Troisième partie

14

– La dernière fois, je suis allée à Paris en juin 1914… Mon père pensait que j'étais suffisamment grande pour monter à la tour Eiffel. J'avais onze ans…

C'est ainsi que ce soir d'avril, dans une isba noyée au milieu des congères, Olga commença son récit.

Après notre retour de voyage en Occident, c'est-à-dire en Extrême-Orient, Samouraï avait décidé que nous étions assez mûrs pour être initiés au secret de la vie d'Olga. Il nous en avait dévoilé le sens d'un ton bref, mais grave:

– Olga est une noble. Et elle a vu Paris…

Interloqués, ni Outkine ni moi ne parvenions à formuler la moindre question malgré la foule d'interrogations qui bourdonnaient dans nos têtes. La réalité d'un être qui avait vu Paris nous dépassait…

Nous écoutions Olga. Le samovar poussait ses légers sifflements et ses doux soupirs mélodieux. La neige tintait à la vitre. Olga avait coiffé ses cheveux gris en un joli vallonnement soutenu par un petit peigne d'argent. Elle portait une longue robe aux dentelles noires que nous n'avions encore jamais vue. Ses paroles étaient colorées d'une indulgence rêveuse qui semblait dire: «Je sais que vous me traitez de vieille folle, allez… Ma folie, c'est d'avoir vécu une époque dont vous n'imaginez même pas la richesse et la beauté. Ma folie est d'avoir vu Paris…»

Nous l'écoutions et, incrédules, nous découvrions cette époque où l'Occident avait été presque la porte d'à côté. Où l'on allait passer ses vacances! Mieux encore: pour grimper sur une tour!… Nous n'en revenions pas. L'Occident n'avait donc pas toujours été cette planète interdite, accessible seulement par le biais de la féerie du cinéma?

Non, cette planète était dans les souvenirs d'Olga une sorte de banlieue pittoresque de Saint-Pétersbourg. Et de cette banlieue était venue un jour dans leur famille une certaine demoiselle Verrière qui apprenait à la petite Olga une langue aux étranges «r», vibrants et sensuels…

– Je comprenais déjà suffisamment le français, nous confiait Olga, pour pouvoir déchiffrer les romans que ma sœur aînée lisait et qu'elle cachait dans sa table de nuit… C'est dans le train qui nous conduisait à Paris que j'ai réussi, pour la première fois, à mettre la main sur l'un de ces volumes interdits. Un jour, en sortant de notre compartiment ma sœur a oublié son livre sur la couchette. J'ai jeté un coup d'œil dans le couloir: elle était en train de bavarder avec Mlle Verrière. J'ai ouvert le livre et, tout de suite, je suis tombée sur une scène qui m'a fait oublier l'existence des autres et de moi-même…

Olga nous verse encore une tasse de thé, puis ouvre un volume aux pages jaunies et se met à lire à mi-voix…

Lisait-elle en français en nous donnant une traduction, un résumé? Ou était-ce un texte en russe? Je ne me souviens plus. Nous n'avons retenu, ce soir, ni le titre du roman ni le nom de l'auteur. Nous vivions dans l'intense éblouissement des images qui avaient tout à coup inondé la pièce de l'isba enneigée.

C'était un dîner mondain dans un fabuleux Paris romantique. Un grand souper, après une mascarade… La splendeur du décor, l'or palpitant des chandelles, les convives élégants et richement costumés d'un festin raffiné. Des femmes étincelantes. Des mets exquis, des flacons, des lustres, des fleurs. Un jeune dandy, assis en face de sa maîtresse, échange avec elle des regards enflammés. Soudain, distrait et maladroit, il laisse tomber une fourchette. Il s'incline, soulève légèrement la nappe et… le monde s'écroule! Le joli pied de sa maîtresse est posé sur celui de son meilleur ami et le caresse doucement. Oui, leurs jambes sont croisées et ils les resserrent de temps en temps… Et quand le dandy se redresse, le même sourire amoureux l'accueille dans les yeux de la femme… Il fuit. Il s'enfuit à travers les ruines de son amour…

Nous étions sans paroles devant ce petit pied féminin caressant le soulier de l'ami perfide.Devant ces jambes enlacées sous la nappe. Devant cette fourchette… Rien dans notre univers ne correspondait à la finesse voluptueuse de la scène. Nous cherchions désespérément quel pied dans notre entourage pouvait être capable d'une telle caresse et d'une telle trahison. À nos yeux se présentaient de grosses bottes de feutre, des mains rouges couvertes de gerçures…

Olga continuait sa lecture. Le dandy désespéré escomptait trouver du réconfort auprès de la meilleure amie de sa maîtresse. Elle au moins devait comprendre et partager sa peine. Et l'amie se montrait très compréhensive, compatissante. Une âme sœur semblait tendre ses ailes au malheureux… Mais au milieu de ses lamentations, le héros remarquait que la robe de cette femme, assise devant la cheminée, avait glissé, par inadvertance, bien sûr, découvrant son genou et même la chair tendre de sa cuisse. Le jeune homme, discret, pensant que cette maladresse était due à l'émotion provoquée par son récit, détournait le regard, espérant que sa confidente finirait par remarquer ce défaut de toilette. Quelques instants après, il lui jette de nouveau un regard furtif: le genou, la cuisse s'exposent à ses yeux avec, semble-t-il, une désinvolture encore plus flagrante. Une intuition impossible transperce son esprit: cette âme sœur l'inviterait par sa chair provocante à s'oublier entre ses cuisses! Le dandy rencontre son regard, les yeux de la femme sont embués de concupiscence…

À quoi, en effet, pouvions-nous comparer l'inimaginable complexité sentimentale de l'Occident qui nous était révélée ce soir? En quels termes exprimer l'érotisme tout en nuances de cette scène de séduction? La femme assise dans son fauteuil, une jambe savamment mise à nue. Une femme qui continue à écouter les aveux douloureux du jeune amoureux trahi, qui fait apparaître toutes les marques de compassion et qui, en même temps, relève imperceptiblement le bord de sa robe… Non, cette dialectique sensuelle n'avait pas d'équivalent dans notre langage d'hommes de la taïga!

De nous trois j'étais seul à pouvoir imaginer la confidente séductrice qui découvrait la tendre roseur de sa cuisse. Car je l'avais vue! C'était la voyageuse nocturne, le soir de notre retour du Pacifique. C'était elle. Elle était également cette maîtresse infidèle dont le pied caressait sous la table celui du convive perfide. Je reconnus la pâleur de sa chair et l'élégance de son bottillon posé sur le rebord. «Et qui sait, me disais-je, le soir de la lecture, si je n'avais pas fui comme un imbécile, la voyageuse, rejetant le pan de sa pelisse, se serait peut-être mise à relever lentement le bord de sa robe en regardant toujours dans la fenêtre noire avec une attention exagérée!»

Le sourire que Belmondo nous lançait du bout de l'avenue Lénine n'était donc pas aussi simple. L'Occident balnéaire des belles antilopes dorées, l'Occident héroïque et aventurier des cascades vertigineuses en cachait un autre: un Occident voluptueux, un royaume d'inimaginables perversions sensuelles, de fioritures érotiques raffinées, d'enchevêtrements affectifs capricieux…

Nous nous arrêtions à la lisière de ce continent inconnu. Nous avions pour guide la petite fille du début du siècle qui, un jour, dans le train Saint-Pétersbourg-Paris, avait ouvert un roman en tombant sur ces lignes qui l'avaient ensorcelée:


Ma maîtresse m'avait donné rendez-vous pour la nuit, et je portais lentement mon verre à mes lèvres en la regardant. Comme je me retournais pour prendre une assiette, ma fourchette tomba.


Durant tout ce temps-là, je ne cessai de penser à la femme rousse dans son isba ensevelie sous la neige. Mon souvenir était même devenu plus intense. La découverte de l'Occident avait enlevé à cette nuit de tempête son sens tragique – la prostituée rousse s'était transformée très logiquement en ma première expérience amoureuse, en ma première conquête. Ardemment, j'attendais la suite. Je les voyais déjà arriver, mes amoureuses futures: tantôt en belles espionnes aux chairs robustes et bronzées, promettant de torrides corps à corps sur le sable chaud de l'océan, tantôt en séductrices langoureuses aux charmes décadents et pervers…

La femme rousse devenait la matière de ces fantasmes – cette argile de chair, ce magma corporel que je voulais anonyme. Je n'avais besoin que de sa pesanteur physique, du poids de ses seins, de la lourdeur de ses cuisses, du chaud volume de ses hanches. C'est cette masse que je sculptais indéfiniment en lui imprimant la forme de mes rêves d'Occident. Oui, c'était la matière amorphe qui se laissait modeler par le ciseau de l'esprit occidental. Le désordre haletant de la nuit de tempête s'alignait dans une intrigue amoureuse, le grand corps de la Rousse se couvrait de beaux vêtements et ses jambes de la patine transparente des bas. Et de notre accouplement pénible sous une ampoule aveuglante, il ne restait que la sensation d'étreinte qui se distillait en glissant sous la lumière discrète d'un compartiment de luxe, vers la pénombre d'un salon où, face au feu de cheminée, une femme découvrait insensiblement sa nudité délicate…

La clarté occidentale chassait tout ce qu'il y avait eu de désordonné dans cette nuit. Les photos étalées sur la couverture, ses larmes, sa maladresse de femme ivre me paraissaient maintenant de menues scories, des miettes d'argile rejetées par un ciseau savant et précis. La femme rousse était tout le temps là, devant mon regard envahi par les corps féminins en gestation. Et elle n'était plus transformée par ma science occidentale, méconnaissable sous ses nouveaux habits. Quant à son visage, depuis cette nuit-là, j'avais oublié son expression. La neige, la fatigue, l'ivresse l'avaient rendu semblable à une aquarelle délavée. Cela facilitait beaucoup ma sculpture amoureuse.

Bizarrement, plus le corps de la prostituée rousse s'estompait plus je ressentais la nécessité de revenir la voir, de refaire cette première expérience, mais avec un regard tout neuf. Refaire provision de magma charnel pour mes fantasmes. Posséder ce grand corps fané en puisant sa matière première de sensations que j'allais par la suite affiner. Utiliser son abondance facile en attendant l'Occident.

