Première partie Cent soixante ans plus tard

Un

L’escadre Qeng Ho arriva la première devant l’étoile MarcheArrêt. Ça n’avait peut-être pas d’importance. Tout au long des cinquante dernières années de leur voyage, les Qeng Ho avaient observé les panaches incandescents de l’escadre des Émergents qui décélérait vers la même destination.

C’étaient des étrangers qui se rencontraient loin de leurs territoires d’origine respectifs. Rien d’inhabituel pour les négociants Qeng Ho – bien que, normalement, les rencontres ne soient pas aussi malvenues et qu’il y ait la possibilité de commercer. Ici, il y avait certes un trésor, mais il n’appartenait à aucun des deux bords. Il reposait, congelé, attendant d’être pillé, exploité ou développé, selon la nature de l’inventeur. Si loin des amis, si loin de tout contexte social… si loin d’éventuels témoins. C’était une situation où la fourberie risquait d’être récompensée, et les parties en présence le savaient bien. Les deux expéditions, celle des Qeng Ho et celle des Émergents, avaient passé des jours à s’observer sans s’aborder, essayant de sonder leurs intentions et d’évaluer leurs puissances de feu respectives. Des accords furent rédigés puis reformulés, des plans de débarquement commun furent élaborés. Les Négociants n’avaient toutefois pas appris grand-chose sur les véritables intentions des Émergents. Aussi l’invitation à dîner des Émergents fut-elle diversement accueillie : certains furent soulagés, d’autres grincèrent des dents en silence.


Trixia Bonsol appuya son épaule contre la sienne et inclina la tête pour qu’il soit le seul à l’entendre.

— Et voilà, Ezr. La nourriture n’a pas mauvais goût. Peut-être qu’ils n’essaient pas de nous empoisonner.

— Elle est suffisamment insipide, murmura-t-il en tentant de ne pas se laisser distraire par son contact physique.

Trixia Bonsol était native de la planète et faisait partie de l’équipe de spécialistes. Comme chez la plupart des Trilandiens, un certain excès de confiance était intégré à sa personnalité ; elle se plaisait à taquiner Ezr à propos de sa « paranoïa de Négociant ».

Le regard d’Ezr fit rapidement le tour des tables. Le commandant Park avait emmené cent personnes au banquet, mais très peu de militaires. Les Qeng Ho étaient entourés d’un nombre presque égal d’Émergents. Trixia et lui étaient éloignés de la table du commandant. Ezr Vinh, apprenti Négociant, et Trixia Bonsol, docteur en linguistique. Il présumait que les Émergents présents n’étaient pas d’un rang plus élevé. Pour autant que les Qeng Ho puissent le conjecturer, les Émergents étaient d’un autoritarisme strict, mais Ezr n’aperçut aucune marque apparente de rang. Certains des étrangers étaient loquaces, et leur NeSe était facilement compréhensible, à peine différent du tout-venant capté sur les ondes Qeng Ho. L’individu pâle et trapu assis à sa gauche avait bavardé sans interruption pendant tout le repas. Ce Ritser Brughel donnait l’impression d’être un programmeur d’armes, bien qu’il n’ait pas reconnu ce terme lorsque Ezr l’avait employé. Il ne parlait que des tactiques qu’ils pourraient utiliser dans les années à venir.

— C’truc-là, dit Brughel, on l’a d’jà fait assez souvent. Voyez c’que j’veux dire ? On s’les fait quand y connaissent pas la technologie… ou qu’y l’ont pas encore reconstituée.

Il concentrait ses efforts non pas sur Ezr mais sur le vieux Pham Trinli. Brughel croyait que la vieillesse apparente conférait une autorité particulière, sans se rendre compte que n’importe quel type plus âgé paumé au milieu des jeunes était nécessairement perdant. Ezr ne s’offusquait pas d’être ignoré ; ça lui donnait l’occasion d’observer sans être distrait. Pham Trinli semblait apprécier l’attention dont il était l’objet. Dialoguant avec un autre programmeur d’armes, il essayait de surenchérir sur tout ce que disait le blond blafard et semait en chemin des confidences qui donnaient la nausée à Ezr.

