-elle, cette jeune femme yakoute? Sous sa pelisse endurcie par le givre piquant, son corps devait paraître particulièrement chaleureux et lisse. Et ses cheveux devaient avoir l'odeur du cèdre brûlé. Et ses jambes fortes, un peu courbes, ses hanches musclées faisaient sans doute de son aine un véritable piège qui se refermait sur le corps de son amant… Nous attendions si fébrilement l'une de ces confidences! Mais les hommes se mettaient déjà à parler des mètres cubes de bois ou d'un tuyau qu'il fallait rallonger pour mieux débusquer les pépites… Nous avalions bruyamment les fruits ramollis de notre compote, brisions avec les lourdes poignées de nos couteaux les noyaux d'abricots. Et, en mastiquant leurs amandes, nous nous en allions dans le vent glacé, avec un goût amer sur les lèvres.

L'amour nous paraissait taillé dans le crépuscule gris d'un chef-lieu triste dont toutes les rues débouchent sur les terrains vagues couverts de sciure mouillée.


Et puis, un jour, il y eut cette rencontre en pleine taïga. C'était le même été où le pied mutilé d'Outkine avait déterré la racine d'amour. Je venais d'avoir quatorze ans, et je ne savais toujours pas si j'étais laid ou beau, ni si l'amour allait au-delà de «je l'ai faite»…

Au bord d'une rivière, par un chaud après-midi d'août, nous avons allumé un feu de bois. Débarrassés de nos vêtements, nous nous sommes jetés à l'eau. Malgré le soleil, elle était glacée. Quelques instants après, nous nous réchauffions déjà près du feu. Puis, de nouveau un plongeon, et vite la brûlante caresse des flammes. C'était l'unique moyen de passer toute la journée dans l'eau. Outkine – il ne se baignait jamais à cause de sa jambe – ravivait le feu, et nous, Samouraï et moi, tout nus, nous luttions contre le cours rapide de l'Oleï. Nous nous jetions vers le feu en claquant des dents, en nous esbroufant, mais sans jamais oublier d'apporter un peu d'eau dans le creux de nos paumes. Nous la lancions à Outkine pour lui faire partager notre plaisir. Lui, traînant sa jambe, essayait maladroitement d'éviter ces jets qui éclataient en l'air dans un fugitif arc-en-ciel. Les gouttes arrosaient le feu. Aux exclamations indignées d'Outkine se mêlait le sifflement rageur des flammes.

Ensuite venait l'instant de grand silence. Nos corps glacés s'imprégnaient peu à peu de la chaleur. La fumée nous enveloppait, chatouillait nos narines. Nous restions debout sans bouger, dans un engourdissement bienheureux de lézards au soleil. Dans la danse transparente des flammes. L'abondance du soleil caressant nos cheveux humides. La fraîcheur pénétrante du courant, son ruissellement mélodieux, assoupissant. Et, autour de nous, le calme infini de la taïga. Sa lente respiration, son immensité bleutée, dense et profonde…

Le ronflement du moteur a brisé notre bien-heureuse torpeur. Nous n'avons même pas eu le temps de ramasser nos vêtements. Une voiture tout-terrain a surgi sur la rive et, décrivant une courbe rapide, s'est arrêtée à quelques pas de notre feu de bois.

Avec Samouraï nous avons juste croisé les bras sur le bas du ventre et nous nous sommes figés, pris au dépourvu dans notre nudité alanguie.

La voiture était décapotée. Il y avait, outre le chauffeur, deux passagères, deux jeunes femmes. Quand la voiture s'immobilisa, l'une d'elles tendit au chauffeur une grande bouteille en plastique. L'homme poussa la portière et se dirigea vers la rivière.

Interdits, nous cachant le sexe, nous fixions les deux inconnues. Celles-ci se levèrent de leurs sièges et se hissèrent sur la capote rabattue. Comme pour mieux nous voir. De l'autre côté du feu, Outkine, assis par terre, attendait, avec un sourire malicieux, le dénouement de la scène, en se jetant des myrtilles dans la bouche.

Les deux jeunes femmes étaient, sans doute, tout comme leur compagnon, de jeunes géologues. Probablement des étudiantes venues faire un stage sur le terrain. Leur allure décontractée de citadines nous fascinait.

Elles nous dévisageaient sans trop de gêne devant notre nudité. Avec une curiosité qu'on a pour des fauves au zoo. Elles étaient blondes. Nos yeux, inhabitués à distinguer avec précision les visages féminins, les prenaient pour deux sœurs jumelles…

Enfin, l'une d'elles, celle qui avait un regard plus insistant, dit en souriant à sa collègue:

– Lui, le petit, on dirait un vrai ange…

Et, légèrement, elle la poussa de l'épaule en lui jetant un regard coquin.

L'autre me dévisagea, mais sans sourire. Je remarquai un discret frémissement de ses longs cils.

– Oui, un ange, mais avec de petites cornes, répliqua-t-elle avec un léger agacement, et, sans plus nous regarder, elle glissa sur son siège.

Le chauffeur revenait, la bouteille pleine à la main. La première blonde, avant de s'installer à son tour, continua à me regarder avec un sourire insistant. Et je sentis presque physiquement l'attouchement de ce regard sur mes lèvres, sur mes sourcils, sur ma poitrine… C'est à cet instant que les sœurs jumelles devinrent pour moi deux femmes totalement différentes. L'une, réservée, sensible, et qui avait en elle comme une corde intensément tendue, était une blonde fragile, semblable aux éclats de cristal que nous trouvions dans les rochers. L'autre, c'était de l'ambre, chaude, enveloppante, sensuelle. Les femmes aussi pouvaient donc être différentes!

Samouraï me tira de mon oubli en me versant dans le dos de longs jets froids. Il était déjà dans l'eau.

– Outkine! cria-t-il. Pousse-le dans la flotte! Je vais noyer ce Don Juan à poil!

– Qui? demandai-je, en prenant ce nom pour quelque juron qui m'était inconnu.

Mais Samouraï ne répondit pas. Il nageait déjà vers la rive opposée… Nous entendions souvent dans sa bouche ces mots étranges. Ils faisaient certainement partie du mystère d'Olga.

Outikine, au lieu de me pousser, s'approcha et bougonna d'une voix terne, cassée:

– Mais vas-y, nage! Qu'est-ce que tu attends?

Il leva ses yeux vers moi. Et, pour la première fois, j'aperçus cet éclat douloureux, interrogateur: la tentative de percer le sens de la mosaïque de la beauté… Puis, se détournant, il se mit à jeter dans le feu de nouvelles branches.

Sur le chemin du retour, je remarquai que même Samouraï avait été impressionné par la rencontre près du feu de bois. Il cherchait un prétexte pour reparler des deux inconnues.

– Elles doivent être à la fac, à Novossibirsk, déclara-t-il, ne trouvant pas de meilleure amorce.

Novossibirsk, capitale de la Sibérie, était pour nous presque aussi irréelle que la Crimée. Tout ce qui se situait à l'ouest du Baïkal évoquait déjà l'Occident.

Samouraï se tut, puis, me regardant avec une désinvolture très canaille, jeta:

– Je parie qu'il les fait chaque jour, ces deux-là, le chauffeur!

– Bien sûr qu'il les fait, dis-je, me hâtant de partager son avis et son ton d'homme qui sait.

Cet échange de répliques s'arrêta là. Nous sentîmes quelque chose de profondément faux dans nos paroles. Il aurait fallu le dire autrement. Mais comment? Parler de la corde tendue, du cristal, de l'ambre? Samouraï m'aurait certainement pris pour un fou…

Outkine nous rattrapa seulement près du bac. Dans la taïga, comme toujours, il tramait son pied à une centaine de mètres derrière nous. Mais, cette fois, nous n'entendions pas ses habituels appels. C'étaient nous qui, inquiets, essayions de temps à autre de distinguer sa silhouette au milieu des troncs sombres en hélant:

– Outkine! Les loups t'ont pas encore bouffé? A-ouh!

Le bac sur l'Oleï – grand radeau en rondins noircis – effectuait en été la navette, trois fois par jour. La rive gauche, c'étaient nous, Svetlaïa, l'Est. La rive droite, Nerloug avec ses maisons en briques et le cinéma L'Octobre rouge. Bref, la ville plus ou moins civilisée, antichambre de l'Occident…

Les occupants du bac, pour la plupart, revenaient de la ville. Dans leurs filets s'entassaient des paquets en papier avec des victuailles introuvables dans le village.

Le passeur manchot, Verbine, empoigna une grande palette en bois avec une fente spéciale et se mit à tirer sur le câble d'acier en le coinçant adroitement. Le câble passant par les anneaux en fer sur la rampe du bac nous guidait vers la rive opposée. Samouraï prit la palette de réserve pour aider le passeur.

J'étais assis sur les planches qui recouvraient le radeau, j'écoutais le doux clapotis de l'eau, et, distraitement, je regardais le village s'approcher, avec ses isbas basses entourées de jardins, le lacis des sentiers et des haies, la fumée bleue qui sortait d'une cheminée.

Le soleil se couchait au-dessus de la rive droite, du côté de la ville, du lointain Baïkal, du côté de l'Occident. Et notre village était tout inondé par sa lumière cuivrée.

Quand nous fûmes au milieu de la rivière, Outkine me poussa du coude en m'indiquant quelque chose au loin d'un mouvement brusque du menton.

Je suivis son regard. Sur la rive où nous allions accoster, je vis une silhouette féminine. Je la reconnus facilement. Une femme se tenait au bord de l'eau et, la main en visière, elle regardait le bac qui glissait lentement dans la coulée orange du soleil bas.

C'était Véra. Elle vivait dans une petite isba à la sortie du village. Tout le monde la disait folle. Nous savions qu'elle resterait comme ça jusqu'à ce que tous les passagers soient descendus sur la berge et soient remontés vers le village. Alors, elle s'approcherait du passeur et lui poserait une question à voix basse. Personne ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce que Verbine lui répondait.

Depuis des années et des années, elle descendait sur la rive et attendait quelqu'un qui ne pouvait venir qu'en été, que le soir, que dans la lenteur somnambulique de ce vieux bac noirci par le temps. Elle regardait, sûre de pouvoir distinguer, un jour, dans la foule endimanchée, son visage…

Quand le bac fut tout près du bord, Samouraï abandonna sa palette et vint nous rejoindre. Comme nous, il regarda la femme qui attendait l'arrivée du bac.

– Ça, elle a dû l'aimer! dit-il en secouant la tête avec conviction.

Nous sautâmes sur le sable les premiers. Et, en passant près de Véra, nous vîmes dans ses yeux sombres mourir l'espoir de ce jour…

Le soleil, échoué sur la taïga de la rive occidentale, ressemblait au disque doré du balancier immobile. Le temps s'était arrêté. Les envolées d'autrefois s'étaient rétrécies jusqu'aux aller et retour du vieux bac guidé par un câble rouillé…

Arrivé dans l'isba, je retirai de la commode de ma tante une glace au cadre ovale et m'y contemplai en profitant de la lumière pâle du crépuscule d'été. Cette contemplation, je le savais, était indigne d'un vrai homme. Je n'osais pas imaginer toutes les moqueries de Samouraï et d'Outkine, si par hasard j'étais surpris par eux à cette occupation de dames. Mais les paroles des deux blondes résonnaient encore à mes oreilles: «Un ange… Mais avec de petites cornes.» Bien des secrets remplissaient cet ovale terne qui s'éteignait lentement. Les traits qu'il reflétait pouvaient donc être aimés. Et rendre folle une femme… Et l'amener pendant de longues années sur la rive, dans un espoir impossible…


Une étrange confirmation de mes premières intuitions amoureuses m'était parvenue le jour de l'anniversaire de la Révolution.

Ma tante invita trois de ses meilleures amies, dont deux étaient aiguilleurs de chemin de fer, comme elle, et la troisième vendeuse au magasin d'alimentation de Kajdaï. Femmes seules, elles aussi.

Il y avait, sur la table, dans un grand plat de faïence, un bloc de porc en gelée qui ressemblait à un cube de glace grisâtre et luisant; de la choucroute froide assaisonnée d'huile et agrémentée de canneberge; des cornichons, bien sûr; du stroganina, ce poisson gelé et coupé en tranches transparentes et qu'on mange cru; des pommes de terre à la crème fraîche; des boulettes de bœuf grillées dans le poêle. Et la vodka qu'on mélangeait au sirop d'airelle.