Et puis, la revoir avait désormais pour moi l'importance d'un symbole. Je ne supportais plus le destin de «ni l'un ni l'autre». Il fallait faire un choix. On ne pouvait pas vivre en balançant entre ce Chinois à demi fou embrouillé dans son conte interminable et l'univers de Belmondo, entre l'Orient et l'Occident. Et notre choix était définitif. La visite chez la prostituée rousse devait tirer un trait sur le conte d'Asie. Un adieu sans retour

15

Je mis longtemps avant de me décider à aller à Kajdaï. Les jours passaient et je n'étais jamais seul. La séance de dix-huit heures trente, le thé chez Olga, nous passions tous nos moments libres ensemble.

C'est un soir d'avril, tiède et silencieux, qui rendit cette rencontre d'adieu possible…

Dès l'après-midi, nous l'avions tous senti dans l'air: l'hiver allait livrer sa dernière bataille d'arrière-garde. Le ciel se voila, se radoucit, s'alourdit d'une attente nuageuse. Les grands flocons se mirent à tournoyer dans un souffle de plus en plus abondant, de plus en plus vertigineux. C'était le début de la dernière tempête de neige. Par ce soupir affaibli, par ce souffle indolent, l'hiver voulait montrer sa puissance au printemps victorieux tout proche. Tel un grand oiseau fatigué par le voyage long de sept mois, il agiterait désespérément ses grandes ailes blanches et s'envolerait enfin en laissant nos isbas sous la couche moelleuse de son duvet neigeux…

Le lendemain, le village se réveilla enseveli. Mais cette fois, on sentait que c'était bien la fin de l'hiver. La couche de neige que je perçais avec une pelle en contreplaqué avait une légèreté lumineuse et s'affaissait d'elle-même – dans un éboulement alangui. Et le soleil, à la surface, était déjà tout printanier. Il brillait d'un éclat chaud sur quelques cheminées qui pointaient de la neige, sur les faîtes noircis des toits. Une senteur dense parvenait de la taïga, l'odeur troublante du puissant réveil de vies végétales infinies. Et un choucas, démesurément grand sur un peuplier devenu tout petit, criait avec une joie folle et désordonnée. Me voyant sortir de ma percée, il se jeta dans le ciel en remplissant l'air de ses appels enivrés. Puis, dans le silence ensoleillé, j'entendis le murmure des gouttes qui se formaient le long du toit chauffé par les rayons. Naissance secrète du premier ruisseau…


Le soir, je me dirigeai vers Kajdaï. J'arrivais non pas de notre village, mais du côté de Nerloug. C'est là, à la ville, que je venais d'acheter ce que je n'avais encore jamais tenu entre les mains: une bouteille de cognac. Elle était plate et l'on pouvait la glisser facilement dans la poche de la touloupe. Je la retirais de temps en temps, dévissais le bouchon qui cédait avec un crissement agréable et j'avalais une petite gorgée cuisante.

Je ne voyais plus que le corps de la femme; rousse. Après chaque gorgée, je le maniais de plus en plus habilement, je l'étreignais sans ménagement. Je fouillais dans cette chair pour lui prendre ce que mon rêve allait, plus tard, modeler. Et, de plus en plus, j'étais fier de ma virilité méprisante. J'y voyais le signe de la rupture définitive avec mon passé. Oui, il me fallait mépriser ce grand corps amorphe, l'humilier, lui imposer ma force dédaigneuse. En glissant dans la plaine inondée de lumière cuivrée, je m'excitais à l'image de cette chair-argile. Mes doigts se remplissaient de la masse de ses seins que je tirais, pétrissais, en malaxant, en torturant leur pulpe granuleuse. Ma main ne se cramponnait plus bêtement à son épaule, comme la première fois, mais s'enfonçait dans l'épaisseur molle de ses lourdes cuisses. Je me sentais sculpteur, artiste puisant son matériau dans la nature généreuse mais privée du sens de la forme. Et aussi un Occidental – un être donnant à son désir, à son amour, au corps féminin l'orgueilleuse clarté de la pensée.

Grâce aux lectures d'Olga, je me familiarisais chaque jour davantage avec cette clarté. J'étais sûr que ce merveilleux éclairage pouvait rendre compte de nos sentiments les plus ténébreux. Même de cette visite chez la femme que je n'avais jamais aimée et dont le corps me faisait peur par son énormité affaissée. Mon désir de la revoir s'associait peu à peu dans ma tête avec l'élégance perverse de la femme-confidente qui découvrait lentement la roseur pâle de sa hanche. Et qui gardait dans son regard un reflet de compassion presque maternelle…

Oui, à un certain moment, je me sentis pervers. Donc grand. Donc libéré de tout ce fouillis de petits riens sentimentaux que mon esprit avait autrefois traînés dans un flux indistinct. J'étais pervers, je le comprenais, donc j'étais un Occidental! Et libre, car j'allais faire de ce corps qui m'attendait déjà ce que je voudrais, sans le moindre état d'âme. Et j'allais le quitter, sans que la femme rousse sache que c'était notre dernière rencontre…

Heureux d'avoir enfin tout compris, je m'arrêtai au sommet d'une grande dune de neige qui surplombait la vallée de l'Oleï. En plissant les yeux sous l'éclat du couchant, je dévissai le bouchon et bus une longue gorgée du liquide brunâtre dont le nom étranger sonnait si bien à l'oreille. Et dans ma tête résonnaient ces quelques phrases dans toute leur limpidité occidentale, qui exprimaient idéalement ce que je m'apprêtais à vivre:


Je ne sais quelle, force désespérée m'y poussait, j'avais comme une sourde envie de la posséder encore une fois, de boire sur son corps magnifique toutes ces larmes améres et de nous tuer après tous les deux. Enfin, je l'abhorrais et je l'idolâtrais…


À la gare, j'entrai dans le hall d'attente d'un pas résolu, avec la désinvolture d'un conquérant. Après le port du Pacifique, tout dans ce bâtiment me paraissait petit, campagnard. Les horaires des trains sur le tableau d'affichage poussiéreux, la ligne terne des lampes sous leur boule de verre mat, quelques voyageurs avec leurs bagages rustiques. J'allai dans la petite salle d'attente. Je croyais déjà voir le reflet de ses cheveux roux au-dessus des rangées de chaises… Mais la femme n'y était pas. Interdit, je fis le tour de la salle: la vitrine du kiosque avec les sourires déteints des cosmonautes, le buffet avec la vendeuse ensommeillée, les fenêtres givrées… Je ne pouvais même pas supposer que la femme rousse puisse être absente. Surtout le jour de la tempête de neige…Le jour d'un choix si important et définitif!

Je sortis sur le quai. Les wagons dormaient sous d'épais édredons de neige. Une balayeuse armée d'une large pelle frayait lentement un étroit passage vers les entrepôts. «Mais où peut-elle traîner à cette heure-ci?», me demandai-je avec agacement, en observant toute cette immobilité provinciale.

Soudain, la réponse toute simple me vint à l'esprit: «Que je suis bête! Mais elle doit être avec quelqu'un… Quelqu'un est en train de "la faire" en ce moment!»

Je sentis une joie mauvaise étirer mes lèvres dans un sourire méchant. D'un pas rapide, je traversai la gare et, empruntant les passages percés au milieu des congères, j'allais à l'autre bout de Kajdaï vers son isba…

«Oui, je vais attendre à deux pas de sa porte, me disais-je, je vais attendre que ça finisse…» Et la perversité de mon désir gagnait en intensité. Je sentais son goût sur mes lèvres irritées par l'alcool. Le corps de la Rousse serait encore tout chaud. Une masse réchauffée prête à pétrir…

De son isba on ne voyait que le haut du toit, la cheminée sous son couvercle noirci. Et le bouleau à moitié noyé dans la neige, avec sa petite maisonnette d'oiseaux. Le soleil s'était déjà caché derrière la frange crénelée de la taïga. Dans le crépuscule d'avril, bleu et limpide, les branches de ce bouleau, le faîte du toit, les contours des dunes immaculées se profilaient avec une netteté surnaturelle. Et au milieu de cette sérénité, je sentais avec un étrange détachement ma propre présence, semblable à un ressort pressé à l'extrême.

Je vis la longue trace sombre dans la neige: la percée qui conduisait à la porte de son isba. Je m'en approchai avec précaution pour ne pas faire entendre le crissement de mes pas. La percée était déjà remplie de l'ombre violette du soir.

Je vis les marches de neige tassée qui descendaient vers le fond, vers l'entrée. En m'inclinant au-dessus de cette trouée étroite, je perçai du regard sa profondeur…

À mon plus grand étonnement, la porte de l'isba n'était pas fermée. Une lumière tamisée éclairait le perron et le seuil de la maison. J'entendis d'abord un léger martèlement, une série de petits coups que produit d'habitude une hache quand on fend de fines bûchettes pour allumer le poêle. Oui, quelqu'un préparait du bois et avait ouvert la porte pour aérer l'isba ensevelie. Ce bruit familier me déconcerta. Allais-je descendre tout de suite? Ou attendre un peu?

C'est à ce moment que j'entendis sa voix…

C'était un chant qui semblait venir de très loin, comme s'il avait eu à parcourir des espaces infinis avant de commencer à ruisseler dans cette isba enneigée. La voix était presque faible, mais il y avait en elle cette étonnante liberté pure et vraie des chansons qu'on chante dans la solitude, pour soi-même, pour le vent, pour le silence du soir. Les paroles venaient au rythme de la respiration, interrompues de temps à autre par le craquement du bois fendillé. Elles ne s'adressaient à personne, mais se fondaient imperceptiblement dans l'ombre bleue de l'air fraîchissant, dans l'odeur de la neige, dans le ciel.

Je ne bougeais plus, tendant l'oreille à cette voix venant du fond des neiges.

L'histoire de la chanson était toute simple. Celle qu'aurait évoquée n'importe quelle femme, le soir, le regard perdu dans la danse fluide des flammes. L'attente désespérée du bien-aimé, l'oiseau qui s'envole – heureux, lui! – au-dessus de la steppe, les froids qui brûlent les fleurs d'été…

Oui, cette histoire, je la connaissais par cœur. Je n'écoutais que la voix. Et je ne comprenais plus rien!

Il y avait cette voix simple et douce, le ciel dont la profondeur foncée s'emplissait des premières étoiles, le souffle pénétrant de la taïga toute proche. Et le bouleau solitaire avec sa maisonnette encore vide, cet arbre gardant un silence attentif dans l'air mauve du crépuscule.

