Deuxième partie

8

Ce qui m'a sauvé, c'est ce requin…

Je crois que si le film avait commencé autrement, j'aurais quitté la salle en courant et me serais jeté sous les roues du premier camion venu. J'aurais rejoint le silence bienheureux du cèdre dans le fracas assourdissant de cet engin grossier…

Oui, le film aurait pu commencer avec l'image d'une femme qui marche à travers les rues pendant que défile le générique – une femme qui «marche à la rencontre de son destin»… Ou avec celle d'un homme au volant de sa voiture, son visage impassible hypnotisant les spectateurs encore distraits. Ou enfin avec une vue panoramique… Mais ce fut un requin.

Non, d'abord on a vu un homme, mine douteuse et costume clair fripé. Un homme qui essayait de joindre quelqu'un d'une cabine téléphonique sur une promenade ensoleillée d'une ville méridionale. Il jetait des coups d'œil anxieux, protégeait le microphone avec sa paume. Il ne disposa pas de beaucoup de temps, car, dans le ciel d'azur, apparaissait un hélicoptère… L'appareil se figea au-dessus de la cabine et, laissant descendre d'énormes pinces, souleva la cabine et l'emporta dans le ciel. A l'intérieur, l'infortuné espion secouait le combiné, s'efforçant de passer son message ultra-secret… Mais les monstrueuses pinces s'écartaient déjà. La cabine tombait, s'enfonçait dans la mer, touchait le fond, et là, deux hommes-grenouilles l'arrimaient très habilement à une longue cage. L'espion, profitant des dernières gorgées d'air, se retournait vers la porte de la cage… Et il réussissait encore à sortir son pistolet et à tirer. En produisant un ridicule jet de bulles…

Un splendide requin, qu'on devinait terriblement affamé, fonçait dans la cabine submergée en pointant son nez vers le ventre de l'espion. L'eau se colorait de rouge…

Quelques instants après, Belmondo faisait son apparition. Et l'homme qui était de toute évidence son supérieur relatait la fin tragique de son collègue. «Nous avons pu retrouver ses restes», disait-il d'un ton très grave. Et il exhibait une boîte de conserve de… requin!

C'était trop bête! Divinement bête! Absolument invraisemblable! Superbement fou!

Nous n'avions pas de mots pour le dire. Il fallait tout simplement l'accepter et le vivre tel quel. Comme une existence parallèle à la nôtre.

Le film avait été précédé d'un journal. Nous étions assis tous les trois au premier rang, le moins prisé, mais il n'y avait pas d'autres places à notre arrivée. La voix off, onctueuse et emphatique en même temps, déversait ses commentaires de la chronique politique du jour. Nous avons vu d'abord la splendeur impériale de quelque salle du Kremlin où un vieillard en costume noir accrochait à la poitrine d'un autre vieillard une décoration. «Pour distinguer les mérites du camarade Gromyguine devant la patrie et le peuple, sa contribution à la cause de la détente internationale, et à l'occasion de son soixante-quinzième anniversaire», déclamait la voix off avec une émotion vibrante. Et la rangée de costumes noirs se mettait à applaudir.

Ensuite, on vit apparaître une femme en petite robe de satin à pois qui, avec une vélocité de gestes inimaginable, s'affairait au milieu de centaines de bobines tournant à toute vitesse. Elle interrompait son travail un instant, juste pour déclarer d'un ton strident: «Je conduis actuellement cent vingt métiers. Mais pour célébrer le soixante-dixième anniversaire de notre cher parti, je m'engage solennellement à passer à cent cinquante métiers!» Et, de nouveau, nous voyions ses doigts agiles glisser entre les fils et les bobines. Il me sembla même qu'elle courait maintenant encore plus rapidement d'un métier à l'autre, comme si elle se préparait déjà à battre le record…

La lumière revint avant de s'éteindre pour le film. Samouraï me poussa du coude en me tendant une poignée de graines de tournesol grillées. Je les serrai dans ma paume sans sortir d'une torpeur opaque, enveloppante. «Elle va conduire cent cinquante métiers, pensai-je. Ensuite cent quatre-vingts peut-être…» Je sentais que cette recordwoman du tissage et cette splendeur kremlénienne étaient mystérieusement liées et à notre chef-lieu noir, et au Transsibérien qu'at-tendait la femme rousse… Je savais qu'aussitôt l'obscurité revenue, je jetterais les graines par terre et m'enfuirais vers la route ébranlée par le passage d'énormes camions. Oui, dès les premières images: il y aurait une femme qui marcherait à la rencontre de son destin, ou un homme au volant de sa voiture…

Mais ce fut le requin! L'absurdité de cette boîte de conserve renfermant la dépouille mortelle digérée de l'espion était probablement l'unique moyen de me retenir au bord fragile de la vie. Oui, il fallait exactement ce degré de folie farfelue pour que je sois arraché à la réalité et projeté sur cette promenade méridionale, dans cette cage immergée où se préparait l'exécution j époustouflante. Il fallait cet agent secret dévoré par un requin et se retrouvant dans une boîte de conserve.

Et puis, sur cette promenade, il y avait aussi des femmes. Surtout ces deux-là qui, pour quelques instants, cachèrent la cabine téléphonique par leurs silhouettes en minijupes, par leurs corps oisifs, par leurs jambes bronzées.

Ô, ces divines jambes! Elles se déplaçaient sur l'écran, suivant le déhanchement sensuel des deux jeunes créatures bien en chair. Des cuisses bronzées qui semblaient ne pas avoir la moindre idée de la présence, quelque part sur le globe, de l'hiver, de Nerloug, de notre Sibérie. Et du camp dont les barbelés embrouillaient le soleil-balancier. Ces jambes démontraient avec une rare persuasion, mais sans vouloir convertir qui que ce soit, la possibilité d'une existence sans Kremlin, sans métiers à tisser et autres performances de l'émulation socialiste. Des cuisses souverainement apolitiques. Sereinement amorales. Des cuisses en dehors de l'Histoire. A l'écart de toute idéologie. Sans aucune arrière-pensée utilitaire. Des cuisses pour des cuisses. Tout simplement de belles jambes féminines bronzées!

Le requin et les cuisses apolitiques préparèrent l'apparition de notre héros.

Il vint, multiple comme quelque divinité hindoue dans ses infinies hypostases. Tantôt au volant d'une interminable voiture blanche précipitée dans la mer, tantôt écumant une piscine à grands battements de papillon sous les regards lascifs des belles baigneuses. Il assommait ses adversaires de mille manières, se débattait dans les filets qu'ils lui tendaient, sauvait ses compagnes d'armes. Mais surtout, il séduisait sans répit.

Subjugué, je fondais dans le nuage multicolore de l'écran. La femme n'était donc pas unique! Avec une force inconsciente, je serrais toujours dans ma main la poignée de graines de tourneso1. Elles étaient devenues chaudes, et le sang battait dans mon poing serré. Comme si c'était mon cœur que je tenais dans la main pour qu'il n'explose pas de trop d'émotion.

Un cœur tout différent. Sa tragique nuit n'avait désormais rien de définitif. L'isba de la femme rousse se transformait, à vue d'oeil, en une simple étape, en une expérience, en une aventure amoureuse (la première!) parmi d'autres. Profitant de l'obscurité, je tournai légèrement la tête en examinant furtivement les profils de Samouraï et d'Outkine. Cette fois, je les regardais avec un sourire discret et indulgent. Avec un air de supériorité désabusée. Je me sentais tellement plus proche de Belmondo qu'eux deux, tellement plus éclairé sur les secrets de la sensualité féminine!

Et, sur l'écran, de façon très acrobatique mais élégante, notre héros renversait une superbe espionne, dans une culbute amoureuse, sur le meuble le moins approprié à l'amour… Et la nuit tropicale jetait son voile complice sur leurs corps enlacés…

Les yeux mi-clos, j'aspirais fortement cette odeur épicée qui piquait les narines et embuait le regard.

J'étais sauvé.


En somme, lors de cette première séance, nous avons peu compris l'univers Belmondo. Je ne crois pas que tous les imbroglios de cette parodie cocasse de films d'espionnage nous aient été accessibles. Ni le va-et-vient permanent entre le héros, auteur de romans d'aventures, et son double, l'invincible agent secret grâce auquel le romancier sublimait les misères et les échecs de son existence personnelle.

Non, nous n'avons pas saisi ce jeu pourtant évident. Mais nous avons perçu l'essentiel: la surprenante liberté de ce monde multiple où les gens semblaient échapper aux lois implacables qui régissaient notre vie à nous – de la plus humble cantine d'ouvriers jusqu'à la salle impériale du Kremlin, en passant par les silhouettes des miradors figés au-dessus du camp.

Bien sûr, ces gens extraordinaires avaient aussi leurs peines et leurs limites. Mais les peines n'étaient pas irrémédiables et les limites provoquaient leur audace. Toute leur vie devenait un joyeux dépassement de soi. Les muscles se tendaient et rompaient les chaînes, le regard d'acier repoussait l'agresseur, les balles avaient toujours un instant de retard en clouant au sol l'ombre de ces êtres bondissants.

Et Belmondo-romancier poussait cette liberté combative à son sommet symbolique: la voiture de l'agent secret manquait un virage, tombait du haut d'une falaise, mais l'imagination débridée la repêchait tout de suite en faisant marche arrière. Même le tournant mortel n'avait pas, dans cet univers, de signification définitive!


D'habitude, la foule de spectateurs se dispersait vite après la séance du soir. On était pressé de plonger dans une ruelle noire, de rentrer, de se mettre au lit.

Cette fois, tout était différent. Les gens sortaient lentement, d'un pas somnambulique, un sourire lointain aux lèvres. Se déversant sur un petit terrain vague derrière le cinéma, ils passèrent un moment à piétiner sur place, aveuglés, assourdis. Enivrés. Leurs sourires se rencontraient. Les inconnus formaient des couples et des cercles inhabituels, éphémères, comme dans une danse très lente, agréablement désordonnée. Et les étoiles sur le ciel radouci paraissaient plus grandes, plus proches.

C'est sous cette lumière attiédie que nous traversâmes les petites ruelles courbes dont il ne restait que d'étroits passages entre les montagnes de neige. Nous allions chez le grand-père d'Outkine qui nous accueillait dans sa grande isba lors de nos visites à la ville.

Marchant en file indienne au fond de ces labyrinthes neigeux, nous nous taisions. L'univers auquel nous venions d'accéder demeurait, pour le moment, indicible. Il avait pour toute expression la beauté alanguie de la nuit du dégel, la res-piration discrète de la taïga, ces étoiles proches, le teint du ciel plus dense et le ton des neiges plus vif. Le monde avait changé. Mais nous le ressentions encore seulement dans notre chair, dans le palpitement de nos narines, dans nos jeunes corps qui buvaient et ce ciel étoile et les senteurs de la taïga. Pleins à ras bord de ce nouvel univers, nous le portions en silence, de peur de verser son contenu magique. Et seul un soupir réprimé échappait parfois de ce trop-plein d'émotions: – Belmondo…


C'est dans l'isba du grand-père d'Outkine que l'éruption se produisit. Nous nous mîmes à crier tous en même temps, en agitant les bras, en sautant, chacun voulant évoquer le film de la façon la plus vivante. On rugissait en se débattant dans les filets tendus par les ennemis, on arrachait à leurs mains sadiques la belle créature à qui ces bourreaux s'apprêtaient à couper un sein, on mitraillait les murs avant de rouler sur un divan. On était à la fois et l'espion dans la cabine télé-phonique, et le requin pointant son museau agressif, et même la boîte de conserve!

Nous nous étions transformés en un feu d'artifice de gestes, de grimaces, de hurlements. Nous découvrions l'ineffable langage de notre nouvel univers. Celui de Belmondo!

Le grand-père d'Outkine, un homme d'une corpulence de géant fatigué et mélancolique, rappelant par sa démarche pesante et ses cheveux blancs un ours polaire, nous aurait vite rabroués en toute autre circonstance. Mais cette fois, il suivit notre triple mise en scène en silence. À trois, nous dûmes réussir à recréer l'atmosphère du film. Oui, il put imaginer le dédale du souterrain, éclairé par les flammes lugubres des torches, le mur auquel était attachée une belle martyre enchaînée. Il vit un immonde personnage, ridé et trapu, qui, gloussant de concupiscence impuissante et perverse, s'approchait de la victime très peu habillée et tendait vers son sein savoureux une lame aux reflets impitoyables. Mais le rugissement fusait de nos trois gosiers indignes. Le héros, triple dans sa force et sa beauté, tendait ses muscles, rompait les chaînes et volait au secours de la splendide enchaînée…

L'ours polaire plissa malicieusement les yeux et sortit de la pièce.

Samouraï et moi interrompîmes le spectacle, pensant avoir vraiment trop importuné le grand-père. Seul Outkine restait encore dans sa transe de comédien, s'agitant comme si c'était lui qui risquait de perdre un sein.

Le grand-père réapparut dans la pièce en serrant dans ses gros doigts noduleux le goulot d'une bouteille de Champagne. J'écarquillai les yeux. Samouraï poussa un «ah!» retentissant. Et Outkine émergeant de sa crise d'épilepsie formula toutes nos émotions dans une seule exclamation, en parlant encore du film:

– C'est ça, l'Occident!

Le grand-père mit sur la table trois tasses de faïence ébréchées et un verre à facettes.

– Je la gardais, cette bouteille, pour un ami, expliqua-t-il en libérant le bouchon des fils de fer, et lui, le pauvre vieux, a eu la drôle d'idée de mourir entre-temps. Un ami du front…

Nous entendîmes à peine ses explications. Le bouchon sauta avec un claquement joyeux, il y eut un moment de hâte agréable – mousse abondante, pétillement coléreux des bulles, bouillonnement blanc se déversant sur la nappe. Et enfin, la première gorgée de Champagne, la toute première de notre vie…

C'est bien des années après, grâce à cette amère clarification du passé qu'apporte l'âge, qu'on se souviendrait de cet ami du front… Mais ce soir lointain du dégel, il n'existait que ce picotement glacé dans nos gosiers en feu qui faisait jaillir des larmes de joie. La fatigue heureuse semblable à celle des acteurs après la première. Et la formule d'Outkine qui sonnait encore à nos oreilles:

– C'est ça, l'Occident!


Oui, l'Occident était né dans le pétillement du Champagne de Crimée, au milieu d'une grande isba noyée dans la neige, après un film français vieux de plusieurs années.

C'était l'Occident le plus vrai, car engendré in vitro, oui, dans ce verre à facettes lavé de flots entiers de vodka. Et aussi dans notre imagination vierge. Dans la pureté cristalline de l'air de la taïga.

L'Occident était là. Et, la nuit, les yeux ouverts dans l'obscurité bleutée de l'isba, nous rêvions à lui… Les estivants sur la promenade méridionale n'ont certainement pas remarqué les trois ombres indécises. Ces trois silhouettes contournaient une cabine téléphonique, longeaient la terrasse d'un café et suivaient d'un regard timide deux jeunes créatures aux belles jambes bronzées… Nos premiers pas en Occident.


Nous volions à travers la taïga, étendus le long des grumes de cèdres, sur la remorque d'un puissant tracteur, semblable à ceux qui transportaient des fusées dans l'armée. L'écorce rugueuse sous le dos, le ciel éclatant au-dessus de nos yeux, l'ombre argentée de la forêt des deux côtés de la route. L'air ensoleillé gonflait nos touloupes comme des voiles, nous transperçant de l'odeur de résine.

Il était strictement interdit de transporter les gens dans une remorque, surtout chargée. Mais le chauffeur nous avait acceptés avec une nonchalance joyeuse. C'était le premier signe tangible des changements apportés dans notre existence par Belmondo…

La fenêtre de la cabine était baissée tant l'air de cette matinée semblait doux. Et tout au long du trajet, nous entendions le chauffeur raconter le film à son passager, brigadier des bûcherons. Aplatis sur les troncs, nous suivions ce récit fait d'exclamations, de jurons et de grands gestes des mains qui abandonnaient dangereusement le volant.

