Prologue

La chasse à l’Homme se prolongea sur plus d’une centaine d’années-lumière et sur huit siècles. Ç’avait toujours été une quête secrète – certains de ses acteurs refusaient même d’en reconnaître l’existence. Les premières années, il s’agissait simplement de questions encryptées dissimulées dans des émissions radio. Les décennies, les siècles s’écoulèrent. Il y eut des indices, des entretiens avec des compagnons de voyage de l’Homme, des signes indiquant une demi-douzaine de directions contradictoires : l’Homme était à présent seul et continuait de s’éloigner ; l’Homme était mort avant même que les recherches commencent ; l’Homme possédait une escadre de guerre et se retournait contre eux.

Avec le temps, les récits les plus crédibles acquirent une manière de cohérence. Il y avait des preuves suffisamment solides pour que des vaisseaux soient détournés de leur course et consument des décennies entières à rechercher des indices nouveaux. Des fortunes furent perdues en détours et délais, mais ces pertes affectèrent certaines des plus vastes Familles négociantes et restèrent méconnues. Elles étaient assez riches, cette recherche était assez importante pour que la chose passe presque inaperçue. Car le champ des investigations s’était précisé : l’Homme voyageait seul, configuration floue d’identités multiples, enchaînement d’emplois temporaires sur des spatiocargos de seconde zone – mais sans cesser de retourner dans cette extrémité de l’Espace Humain. Le champ se réduisit de cent années-lumière à cinquante, à vingt – à une douzaine de systèmes stellaires.

Et, finalement, la chasse à l’Homme se fixa sur une planète unique à l’extrémité proximale de l’Espace Humain. Sammy pouvait à présent justifier l’emploi d’une escadre spécialement destinée à conclure la chasse. Les équipages et même la plupart des armateurs ne sauraient pas le but véritable de la mission, mais il aurait de bonnes chances de mettre enfin un terme aux recherches.


Sammy lui-même atterrit sur Triland. Pour une fois, il était logique qu’un Commandant soit chargé des détails : Sammy était le seul dans toute l’escadre à avoir réellement rencontré l’Homme en personne. Et, vu la popularité actuelle de son escadre en ces lieux, il pouvait se permettre d’ignorer toutes les absurdités bureaucratiques qui risquaient de se présenter. C’était là de bonnes raisons… mais Sammy serait sur place de toute façon. J’attends depuis si longtemps, et je vais bientôt lui mettre le grappin dessus.

— Pourquoi devrais-je vous aider à retrouver quelqu’un ? Je ne suis pas votre mère !

Le petit bonhomme s’était replié dans l’espace intérieur de son bureau. Derrière lui, une porte était entrebâillée de cinq centimètres. Sammy eut juste le temps d’apercevoir un gosse qui les observait d’un air craintif. Le petit bonhomme referma la porte d’une poigne solide. Il foudroya du regard les gardes forestiers qui avaient précédé Sammy dans l’immeuble.

— Je vous le redis une fois de plus : mon lieu de travail, c’est le réseau. Si vous n’y avez pas trouvé ce que vous cherchiez, alors ce n’est pas disponible chez moi.

— S’cusez-moi.

Sammy tapota l’épaule du garde le plus proche.

— S’cusez-moi.

Il se coula au milieu des rangs de ses protecteurs.

Le propriétaire se rendit compte qu’un personnage de grande taille fendait la presse. Il tendit la main vers son bureau. Nom de Dieu. S’il écrasait les bases de données qu’il avait réparties d’un bout à l’autre du réseau, ils ne tireraient rien de lui.

Mais le type n’acheva pas son geste. Il contemplait, éberlué, le visage de Sammy.

— Amiral ?

— Euh… « Commandant d’escadre », si ça ne vous dérange pas.

— Mais non, mais non ! On vous voit aux infos tous les jours. Asseyez-vous, je vous en prie. Vous êtes à l’origine de l’enquête ?

Le changement d’attitude évoquait une fleur s’ouvrant à la lumière du soleil. Apparemment, les Qeng Ho étaient tout aussi populaires chez les urbains que chez les Eaux et Forêts. En quelques secondes, le propriétaire – le « détective privé », comme il se faisait appeler – avait sorti des dossiers et démarré des programmes de recherche.

— Hmmm. Vous ne disposez pas d’un nom, ni d’un bon signalement physique, juste d’une date d’arrivée probable. D’ac. Alors, les Eaux et Forêts prétendent que votre type devait s’appeler « Bidwel Ducanh ».

Son regard glissa de biais vers les forestiers silencieux, et il sourit.

— Ils sont très forts pour tirer des conclusions absurdes à partir d’informations fragmentaires…

Il relança ses programmes de recherche.

— Bidwel Ducanh. Ouais, maintenant que je cherche ce nom, je me souviens avoir entendu parler de ce type. Il y a soixante ou cent ans, il s’est fait une sorte de réputation.

Un personnage venu de nulle part, avec des ressources financières modérées et un flair surprenant pour l’auto-promotion. En l’espace de trente ans, il s’était assuré le soutien de plusieurs grandes sociétés et même la faveur du ministère des Eaux et Forêts.