Je me redressai au-dessus de la percée, je regardai autour de moi. La voix qui s'écoulait sous le ciel, surgissant de cette ombre violette à mes pieds, semblait mystérieusement relier le silence limpide du soir et nos deux présences, si proches et si différentes. Et plus je m'imprégnais de cette secrète harmonie, plus mes rêves fébriles me paraissaient insignifiants. Dans ma jeune tête grisée s'éteignaient lentement les répliques des disputes qui m'excitaient depuis tant de jours. Des paroles monotones, d'abord, semblables à celles du vieux Chinois dans notre wagon: oui, disait-il, ainsi va la vie, une prostituée rousse dont le corps étanchera les désirs des hommes jeunes et âgés qui tous mourront en leur temps, et une autre femme viendra, brune ou blonde peut-être, et d'autres hommes rechercheront dans son corps l'introuvable étincelle d'amour; il y aura de nouveaux hivers et de nouveaux redoux, et de nouvelles tempêtes, et des étés courts comme l'instant de plaisir, et il y aura toujours un soir dans la vie de cette femme où elle sera assise devant le feu en chantant à mi-voix une chanson que personne n'entendra…

Ainsi parlait dans ma tête la voix impassible de l'Asie.

Une autre l'interrompait pour souffler: la première fois tu avais été naïf et inconscient, essaye à présent de jouir de ton désir pensé, de la compréhension du désir, de ta pensée victorieuse. Compose avec ce corps, avec tes sensations répertoriées une belle histoire d'amour. Dis-la, raconte-la, pense-la!

L'écho de ces paroles se tut… M'éloignant de l'isba de la femme rousse, j'allai m'asseoir dans la neige, le dos contre le tronc d'un cèdre. J'enlevai ma chapka, je déboutonnai ma touloupe. Le vent ondoyant glaça mon front humide. Une étoile basse brillait dans le ciel comme une larme hésitante. L'instant que je vivais avait lui aussi la pureté fragile d'une larme. Tout cet univers nocturne ressemblait à ce cristal vivant suspendu aux battements des cils de quelqu'un d'invisible. Je me sentais regardé par ses yeux immenses. J'étais à l'intérieur de cette larme fragile, dans sa densité limpide.

De l'étroite percée montait la voix lointaine de la femme rousse. Oui, de cette femme au grand corps flétri, au visage usé par les regards de tous les hommes qui s'étaient débattus sur son ventre, cette femme avec son éternelle attente d'un train pour nulle part, avec ses photos aux bords ouvragés, avec ses larmes avinées…

Elle était tout cela. Elle était tout autre. La voix qui s'élevait vers les frémissements de la première étoile. La plaine blanche qui se tapissait de la transparence bleutée de la nuit. La senteur de la fumée du feu ravivé. Et ces immenses yeux emplissant toute la profondeur du ciel.

Mes cils tremblèrent, tout se fondit, se troubla. Un tracé chaud me chatouilla la joue…

Je n'étais jamais encore rentré au village en pleine nuit. Jamais je n'avais marché aussi longtemps sur la longue crête des dunes surplombant l'Oleï, à l'ombre de la taïga endormie. Je m'avançais à peine, sans penser à quelque danger que ce soit, ni à la présence invisible des loups. À des moments comme cela, l'homme est ménagé par le destin, guidé par le clair de lune comme un somnambule… Je m'efforçais de me rappeler le visage de la femme rousse. En vain. L'ovale terne peint à l'aquarelle pâle apparaissait là où je cherchais ses traits. Soudain, le souvenir des photos revint. Une jeune femme tenant un enfant dans ses bras, sa silhouette sur l'herbe ensoleillée, le scintillement d'une rivière… Je marchais en regardant ces yeux souriants.

Et comme un monogramme deviné au milieu des entrelacs, l'ovale terne s'éclaira, se précisa tout à coup. La femme rousse me regardait avec les yeux de la jeune inconnue des photos. Elle retrouvait son visage d'antan. Dans mon souvenir d'elle.


À mon retour, ma tante ne me dit rien. Elle m'ouvrit la porte en essayant de ne pas rencontrer mon regard et alla se recoucher en pensant sans doute que je revenais de mon premier rendez-vous d'amour, de ma première aventure d'homme…

Je me réveillai au milieu de la nuit. Dans le sommeil, je crus enfin comprendre pourquoi la petite maisonnette d'oiseaux évoquait obstinément pour moi quelque souvenir vague. C'est qu'elle avait été confectionnée avec beaucoup de soin et de finesse. Ses murs, les pentes de son toit et son perchoir portaient des ornements – des cannelures taillées dans le bois. Oui, elle m'avait rappelé les bords ouvragés des photos. C'étaient les traces d'une vie rêvée que quelqu'un avait voulue belle, même dans les petits riens de l'existence. «Comme il devait l'aimer, cette femme!» chuchotai-je tout bas dans l'obscurité, surpris moi-même de ces paroles.


Quelques jours plus tard, dans l'embrasement du soleil, le village rompit ses amarres: l'Oleï s'ébranla, brisa ses glaces, s'élança vers le sud. Vers le fleuve Amour.

Enivrés par ce mouvement plein de fraîcheur lumineuse, nous étions pris de vertige. Le ciel se renversa dans le ruissellement du courant. Nos isbas naviguaient au milieu des neiges encore intactes, entre les murs sombres de la taïga.

Tous les trois nous contemplions ce lent glissement. Outkine se tenait à deux pas derrière nous. C'était la première fois après tant d'années qu'il venait voir la débâcle…

D'ailleurs, cette délivrance du flux printanier n'avait rien de la force dévastatrice de l'Amour. Rien de symbolique non plus. C'était tout simplement la carapace hivernale de la rivière qui se rompait. Une carapace de jours, de souvenirs, d'instants, qui s'en allait vers le sud, dans le crissement mélodieux des glaçons, le clapotis des torrents libérés, dans les gerbes du soleil.

Sur les glaces flottantes, nous vîmes passer les traces de nos raquettes, les trous laissés par nos piques. Puis, ce fut le tour du Tournant du Diable, les ornières profondes creusées dans la neige par les roues de lourds camions, les pointillés noirs de cambouis…

Soudain, il y eut un mouvement inattendu. Un large pan de glace près de la petite isba des bains se détacha et, glissant sur la rive, suivit la navigation générale. Nous n'avions plus d'yeux que pour sa surface anguleuse. On y voyait distinctement, moulées dans la neige, les empreintes de deux corps nus. C'étaient celles laissées par Samouraï et moi lors de notre dernier bain nocturne deux jours auparavant – la trace de notre béatitude muette face au ciel étoile. Ces deux corps aux longues jambes écartées et aux bras en croix s'éloignaient lentement vers le grand fleuve. Vers le soleil d'Asie. Vers l'Amour…

16

Toute cette journée de la débâcle, Outkine resta un peu distrait, vague. À cause du souvenir douloureux du fleuve, pensions-nous. Mais le soir, alors que nous étions assis sur le premier talus libéré de neige, il tira de sa poche une feuille froissée et, avec un sourire tendu, annonça:

– Je veux vous lire un poème!

– Un poème de Pouchkine? demandai-je, goguenard.

Outkine ne répondit pas, baissa les yeux et se mit à lire. D'une voix inégale, asséchée, qui semblait ne plus lui appartenir. Aux premières lignes, je faillis pousser un sifflement. Samouraï m'arrêta d'un regard rapide et froid.

Je sais que ton attente sous cette neige

Est plus désespérée que la mort…

Je sais qu 'en passant à côté de toi

Je n 'aurai droit qu 'à un regard de pitié

Mais je ne m'approcherai pas

Je resterai là, dans le brouillard froid de la plaine,

Juste pour qu 'il y ait une présence dans ce vide blanc…

Une silhouette lointaine. Et tu pourras le rêver,

Cet homme qui ira éternellement à ta rencontre,

Sans jamais arriver…

Aux dernières paroles, la voix d'Outkine s'étrangla. Il plongea la feuille dans la poche de sa touloupe, se leva brusquement et se mit à courir le long de l'Oleï en s'enlisant dans la neige molle. Il ressemblait plus que jamais à un oiseau blessé qui s'efforçait de s'envoler…

Nous nous taisions. Samouraï sortit son cigare, l'alluma d'un geste lent, le regard rêveur. En soufflant sa fumée amère, il haussait les sourcils, secouait légèrement la tête au rythme de ses pensées silencieuses. Puis, remarquant que je suivais sur son visage le cours de ses réflexions, il claqua la langue, poussa un soupir:

– Les femmes sont quand même bêtes. Pour un poème comme ça, elles devraient se damner! Mais elles aiment les beaux petits mecs comme toi ou les gros baraqués comme moi. Et lui… il court, là, comme un fou… Regarde, il est tombé, le malheureux!… Non, non, il faut le laisser seul, maintenant…

Samouraï se tut. Nous voyions Outkine, au loin, se relever, secouer la neige collée à sa touloupe et reprendre sa marche boiteuse vers les premiers arbres de la taïga… Tout à coup Samouraï sourit et me lança un clin d'œil.

– Mais avoue qu'il n'aurait jamais eu le courage de nous lire son poème, si on n'avait pas connu Belmondo! Il ne l'aurait même pas écrit, peut-être…

Nous revenions au village dans la lumière bleue et fluide du crepuscule de printemps.

– Va frapper chez lui, me demandas Samouraï. Dis-lui que demain ils passent le film pour la dernière fois. On ne sait pas maintenant quand on pourra le revoir. Celui-ci ou d'autres. Peut-être pas avant l'hiver prochain…

Le lendemain, à dix-huit heures trente, après les performances du travail socialiste et la remise de décorations au Kremlin, nous entrions dans une ville féerique sortant de l'onde marine. Venise! Et l'indomptable Belmondo s'élançait au volant d'une vedette rapide, se frayant un passage entre des gondoles langoureuses. Fuyant ses poursuivants, il s'engouffrait avec son bateau ivre directement dans le hall d'un luxueux hôtel dont le rez-de-chaussée dépassait à peine le niveau du canal. Les portes vitrées volaient en éclats, les employés se réfugiaient dans des recoins protégés. Et lui, sourire indulgent et geste large, annonçait:

– J'ai réservé la suite royale pour cette nuit…

Et que de lèvres murmuraient au milieu de notre taïga durant ce printemps sibérien le mot magique de «Vénetsia»!…


Samouraï avait vu juste: après cette séance, Belmondo prit congé. Comme si, en été, sa présence au bout de l'avenue Lénine était moins indispensable. C'est vrai, les arbres se couvraient de l'ombre verdoyante des premières feuilles et dissimulaient peu à peu le bâtiment trapu de la milice et du KGB, effaçaient les contours anguleux de l'usine de barbelés.