La vendeuse avait apporté des galettes, des petits biscuits, des chocolats qu'on ne trouvait que dans sa réserve personnelle.

Les femmes ont bu; dans leurs voix adoucies on entendait comme le tintement des glaces qui se brisaient, fondaient. Vive la Révolution! Malgré ses rivières de sang, elle a donné naissance à ce fugitif instant de bonheur… Ne pensons pas au reste! C'est trop dur, n'y pensons plus! Au moins ce soir… Cela ne fera pas revenir ces chers visages, et cette poignée de jours heureux, et ces baisers qui sentaient la première neige, ou bien la dernière, on ne se rappelle plus. Ni ces yeux dans lesquels on voyait passer les nuages qui glissaient vers le Baïkal, vers l'Oural, vers Moscou assiégé. Ils sont partis à la poursuite de ces nuages, les ont rattrapés aux murs de Moscou, dans les champs glacés éventrés par les chars. Et ils les ont immobilisés dans leurs yeux grands ouverts, fixant pour toujours leur course légère vers l'ouest. Couchés dans une ornière gelée, le visage renversé dans le ciel noir.

Mais n'en parlons pas… La première neige, la dernière neige… Attends, Tania, je vais te donner ce morceau-là, il est moins grillé… Deux lettres j'ai reçu de lui, et puis… Ne pensons pas à ça… Deux lettres en deux ans… N'y pensons pas…

Perché sur la large surface tiède du grand poêle en pierre où étaient entassées les vieilles bottes de feutre, une couverture de laine et deux oreillers flasques, je somnolais. Je connaissais par cœur leurs conversations qui dérapaient toujours sur ce passé de guerre. Elles essayaient d'y échapper et se mettaient à évoquer les dernières nouvelles du village. Il paraît, disaient-elles, que la directrice, on l'a vue de nouveau avec… comment il s'appelle déjà?…

La chanson venait et les sauvait des nuages figés dans les yeux de leurs amoureux éphémères et des potins vieux de plusieurs années. Leurs voix s'éclaircissaient, s'élevaient. Et j'étais toujours surpris de voir à quel point ces femmes, ces ombres d'une autre époque, pouvaient être tout à coup graves et lointaines… Elles chantaient et, à travers mon sommeil voilé, j'imaginais ce cavalier qui luttait contre une tempête de neige et sa belle qui l'attendait devant la fenêtre noire. Et puis cette autre amoureuse qui implorait les oies sauvages de porter sa parole au bien-aimé parti «derrière la steppe, derrière la mer bleue». Et je me mettais à rêver à tout ce qui pouvait se cacher derrière cette mer bleue surgie subitement dans notre isba enneigée…

Ma tante vérifiait toujours si j'étais endormi avant de commencer à parler des frasques illusoires de la directrice. «Mitia! m'appelait-elle, en tournant la tête vers le poêle. Tu dors?» Je ne répondais pas. Et pour cause. Je ne voulais surtout pas rater le récit des nouvelles aventures de l'unique femme reconnue susceptible d'en avoir. Je restais muet. J'écoutais.

Cette fois, j'entendis de nouveau la question de ma tante. Et puis son soupir.

– Et voilà encore un souci, comme si j'en avais vraiment besoin, dit-elle à voix basse. Les filles vont bientôt s'accrocher à lui comme des bardanes à la queue d'un chien. Je le vois déjà venir…

– Ça, c'est sûr, confirma la vendeuse. Beau comme il est, tu auras, Petrovna, des fiancées à ne plus savoir qu'en faire…

– Oui, elles vont vite te le gâter, ton Dimitri, intervint une autre amie.

Je me relevai sur un coude, écoutant avec avidité. Me gâter! J'espérais tellement un mode d'emploi de cette terrible activité que je devinais intensément voluptueuse. Mais déjà elles parlaient d'une bonne recette de champignons salés…

Et moi, je sentis que même cet oreiller flasque sous ma joue renfermait dans la tiédeur de son duvet une étrange concupiscence déguisée. La promesse de quelque nuit fabuleuse dont les heures, l'obscurité, l'air même auraient la consistance de la chair et le goût du désir. Je me voyais au bord de l'Oleï. Debout, tout nu devant un feu de bois. Le corps transpercé de la fraîcheur glacée de l'eau. Et l'une des inconnues blondes – cristal ou ambre, je ne savais plus – se tenait de l'autre côté des flammes, nue elle aussi. Et elle me souriait, baignant dans le soleil, dans l'odeur dense de la résine de cèdre, dans l'insondable silence de la taïga. Je me plongeais de plus en plus profondément dans cet instant. Je tendais la main par-dessus le feu pour toucher celle de l'inconnue… La rive devenait tout à coup blanche, le silence de la taïga – hivernal. Et le tournoiement lent des flocons enveloppait nos corps dans une lumière de soleil tamisée.

4

Nous avons pris l'habitude, cet hiver-là, d'aller aux bains ensemble, Samouraï et moi…

Malgré ses allures de caïd villageois, il était un être assez sensible. L'attitude des deux blondes, lors de notre baignade en été, ne lui avait pas échappé. C'est depuis cette rencontre qu'il s'était mis à me traiter comme son égal. Moi qui n'avais que quatorze ans à l'époque! Et lui, il allait en avoir seize. Différence qui me paraissait infinie.

Outkine ne nous suivait jamais et se lavait dans des bains plus proches de son isba. Il avait peur de refroidir sa jambe.

Les bains où nous nous rendions chaque dimanche ne se distinguaient en rien des autres. La même petite isba divisée en deux parties inégales. Une étroite entrée où nous laissions nos vêtements et nos bottes de feutre, puis une pièce carrée avec un banc le long du mur et un grand poêle qui chauffait un énorme récipient en fonte. Nous le remplissions avec de l'eau du Courant Tout autour de ce bassin s'élevait un grand tas de cailloux qui devenait vite brûlant et qu'il fallait arroser pour que la pièce se noie dans une vapeur chaude. Il y avait enfin une sorte de petite mezzanine faite de deux planches de bois sur laquelle on s'étendait à tour de rôle pendant que l'autre vous fouettait le dos à l'aide d'un bouquet de fines branches de bouleau trempé dans l'eau frémissante. Ces bouquets séchaient depuis l'été sous le plafond, dans l'entrée. C'étaient leurs feuilles qui, gonflées par l'eau brûlante, embaumaient toute la pièce de leur senteur pénétrante.

Oui, c'étaient des bains pareils aux autres. Sauf qu'ils se trouvaient non pas au fond d'un potager, mais à l'écart du village, sur la rive, à l'endroit où le Courant se jetait dans l'Oleï. L'isba était depuis des années abandonnée. Nous avions nettoyé le grand bassin en fonte, avions fait provision de bouquets de bouleau, réparé la porte affaissée. Devenu notre quartier général du dimanche, ce bain semblait préparer, par l'alchimie de ses vapeurs, l'étonnante transmutation de nos corps…

Le froid, ce soir, était tel qu'en arrivant nous ne sentions plus nos doigts gourds.

– Moins quarante-huit! cria joyeusement Samouraï en dévalant le raidillon de glace qui menait vers nos bains. J'ai regardé en partant…

– La nuit, ça va descendre à moins cinquante, c'est sûr, renchéris-je en comprenant bien son allégresse.

Les étoiles scintillaient avec une fragilité frileuse, piquante. La neige s'envolait sous nos pas dans un chuchotement sec, sonore.

Nous poussâmes la porte prise par le gel de toutes nos forces. Elle céda avec un crissement cassant comme si on avait brisé une vitre. Nous allumâmes une bougie collée au fond d'une boîte de conserve. Autour de sa flamme hésitante brilla un halo irisé. Accroupi, Samouraï commença à charger le poêle; moi, j'arrachai l'écorce du bouleau nécessaire pour les premières flammes.

Peu à peu, l'intérieur glacé de la pièce obscure revenait à la vie. Ses murs sombres en rondins devenaient tièdes. Au-dessus du bassin montait un fin voile de vapeur.

Samouraï puisait une louche et aspergeait les cailloux. Un sifflement coléreux était un bon signe. Nous allâmes nous déshabiller dans l'entrée qui paraissait maintenant glaciale…

Le vrai bain doit ressembler à l'enfer. Les flammes percent à travers la petite porte du poêle. Les cailloux arrosés de plus en plus abondamment sifflent comme mille serpents. Les planches deviennent glissantes. Les gestes, dans l'obscurité, se font maladroits. Quant aux bouquets de bouleau, c'est un véritable supplice! Mais aussi un plaisir intense. D'abord, c'est mon tour. Je m'allonge sur les planches étroites de la mezzanine, et Samouraï se met à me fouetter avec rage. Il trempe son bouquet dans l'eau bouillante et l'abat sur mon dos. Je hurle de douleur et de joie. Les branches fines et souples semblent pénétrer entre mes côtes. Mon esprit s'obscurcit. La vapeur est de plus en plus ardente. Samouraï, avec une jouissance satanique, continue à cribler mon dos de pointes cuisantes. Et il n'oublie pas de temps en temps de renverser une louche sur les cailloux brûlants. Le nouveau nuage de vapeur dissimule pour quelques instants mon tortionnaire…

Enfin, ma pensée, anéantie par l'excès de douleur et de plaisir, m'annonçait dans son tout dernier message que je n'avais plus de corps. C'était vrai! À l'endroit du corps, je ressentais une absence bienheureuse, un délicieux néant composé de l'ombre embuée, de l'arôme légèrement piquant des feuilles de bouleau macérées dans l'eau bouillante. Et du va-et-vient rythmique du bouquet qui s'abattait maintenant dans le vide, me transperçant comme si j'étais de l'air…

À ce moment, exténué, Samouraï s'arrêtait, laissait tomber le bouquet et s'étendait sur les planches perpendiculaires aux miennes. Je m'acquittais de ma tâche tout en étant encore étranger à mon corps. C'étaient mes bras qui se dressaient et retombaient en fustigeant le dos musclé de Samouraï qui gémissait de plaisir. Tout se passait à mon insu…

Étrangement, c'est le grand corps de Samouraï qui fut le premier à me révéler que la chair nue pouvait être belle…

La vapeur était si brûlante qu'on ne pouvait plus respirer. Nos têtes bourdonnaient et des bulles rouges gonflaient et explosaient dans nos yeux. Il était temps d'accomplir l'essentiel…

Nous ouvrions la porte de la pièce, puis celle de l'entrée. Nous nous jetions dehors sous le frémissement sonore des étoiles, dans le froid dense de la nuit…

Une seconde après, nous nous arrêtions, nus, au bas du talus qui descendait vers l'Oleï. Un, deux, trois! et nous nous faisions tomber à la renverse dans la neige vierge. Nous ne sentions aucun froid. Car nous n'avions plus de corps.

Le bruit cristallin des étoiles. Le bruit sourd de nos cœurs. Ces cœurs semblent abandonnés, tout seuls, enfouis dans la neige pure et sèche. Le ciel noir nous aspire dans son abîme empli de constellations.

Un instant… Et puis, la légère vapeur qui montait au-dessus de nous se dissipait. Nous commencions à ressentir notre peau que brûlait la neige fondue, nos épaules, nos cheveux humides tirés par la croûte de glace qui se formait déjà…

Nous revenions dans nos corps.

Et, nous dressant d'un bond sur nos jambes pour ne pas détruire nos belles empreintes sur la neige, nous courions vers les bains…

Ce soir-là, Samouraï était comme d'habitude assis dans son baquet préféré. C'était presque une petite baignoire en cuivre qu'il astiquait de temps en temps avec du sable de la rivière. Il repliait ses longues jambes et plongeait. Moi, je m'allongeais sur un banc.

La pièce paraissait toute différente après notre escapade sous le ciel glacé. La chaleur n'étouffait plus, mais enveloppait agréablement les corps retrouvés. Les odeurs étaient toujours vives, mais plus distinctes, clarifiées. Il était si délicieux de humer le souffle chaud et sec des pierres, puis, en tournant légèrement la tête, d'aspirer la senteur d'un bouquet de bouleau oublié dans le bassin. Et suivre une lente progression à travers l'obscurité d'une autre odeur, celle de l'écorce qui brûlait dans le poêle.