— Ducanh se faisait passer pour un urbain, mais ce n’était pas un combattant de la liberté. Il voulait investir un peu d’argent sur quelque délirant projet à long terme. C’était quoi, déjà ? Il voulait…

Le détective privé leva les yeux de ses écrans pour fixer un instant Sammy.

— Il voulait financer une expédition vers l’étoile MarcheArrêt !

Sammy se contenta de hocher la tête.

— Et merde ! S’il avait réussi, Triland aurait maintenant une expédition en route vers là-bas.

L’enquêteur demeura un instant silencieux, comme s’il méditait sur cette occasion perdue. Il se pencha à nouveau sur ses archives.

— Et, vous savez, il a presque réussi. Un monde comme le nôtre serait obligé de se mettre en faillite pour passer à l’interstellaire. Mais, il y a soixante ans, un unique vaisseau Qeng Ho a visité Triland. Bien sûr, ils ne voulaient pas interrompre leur programme, mais certains des partisans de Ducanh espéraient qu’ils les auraient aidés. Seulement Ducanh ne voulait rien entendre, ne voulait même pas parler aux Qeng Ho. Après quoi, Bidwel Ducanh avait pratiquement perdu toute sa crédibilité… Il a disparu de la circulation.

Tout cela figurait dans les archives des Eaux et Forêts.

— Oui, dit Sammy. Nous aimerions savoir où se trouve cet individu actuellement.

Il n’y avait pas eu de vaisseau interstellaire dans le système solaire de Triland depuis soixante ans. Il est ici !

— Alors, comme ça, vous vous imaginez qu’il dispose peut-être d’informations supplémentaires, d’éléments qui se révéleraient utiles même après ce qui s’est passé ces trois dernières années ?

Sammy refoula une bouffée de violence. Encore un peu de patience : qu’est-ce que ça lui coûterait de plus après des siècles d’attente ?

— Oui, dit-il avec un bienveillant à-propos, ce serait une bonne chose de voir le problème sous tous les angles, pas vrai ?

— Exact. Vous ne vous êtes pas trompé d’adresse. Je connais des trucs sur la ville que les Forestiers laissent totalement de côté. Je veux vraiment vous être utile.

Sur l’écran se déroulait une quelconque procédure de recherche de données, donc ce n’était pas complètement du temps perdu.

— Ces messages radio d’outre-espace vont changer notre monde, et je veux que mes enfants…

Le privé fronça les sourcils.

— Eh ! Ce Bidwel, il vous a filé entre les doigts, commandant. Regardez : il est mort depuis dix ans.

Sammy ne dit rien, mais son masque d’affabilité avait dû tomber : le petit bonhomme tressaillit en levant les yeux sur lui.

— Je… je suis désolé, commandant. Peut-être qu’il a laissé quelques effets personnels, un testament.

Impossible. Pas quand je suis si près du but. Mais c’était une éventualité dont Sammy était conscient depuis toujours. Un lieu commun dans un univers de durées de vie minuscules et de distances interstellaires.

— Je dirais que nous nous intéressons à toutes les données que l’homme aurait éventuellement laissées.

Ces paroles sortirent platement de sa bouche. Au moins, nous avons clôturé la recherche – voilà ce qu’aurait conclu quelque obséquieux analyste des services de renseignements.

Le privé tapota ses instruments en marmonnant. Les Eaux et Forêts l’avaient à contrecœur identifié comme l’un des meilleurs éléments de la classe urbaine, si bien distribué qu’ils ne pouvaient carrément pas lui confisquer son matériel pour l’absorber. Il essayait sincèrement de se rendre utile…

— Il se peut qu’il y ait un testament, commandant, mais il n’est pas sur le réseau de Grandville.

— Dans une autre cité, alors ?

Le fait que les Eaux et Forêts aient cloisonné les réseaux urbains était un très mauvais présage pour l’avenir de Triland.

— Pas exactement. Voyez-vous, Ducanh est mort dans l’un des Cimetières pour indigents de Saint-Texup, celui de Cendrebasse. Apparemment, les moines ont conservé ses effets personnels. Je suis sûr qu’ils les abandonneraient en échange d’un don raisonnable.

Il se retourna vers les gardes forestiers et son expression se durcit. Peut-être avait-il reconnu le plus vieux, le commissaire à la Sécurité urbaine. Nul doute qu’ils pourraient passer les moines à tabac sans qu’il y ait besoin du moindre don.

Sammy se leva et remercia le détective privé ; ses paroles sonnaient creux, même à ses propres oreilles. Alors qu’il se dirigeait vers la sortie pour rejoindre son escorte, l’enquêteur contourna brusquement son bureau et le suivit. Sammy se rendit compte avec un embarras soudain que l’homme n’avait pas été rémunéré. Il se retourna, plein d’une subite affection pour cet individu. Il admirait quelqu’un qui exigeait son dû en présence de flics hostiles.

— Tenez, commença Sammy, c’est ce que peux…

Mais le type leva les mains.