Mais surtout, l'Occident qu'il avait voulu acclimater sur le permafrost de nos terres semblait prendre racine. L'été se chargerait du reste, devait-il penser en s'en allant en vacances.

Oui, l'Occident paraissait désormais bien implanté dans nos cœurs. N'est-ce pas un hasard si même les documentaires stupides sur le blindage d'or des décorations kremléniennes et sua les tisseuses stakhanovistes provoquaient en nous à présent une sorte de vague à l'âme? Nous nous souvenions qu'en hiver ces tisseuses et ces vieillards décorés précédaient l'apparition de notre héros. Maintenant, ils nous étaient presque chers. Et, ébahis, nous découvrions sous leurs masques de robots de propagande la première nostalgie de notre vie: nos longues marches à travers la taïga enneigée, les constellations complexes de senteurs, de tons lumineux, de sensations…

Un soir d'été, rassemblés tous les trois autour du samovar d'Olga, nous écoutions son récit. Elle parlait d'un écrivain dont elle ne pouvait pas nous lire le roman d'abord parce que le livre était trop long – il faudrait des années, disait-elle, pour le lire et toute une vie pour le comprendre -, ensuite cette œuvre n'était pas, paraît-il, traduite en russe… Elle se borna donc à nous résumer un seul épisode qui, d'après elle, en exprimait l'idée… Le héros buvait, comme nous, un thé, sans pour autant avoir droit à un samovar. Une gorgée parfumée et une bouchée de gâteau au nom inconnu produisait en lui une réaction gustative merveilleuse: il voyait renaître les bruits, les odeurs, l'âme des jours lointains de son enfance. Sans oser interrompre le récit d'Olga, ni avouer notre intuition, nous nous demandions avec un étonnement incrédule: «Et si l'image cent fois revue, celle de la tisseuse, l'odeur fraîche des chapkas couvertes de neige fondue, l'obscurité de la salle de L'Octobre rouge, si tout cela pouvait remplacer le gâteau du jeune esthète français, si nous aussi nous pouvions accéder à cette mystérieuse nostalgie occidentale avec nos moyens de bord rudimentaires?»

Avec Belmondo on n'était pas à un miracle près…


Mais plus encore que par le contenu romanesque, l'Occident s'installait en nous par sa langue…

L'allemand que nous apprenions à l'école n'avait pour nous aucun lien avec l'Occident de nos rêves, c'était la langue de l'ennemi, un instrument utile en cas de guerre, un point, c'est tout. La langue des Américains nous répugnait. Tous les enfants de la nomenklatura locale le baragouinaient peu ou prou. On avait même créé une classe spéciale avec l'enseignement de l'anglais où on les avait tous regroupés. Les prolétaires, eux, devaient apprendre la langue de l'ennemi…

Non, pour nous, la seule vraie langue de l'Occident était celle de Belmondo. Revoyant ses films, dix, quinze, vingt fois, nous apprîmes à distinguer sur ses lèvres les traces inaudibles de ces mots fantômes effacés par le doublage. Un petit frémissement aux coins de sa bouche quand la phrase en russe était déjà terminée, un rapide arrondi de ses lèvres, des accents qu'on devinait réguliers…

Olga nous faisait parfois la lecture en français. Les paroles fantômes transparaissaient peu à peu. Belmondo se mettait à nous parler dans sa langue maternelle. L'envie de lui répondre était telle que le français pénétra en nous par imprégnation, sans grammaire ni explication. Nous copions ses sons d'abord comme des perroquets, par la suite comme des enfants. D'ailleurs, grâce aux films, nous le parlions avant de l'avoir entendu. Nos lèvres, imitant le mouvement perçu sur celles de Belmondo, répétaient à par soi les strophes qu'Olga lisait devant la fenêtre ouverte dans le soir clair et doux.

Impossible union

Des âmes par le corps…

Toutes nos rêveries juvéniles trouvaient une expression limpide dans ces rimes d'un poète d'an tan…

Un jour, Outkine parla à Olga de l'anglais. Elle sourit, très grande dame, les commissures des lèvres un peu tendues:

– L'anglais, mes chers amis, ce n'est rien d'autre que du français abâtardi. Si ma mémoire est bonne, jusqu'au XVIIe siècle, le français était la langue officielle des Anglais. Quant aux Américains, n'en parlons pas. Les quelques pensées qui leur restent, ils parviennent très bien à les exprimer à l'aide des interjections les plus sommaires…

Nous étions ravis d'une telle interprétation. Les petits apparatchiks étudiaient donc sans s'en rendre compte un ersatz infâme de la langue de Belmondo! Et qui était, en plus, tout à fait remplaçable par une série de gestes et d'interjections primaires. C'est à Outkine que cette explication procura le plus de satisfaction. Les Américains étaient sa bête noire. Il ne pouvait pas leur pardonner l'extermination des Indiens. Dans sa vision, les Indiens n'étaient autres que nos lointains ancêtres sibériens qui avaient traversé jadis le détroit de Béring et s'étaient répandus dans la Grande Prairie de l'Amérique. «Ce sont nos frères très proches», répétait-il souvent en projetant une union de guerre avec les Indiens contre les Américains. Au terme de cette bataille, New York devrait être rasé et les terres annexées par les Blancs rendues aux bisons et aux Indiens…


Belmondo s'en alla. Son grand portrait à côté de L'Octobre rouge disparut, cédant la place à quelques visages maussades d'un film sur la guerre civile. Mais l'Occident était là, parmi nous. On sentait sa présence dans l'air du printemps, dans la transparence du vent dont nous percevions parfois le goût piquant, océanique, dans l'expression détendue des visages.

Et si, nous trois, amants de l'Occident, recherchions son essence secrète dans la lecture et dans la sonorité de sa langue, les autres fidèles la découvraient dans des signes plus tangibles. Le coup de théâtre de notre directrice, par exemple.

Oui, celle qui, d'après des rumeurs aussi tenaces qu'invraisemblables, se livrait à des orgies sexuelles sur des couchettes étroites dans les cabines des gros camions transportant d'énormes cargaisons de bois. Cette femme éternellement emmitouflée dans un châle, vêtue d'une veste et d'une jupe en laine très épaisse – aussi raide et drue que celle d'un tapis -, chaussée de grosses bottes de fourrure qui découvraient juste quelques centimètres de ses jambes protégées par des caleçons tricotés. En un mot, un corps inabordable, inimaginable, inexistant. Et son visage, ce visage de femme éteinte, rappelait une porte cadenassée que personne de toute façon n'aurait jamais eu l'intention d'ouvrir… Et soudain un tel coup de théâtre!

Ce jour de mai, nous vîmes s'arrêter dans une ruelle qui longeait le bâtiment de l'école une voiture extraordinaire. Une marque étrangère qu'on ne rencontrait que dans les films sur les horreurs du capitalisme agonisant. Et dans ceux de Belmondo, bien sûr… Nous savions déjà qu'on pouvait, par quelque troc astucieux, se procurer une telle voiture chez les Japonais, en Extrême-Orient. Mais c'était la première fois que nous en voyions une, «en chair et en os».

Elle n'était pas neuve, non. Elle avait dû être peinte et repeinte, réparée plus d'une fois, trafiquée peut-être. Sa plaque d'immatriculation ressemblait à celle de n'importe quel camion. Mais qu'est-ce que cela pouvait nous faire? Ce qui comptait c'étaient ses nobles contours, sa silhouette élancée, son étrangeté. Bref, son allure occidentale.

Tout se passa très vite. Les passants et nous autres élèves, nous n'eûmes même pas le temps de nous attrouper autour de la belle étrangère. Sa portière claqua, un homme grand, bien fait, portant un uniforme d'officier de la marine marchande, fit quelques pas en observant le portail de l'école. Tout le monde suivit son regard.

Une femme descendait les marches du perron. La directrice! Oui, c'était elle… Nous en oubliâmes la voiture. Car celle qui s'approchait du capitaine était très belle. On voyait ses jambes découvertes au ras des genoux, longues, sveltes, jouant des reflets transparents de ses bas noirs. On voyait même ses genoux d'une fragilité oblongue, élégante. Et en plus, elle avait des seins et des hanches! Les seins redressés légèrement de belles dentelles encadrant le décolleté très pudique de sa robe. Les hanches remplissaient la fine étoffe de leur mouvement rythmique. C'était tout simplement une femme belle et sûre de ses gestes qui marchait en souriant à la rencontre d'un homme qui l'attendait. Ses cheveux relevés laissaient apparaître un joli galbe du cou, à ses oreilles scintillaient des pendeloques garnies de grains d'ambre. Et son visage ressemblait à un bouquet de fleurs des champs, dans sa candeur fraîche et ouverte.

Au moment de la rencontre, nous ne vîmes d'ailleurs que ce bouquet. Les autres traits de la directrice transfigurée s'imprimèrent dans nos yeux, mais furent examinés plus tard par le jeu de notre mémoire collective. Le coup de théâtre fut trop rapide.

Elle traversa la rue printanière. Le capitaine fit quelques pas vers elle en laissant planer sur son visage un sourire un peu mystérieux. Puis, d'un geste de prestidigitateur, il enleva sa belle casquette bleu marine et s'inclina vers la femme qui s'arrêtait devant lui. La foule retint son souffle… Le capitaine embrassa la directrice sur la joue…

Donc ils savaient faire tout ça! Elle: s'habiller avec élégance, se coiffer, être vive, désirable; lui: maîtriser ce bel engin, ouvrir la portière devant une dame en lui jetant une parole courtoise. Mais surtout démarrer à la Belmondo!