Après l'agitation de l'enfer, après l'instant de disparition sous les étoiles, cette pièce remplie de pénombre douce et tiède devenait pour nous un étrange paradis à l'approche de la nuit. Nous restions longtemps immobiles, rêveurs. Ensuite, Samouraï allumait son cigare…

Il en alluma un aussi ce soir-là. Un vrai havane, qu'il tira d'un étui en fin aluminium. Je savais que des cigares comme ça ne se vendaient que dans la ville, à Nerloug, à trente-sept kilomètres de notre village, et qu'ils coûtaient soixante kopecks la pièce, étui compris – une fortune! – quatre déjeuners à l'école!

Mais Samouraï semblait ne pas se préoccuper du prix. Il tendit le bras, attrapa la hache qui traînait près du poêle et, mettant son gros cigare sur le rebord plat du baquet, coupa d'un geste bref et précis un petit bout marron.

Après la première bouffée, il s'installa encore plus confortablement dans l'eau et énonça sans préambule, en regardant le plafond noirci de l'isba:

– Olga a dit que tous ces petits moujiks qui fument leurs petites clopes, leurs cigarettes puantes, ne savent pas vivre.

– Comment ça, ne savent pas vivre? demandai-je en relevant la tête de mon banc.

– Ils acceptent la médiocrité.

– Quoi?

– Oui, ils se veulent moyens. Elle a très bien dit cela. Ils s'imitent les uns les autres. Un boulot moyen, une femme moyenne à qui ils vont faire l'amour moyennement. Des médiocres, quoi…

– Et toi?

– Moi, je fume des cigares.

– C'est plus cher, c'est ça?

– Pas seulement. Fumer un cigare, c'est un… euh… un… C'est un acte esthétique.

– Quoi?!

– Comment t'expliquer? Olga en parle si bien…

– Esthé… C'est quoi?

– En fait, c'est la façon. Tout dépend de la façon dont on agit et pas de ce qu'on fait…

– Non, mais ça, c'est normal. Sinon, on se serait fouettés avec des orties…

– Ouais… Seulement, tu vois, Juan, Olga dit que la beauté commence là où la façon devient tout. Où seule la façon compte. On ne s'est pas fouettés pour se laver. Tu comprends?

– Non, pas vraiment…

Samouraï se tut. Le nuage odorant de son cigare ondoya au-dessus de son baquet. Je sentis qu'il cherchait des mots pour interpréter ce qu'Olga lui avait expliqué.

– Tu vois, murmura-t-il enfin, en aspirant une bouffée, les yeux mi-clos. Elle dit, par exemple, que quand on est avec une femme, on n'a pas besoin d'avoir un sexe gros comme ça! (Samouraï attrapa la hache et brandit sa longue poignée légèrement courbée.) Que c'est pas ça qui compte…

– Elle t'a parlé de ça?!

– Oui… Enfin pas avec les mêmes mots.

Je me relevai sur mon banc pour mieux voir Samouraï. J'espérais qu'il allait divulguer un grand mystère.

– Mais alors, qu'est-ce qui compte quand on «fait» une femme, demandai-je d'une voix faussement neutre pour ne pas effaroucher ses aveux.

Samouraï resta muet, puis, comme s'il était déçu d'avance par mon incompréhension, il répondit un peu sèchement:

– La consonance…

– Euh… La consonance comment?

– La consonance de tout – de lumières, d'odeurs, de couleurs…

Il remua dans son baquet, en se tournant vers moi, et se mit à parler avec entrain:

– Olga dit que le corps d'une femme arrête le temps. Par sa beauté. Tout le monde court, s'agite… Et toi, tu vis dans cette beauté…

Il continuait à parler, d'abord par saccades, puis d'une voix de plus en plus assurée. Probablement ne comprit-il ce qu'Olga lui avait confié que lorsqu'il se mit à me l'expliquer.

Je l'écoutais distraitement. Je crus saisir l'essentiel. C'était le visage de la blonde inconnue sur la rive que je revoyais maintenant. Oui, c'était une consonance: le ruissellement de l'Oleï, sa fraîcheur, le souffle odorant du feu de bois, le silence attentif de la taïga. Et cette présence féminine intensément concentrée dans la courbe tendre du cou de la blonde inconnue que je dévisageais par-dessus la danse des flammes.

– Sinon, tu comprends, Juan, l'amour serait comme chez le bétail. Tu te souviens, l'été dernier, à la ferme…

Oui, je me souvenais. C'étaient les premières journées chaudes du printemps. Au retour de l'école, nous traversions le kolkhoze voisin. Soudain, les meuglements furieux d'une vache explosèrent dans une longue bâtisse en rondins, étable émergeant de la boue épaisse faite de neige et de fumier mélangés.

– Ils doivent l'abattre, les salauds! lança Outkine, indigné, le visage altéré par la douleur.

Samouraï émit un bref ricanement et nous fit signe de le suivre. Nous nous approchâmes de la porte entrouverte, en retirant péniblement nos bottes de la boue collante.

À l'intérieur, dans un réduit séparé du reste de l'étable par une solide barrière en grosses planches, nous vîmes une vache rousse aux belles taches blanches sur le ventre. Ses jambes étaient entravées. Sa tête, aux cornes coupées, était attachée aux planches de la barrière. La vache remuait lourdement dans son enclos. Et sur sa croupe se hissait avec une maladresse pesante et sauvage un énorme taureau. Trois hommes, à l'aide de grosses cordes, guidaient cet assaut acharné. Dans les naseaux le taureau avait un anneau auquel était accrochée une chaîne que tenait l'un des hommes. Le taureau poussait des hurlements féroces en piétinant le sol boueux de ses pattes de derrière et en entourant des deux autres le dos de la vache. Le corps de celle-ci était soutenu par une sorte de support afin que ses jambes ne se cassent sous ce poids monstrueux.

La chose qui se dressait sous le ventre du taureau subjugua notre regard par la puissance de son tronc violacé, noduleux. Ce tronc luisant de sang sombre battait lourdement le bas de la croupe blanche de la vache. L'un des hommes lança un cri à l'intention de celui qui se tenait le plus près du taureau. Dans l'agitation et le piétinement, l'autre sembla ne pas entendre.

C'est à ce moment que le taureau poussa un râle assourdissant. Nous vîmes que l'énorme tronc sous son ventre tressaillait et propulsait un jet puissant sur la croupe blanche. Les hommes se mirent à crier. Le kolkhozien qui se trouvait le plus près empoigna alors très adroitement le tronc et le planta au bon endroit. Les deux autres continuaient à hurler et paraissaient l'apostropher pour son retard.

Toute la masse du taureau s'ébranlait dans de pesantes secousses. Les supports qui soutenaient le corps de la vache vibraient et laissaient entendre des crissements répétés. Nous voyions que la peau du taureau était parcourue de rapides frissons. Son mugissement devenait plus sourd, comme essoufflé…

La machine de l'accouplement ralentissait sa marche et les hommes qui suivaient sa mécanique poussaient déjà des soupirs de soulagement, essuyant leur front en sueur.

Dehors, sous le soleil éclatant, nous nous dirigeâmes vers Svetlaïa. Et nous sentions un pénible engourdissement dans tous nos membres. Comme après un effort surhumain ou après une longue maladie… Outkine nous regarda tous les deux avec un visage crispé et s'écria d'une voix fêlée:

– Mon oncle a raison quand il dit que l'homme est l'animal le plus cruel sur cette terre!

– Ton oncle est un poète, soupira Samouraï en souriant. Tout comme toi, Outkine. Et les poètes ont toujours peur de la vie…

– La vie? répéta Outkine sur un ton très aigu. Et il marcha plus vite en pointant son épaule droite vers le ciel. Son exclamation résonnerait longtemps dans ma tête.

Samouraï me regardait depuis son baquet. Visiblement, il attendait la réponse à la question que je n'avais pas entendue, tout à mes souvenirs de la machine charnelle à la ferme.

– Et Olga, elle est qui? demandai-je pour cacher mon inattention.

– Qui apprend beaucoup, vieillit vite, répondit Samouraï avec un vague sourire.

Il se leva lentement, enjambant le bord du baquet.

– On va y aller, il est déjà tard, ajouta-t-il en me jetant ma grande serviette en lin.

Au retour, on marchait rapidement. Les corps que nous avions à présent sous nos courtes touloupes de mouton étaient de nouveau sensibles au froid, comme nos regards l'étaient à l'effrayante beauté du ciel glacé. Ce ciel ne nous aspirait plus, mais nous écrasait par son dur cristal nocturne. Le vent cinglant nous lacérait le visage.

L'isba d'Olga se trouvait à l'autre bout du village. Avant de me quitter, Samouraï s'arrêta et dit d'une voix un peu tendue à cause des lèvres gelées:

– Elle pense que l'essentiel c'est de réussir sa mort. Que l'homme qui rêve d'une belle mort aura aussi une vie extraordinaire. Mais ça, je ne l'ai pas encore compris comme il faut…

– Et qui peut réussir sa mort? demandai-je en décollant mes lèvres avec effort.

Samouraï, qui s'était déjà détourné et éloigné à quelques pas, lança dans le vent glacé:

– Le guerrier!

5

Ce train était un fantôme, un rêve, un extraterrestre. Le temps qui coulait paisiblement dans la maisonnette d'aiguilleur calquait ses rythmes sur son fulgurant passage. Chaque soir.

La petite isba où ma tante passait vingt-quatre heures de service était blottie entre la taïga qui surplombait son toit et les rails. Pour s'y rendre, il fallait marcher trois bonnes heures. Mais ma tante s'arrangeait avec les transporteurs du bois qui traversaient le village au petit matin. Ils l'emmenaient jusqu'au Tournant du Diable, là où la route bifurquait. C'était déjà ça de pris. Il ne lui restait plus qu'une heure de marche…

Le confort de cette petite bicoque avait ce je-ne-sais-quoi d'éphémère qu'on trouve toujours dans les habitations où l'on n'est pas vraiment chez soi. Un lit de fer étroit. Une table recouverte d'une toile cirée aux dessins depuis longtemps effacés. Un poêle en fonte. Quelques cartes postales accrochées à la manière d'une iconostase au-dessus du lit.

L'objet le plus important dans cette pièce étroite était une pendule ronde. Sa surface fléchée avait fini par acquérir une physionomie vivante. Nous lisions sur cette face familière tous les horaires et retards, en attachant à chaque heure, à chaque train une expression différente. Dans cette mimique, il y avait un reflet que j'aimais particulièrement quand il m'arrivait de venir passer la soirée avec ma tante.

C'était le moment du crépuscule. Le soleil avait parcouru sa trajectoire basse de l'hiver, en rasant les pointes noires des sapins. À présent, il dormait à l'autre bout de la voie ferrée, du côté de la ville, du côté de l'ouest. Je sortais, je voyais le double tracé des rails scintillant sous le givre et teinté de rayons roses. Le brouillard s'épaississait. La lumière mauve au-dessus des rails enneigés s'éteignait.

J'entrais dans l'isba, j'entendais le sifflement paisible de la grande bouilloire sur le poêle, je voyais ma tante préparer le dîner: quelques pommes de terre, du lard glacé qu'elle venait de retirer d'un petit cagibi accolé à l'isba – notre frigo -, du thé avec des biscuits au pavot… Le bleu, derrière la petite fenêtre tapissée d'arabesques de glace, virait lentement au violet, puis au noir.

Dès la dernière tasse de thé nous commencions à jeter des coups d'œil sur le visage de l'horloge. Nous le sentions déjà venir, ce train, qui serpentait quelque part au fond de la taïga endormie.

Nous sortions bien à l'avance. Et dans le silence du soir nous l'entendions approcher. D'abord, une lointaine rumeur qui surgissait, semblait-il, des profondeurs de la terre. Ensuite, le bruit mat d'une chapka de neige tombant du sommet d'un sapin. Enfin, un tambourinement de plus en plus sonore, de plus en plus insistant.

Quand il apparaissait, je n'avais plus d'yeux que pour la sarabande lumineuse des wagons. Et la locomotive – la vraie, l'ancienne – avec d'énormes roues peintes en rouge et des bielles étincelantes. Elle ressemblait à un monstre noir couvert de givre floconneux. Et, sur son poitrail, une large étoile rouge! Ce bolide nocturne poussait un rugissement sauvage et nous faisait reculer de quelques pas par son souffle puissant. Ma tante agitait son lampion, et moi, j'ouvrais les yeux tout grands.