— Non, ce n’est pas nécessaire. Mais il y a un service que j’aimerais vous demander. Voyez-vous, je suis père de famille nombreuse, et c’est les gosses les plus intelligents que vous ayez jamais vus. Cette expédition commune ne quittera pas Triland avant cinq ou dix ans, pas vrai ? Est-ce que pouvez vous arranger pour que mes gosses, ou même un seul…

Sammy inclina la tête. Des faveurs associées au succès d’une mission revenaient très cher.

— Je suis désolé, monsieur, dit-il aussi doucement qu’il le put. Vos enfants devront entrer en compétition avec tous les autres. Faites-leur faire de bonnes études à l’université. Faites-leur cibler les spécialités annoncées. Voilà ce qui leur donnera les meilleures chances.

— Oui, commandant ! C’est exactement le service que je vous demande. Pourriez-vous faire en sorte…

Il ravala sa salive et fixa Sammy d’un regard farouche, ignorant ceux qui l’entouraient.

— Pourriez-vous faire en sorte qu’on leur permette d’entreprendre des études universitaires ?

— Certainement.

Graisser un tantinet la patte du comité des admissions, ça ne gênait pas Sammy du tout. Puis il comprit ce que l’autre voulait vraiment lui dire.

— Monsieur, comptez sur moi.

— Merci. Merci !

Il posa sa carte de visite dans la main de Sammy.

— Voici mon nom et mes données perso. J’actualiserai. Ne m’oubliez pas.

— Mais non, monsieur, euh… Bonsol, je ne vous oublierai pas.

C’était un arrangement Qeng Ho classique.


La métropole s’enfonça sous l’aéronef des Eaux et Forêts. Grandville n’avait qu’un demi-million d’habitants, mais ils s’entassaient dans un enchevêtrement de taudis et l’air au-dessus d’eux tremblait dans la chaleur estivale. Solitudes vierges terraformées, les marches forestières des Premiers Colons s’étendaient à des milliers de kilomètres à la ronde.

Les moteurs auxiliaires les propulsèrent très haut dans l’air pur, bleu indigo, sur une trajectoire qui s’incurvait vers le sud. Sammy ignora le responsable de la « Sécurité urbaine » de Triland assis juste à côté de lui ; à cet instant précis, il n’avait ni l’envie ni le besoin de se montrer diplomate. Il se connecta au commandant en second de l’escadre. L’autorapport de Kira Lisolet traversa son champ de vision. Sum Dotran avait accepté le changement de programme : toutes les unités de l’escadre mettraient le cap sur l’étoile MarcheArrêt.

— Sammy ! Comment ça s’est passé ?

La voix de Kira trancha par-dessus le rapport automatique. Kira Lisolet était la seule personne de l’escadre qui connaisse le but véritable de sa mission, la chasse à l’Homme.

— Je…

Il nous a échappé, Kira. Mais Sammy ne pouvait le dire tout haut.

— Vois par toi-même, Kira. Les deux mille dernières secondes de mon PDV. Maintenant, je rentre à Cendrebasse… une dernière affaire à régler.

Une pause. Lisolet repérait en recherche accélérée la séquence indexée de son point de vue. Au bout d’un moment, il l’entendit jurer toute seule.

— D’ac… mais arrange-toi pour la régler, cette dernière affaire, Sammy. Il y a déjà eu des occasions où nous étions sûrs d’avoir perdu sa trace.

— Jamais comme ça, Kira.

— Arrange-toi pour en avoir la certitude absolue. Vu ?

La voix était tranchante comme l’acier. Sa famille possédait une part importante de l’escadre. Elle était elle-même propriétaire d’un vaisseau. En fait, elle était le seul armateur opérationnel dans cette mission. Dans la plupart des cas, ça ne posait pas de problèmes. Kira Pen Lisolet était une personne raisonnable sous tous rapports, ou presque. C’était là l’une des exceptions.

— Je m’en assurerai, Kira. Tu le sais.

Sammy prit soudain conscience de la présence à ses côtés du responsable de la Sécurité sur Triland – et il se souvint de ce qu’il avait accidentellement découvert quelques instants plus tôt.

— Comment ça se passe, là-haut ?

Kira réagit sur un ton léger, un peu comme pour s’excuser.

— Super bien. J’ai les décharges des chantiers spatiaux. Les contrats avec les satellites industriels et les astéroïdes miniers ont l’air en béton. Nous poursuivons la planification détaillée. Je crois tout de même que nous pourrons avoir le matériel et des équipes spécialisées dans trois cents Msec. Tu sais à quel point les Trilandiens tiennent à leur pourcentage dans cette mission.

Il entendit le sourire dans sa voix. Leur communication était encryptée, or elle savait que lui n’était pas emphatiquement sécurisé à son extrémité de la liaison. Triland était un client – bientôt un associé dans la mission – mais il fallait qu’ils sachent exactement à quoi s’en tenir.

— Très bien. Ajoute sur la liste, si ça n’y figure pas déjà : « Nous, désirant avoir le meilleur équipage de spécialistes qui soit, exigeons que les programmes universitaires des Eaux et Forêts soient ouverts à tous ceux qui subissent nos tests avec succès, et non pas seulement aux héritiers des Premiers Colons. »

— Bien sûr…

Une seconde s’écoula, juste assez pour une volte-face.