Rien à redire, les Émergents étaient technologiquement compétents. Ils disposaient de ramjets pour voyager rapidement dans l’espace interstellaire ; ce qui les mettait dans le peloton de tête, question savoir-faire technique. Et ça n’avait pas l’air d’être des connaissances décadentes. Leurs capacités en matière de télécommunications et d’informatique égalaient celles des Qeng Ho. Vinh savait que c’était cela – plus que le secret entourant les Émergents – qui rendait nerveux les experts en sécurité militaire du commandant Park. Les Qeng Ho avaient écrémé l’âge d’or d’une centaine de civilisations. En d’autres circonstances, les compétences des Émergents auraient suscité une honnête allégresse mercantile.

Compétents, et durs à la tâche, aussi. Ezr regarda au-delà des tables. Pas pour reluquer, non, mais l’endroit était impressionnant. Sur les vaisseaux ramjets, les « logements » étaient généralement ridicules. Pareils vaisseaux doivent comporter un blindage substantiel et être d’une construction modérément solide. Même à une fraction de la vitesse luminique, un transit interstellaire prenait des années : équipage et voyageurs passaient pratiquement tout ce temps sous forme de cadavres congelés. Les Émergents, eux, avaient dégelé un grand nombre de leurs semblables avant même que l’espace résidentiel soit configuré. Ils avaient construit cet habitat et l’avaient lancé en moins de huit jours – alors que les ultimes corrections d’orbite n’étaient pas encore terminées. La structure en anneau brisé, de plus de deux cents mètres de diamètre, était intégralement édifiée en matériaux prélevés à vingt années-lumière de là.

À l’intérieur, c’était le début de l’opulence. L’effet global était une sorte de classicisme à dose modérée, comme dans les premiers habitats du Système solaire avant que la technique des systèmes de survie soit bien maîtrisée. Les Émergents étaient les maîtres du tissu et de la céramique, même si Ezr subodorait que les bio-arts étaient inexistants. Rideaux et mobilier contribuaient à masquer la courbure du plancher. La brise de ventilation silencieuse était juste assez forte pour donner l’impression d’un espace aéré et sans limites. Pas de fenêtres, pas même de vues à rotation compensée. Là où les parois étaient visibles, elles étaient recouvertes d’une décoration manuelle complexe (des peintures à l’huile ?). Leurs vives couleurs luisaient même dans la pénombre. Il savait que Trixia voulait les regarder de plus près. Elle soutenait que l’art indigène révélait l’essence d’une culture encore mieux que sa langue.

Vinh se retourna vers Trixia et lui adressa un sourire. Elle en comprendrait le sens, qui échapperait peut-être aux Émergents. Ezr aurait donné n’importe quoi pour posséder la cordialité apparente du commandant Park, là-bas à la table d’honneur, en train de s’entretenir ô combien aimablement avec son homologue émergent Tomas Nau. On aurait dit deux vieux camarades de classe. Vinh se cala dans son siège, prêtant moins attention au sens des paroles qu’à l’attitude des locuteurs.

Tous les Émergents n’étaient pas des personnages souriants et loquaces. La rousse à la table d’honneur, à quelques places seulement de Tomas Nau, par exemple : on la lui avait présentée, mais Vinh ne pouvait se rappeler son nom. Hormis le scintillement d’un collier en argent, sa mise était quelconque, sévère, même. Elle était mince, d’un âge indéterminé. Sa chevelure rousse aurait pu être une parure conçue pour cette soirée, mais sa peau non pigmentée aurait été plus difficile à simuler. Elle était d’une beauté exotique, si on ignorait la gaucherie de son maintien, le pli dur de sa bouche. Elle parcourait les tables du regard, mais elle aurait très bien pu être seule. Vinh remarqua que leurs hôtes n’avaient placé aucun invité à côté d’elle. Facétieuse, Trixia traitait souvent Vinh de coureur de femmes, ne serait-ce qu’en imagination. Mais pour Ezr Vinh, cette étrange dame aurait été plus une créature de cauchemar que la vedette d’un fantasme agréable.