Le confort calfeutré que je devinais derrière les vitres éclairées me fascinait. Quels êtres mystérieux abritait-il? Je parvenais de temps en temps à fixer une silhouette féminine, un couple assis derrière une petite table avec deux verres de thé. Parfois même une ombre étendue sur sa couchette. Mais les instantanés réussis étaient bien rares. Le givre épais ou un rideau tiré rendaient mon observation impossible. Pourtant, une silhouette entrevue me suffisait amplement…

Je savais qu'il y avait dans ce train un wagon spécial portant les inscriptions en trois langues étrangères: Wagon-lit – Schlafwagen – Vagoniletti. C'est dans ces wagons que les extraterrestres qu'étaient pour nous les Occidentaux traversaient l'Empire.

J'imaginais une femme qui occupait son compartiment déjà depuis un jour et qui allait y passer encore toute une semaine! Je reconstituais mentalement son long voyage: Baïkal, Oural, Volga, Moscou… Comme j'aurais voulu être à côté de cette voyageuse inconnue! Me retrouver dans l'espace chaleureux et exigu du compartiment où l'on est assis si près l'un de l'autre que chaque geste, chaque regard acquiert, surtout à l'approche de la nuit, une signification amoureuse. Et la nuit dans les tangages rythmiques du wagon est longue, si longue…

Mais déjà, la bourrasque de neige provoquée par l'envolée de ce train fabuleux se calmait et on n'apercevait dans le brouillard froid au-dessus des rails que deux feux rouges qui s'estompaient à vue d'œil…


Ce fut par un après-midi gris de février que je revins voir ma tante dans l'isba d'aiguilleur. Déjà, sur le chemin à travers la taïga, j'avais remarqué une étrange langueur répandue dans l'air. Les lointains bleutés étaient brumeux, mais cette brume ne scintillait pas comme le brouillard des grands froids. Elle tamisait l'éclat des neiges, fondait les contours. La taïga ne paraissait plus figée comme un bloc de glace strié par les traits noirs des sapins. Non, elle vivait de chaque arbre, en attente d'un signe, se remettant déjà de la longue immobilité hivernale.

Sur les branches du sapin qui touchaient le toit de la maisonnette, je vis deux corneilles. Elles semblaient se parler en poussant leurs cris gutturaux. Et dans ces cris, on entendait aussi une lassitude molle, langoureuse. Leurs voix ne résonnaient pas comme au plein cœur de l'hiver, mais planaient dans l'agréable tiédeur de l'air, réveillant de temps en temps un écho paresseux.

– On va avoir un de ces redoux! me dit ma tante quand j'apparus sur le seuil. Et puis, s'il commence à neiger, ce n'est pas ce soir que ça va s'arrêter…

Cette langueur brumeuse de la nature m'était, ce jour-là, étrangement proche. Depuis plusieurs semaines déjà, je portais en moi – plutôt dans le cœur que dans la tête – un malaise bizarre. Sa présence était si neuve pour moi que je l'éprouvais très matériellement, je pouvais presque la palper, comme la boîte d'allumettes dans ma poche. Mais sa raison m'échappait.

Il me semblait parfois que tout avait commencé le soir de notre bain quand Samouraï parlait de la beauté du corps féminin qui, selon lui, arrêtait le temps… L'odeur de son cigare éveillait désormais en moi une singulière nostalgie. Celle, la plus terrible, des lieux et des visages qu'on n'a jamais vus et qu'on regrette pourtant comme perdus à jamais. Jeune sauvage, je ne pouvais pas savoir qu'il s'agissait tout simplement de l'amour qui n'avait pas encore trouvé son objet. Ce qui lui donnait une intensité violente, mais aveugle. Oui, tout à l'heure, je faillis courir derrière les corneilles qui s'envolaient lentement pour me fondre dans la paresse lascive de leurs appels gutturaux. Je sentais que déjà la nature préparait instinctivement sa messe amoureuse de printemps. Je désirais y prendre part en me livrant tout entier… Mais à qui?

J'en voulais à Samouraï d'avoir évoqué toutes ces choses graves – l'amour, la vie, la mort – d'une façon qui m'était incompréhensible, raisonneuse, livresque. J'étais habitué à penser la vie très concrètement. L'amour – et je voyais la courbe gracieuse du corps de la belle inconnue derrière le feu de bois. La vie – et je revoyais le vivant défilé des visages qui gravitaient autour des trois pôles de notre univers: taïga, or, camp. La mort – un camion plongeait lentement sous la glace dans une longue trouée à l'endroit maudit du Tournant du Diable. Et aussi ce loup, grand et beau, que les bûcherons avaient abattu puis jeté de leur tracteur près de l'isba de Verbine, en lui criant: «Fais-toi une bonne chapka, vieux!» Le loup était déjà figé, les pattes dures, inertes. Et au coin de son œil hautain, une grosse larme gelée…

J'aurais bien voulu ne percevoir la vie que comme ça, dans toute sa joie et dans toute sa douleur, immédiates, irréfléchies. Samouraï, avec ses questions sans réponses, me mettait mal à l'aise.

L'attente du train de nuit me parut stupide. Oui, les yeux écarquillés, le cœur palpitant, attendre ce fameux Transsibérien pour entrevoir une ombre qui ne se doutait même pas de mon existence, quelle bêtise! Et combien il y avait déjà eu de ces silhouettes féminines dont j'étais tombé amoureux en les accompagnant dans leur voyage à travers l'Empire? Sans savoir si à côté de mes belles inconnues ronflaient tranquillement leurs maris?

Je me sentais déçu, dupé, presque trahi par mon Occidentale noctambule.

Dehors, dans l'air gris, voltigeaient les gros flocons duveteux que tout avait prédit. La percée au-dessus des rails était tissée de leurs filaments blancs.

Je m'approchais de ma tante qui frottait avec un torchon imbibé d'huile les écrous de l'aiguillage.

– Je vais y aller, lui disje en empoignant le levier.

– Qu'est-ce qui te prend? Sans dîner? À la nuit tombante?

– Non, j'ai regardé, il est six heures et demie seulement…

– Mais tu ne seras pas arrivé au Tournant du Diable qu'il fera déjà nuit… Et puis, regarde un peu le ciel: dans une heure ça sera une vraie tempête.

Elle voulait à tout prix me retenir. Pressentait-elle déjà quelque chose avec son intuition aiguisée de femme solitaire et malheureuse? Elle évoqua toutes les raisons possibles.

– Et les loups? Tu sais, on est pas en automne uand ils ont le ventre bourré…

– J'ai ma pique… Et de quoi allumer une torche.

Enfin, elle parla de la tentation qu'elle croyait irrésistible

– Tu ne veux même pas attendre le Transsibérien?

– Non, pas aujourd'hui, répondis-je, après une brève hésitation. D'ailleurs, s'il commence à neiger comme il faut, le train aura un sacré retard.

– Ça, c'est vrai, acquiesça-t-elle en voyant que rien ne pouvait me retenir.

Elle glissa dans ma poche quelques biscuits au pavot, me tendit une autre boîte d'allumettes – à tout hasard.

J'empoignai ma pique – un long bâton avec une pointe d'acier. Je fis un signe d'adieu à ma tante. Et je m'en allai en longeant les rails, au-devant de ce train qui emmenait, dans l'un de ses compartiments, l'inconnue de mes rêves. Elle ne savait pas encore que notre rendez-vous serait manqué…


Les remparts crénelés de la taïga gardaient leur expression d'abandon heureux, de paresse amollie. Le rideau de plumes neigeuses ensorcelait le regard par son ondoiement muet. Le début d'une soirée terne et tiède… Je sentais avec une telle intensité sa beauté et son attente éveillée!

Dans chaque mouvement d'air la femme était présente. La nature était femme! Avec ce vertige enivrant des gros flocons qui me caressaient le visage. Avec les longs cris langoureux des choucas qui saluaient le redoux. Avec la couleur fauve plus vive des troncs de pins sous le lustre humide du givre fondu.

La neige molle, les cris d'oiseaux, l'écorce rouge mouillée, tout était femme. Et, ne sachant comment exprimer mon désir d'elle, je poussai soudain un terrible rugissement bestial.

Et j'écoutai, en respirant lourdement, son long écho pénétrer dans la tiédeur silencieuse de l'air, dans les profondeurs secrètes de la taïga…

Je longeai, un moment, la voie ferrée, en marchant sur les traverses. Puis, quand les rails furent recouverts d'une neige toujours plus épaisse, j'attachai mes raquettes et m'engouffrai dans la forêt. Pour raccourcir. Je décidai d'aller à Kajdaï. Je ne pouvais plus attendre. Il me fallait tout de suite comprendre qui j'étais. Faire quelque chose avec moi-même. Me donner une forme. Me transformer, me refondre. M'essayer. Et surtout découvrir l'amour. Devancer la belle passagère, cette fulgurante Occidentale du Transsibérien. Oui, avant le passage du train, je devrais me greffer dans le cœur et dans le corps ce mystérieux organe: l'amour.

6

La ville, plongée dans son morne quotidien d'hiver, semblait peu disposée à partager mon exaltation. Ses rues tressaillaient lourdement au passage d'énormes camions chargés de longues grumes de cèdre. Les hommes apparaissaient sur le seuil de l'unique magasin de vins en plongeant les bouteilles au fond de leurs touloupes. Les femmes, les bras alourdis de filets de provisions, marchaient d'un pas pesant, blindées dans l'armure de leurs manteaux épais. Le vent qui soufflait de plus en plus fort criblait leurs visages de cristaux de neige. Elles n'avaient pas de main libre pour s'essuyer. Il leur fallait incliner le front et, de temps à autre, souffler bruyamment en secouant la tête, comme font les chevaux qui veulent chasser les frelons. Entre les hommes, pressés d'effacer la trace d'une pénible journée dans une gorgée de vodka, et les femmes qui avançaient comme des brise-glace dans l'ouragan de neige, aucun lien pensable. Deux races étrangères. En plus, le vent avait dû provoquer une panne d'électricité. Tantôt l'un, tantôt l'autre côté de la rue plongeait dans l'obscurité. Les femmes accéléraient le pas en serrant les poignées de leurs sacs. Elles se ressemblaient tellement les unes les autres qu'au bout d'un moment je crus reconnaître les mêmes visages, comme si, s'égarant, elles tournaient en rond dans cette ville noire…

Je passais moi aussi un bon quart d'heure à errer sous les rafales blanches. Je n'osais pas m'approcher de l'endroit où tout allait se jouer: cette aile déserte de la gare. Là où l'on pouvait rencontrer celle que je cherchais. Je savais déjà comment il fallait faire. Nous l'avions vu un jour avec Samouraï. Elle était assise au bout d'une rangée de sièges bas en contreplaqué verni, dans cette annexe de la salle d'attente où personne n'attendait jamais personne. Il y avait aussi un buffet où une vendeuse sommeillait en déplaçant les tasses et les sandwichs aux tranches de fromage racornies. Et un kiosque à journaux aux présentoirs poussiéreux, toujours fermé. Et cette femme qui se levait de temps à autre, s'approchait du tableau des horaires et le scrutait avec une attention exagérée. Comme si elle cherchait quelque train connu d'elle seule. Puis elle allait se rasseoir.

Nous avions vu que l'homme qui s'était assis sur le siège voisin lui avait montré un billet de cinq roubles froissé. Nous étions devant le kiosque et nous faisions semblant d'examiner avec intérêt les couvertures de revues vieilles de plusieurs mois. Nous avions entendu leur chuchotement bref. Nous les avions vus partir. Elle avait les cheveux d'un roux éteint, recouverts d'un fichu de laine ajouré…

C'est elle que je vis dans la petite salle d'attente déserte. Je traversai cet espace sonore à pas tendus, en marquant sur les dalles glissantes les traces de mes bottes. Elle était là, sur son siège. Mon regard effarouché ne retint que la couleur de ses cheveux. Et le contour de son manteau d'automne déboutonné sur un collier à deux rangées de perles rouges.

Je m'approchai du kiosque fermé, j'examinai la photo des deux derniers cosmonautes, leurs sourires radieux, puis le visage lisse de Brejnev sur une autre couverture. On n'entendait ici que le grincement de la porte dans le grand hall à côté, et le tintement des verres que la vendeuse somnambulique rangeait dans son buffet.