De temps en temps, il poussait un cri particulièrement sonore:

– Il a fait sa première dent, mon fiston! Ha-ha-ha! Tu te rends compte, ça y est! Ma femme m'a écrit…

Et il reprenait son récit:

– Alors, lui, comme ça, il tire sur les chaînes de toutes ses forces… Vraiment, on entendait ses os craquer. I-i-i-i! Et, hop! il les fout en l'air. Et l'autre, avec sa lame, il était déjà à deux pas de la fille. Et elle, je te dis pas la belle paire de nichons qu'elle a! Et ce salaud veut lui en couper un. Tu te rends compte? Alors, le type lui fonce dessus et vlan!… Non, non, t'inquiète pas, je ne lâche plus le volant…

Et de nouveau, il interrompait son récit pour crier sa fierté de père:

– Ah, le petit vaurien! Sa première dent… Milka écrit: je ne peux plus le nourrir, il me mord le sein jusqu'au sang. Ha-ha-ha! moi tout craché,je te dis!

Le monde paraissait fabuleusement transfiguré. Nous attendions maintenant un miracle pour en être définitivement persuadés. Et ce miracle survint.

Ce fut près du Tournant du Diable, plus dangereux encore sous les dunes de la tempête. À cet endroit on aurait dû rouler en douceur, en descendant lentement sur le bord de l'Oleï. Mais le récit était au point culminant…

Le tracteur avec sa lourde remorque dévala la pente et, sans même ralentir, s'engagea sur la glace fragile minée par les sources tièdes…

Il y eut un hurlement qui s'étrangla vite à l'intérieur de la cabine, un juron lâché par Samouraï. Et puis quelques secondes fulgurantes et interminables, remplies du crissement de la glace s'affaissant sous les roues…

Nous revînmes à nous une centaine de mètres plus loin, déjà sur l'autre rive. Le chauffeur arrêta le moteur, sauta dans la neige. Son passager le suivit. La surface blanche de la rivière était incisée de deux traces noires qui, lentement, se remplissaient d'eau…

Dans le silence parfait, on n'entendait que le faible sifflement provenant du moteur. Le ciel avait un éclat tout neuf. Après, le chauffeur et le brigadier parleraient sans doute d'une chance folle. Ou encore de la vitesse du tracteur qui avait volé en touchant à peine le sol. Sans se l'avouer, ils penseraient aux ruines de l'église sur l'endroit le plus élevé de la berge. Et sans savoir le penser, ni le dire, ils songeraient à cette lointaine existence enfantine (la première dent!) qui, mystérieusement, aurait retenu le lourd engin sur la glace fragile…

Mais nous, nous préférions croire au simple miracle qui était désormais si naturel dans notre vie.


Au retour, tout me paraissait étrange dans notre isba. L'étrangeté des choses familières qui me dévisageaient avec curiosité et semblaient attendre mon premier geste. J'avais quitté cette pièce hier, au matin, en allant à l'école. Il y avait eu ensuite la bicoque d'aiguilleur, la salle d'attente de la gare, la tempête, la maison de la femme rousse, le pont, le camionneur… Je secouai la tête, pris d'un vertige tout particulier. Oui, et puis mon retour à travers la vallée enneigée, les clous rouillés des pendus…

La tante entra en apportant la grande bouilloire.

– J'ai fait des crêpes, mais il y en a qui sont brûlées, tu peux me les laisser, dit-elle de sa voix très ordinaire, en mettant sur la table une assiette avec une pile de crêpes dorées.

Perplexe, je regardais cette femme. Elle entrait dans la pièce, venant d'une tout autre époque. Celle d'avant la tempête… Soudain, je me souvins qu'il y avait eu encore la promenade ensoleillée au bord de la mer, le requin, le souterrain avec la belle enchaînée… Je me sentis chanceler. Sans rien expliquer à ma tante, je sortis de la pièce, je poussai la porte d'entrée.

Le soleil du soir somnolait derrière la ligne crénelée de la taïga, dans le piège invisible des miradors. Grâce au voile violacé du redoux, on pouvait contempler son disque cuivré sans plisser les yeux. Et ce disque, j'en étais sûr, oscillait légèrement au-dessus des barbelés…


Le lendemain, quand Samouraï frappa à notre porte et me dit avec un clin d'œil: «On y va!», je ne pouvais pas me tromper sur le sens de sa proposition.

Nous accrochâmes nos raquettes, ramassâmes Outkine près de son isba et quittâmes Svetlaïa…

La ville se trouvait à trente-sept kilomètres par la route. A trente-deux si l'on y allait à travers la taïga. Huit heures de marche, plus deux arrêts pour pouvoir casser la croûte et surtout pour laisser souffler Outkine. Une journée entière de voyage. Au bout de laquelle: un coucher de soleil, et les brumes de la ville entre deux ailes de la taïga qui s'écartaient lentement. Et cette heure de plus en plus proche et qui devenait, chaque fois, encore plus magique: dix-huit heures trente. La séance du soir. Celle de Belmondo.

Les profondeurs de la taïga s'ouvraient et notre chemin neigeux nous portait déjà vers la promenade au bord de mer, au milieu de la foule bronzée des extraterrestres occidentaux…


Oui, nous avons peu compris la première fois. En plus, il y avait des choses dans ce film que nous pouvions difficilement concevoir. Le personnage de l'éditeur, par exemple. Ses rapports avec notre héros étaient pour nous un mystère absolu. Pourquoi Belmondo avait-il peur de cet homme bedonnant, inélégant et cachant sa calvitie sous une perruque? Quel ascendant pouvait-il exercer sur notre superman et de quel droit? Comment osait-il jeter négligemment le manuscrit que notre héros lui apportait dans son bureau?

Faute d'explication crédible nous concluions à la rivalité sexuelle. En effet, la belle voisine du héros devenait la cible des attaques répétées de l'immonde bureaucrate littéraire. La salle retenait son souffle quand celui-ci, bavant de concupiscence, dévorait de ses yeux fureteurs la gracieuse croupe de la jeune fille qui avait l'imprudence de se pencher un peu trop sur son bureau. Et puis, c'était bien lui qui se jetait sur la malheureuse en répandant ses baisers lippus sur son corps rendu sans défense par une perfide cigarette au contenu narcotique…

Bien des nuances dans ce film nous échap-paient. Mais grâce à notre flair de jeunes sau- vages de la taïga, nous percevions intuitivement ce que la vie des Occidentaux cachait à notre intelligence. Et nous étions décidés à revoir le film dix ou vingt fois s'il le fallait, mais à saisir tout! Tout, jusqu'à ce détail qui nous tortura pendant plusieurs jours: pourquoi la belle créature venue chez notre héros, qui se montrait un hôte éminemment hospitalier, oui, pourquoi refusait-elle de boire un verre de whisky?

9

Nous avons revu le film dix-sept fois. D'ailleurs, nous ne le voyions plus, nous y vivions. Entrés à tâtons sur la promenade ensoleillée, nous nous mîmes à explorer ce monde secret dans tous ses recoins les plus intimes. L'intrigue fut apprise par cœur. Nous pouvions désormais nous permettre d'examiner ses alentours et ses décors: un meuble dans l'appartement du héros – quelque petite armoire à l'usage inconnu, que le metteur en scène ne remarquait sans doute pas lui-même. Un tournant de la rue que l'opérateur avait cadré sans y attacher la moindre importance. Ou le reflet d'une matinée grise de printemps parisien sur la longue cuisse de la belle voisine endormie à demi nue près de la porte de notre héros. Oh, ce reflet! Il était devenu pour nous la huitième couleur de l'arc-en-ciel! La plus nécessaire à l'harmonie chromatique du monde.

Mais surtout Belmondo… Il rassemblait en lui tout ce jeu complexe d'aventures, de couleurs, d'étreintes passionnées, de rugissements, de sauts, de baisers, de vagues marines, de senteurs fauves, de fatalités déjouées. Il était la clef de cet univers magique, son pivot, son moteur. Son dieu…

Nous avons perçu la raison de son extrême mobilité. Oui, s'il vivait à ce rythme endiablé, s'engageant dans une nouvelle cascade sans avoir terminé la précédente, c'est qu'il voulait parvenir à l'omniprésence divine. Unir par son corps musclé et souple tous les éléments de l'univers. Devenir la matière même de leur fusion. Tel un vivant mixer, il brassait dans un enivrant cocktail les gerbes éblouissantes des flots, la pulpe sensuelle des corps féminins, les essoufflements amoureux, les cris guerriers, les langueurs tropicales, les biceps triomphants et une foule de personnages engendrés avec une fécondité titanesque de dieux païens: bons, méchants, falots, sensibles, maniaques, faux tendres, pervers, mythomanes…

Horloger céleste, il remontait le gigantesque; ressort de cet univers époustouflant, mettait en marche la course du soleil méridional et des étoiles langoureuses. Et ses poumons de boxeur insufflaient la vie dans chaque âme qui gravitait autour de lui. Le manège s'accélérait, les cas-cades se transformaient en un Niagara burlesque. Nous nous laissions emporter par ses flots.

Cependant, il arrivait à notre héros, en pleine fièvre amoureuse et guerrière, de s'arrêter tout à coup, de se choisir solitaire, triste, incompris. On aurait dit un dieu au milieu de sa création qui n'avait plus besoin de lui… Un instant après, il s'envolait déjà dans le ciel, accroché à quelque hélicoptère fougueux. Mais nous, tapis dans un recoin obscur de son univers, nous avions su deviner ce moment de mélancolie et de solitude…


L'exploration de l'Occident se poursuivait. Avec ses échecs et ses victoires. Un jour, nous avons enfin réussi à définir le rôle de l'éditeur. Il a été classé: c'était un méchant aux appétits sexuels sans aucun rapport avec son insignifiance physique et intellectuelle, quelqu'un qui parasitait la capacité humaine la plus noble, celle du rêve.

Cette découverte coïncida avec une autre, trois ou quatre séances plus tard. Nous perçâmes le mystère du dédoublement de Belmondo!

Le va-et-vient entre de luxueuses villas visitées par le célèbre espion et le modeste logis de l'écrivain, entre l'athlète au corps hâlé et l'esclave de la machine à écrire, plutôt dépressif et rongé par le tabagisme – cette alternance déconcertante finit par livrer son secret. Et c'est la belle espionne qui avait beaucoup facilité notre investigation.

Car elle aussi, elle était très ambiguë. Attachée au mur du souterrain, elle se débattait de façon très provocante. Sa robe en lambeaux était prête à déverser dans la paume lubrique de l'éditeur transfiguré un sein généreux. Ce superbe sein destiné à l'ablation sadique. Ses yeux d'émeraude, admirablement fendus, étaient ceux d'une antilope capturée. Son corps avait les courbes aérodynamiques de ce noble animal. Les cheveux abondants ruisselaient sur ses épaules nues. Le sadique, brandissant sa lame, s'approchait, et nous regrettions presque que les chaînes du héros aient cédé si vite. Encore un instant, et l'éditeur-bourreau aurait débarrassé le corps de la merveilleuse antilope d'inutiles lambeaux…

Oui, il nous fallut une dizaine de séances pour commencer à distinguer les traits de l'antilope sous l'apparence de cette étudiante assez pâle qui vivait dans le même immeuble que l'écrivain. Ce lointain prototype de la splendide espionne, cette pâle copie apparaissait dans un cadre très quotidien de journées parisiennes pluvieuses – une longue fille en jean, à la corpulence effacée, aplatie. Un gros pull camouflait toute ébauche de rondeurs, noyait toute esquisse de sensualité. Ses lunettes d'étudiante studieuse étouffaient les étincelles du regard. Et pourtant, c'était toujours elle, notre antilope à la croupe musclée et nerveuse, notre espionne dont la poitrine haletante s'arrondissait sous les lambeaux de la robe.

Oui, c'était elle. Mais quelle différence! Cette étudiante sous la pluie parisienne semblait un sosie avorté de l'antilope des nuits tropicales.

Et c'est en comparant cette réplique terne à l'original que nous avons entrevu le secret des fantasmes de l'homme occidental! Ou plutôt du mari occidental… La ravissante antilope, cet original doté de tous les avantages charnels, c'était sa maîtresse réelle ou rêvée. Et la copie débarrassée de tous les surplus sensuels, c'était son épouse…

Et comme notre découverte juvénile était perspicace! Une vingtaine d'années plus tard, en errant dans les capitales de l'Occident, nous retrouverions cette ambiguïté érotique que Belmondo nous avait suggérée. Les femmes des fantasmes masculins – sur les couvertures des revues ou dans les rues malfamées – auraient des seins aptes à tenter n'importe quel éditeur sadique, des cuisses pleines et dorées, comme celles de notre fabuleuse antilope. Et les épouses mettraient en évidence les angles osseux de leurs épaules, de leurs hanches inexistantes, de leur poitrine plane. On nous parlerait de la mode, de l'air du temps, de l'idéal puritain, de l'égalité des sexes… Mais nous ne serions pas dupes. Car nous avions exploré notre Occident jusqu'à ses profondeurs subconscientes ténébreuses!


Pourquoi Belmondo? Pourquoi en ces jours lointains du redoux? Par ce crépuscule bleu de février? À la séance de dix-huit heures trente où l'on passait d'habitude des longs métrages sur la guerre? Dans ce cinéma L'Octobre rouge à moitié enfoui sous la neige?…

Il s'agissait, en effet, d'une véritable épidémie belmondophile. D'une belmondomanie qui n'avait rien d'un entichement passager pour quelque comédie italienne ou d'une passion fugace pour un western hollywoodien. Dès la deuxième séance, la direction de L'Octobre rouge fut obligée de mettre un rang supplémentaire de chaises. On vit même un spectateur assis sur un tabouret qu'il avait apporté de la maison… Et l'envoûtement ne décroissait pas!

Dans la longue file d'attente qui égalait presque celle des visiteurs du mausolée de Lénine, nous vîmes apparaître des gens de plus en plus insolites. Deux frères Nérestov, célèbres chasseurs de zibelines, qui venaient très rarement à la ville – juste pour déverser de leurs sacs un flot souple de fourrures. Il était si étrange de les voir faire la queue devant les guichets au milieu des citadins endimanchés. Leurs visages tannés par le vent glacé, leurs énormes chapkas de renard bleu, leurs barbes frisées, tout en eux évoquait leur vie solitaire au fond de la taïga…

Et puis la légendaire bouilleuse de cru, Sova, une vieille robuste et intrépide, que la milice n'avait jamais réussi à prendre en flagrant délit. Elle se livrait à son activité criminelle, au dire de certains, dans une mine abandonnée dont la sortie à moitié affaissée se cachait au milieu des groseilliers de son jardin. Nous l'imaginions toujours sous les voûtes noires de cette mine d'or, sous les charpentes en bois éclairées de la lumière incertaine d'une lampe à pétrole. Une sorcière s'affairant autour des alambics… De cette mine obscure au souterrain de la belle enchaînée, sauvée par notre héros, il n'y avait qu'un pas. La vieille Sova le franchit, la tête haute, venant s'asseoir, un jour, au premier rang, habillée de son ample pelisse de mouton brune, coiffée d'une monumentale toque de renard…

Oui, la belmondomanie ressembla bientôt à puissante lame de fond qui amena à la surface notre vie des espèces humaines surprenantes. Cette vague parcourut les villages les plus reculés, pénétra dans les maisons forestières et, visiblement, ébranla même le calme glacé des miradors… Chaque séance apportait ses surprises.

Un jour, je m'aperçus que le siège à côté de moi restait libre. Nous étions assis toujours au premier rang. Non plus à cause de notre arrivée tardive, mais pour être seuls face à Belmondo, pour pouvoir entrer sur la promenade ensoleillée sans enjamber les têtes et les toques de renard… Ce siège libre à ma gauche ne m'étonna pas d'abord outre mesure. Quelqu'un avait décidé de venir, pensai-je, après le journal, en profitant de ces dix minutes de nouvelles kremléniennes pour fumer une cigarette dans le hall d'entrée.

Pourtant le journal – cette fois, outre l'inévitable scène de décoration, on vit les marins-pêcheurs qui avaient dépassé le plan de pêche de trente pour cent – oui, le journal prit fin, la lumière revint un instant et s'éteignit de nouveau, mais le siège restait inoccupé. Je m'apprêtais déjà à me déplacer, ce siège libre me paraissant être plus au centre… Et c'est à ce moment que l'énorme silhouette d'un homme courbé glissa sur l'écran déjà ravivé de reflets méridionaux et que je sentis l'une de ses lourdes bottes heurter mes pieds dans l'obscurité. Le spectateur en retard prit sa place. Avant l'arrivée de l'hélicoptère au-dessus de la cabine téléphonique, je jetai un coup d'œil vers mon voisin… En le reconnaissant, je me mis à glisser lentement entre les accoudoirs. Je voulais me faire tout petit, invisible, inexistant.