Oui, il le fit pour nous, en brûlant le feu rouge, en narguant les uniformes gris, en rejetant les rues de Nerloug de ses quatre roues furibondes. Le vrombissement de la belle étrangère nous assourdit, sa vitesse déforma toutes les perspectives habituelles – les arbres et les maisons semblaient déferler sur nous. Et la voiture, en faisant crisser ses pneus, tournait déjà vers l'avenue Lénine. Et dans sa fenêtre ouverte nous voyions battre au vent un bout de l'écharpe rose de notre directrice. Comme en signe d'adieu…

Une semaine plus tard, la ville trouva la clef du mystère… Le jour de la dernière tempête, profitant de la fermeture de l'école, la directrice avait décidé d'aller voir ce film – à la toute première séance, pour être sûre de ne pas se laisser surprendre par les élèves. Tout le monde parlait depuis des mois d'un certain Belmondo. Mais elle ne pouvait pas s'abaisser à ce genre de culture de masse. Pourtant, la tentation était grande. La directrice avait dû sentir un air nouveau se répandre dans les rues de Nerloug…

Le lendemain de la tempête, à peine les chasse-neige avaient-ils déblayé les artères principales de la ville qu'elle alla au cinéma. Blindée dans sa carapace de laine épaisse, elle se rendit compte avec satisfaction qu'elle était pratiquement seule dans la salle…

Le capitaine n'arriva qu'après le journal. Discipliné, il regarda son billet, chercha son rang et sa place et s'assit à côté d'elle. Il avait sa tête des mauvais jours – des jours où il fallait quitter le navire et plonger dans l'agitation quotidienne en redevenant un homme comme les autres. Il allait à Novossibirsk, son train avait été bloqué à Nerloug par ce dernier combat de l'hiver, on ne prévoyait pas le départ avant vingt-quatre heures. Excédé par l'attente inutile, mal rasé, hargneux, le capitaine échoua dans la salle froide de L'Octobre rouge, à côté d'une femme dont il pensa avec écœurement: «En voilà donc une Nerlougienne… Oh, mon Dieu! Comment une femme peut-elle s'attifer ainsi? Mes matelots s'en tireraient mieux. Un joli visage, mais cette mine! On dirait une religieuse en plein carême…»

La lumière s'éteignit. L'écran se colora. Une ville fabuleuse émergeait de la mer d'azur. Avec ses palais, ses tours se mirant dans l'eau… Et le capitaine, oubliant tout de suite et Nerloug et son train et L'Octobre rouge, murmura en reconnaissant la silhouette aérienne:

– Vénetsia!

Les longs cils de la directrice trémirent…

Belmondo surgit, concentra dans son regard toute la magnificence du ciel, de la mer, de la ville, et se propulsa à travers les canaux sur son bateau fou.

– J'ai réservé une suite royale pour cette nuit! annonça-t-il, s'encastrant dans le hall de l'hôtel au volant de sa vedette.

Un écho doux résonna dans le cœur des deux spectateurs solitaires: «Une suite rovale… Pour cette nuit…»

Et dans la suite en question une sorte de bacchante sur talons aiguilles et très peu habillée arrachait la nappe en invitant le héros à une orgie sauvage:

– Tu vas me posséder sur cette table, tout de suite!

La directrice se raidit, sentant ses cheveux se tendre sur ses tempes. Le capitaine toussota.

– Et pourquoi pas debout dans un hamac ou sur des skis? répliquait Belmondo.

C'était vraiment trop bête! Merveilleusement bête! Ahurissant! Le capitaine se mit à rire à gorge déployée. La directrice, ne parvenant plus à lutter contre le rire en ébullition, le suivit en appliquant sur ses lèvres un mouchoir aux bords de dentelle…

Et, de nouveau, on vit la ville sortir de l'onde de la lagune, mais cette fois parée dans sa beauté nocturne. Belmondo apparut, surpris dans cet instant fugitif de vague à l'âme entre deux aventures. Il était assis sur un parapet de granit, le regard éteint, l'air mélancolique. Nous avions toujours pris ces moments pour une pause nécessaire au milieu des cascades. Mais deux spectateurs solitaires perçaient dans cette parenthèse silencieuse un tout autre sens… C'est alors que le capitaine, en tournant légèrement la tête vers sa voisine, répéta rêveusement:

– Vénetsia!

Quant à nous autres, badauds fascinés par le véhicule occidental, ce jour de mai, nous avons clairement compris l'étendue du bouleversement provoqué dans notre vie par Belmondo. Si une voiture fraîchement sortie de ses films pouvait éventrer la perspective figée de l'avenue Lénine, transformant notre directrice en créature de rêve, quelque chose avait définitivement changé. Les uniformes gris, nous le savions, envahiraient les rues de nouveau; l'usine de barbelés La Communarde augmenterait la productivité et dépasserait le plan; l'hiver reviendrait… Mais rien ne serait plus comme avant. Notre vie s'ouvrait désormais sur un infini ailleurs. Le soleil embrouillé entre les miradors du camp reprenait peu à peu son va-et-vient majestueux.

Rien ne serait plus jamais comme avant. Nous voulions tellement y croire!

17

Quand est-ce donc enfin arrivé?

Ce jeune corps féminin qui m'accueillit, me moulant, m'aspirant, m'absorbant dans ses odeurs, dans la souplesse fuyante de sa peau, dans la fumée noire de ses cheveux répandus sur l'herbe. Et ce vent fort et chaud du début de l'été, le vent des steppes qui contrastait tellement avec la fraîcheur glacée de l'Oleï en crue. Ses eaux cristallines nous entouraient de toutes parts. Et ce hamac qui se balançait dans le vent… Oui, un hamac! Nous n'avions rien oublié, Belmondo! Ce vent, ce ciel renversé dans ses yeux bridés aveuglés par le plaisir, sa plainte haletante… Quand?

L'arrivée de Belmondo avait interrompu le cours régulier du temps. L'hiver avait perdu sa signification de sommeil éternel. Les soirées – à cause des films – celle d'apaisement vespéral. L'instant de dix-huit heures trente s'était imposé à tous avec une évidence cosmique. Nous vivions au gré de ces rythmes nouveaux, nous retrouvant aujourd'hui au Mexique, demain à Venise. Toute autre temporalité était caduque…

Impossible de me souvenir si c'était l'An I ou l'An II de notre nouvelle chronologie. Impossible de dire si j'avais quinze ans comme au printemps de notre fugue à l'Extrême-Orient, ou bien seize, c'est-à-dire un an après le retour de Belmondo. Je n'en sais rien. Selon toute vraisemblance, c'était bien le deuxième printemps. Car je n'aurais pas pu vivre tout cela en une seule année. Mon cœur eût explosé!

Quinze ans, seize ans… Ces marques sont d'ailleurs si relatives tant l'intensité de nos passions était vive. Non, j'avais l'âge de la nuit dans l'isba de la femme rousse, et l'âge de la première gorgée de cognac, et celui du goût salé du Pacifique. L'âge où l'on découvrait que la fragile beauté du genou féminin pouvait causer une douleur déchirante, être un supplice bienheureux. L'âge où la chair blanche, pulpeuse d'une prostituée vieillissante me hantait par sa matérialité infranchissable. L'âge du mystère dévoilé du Transsibérien. L'âge où le corps féminin m'apprenait, mot après mot, geste après geste, son langage. L'âge où l'enfance n'était plus qu'un écho affaibli – comme le souvenir de cette grande larme glacée dans l'œil du loup étendu de tout son long dans la neige bleutée du soir.

Quinze ans, seize ans… Non, j'étais plutôt cet étrange alliage des vents, des silences et des rumeurs de la taïga, des lieux visités ou imaginés. J'étais quelqu'un qui savait déjà, grâce à la bibliothèque d'Olga, que les châtelaines féodales avaient un corsage long comme celui de la malheureuse Emma. Que les épaules d'une odalisque au bain étaient recouvertes d'une couleur ambrée… Et qu'il fallait être un vrai goujat, comme ce hobereau chez Maupassant, pour demander à l'hôtelière de préparer un lit à midi, divulguant ainsi ses intentions à l'égard de sa jeune épouse cramoisie… Instruit par Musset, je savais que les amoureux romantiques choisissent toujours une matinée froide et ensoleillée de décembre pour se séparer à jamais – limpidité des sentiments consumés, amertume clarifiée des passions assagies. J'étais quelqu'un qui, en observant la monstrueuse décomposition des chairs de Nana, secouait la tête dans un refus violent: non, non, au-delà de ce magma charnel condamné à la désagrégation il y a autre chose! Il y a ce chant qui surgit des neiges et qui se répand dans le ciel violine d'avril… Et dans la chambre de l'hôtel du Lion rouge, j'apercevais ce que beaucoup de lecteurs occidentaux n'avaient même pas remarqué: sur la cheminée on entrevoyait, dans un rapide trait d'écriture, deux grands coquillages. Il suffisait de les appliquer à son oreille – Emma, l'avait-elle fait? me demandais-je souvent – et l'on entendait le bruissement de la mer. Comme nous nous sentions proches, à ces moments, de cette femme adultère, avec nos rêves fous du Pacifique!

Belmondo donnait à l'alliage que j'étais une structure, un mouvement, une silhouette personnifiée. Il rapprochait de toute sa force joyeuse le présent et le rêve. J'avais l'âge où ce rapprochement paraissait encore possible…


C'était donc au début de l'été. Un soir empli d'un vent bleu des steppes. Sur une île au milieu de la rivière en crue – une étroite bande herbeuse avec une isba en ruine et les restes d'un verger, quelques pommiers dans l'écume blanche des fleurs.

Au loin, dans la brume dorée du couchant, s'élevait la taïga, pied dans la rivière, se reflétant dans les miroirs sombres de l'eau parvenue jusque dans ses recoins ombragés.

La petite île nageait dans la luminosité du soir. Le ruissellement sonore du courant se fondait avec la rumeur du vent dans les branches fleuries. Les vaguelettes fraîches, insistantes, clapotaient en se brisant contre le bord de la vieille barque que j'avais attachée à la rampe du perron inondé de l'isba. Le jour s'éteignait lentement, la lumière devenait mauve, lilas, puis violette. L'obscurité semblait affiner l'harmonie vivante des sons. On entendait maintenant le léger frottement de la barque contre le bois du perron, la plainte sereine d'un oiseau, le murmure soyeux de l'herbe.