Je regardais sans les voir les visages lustrés des cosmonautes, mais tous mes sens, comme les antennes d'un insecte, exploraient ce lien ténébreux en train de se tisser entre moi et la femme rousse. L'air terne de cette salle d'attente semblait tout imprégné de l'invisible matière formée par nos deux présences. Le silence de cette femme derrière mon dos. Son attention factice aux annonces sourdes du haut-parleur. Sa vraie attente. Son corps sous le manteau marron. Le corps dans lequel s'instillait déjà mon désir. La présence d'une femme que j'allais posséder et qui ne le savait pas encore. Et qui était pour moi un être singulier et terrifiant dans cet univers de neige…

Je me détachai avec effort du présentoir de journaux, fis quelques pas dans sa direction. Mais, involontairement, ma trajectoire s'incurva et, contournant les sièges, me repoussa vers le grand hall. Le cœur haletant, je me retrouvai devant le tableau des horaires. Le Transsibérien y était marqué en grandes lettres, et quelques trains locaux en plus petites.

Je ressentis soudain un minuscule reflet de cette infinie tristesse que la prostituée rousse devait éprouver chaque soir devant ce tableau. Les villes, les heures. Départs, arrivées. Et toujours cette unique voie 1. Oui, ces étranges trains qu'elle semblait manquer durant des semaines et des semaines. Et pourtant, elle se levait souvent, et consultait les horaires avec tant d'attention. Elle tendait l'oreille à chaque mot du haut-parleur enroué. Mais le train repartait sans elle…

Debout devant le tableau, je rassemblai mes forces avant de franchir le seuil de la petite salle. Je vérifiai si ma chapka était bien posée sur ma tête – de manière «adulte», inclinée vers une oreille et laissant échapper quelques boucles au-dessus des tempes. À la cosaque. Je tâtai dans ma poche le billet devenu moite sous ma paume en feu. Comme par malheur, je n'avais pas de billet de cinq roubles, mais un de trois enroulé autour de deux roubles en métal, je me disais que la rousse risquait de ne voir que cette boule verdâtre de trois roubles et me chasser d'un petit rire méprisant. Mais je ne pouvais pas non plus étaler devant elle tout mon trésor! Quant à essayer de l'échanger contre un seul billet, c'eût été me trahir tout de suite: n'importe quelle vendeuse aurait facilement deviné, pensais-je, à quel tarif correspondaient ces cinq roubles fatals.

Dans ma courte touloupe serrée à la taille par une ceinture de soldat – en cuir épais, avec une boucle en bronze portant une étoile bien astiquée – je ressemblais à n'importe quel jeune bûcheron. Mon âge devenait invisible sous cet accoutrement commun à tous les hommes du pays. En plus, j'avais des yeux de loup, gris, légèrement tirés vers les tempes. Ceux des enfants qui naissent avec des yeux d'adulte…

Je jetai le dernier regard sur l'heure du départ de quelque train inutile. Je me retournai. La porte vitrée de la petite salle concentra dans sa poignée toute mon angoisse et toute la fureur de mon désir. Derrière elle, un espace rempli à ras bord par le scintillement vermeil de son collier…

Je tirai la poignée. J'allai, cette fois sans détour, vers la femme rousse… J'étais à deux pas d'elle quand la lumière s'éteignit… Il y eut quelques criaillements apeurés de passagers dans le grand hall, quelques jurons, le piétinement d'un employé balayant l'obscurité de sa lampe.

Nous nous retrouvâmes sur le quai, elle et moi, sous les vagues blanches de la tempête. C'était le seul endroit plus ou moins éclairé. Par les feux du Transsibérien qui, s'étirant pesamment, se déversait dans la gare. Essoufflée et toute couverte de neige, la locomotive perça par son projecteur une longue colonne lumineuse dans la tourmente blanche. Les fenêtres des wagons jetèrent sur le quai des rectangles d'une lumière douce. Les tourbillons neigeux se ruèrent sur ces rectangles jaunes comme des papillons de nuit sur le halo d'un réverbère.

Déjà, les rares passagers qui devaient prendre le train à cette gare étaient montés dans leurs wagons. Déjà, ceux qui devaient descendre s'étaient noyés dans la tempête, dans les ruelles courbes de Kajdaï… Nous restions seuls, elle et moi. Voyageurs sans bagages, prêts à sauter sur le marchepied en entendant le sifflet? Ou parents improbables décidés à attendre jusqu'au bout? Jusqu'au tout dernier reflet du visage d'un proche emporté dans la nuit?

Nous sentions dans notre dos le regard du redoutable milicien Sorokine qui, le nez enfoui dans le large col de sa touloupe, faisait les cent pas sur le quai enneigé. Lui aussi attendait le sifflet du départ. Il semblait hésiter: aller coincer la Rousse et lui extorquer trois roubles, son impôt habituel, ou bien épingler ce jeune paysan, moi, le traîner dans un petit bureau enfumé pour s'amuser, un bout de nuit, à lui faire peur. Ce qui déconcertait cet homme obtus, engourdi, c'était notre couple. Conscients de la présence menaçante de ce gardien de la paix véreux, nous nous étions peu à peu rapprochés l'un de l'autre. A deux, nous devenions étrangement inattaquables. C'était surtout moi qui la protégeais. Oui, je protégeais cette grande femme vêtue d'un manteau d'automne qui lui cachait à peine les genoux. La main sur la boucle de la ceinture, je bombais la poitrine, en fixant le carré lumineux de la fenêtre qu'elle fixait, elle aussi. Le milicien ne parvenait pas à nous dissocier: et si ce jeune villageois était quelque neveu ou cousin de la Rousse?

La neige fraîche gardait l'empreinte de nos pas qui se rapprochaient imperceptiblement. Et derrière la fenêtre, dans un compartiment calfeutré, se laissait deviner une silhouette féminine. Les gestes calmes du soir. Le grand verre de thé chaud sur lequel on doit souffler longuement, le regard perdu dans cette tempête blanche qui fait crisser la vitre. Ce regard s'arrête distraitement sur deux ombres diffuses au milieu du quai désert. Qu'est-ce qu'elles peuvent bien attendre là?

Le train, éveillé par le sifflet, s'ébranla et retira sous nos pieds le carré éclairé. La gare était toujours plongée dans l'obscurité. Notre couple n'avait plus que quelques instants à vivre…

C'est dans la lumière du tout dernier wagon que, brusquement, je retirai mes cinq roubles. Elle vit mon geste, eut un sourire un peu dédaigneux (sans doute avait-elle deviné le sens de mes allées et venues dans la salle d'attente) et inclina légèrement la tête. Je ne savais pas s'il s'agissait d'un refus ou d'une invite. Je la suivis quand même.

Nous marchâmes longtemps à travers les étroits sentiers, le long des haies recouvertes de neige. La tempête avait déjà déployé ses ailes en toute liberté et nous frappait au visage à pleine volée, nous coupant le souffle. Je marchais derrière la femme rousse qui retenait d'une main le fichu de laine noué sous son menton et rabattait de l'autre les pans de son manteau. Je voyais ses jambes qui se découvraient par moments et je ne comprenais plus rien, assourdi par le sifflement du vent, exténué par l'acuité du désir. «Où allons-nous? disait en moi une voix sourde, étrange. Et quel sens caché ont ces jambes très fortes, avec le début des cuisses pleines, et ces gros mollets serrés dans des bottes de cuir noires? Et ce corps en manteau trop léger? Qu'est-ce qui le lie à moi? Ce corps sous sa mince enveloppe de tissu, sa chaleur que je sentais déjà profondément pénétrer en moi… Pourquoi cette densité chaude et vivante sous ce ciel froid, au milieu des rues mortes?»

Nous piétinâmes longtemps à travers la ville noire et blanche. Et avancer dans la tempête, contre les rafales, ensommeille. Le crissement des pas, le chuchotement du vent qui glisse sous la fourrure de la chapka et murmure à l'oreille la plainte des flocons fondant sur le visage… À un moment, je sentis voler dans le vent l'odeur du cèdre brûlé, l'odeur du feu. Je levai la tête, je regardai la femme qui marchait devant moi. D'un regard tout autre. Il me sembla soudain qu'elle m'amenait dans une maison qui m'attendait depuis longtemps, et qui était ma vraie maison, et que cette femme m'était l'être le plus proche. Un être que je retrouvais miraculeusement sous cette tempête de neige.


C'était une isba au bout de la bourgade, une bâtisse tapie au fond d'une courette enneigée. La femme rousse – qui ne m'avait pas adressé un mot depuis la gare – sourit tout à coup et lança d'un ton presque joyeux, en montant sur le perron en bois:

– Nous voilà arrivés. Bienvenue au marin!

Cette voix eut une étrange résonance à cette frontière entre la fureur blanche de la tempête et l'intérieur noir de l'isba. Une réplique de quelque rituel qu'elle se mettait à exécuter, une fois la frontière franchie. C'est là où je devenais son homme, son client.

Nous traversâmes l'entrée sombre, montâmes quelques marches qui émirent un grincement sous nos pas. Elle poussa la porte, tapota sur le mur en cherchant l'interrupteur, appuya sur lui à plusieurs reprises. Puis poussa un ricanement enjoué:

– Ah, la sotte! Toute la ville joue à colin-maillard et moi, vas-y, tourne, dynamo!

Je l'entendis ouvrir un tiroir, craquer une allumette. La pièce s'éclaira du halo diffus d'une bougie. Ce fut sans doute cette flamme vacillante qui brisa ma vue. Les gestes, les mots, les odeurs se mirent à se détacher de l'obscurité tremblante. Un à un, sans suite. Ils jetaient des ombres de gestes, de mots, d'odeurs.

Son profil se découpa sur le mur – noir sur jaune – et le verre dont elle renversait le contenu brun entre ses lèvres qui absorbaient avidement. Elle remplit le même verre, me le tendit. Je reconnus la boisson locale: l'alcool mélangé à la confiture de canneberge. Il pénétrait en moi comme l'une des ombres qui glissaient sur le mur nu de l'isba. Il brûlait, m'écorchait le palais, m'emplissait d'obscurité. Comme avant, je ne voyais que les fragments. La bougie était restée dans la pièce voisine, et ces morceaux s'éteignaient, devenaient mats. Tout se brisait. Un éclat: son torse surgissant devant mes yeux dans sa blancheur forte, effrayante. (On n'imagine jamais à quel point ça peut être large!) La blancheur teintée d'ombre jaune. Cette tache claire se noya aussitôt dans l'obscurité qui explosa en faisant jaillir les grincements métalliques du lit. Un autre fragment: sa main, grande, rouge, qui tirait la couverture sur mon épaule nue. Avec une sollicitude et une insistance absurdes. Et puis, une statuette de faïence sur l'étagère près du lit: une ballerine élancée avec son partenaire. Je vis soudain très près leurs visages lisses, leurs yeux immobiles.

Et tout ce qui se passa au creux de ce lit, sentant la fumée froide et le parfum sucré, n'était que les tentatives saccadées et vaines de rassembler ces éclats.

Par hasard, par crainte de ne pas faire ce qu'un homme devait faire, j'attrapai un sein, lourd, froid. Il ne répondait pas à l'étreinte des doigts. Je le relâchai, comme on repose dans l'herbe un oiseau mort. J'essayai d'écraser de tout mon poids ce corps qui se dispersait dans l'ombre, de le retenir dans l'unité du désir. Mon visage se noya dans les boucles rousses. Et je tombai de nouveau sur un fragment à part – les gouttes de neige fondue dans ses cheveux. Et une boucle d'oreille, toute simple, usée, qui glissa vers mes lèvres…

J'avais cru que l'amour aurait l'intensité de notre plongeon nocturne dans la neige, Samouraï et moi, sous le ciel glacé. Cet instant unique où le feu du bain et le froid des étoiles donnaient naissance à une fusion fulgurante. J'avais cru qu'il n'y aurait rien à toucher, à palper, à reconnaître, car tout serait un toucher brûlant. Que je serais tout entier, de l'extérieur et de l'intérieur, l'organe de cet indicible toucher…

La prostituée rousse dut deviner mon embarras. Elle écarta pesamment ses jambes en me laissant glisser dans son aine. Son corps se rassembla, se tendit. Sa main pénétra sous mon ventre, m'attrapa, me plongea en elle. Avec un geste précis, habile. Elle semblait m'accorder, me brancher à sa chair… Et, se cabrant légèrement, elle me secoua, me poussa à l'action.