En face d’eux, à la table d’honneur, Tomas Nau s’était levé. Le silence tomba sur les Émergents et sur tous les Négociants – sauf ceux trop absorbés dans leurs pensées.

— C’est l’heure des toasts à l’amitié interstellaire, marmonna Ezr.

Bonsol le poussa du coude, concentrant ostensiblement son attention sur la table d’honneur. Il la sentit étouffer un rire lorsque le chef des Émergents commença ainsi son discours :

— Mes amis, nous sommes tous très loin de chez nous.

Il balaya le vide d’un geste ample qui sembla englober l’espace au-delà des parois de la salle du banquet.

— Nous avons les uns comme les autres commis des erreurs potentiellement graves. Nous savions que ce système stellaire est bizarre.

Imaginez une étoile si radicalement variable qu’elle s’éteint presque complètement pendant deux cent quinze ans tous les deux cent cinquante ans.

— Au fil des millénaires, les astrophysiciens de plus d’une civilisation ont essayé de convaincre leurs gouvernements d’envoyer une expédition dans ces parages.

Il s’arrêta, sourit.

— Évidemment, jusqu’à notre ère, c’était financièrement au-delà des moyens du Royaume Humain. Mais aujourd’hui, c’est l’objectif simultané de deux expéditions humaines.

Sourires à la ronde ; et tous de penser : Quelle foutue malchance !

— Bien sûr, il y a un motif qui rend cette coïncidence vraisemblable. Il n’y avait par le passé aucun besoin urgent d’une expédition de cette sorte. Maintenant, nous avons tous une raison : la race que vous appelez les Araignées. La troisième forme de vie intelligente non humaine jamais découverte.

Et dans un système planétaire aussi désolé que celui-ci, il était invraisemblable que pareille vie ait accédé naturellement à l’existence. Les Araignées elles-mêmes devaient être les descendants de navigateurs interstellaires non humains – quelque chose que l’Humanité n’avait jamais rencontré. Ce pouvait être le plus grand trésor que les Qeng Ho aient jamais trouvé, et ce, d’autant plus que la civilisation actuelle des Araignées avait récemment redécouvert la radio. Elle devait être aussi inoffensive et docile que n’importe quelle civilisation humaine déchue.

Nau émit un gloussement faussement modeste et regarda vers le commandant Park.

— Jusqu’à une date récente, je n’avais pas saisi à quel point nos forces et faiblesses, nos erreurs et intuitions se complétaient à la perfection. Vous êtes venus de beaucoup plus loin, mais sur des vaisseaux très rapides déjà construits. Nous sommes venus de plus près, mais avons pris le temps d’emporter une charge beaucoup plus importante. Nous avons les uns comme les autres apprécié correctement la plupart des données.

Depuis que l’Humanité avait accédé à l’espace, des batteries de télescopes n’avaient cessé d’observer l’étoile MarcheArrêt. On savait depuis des siècles qu’une planète de la taille de la Terre et dont la signature chimique indiquait la présence de la vie tournait autour de l’étoile. Si MarcheArrêt avait été une étoile normale, cette planète aurait pu être un monde tout à fait agréable et non la boule de neige gelée qu’elle était la plupart du temps. Il n’y avait pas d’autres corps planétaires dans le système de MarcheArrêt, et les premiers astronomes avaient confirmé que l’unique planète du système était dépourvue de tout satellite. Pas d’autres planètes terrestres, pas de géantes gazeuses, pas d’astéroïdes… et pas de nuage cométaire. L’étoile MarcheArrêt faisait le vide autour d’elle. Ça n’avait rien d’étonnant de la part d’une variable au cycle catastrophique – et MarcheArrêt avait certainement dû être explosive dans le passé – mais alors, comment cette planète unique avait-elle pu survivre ? C’était l’une des énigmes de ce lieu.