Car c'était Guéra. Guérassim Tougaï de son vrai nom. Le nom que tous les habitants de la région prononçaient avec une crainte respectueuse. C'était celui qui «volait l'or à l'État», selon l'avis de ma tante et de ses amies. Celui que la milice recherchait désespérément et que nous avons croisé un jour, en été, en pleine taïga. Celui qui, caché dans les profondeurs sauvages et inaccessibles, lavait le sable d'or d'une petite rivière vive et claire, au milieu du silence des cèdres centenaires.

Maîtrisant ma peur, je le dévisageai discrètement. Sa large veste en peau d'ours sentait le vent frais des espaces neigeux. Sa chapka dont les oreillettes étaient nouées sur la nuque rappelait un grand casque de guerrier nordique. Il était assis dans une pose indépendante et fière, et son énorme silhouette dépassait toute la rangée de spectateurs.

Et plus j'examinais son profil dans la lumière changeante et multicolore de l'écran, plus un étrange air de ressemblance se dégageait de ses traits. Oui, il me rappelait quelqu'un que je connaissais très bien… Mais qui? Sur son front une boucle de cheveux s'échappait de la chapka… Un nez aplati, victime de quelque bagarre, sans doute… Un dessin de lèvres volontaire, un sourire légèrement Carnivore. Une mâchoire inférieure puissante, massive. Et cet œil brun, vif…

Ahuri et n'osant pas croire à mon intuition, je regardai l'écran. Belmondo, sortant de l'azur éblouissant d'une piscine, s'installait dans une chaise longue à côté de la superbe espionne. Je scrutai son profil. La boucle de cheveux qu'il rejetait de son front mouillé, son nez, ses lèvres. Ses yeux… Je me tournai vers mon voisin. Puis vers l'écran. Et de nouveau vers l'homme en peau d'ours…

Oui, c'était bien lui… La magie n'a pas d'explications. Aussi n'essayai-je pas de comprendre. Je restai dans un étrange entre-deux-mondes, entre ces deux visages parfaitement semblables réunis dans le matras d'alchimiste qu'était devenue la salle obscure de L'Octobre rouge. Au milieu d'une lente transmutation du réel en quelque chose de bien plus vrai et plus beau…

Je revins à moi en sursaut. Les grandes bottes de mon voisin avaient accroché mes pieds au passage. Il quittait la salle une ou deux minutes avant la fin. Le matras se brisa. Je faillis courir derrière lui en chuchotant: «Mais attendez, vous allez manquer la scène la plus belle du film!» C'était celle où la jeune voisine s'endormait près de la porte du héros en découvrant sa longue cuisse de la huitième couleur de l'arc-en-ciel…

Je ne courus pas. Je ne criai pas. On entendit la porte latérale se refermer doucement. L'homme en peau d'ours disparut…

Quand la lumière revint, nous vîmes dans la foule lente, éblouie et souriante, deux officiers. Les pattes de col de leurs tuniques étaient d'un ton cramoisi, signe distinctif des unités qui surveillaient le camp. Les spectateurs leur jetaient des regards amusés, furtifs, qui semblaient dire: «Ah! vous aussi…»

Oui, eux aussi avaient séjourné dans le matras magique. A côté du redoutable Guéra…

Je n'ai jamais parlé de lui à Samouraï, ni à Out-kine. Ils m'auraient sans doute ri au nez. Depuis cette étrange séance j'ai compris que la magie se rompt justement parce que l'homme n'ose pas en parler, ni y croire. Il se montre indigne du miracle en essayant de le réduire à quelque banale cause matérielle.

D'ailleurs, durant ce temps de redoux, on n'était pas à un miracle près. Le lendemain de l'apparition mystérieuse de l'homme en peau d'ours, nous vîmes dans la file d'attente… le grand-père d'Outkine! Il demeura tout confus, comme un adulte pris en flagrant délit d'enfantillage. Et il se hâta de se justifier:

– Qu'est-ce que vous voulez, tout le monde] ne parle que de ça… Un ami médecin m'a raconté que son malade lui avait demandé de retarder l'opération pour pouvoir venir voir ce film. Alors moi…

Et pour se disculper, il paya les quatre billets!


Pourquoi Belmondo?

Avec son nez aplati, il ressemblait à beaucoup d'entre nous. Notre vie – taïga, vodka, camps – sculptait des visages de ce genre. Des visages d'une beauté barbare qui perçait à travers la rudesse des traits torturés.

Pourquoi lui? Parce qu'il nous attendait. Il ne nous abandonnait pas au seuil de quelque luxueux palace, mais grâce au va-et-vient entre ses rêves et son quotidien, il se retrouvait toujours à côté de nous. On le suivait dans l'inimaginable.

Nous l'aimions aussi pour la magnifique inutilité de ses exploits. Pour le joyeux absurde de ses victoires et de ses conquêtes. Le monde dans lequel nous vivions reposait sur la finalité écrasante de l'avenir radieux. Nous étions tous inscrits dans cette logique – la tisseuse s'agitant entre ses cent cinquante métiers, les marins-pêcheurs ratissant les quatorze mers de l'Empire, les bûcherons s'engageant à abattre chaque année davantage. Cette progression irrésistible marquait le but de notre présence sur cette planète. La remise de décorations au Kremlin en était le symbole suprême. Et même le camp trouvait sa place dans cette harmonie calculée – il fallait bien un endroit pour ceux qui se montraient momentanément indignes du grand projet, pour ces inévitables scories de notre existence paradisiaque.

Mais vint Belmondo avec ses exploits pour rien, avec ses performances sans but, son héroïsme gratuit. Nous vîmes la force qui s'admirait sans songer au résultat, l'éclat des muscles qui ne se préoccupaient pas des records de productivité à battre. Nous découvrîmes que la présence char-nelle de l'homme pouvait être belle en soi! Sans aucune arrière-pensée messianique, idéologique ou futuriste. Désormais, nous savions que ce fabuleux en-soi s'appelait «Occident».

Et puis, il y avait aussi cette rencontre à l'aéroport. L'espionne qui accueillait notre héros devait avoir sur elle un objet convenu, un signe de reconnaissance. Et ce fut un… karavaï; cette miche de pain noir russe, on ne peut plus russe et appelée en russe dans un film français! Un hurlement de plaisir et de fierté nationale parcourut les rangs du cinéma L'Octobre, rouge… En revenant à Svetlaïa, nous ne parlions, cette fois, que de cela: donc, là-bas, en Occident, ils savaient un peu que nous existions!


Pourquoi Belmondo?

Parce qu'il arriva au bon moment. Il surgit au milieu de la taïga enneigée, comme propulsé par une fantastique cascade. Oui, c'était l'une de ses cascades – éblouissante série de sauts, de courses-poursuites, de coups de pistolet et de coups de poing, de culbutes, de tours de volant, d'envols et d'atterrissages. C'est ainsi qu'il avait atterri en pleine taïga!

Il arriva au moment où la coupure entre l'avenir promis et notre présent était prête à nous rendre irrémédiablement schizophrènes. Quand, au nom de notre projet messianique, les pêcheurs s'apprêtaient à ne pas laisser un seul poisson dans les mers, et les bûcherons à transformer la taïga en un désert de glace. Alors qu'au Kremlin un vieillard décorant l'autre le sacrait «trois fois Héros du travail socialiste» et «quatre fois Héros, de l'Union soviétique». Et sur la poitrine rétrécie du décoré, il ne restait plus de place pour accrocher toutes ces étoiles d'or…

Il y avait tout cela dans la cascade sibérienne de Belmondo. Le Kremlin, les cent cinquante métiers à tisser, la vodka comme seul moyen de combattre la rupture schizophrène entre l'avenir et le présent. Et aussi le disque du soleil couchant embrouillé dans les barbelés…

Il sauta d'un hélicoptère accroché au bout du ciel sibérien, roula dans la neige et surgit sur l'écran en nous invitant à le suivre… C'était une promenade au bord de la mer chaude. En nous retournant tout le temps sur la silhouette lointaine de l'avenir radieux, nous avançâmes en tâtant du pied cette terra incognito, de l'Occident.


Mais plus que toute autre chose: l'amour…

Qu'en savais-je, qu'en savaient tous les spectateurs avant son arrivée? Nous savions qu'il existait un amour de «je l'ai faite». Le plus répandu, la monnaie courante de la vie sentimentale dans notre rude contrée. Et l'amour-attente éternelle près du bac… Enfin, un autre, celui que nous découvrions d'habitude sur l'écran de L'Octobre rouge. Je me souviens d'un film très typique sur l'amour…

C'était elle et lui. Un sentier au milieu des champs de seigle, au soir. Ils marchent en silence, artistiquement timides, en émettant de temps en temps des soupirs éloquents. Le moment décisif approche. La salle se fige, se tasse, en attente de quelque logique enlacement. Le jeune kolkhozien enlève sa casquette, fait un large geste circulaire et déclare:

– Macha, le seigle, cette année, je parie qu'on en prendra douze quintaux par hectare!

Un râle de frustration avait secoué l'obscurité de la salle…

Surtout que l'héroïne était très belle et son partenaire positivement viril. Aurait-on déchiré sa robe en lambeaux que nous aurions pu contempler les mêmes seins rebondis que risquait de perdre la ravissante enchaînée de Belmondo. Se serait-elle laissé glisser dans l'herbe – ce que toute la salle désirait ardemment – et le galbe de ses cuisses aurait rivalisé allègrement avec les courbes sensuelles de l'espionne…

Mais, au-dessus des champs du soir, les amou-reux ne voyaient que la silhouette brumeuse du I projet messianique, les cimes ensoleillées de l'ave- nir. Et ils se mettaient à parler de la récolte en étouffant leurs élans naturels… Le baiser venait comme un supplément plus ou moins facultatif. C'est lui qui éteignait l'écran. Et avant que celui-ci s'éclaire de nouveau, on entendait les premiers vagissements du bébé qui apparaissait dans les bras de l'heureuse maman. Visiblement, ces ténèbres momentanées transposaient cinémato-graphiquement la nuit de la période utérine…?

Entre cette pudeur officielle et l'amour de «je l'ai faite» des camionneurs, le même abîme qui séparait l'avenir prophétique et Nerloug au pré-sent. Au fond de ce gouffre: la maison de la pros-tituée rousse. Une femme au corps lourd et fatigué. Une femme qui, en pleurant, étale sur une couverture des photos aux bords ouvragés. On ne sait pas pourquoi. Devant un adolescent qui ne pense qu'à cet oiseau mort en lui – son rêve d'amour. Au fond du gouffre, cette nuit de tempête, le Transsibérien rebroussant chemin. Et le visage effacé de la femme au-dessus de la flamme d'une bougie, et ses doigts caressant mes cheveux…

Belmondo tendit la main à cet adolescent avec son oiseau mort blotti près du cœur. Il le tira vers le soleil méridional. Et le magma effrayant et indicible de l'amour commença à se dire avec une clarté occidentale: séduction, désir, conquête, sexe, érotisme, passion. En vrai professionnel de l'amour, il analysa même l'éventuel échec et la déception qui guettent le jeune séducteur aux premiers pas de son aventure. On le vit préparer un dîner aux chandelles auquel avait été conviée la voisine. Il mit un costume noir, attendit indéfiniment et… s'endormit dans une pose de gladiateur vaincu. Elle n'était pas venue…

Oui, le saut dans le gouffre d'amour était aussi un élément de sa cascade sibérienne. Et pour qu'on n'ait aucun doute à ce sujet, il vint s'installer, déguisé en Guérassim Tougaï, à côté de moi au premier rang de L'Octobre rouge… Le dégel ne dura que quelques jours. L'hiver prenant sa revanche sur cette parenthèse lumineuse apporta un souffle polaire acéré, figea les étoiles dans le cristal noir du ciel.

Mais Belmondo résista. Chaque jour libre, ou le plus souvent en manquant nos cours à l'école, nous nous réveillions avant le lever du soleil et nous partions à la ville. La quatorzième fois, la quinzième, la seizième… Nous ne nous lassions pas.

10

Dans la forêt il faisait encore nuit. La neige était tantôt dorée par la lune, tantôt intensément bleue. Chaque jeune sapin rappelait une bête aux aguets, chaque ombre était vivante et nous observait. Nous parlions peu, n'osant pas rompre le silence solennel de ce royaume endormi. De temps à autre une branche de sapin se libérait d'un grand chapeau blanc de neige. Nous entendions son frôlement assourdi, puis le bruit étouffé de sa chute. Et les cristaux voltigeaient encore longtemps sous cette branche réveillée et s'irisaient en paillettes vertes, bleues, mauves. Et tout se figeait de nouveau dans la somnolence argentée de la lune… Parfois nous percevions ce léger frôlement, mais toutes les branches restaient immobiles. Nous tendions l'oreille: «Des loups?» Et, au-dessus de la clairière, nous voyions passe l'ombre d'un hibou. Le silence était si pur que nous croyions sentir la densité et la souplesse de l'air glacé qu'incisaient les grandes ailes grises de l'oiseau.

C'est durant ces heures encore ombrées d nuit que j'aimais revenir à mon secret…

Mes compagnons traversaient la forêt pour aller voir une comédie, pour apprendre quelques nouvelles répliques par cœur, pour rire. Et moi, si je me rendais à L'Octobre rouge, c'était pour participer à une miraculeuse transfiguration: bientôt j'allais avoir un autre corps, une autre âme, et l'oiseau dans ma poitrine allait s'ébattre autour de mon cœur en hérissant ses plumes. Mais pour le moment, il ne bougeait pas. Et avec un plaisir douloureux je portais en moi ma peine d'adulte – la maison de la femme rousse.

Ma douleur, je la croyais unique, tout autant qu'inimitable la transfiguration qui m'attendait sur la terre promise de l'Occident. Et j'aurais été très étonné d'apprendre que Samouraï et Out-kine, qui glissaient à travers la taïga endormie, emportaient aussi sous leurs touloupes une douleur et un espoir. Une énigme. Un passé mystérieux. Je n'étais pas le seul élu…


Le mystère de Samouraï était rude et simple. Il me le confia un soir d'hiver, un mois après l'arrivée de notre héros… Nous étions dans notre petite isba des bains, lui dans son baquet de cuivre, moi étalé sur le bois chaud et humide du banc. Des rafales de vent criblaient l'étroite fenêtre de neige sèche, celle des grands froids. Samouraï resta longtemps silencieux, puis il se mit à parler sur un ton plaisant, enjoué. Comme quand on raconte une espièglerie de son enfance. Mais on sentait que sa voix nonchalante risquait de déraper à tout moment sur un cri de douleur étouffé…

Il devait avoir dix ans à l'époque. Par une journée chaude de juillet, une de ces journées brûlantes de l'été continental, Samouraï – qu'on n'appelait pas encore Samouraï – sortait de l'eau en courant. Tout nu, il grelottait sous ce soleil cuisant. La rivière ne parvenait pas à se réchauffer durant ces quelques semaines de canicule.