— Seigneur, comment une chose pareille a-t-elle pu nous échapper ?

Elle nous a échappé parce que certains idiots sont très difficiles à sous-estimer.

Mille secondes plus tard, Cendrebasse montait à leur rencontre. Ils se trouvaient à environ trente degrés de latitude sud. Le territoire gelé et désolé qui s’étendait alentour ressemblait aux images du Triland équatorial d’avant l’Arrivée, cinq cents ans plus tôt, avant que les Premiers Colons commencent à taquiner les gaz à effet de serre et à édifier l’exquise structure que représente une écologie de terraformation.

Cendrebasse elle-même était située près du centre d’une extravagante tache noire, produit de siècles de combustibles pour fusées dits « nucléoniquement propres ». C’était le plus vaste spatioport à la surface de Triland, mais les récentes extensions de la ville étaient des zones de taudis aussi sordides que toutes les autres de la planète.

L’astronef enclencha ses turbines et survola péniblement la cité dans sa lente descente. Le soleil était très bas sur l’horizon, et la plupart des rues baignaient dans la pénombre. Mais, au fil des kilomètres, elles semblaient de plus en plus étroites. Des matériaux composites synthétisés cédaient la place à des cubes qui auraient pu jadis être des containers de marchandises. Sammy considéra ce spectacle d’un air sombre. Les Premiers Colons avaient œuvré des siècles durant pour créer un monde de toute beauté ; à présent, il leur explosait sous les pieds. Problème courant sur les planètes terraformées. Il existait au moins cinq méthodes raisonnablement indolores pour tempérer le succès final de la terraformation. Mais si les Premiers Colons et leurs « Eaux et Forêts » étaient disposés à n’en adopter aucune… eh bien, il se pourrait qu’il n’y ait plus de civilisation pour accueillir l’escadre à son retour. Tôt ou tard, il faudrait qu’il ait un entretien des plus sérieux avec les membres de la classe dirigeante.

Ses pensées furent ramenées au présent lorsque l’aéronef se laissa choir entre deux immeubles massifs. Sammy et ses nervis des Eaux et Forêts avancèrent au milieu de la neige à moitié gelée. Des piles de vêtements – des dons ? – entassées dans des cartons les accueillirent, éparpillées sur l’escalier de l’immeuble. Les nervis les contournèrent. Puis ils gravirent les marches et entrèrent.


Le gérant du Cimetière se faisait appeler Frère Song et il avait l’air vieux comme la mort.

— Bidwel Ducanh ?

Son regard dérapa nerveusement sur Sammy. Le frère Song ne put l’identifier, mais il reconnut les Eaux et Forêts.

— Bidwel Ducanh est mort depuis dix ans.

Il mentait. Il mentait.

Sammy prit une profonde inspiration et balaya du regard la pièce minable. Il se sentit soudain aussi dangereux qu’il en avait la réputation chez les pousse-baquets de l’escadre. Que Dieu me pardonne, mais je ferai n’importe quoi pour arracher la vérité à cet homme. Il se retourna vers le frère Song et essaya un sourire amical. Ça ne devait pas être très réussi : le vieil homme recula d’un pas.

— Un Cimetière est un lieu où les gens meurent, c’est bien ça, frère Song ?

— C’est un lieu où chacun vit jusqu’à la plénitude de son temps. Tout l’argent que les gens apportent nous sert à aider ceux qui arrivent.

Dans la perverse situation de Triland, le primitivisme du frère Song semblait atrocement raisonnable. Il aidait de son mieux les plus malades d’entre les plus pauvres.

Sammy leva la main.

— Je vous donnerai cent ans de budget pour chacun des Cimetières de votre ordre… si vous me conduisez à Bidwel Ducanh.

— Je…

Le frère Song recula encore d’un pas et se rassit lourdement. Il savait d’une manière ou d’une autre que Sammy avait les moyens de tenir sa promesse. Peut-être que… Mais le vieil homme leva les yeux sur Sammy avec une obstination désespérée dans le regard.

— Non. Bidwel Ducanh est mort depuis dix ans.

Sammy traversa la pièce, empoigna les bras du fauteuil où reposait le vieillard et approcha son visage tout près du sien.

— Tu as reconnu les gens que j’ai amenés avec moi. Crois-tu que si je leur en donne l’ordre ils ne vont pas démolir ton Cimetière pièce par pièce ? Crois-tu que si nous ne trouvons pas ce que je cherche ici nous n’allons pas faire la même chose dans tous les Cimetières de ton ordre, sur toute cette planète ?

Il était clair que le frère Song n’avait aucun doute là-dessus. Il connaissait les gens des Eaux et Forêts. Toutefois, l’espace d’un instant, Sammy craignit que Song résiste même à de pareilles menaces. Alors je ferai ce que j’ai à faire. Brusquement, le vieil homme sembla se ratatiner et se mit à pleurer sans bruit.

Sammy se releva et recula. Quelques secondes s’écoulèrent. Le vieil homme cessa de pleurer et se remit péniblement sur ses pieds. Il ne regarda pas Sammy, ne fit aucun geste ; il sortit simplement de la pièce en traînant les pieds.