Je me tortillai entre ses grosses cuisses. Je m'accrochai à ses seins qui se livraient avec une résignation molle, paresseuse. Mon ventre semblait élargir sous le sien une grande plaie gluante, chaude.

La matière de l'amour était donc telle: glissante, visqueuse. Et les amants, pesants, essoufflés. C'était comme si chacun, péniblement, tirait le corps de l'autre… Mais où?

Tout cela je ne le compris que plus tard. Je le revis après, quand, me courbant sous les rafales, je courais en me sauvant de ce lit au fond vaseux, et de cette isba sentant la fumée froide. Ma joue brûlait des deux terribles gifles. La prostituée rousse m'avait frappé avec une exclamation rauque, avec un regard haineux.

Je courais vers le grand pont qui s'élançait au-dessus de l'Oleï. Je m'enfonçais dans le déferlement blanc sans réfléchir à ce que j'allais faire. Tout était trop clair pour y penser. Clair comme l'abîme blanc qui s'ouvrirait à mes pieds, sur le sommet du pont. C'est dans cet abîme qu'il faudrait fuir le regard de la femme rousse. Son regard et cet horrible gâchis qu'était l'amour. Enjamber la rampe et se sauver de la vision qui se précisait peu à peu dans ma tête…


Cette vision surgit lorsque, au milieu de mes agitations fébriles sur son grand corps, la lumière brilla. Absurdement, le courant revint. Une grande ampoule figea la chambre dans une stupéfaction livide. La prostituée rousse plissa les paupières, le visage crispé dans une grimace de dégoût. Je regardais ce large visage. Ce masque fortement maquillé. Ce fard fatigué. Ces pores brillants. Je le sentais sans défense sous cette lumière crue. Piégé par cet idiot retour du courant. Mais moi aussi j'étais pris au piège. Je ne pouvais pas détourner le regard. Le masque l'immobilisait. Je me débattais à quelques centimètres de cette grimace douloureuse. J'eus une étrange pitié de ce visage, et c'est à ce moment que le désir éclata.

Je ne savais pas si ce que j'éprouvais était peur, pitié, amour ou dégoût. Il y avait ce visage avec sa grimace touchante, ces lèvres rouges au souffle douceâtre d'alcool, ces cheveux d'un roux sombre pailletés de gouttes… Et ce spasme violent tordant mon ventre – cette réplique déformée de notre extase nocturne dans la neige sur la rive de l'Oleï.

Je pus juste entrevoir l'éclat du ciel noir empli de constellations… La prostituée rousse laissa retomber ses cuisses, me repoussa légèrement pour se libérer. Elle me débranchait de son corps…

Il n'y avait pas la chaleur humide du bain où j'aurais pu me remettre. Pas l'odeur grisante du cigare de Samouraï. Une lumière impitoyable, à la blancheur sèche et farineuse. Je vis la femme rousse se lever, se mettre debout au milieu de la chambre. Sa nudité m'effraya. Surtout vue de dos. J'espérais qu'elle allait éteindre. Mais elle se mit à se rhabiller. Son corps s'exécutait avec peine, se balançant maladroitement tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre. Je voyais de temps en temps son profil incliné vers les vêtements qu'elle boutonnait. Ses lèvres remuaient lentement, comme si elle s'adressait à elle-même des paroles silencieuses. Ses paupières étaient lourdes, ensommeillées. L'effet de l'alcool devait la gagner de plus en plus.

Enfin, elle se retourna, probablement pour m'inciter à me dépêcher. Nos regards se croisèrent. Ses yeux s'arrondirent. Elle me vit! Ses lèvres tremblèrent. En portant sa grosse main à la bouche, elle réprima un cri. On n'entendit qu'une sorte d'étranglement sourd.

Laissant son chemisier à moitié déboutonné, elle se jeta vers une petite armoire, l'ouvrit d'un geste violent, en tira une bouteille. Puis, sans me donner la moindre explication, elle s'assit sur le bord du lit, à côté de moi, et rejeta la couverture. Je n'eus pas le temps de réagir. Elle se versa dans le creux de la paume ce que je crus de l'eau et se mit à me frotter fortement le sexe et le bas-ventre. Interdit, je me laissai faire. Le frottement me brûlait la peau. L'eau se révéla être de l'alcool… De temps à autre la femme me jetait un regard que je ne savais pas comprendre. Il était à la fois douloureux et attendri. Comme celui que je remarquais chez la mère d'Outkine quand ell voyait son fils clopiner à travers la cour.

D'ailleurs, il n'y avait plus rien à comprendre. Ce que je vivais ne se prêtait tout simplement pas à la pensée. La brûlure de l'alcool, incompréhensible elle aussi, était plutôt bienvenue: elle répondait à l'ivresse qui envahissait lentement chaque recoin de mon être.

C'est cette ivresse qui me libéra de tout étonnement. Ce qui m'arrivait devenait absurdement naturel. Et cette femme rousse qui, avant de ranger la bouteille, se remplissait un verre aux bords maculés de son rouge à lèvres. Et la lumière qui soudain s'éteignait de nouveau. Et ce paquet de vieilles photos qu'elle apportait en même temps que la bougie…

Tout était naturel. Cette grande femme au chemisier déboutonné, assise à côté de moi et qui étalait sur la couverture ces clichés noir et blanc. Elle pleurait silencieusement et chuchotait des explications que je n'entendais pas. Je ne voyais pas les photos, je vivais leurs images ternies. C'était presque toujours une femme jeune et souriante qui se protégeait les yeux du soleil. Elle tenait dans les bras un enfant qui lui ressemblait. Parfois, à côté d'eux, apparaissait un homme habillé d'un pantalon large et d'une chemise au col ouvert que plus personne ne portait depuis longtemps. Et je respirais l'air de ces journées inconnues que je reconnaissais dans la lumière vacillante de la bougie. Un bout de rivière, l'ombre d'une forêt. Leurs regards, leurs sourires. Leur complicité de famille. Malgré moi, je vivais cette joie des gens étrangers. Les commentaires que la femme rousse me donnait à travers ses larmes silencieuses évoquaient toujours cet été paradisiaque. Et puis la fatale dispersion de la chaleur concentrée sur ces clichés jaunis. Quelqu'un était parti, disparu, mort. Et le soleil qui obligeait la jeune femme à plisser les yeux sur les photos s'était transformé en ce halo trompeur des trains de nuit à la gare enneigée de Kajdaï…

La bordure des photos était ouvragée. Celui qui l'avait découpée devait rêver à cette longue histoire de famille qu'elles allaient évoquer un jour, rassemblées dans un album. Je prenais un cliché, je caressais ce bord façonné, je sentais sur mon visage le vent des journées ensoleillées, j'entendais le rire de la jeune femme, les criaillements de l'enfant…

La flamme de la bougie s'étirait, palpitait, la tempête se débattait bruyamment dans la cheminée, le feu ravivé embaumait l'obscurité de senteurs chaudes, pénétrantes. L'ivresse détacha cet instant de ce qui l'avait précédé. L'isba de la femme rousse devenait ma maison retrouvée. Et cette femme assise à côté de moi était un être proche dont je mesurais désormais l'absence…

Quand les photos furent épuisées, la femme essaya de me sourire à travers la brume des larmes. En fermant les yeux, elle s'inclina vers moi. D'une main hésitante j'effleurai son épaule. Tout se mélangea dans ma jeune tête avinée. La femme était ce corps, et cette soirée de tempête, et cet instant à l'odeur du feu… Et c être retrouvé. J'eus envie de m'accrocher à elle, de vivre à l'ombre de son corps, au rythme de ses soupirs silencieux. De ne pas quitter cet instant.

Elle toucha mon front de son menton. Mes mains frôlèrent le col de son chemisier, touchèrent à ses seins. Je fermai les yeux…

Elle me repoussa avec violence. J'aperçus sur le mur le va-et-vient d'une ombre rapide. Ma tête tressaillit de deux claques sonores. Je revenais à moi.

Elle se tenait debout, le visage fermé, dur.

– Je… Ça… balbutiai-je, complètement perdu.

– Fous-moi vite le camp, petit salaud! dit-elle d'une voix fatiguée, écœurée.

Et, d'une brassée, elle me jeta mes vêtements.


Si je ne me jetai pas tout de suite dans l'abîme blanc, c'est qu'en arrivant au sommet du pont je constatai qu'il n'y avait plus de moi. Il n'y avait plus personne à précipiter vers la rivière gelée.

Il existait bien une ombre d'autrefois – cet adolescent qui captait avidement tout récit sur l'amour, ce guetteur de confidences sexuelles lâchées par les gros bûcherons dans la cantine d'ouvriers. Une ombre méconnaissable.

Il y avait cet autre qui, quelques instants auparavant, se débattait entre les cuisses d'une femme inconnue, les yeux fixés sur son visage écrasé par la lumière impitoyable. C'était aussi un étranger.

Quant à celui qui venait de découvrir les vieilles photos, c'était un être que je n'avais jamais rencontré en moi…

Je me retrouvai sur le pont avec quelques loques de moi qui se dispersaient dans l'obscurité fouettée par la neige. Le vent était si violent qu'il semblait vider mon corps de toute la chaleur de ma courte touloupe. Je ne sentais plus mes lèvres, ni mes joues recouvertes d'une laque de cristaux. Je n'étais plus.


Le malheur et aussi la folie ont leur propre logique…

C'est suivant cette logique que le pont s'éclaira subitement. Les phares d'un camion attardé, intempestif, fortuit, fou. Le chauffeur aurait dû traverser le pont à toute vitesse et disparaître en poursuivant son objectif obscur. Mais il freina brusquement. Car, justement, il n'avait pas d'objectif. Outre cette course absurde à travers la tempête. Tout simplement il était ivre. Ivre et triste. Comme cette bagarre à laquelle il venait de participer sur le perron du magasin de vins, sous un réverbère terne. La lumière s'était éteinte, et il ne pouvait même pas frapper celui qui lui avait incisé la joue avec un tesson de bouteille. On s'était dispersé dans l'obscurité en jurant…

Maintenant, il fallait surtout ne pas s'arrêter. Les deux taches jaunes des phares étaient l'unique source de lumière, et le ronflement du moteur l'unique réserve de chaleur. Oui, les battements de son cœur ivre et ce moteur. L'univers tout entier était noir malgré la neige.

Et s'il s'arrêta soudainement au sommet du] pont, c'est parce qu'il avait dû capter la présence d'une minuscule parcelle de vie dans ce défilé glacial. Il vit une ombre figée derrière la rampe, agrippée à sa barre en fonte. Ombre qui semblait attendre l'extinction finale de cette dernière étincelle. Quand les doigts transis se relâcheraient…

Ou peut-être, tout simplement, il aperçut cette silhouette solitaire et sa pensée brumeuse imagina une femme. Celle qu'on pouvait héler et rendre heureuse avec les restes de vodka dans une bouteille qu'il cachait derrière le siège. Quelque fille perdue dont toute la vie était un peu ce balancement sur la rampe d'un pont nocturne. Un corps chiffonné qu'il pourrait mettre sur l'étroite banquette derrière les sièges. Une femme qu'il pourrait «faire».

Ou, peut-être, devinant de quelle ombre il s'agissait, s'en voulut-il de ses pensées et même eut-il pitié de cette fille frigorifiée qu'il voulait déjà tirer dans sa cabine.

Peut-être… Allez savoir ce qui se passait dans la tête d'un camionneur sibérien ivre, homme fort et rude, aux avant-bras recouverts de tatouages (ancres, croix sur une pierre tombale, femmes aux gros seins), une joue couverte de sang séché, et des yeux gris tristes, obligés de percer la rame de l'ivresse?

Il vit une ombre, pensa à un corps facile étalé sur la banquette, sentit une lourdeur agréable dans le bas-ventre. Et il s'indigna: toute la vie est commandée par cette lourdeur. La bouffe, la femme, le sang! Il freina, sauta dans la neige en claquant la portière. Se frottant la joue avec une boule gla-cée qu'il ramassa sur le rebord de la ridelle, il alla vers l'ombre. On ne voyait plus rien à trois pas. Les vagues neigeuses étaient si denses qu'on aurait cru que la terre elle-même basculait, se renversait dans l'Oleï. Le chauffeur tapa sur l'épaule de celui qui se tenait derrière la rampe, au-dessus de l'abîme blanc de la rivière. Puis jeta un regard en bas, en écarquillant les yeux. C'était le vide, la frontière invisible d'un au-delà vertigineux. Il empoigna le col de la courte touloupe recouverte de neige, le tira par-dessus la rampe.