Il sortit et courut vers les buissons auxquels il avait accroché ses vêtements. Soudain, trébuchant sur une pierre ou une grosse racine, il tomba. Il n'eut pas le temps de comprendre que ce n'était pas une racine, mais un croche-pied adroit… Deux mains l'empoignèrent à la taille. À quatre pattes, il fit une tentative pour se dégager, ne devinant encore rien. Au même moment, il vit devant lui des bottes de cuir, sentit le poids d'une main qui attrapait ses cheveux humides. Il poussa un cri. Celui qui lui serrait les hanches se mit alors à lui donner des coups de poing dans les reins. Samouraï arqua le dos, gémit, voulut de nouveau s'enfuir. Mais la lourde main qui empoignait ses cheveux enserrait maintenant son visage, comme une muselière. Deux doigts aux ongles jaunes et plats s'enfoncèrent dans le bas de ses orbites – c'était une mise en garder: «Encore un cri et je te crève les yeux.» Il eut pourtant le temps de remarquer que l'homme, devant lui, s'était mis à genoux. Il entendit quelques jurons, des ricanements un peu nerveux. Samouraï ne comprenait pas pourquoi, s'ils voulaient le tuer, ils tardaient à tirer un cou-teau ou une pique… Tout à coup, il lui semba que celui qui était derrière voulait déchirer soq corps nu en écartant ses jambes humides. Samouraï cria de douleur et, d'un petit éclat de vue qui lui restait encore, il vit que l'un des agresseurs se mettait à déboutonner son pantalon…

Au moment du danger, l'enfant rejoint plus facilement l'animal qui n'est pas encore tout à fait assoupi en lui. C'est l'agilité de cet animal qui sauva Samouraï. Son corps exécuta une série de mouvements d'une rapidité inaccessible à la perception humaine. Ce n'étaient pas des gestes, mais plutôt une vibration fulgurante qui parcourut son corps de la tête aux pieds. Son bras rejetait la main qui le muselait à l'instant même où sa tête se redressait légèrement pour affaiblir la ression des doigts dans les yeux. Son pied brusquement relevé entrait dans le ventre de son agresseur. Son épaule touchait l'herbe en entraînant ce corps vibrant vers la rivière…

Il n'avait pu devenir tout à fait une jeune bête prise au piège. Au dernier moment quelque chose sembla craquer dans son dos. Une douleur poignante le transperça jusqu'à la nuque. Samouraï crut ne plus pouvoir faire un seul pas. Mais dès qu'il plongea dans l'eau, la douleur le quitta. Comme si le courant froid et souple avait tout remis en place dans son jeune corps torturé…

Il se retrouva sur la rive opposée. Il contempla la rivière avec stupéfaction. Jamais il n'avait tra-versé l'Oleï à la nage. Trop large, trop rapide. Il ne sentait pas son corps, ne pouvait distinguer sa respiration du souffle des cèdres. Sa tête mouillée résonnait en fondant dans le ciel lumineux. Et quelque part, au milieu de ce corps sans limites dissipé dans l'immensité de la taïga, on entendait la voix répétée et sonore d'un coucou…

Sur la rive opposée, Samouraï ne vit personne. Il attendit le soir pour y revenir. Il nagea, cette fois, en s'accrochant à un tronc d'arbre flottant. L'Oleï redevenait infranchissable. On n'avait pas touché à ses vêtements. Sur le sol piétiné traînaient quelques mégots…

C'est depuis ce jour-là que Samouraï eut 1a hantise de la force.

Autrefois, le monde était bon. Et simple. Comme la lumière tranquille de ces nuages blancs dans le ciel et leur reflet dans le miroir vivant de l'Oleï. Maintenant, il y avait cette matière visqueuse qui stagnait dans les pores sombres de la vie dissimulés par les mots, par 1es sourires, cette matière: la force. À tout moment elle pouvait vous envelopper, vous écraser contre le sol, vous casser en deux.

Samouraï se mit à détester les forts. Et pour pouvoir leur résister, il décida d'aguerrir son corps. Il voulut que l'agilité d'animal qui l'avait sauvé devienne toute naturelle…

Avant l'automne il sut traverser la rivière, aller et retour, sans se reposer. C'est lui qui eut l'idée de se jeter tout nu dans la neige en sortant des bains sous le ciel glacé. Au départ, ce n'était qu'un exercice guerrier… Il savait aussi qu'il fallait endurcir la tranche de la main. Comme faisaient les Japonais. Bientôt, il cassait de grosses branches sèches du premier coup. À treize ans, il avait la force d'un homme adulte. Il n'en avait pas encore l'endurance. Il arrivait souvent à l'école, le visage couvert de bleus, les osselets des doigts écorchés. Mais souriant. Il n'avait plus peur des forts.

Puis, un jour, il troqua une minuscule pépite d'or (nous en avions tous un certain nombre) contre une belle carte postale étrangère. On voyait sur son image lustrée une mer bleue, une avenue bordée de palmiers, des maisons blanches aux larges fenêtres. Il s'agissait de Cuba. Les journaux ne parlaient que de ce pays et de son peuple qui avait le courage de résister à la puissance des États-Unis. La haine des forts trouva son objet planétaire: Samouraï s'éprit de la petite île et détesta les Américains. Son attachement romantique s'incarna dans une figure féminine rêvée: une belle compagne d'armes, une jeune guerrière au charme créole, vêtue d'un treillis aux manches retroussées…

Mais cet amour, tout comme cette haine, venait trop tard. L'enthousiasme révolutionnaire était bien loin, et même dans notre fin fond sibérien on commençait à se moquer ouvertement de l'ancien ami barbu. Et de Samouraï dont la passion était connue de tout le monde. A l'école, les gars chantaient souvent à son intention des couplets très à la mode, sur l'air du chant des héroïques «barbudos» de Castro, mais les paroles étaient toutes différentes, trafiquées:

Cuba , rends-nous notre blé!

Et notre vodka en outre…

Cuba , reprends ton sucre mouillé!

Castro, on n'en a rien, à foutre!

Samouraï leur jetait un regard méprisant. Il ignorait cette insolence des faibles: ces persifleurs savaient qu'il ne s'abaisserait pas à leur donner une correction… Mais au fond de lui-même, Samouraï se posait beaucoup de questions embarrassantes… Surtout depuis ce jour où le dernier coup bas lui fut porté par l'Histoire.

C'était après une leçon de géographie. Ce jour-là, le professeur parlait de l'Amérique centrale. Quand la sonnerie retentit et que la salle se vida, Samouraï s'approcha du bureau et retira de son sac la belle carte avec une vue de La Havane. La mer d'azur, les palmiers, les villas blanches, les promeneurs bronzés. Le professeur l'examina, puis, la retournant, lut la légende.

– Ah! mais bien sûr, c'était avant la révolution! constata-t-il. Je me disais aussi…

Il se tut, puis, rendant la carte à Samouraï, expliqua en détournant le regard:

– Tu sais, ils sont dans une situation éconono-mique assez difficile… Sans notre aide ça serait vraiment dur. Un ancien ami a travaillé là-bas comme coopérant. Il raconte que même les chaussettes sont rationnées, une paire par an à chacun… Enfin, c'est le blocus impérialiste, bien sûr, qui fait ça…

Samouraï fut bouleversé. Il fallait imaginer les audacieux «barbudos», mitraillette au poing, faire la queue pour obtenir une nouvelle paire de chaussettes!


Lorsque Belmondo arriva, Samouraï avait seize ans. Toutes les questions maudites éveillées par son amour trahi étaient en train de se transformer en une plaie qui l'empêchait de voir, de respirer, de sourire. Il était devenu fort, mais le mal qu'il se proposait de combattre se renouvelait comme les têtes de l'Hydre – avec l'arrivée d'une nouvelle équipe de bûcherons, avec une nouvelle bagarre d'ivrognes sur le perron du magasin de vins. C'est juste s'il était parvenu à conquérir une étroite zone de sécurité autour de sa propre personne. La vie ne changeait pas. Et la belle compagne d'armes, en pantalon kaki et en treillis aux manches retroussées, se faisait attendre. En plus, le blue-jean yankee, en faisant son apparition sur les jambes dodues d'un fils d'ap-paratchik local, fit des ravages dans les jeunes âmes sibériennes…

Fallait-il alors continuer de casser les branches avec la tranche de la main? Traverser la rivière en tenant au-dessus de la tête une barre de fer, réplique de la future mitraillette? Rabrouer les bûcherons ivres? Couper les têtes de l'Hydre, en dédoublant le mal? Vivre comme sur une île assiégée? Défendre les faibles qui vous jettent dans le dos leurs moqueries perfides? C'est alors que Samouraï rencontra Belmondo. Il vit ces exploits pour rien, cette lutte pour la lutte. Il découvrait que se battre pouvait être beau. Que le coup porté avait son élégance. Que le geste prévalait souvent sur le but de l'effort. Que c'était le panache qui comptait. Samouraï découvrait l'amère esthétique de la lutte désespérée contre le mal. Il y vit l'unique issue du labyrinthe de ses questions maudites. Oui, se battre en ne pensant qu'à la beauté du combat! Se lancer en cavalier seul dans la cascade guerrière. Et quitter le champ de bataille avant que les faibles reconnaissants viennent vous encenser ou vous reprocher quelques excès. Oui, se battre tout en sachant que la victoire serait de courte durée. Comme dans le film… L'éditeur, vaincu, ridiculisé, privé de sa perruque, s'installerait dans son bureau inaccessible, mais c'est la beauté de ces quelques instants finals qui serait la meilleure récompense pour le héros: enlaçant sa belle voisine reconquise, il jette du balcon les feuilles de son manuscrit à l'éditeur et à sa clique qui battent en retraite. Quelle folie, mais quel geste!

Une semaine après la première séance, Samouraï se battit contre deux camionneurs ivres dans la cantine d'ouvriers. Tout était respecté dans ce scénario de bagarre classique. Les criaillements stridents de la cantinière, le silence du troupeau humain saisi par la peur et par le réflexe du «cela ne me regarde pas». Et le jeune premier qui se lève du fond de la salle et s'approche des deux agresseurs. Les camionneurs étaient des nouveaux venus, ils ne savaient pas que la main de ce jeune homme cassait de grosses branches du premier coup. Deux ou trois sifflements de cette main-sabre suffirent pour les jeter dehors. Mais Samouraï ne pouvait plus se contenter d'un tel dénouement. Il revint dans la cantine et, sous les regards des clients figés devant leurs assiettes, il posa près de la caissière tapie derrière son comptoir un rouble froissé en disant:

– Ces malheureux ont oublié de payer leur soupe!

Et il sortit dans le vent glacé, accompagné d'une rumeur d'admiration…

Rentrant à la maison, il s'assit devant un miroir et se dévisagea longuement. Une boucle de cheveux sombres barrant le front, un nez légèrement écrasé – trace de quelque combat inégal -, des lèvres tendues dans un pli volontaire, une mâchoire inférieure lourde, habituée aux boulets des pesants poings d'hommes. Il lança un clin d'œil amical à celui qui le regardait dans le miroir. Il l'avait reconnu. Il s'était reconnu… Jamais notre fabuleux Occident ne lui avait paru aussi proche!

11

Le soleil se levait quand nous sortions de la taïga vers la vallée de l'Oleï. Comme si nous laissions la nuit au fond de ce royaume endormi des sapins, dans l'ombre argentée que traversait sur ses ailes le grand hibou cherchant un refuge pour la journée.

Le disque rouge émergeait d'un voile froid et, lentement, effaçait les gammes du gris et du bleu avec celles du rose. En secouant notre torpeur nocturne, nous nous mettions à parler, à échanger nos impressions de la dernière séance. Mais surtout, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à l'extinction de voix, à imiter Belmondo…

Cette fois, au seizième voyage pour le film, Samouraï nous devança un peu, s'engageant à grands pas dans la plaine qui attirait par sa surface mauve et lisse. Je m'arrêtai pour attendre Outkine. Il déboucha sur ce grand espace libre et lumineux, en quittant l'ombre de la forêt, contourna le sommet d'un petit sapin noyé dans la neige et vint me rejoindre.

J'étais toujours un peu gêné par son regard. Par ce mélange de jalousie, de désespoir et de résignation avec lequel il scrutait mon visage…

Cette fois, il n'en était rien. Traînant sa jambe mutilée, il s'approcha de moi, son épaule droite pointant vers le ciel, et me sourit. Il me dévisageait comme son égal, sans aucune amertume ni jalousie. Sa démarche de canardeau semblait ne plus le préoccuper. Je fus frappé par la séré-nité de son visage. En reprenant la route, je me dis que je voyais ces yeux calmes et comme assa-gis déjà depuis un certain temps. Je ralentis un peu ma course en me laissant devancer et, répondant machinalement aux paroles de mes compagnons, je me mis à penser au mystère d'Outkine.

Car, pour lui aussi, la séance de dix-huit heures trente était bien plus qu'une simple comédie burlesque…

C'est que ce jour lointain de printemps, quand son corps avait été broyé par les glaces de la débâcle, ses yeux d'enfant avaient changé de vision. Outkine acquit alors une vue particulière que seules la douleur ou la jouissance extrêmes peuvent procurer. En ces moments, nous pouvons nous observer – avec recul – comme un étranger. Un étranger méconnaissable, dans cette douleur trop forte, dans les spasmes d'un plaisir violent. Pour quelques instants nous supportons ce dédoublement…

Outkine se vit ainsi. Contre le mur clair d'une chambre d'hôpital. Sa souffrance était si dure qu'il avait presque envie de se demander: «Mais qui est-il, ce petit gars maigre qui geint et frissonne dans sa carapace de plâtre?» Oui, ce fut très tôt, à l'âge de onze ans, qu'il expérimenta cette vision – ce corps estropié qui crie, qui souffre, et, à côté, on ne sait pas trop où, ce regard détaché, apaisé. Cette présence, amère et sereine. Semblable à une journée d'automne claire, à l'odeur pénétrante de feuilles mortes. Cette présence c'était aussi lui, Outkine le savait, oui, une part de lui. Peut-être la plus importante. En tout cas la plus libre. Il n'aurait pas su dire ce que représentait pour lui ce dédoublement. Mais, intuitivement, il percevait la tonalité de cet imaginaire instant d'automne en lui…

Il suffisait de fermer les yeux, de se mettre à l'unisson avec ce soleil bas scintillant dans les feuilles jaunes, avec cette odeur clarifiée de la forêt, avec cet air limpide… Et l'on pouvait se poser une question calme, désintéressée: «Mais qui est-il, ce jeune gars qui traîne sa jambe mutilée et pointe une épaule vers le ciel?…»

Outkine aimait venir dans cette journée qu'il n'avait jamais vue, y rester au milieu des arbres inconnus aux larges feuilles ciselées, jaunes et rouges, qu'on ne trouvait pas dans la taïga. Regarder à travers ce feuillage empli de soleil le petit bonhomme qui s'en allait en boitant, la tête baissée sous les rafales de neige…

Le mystère d'Outkine… L'essentiel, c'est que l'énorme triangle de glace qui s'était soudainement détaché de la berge du fleuve lui laissa le temps de réaliser ce qui se passait. Il eut le temps d'apercevoir la foule de badauds qui reculait en distinguant le crissement menaçant, d'entendre leurs cris. Et d'avoir peur. Et de comprendre qu'il avait peur. Et d'essayer de se sauver sans faire rire l'attroupement humain par ses bonds. Et de comprendre que c'était idiot de se soucier du rire des autres. Et de penser: c'est moi, oui, c'est bien moi, je suis seul sur cette glace qui se brise, se renverse dans les flots, c'est moi, c'est le soleil, le printemps, j'ai peur…

Sa douleur, tel un cristal taché par les incrustations des impuretés, garderait cette poussière de pensées fébriles et banales. Elles se graveraient dans ce cristal, dans sa transparence de larmes gelées.

Le fleuve était trop puissant, son souffle, même au moment de la débâcle, trop lent pour que le malheur puisse être subit. Les yeux du garçon le vivaient comme au ralenti. L'homme qui, ris-quant d'être lui-même écrasé par les glaces, retira Outkine, s'écria joyeusement:

– Regardez-moi ce canardeau mouillé! Encore un peu et il aurait plongé… Non, mais c'est un vrai canardeau!

Il continuait à pousser des petits rires, pour dissimuler sa propre peur, pour rassurer les badauds. Outkine, qui devenait à ce moment le Canardeau-Outkine, était assis sur la neige, recroquevillé en une boule humide, et il regardait l'homme qui riait en essuyant ses mains écor-chées contre son pantalon. Il le regardait de son œil trouble, profitant des derniers instants avant le déferlement de la douleur. Par un pressentiment indicible, il devinait que ce rire venait déjà d'une tout autre époque de sa vie. Et ces encouragements des badauds qui se demandaient s'il fallait appeler une ambulance, ou si le Canardeau allait se remettre tout seul en se séchant et en buvant un thé chaud. Ce soleil aussi était un soleil d'autrefois. De même que la beauté du printemps. Et ce surnom qu'il venait de recevoir – Outkine – s'appliquait, en fait, à un être qui n'existait plus – à un garçon comme un autre qui était venu contempler la débâcle en cette matinée très ordinaire de sa vie… Et quand, soudain, la neige devint toute noire, quand le soleil se mit à sonner en vibrant, en pénétrant dans le corps de sa masse brûlante, quand les crêtes des premières vagues de douleur se mirent à lui fouetter le visage, Outkine entendit pour la première fois cette voix lointaine: «Mais qui est-ce, ce petit gars qui crie sa peine en recrachant le sang de ses poumons écrasés, en se débattant dans la neige fondue comme un jeune oiseau aux ailes cassées?»