Sammy et son entourage le suivirent. Ils descendirent un long couloir en file indienne. Et trouvèrent l’horreur. Elle n’était pas dans le chiche éclairage qui filtrait des luminaires détériorés, ni dans les dalles du plafond gorgées d’eau, ni dans le sol d’une saleté repoussante. Le long du couloir, des gens étaient assis sur des sofas ou des fauteuils roulants. Ils étaient assis et regardaient fixement… le néant. Sammy crut d’abord qu’ils portaient des afficheurs tête haute, que leur plan de vision se situait très loin, dans quelque imagerie consensuelle, peut-être. Après tout, certains étaient en train de parler, d’autres faisaient en permanence des gestes compliqués. Puis il remarqua que les écriteaux étaient peints à même les parois. Il n’y avait rien d’autre à voir que le matériau uni et craquelé des murs. Et les gens assis dans cette antichambre le voyaient à l’œil nu de leur regard absent.

Sammy emboîta le pas au frère Song. Le moine parlait tout seul, mais ses paroles avaient un sens. Il parlait de l’Homme :

— Bidwel Ducanh n’était pas un homme bon. Ce n’était pas quelqu’un qu’on pouvait aimer, même au début… surtout au début. Il disait qu’il avait été riche, mais il ne nous a rien apporté. Les trente premières années, quand j’étais jeune, il a travaillé plus dur que n’importe lequel d’entre nous. Il n’y avait pas de travail trop sale, de travail trop dur. Mais il disait du mal de tout le monde. Il se moquait de tout le monde. Il lui arrivait de veiller un malade la dernière nuit de sa vie et de faire ensuite des remarques méprisantes.

Le frère Song parlait au passé, mais, au bout de quelques secondes, Sammy se rendit compte qu’il n’était pas en train d’essayer de le convaincre de quoi que ce soit. Song ne se parlait même pas à lui-même. C’était comme s’il récitait la litanie funèbre de quelqu’un dont il savait qu’il mourrait très bientôt.

— Et puis les années ont passé et, comme tous les autres membres de notre communauté, il pouvait de moins en moins se rendre utile. Il parlait de ses ennemis, disait comment ils le tueraient si jamais ils le retrouvaient. Il nous a ri au nez lorsque nous lui avons promis de le cacher. À la fin, il ne lui est resté que sa méchanceté – et ce, sans la parole.

Le frère Song s’arrêta devant une porte imposante. Elle était surmontée d’un écriteau fleuri et audacieux : SOLARIUM.

— Ducanh sera celui qui observe le coucher du soleil.

Mais le moine n’ouvrit pas la porte. Il s’immobilisa, la tête baissée, sans empêcher tout à fait le passage.

Sammy commença à le contourner, puis s’arrêta et dit :

— Le paiement dont j’ai parlé… sera viré sur le compte de votre ordre.

Le vieil homme ne leva pas les yeux sur lui. Il cracha sur la veste de Sammy puis repartit dans le couloir en bousculant les forestiers.

Sammy se retourna et tira sur le verrou mécanique de la porte.

— Monsieur ?

C’était le commissaire à la Sécurité urbaine. Le flic-bureaucrate s’approcha et lui parla doucement.

— Hum… nous vous avons escorté contre notre gré, monsieur. Vous auriez dû emmener vos hommes à vous.

Hein ?

— Je suis d’accord, commissaire. Alors, pourquoi ne pas m’avoir laissé les emmener ?

— L’ordre ne venait pas de moi. Je crois qu’on s’imaginait que des gardes forestiers seraient plus discrets.

Le flic détourna les yeux.

— Écoutez, commandant. Nous savons que vous autres Qeng Ho avez la rancune tenace.

Sammy acquiesça, bien que la remarque s’appliquât plus aux civilisations Clientes qu’aux individus.

Finalement, le flic le regarda dans les yeux.

— D’accord. Nous avons coopéré. Nous avons veillé à ce qu’aucun écho de vos investigations ne puisse remonter jusqu’à votre… cible. Mais nous n’allons pas liquider ce type pour vous. Nous allons fermer les yeux ; nous n’allons pas vous mettre des bâtons dans les roues. Mais ne comptez pas sur moi pour lui régler son compte.

— Ah.

Sammy essaya d’imaginer où ce personnage pouvait bien se situer dans le panthéon des bons et des méchants.

— Eh bien, commissaire, vous me laissez le champ libre ; je n’en demande pas plus. Je peux régler cette affaire moi-même.

Le flic acquiesça d’un mouvement raide de la tête. Il s’écarta et ne suivit pas Sammy lorsque celui-ci ouvrit la porte conduisant au « solarium ».


L’air était froid et vicié – un progrès sur l’humidité fétide du couloir. Sammy descendit un escalier sombre. Il était encore à couvert, mais de justesse. Ça avait jadis été une entrée extérieure aboutissant à la rue. Elle était à présent emmurée par des feuilles de plastique qui créaient une manière de patio abrité.