Nous étions étendus au pied des pommiers, l'un contre l'autre, les yeux errant au milieu des premières étoiles. Nus, elle et moi, le vent chaud enveloppait nos corps dans son souffle gorgé d'arômes de steppe. Et au-dessus de nos têtes, accroché aux grosses branches rabougries, un hamac se balançait doucement dans le vent. Oui, nous étions restés fidèles à Belmondo jusqu'aux menus détails de la mise en scène amoureuse. Nous avions grimpé dans cette nacelle instable. Nous avions essayé de nous mettre debout, en nous étreignant, en perdant déjà la tête… Mais, ou bien le désir était trop violent, ou bien le savoir-faire érotique de l'Occident nous échappait encore…

Nous nous retrouvâmes dans l'herbe parsemée de pétales blancs, remarquant à peine notre chute. Nous croyions continuer de tomber, voler toujours, nous aimer en vol…

Son corps souple glissait, s'enfuyait dans cette chute aérienne. Je ne parvenais pas à le retenir. Par mes secousses frénétiques, je le poussais sur l'herbe lisse vers la frontière éphémère de notre île, à la lisière des eaux. Je dus enrouler le flot de ses cheveux sur mon poignet. Comme les cosaques faisaient autrefois dans la yourte, sur les peaux d'ours. Mon désir s'était souvenu de ce geste…

Elle était Nivkh, originaire de ces forêts de l'Extrême-Orient où nous avions, un jour, aperçu un tigre flambant dans la neige… Le visage entouré de longs cheveux noirs et lisses. Des yeux bridés, un sourire énigmatique de bouddha. Son corps, à la peau recouverte comme d'un vernis doré, avait les réflexes d'une liane. Quand elle sentit que je ne la lâcherais plus, ce corps m'enlaça, me moula, s'imprégna de moi par tous ses vaisseaux frémissants. Elle répandit en moi son odeur, son souffle, son sang… Et je ne pouvais plus distinguer où sa chair devenait l'herbe emplie du vent des steppes, où le goût de ses seins ronds et fermes se mélangeait avec celui des fleurs de pommiers, où finissait le ciel de ses yeux éblouis et commençait la profondeur sombre perlant d'étoiles.

Son sang coulait dans mes veines. Sa respiration gonflait mes poumons. Son corps sinuait en moi. En embrassant sa poitrine, je buvais l'écorce des grappes neigeuses du verger. Je m'enfonçais dans l'espace nocturne que le vent avait parcouru en se parfumant de mille senteurs, en emportant le pollen des fleurs infinies. Elle criait en devinant le sommet approcher, ses ongles me lacéraient les épaules. Une liane folle, enivrée par la sève du tronc qu'elle enlaçait. Je l'inondais, je l'emplissais de moi. Je touchais en elle le fond vertigineux du ciel, la fraîcheur des flots noirs. Son cœur battait déjà quelque part au-delà de la taïga nocturne…

Le vent semait des pétales blancs sur nos corps étendus dans la bienheureuse fatigue de l'amour. Le feu de bois que nous avions allumé en arrivant s'élevait, de temps en temps, en un long panache rouge, puis s'apaisait, s'étalait par terre dans le rutilement silencieux de la braise. La barque attachée au perron de l'isba, frôlée parfois par une vague, émettait un chuchotement suivi de clapotis ensommeillés. Et le hamac, le hamac de nos rêves fous, se balançait au-dessus de nos têtes, dans le bouillonnement de l'écume des fleurs. Il ressemblait à un fabuleux filet qu'un pêcheur dément aurait lancé dans le ciel noir, pour qu'il lui apporte quelques étoiles palpitantes…


Ce même été, en juillet, par une journée grise et calme, je marchais dans les rues de Nerloug, un sac de provisions à la main. Les jardins déversaient sur les haies l'abondance de leur feuillage. Dans les cours, on entendait le gloussement paresseux des poules. Les moineaux s'ébattaient dans la poussière tiède au bord des petites rues. Tout était si familier, si quotidien! Il n'y avait que moi qui portais à travers cette journée tranquille l'immensité frémissante de mon premier amour.

Dans le petit bâtiment de la gare routière, je fis la queue avec quelques femmes devant le guichet. Tout à ma fièvre secrète, je ne prêtai d'abord pas attention à leurs conversations. Soudain, le nom de la Rousse rompit mon oubli heureux.

– Mais qu'est-ce qu'il pouvait faire, lui? On l'a repêchée cinq bons kilomètres après le pont. Médecin ou pas, qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse?

– Je ne sais pas… Peut-être la respiration artificielle. On dit que ça peut aider…

– De toute façon, elle était toute pourrie, cette fille, je vous dis. Si c'était pas ça, ça serait la syphilis ou autre chose…

– Bien fait pour elle! Quand je pense au nombre de gens à qui elle a refilé ses saloperies…

La dernière réflexion parut trop rude aux femmes. Elles se turent, en baissant les yeux, en se détournant, mais, intérieurement, elles devaient approuver la réplique. C'est alors qu'une vieille aux lèvres pâles et fines qui n'avait encore rien dit se mit à parler avec de petits ricanements comme pour détendre l'atmosphère:

– Je l'ai vue, hi-hi-hi! je l'ai souvent vue, à la gare, cette fille! Elle était drôlement rusée, je peux vous dire, comme pas un. Tout le temps, elle faisait mine d'attendre un train. Elle allait, elle venait, regardait l'heure. Comme si qu'on aurait dit une voyageuse. Hi-hi-hi!…

– Une voyageuse, tu parles! Une vraie salope! coupa une femme en rajustant les bretelles de son sac à dos. Que Dieu me pardonne, mais vraiment, bien fait pour elle!

Je quittai ma place dans la file d'attente, je poussai la porte en emportant dans ma tête résonnante ce petit rire semblable à des éclats de verre concassé… J'allai à Kajdaï.

Je n'eus pas le courage d'approcher de son isba. Je vis la porte barrée par deux longues planches croisées, la fenêtre avec les vitres cassées. Les branches du bouleau cachaient dans leur feuillage la vie légère et volubile de quelques oiseaux invisibles. Un chant pur et fragile dans ce jardin silencieux…

Je m'en allai en empruntant le même chemin qu'en hiver. Mais à présent, la plaine qui' descendait vers l'Oleï était toute couverte de fleurs.


La mort de la femme rousse – ou plutôt la conversation à propos de son suicide – rendit mon choix définitif: il fallait partir. Quitter le village, fuir Nerloug, ne plus voir ces lieux où le conte du vieux Chinois l'emporterait finalement sur l'élégance de l'aventure occidentale. Où dans un coin sombre d'une gare routière on entendrait le crissement du verre concassé. Et ce crissement, une fois Belmondo reparti, se répandrait partout. Ce serait le bruit des lourdes bottes des prisonniers emmenés, en rangs tassés, aux travaux, et le sifflement strident des scies s'enfonçant dans la chair tendre des cèdres, et le grincement des attelages entre les wagons du Transsibérien que personne n'attendrait plus à Kajdaï. Ce crissement redeviendrait la matière même de la vie rude des habitants. Enfin de ceux qui ne sauraient pas y échapper en fuyant au-delà du Baïkal, au-delà de l'Oural, derrière cette frontière invisible mais si matérielle de l'Europe.

Oui, j'étais décidé à fuir le plus vite possible. Je voulais m'arracher à la liane qui pénétrait chaque nuit davantage dans mon corps. Fuir mon amour. Cet amour muet. Ma belle Nivkh renversait sur moi le ciel étoilé qui flamboyait dans ses yeux bridés, elle m'entraînait dans une chute vertigineuse à travers le vent des steppes. Son amour fondait nos cris avec les bramements des cerfs aux orées éclairées de lune, nos corps avec la coulée fauve de la résine sur les troncs des cèdres, le battement de nos cœurs avec le palpitement des étoiles. Mais…

Mais cet amour était muet. Il se passait de mots. Il était impénétrable à la pensée. Et moi, j'avais déjà fait mon éducation européenne. J'avais déjà goûté à la terrible tentation occidentale du mot. «Ce qui n'est pas dit n'existe pas!» me soufflait cette voix tentatrice. Et que pouvais-je dire du visage au sourire bouddhique de ma Nivkh? Comment pouvais-je penser cette fusion de notre désir, de la respiration puissante de la taïga, des flots de l'Oleï sans la diviser en mots? Sans tuer leur vivante harmonie?

J'aspirais à une histoire d'amour. Dite avec toute la complexité des romans occidentaux. Je rêvais des aveux à bout de souffle, des lettres d'amour, des stratagèmes de la séduction, des affres de la jalousie, de l'intrigue. Je rêvais des «mots d'amour». Je rêvais des mots…

Et ma Nivkh, un jour que nous marchions dans la taïga, se mit tout à coup à genoux et écarta avec précaution l'entremêlement des feuilles et la couche touffue de mousse. Je vis un gros bulbe brun d'où sortait, posée sur une courte tige pâle, une fleur d'une finesse et d'une beauté ineffables Son corps oblong, d'un mauve transparent, semblait frémir doucement dans la pénombre des sous-bois. Et, comme toujours, la Nivkh ne dit rien. Ses mains enfoncées dans la mousse semblaient légèrement éclairées par le calice de la fleur…


Ma décision fut prise. Et comme l'intensité de nos rêves provoque logiquement des coïncidences qui n'arrivent pas en temps ordinaire, je reçus bientôt un encouragement évident…

De retour de Kajdaï, je tirai de mon sac de provisions un journal froissé. C'était un journal rare, introuvable même dans les kiosques de Nerloug. Un de ceux que nous étions toujours si heureux de ramasser sur le siège d'un car, ou dans la salle d'attente d'une gare. Un Leningrad du soir, oublié sans doute par quelque voyageur qu'un hasard farfelu avait amené dans nos lieux de perdition. Je lus ces quatre pages d'un trait, sans omettre ni les programmes de la télévision leningradoise ni les prévisions de la météo. C'était bizarre d'apprendre que, deux semaines auparavant, dans cette ville fabuleusement lointaine, il avait plu et que le vent avait soufflé du nord-est. Ce fut là, à la quatrième page, entre les annonces d'offres d'emplois et celles de ventes d'animaux (chiot de caniches royaux, chats siamois…), que mon regard tomba sur ces quelques lignes entourées d'un cadre décoratif:


LE COLLÈGE DES TECHNICIENS DU CINÉMA DE LENINGRAD OUVRE L'INSCRIPTION DES ÉLÈVES POUR LES SPÉCIALITÉS SUIVANTES: ÉLECTRICIEN, MONTEUR, INGÉNIEUR DU SON OPÉRATEUR…


Ma tante revint dans la pièce. D'un geste rapide, je cachai le journal, comme si elle pouvait deviner le grand projet qui m'illuminait. Ce n'était plus un simple désir d'évasion, mais un objectif précis. Leningrad, cette ville brumeuse à l'autre bout du monde, devenait un grand pas en direction de Belmondo. Un tremplin qui me projetterait, j'en étais sûr, à sa rencontre…

Vers la fin du mois d'août, par un soir très clair sentant déjà la fraîcheur automnale, ma tante m'appela dans la cuisine d'une voix qui me parut étrange. Elle était assise, très droite, à la table, habillée d'une robe qu'elle ne mettait que les jours de fête quand venaient ses amies. Ses grandes mains aux doigts fermes et osseux froissaient machinalement le coin de la nappe. Elle se taisait.