Le fait que le malheur était arrivé sans hâte, au rythme de la puissance du fleuve et de l'immensité des glaces, dirigea Outkine vers une réflexion étrange et très éloignée de ses préoccupations enfantines. Il commença à douter de la réalité de tout ce qui l'entourait. A douter de la réalité elle-même…

Dès le jour où, de l'hôpital, on le ramena à la maison, ce doute surgit. Outkine était assis dans la pièce de leur isba, une pièce très propre, emplie d'objets bienveillants, dont chacun faisait entendre un léger écho de souvenirs, une pièce qui avait la douce tonalité de la présence maternelle. Sa mère apporta de la cuisine une bouilloire, posa deux tasses sur la table, prépara le thé. Outkine savait déjà que sa vie ne serait jamais plus comme avant. Que désormais le monde avancerait à sa rencontre en répétant les cahots de sa démarche boiteuse. Que le tourbillon des jeux de ses camarades le rejetterait toujours du centre vers la périphérie, vers l'inaction. Vers l'exclusion. Vers l'inexistence. Il savait que sa mère aurait toujours cette intonation enjouée dans la voix et cet éclat sombre du désespoir dans les yeux qu'aucune tendresse ne saurait dissimuler.

De nouveau, il se souvint de ce malheur au ralenti – la marche pesante et majestueuse des glaces, leur collision titanesque, le bruit assour-dissant du choc, l'empilement des énormes éclats découvrant ces blocs d'une transparence verdâtre, de plus d'un mètre d'épaisseur. Sa mémoire reproduisit avec une précision infail-lible la suite syncopée de ses pensées. Debout sur le triangle de glace, s'agrippant à l'impossible équilibre, il avait eu peur du rire des autres… Et c'est sans doute cette crainte du ridicule qui l'avait rendu maladroit…

Oui, cela avait tenu à si peu de chose. S'il avait été un peu plus rapide, un peu moins embarrassé par le regard de la foule massée sur la rive, rien n'aurait changé. S'il s'était écarté de quelques centimètres du bord du fleuve, ce thé qu'il allait prendre avec sa mère aurait pu avoir un tout autre goût, et la journée de printemps derrière les fenêtres un tout autre sens. Oui, la réalité n'aurait pas changé.

Ébahi, il découvrait que ce monde solide, évident, régi par les adultes qui savaient tout, s'avérait soudain fragile, improbable. Quelques centimètres de plus, quelques regards moqueurs interceptés, et vous vous retrouvez dans une tout autre dimension, dans une autre vie. Une vie où les camarades d'hier s'envolent en vous laissant boiter dans la neige fondue, où la mère fait un effort surhumain pour sourire, où l'on s'habitue peu à peu à ce que vous êtes comme ça, en vous figeant définitivement dans cette nouvelle apparence.

Cet univers, tout à coup incertain, le terrifiait. Mais parfois, sans pouvoir l'exprimer clairement, Outkine éprouvait une vertigineuse liberté en pensant à sa découverte. En effet, tous ces gens prenaient le monde au sérieux, persuadés de son évidence. Et lui seul savait qu'il suffisait d'un rien pour rendre cet univers méconnaissable. C'est alors qu'il se mit à séjourner dans cet automne ensoleillé qu'il n'avait jamais vécu, au milieu de larges feuilles jaunes qu'il n'avait jamais vues. Il ne pouvait même pas dire comment cette journée naissait en lui. Mais elle naissait. Outkine fermait les yeux et respirait l'odeur forte et fraîche du feuillage… De temps en temps, un petit chuchotement désagréable se mettait à grésiller dans sa tête: «Cette journée n'est pas réelle, et la réalité c'est que tu es un boiteux dont personne ne veut pour ses jeux.» Outkine ne savait pas quoi répondre à cette voix. Inconsciemment, il devinait que la réalité, dépendant de quelques centimètres et de quelques ricanements de badauds, était plus irréelle que n'importe quel rêve. Ne pouvant pas le dire, Outkine souriait en plissant les yeux sous le soleil bas de sa journée d'automne. L'air était translucide, les fils de la vierge Voltigeaient en ondoyant légèrement… Et cette beauté était son meilleur argument.

Et puis, un jour, il avait déjà treize ans – deux ans de sa nouvelle vie -, son grand-père lui donna à lire un récit. Le grand-père, cet ours polaire taciturne et solitaire, avait été journaliste. Son texte, deux pages et demie tapées à la machine, portait l'empreinte ineffaçable du style journalistique, presque aussi tenace que cette lettre «k» dans sa frappe, qui voulait toujours grimper plus haut que les autres. Mais Outkine ne remarqua même pas ces détails d'écriture, tant il fut bouleversé par l'histoire. Et pourtant, l'histoire n'avait rien d'extraordinaire.

Tel un reporter au pays de sa jeunesse, le grand-père évoquait une colonne de soldats, embourbée quelque part sur les routes de la guerre, sous la pluie glacée de novembre. Leur armée battue, dispersée, reculait devant l'avancée des divisions allemandes, en cherchant refuge plus près du cœur de la Russie… Les forêts nues, les villages morts, la boue…

«Chaque soldat emportait avec lui le souvenir de quelque cher visage, mais moi je n'avais personne. Pas d'amie, je me croyais laid etj'étais très timide, pas de fiancée, j'étais en plus très jeune, pas de parents, le destin l'avait voulu ainsi. Personne à qui j'aurais pu penser. J'étais le plus seul sous le ciel gris et bas. De temps en temps, une télègue devançait notre colonne. Un cheval maigre, un amas de malles, quelques visages apeurés. Nous étions pour eux les soldats de la défaite. Un jour, nous croisâmes une télègue arrêtée en rase campagne. Crépuscule pluvieux, vent, route défoncée. Je marchais derrière les autres. Il n'y avait plus aucun ordre dans nos rangs. Une femme, un bébé dans les bras, leva le visage comme pour nous dire adieu. Son regard effleura le mien. Un instant… La nuit tomba et nous marchions toujours. Je ne savais pas encore que je me souviendrais durant toute ma vie de ce regard. A la guerre. Puis, pendant sept longues années dans le camp. Et aujourd'hui… Marchant dans le crépuscule, je me disais: "Dans la nuit, ils emportent chacun leur souvenir. Et moi, j'ai à présent ce regard…" Une illusion? Une chimère? Peut-être… Mais grâce à cette illusion j'ai traversé l'enfer. Oui, si je suis virant, c'est grâce à ce regard. Ce refuge où les balles ne m'atteignaient pas, où les bottes des gardiens qui me fracassaient les côtes ne parvenaient pas jusqu'au cœur…»

Outkine lut, relut ce récit, se le raconta à plusieurs reprises. Et, un jour, retournant à son histoire simple, il pensa: «Mais s'il ne m'était pas arrivé ce qui m'est arrivé, je n'aurais jamais compris le sens de ce regard qu'un soldat emportait dans ses yeux à travers la nuit de guerre…»

Outkine était sûr de sa journée d'automne lumineuse. Mais l'homme se réveillait déjà dans ce corps d'adolescent, dans cette enveloppe frêle et estropiée. Le monde sécrétait son savoureux poison du printemps, l'ambre mortel de l'amour, la lave des corps féminins. Outkine aurait voulu s'envoler pour nous rejoindre, nous qui planions déjà dans ces émanations enivrantes. Son élan se brisait, son envol le projetait vers la terre.


Il avait le même âge que moi, quatorze ans, en cet hiver mémorable. La partie féminine de l'école avait manifesté, au moment du malheur et quelque temps après, une attention particulière à son égard. Le réflexe maternel envers un enfant blessé. Mais, très vite, son état devint ordinaire, donc sans intérêt. De futures mères qui l'aimaient comme une poupée malade, ces fillet- tes devenaient de futures fiancées. Il ne les inté- ressait plus.

C'est alors que je commençai à surprendre le regard qu'Outkine arrêtait sur mon visage: un mélange de jalousie, de haine et de désespoir. Une interrogation muette, mais déchirante. Et quand, lors de notre baignade, les deux jeunes inconnues nous contemplaient nus, Samouraï et moi, surtout moi, à travers la danse des flammes, je compris que l'intensité de cette interrogation pouvait un jour tuer Outkine.

Mais vint Belmondo… Et en allant pour la seizième fois voir son film, Outkine sortit de l'ombre violacée de la taïga, fit quelques pas dans ma direction en me regardant avec un sourire vague comme s'il venait de se réveiller au milieu de cette plaine neigeuse éclairée du voile mauve d'un soleil matinal. Et dans ses yeux je ne retrouvai aucune hostilité maladive. Son sourire faible semblait être la réponse à l'interrogation d'autrefois. Il agita le bras en indiquant Samouraï qui marchait devant, à une centaine de mètres de nous. Puis rit doucement:

– Celui-ci veut voir plus d'espionnes que nous, ou quoi?

Nous accélérâmes un peu pour rattraper Samouraï…

… Oui, un jour Belmondo vint… Et Outkine vit que sa souffrance et ses interrogations sans réponse avaient depuis longtemps trouvé en Occident une expression classique: la misère de la vie dite réelle et les feux d'artifice de l'imaginaire, le quotidien et le rêve. Outkine tomba amoureux de ce pauvre esclave de la machine à écrire. C'est ce Belmondo-là qui lui était proche. Celui qui montait l'escalier en gonflant péniblement ses poumons poussifs, ravagés par le tabac. Oui, cet être très vulnérable, en somme. Froissé tantôt par l'indélicatesse de son propre fils, tantôt par la trahison involontaire de sa jeune voisine…

Cependant, il suffisait qu'il y ait une feuille de papier blanc dans sa machine et la réalité se transfigurait. La nuit tropicale, par le philtre magique de ses odeurs, le rendait fort, rapide comme les balles de son revolver, irrésistible. Et il ne se lassait pas de faire la navette entre ses deux mondes, pour les unir, à la fin, par son énergie titanesque: les feuilles de papier noircies voltigeaient au-dessus de la cour et la belle voisine enlaçait ce héros très peu héroïque. Outkine voyait dans ce dénouement une promesse ineffable.

Et quand, à l'école, il montait le grand escalier, en traînant péniblement son pied, il s'imaginait cet écrivain traqué par les misères du quotidien, ce Belmondo des jours pluvieux. Seulement, dans le film, il y avait en haut de l'escalier la jolie voisine pleine de sollicitude amicale. Alors qu'à l'école, dans le défilé des visages rieurs, personne n'attendait Outkine sur le palier. «La vie est bête, disait en lui une voix amère. Bête et méchante…» Mais il y a Belmondo, murmurait quelqu'un d'autre…

À mi-chemin de notre voyage, au milieu du parcours lumineux du soleil, nous nous arrêtions pour manger un peu. Le vent qui soufflait le long de la vallée était cinglant. Nous cherchions un abri, en nous installant sous une dune de neige modelée par la tempête. Le souffle glacial passait au-dessus de sa corniche coupante, la journée paraissait silencieuse, sans le moindre mouvement d'air. Le soleil, le scintillement éblouissant de la neige, le calme parfait. On eût dit que c'était déjà le printemps. De temps en temps, Outkine ou moi, nous appliquions nos paumes au cuir de la touloupe de Samouraï. Sa courte touloupe, peinte en noir, était chaude. Notre ami souriait:

– J'ai là une véritable batterie solaire, pas vrai?

Nous étions à la mi-mars, en plein hiver encore. Mais jamais nous n'avions ressenti la secrète présence du printemps aussi intensément. Il était là, il fallait seulement connaître les endroits où il s'abritait en attendant son heure.

Le vent frais, un peu de nourriture, la lumière chaude nous enivraient, nous plongeaient dans un assoupissement bienheureux… Mais soudain, une rafale de vent se brisait sur la corniche de la dune avec un sifflement aigu et saupoudrait de fins cristaux de neige nos provisions – quignons de pain, œufs durs, tartines de beurre. Il était temps de terminer le repas et de repartir. Nous raccrochions nos raquettes et grimpions sur la pente blanche, en quittant notre refuge. Le souffle glacé chassait vers nous de longs serpents de poudreuse…

Au coucher du soleil, nous revenions à notre silence du matin. Nous parlions de moins en moins pour nous taire bientôt tout à fait. De la brume bleutée à l'horizon, la silhouette de la ville commençait à se profiler lentement. Nous nous concentrions avant le film… C'est pendant ce seizième voyage que je perçus une vérité étonnante: nous allions voir chacun un Belmondo différent! Et une heure après, dans l'obscurité de la salle, j'observais discrètement les visages d'Outkine et de Samouraï. Je crus comprendre pourquoi Outkine ne se joignait pas aux esclaffements joyeux des spectateurs quand l'écrivain poussif luttait contre les marches raides de l'escalier. Et pourquoi le visage de Samouraï restait dur et fermé quand l'époustouflant éditeur s'approchait de la belle enchaînée pour lui enlever un sein…

12

En sortant après la séance, nous entendîmes une voix dans la foule:

– Samedi, ils le passent pour la dernière fois et c'est fini. On y va, samedi?

Nous nous arrêtâmes tous les trois, abasourdis. Le bâtiment du cinéma, la neige piétinée, le ciel noir, tout nous parut soudain remanié. Sans mot dire, nous nous précipitâmes vers la grande affiche, un rectangle de toile de quatre mètres sur deux représentant le visage de notre héros, entouré de femmes, de palmiers et d'hélicoptères. Nos yeux se figèrent sur la date fatidique:


JUSQU'AU 19 MARS


Lorsque le grand-père d'Outkine vit notre mine, il haussa les sourcils et demanda:

– Qu'est-ce qui vous arrive? On a fini par tuer votre Belmondo, c'est ça?

Nous ne savions pas quoi répondre. Même dans cette grande isba hospitalière où un jour l'Occident était né, nous nous sentions abandonnés.


Cependant, la vie est ainsi faite: ce que nous désirons ardemment arrive souvent sous les traits de ce que nous redoutons le plus.

Le jour de notre ultime rendez-vous avec Belmondo, ce 19 mars qui devait marquer une vraie fin du monde, nous vîmes une nouvelle affiche! A la fois différente de la précédente, et semblable en même temps, car illuminée par l'éclat du sourire et les yeux pétillants que nous reconnûmes de loin. Le dessinateur lui aussi avait dû perfectionner son art – Belmondo paraissait plus vivant, plus décontracté. Et ce visage éclatant était entouré, cette fois, d'animaux: gorilles, éléphants, tigres…

Ce fut d'abord l'explosion d'une joie sauvage: C'est Lui, IL revient! Puis, une anxiété inavouée qui commençait à nous gagner, un doute qui se mit à ronger nos cœurs fervents: restera-t-il fidèle à lui-même? Fidèle à nous?

Oui, ce nouveau Belmondo nous fit d'abord penser à un audacieux imposteur, comme l'un de ces faux tsars qui ont émaillé l'histoire russe. Tel un faux Dimitri ou un faux Pierre III don’t nous parlait notre professeur d'histoire… Le malaise s'installa. La dix-septième séance fut celle de la grande angoisse.

Tout au long du film, inconsciemment, nous attendions de lui un geste, un clin d'œil. Ou une réplique convenue qui nous aurait rassurés en attestant l'authenticité du film suivant. Nous le guettions surtout dans la dernière scène: voilà, il apparaît sur le balcon, il sourit, il jette les pages du manuscrit… C'est là que nous espérions une passerelle!

Mais Belmondo, la main gauche sur la hanche de la voisine séduite, restait imperturbable. Il semblait jouir tranquillement du suspense qui était pour nous une vraie torture.