Et s’il est comme les débris dans le couloir ? Ils lui rappelaient ces gens qui vivaient au-delà des ressources du soutien médical. Ou les victimes d’un protocole expérimental insensé. Leur esprit était mort, pulvérisé. C’était là une fin qu’il n’avait jamais sérieusement envisagée, mais maintenant…

Sammy arriva en bas de l’escalier. La promesse du jour était au coin de la rue. Il s’essuya la bouche d’un revers de main et resta un long moment immobile.

Vas-y. Sammy avança et entra dans une vaste salle. Elle semblait faire partie du parking, mais elle était tendue de feuilles plastiques semi-opaques. Il n’y avait pas de chauffage, des courants d’air chuchotaient par des fentes du plastique. Quelques formes massivement emmitouflées étaient dispersées sur des sièges dans l’espace dégagé. Elles ne regardaient dans aucune direction particulière ; certaines fixaient la pierre grise du mur extérieur.

Tout cela impressionna à peine Sammy. À l’autre bout de la salle, un faisceau de lumière solaire rasante tombait obliquement par un trou ou une zone transparente du toit. Une personne – une seule – s’était arrangée pour s’asseoir au milieu de cette clarté.

Sammy traversa lentement la pièce sans jamais quitter des yeux la silhouette assise dans la lumière rouge et or du couchant. Le faciès montrait une similitude raciale avec les Familles Qeng Ho de haute lignée, mais ce n’était pas celui dont Sammy avait gardé le souvenir. Aucune importance. L’Homme devait avoir depuis longtemps changé de visage. En plus, Sammy avait dans sa poche un compteur d’ADN et une copie de l’authentique code ADN de l’Homme.

Il était enveloppé de couvertures et portait un épais bonnet en laine. Il ne bougeait pas, mais donnait l’impression de regarder quelque chose – de regarder le coucher de soleil. C’est lui. Cette conviction lui vint sans la moindre pensée rationnelle, telle une vague d’émotion déferlant sur lui. Incomplet, peut-être, mais c’est lui quand même.

Sammy s’empara d’une chaise libre et s’assit en face de la silhouette illuminée. Cent secondes s’écoulèrent. Deux cents. Les derniers rayons du soleil déclinaient. Le regard de l’Homme était sans expression, mais il réagit à la fraîcheur sur son visage. Sa tête bougea, comme s’il cherchait quelque chose, et il sembla remarquer son visiteur. Sammy pivota afin que son visage soit éclairé par le ciel crépusculaire. Une lueur s’alluma dans les yeux de l’autre – la perplexité, des souvenirs remontant des profondeurs du temps. Brusquement, les mains de l’Homme jaillirent de dessous ses couvertures et se tordirent comme des griffes sous le nez de Sammy.

— Toi !

— Oui, monsieur. Moi.

Huit siècles de recherche avaient trouvé leur terme.

L’Homme remua, mal l’aise dans son fauteuil roulant, et rajusta ses couvertures. Il demeura quelques secondes silencieux, puis dit enfin, d’une voix haletante :

— Je savais que… les gens de ton… espèce continueraient de me rechercher. J’ai financé cette foutue secte de Saint-Texup, mais je savais depuis le début que ça ne suffirait pas.

Il changea encore de position dans son fauteuil. Il y avait dans ses yeux un éclat que Sammy ne lui avait jamais connu autrefois.

— Pas la peine de me faire un dessin. Chaque Famille a dû y mettre un peu du sien. Je parie que sur chaque vaisseau Qeng Ho il y a un membre d’équipage chargé de me guetter.

Il n’avait aucune idée de la recherche qui l’avait finalement débusqué.

— Nous ne vous voulons aucun mal, monsieur.

L’Homme eut un rire râpeux. Il ne contestait rien, mais ne voulait certainement pas croire à sa malchance.

— C’est bien ma veine que ce soit toi qu’ils ont envoyé en mission sur Triland. Toi qui es assez intelligent pour me retrouver. Ils n’ont pas été très généreux avec toi, Sammy. Tu devrais être commandant d’escadre – au moins – et pas tueur à gages de seconde zone.

Il remua encore une fois, tendit la main comme pour se gratter le cul. Qu’est-ce qu’il a ? Des hémorroïdes ? Un cancer ? Bon Dieu, je parie qu’il est assis sur une arme de poing. Il se prépare depuis des années, et voilà que l’objet est empêtré dans les couvertures.

Sammy se pencha, en auditeur sérieux. L’Homme le faisait marcher. Très bien. Peut-être qu’autrement il ne parlerait pas du tout.

— Alors, nous avons finalement eu de la chance, monsieur. Moi, j’ai deviné que vous viendriez ici, à cause de l’étoile MarcheArrêt.

Le vieillard cessa un instant de sonder en douce les couvertures. Un sourire méprisant passa fugitivement sur son visage.

— Elle n’est qu’à cinquante années-lumière d’ici, Sammy. L’énigme astrophysique la plus proche de l’Espace Humain. Et vous autres merveilleux Qeng Ho sans couilles ne l’avez jamais visitée. Le sacro-saint profit, il n’y a que ça pour passionner les gens de ton espèce.