Se décidant enfin, elle parla en évitant de me regarder:

– Voilà, Mitia, il faut que je te dise… Verbine et moi, nous avons longtemps réfléchi et… Et nous allons nous marier la semaine prochaine. On est vieux, ça fera rire les gens, peut-être. Mais c'est comme ça…

Sa voix se coupa. Elle toussota en portant la main à ses lèvres et ajouta:

– Attends un peu, il doit venir. Il voulait faire ta connaissance…

«Mais on se connaît très bien!» faillis-je m'écrier. Et je me tus en comprenant qu'il s'agissait d'un rituel plus que d'une simple présentation…

Le passeur de bac apparut presque aussitôt. Il devait attendre dans la cour. Il avait mis une chemise claire, au col très large pour son cou ridé. En entrant d'un pas gauche, il eut un sourire gêné et me tendit son unique main de manchot Je la serrai avec beaucoup de chaleur. Je voulais tellement leur dire quelque chose d'encourageant, d'agréable, mais les mots ne venaient pas. Verbine, toujours de sa démarche gauche, alla vers ma tante, se mit à côté d'elle dans une sorte de garde-à-vous indécis.

– Voilà, dit-il en agitant légèrement son bras, comme pour dire. ce qui est fait est fait.

Et quand je les vis, comme ça, l'un près de l'autre, ces deux vies si différentes et si proches dans leur longue et sereine souffrance, quand je perçus sur leurs visages simples et inquiets le reflet de cette tendresse craintive qui les avait unis, je quittai la pièce en courant. Je sentais qu'une boule salée me serrait la gorge. Je descendis le perron de notre isba, retirai sa planche latérale envahie d'herbes folles et sortis une boîte en fer-blanc. Je revins dans la pièce, et, devant ma tante et Verbine interdits, je déversai le contenu de la boîte. L'or brilla. Du sable, de menues pépites et même des petits cailloux jaunes. Tout ce que j'avais accumulé depuis des années. Sans rien dire, je me retournai et me sauvai dehors.

Je marchai le long de l'Oleï puis, m'approchant du bac, je m'assis sur les grosses planches de son radeau…

Ce qui venait de se passer ne fit que me convaincre davantage: il fallait partir. Ces gens qui m'étaient tellement chers, je le comprenais maintenant, avaient leur destin à eux. Le destin de cet énorme Empire qui les avait broyés, mutilés, meurtris. C'est juste à la fin de leur vie qu'ils réussissaient à s'en remettre. Ils se rendaient compte que la guerre était bel et bien finie. Que leurs souvenirs n'intéressaient plus personne. Que les cristaux de neige qui se posaient sur les manches de leurs touloupes avaient toujours la même délicatesse étoilée. Que le vent du printemps apportait toujours le souffle parfumé des steppes… C'est à ce moment-là qu'au bout de l'avenue Lénine ils virent apparaître le rayonnement d'un sourire extraordinaire. Un sourire qui semblait réchauffer l'air glacé à cent mètres autour de lui. Ils sentirent cette bouffée de chaleur. Au printemps, ils redécouvrirent la beauté voilée du premier feuillage. Ils réapprenaient à entendre le bruissement de ces dais transparents, à remarquer les fleurs, à respirer. Leur destin, telle une énorme plaie, se refermait enfin…

Mais moi, je n'avais pas de place dans cette vie convalescente. Il fallait partir.

18

Le jour du départ, en septembre, était déjà un vrai jour d'automne. Le bac qui m'emmenait sur l'autre rive était vide. Verbine tirait sans hâte le câble avec sa palette. Je l'aidais. La surface de l'eau frissonnait de petites vaguelettes grises. Les planches du bac luisaient, mouillées par la bruine…

– Encore une semaine et je le mets au repos, dit Verbine en souriant quand le bac s'immobilisa près du petit débarcadère en bois.

J'attrapai ma mallette et descendis sur le sable. Verbine me suivit, alluma une cigarette, m'en proposa une aussi.

Nous parlions de choses et d'autres. Déjà comme deux proches parents. Il ne remarquait pas mon émotion. C'est que tout le monde croyait que j'allais à Nerloug, pour m'engager comme apprenti mécanicien dans une entreprise de camions. La version très crédible. Le destin typique pour un jeune gars de chez nous. Et moi, en ressentant un étrange vide sous le cœur, je regardais le village perdu derrière le voile de pluie. Je ne savais pas encore que c'était pour la dernière fois…

Tout à coup, une silhouette féminine apparut dans ce lointain brumeux. Une femme vêtue d'un long imperméable marchait sur le sable, au bord de l'eau.

Verbine soupira. Nous échangeâmes un regard.

– Elle l'attend toujours, dit-il tout bas comme s'il avait peur que la femme sur la rive opposée puisse l'entendre. Je l'ai vu, son mari, cet hiver. À Nerloug… Tout le monde sait qu'il est vivant. Elle, elle espère toujours que je vais le lui ramener un jour sur mon bac…

Le passeur se tut, les yeux fixés sur la silhouette fragile effacée par la pluie. Puis, me jetant un regard plein de quelque crânerie désespérée, il parla plus haut, d'une voix presque joyeuse:

– Mais, tu sais, Dimitri, je me dis parfois qu'elle est peut-être plus heureuse que bien d'autres… Je l'ai vu, son homme: gros, important, on dirait un pétrolier japonais, il ne peut pas ouvrir les yeux tant il est bouffi de graisse… Mais elle, elle en attend un autre, son jeune soldat maigre, au crâne rasé, en vareuse délavée. Nous étions tous comme ça, au printemps quarante-cinq… Ta tante dit vrai: c'est pour ça que Véra ne vieillit pas. Ses cheveux sont tout gris, tu as vu, mais elle a toujours son visage de jeune fille. Et elle l'attend toujours, son soldat…

Les quelques rares passagers commencèrent à se rassembler autour du bac. Je serrai la main de Verbine et je m'en allai par la route gorgée de pluie… Au tournant, quand il me fallut quitter la vallée de l'Oleï et m'engager dans la taïga, je jetai un regard derrière moi. Le bac, petit carré dans l'étendue grise des flots, se trouvait déjà au milieu de la rivière.


J'arrivai à Leningrad après seize longues journées de voyage. Toujours en troisième classe. Souvent sans billet. Dormant sur les porte-bagages, rusant avec les contrôleurs, mangeant le pain gratuit aux buffets des gares. J'avais traversé l'Empire d'un bout à l'autre – douze mille kilomètres. J'avais franchi ses fleuves géants: la Lena, l'Enisseï, l'Ob, la Kama, la Volga… J'avais percé l'Oural. J'avais vu Novossibirsk qui m'était apparue comme Nerloug, tout simplement bien plus grande. J'avais découvert Moscou, écrasante, cyclopéenne, infinie. Mais en somme, une ville orientale, donc très proche de ma nature asiatique profonde.

Enfin, ce fut Leningrad, l'unique ville véritablement occidentale de l'Empire… Je sortais sur la grande place de la gare, en écarquillant mes yeux lourds de sommeil. Les immeubles avaient une tout autre allure ici: serrés les uns contre les autres, sveltes et orgueilleux, surchargés de corniches, de moulures, de pilastres, ils formaient de longues enfilades. Cette rectitude européenne, mais surtout l'odeur – un peu acide, fraîche, excitante – me fascinèrent. Je marchais d'un pas somnambulique en traversant la place et soudain je poussai un «ah!» qui fit retourner les passants…

La perspective de Nevski dans tout son éclat matinal, voilée d'une légère brume bleutée, se déployait devant mon regard émerveillé. Et, tout au fond de cette percée lumineuse bordée de somptueuses façades, scintillait la flèche dorée de l'Amirauté. Je restai quelques instants en extase devant l'éclat de cette épée d'or se dressant vers le ciel qui, lentement, s'imprégnait d'un pâle soleil nordique. L'Occident s'esquissait à travers le brouillard planant sur la Neva.

Dans un éclair éblouissant mon regard perçut tout: et le charme nostalgique de l'enfance d'Olga qui marchait, autrefois, dans les rues élégantes de cette ville pour prendre avec ses parents le train Saint-Pétersbourg-Paris, et la noble âme de cette ancienne capitale qui ne s'habituerait jamais au sobriquet que ses nouveaux maîtres lui avaient attribué, et l'ombre de Raskolnikoff qui errait quelque part dans l'épaisseur des rues brumeuses.

Mais surtout, je compris que mon étonnement n'aurait pas été excessif, si, au milieu de cette perspective teintée de lumière automnale, j'avais rencontré Belmondo. Le vrai. L'unique. Sa présence devenait matériellement concevable… Je rajustai mon sac à dos et, d'un pas décidé, je me dirigeai vers un arrêt de tramway. Je ne savais pas si c'était la meilleure solution pour aller à mon école. Mais la voix de leurs clochettes était trop belle dans l'air matinal…


Durant mes trois années d'étude, j'eus peu de nouvelles de Svetlaïa. Quelques lettres de ma tante, d'abord inquiètes et réprobatrices, puis plus calmes, remplies de détails quotidiens que je reconnaissais de moins en moins. Par oubli, ou tout simplement pour dire quelque chose, elle parlait dans chaque lettre de l'Oleï et du bac: je voyais Verbine réparer les planches, changer le câble… «Le conte du vieux Chinois continue», me disais-je en marchant à travers la ville de nos rêves occidentaux…

Il y eut aussi une carte de Samouraï. Mais elle ne venait pas du village. D'ailleurs, c'était plutôt une photo d'amateur avec, au dos, quelques phrases écrites d'un ton un peu distant. Visiblement, il ne pouvait pas me pardonner ma fuite qu'il considérait avec Outikine comme une trahison à notre amitié… Samouraï annonçait la mort d'Olga, disait que jusqu'au dernier moment elle avait continué ses lectures du soir en regrettant que «Don Juan» n'y participe plus… J'étais peu surpris de voir sur la photo Samouraï en uniforme de l'infanterie marine, sur le pont d'un bateau. Pas plus que ces taches blanches des immeubles et les ombres des palmiers. L'inscription à l'encre bleue indiquait: Havane, le port. Je devinais que le pont de ce navire était une étape décisive dans son projet de jeunesse, dans son rêve fou dont il m'avait parlé un jour à Svetlaïa: rejoindre les guérilleros de l'Amérique centrale pour raviver les cendres de l'aventure du Che…

Quant à Outkine, il ne m'ajamais écrit de Svetlaïa. Mais, deux ans après ma fugue, j'ai vu au fond du couloir sombre de notre foyer d'étudiants une silhouette que j'ai reconnue tout de suite. En boitant, il est allé à ma rencontre, m'a tendu la main… Nous avons parlé toute la nuit, dans le couloir pour ne pas gêner les trois autres habitants de ma chambre. Installé sur l'appui de la fenêtre devant la vitre givrée, nous parlions en buvant un thé froid…

J'ai appris qu'Outkine, lui aussi, avait fui Svetlaïa. Il avait même réussi à aller plus loin que moi, à l'ouest, à Kiev. Il étudiait à la faculté de journalisme, espérait un jour se mettre à écrire «de la vraie littérature», comme il précisa d'une voix grave, en baissant le regard.