À l'issue de la séance, nous réexaminâmes le panneau. Le visage de notre héros recréé avec de la peinture trop fraîche, trop éclatante, nous parut artificiel. Nous interrogeâmes longuement son regard dans la lumière blanchâtre d'un réverbère nocturne. Son mystère nous inquiétait…


Le jour de la première, nous gardâmes le silence durant tout le voyage. Sans nous concer- ter, nous ne fîmes pas, cette fois, notre habituelle escale pour manger. Le cœur n'y était pas. D'ailleurs, le temps ne s'y prêtait pas non plus. Le brouillard glacé collait au visage, étouffait de rares paroles, effaçait les points de repère qui nous guidaient. Chacun de nous sentait l'autre tendu, nerveux.

Dans un petit bosquet, à l'entrée de la ville, nous décrochâmes nos raquettes, en les laissant dans une cachette, comme d'habitude. Nous ne voulions pas avoir l'air de villageois. Surtout devant Belmondo.

Il nous sembla avoir attendu une bonne heure avant que la lumière s'éteigne. Quant au journal, il dura cette fois une éternité. On voyait un cosmonaute qui, tel un fantôme phosphorescent, nageait autour de son vaisseau spatial avec une lenteur de mouvements somnambulique. On croyait entendre l'insondable silence de l'espace qui l'entourait. Et la voix off, nullement gênée par ce mutisme interstellaire, annonçait avec des vibrations pathétiques:

– Aujourd'hui, alors que tout notre peuple et toute l'humanité progressiste de la planète se prépare à célébrer le cent troisième anniversaire du grand Lénine, nos cosmonautes, en faisant ce pas important dans l'exploration de l'espace, apportent une nouvelle preuve infaillible de la justesse universelle de la doctrine du marxisme-léninisme…

La voix continuait à vibrer dans les profon-deurs infinies du cosmos, tandis que le fantôme scintillant attaché au vaisseau s'apprêtait à rega-gner la capsule. Il avançait vers la porte qui s'ouvrait avec la même lenteur désespérante, centimètre par centimètre, comme s'il s'enlisait dans la gelée visqueuse d'un cauchemar. C'est là que nous pûmes constater que nous n'étions pas les seuls à attendre fébrilement le nouveau Bel-mondo. Quand le cosmonaute somnambulique se mit à plonger la tête dans la porte du vaisseau et que la voix off déclara que cette sortie dans l'espace démontrait la supériorité incontestable du socialisme, on entendit l'exclamation furieuse d'un spectateur excédé:

– Mais vas-y, nom de Dieu! Entre!

Non, nous n'étions pas les seuls à redouter l'imposture d'un faux Belmondo. Toute la salle de L'Octobre rouge avait peur d'être trahie…

Dès les premiers instants du film, personne ne se souvenait plus de ces doutes… Les muscles tendus à l'extrême, notre héros escaladait le mur d'un immeuble en feu. De longues flammes ris- quaient à tout moment d'embraser sa cape de soie noire. Et tout en haut, sur une étroite cor-1 niche, l'héroïne poussait des gémissements de détresse, levait les yeux au ciel, prête à s'évanouir…

Le cent troisième anniversaire, la promenade du cosmonaute somnambulique, la justesse universelle de la doctrine, tout s'effaça d'un coup. La salle se figea: réussira-t-il à arracher la belle évanescente aux flammes? Belmondo était vrai!

Quand la tension fut à son comble, quand tout L'Octobre rouge rythma sa respiration sur celle de l'escalade intrépide, quand tous les doigts se cramponnèrent aux accoudoirs des fauteuils en imitant l'effort des doigts accrochés à la corniche du dernier étage, quand Belmondo ne tenait plus que grâce au magnétisme de nos regards, l'incroyable se produisit…

La caméra décrivit un vertigineux zigzag et nous vîmes l'immeuble étalé à plat, sur le plancher d'un plateau de tournage. Et Belmondo qui se mettait debout en époussetant sa cape… Un metteur en scène l'apostrophait pour quelque négligence dans son jeu. Son escalade n'était qu'un truc! Il rampait à l'horizontale sur une maquette dont les fenêtres recrachaient des flammes bien surveillées.

Tout était donc faux! Mais lui, il était plus vrai que jamais. Car il nous avait admis dans la sacro-sainte cuisine du cinéma, nous autorisant à jeter un coup d'œil sur l'envers de la magie. Sa confiance en nous était donc sans bornes! Cet immeuble étalé sur le sol représentait, en fait, la passerelle rêvée, un peu comme l'espion dans la boîte de conserve. Une passerelle vers un monde plus vrai que celui du cent troisième anniversaire et des doctrines universelles. Et, forts de notre expérience occidentale, nous suivîmes Belmondo dans sa nouvelle aventure. Il sortait du studio de tournage en enjambant les fenêtres et les murs de l'immeuble en feu…


Nous redécouvrions l'Occident. Ce monde où l'on vivait sans se soucier de l'ombre lugubre des cimes ensoleillées. Le monde de l'exploit pour la beauté du geste. Le monde des corps fiers de la puissance des beaux mécanismes charnels. Le monde qu'on pouvait prendre au sérieux parce qu'il n'avait pas peur de se montrer comique, Mais surtout son langage! C'était un monde où tout pouvait être dit. Où la réalité la plus embrouillée, la plus ténébreuse trouvait son mot: amant, rival, maîtresse, désir, liaison… La réalité amorphe, innommable, qui nous entourait, se mettait à se structurer, à se classifier, à révéler sa logique. L'Occident se lisait!

Et, amoureusement, nous épelions les vocables de cet univers fantastique…


Belmondo était, cette fois, cascadeur. Encore à moitié analphabètes dans ce langage occidental, nous devinions tout de même une puissante figure de style dans ce rôle. Oui, une métaphore en chair et en os. Cascadeur! Héros dont le cou-rage serait toujours attribué à quelqu'un d'autre. Condamné à rester à longueur de temps dans l'ombre. A se retirer du jeu au moment même où l'héroïne devrait récompenser sa bravour. Hélas! ce baiser se posait sur les lèvres de son heureux sosie qui n'avait rien fait pour le mériter…

À un moment, ce rôle ingrat fut particuliere-ment rude. Le cascadeur dut à plusieurs reprises culbuter du haut d'un escalier pour éviter les rafales d'une mitraillette. Le metteur en scène, qui avait toutes les habitudes sadiques de l'édi-teur du film précédent, l'obligeait sans pitié à renouveler l'exercice. Les remontées devenaint de plus en plus pénibles, la chute plus doulou-reuse. Et, à chaque reprise, une voix féminine explosait dans un désespoir tragi-comique:

– Mon Dieu! Ils l'ont tué!

Mais le héros se relevait après sa terrible chute pour annoncer:

– Non, je n'ai pas encore fumé mon dernier cigare!

Cette réplique, répétée quatre ou cinq fois, trouva un étonnant écho dans l'âme des spectateurs de L'Octobre rouge. Outkine et moi, nous pensâmes tout de suite aux cigares de Samouraï et à ceux de son ancienne idole de La Havane. Mais le retentissement de cette exclamation fut plus profond. La réplique concentra en elle ce que beaucoup de spectateurs tentaient depuis longtemps d'exprimer. «Non, non, voulaient dire bon nombre d'entre eux, je n'ai pas encore…» Et ils ne trouvaient pas un mot juste pour expliquer que même après dix ans de camps on pouvait essayer de refaire sa vie. Que, même veuve depuis la guerre, on pouvait encore espérer. Que même dans ce fin fond sibérien le printemps existait et que cette année, sans faute, ce serait un printemps plein de bonheur et de rencontres heureuses.

– Non, je n 'ai pas encore fumé mon dernier cigare!

L'expression fut trouvée.

Et Dieu seul sait combien d'habitants de Ner-loug, dans les moments les plus noirs de la vie, ont formulé mentalement cette réplique en se jetant à eux-mêmes un clin d'œil d'encouragement.


C'est après cette séance que, pour la première fois, nous passâmes la nuit, non pas chez le grand-père, mais dans un wagon… I Samouraï nous amena à la gare de Nerloug et là, enjambant les rails, il se dirigea vers les voies les plus éloignées, à moitié recouvertes de neige… Nous nous approchâmes du convoi garé du côté d'un terrain vague. Plusieurs trains dormaient sur des voies de garage. Samouraï semblait savoir ce qu'il cherchait. Marchant entre deux trains de marchandises, il plongea tout à coup sous un wagon en nous faisant signe de le suivre…

Nous nous retrouvâmes devant un train de voyageurs aux fenêtres noires. La ville, les bruits et les lumières de la gare avaient disparu. Samouraï tira de sa poche une fine tige d'acier, la planta dans la serrure. On entendit un léger cliquetis, la porte s'ouvrit…

Une heure après, nous étions confortablement installés dans un compartiment. Il n'y avait pas de lumière, mais l'éclat lointain d'un réverbère et le reflet de la neige nous suffisaient. Samouraï, qui avait allumé la chaudière installée au bout du couloir, nous prépara un vrai thé – le seul vrai thé qui puisse exister, celui qu'on sert dans les trains, les soirs d'hiver. Nous étalâmes sur la table les provisions que nous n'avions pas mangées à midi. L'odeur du feu et du thé fort planait dans notre compartiment. L'odeur des longs voyages à travers l'Empire… Plus tard, étendus sur nos couchettes, nous parlâmes longuement de Belmondo. Cette fois, sans cris, ni grands gestes. Il était trop près de nous, ce, soir, pour qu'on eùt besoin de l'imiter…

La nuit, je rêvais de la nouvelle compagne de notre héros. De cette ravissante cascadeuse. Mon sommeil était transparent comme la neige qui s'était mise à tomber derrière la fenêtre noire. Je me réveillais souvent pour me rendormir quelques instants après. Elle ne m'abandonnait pas, mais s'installait pour ces quelques secondes dans le compartiment voisin. Les yeux emplis d'obscurité, je ressentais sa présence silencieuse derrière la mince paroi qui nous séparait. Je savais qu'il fallait se lever, sortir dans le couloir et l'attendre là-bas. J'étais sûr de la rencontrer, elle, la mystérieuse passagère du Transsibérien. Mais chaque fois que ce rêve était prêt à prendre forme, j'entendais le bruit d'un train qui passait sur une voie parallèle à la nôtre. J'avais l'illusion que c'était nous qui volions à travers la nuit. Je m'endormais. Et elle revenait, elle était de nouveau là. Notre wagon s'élançait vers l'ouest. En bravant le froid et la neige. Vers l'Occident.


Ainsi la fin du monde n'eut pas lieu. Et Ner-loug vit encore deux ou trois films de Belmondo. Comme si, à la suite d'un gigantesque décalage de temps, ces comédies s'étaient égarées, avaient été rejetées par le courant des jours sur quelque rive déserte, attendant de longues années pour déferler enfin, l'une après l'autre.

Belmondo vieillissait légèrement, puis rajeunissait de nouveau, changeait de compagne, de pays, de continent, de revolver, de coiffure, de tonalité de bronzage… Mais cela nous paraissait très naturel. Nous lui attribuions une immortalité bien particulière, la plus exaltante, celle qui permet de voyager à travers les âges, de revenir en arrière, ou de friser le déclin juste pour mieux ressentir le goût de la jeunesse.

Rien d'étonnant que ce voyage à travers le temps brassât tant de superbes corps féminins, tant de nuits torrides, tant de soleil et de vent.

Belmondo s'installa, prit ses quartiers dans L'Octobre rouge, juste à mi-chemin entre le bâtiment trapu de la milice et du KGB locaux et l'usine La Communarde où l'on fabriquait les barbelés destinés à tous les camps de cette région de la Sibérie…

Il occupa le grand panneau et, désormais, les gens qui marchaient dans l'avenue Lénine remarquaient non pas les uniformes gris des miliciens, ni les énormes écheveaux de barbelés emportés par les camions, mais son sourire.

Sans se l'avouer, les habitants étaient persua-dés que les autorités avaient commis une énorme gaffe en laissant cet homme, avec un tel sourire, s'installer sur l'avenue. Sans pouvoir expliquer leur intuition, ils sentaient que ce sourire allait jouer un sacré tour aux dirigeants de la ville. Un jour… Car déjà les spectateurs se surprenaient à ne plus ressentir aucun frisson à la vue des uniformes gris, ni aucun malaise devant les horribles hérissons d'acier sur les camions. Ils voyaient le sourire au bout de l'avenue Lénine, près du cinéma, et eux-mêmes souriaient en éprouvant une bouffée de confiance au milieu du brouillard glacé.

Et, sur le perron du magasin d'alcools, pour 1a première fois de notre vie, nous fûmes témoins, non d'une bagarre, mais d'un accès de rire… Oui, ils riaient à gorge déployée, tous ces hommes rudes aux visages rubiconds; ils se pliaient en deux, non pas sous l'effet d'un coup bien porté dans le plexus solaire, mais à cause du rire! Ils se tapaient les cuisses avec leurs poings de fer, ils essuyaient leurs larmes, ils juraient, ils riaient! Et dans leurs gestes, dans leurs cris, nous reconnaissions le dernier Belmondo. Il était là, parmi ces Sibériens, ces chercheurs d'or, ces chasseurs de zibelines, ces bûcherons…

De nouveau, les habitants qui passaient à côté du magasin se disaient avec une joie secrète: «Mais ils ont fait quand même une énorme connerie, ces apparatchiks, en l'installant là, sur l'avenue!»

Imperturbable, Belmondo nous souriait de loin.

Dans notre éblouissement amoureux, nous expliquions tous les changements par sa présence. Tout était, de près ou de loin, lié à lui. Comme ce tonnerre, ces éclairs au début d'avril, dans le ciel encore hivernal, au-dessus de la ville couverte de neige.

Nous entendîmes cet orage intempestif la nuit, après la séance, étendus sur les couchettes de notre compartiment. Un éclair immobilisa nos visages étonnés. Le tonnerre grommela. Nous l'écoutions à travers notre sommeil regorgeant de rêves. Ce train immobile semblait s'élancer dans un voyage où régnait un merveilleux désordre de saisons, de climats, de temps. Un orage tropical au-dessus du royaume des neiges.

Nous avions hâte de nous rendormir en espérant des songes particulièrement fastueux. Mais ce que je vis dans ce voyage se révéla d'une simplicité inattendue…

C'était une petite gare, bien plus modeste que celle de Nerloug, une maison perdue au milieu des sapins silencieux. Un hall d'attente faiblement éclairé par une lampe invisible. Le bruit étouffé de quelques rares personnes, invisibles elles aussi, les bâillements réprimés d'un employé. L'odeur d'un poêle où brûlaient des bûches de bouleau. Et, au centre de la salle, devant un tableau d'horaires qui ne comportait que quelques lignes, une femme. Elle examinait attentivement les heures d'arrivée, en regardant de temps en temps la grande horloge sur le mur. Dans mon sommeil, je sentais que, cette fois, son attente n'était pas vaine, que quelqu'un devait absolument venir d'un instant à l'autre. Venir avec un train étrange dont aucun tableau n'an-nonçait l'arrivée…

L'air nocturne, plein de l'odeur piquante de l'orage, pénétrait dans notre wagon endormi. C'était la fraîcheur de la première bouffée qu'as-pire le voyageur en descendant du train, la nuit, dans une gare inconnue, où une femme l'attend…

13

Un soir, nous tombâmes sur un train tout neuf…

Oui, ses wagons n'avaient encore jamais accueilli de voyageurs. Leur peinture verte était lisse, luisante, et les plaques d'émail d'une blancheur éclatante de faïence. Les vitres, parfaitement transparentes, semblaient découvrir un intérieur plus profond, plus tentant. Et cet intérieur sentant la moleskine vierge des couchettes concentrait en lui la quintessence même des voyages. Leur esprit. Leur âme. Leur volupté.

Ce soir, Samouraï n'alluma pas la chaudière. Il tira de son sac à dos une étrange bouteille plate qu'il éclaira avec une torche électrique. Puis, posant sur la table une tasse en aluminium, il se versa quelques gouttes d'un liquide épais, brunâtre, et but lentement comme s'il voulait en apprécier toute la saveur.

– C'est quoi, ça? interrogeâmes-nous avec curiosité.

– C'est bien meilleur que le thé, croyez-moi, répondit-il en souriant d'un air mystérieux. Vous voulez goûter?

– Non, mais dis d'abord ce que c'est!