Il agita la main droite comme pour signifier son indulgence tandis que la gauche s’enfonçait plus profondément dans les couvertures.

— Oui mais, la race humaine tout entière n’est pas plus brillante. Huit mille ans d’observations au télescope et deux survols ratés, c’est tout le mérite qu’on peut lui attribuer… Je me suis dit que peut-être, en étant aussi près que ça, je pourrais monter une mission habitée. Peut-être que je trouverais quelque chose là-bas, un avantage quelconque. Et puis, quand je suis revenu…

Ses yeux avaient retrouvé leur bizarre éclat. Il avait rêvé si longtemps ce rêve impossible qu’il en avait été consumé. Et Sammy comprit que l’Homme n’était pas un fragment de lui-même. Il était fou, tout simplement.

Mais les dettes qu’on doit à un fou sont quand même des dettes bien réelles.

Sammy se pencha un peu plus près.

— Vous auriez pu réussir. Je crois savoir qu’un vaisseau interstellaire a passé par ici à l’époque où « Bidwel Ducanh » était au summum de son influence.

— C’était des Qeng Ho. J’emmerde les Qeng Ho ! Je me suis lavé les mains de ceux de votre race.

Son bras gauche ne cherchait plus. L’Homme avait apparemment retrouvé son arme.

Sammy tendit la main et toucha légèrement les couvertures qui cachaient le bras gauche de l’autre. Ce n’était pas un geste coercitif, mais un simple constat… et une manière de le prier d’attendre encore un instant.

— Pham. Il y a maintenant des raisons pour aller sur MarcheArrêt. Même d’un point de vue Qeng Ho.

— Quoi ?

Sammy ne pouvait dire si c’était le contact de sa main, ou ses paroles, ou le nom tu depuis si longtemps – mais quelque chose attira brièvement l’attention du vieillard.

— Il y a trois ans, pendant que nous étions encore en train d’approcher, les Trilandiens ont capté des émissions en provenance des parages de l’étoile MarcheArrêt. C’était de la radio à étincelle, comme une civilisation déchue pourrait en inventer si elle avait totalement perdu son histoire technologique. Nous avons déployé nos parcs d’antennes et procédé nous-mêmes à l’analyse des signaux. Ces émissions s’apparentent au code Morse manuel, à ceci près que des mains humaines et des réflexes humains n’atteindraient jamais tout à fait cette cadence.

La bouche du vieillard s’ouvrit et se ferma mais sans émettre de sons pendant un moment.

— Impossible, finit-il par dire d’une voix très faible.

Sammy se sentit sourire.

— C’est étrange de vous entendre prononcer ce mot, monsieur.

Nouveau silence. La tête de l’Homme s’inclina.

— Le gros lot. Je l’ai raté de soixante ans exactement. Et toi, en me pourchassant jusqu’ici… tu vas ramasser tout le paquet.

Son bras était encore caché, mais il s’était effondré sur son fauteuil, la tête en avant, vaincu par sa vision intérieure de la défaite.

— Monsieur, certains d’entre nous – et pas seulement quelques-uns – vous ont cherché. Vous vous êtes rendu pratiquement introuvable, et puis il y a toutes les raisons habituelles de garder ces recherches secrètes. Mais nous n’avons jamais voulu vous faire du mal. Nous voulions vous retrouver pour…

Pour faire amende honorable ? Pour implorer votre pardon ? Sammy ne pouvait pas prononcer ces mots, et ils n’étaient pas tout à fait conformes à la vérité. Après tout, l’Homme s’était trompé. Alors, parlons au présent :

— Vous nous obligeriez si vous vouliez venir avec nous… sur l’étoile MarcheArrêt.

— Jamais. Je ne suis pas un Qeng Ho.

Sammy suivait toujours de près la progression de ses vaisseaux. Et juste à ce moment… Bon, ça valait la peine d’essayer.

— Je ne suis pas venu sur Triland à bord d’un autonome, monsieur. J’ai une escadre.

Le menton de l’autre se releva d’un millimètre.

— Une escadre ?

Le vieux réflexe de curiosité n’était pas tout à fait mort.

— Les vaisseaux sont en cours d’amarrage, mais ils devraient déjà être visibles depuis Cendrebasse. Voudriez-vous les voir ?

Le vieillard se contenta de hausser les épaules, mais ses deux mains étaient désormais à découvert et reposaient sur ses genoux.

— Laissez-moi vous les montrer.

Une embrasure était grossièrement découpée dans le plastique quelques mètres plus loin. Sammy se leva et se mit à pousser lentement le fauteuil roulant. Le vieillard ne protesta pas.

Dehors, il faisait froid, au-dessous de zéro, sans doute. Les couleurs du couchant flottaient au-dessus des toits devant lui, mais le seul indice d’une chaleur diurne était la neige fondue et glaciale qui éclaboussait ses chaussures. Il continua de pousser le fauteuil, traversant le parking à la recherche d’un emplacement qui leur offrirait une échappée vers l’ouest. Le vieillard regardait vaguement autour de lui. Je me demande depuis combien de temps il n’est pas sorti.