– Qu'est-ce que tu fabriques là? demanda-t-il en traînant son fardeau vers le camion. Où tu t'es soûlé comme ça, imbécile? Moi, à ton âge, je bossais déjà à l'usine! Et eux, maintenant, ils ne pensent qu'à se soûler la gueule.

L'ombre ne donnait aucune réponse. D'ailleurs, le camionneur posait ses questions plutôt pour lui-même, pensant à toute autre chose. A cet abîme sans nom, à cette solitude qu'il venait de croiser dans la nuit, à ce mince filet de chaleur que l'ombre glacée irradiait encore.

Il continuait à parler ainsi dans la cabine. Le vent de la tempête l'avait éveillé, l'avait rendu bavard. Ce furent ces bribes nocturnes que je perçus les premières, quand, lentement, je me mis à remplir de moi l'ombre inanimée secouée par les cahots de la route.

Je me réchauffais, je redevenais moi. Il me fallait endosser ma nouvelle identité. Les étrangers méconnaissables se rassemblaient de nouveau en moi: et ce puceau d'il y a quelques jours, ce guetteur des confidences adultes, et ce jeune corps fébrile déchirant de son sexe le ventre d'une prostituée, et cette silhouette dans la tempête, en attente du dernier pas, de la défaillance de ses doigts transis… Tout cela, c'était moi!

L'homme me demanda où j'habitais, lut la réponse dans le tremblement de mes lèvres que je maîtrisais encore mal. Je le dévisageai. Son visage bouffi par le froid, l'alcool, les coups qu'il venait de recevoir. Ses larges poignets velus. Ses mains couvertes de cicatrices luisantes, ses gros doigts aux ongles larges et racornis…

Et sans pouvoir aller jusqu'au bout de ma pensée, je sentis: je suis maintenant comme lui, oui, je suis dans son cas, dans sa peau, à quelque différence près. Au lieu de l'immense joie que j'attendais depuis des années à ce tournant de ma vie, un désespoir cruel! Comme lui… Bientôt les mêmes mains tatouées sur le volant d'un lourd camion, le même visage, la même odeur de vodka. Mais surtout la même expérience avec les femmes. Je regardais de biais ses lourdes jambes, j'imaginais avec quelle force elles devaient écarter les cuisses des femmes. Les cuisses de la femme… De la femme rousse! Je sentis quelque chose tressaillir en moi: bien sûr qu'il l'a «faite». Avant moi…

– Qu'est-ce que tu as à me reluquer comme ça? bougonna-t-il, en remarquant l'intensité de mon regard. De toute façon on ne peut pas aller plus vite. T'as vu la route?

Les essuie-glaces rejetaient à chaque passage une épaisse couche de neige collante. La taïga semblait seule guider le camion qui s'enfonçait péniblement dans la tempête.

Je détournais le regard. Plus besoin de regarder mon homme: il était ma réplique exacte, quelques années en plus…

Maintenant, je savais précisément ce qui allait se produire. Je savais qu'il nous restait quelques minutes à vivre!

J'attendais le Tournant du Diable. Le chauffeur, ivre comme il était, allait sûrement le manquer. Je voyais déjà une longue glissade oblique du camion, les tours de volant acharnés et inutiles, j'entendais le moteur qui s'étranglerait dans un rugissement impuissant. Et la percée noire dans la glace qui était à cet endroit toujours très fine, à cause des sources tièdes dans le lit de l'Oleî.

J'avalais ma salive nerveusement, en scrutant la route. J'étais comme la balle d'un revolver prêt à tirer. Les brèves pensées brûlantes, les images-brûlures portaient la tension à son comble. Ces mains posées sur le volant avaient écrasé les seins de la femme rousse. Tous les deux, nous nous étions englués dans la même plaie moite sous son ventre. Tous les deux, nous nous débattrions toujours dans le même espace exigu au bord de l'infini sibérien: les rues mornes du chef-lieu, les cabines des camions puant le gasoil, la taïga mutilée, pillée, hostile. Et cette femme rousse. Ouverte à tous. Et cette nuit de tempête qui nous coupait du monde. Et cette cabine étroite remplie de chair homogène, souillée, et qui allait disparaître. Les ongles de mes doigts agrippés à une poignée devinrent tout blancs…

Le chauffeur freina et me lança en souriant:

– Avant ce putain de tournant, il faut déverser un peu…

Je le vis ouvrir la portière, descendre sur le marchepied et commencer à déboutonner son pantalon ouaté. Mon attente était si frénétique que je perçus dans son sourire un sous-entendu qui semblait dire: «Hé, hé! et alors, petit morveux, tu pensais m'avoir avec ton fichu tournant? Pas si bête!»

Je compris que ce monde noir et absurde était doté, en plus, d'une ruse méfiante et sournoise. Ce n'était pas si facile de l'anéantir, en se tuant. Tout en glissant sur la lame de rasoir, ce monde savait s'arrêter brusquement et sourire avec cette bonhomie rusée. «Une femme rousse, dis-tu? Les photos étalées sur la couverture? Le premier amour? La solitude? Et moi, regarde! Je vais déboutonner mon pantalon et pisser sur tous vos premiers amours et solitudes!»

Je sautai du camion et me mis à courir en sens inverse, suivant les traces de ses roues…

Contre toute attente, je n'entendis ni les appels de l'homme ni le bruit du moteur. Non, le chauffeur ne cria pas, ne se lança pas à ma poursuite, ne fit pas demi-tour pour me rattraper… M'arrêtant une vingtaine de mètres plus loin, je ne discernai plus les contours du camion, ne distinguai aucun bruit. Le tumulte blanc, le sifflement féroce du vent dans les branches des cèdres, plus rien. Le camion avait disparu! En reprenant ma route, je me demandais si la femme rousse, le pont, ce chauffeur ivre n'étaient pas un songe. Une sorte de délire pareil à celui que j'avais eu un jour, malade de la scarlatine… Même les traces des roues que je suivais devenaient de moins en moins visibles, pour s'effacer bientôt…

Je retrouvai les rues noires de Kajdaï. Machinalement, je me dirigeai vers la gare. J'entrai dans le grand hall à peine éclairé. D'ailleurs, c'était surtout le reflet blanc de la tempête qui emplissait cet espace désert d'une luminescence un peu irréelle.

Je m'approchai de l'horloge. Il était dix heures et demie. Le Transsibérien était parti à neuf heures. Ébahi, je ne parvenais pas à faire ce calcul simple, tant son résultat me paraissait ahurissant. Tout cela n'avait été vécu qu'en une heure et demie! L'attente interminable devant le kiosque, l'isba de la Rousse, son corps et cette douleur qu'on appelait «amour», ma fuite, l'éternité glacée sur le pont, le camion ivre… Sa disparition, mon retour.

Alors, comme pour augmenter encore l'irréalité de ce que je vivais, une voix derrière mon dos, celle du sous-chef de station probablement, précisa à l'intention d'un voyageur:

– Oh, vous savez, d'ici que ça finisse de neiger… Vous avez vu, même le Transsibérien était obligé de revenir. Il avait à peine quitté la gare, et il y avait déjà un mètre de neige sur les voies…!

Je poussai la porte vitrée, je sortis sur le quai. Cette masse de wagons endormis était donc le Transsibérien! Ses fenêtres miroitaient faiblement dans le reflet bleu des veilleuses au plafond de chaque compartiment. On devinait à travers le ramage du givre leur confort silencieux. Et la présence de la belle Occidentale qui était donc restée fidèle à notre rendez-vous. Je me souvins d'elle, ou, plus précisément, de mes guets d'autrefois près de l'isba d'aiguilleur; je m'en souvins avec une telle intensité que les événements de cette soirée se transformèrent définitivement en un fantasme particulièrement réussi. Craignant de briser cette assurance, je revenais à la gare. Il n'y avait donc rien eu. Rien… Rien!

La porte d'en face, celle qui donnait sur la place devant la gare, s'ouvrit. Dans la pénombre du hall, je vis une femme entrer, qui jetait autour d'elle des coups d'œil rapides. Elle portait un manteau d'automne et un gros châle de laine. Elle vint à moi, comme si me trouver là était la chose la plus naturelle. Je la regardais s'approcher. Il me sembla qu'elle n'avait plus de visage. Ses traits, sans maquillage, délavés – lavés par la neige ou par les larmes -, n'étaient que de vagues contours d'aquarelle. De son visage on ne voyait que l'expression: une clarté de souffrance et de fatigue extrêmes.

– Allons-y, tu vas passer la nuit chez nous, dit-elle d'une voix très calme et à qui on ne pouvait qu'obéir.

7

En rêve, le couloir du wagon ensommeillé menait à un compartiment qui reproduisait, en plus petit encore, l'intérieur de l'isba d'aiguilleur. Comme si cette maisonnette, faisant partie du couloir, se perchait sur les rails, en attendant l'improbable départ. Une femme était assise à la tablette sous la fenêtre de cet étrange, et si naturel, compartiment. Elle semblait regarder dehors, dans l'obscurité de la nuit derrière la vitre. Non pour voir ce que cachait le givre épais, mais pour ne pas voir ce qui se passait autour d'elle. Au centre de la tablette se trouvait un bulbe étonnant, charnu, coupé en deux. À l'intérieur, on voyait une sorte de cocon composé de feuilles à demi transparentes, délicatement repliées les unes sur les autres. Cela ressemblait à un nourrisson soigneusement emmailloté. Je I devais, je ne savais pas pourquoi, déployer ses feuilles fragiles, sans attirer l'attention de la passagère silencieuse. Avec mes doigts gourds, malhabiles, je maniais ce cocon, ce fuseau soyeux. Je pressentais déjà que ce qui allait apparaître serait pénible à voir… Et plus j'avançais dans mon effort méticuleux, plus l'angoisse de cette décou- verte grandissait. J'allais voir quelque chose de vivant dont ma curiosité compromettait la naissance, mais dont on ne pouvait constater la vie qu'en arrachant les feuilles. Je tuais ça en ouvrant le bulbe, mais ça n'aurait pas existé si je n'avais pas osé éventrer le cocon. En rêve, la portée tra- gique de mon geste n'apparaissait pas aussi clairement. C'était la lente germination d'un cri déchirant qui l'exprimait. Un cri qui remontait vers ma gorge – un cri sec, étranglé. Mes doigts arrachaient les feuilles sans aucun ménagement. Et la femme assise près de la fenêtre se mit, à ce moment, à tourner lentement la tête dans ma direction… Le cri jaillit, me secoua, me réveilla…

Je vis le halo d'une bougie et le visage de la femme rousse – un ovale calme, effacé. Sa main effleurait ma tête.

Me voyant réveillé, elle me sourit et souffla la bougie. Je plissai rapidement les paupières. J'avais envie de me rendormir avant qu'elle n'enlève sa main…


Après le thé, le matin, elle me dit d'une voix neutre, comme s'il s'agissait d'un petit rien quotidien:

– On a de la neige jusqu'à la cheminée. Il est déjà midi, et regarde les fenêtres: une vraie nuit.

– Je vais faire un passage! m'écriai-je avec joie. Je sais le faire! Vous verrez…

– Non, non! Tu creuses un trou juste pour toi et tu te sauves…

Je ne discutai pas. Je comprenais que ma joie était stupide. Il fallait partir. Vite. Sans me retourner…

Mes raquettes attachées à la ceinture, je me lançai à l'assaut du mur de neige qui se dressait derrière la porte d'entrée. Je devenais à la fois taupe, serpent, dauphin. Je creusais, vrillais, nageais. Je m'agitais au milieu d'un éboulement blanc, je remontais dans son flot qui, à mesure que je m'éloignais de la maison, s'assombrissait. La coulée neigeuse pénétrait jusqu'à mon corps, le brûlait, rendant mon avancée plus nerveuse. J'ouvrais la bouche pour aspirer de rares bouffées d'air, j'avalais les jets de cristaux piquants. Mes cils se figeaient, alourdis de minuscules diamants de glace. A un moment, j'eus le sentiment d'avoir perdu la bonne direction, de ne plus avoir le sens du haut et du bas. Oui, je rampais à l'horizontale, à l'intérieur de cette masse où il restait de moins en moins d'air. Ou, pis encore, je m'enfonçais dans sa profondeur. Cet instant de panique était presque inévitable pour celui qui se frayait un passage après une grande tempête. Mon cœur tressaillit. J'incurvai convulsivement l'angle de mon escalade vers le haut. Je remontais vers la lumière comme un poisson qui s'élance à contre-courant, dans une chute d'eau…

Avec un craquement sonore, ma tête cassait la fine couche de glace.