Samouraï se resservit du liquide brun, but en plissant les yeux, puis annonça:

– C'est la liqueur de la Kharg-racine. Vous vous souvenez? Celle qu'Outkine a déterrée, l'été dernier…

La boisson avait un goût que nous n'arrivions pas à identifier ni à rattacher à aucun plat déjà goûté. Une saveur alcoolisée qui semblait détacher votre bouche et votre tête du reste du corps. Ou plutôt remplir tout le reste d'une sorte d'apesanteur lumineuse.

– Olga m'a dit, expliqua Samouraï d'une voix qui planait déjà dans cette légèreté aérienne, que ce n'est pas un aphrodisiaque, mais tout simplement un euphorisant…

– Afro, quoi? demandai-je, ébahi par ces syllabes insolites.

– Eupho, comment? fit OutMne en écarquillant les yeux.

La sonorité de ces mots inconnus avait elle aussi quelque chose de volatil, de vaporeux…

Nous nous allongeâmes sur nos couchettes neuves avec, dans la tête, la scène du film qui avait frappé le plus notre imagination et qui glissa imperceptiblement dans notre sommeil rempli de rêves d'amour dignes de la Kharg-racine…

Dans cette scène, la ravissante compagne de Belmondo, vêtue d'une ombre de soutien-gorge et d'une trace de cache-sexe, arrachait la nappe en faisant tomber de la table un énorme vase avec un bouquet somptueux. Et, dans un élan sauvage, elle proposait à notre héros de célébrer leur messe charnelle sur cette table rase. Le héros esquivait cette offre extravagante. Et nous devinions que c'était notre pudeur qu'il voulait ménager. Déjà la vue de cette bacchante remplissait les murs de L'Octobre rouge d'une vibration toute particulière. Belmondo pressentait que s'il s'était laissé aller à son désir, la révolution à Nerloug aurait été imminente. Avec la prise du bâtiment trapu de la milice et la destruction de l'usine de barbelés La Communarde. Il déclinait donc la proposition, mais pour ne pas compromettre sa virilité aux yeux des spectateurs, il évoquait un tout autre champ de bataille amoureux:

– Sur la table? Et pourquoi pas debout dans un hamac? Ou sur des skis?

Et quel devait être notre amour et aussi notre confiance pour que cette hypothèse ait été prise tout à fait au sérieux! Oui, nous y avions cru dur comme fer à cette performance érotique purement occidentale. Deux corps bronzés debout (!) dans un hamac attaché aux troncs velus des palmiers. La fougue du désir était proportionnelle au déséquilibre bienheureux sous leurs pieds. La fureur des enlacements augmentait l'amplitude du tangage. La profondeur de fusion inversait le ciel et la terre. Les amants de la nuit tropicale se retrouvaient dans le creux du hamac, dans ce berceau d'amour dont le va-et-vient se calmait lentement…

Quant à l'amour sur des skis, nous étions bien placés pour imaginer la scène. Qui, mieux que nous, qui passions la moitié de notre vie sur nos raquettes, pouvait imaginer cette chaleur intense qui embrasait le corps après deux ou trois heures de course? Les amants rejetaient leurs bâtons, la piste se dédoublait et on n'entendait plus que la respiration haletante, le crissement cadencé de la neige sous les skis et le rire d'une pie indiscrète sur la branche d'un cèdre…

Cependant, nous préférions le hamac, comme plus exotique. Ce soir, planant dans les vapeurs de la racine d'amour, nous nous abandonnions à ses bercements. Dans notre sommeil, nous entendions le bruissement de longues feuilles de palmiers, nous aspirions le souffle nocturne de l'océan. De temps en temps, une noix de coco trop mûre tombait sur le sable, une vague langoureuse venait mourir près de nos sandales tressées. Et le ciel surchargé de constellations tropicales se balançait au rythme de notre désir…

Réveillés en pleine nuit, nous restâmes un long moment les yeux ouverts, sans bouger. Sans qu'aucun de nous n'ose confier sa surprenante intuition aux autres. C'était comme si le bercement du hamac se poursuivait toujours. Nous pensâmes d'abord à un train qui longeait notre voie et nous secouait légèrement… Enfin, Outkine, qui était installé sur la couchette du bas, colla son front contre la vitre noire, essayant de percer l'obscurité. Et nous entendîmes son excla-mation inquiète:

– Mais où nous allons comme ça?

Notre train roulait à vive allure à travers la taïga. Ce n'étaient pas de simples mouvements de manœuvres sur les voies de la gare, mais bel et bien une course rapide et régulière. On ne voyait plus la moindre lueur: rien que la muraille impénétrable de la taïga et une bande de neige le long de la voie.

Samouraï consulta sa montre: il était deux heures moins cinq.

– Et si on sautait? proposai-j'e, pris de panique, mais éprouvant déjà la naissance d'une ivresse exaltante.

Nous allâmes tous les trois vers la sortie. Samouraï ouvrit la portière. Nous eûmes l'impression qu'une branche de sapin glacée vint nous cingler le visage, nous coupant le souffle. C'était le dernier froid de l'hiver, son combat d'arrière-garde. Les aiguilles du vent, de la poussière neigeuse et l'ombre infinie de la taïga… Samouraï claqua la portière.

– Sauter ici, c'est se jeter directement dans la gueule du loup. Je parie qu'on roule déjà depuis au moins trois heures. Et puis, à cette vitesse… Je ne connais qu'un seul homme qui en serait capable, ajouta-t-il.

– Qui ça?

Samouraï sourit en lançant un clin d'œil:

– Belmondo!

Nous rîmes. La peur s'estompa. En revenant dans notre compartiment, nous décidâmes de descendre au premier arrêt, au premier endroit habité… Outkine sortit une boussole et, après des manipulations minutieuses, annonça:

– Nous allons vers l'est!

Nous aurions préféré la direction opposée. Mais avions-nous le choix?

Les bercements du wagon eurent vite raison de.notre résistance héroïque au sommeil. Nous nous endormîmes en imaginant tous les trois la même scène: Belmondo pousse la porte du wagon, scrute la nuit glacée qui défile à toute vitesse dans le tourbillon de la poudre neigeuse et, prenant appui sur le marchepied, il se jette dans l'ombre épaisse de la taïga…

C'est le silence et l'immobilité parfaite qui nous réveillèrent. Et aussi la fraîcheur lumineuse de la matinée. Nous attrapâmes nos chapkas, nos sacs et nous nous précipitâmes vers la sortie. Mais derrière la porte il n'y avait aucune trace d'habitation, ni de quelque activité humaine. Seul le flanc boisé d'une colline dont le sommet blanc s'imprégnait lentement de la limpidité du soleil levant…

Nous restions devant la portière ouverte, humant l'air. Il n'était pas glacé et sec comme à Svetlaïa. Il pénétrait dans nos poumons avec une douceur souple, caressante. On n'avait pas besoin de le réchauffer d'abord dans la bouche avant de l'aspirer, comme les âpres gorgées du vent de chez nous. Les neiges qui s'étendaient devant nos yeux nous firent penser à un étrange redoux éternel. Et la forêt qui grimpait sur le flanc de la colline, elle aussi était toute différente de notre taïga. Ses arbres avaient dans le tracé de leurs branches une délicatesse un peu sinueuse, un peu maniérée. Oui, on aurait dit qu'ils étaient dessinés à l'encre de Chine sur fond de neige amollie, dans l'éclairage tamisé du soleil levant. Et autour de leurs troncs s'enroulaient les longs serpents des lianes. C'était la jungle, la forêt tropicale, figée subitement dans la glace…

Soudain, entre les arbres, nous vîmes une orange… Oui, une tache colorée semblable à des fragments de son écorce éparpillés sur la neige entre les troncs et les branches noires. Ce fut Samouraï – il était presbyte – qui cria:

– Mais c'est un tigre!

Et dès que le mot fut prononcé, les fragments de l'écorce se rassemblèrent en un corps de puissant félin.

– Un tigre d'Oussouri, souffla Outkine avec admiration.

Le tigre était là, à deux cents mètres du train, et semblait nous dévisager calmement. Il traversait probablement la voie à cet endroit chaque matin, et il devait être très étonné de voir notre train flambant neuf qui bouleversait ses habitudes de maître de la taïga.

Le train s'ébranla et nous crûmes discerner la tension immédiate des muscles de ce corps royal prêt à faire un long saut pour éviter le danger…

Il n'y eut plus d'arrêt jusqu'au bout. Nous ces-sâmes de nous inquiéter en comprenant que d'une escapade anodine notre voyage s'était depuis un bon moment transformé en une véritable aventure. Il fallait la vivre comme telle. Peut-être ce train fou ne s'arrêterait-il jamais?

La boussole d'Outkine indiquait à présent le sud. Le ciel s'embrumait peu à peu, les contours des collines devenaient flous. Et le goût du vent qui s'engouffrait dans la fenêtre baissée échappait à toute définition: tiède? humide? libre? fou?

Son parfum singulier se renforçait, s'épaississait. Et, comme si la locomotive finissait par se lasser de lutter contre ce flux de plus en plus dense, comme si les wagons neufs s'enlisaient dans cette coulée odorante, le train ralentit, longea quelque banlieue insignifiante, puis un long quai, et enfin s'arrêta.


Nous descendîmes au milieu d'une ville inconnue. Avec notre flair sauvage nous suivions l'avenue remplie à ras bords par ce souffle puissant que nous avions déjà distingué dans le wagon. Nous voulions maintenant parvenir à sa source. Il y eut d'abord l'entassement de bâtisses laides et basses, d'entrepôts aux portes bâillantes, puis les flèches noires des grues…

Et soudain ce fut le bout du monde!

L'horizon disparut dans la brume radoucie. La terre se coupa à quelques pas devant nous. Le ciel commençait à nos pieds.

Nous nous arrêtâmes au bord du Pacifique. C'était son souffle profond qui avait immobilisé notre train…

Nous avions accompli le même parcours fabuleux que les cosaques d'antan. Et comme eux, nous restâmes silencieux un long moment en aspirant la senteur iodée des algues, en essayant de concevoir l'inconcevable.

Désormais, le sens de notre voyage nous apparaissait clairement. Ne pouvant pas atteindre l'Occident de nos rêves, nous avions rusé. Nous avions marché vers l'est, jusqu'à sa limite extrême. Oui, jusqu'à cet Extrême-Orient, où l'est et l'ouest se rencontrent dans l'abîme brumeux de l'océan. Inconsciemment, nous avions employé l'astuce asiatique des tigres d'Oussouri: pour confondre le chasseur qui suit leurs traces, ils font un grand cercle à travers la taïga et, à un moment, ils se retrouvent derrière leur poursui vant…

C'est ainsi que, feignant de fuir l'Occident inaccessible, nous nous retrouvâmes dans son dos.

Nous tendîmes la main vers la vague qui murmurait sous les galets. L'eau avait un goût âpre, salé. Nous riions en léchant nos doigts…

La ville, face à l'immensité de l'océan, paraissait presque petite. Elle ressemblait à toutes les villes moyennes de l'Empire, à Nerloug, par exemple: les mêmes rangées de maisons en préfabriqué, les mêmes noms de rues – avenue Lénine, place d'Octobre -, les mêmes slogans sur les bandes de calicot rouge. Mais il y avait le port et le quartier voisin…

C'est ici que la présence de l'Occident se devinait le mieux. D'abord, les navires. Ils surplombaient de leur énormité blanche l'agitation des quais, les amoncellements de caisses, les bâtisses des entrepôts. Nous renversions la tête pour lire leur nom, pour admirer le jeu des fanions multicolores.

La foule des rues portuaires n'avait rien à voir avec la triste galerie de visages qu'on rencontrait à Nerloug. Les manteaux clairs des femmes, souriantes, jeunes, les vestes noires des matelots dont les yeux vifs se rassasiaient du fourmillement des choses et des êtres après le désert brumeux de l'océan. De temps en temps, on entendait des bribes de répliques en langues étrangères. Nous nous retournions: c'était tantôt le visage aux yeux bridés d'un Japonais, tantôt la barbe blonde d'un Scandinave. Bien sûr, il n'était pas rare de voir un panneau appelant le peuple à augmenter la productivité du travail, ou à s'élancer vers la victoire finale du communisme. Mais ici, cela n'avait d'autre valeur que celle d'un éclat de couleur dans le tableau vivant du quartier…

Parmi ces femmes marchant la tête nue, ces marins avec leur veste courte et leur béret aux bandes noires battant au vent, parmi ces étrangers avec leurs vêtements élégants et légers, nous nous sentions de vrais extraterrestres. Nos touloupes de mouton, nos grosses chapkas de fourrure ébouriffées, nos épaisses bottes de feutre indiquaient que nous venions du fond de l'hiver sibérien. Mais, étrangement, nous n'éprouvions aucune gêne. Nous avions tout de suite deviné l'âme hospitalière de ces rues. Elles accueillaient les gens venus des coins les plus exotiques du globe, des gens que rien ne pouvait surprendre. Et nous marchions au milieu de la foule animée, nous aspirions le vent iodé du grand large… Nous n'étions plus nous-mêmes!

Nous étions nos doubles de rêve: Amant, Guerrier, Poète.

Mon regard, tel celui d'un épervier, interceptait au vol de rapides coups d'œil féminins jetés dans notre direction. Samouraï s'avançait fièrement, un fin sourire aux lèvres, un reflet de fatigue dans les yeux – un soldat après une éphémère victoire dans une guerre infinie. Quant à Outkine, il se rendait compte que, pour la première fois, personne ne remarquait sa façon de marcher. Car on ne pouvait avancer autrement dans ces rues – le vent ouvrait les pans des manteaux clairs des femmes, agitait les larges pantalons des marins, faisait tituber les étrangers. Outkine pointait son épaule vers le ciel et c'était très naturel, tous les passants avaient l'impression de s'envoler, emportés par le vent du Pacifique. En plus, il y avait tant de choses à voir qu'on s'arrêtait tout le temps. Outkine savait déjà apprécier ces haltes où sa démarche boiteuse disparaissait… Mais dans ces rues, il était inutile de la cacher – au contraire, son pied mutilé devenait le signe d'un passé personnel unique dans le bouillonnement théâtral de la foule…

– Ça serait bien d'acheter à bouffer, osa proposer enfin le Poète.

– Il me reste quatorze kopecks, dit l'Amant. Une miche de pain pour trois, ça suffira.

Le Guerrier se taisait. Puis, sans rien nous expliquer, il se dirigea vers l'un des tourbillons humains au milieu de la petite place. On voyait les gens échanger des paquets, examiner des vêtements, des chaussures. Un marché portuaire. Samouraï se perdit dans la foule pour quelques minutes, puis réapparut, souriant.

– On va déjeuner au restaurant, nous annonça-t-il.

Les questions étaient inutiles. Nous savions que Samouraï venait de vendre son «rhinocé ros», une pépite d'or dont une aspérité faisait penser à la corne de cet animal, une grande pépite, de la taille de l'ongle d'un pouce. Il nous avait toujours dit qu'il la gardait pour un cas exceptionnel…

Les serveurs nous regardèrent d'un air indécis, se demandant sans doute s'il fallait nous mettre à la porte ou nous tolérer. La mine résolue de Samouraï et son ton volontaire les subjuguèrent. On nous tendit la carte.

À table, nous parlions de Belmondo. Sans prononcer son nom, nous évoquions ses aventures comme si elles avaient été vécues par nos proches connaissances ou par nous-mêmes. La conversation, entre la causerie mondaine et un dialogue d'agents secrets, s'engagea.

– Il a eu tort de se laisser embarquer dans cette histoire avec le vol du tableau, avançait Samouraï d'une voix raisonneuse en découpant son entrecôte.

– Oui, surtout à Venise! renchérissait Outkine se prêtant avec plaisir au jeu.

– Ou alors, au moins, il aurait dû se débarrasser d'abord de sa maîtresse, ajoutais-je avec un emportement enjoué. Car, vous savez, avoir une fille pareille sur les bras, nue comme elle était, les fesses au vent et un mari furieux comme un chien enragé, ça, pour un espion, c'est suicidaire…

Les occupants des tables voisines s'étaient tus et tournaient la tête de notre côté. Visiblement, notre conversation les intriguait. Les trois serveurs gardaient leur mine renfrognée et méprisanté. Ils ne comprenaient pas si nous étions de jeunes kolkhoziens en plein délire ou trois mousses qui avaient véritablement fait le tour du monde.