— Sammy, il ne t’est jamais venu à l’esprit que d’autres gens pourraient s’inviter à cette réception ?

— Monsieur ?

Ils étaient seuls dans le parking.

— Il y a des mondes colonisés par les humains plus proches de l’étoile MarcheArrêt que nous.

Une réception ? Ah oui.

— Exact, monsieur. Nous actualisons nos procédures d’écoute dans leur direction.

Trois belles planètes dans un système stellaire triple, et ressorties de la barbarie depuis quelques siècles.

— Ils se font appeler les « Émergents », maintenant. Nous ne leur avons jamais rendu visite, monsieur. Dans la meilleure hypothèse, il s’agit d’une sorte de tyrannie, d’un peuple d’une haute technologie mais très fermé, très centré sur lui-même.

Le vieillard grogna.

— Je m’en fous de savoir si ces salauds sont centrés ou non. On est sur un truc qui pourrait… réveiller les morts. Emporte des canons, des fusées et des nucléaires, Sammy. Tout un stock de nucléaires.

— Oui, monsieur.

Sammy poussa le fauteuil roulant jusqu’au bord du parking. Dans ses ATH, il voyait ses vaisseaux grimper lentement dans le ciel, encore dissimulés à l’œil nu par l’immeuble le plus proche.

— Plus que quatre cents secondes, monsieur, et vous allez les voir sortir derrière le toit, par là.

Et d’ajouter le geste à la parole.

Le vieillard ne répondit pas ; il regardait quand même plus ou moins vers le haut. Il y avait le trafic aérien habituel et les navettes du spatioport de Cendrebasse. Le soir baignait encore dans un lumineux crépuscule, mais une demi-douzaine de satellites étaient visibles à l’œil nu. À l’ouest, une minuscule lueur rouge clignotait à une cadence indiquant qu’il s’agissait d’une icône dans les ATH de Sammy et non un objet visible. C’était son repère pour l’étoile MarcheArrêt. Sammy contempla un instant le point lumineux. Même la nuit, loin des lumières de Cendrebasse, MarcheArrêt serait juste au-dessous du seuil de visibilité. Dans une modeste lunette, en revanche, elle ressemblait à une type G normale… pour l’instant. Dans quelques années, pas plus, elle ne serait détectable que par les batteries de télescopes. Quand mon escadre arrivera là-haut, l’étoile sera restée éteinte pendant deux siècles… et elle sera presque parée pour sa prochaine renaissance.

Sammy mit un genou à terre à côté du fauteuil sans se soucier du froid envahissant de la neige fondue.

— Laissez-moi vous parler de mes vaisseaux, monsieur.

Et il cita les tonnages, les caractéristiques et les propriétaires – enfin, la plupart des propriétaires ; certains devraient attendre une autre fois, quand le vieillard n’aurait pas d’arme à portée de la main. Et il ne cessa pas d’observer le visage de l’autre. Le vieillard comprenait ce qu’il disait, c’était clair. Il jurait à voix basse sur un ton monocorde, crachant une nouvelle obscénité à chaque nom cité par Sammy. Sauf pour le dernier…

— Lisolet ? C’est strentmannien, on dirait.

— Oui, monsieur. Mon commandant en second est strentmannienne.

— Ah, fit-il en hochant la tête. C’était… c’était des gens bien.

Sammy sourit en douce. Les Préparatifs devraient durer dix ans pour une mission pareille. Suffisamment longtemps pour remettre l’Homme sur pied physiquement. Assez longtemps, peut-être, pour atténuer sa folie. Sammy tapota l’armature du fauteuil, près de l’épaule du vieillard. Cette fois, nous ne vous laisserons pas tomber.

— Voici mon premier vaisseau, monsieur.

Sammy tendit à nouveau le bras. Une seconde plus tard, un astre brillant s’éleva au-dessus du toit de l’immeuble. Il oscilla majestueusement dans le crépuscule, éblouissante Étoile du berger. Six secondes s’écoulèrent, et le deuxième vaisseau se présenta. Six secondes plus tard, le troisième. Et ainsi de suite. Il y eut un trou, et finalement apparut un vaisseau plus brillant que tous les autres. Les vaisseaux interstellaires de Sammy mouillaient en orbite basse, à quatre mille kilomètres d’altitude. À cette distance, ce n’étaient que des points lumineux, de minuscules joyaux s’échelonnant à un degré d’intervalle sur une ligne invisible qui bissectait le ciel. Ce n’était pas plus spectaculaire que le mouillage en orbite basse de cargos du trafic interne au système, ou quelque chantier d’intérêt local… tant qu’on ne savait pas quelle distance avaient parcouru ces points lumineux et quelle distance les séparait de leur ultime destination. Sammy entendit le vieillard pousser un faible soupir d’émerveillement. Lui savait.

Ils regardèrent les sept points lumineux traverser lentement le ciel. Sammy rompit le silence.

— Vous voyez le plus brillant, le dernier ?

Le pendentif de la constellation.

— Il est l’égal de n’importe quel vaisseau stellaire jamais construit. C’est mon vaisseau-amiral, monsieur… le Pham Nuwen.

Загрузка...