Et c'est au cours de cette nuit que j'appris dans quelles circonstances Belmondo avait définitivement quitté L'Octobre rouge en disparaissant à jamais peut-être de l'angle de l'avenue Lénine


C'était l'hiver qui suivit mon évasion. Samouraï et Outkine glissaient sur leurs raquettes à travers la taïga plongée dans la pénombre des premières heures matinales. Ils allaient à Nerloug, à la séance de dix-huit heures trente. Sans moi. Encore un film qu'ils voulaient revoir? Ou peut-être démontrer – à qui? – que ma trahison n'affectait pas leurs relations avec Belmondo?

Le froid était rude même pour l'hiver de notre pays. De temps en temps, on entendait un long écho semblable à celui d'un coup de fusil. Mais c'étaient les troncs qui éclataient, minés par la sève et la résine glacées. Au village, par un temps pareil, les femmes, en enlevant le linge des cordes, le cassaient comme du verre. Les camionneurs pestaient autour des réservoirs remplis de poudre blanche: l'essence gelée. Les enfants s'amusaient à cracher sur la route dure comme le roc pour entendre le tintement de leurs crachats devenus glaçons…

C'est dans les premiers rayons du soleil qu'ils l'aperçurent sur la fourche formée par deux grosses branches d'un pin. Samouraï le vit le premier, eut un moment d'hésitation: le montrer à Outkine? Il savait que son ami allait en être bouleversé. Toujours très protecteur envers Outkine, Samouraï l'était devenu encore plus après mon départ. Oui, il voulut d'abord passer outre, comme si de rien n'était. Mais dans le calme absolu de la taïga, Outkine dut sentir cette hésitation, ce souffle retenu de Samouraï. Il s'arrêta à son tour, leva les yeux, poussa un cri…

Sur la fourche, s'accrochant au tronc rugueux, l'étreignant des deux bras, un homme était assis, le visage blanc, recouvert de givre, les yeux grands ouverts. Il y avait dans sa pose l'effrayante fixité de la mort. Ses jambes ne pendaient pas, mais se figeaient dans le vide à deux mètres du sol. Il semblait les regarder en leur adressant un horrible rictus. La neige autour de l'arbre était labourée de traces de loups…

Samouraï scrutait ce visage glacé et se taisait. Outkine, éprouvé par cette rencontre dans la taïga endormie, voulut dissimuler son désarroi. Il parla vite, abondamment, jouant le dur:

– Ça doit être un prisonnier politique évadé. Non, je suis sûr que c'est un opposant. Il a peut-être écrit des romans antisoviétiques, on l'a jeté au Goulag, et puis quelqu'un l'a aidé à s'évader. Peut-être même il a des manuscrits cachés sur lui… Il a voulu, peut-être…

– Tais-toi, canard! aboya soudain Samouraï.

Et, avec une rudesse haineuse, comme jamais il n'avait parlé à Outkine, il poursuivit:

– Prisonnier politique! Goulag! Tu parles! Le camp qu'on voit de Svetlaïa, c'est un camp normal, canard. Tu comprends: nor-mal! Et il y a là des hommes normaux, là-bas. Des mecs normaux qui ont juste volé quelque chose ou cassé la gueule à quelqu'un. Et ces mecs normaux jouent aux cartes après le boulot, normalement, écrivent des lettres ou roupillent. Et puis ces hommes normaux choisissent leur victime, d'habitude un jeune mec qui a perdu aux cartes. T'as perdu, tu dois payer. C'est normal, non? Et ces hommes normaux le baisent dans la bouche et dans le cul, à tour de rôle, toute la baraque, à la chaîne! Tant qu'au lieu d'une bouche, ce n'est plus que de la bouillie, et entre les jambes de la viande hachée… Et après ça, le pauvre type devient intouchable, il doit dormir près du seau des chiottes, il ne peut pas boire au robinet qu'utilisent les autres. Mais chacun peut le baiser à volonté. Et pour échapper à ça, une seule voie: se jeter sur les barbelés. Alors le soldat lui envoie un paquet de balles dans la tête. Direct au ciel… Celui-ci a dû fuir pendant les travaux…

Outkine émit un son étrange, entre un gémissement et une protestation.

– Tais-toi, je te dis! le rabroua de nouveau Samouraï. Tais-toi avec ton romantisme à la con! C'est ça la vie normale, tu l'as compris, oui ou non? Des mecs qui sortent après dix ans de cette vie et qui vivent parmi nous… Et nous sommes tous comme ça, à peu près. Cette vie normale, c'est la nôtre. Aucune bête ne vivrait ainsi…

– Mais Olga, mais Bel… Bel…, souffla tout à coup Outkine d'une voix torturée sans pouvoir continuer.

Samouraï ne dit rien. Il regarda autour de lui pour bien situer l'endroit. Puis il reprit la pique et fit signe à Outkine de le suivre… Ils n'allèrent pas à Nerloug ce jour-là. Ils manquèrent leur rendez-vous de dix-huit heures trente.

Plus tard assis dans les locaux enfumés de la milice à Kajdaï, ils passèrent un long moment à attendre qu'un employé se libère pour pouvoir les accompagner sur les lieux. Samouraï se taisait en hochant parfois la tête. Ses yeux fixaient les reflets de jours invisibles. Outkine, de biais, observait ces ombres fuyantes. Et il sentait que Samouraï allait bientôt s'éclaircir la voix et, d'un ton confus, lui demander pardon…


Assis sur l'appui de la fenêtre, Outkine me racontait la fin de l'époque Belmondo dans le pays de notre enfance… Sa voix avait une résonance si étrange dans le couloir vide de notre foyer! À travers son visage – celui d'un jeune homme, avec sa première moustache -, transparaissaient les traits de l'enfant blessé d'autrefois. Cet enfant qui attendait avec tant d'émotion le début de la vie d'adulte, en espérant connaître l'amour – comme les autres – malgré tout. Et moi, vivant déjà tranquillement ma routine amoureuse de jeune mâle insouciant, je perçus soudain l'infini désespoir que mon ami portait en lui. Son visage était limé, aurait-on dit, par l'indifférence des regards féminins. Par leur cécité, si naturelle, si impitoyable…

Outkine remarqua l'intensité de mon regard. Une ombre de sourire désabusé affleura ses lèvres. Il détourna la tête vers la vitre derrière laquelle pâlissait la nuit frileuse de Leningrad.

– Et quand on est revenus sur les lieux avec les types de la milice, continua-t-il, quand on a revu l'évadé accroché à sa branche, je n'avais plus peur. Pas de tristesse, pas de douleur non plus. J'ai honte de le dire, mais j'éprouvais… une sorte d'étrange joie. Oui… Je me disais – dans cette langue très profonde, tu sais, qui s'articule en nous sans mots – je me disais que si le monde est aussi atroce, il ne peut être ni vrai, ni surtout unique. Oui, je me disais qu'on ne peut pas le prendre au sérieux…

Observant les miliciens qui, aidés par Samouraï, essayaient d'arracher le mort à l'arbre, Outkine vivait une mystérieuse révélation. Ce jeune prisonnier dont les hommes, soufflant dans l'effort, tordaient les doigts glacés, marquait une limite. Tout comme le corps mutilé d'Outkine? La limite de la cruauté, de la douleur. Une frontière…

Le cadavre céda enfin. Les trois miliciens et Samouraï le portèrent vers la voiture tout-terrain garée à la lisière de la taïga. La chapka du prisonnier glissa de sa tête. C'est Outkine qui la ramassa. Il suivait les autres, en pointant à chaque pas son épaule droite vers le ciel, comme s'il voulait jeter un coup d'œil par-delà la frontière…


Nous passâmes toute une journée à traîner dans les rues humides de Leningrad. Nous entrions dans les musées, traversions la Néva. J'étais fier de montrer à Outkine l'unique ville occidentale de l'Empire. Mais ni lui, ni moi, n'avions vraiment la tête à faire une excursion. Même à l'Ermitage nous parlions d'autre chose. La nuit, Outkine m'avait transmis une trentaine de pages tapées à la machine – le fragment de son futur roman. «Dans la tradition de L'Archipel du Goulag» avait-il précisé… Je les portais main tenant sous ma veste, je me sentais un vrai dissident.

Oui, même au milieu du palais impérial, nous parlions, tout bas, des horreurs du régime. Nous critiquions tout. Nous le rejetions en bloc. Le Belmondo de notre adolescence et son Occident mythique se transformaient en un idéal de liberté, en un programme de combat. Nous voyions toujours le soleil embrouillé dans les barbelés, empalé sur les miradors. Il fallait le mettre en branle, ce gigantesque balancier! Il fallait libérer le temps, notre temps, ce malheureux otage de la dictature!

Notre chuchotement coléreux risquait à tout moment de fuser dans un cri. Grâce à Outkine ce fut chose faite.

– Moi, je n'ai rien à perdre, je me battrai même au camp!…

Je me mis à tousser pour étouffer l'écho de ses paroles sous les fastueux plafonds. La gardienne nous jeta un regard méfiant. Nous émergions de nos projets régicides. Devant nous, sous un baldaquin rouge, se dressait le trône impérial des Romanoff…

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