Enfin, l'un d'eux, le plus allergique aux rêves, s'approcha et, avec un rictus désagréable, marmonna:

– Allez, jeunesse, payez vite et à l'école! Tout le monde en a assez de vos racontars…

On vit quelques sourires curieux s'étirer aux tables voisines. Notre trio était trop insolite même dans ce restaurant près du port.

Samouraï jeta au serveur un regard d'une indulgence narquoise et annonça en haussant légèrement le ton pour être entendu de tous:

– Un instant de patience, je n'ai pas encore fumé mon dernier cigare!

Et, sans hâte, il sortit un élégant étui en fin aluminium et en tira un vrai havane long d'au moins vingt centimètres. D'un geste précis il en coupa un petit bout et l'alluma.

En soufflant le premier nuage de fumée piquante, il dit au serveur médusé:

– Vous avez oublié de nous apporter un cendrier, jeune homme…

L'effet fut retentissant. Les tables voisines écrasèrent leurs pitoyables cigarettes; les serveurs, interdits, s'éclipsèrent dans la cuisine. Samouraï, se rejetant sur le dossier de sa chaise, se mit à savourer son cigare en plissant les paupières, le regard perdu dans le lointain d'un rêve. De là, Belmondo nous envoyait son sourire chaleureux…


Ainsi nous avons mangé le «rhinocéros» d'or de Samouraï. Il l'avait vendu vite, donc bon marché. Avec les roubles qui lui restaient, nous avons eu droit à trois places assises dans la troisième classe d'un train de nuit. Des places non numérotées dans un wagon bondé, encombré des bagages hétéroclites de voyageurs peu exigeants pour le confort, dont une lampe terne au plafond éclairait les visages banals et les vêtements épais. Et la radio incorporée dans le mur transmettait les informations du soir:

– … pour célébrer le soixante-dixième anniversaire… le collectif a décidé d'augmenter de onze pour cent…

La locomotive rugit et la tonalité de son cri d'adieu nous fit pour la dernière fois sentir la fraîcheur brumeuse de l'air du Pacifique…

Les passagers, eux, poussèrent un soupir de soulagement – enfin! – et se mirent à retirer de leurs sacs la nourriture enveloppée dans du papier maculé de taches d'huile. Le wagon se remplit de l'odeur de poulet rôti, de saucisson fumé, de fromage fondu. Ne pouvant supporter ces effluves alimentaires, nous grimpâmes tout en haut, sur les porte-bagages. La rumeur des conversations parvenait jusqu'à nous, affaiblie par le tambourinement des roues. C'était un flux ininterrompu où tout se mélangeait: les récits inquiétants sur les légendaires retards de ce train dus aux tempêtes de neige cosmiques, la peur que le poisson gelé commence à fondre et à s'égoutter sur les manteaux des voisins, les histoires de chasseurs, les philippiques contre les Japonais «qui pillent notre taïga», et, bien sûr, les inévitables souvenirs de guerre entrecoupés du refrain «sous Staline il y avait plus d'ordre». Dans cette cacophonie assourdie par le martèlement des rails perçait la voix égale d'un homme de petite taille et sans âge, une sorte de Chinois russifié au visage rond, aux étroites fissures noires et luisantes d'où jaillissait son regard. Il était assis dans son coin et, sans répit, racontait des histoires toutes liées à sa vie sur la rive du grand fleuve. Ses récits s'enchaînaient, formaient une saga épique qui s'adressait on ne savait à qui. En tout cas, c'est lui qui s'avéra le plus résistant à la fatigue de la nuit. Tous les autres passagers s'étaient tus depuis longtemps déjà, calés sur les banquettes dures, essayant de trouver la meilleure position entre les pieds et les coudes de leurs voisins. Mais le conte du vieux Chinois n'en finissait toujours pas. La voix monotone et comme enfantine de cet homme sans âge emplissait l'obscurité:

– … c'était déjà en juin, et tout à coup la neige s'est mise à tomber. J'avais les pommes de terre, ça a gelé, j'avais les carottes, ça a gelé, j'avais trois pommiers, ça a gelé, tout a gelé. Le fleuve a gonflé encore plus. Pas de poisson. Alors, Nikolaï me dit: dans la ville, à l'inspection de chasse, ils donnent cinquante roubles pour chaque loup tué. Et moi, je lui dis: mais il faut d'abord le tuer. Et il dit: nous, on va les planter, les loups. Et je dis: comment ça, planter? Mais comme des pommes de terre, qu'il me dit. Et voilà ce qu'il a fait. On est allés dans la taïga, on a trouvé leur terrier. La louve n'était pas là. Et dans le trou, six petits chiots. Mais pour les petits l'inspection ne donne rien. Et alors, Nikolaï leur a mis du fil de fer autour des pattes. Et on est partis. Il m'a dit: la louve ne va jamais abandonner ses enfants. Et les loups vont grandir. Mais ils ne pourront pas marcher… En automne, on est revenus. Et Nikolaï les a abattus tous, avec une massue, pour garder les cartouches. Je l'ai aidé à les porter jusqu'à la télègue et puis les amener à la ville. A l'inspection, ils lui ont donné trois cents roubles. Nikolaï a acheté huit bouteilles de vodka, pour fêter. Et il a trop bu, le médecin disait qu'il s'est brûlé l'estomac. Et puis, on l'a enterré et sa femme a commandé avec l'argent qui restait une bonne pierre en granit noir. Mais les ouvriers qui la transportaient ont bu, et…

Je ne pouvais plus entendre cette voix. Je me bouchai les oreilles. Mais le récit semblait s'instiller dans ma tête, sans paroles -je pouvais trop facilement en prévoir la suite, j'en avais entendu déjà tant: et ils ont bu et la pierre est tombée et s'est brisée…

N'y tenant plus, je dégringolai de ma planche, étroite et je me mis à courir le long du couloir encombré des bagages et des pieds des voyageurs assoupis. Je traversai deux wagons semblables au nôtre, remplis des mêmes odeurs de nourriture, de la même rumeur assourdie de gens entassés et ballottés comme le sont toujours les passagers des derniers wagons. Puis ce furent quelques wagons de deuxième classe dont les occupants dormaient sur les couchettes, obstruant le couloir étroit de leurs pieds nus ou en grosses chaussettes de laine. Il fallait les éviter avec agilité… Je parvins ensuite dans un couloir vide. Toutes les portes des compartiments étaient tirées. Les voyageurs de ce wagon dormaient déjà…

Je parcourus encore trois ou quatre couloirs remplis d'odeur de savon de toilette, propres et déserts. Je sentais que le but de ma course approchait… Ce mystérieux wagon-lit, wagon-rêve… Là où voyageaient quelques rares Occidentaux qui s'aventuraient dans les étendues sauvages de notre patrie.

Je poussai la porte, je humai l'air, et, à ce moment, je la vis!

Elle se tenait devant la fenêtre du wagon dans cet espace étroit entre le long couloir et le palier des portes de sortie. Elle était là, le regard perdu dans les ténèbres de la nuit sibérienne. Elle fumait. Une fine cigarette, très longue et de couleur brune, dans laquelle je reconnus tout de suite la réplique féminine du havane de Samou raï. Une pelisse de fourrure légère et luisante était jetée sur ses épaules. Son visage dans la lumière tamisée de ce wagon de luxe n'avait rien d'éclatant. Ses traits fins étaient teintés de la pâleur sereine des voyages de retour…

Je m'arrêtai à quelques mètres d'elle comme si je me heurtais contre l'invisible aura dont était nimbée toute sa personne. Je la dévorais des yeux. Cette main qui tenait la cigarette et écartait légèrement un pan de sa pelisse. Ce pied chaussé d'un court bottillon posé sur un petit rebord contre la paroi. Son genou sous la transparence sombre du bas me fascinait. Ce genou fragile laissait deviner une jambe qui n'avait rien de la rondeur bronzée des antilopes de nos films. Non, une cuisse élancée et nerveuse et la fine dorure de sa peau veloutée.

Tout jeune sauvage que j'étais, je perçais le mystère intime de ce visage, de ce corps. Je n'aurais pas pu le penser. Ni même dire qui j'avais rencontré. Mais la saveur de sa longue cigarette, le reflet de son genou suffisaient pour mon intuition. Je la regardais et je sentais que son nimbe protecteur se dissipait lentement. Et il me paraissait de moins en moins impossible de me jeter vers ce genou, de l'embrasser en le mordant, en déchirant le bas, en tendant mon visage aveugle toujours plus haut…

La voyageuse nocturne devait soupçonner mal torture. L'ombre d'un sourire effleura son profil. Elle savait son nimbe inviolable. Voir ce jeune barbare à deux pas d'elle, un sauvage vêtu d'une peau de mouton et d'une chapka sentant le feu de bois et la résine de cèdre, cela l'amusait. «Mais d'où vient-il, ce jeune ours? devait-elle se demander en souriant. On dirait qu'il veut me dévorer…»

Ma torture contemplative devenait insoutenable. Le sang battait à mes tempes et les paroles qui répondaient en écho ne voulaient rien dire, et pourtant disaient tout: «Occidentale! C'est une Occidentale… J'ai vu une Occidentale vivante!»

C'est alors que le train ralentit sa course et, s'engageant sur un interminable pont, avança pesamment sur des rails devenus plus sonores D'énormes croisillons d'acier se mirent à défiler derrière la fenêtre. Je me précipitai vers la porte de sortie, j'attrapai la poignée en la poussant avec force. La puissance du souffle et la profondeur de l'abîme noir sous mes pieds me repous sèrent en arrière.

Nous traversions le fleuve Amour.

La débâcle qui s'accomplissait dans son immensité noire était toute différente de cette marche des glaces symbolique qui accompagnait toujours dans les films de propagande «la prise de conscience révolutionnaire du peuple». Ces symboles-là nous dégoûtaient par leur stérilité clinquante: quelque intellectuel en dérive contemplait la Néva éventrée et décidait sur-le-champ de s'engager dans la révolution…

Non, l'Amour ne se souciait pas de la présence des contemplateurs. Il paraissait immobile, tant sa gestation nocturne était lente. On voyait une plaine de neige qui s'ouvrait comme de gigantesques paupières. La prunelle noire – l'eau – apparaissait, s'élargissait, devenant un autre ciel, un ciel renversé. C'était un dragon fabuleux qui s'éveillait, en se libérant lentement de son ancienne peau, de ses écailles de glace qu'il arrachait à son corps. Cette peau usée, poreuse, aux fissures verdâtres, formait des plis, se rompait, projetait ses fragments contre les piliers du pont. On entendait le bruit du choc puissant dont l'onde faisait vibrer les parois du wagon. Le dragon lâchait un long sifflement sourd, se frottant au granit des piliers, déchirait de ses griffes la neige lisse des rives. Et le vent apportait les brumes du Pacifique, vers lequel tendait la tête du dragon, et le souffle des steppes glacées où se perdait sa queue…

Revenant peu à peu à moi, je regardai l'Occidentale. Son profil me frappa par son calme parfait. Le spectacle, semblait-il, l'amusait. Pas davantage. Je l'observais et, presque physiquement, je sentais que son nimbe transparent était bien plus impénétrable que je ne l'avais cru. «C'est la débâcle sur le fleuve Amour», pouvait-on lire sur ses lèvres. Oui, cette nuit était nommée, comprise, prête à dire.

Et moi, je ne comprenais rien! Je ne comprenais pas où finissait le souffle titanesque du fleuve et où commençait ma respiration, ma vie. Je ne comprenais pas pourquoi ce reflet du genou d'une femme inconnue me torturait ainsi, et pourquoi pour ma bouche il avait le même goût que la brume gorgée d'odeurs marines. Je ne comprenais pas comment, ne sachant rien de cette femme, je pouvais ressentir si intensément la souplesse veloutée de ses cuisses, imaginer leur dorure douce sous mes doigts, sous ma joue, sous mes lèvres. Pourquoi il n'était pas tellement important de posséder ce corps, une fois le secret de sa chaleur dorée deviné. Et pourquoi répandre cette chaleur dans le souffle sauvage de la nuit m'apparaissait déjà comme une possession infiniment plus vivante…

Je ne comprenais rien. Mais, inconsciemment, je m'en réjouissais…

Les derniers piliers du pont défilèrent. L'Amour rejoignit la nuit. Le Transsibérien entrait dans le silence épais de la taïga.

Je vis la voyageuse nocturne écraser le reste de sa cigarette dans le cendrier fixé au mur… Sans. refermer la porte, je me mis à courir à travers les wagons.

Je savais que j'allais retrouver l'Orient, l'Asie et l'interminable conte du Chinois sans âge. Cette vie où tout était fortuit et fatal en même temps,; où la mort, la douleur étaient acceptées avec la résignation et l'indifférence de l'herbe des steppes. Où une louve apportait chaque nuit de la nourriture à ses six petits aux pattes embrouillées de fils de fer, et elle les regardait manger, et elle poussait parfois un long hurlement plaintif comme si elle devinait qu'on allait les abattre et que leur mort absurde précéderait de peu celle de leur assassin, cruelle et absurde, elle aussi. Et personne ne pourrait dire pourquoi ça se passait ainsi, et seule la saga monotone au fond d'un compartiment bondé pouvait rendre compte de cette absurdité…

Je traversai des couloirs vides et des couloirs où pendaient des pieds nus ou en chaussettes de laine, des wagons remplis de la respiration lourde et des gémissements des dormeurs, et des wagons bourdonnant d'interminables récits de guerre, de camps, de taïga – tous ces wagons qui nous séparaient de l'Occident.

En grimpant sur la planche étroite du porte-bagages, je me mis à chuchoter dans l'obscurité à l'intention de Samouraï étendu en face:

– L'Asie, Samouraï, l'Asie…

Un seul mot et tout est dit. Nous n'y pouvons rien. L'Asie nous tient par ses espaces infinis, par l'éternité de ses hivers et par cette saga interminable qu'un Chinois russifié et fou – ce qui revient au même – raconte toujours dans un coin obscur. Ce wagon bondé est l'Asie. Mais j'ai vu une femme… une femme! Samouraï… À l'autre bout du train. Au-delà des amas de sacs sales, de filets dégoulinants de poisson fondu, des centaines de corps ruminant leurs guerres et leurs camps. Cette femme, Samouraï, c'était l'Occident que Belmondo nous avait fait découvrir. Mais, tu sais, il a oublié de nous dire qu'il fallait choisir une fois pour toutes son wagon, qu'on ne pouvait pas être à la fois ici et là-bas. Le train est long, Samouraï. Et le wagon de l'Occidentale a déjà traversé l'Amour, quand nous nous enivrions encore de son souffle sauvage…

Oui, je lançais ces répliques désordonnées dans l'obscurité sans même savoir si Samouraï m'entendait. Je parlais de l'Occidentale, du reflet de son genou sous la patine transparente du bas que nous n'avions jamais vu sur des jambes de femme. Mais, plus je racontais, plus je sentais s'effacer la palpitante singularité de notre rencontre… Enfin, je me tus. Et ce n'est pas Samouraï, mais Outkine (nous étions étendus tête-bêche sur notre porte-bagages) qui demanda dans un chuchotement nerveux:

– Et nous, nous sommes où?

La voix de Samouraï lui répondit, comme sortant d'une longue réflexion nocturne:

– Nous, c'est le balancier. Entre les deux., La Russie est un balancier.

– C'est-à-dire n'importe quoi, bougonna Outkine. Ni l'un ni l'autre…

Samouraï soupira dans l'obscurité en se retournant sur le dos, puis murmura:

– Tu sais, Canardeau, être ni l'un ni l'autre, c'est déjà un destin…

Je me réveillai en sursaut. Outkine, dans son sommeil, m'avait poussé du pied. Samouraï dormait aussi, en laissant pendre son long bras dans le vide. «Asie… Occident»… tout cela était donc un rêve. Outkine et Samouraï ne savaient rien de ma rencontre. J'en ressentis un étrange soulagement: leur Occident restait intact. Et dans son coin, le Chinois marmonnait toujours:

– … Et ce voisin, en revenant de la guerre, en a épousé une autre, il a déjà trois grands enfants, et sa première femme, sa fiancée, il l'a oubliée depuis longtemps. Et elle, elle l'attend chaque soir sur la rive. Elle espère toujours qu'il va revenir… Depuis la guerre, elle l'attend… L'attend… L'attend…

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