Ébloui, je m'étendais sur la surface lisse, étincelante. L'air ensoleillé sonnait de fraîcheur, j semblait être une matière tout autre que ce que j'avais respiré jusque-là. Le ciel ravivé par le redoux s'élançait en fuyant le regard. Le silence j de la taïga était si profond que tous les menus bruits se rassemblaient autour de moi, ne venant que de mes gestes – crissement de la neige sous mon coude, bruit de ma respiration avide, glissement sonore des plaques blanches qui se brisaient en tombant de ma chapka, du col de ma touloupe…

De Kajdaï on ne voyait que quelques taches sombres: les toits des maisons les plus élevées. Quelques tracés droits aussi: les trains ensevelis j dormant sur les voies. Je reconnaissais les rues d'après les colonnes blanches de fumée qui montaient des cheminées. Les minuscules points noirs étaient les habitants qui s'affairaient autour de ces colonnes, en aménageant les passages.

La maison que je venais de quitter se trouvait à l'écart du chef-lieu, à la limite de la taïga. Sa fumée semblait s'élever au milieu d'une plaine déserte. Et, sur une branche de bouleau noyé dans la neige, je vis une petite maisonnette servant d'abri aux oiseaux.

Je mis mes raquettes, m'approchai de cette cheminée solitaire. En m'inclinant vers sa bouche protégée par un bonnet en fer tout noir, je lançai un cri sonore. C'était la coutume. Le signe pour celui qui restait… J'entendis le grincement de la porte du poêle, puis un écho qui paraissait venir du fond de la terre. Une sorte de lent soupir se dissipant dans l'éblouissante clarté de cette journée d'après la tempête…

Je courais dans le va-et-vient alerte de mes raquettes, en traversant la vallée qui descendait vers l'Oleï. La taïga, à moitié éveillée, me suivait de loin. De grands sapins recouverts de neige gardaient dans leur ombre l'éclat d'un argent bleuté, transparent. Et leurs sommets scintillaient, saupoudrés de pépites d'or.

De temps en temps, je jetais un coup d'œil derrière moi. La colonne de fumée au milieu de la plaine indiquait toujours l'isba ensevelie, cette pièce enfouie sous la neige, la lumière vacillante d'une bougie, cet intérieur qui conservait l'obscurité du soir d'hier. Une soirée irréelle tout au fond du silence compact des neiges… La femme rousse!

Je restai un instant immobile. J'observais la plaine des mille cristaux, inondée de soleil, le ciel sans fond répandant sa fraîcheur bleue, l'ombre moirée de la taïga. Et, au loin, cette colonne de fumée, blanche, toute seule, au milieu… Soudain, avec une clarté insoutenable, je compris: je suis condamné et à cette beauté, et à la souffrance qu'elle recèle. La neige fondrait. Kajdaï redeviendrait une petite ville noire. Le Transsibérien la fuirait en rattrapant son retard. Et la prostituée rousse retournerait dans la salle d'attente. Il ne pouvait pas y avoir d'autre vie.

Pendant quelque temps, je suivis l'ample courbe de l'Oleï surplombée d'immenses dune de neige.

En passant près de trois cèdres légendaires ceux des pendus de la Guerre civile, je m'arrêtai stupéfait. Les grands clous rouillés que j'avais l'habitude de voir tout en haut, en renversant la tête, étaient, ce matin, à portée de main. Oui, ils étaient là, juste devant mes yeux. Je m'approchai et, enlevant mes moufles, je tâtai leur métal brun, rugueux. Un froid lent, accumulé durant de longues décennies, transperça mes doigts. Je retirai vite ma main. Je caressai les écailles rêches du tronc. Elles semblaient renfermer une chaleur assoupie, mais vivante. Et soudain, ce qui s'était passé autrefois au pied de ces arbres géants -cette mort atroce mais rapide – ne me parut plus aussi redoutable que ça. Un instant de douleur aiguë, et puis ce silence de l'air ensoleillé, cette vie secrète, sommeillante, en fusion parfaite avec la respiration de ce grand tronc, avec l'odeur âpre des grappes d'aiguilles, avec le scintillement de la résine gelée dans les cannelures de l'écorce. Cette vie sans pensée, sans souvenirs. Cet oubli.

Je serrai le gros clou, je pesai sur lui de tout mon poids. Les yeux mi-clos, j'essayai de pénétrer dans cette étroite zone qui me séparait du silence bienheureux du tronc…

Soudain, à travers mes paupières plissées, je les vis: deux points noirs suivaient la crête bleue des dunes de neige au-dessus de la rive. Bientôt, ils furent à la hauteur des trois cèdres. Ils dévalèrent la crête, traversèrent l'Oleï. Leurs minuscules silhouettes devenaient de plus en plus distinctes. Le premier avançait à grands pas, s'arrêtant parfois pour attendre le second. Je les reconnus. Et je fus frappé par leur aspect campagnard et naïf. Dans leur démarche, dans leurs touloupes, dans leurs visages que je voyais de mieux en mieux, il y avait quelque chose d'enfantin. Les oreillettes de leurs chapkas s'agitaient comme des oreilles de chien. Ils contournaient l'angle de la forêt et allaient dans quelques instants passer à côté de moi. J'eus envie de fuir. Me cacher au fond des sapins enneigés. Je savais que je ne pourrais plus jamais revenir dans leur vie…

Mais, déjà, le premier des skieurs, Samouraï, me remarquait. Le silence se brisait dans son cri rocailleux. Il se dirigeait vers moi.

Sourires, salutations, taquineries. Ils me donnaient des tapes amicales à l'épaule. Racontaient les dernières nouvelles du village… «Ce sont des enfants, prononçait en moi quelque voix profonde. De vrais enfants, insouciants et divinement légers.»

Je ne parvenais pas à concevoir que, hier matin encore, nous étions ensemble à l'école. Que, hier encore, j'étais comme eux.

– Tu as avalé ta langue, ou quoi? cria Samouraï en m'enfonçant la chapka jusqu'aux sourcils. Regarde-le, Outkine, ce n'est plus un don juan, mais un ours mal réveillé!

Les larmes me montaient aux yeux. J'aurais aimé hurler ma jalousie. Être de nouveau leur égal. Courir à travers la plaine, léger comme le vent, translucide comme cet air ensoleillé, frais comme le souffle de la taïga. Innocent!

Samouraï dut remarquer ma mine torturée. Il se détourna et, prenant son élan, lança sans me regarder:

– Allez! ne perdons pas de temps! Sinon, il n'y aura plus de places! Grouille-toi, l'ours au bois dormant!

Je les suivis machinalement, sans même me demander où nous allions.

Après une heure de course, je vis que Samouraï, en traçant une trajectoire oblique, s'éloignait de Kajdaï et prenait le cap sur un lointain nuage gris suspendu au-dessus de la taïga – sur la ville, sur Nerloug.

«Encore deux heures et demie de marche, pensai-je avec dépit. Pourquoi je cours derrière eux? Qu'est-ce que j'ai à chercher dans cette ville?»

Ils marchaient maintenant côte à côte, en bavardant. Tout était si lumineux, si serein dans le petit monde ensoleillé qui se déplaçait avec eux. Mon regard y pénétrait comme du fond d'un cachot. De temps en temps, Samouraï se retournait et me lançait d'un ton joyeux:

– Allez, ours, remue un peu tes grosses pattes!

Je ressentais envers eux non plus de la jalousie, mais une sorte de mépris haineux. Surtout envers Samouraï. Je me souvenais de ses longs discours dans les bains. Sur les femmes. Sur l'amour. Ses éternelles citations de cette vieille folle d'Olga. Comment disait-il déjà? «L'amour est une consonance.» Quel imbécile! L'amour, mon cher Samouraï, c'est une isba qui sent la fumée froide. Et l'horrible solitude de deux corps nus sous une ampoule d'un jaune violent. Et les genoux glacés de la prostituée rousse que j'ai frôlés en glissant, à la fin, de son ventre qui me secouait dans le creux moite du lit. Et les traits bavochés de son visage. Et ses seins lourds, étirés par tant de mains calleuses, aveugles, hâtives. Semblables aux mains de mon camioneur fantôme – couvertes de cicatrices, maculées de cambouis. Ah! Samouraï, si tu l'avais vu! Avant d'affronter le Tournant du Diable, il a freiné, a déboutonné son pantalon et tiré sur sa paume cette énorme chair gonflée, on aurait dit un gros morceau de viande crue, tiède, flasque. L'amour, tu parles!… Et tu seras comme lui, Samouraï, malgré ton cigare et les bobards que te raconte Olga. Tu n'y couperas pas! Ni moi, ni même Outkine. Et nous resterons dans ce chef-lieu où la bagarre éternelle finit seulement quand la lumière s'éteint sous les rafales de la tempête. Dans notre village où l'unique souvenir c'est la guerre d'il y a trente ans qui a transformé toute la vie en souvenir. Et cette gare où la seule femme qu'on puisse encore aimer attend le Transsibérien qui ne l'emmènera jamais nulle part. Ce monde ne nous lâchera pas… Vous riez tous les deux, en courant, là, dans votre petit rond-point de soleil. Mais moi, vous verrez, je sais comment me sauver. Je sais…

Je m'arrêtai un instant. Ils s'éloignaient en, emportant leur auréole remplie de voix sonores. J'imaginai les cèdres avec les gros clous rouillés. Comme c'était proche, ce silence définitif, cette fuite sans retour. Comme c'était bon!

– Tu n'as même pas demandé ce que nous allons faire en ville, Juan!

La voix de Samouraï retentit soudain et me fit revenir à moi.

Le bouillonnement verbal que je retenais jusque-là explosa:

– Et qu'est-ce que vous pouvez faire? Aller comme de pauvres débiles à la poste pour écouter les téléphonistes: «S'il vous plaît, quel est ce con qui a commandé Novossibirsk? Cabine numéro deux!» Ah, Novossibirsk! Vous en bavez déjà tous les deux!

Samouraï, au lieu de se vexer, éclata de rire.

– Outkine, regarde! L'ours se réveille! Hal ha-ha!…

Puis, jetant à son compagnon un clin d'œil, il annonça:

– Nous allons voir… Belmondo!

– Bel-mon-do, le corrigea Outkine en riant.

– Non, Belmon-do! Tais-toi, canardeau, tu es nul en cinéma!

C'est l'air de la taïga qui dut les enivrer. Car ils se mirent à rire, à crier ce mot incompréhensible, de plus en plus fort, chacun insistant sur son accent. Samouraï poussa Outkine, le renversa par terre, en hurlant toujours ces trois syllabes résonnantes. Outkine se défendait en lui étant des poignées de neige dans le visage:

Belmon-do!

Bel-mon-do! En italien on dit Bel-mon-do…

– C'est un homme ou une femme? demandai-je, dangereusement sérieux, confondu par ce «o» final du neutre.

Leur rire devint torrentiel.

– Ah! Samouraï! Mais écoute-le! Si c'est pas une nana, il n'ira pas avec nous! Ha-ha-ha!…

– Oui, oui, c'est une femme, Juan! Avec une moustache… Et avec un… avec un gros… un gros…

Samouraï ne put pas aller au bout de sa phrase… Ils riaient comme des fous en rampant à quatre pattes, les pieds tordus par leurs raquettes qu'ils n'avaient pas décrochées. Ce nom sonnait si étrange en pleine taïga…

Ils crurent sans doute que leur rire m'avait gagné. Je me laissai tomber dans la neige à côté d'eux. En secouant la tête frénétiquement et en m'esclaffant bruyamment. Oui, ce fut le rire qui me permit de pleurer tout mon soûl…

Puis, quand les derniers gémissements de notre orgie se turent, quand nous nous retrouvâmes tous les trois étendus à travers une clairière ensoleillée, les yeux emplis du ciel, Samouraï souffla d'une voix affaiblie mais vibrante:

– Belmondo!

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