Tout cela était connu, et on s’était préparé en conséquence. L’escadre du commandant Park avait consacré son bref séjour dans les parages à inventorier frénétiquement le système et à extraire de la planète congelée quelques kilotonnes de substances volatiles. En fait, on avait découvert quatre rochers dans le système, qu’on pouvait, dans un accès de générosité, qualifier d’astéroïdes. C’était des objets insolites, dont le plus gros avait environ deux kilomètres de longueur. Ils étaient en diamant massif. Les scientifiques trilandiens faillirent en venir aux mains en tentant d’élucider ce mystère.

Mais on ne peut pas manger des diamants, pas à l’état brut, en tout cas. Sans la mixture habituelle de substances volatiles et de minerais indigènes, l’existence de l’escadre allait effectivement être très inconfortable. Ces satanés Émergents avaient à la fois du retard et de la chance. Ils avaient apparemment moins de scientifiques et d’universitaires, des vaisseaux plus lents… mais de la quincaillerie à revendre.

Le chef des Émergents se fendit d’un sourire bienveillant et poursuivit :

— Il n’existe en réalité qu’un seul endroit dans tout le système MarcheArrêt où les substances volatiles se trouvent en quantité appréciable – et c’est sur la planète des Araignées elle-même.

Il passa en revue son auditoire, laissant son regard s’attarder sur les visiteurs.

— Je sais que c’est un fait que certains parmi vous avaient espéré mettre en parenthèses jusqu’à ce que les Araignées soient à nouveau actives… Mais on ne peut pas rester indéfiniment sur la touche, et mon escadre comprend des vaisseaux gros-porteurs. Le directeur Reynolt – ah ah ! c’était donc le nom de la rousse – est d’accord avec vos scientifiques pour dire que les autochtones n’ont jamais progressé au-delà de leurs radios primitives. Toutes les « Araignées » sont congelées à grande profondeur dans le sol et demeureront dans cet état jusqu’à ce que l’étoile MarcheArrêt se rallume.

Dans un an environ. Si l’origine du cycle de MarcheArrêt était un mystère, le passage de l’obscurité à la lumière se répétait avec une périodicité qui n’avait guère varié en huit mille ans.

Assis à côté de l’orateur à la table d’honneur, S.J. Park souriait lui aussi, avec probablement autant de sincérité que Tomas Nau. Sur Triland, le commandant Park n’avait pas tellement eu la cote avec les gens des Eaux et Forêts ; en partie pour avoir réduit au strict minimum leurs Préparatifs, alors même que l’existence d’une deuxième escadre n’avait pas été prouvée. Park avait failli griller ses ramjets dans la décélération retardée qui lui avait permis de coiffer les Émergents sur le poteau. Il pouvait valablement prétendre au titre de premier arrivé, mais à guère plus : aux rochers de diamant, à une petite réserve d’éléments volatiles. Jusqu’aux premiers atterrissages, les Qeng Ho ne savaient même pas à quoi ressemblaient les non-humains. Ces débarquements, la fouille de quelques monuments et les menus larcins pratiqués sur des dépôts d’ordures avaient révélé une somme considérable de données… qu’il fallait à présent négocier.

— Le moment est venu d’œuvrer ensemble, poursuivit Nau. Je ne sais pas jusqu’à quel point vous êtes les uns et les autres informés des discussions que nous menons depuis deux jours. Il y a sûrement eu des rumeurs. Vous aurez des détails bientôt, mais le commandant Park, votre Comité des échanges commerciaux et moi-même avons estimé que c’est à présent l’occasion idéale de montrer l’unité de nos intentions. Nous projetons un débarquement commun d’une ampleur considérable. L’objectif principal sera d’extraire au moins un million de tonnes d’eau et une quantité similaire de minerais métalliques… Nous avons des gros-porteurs capables d’accomplir cette tâche avec une relative facilité. Comme objectifs accessoires, nous allons déposer quelques capteurs discrets et effectuer un minimum d’échantillonnage culturel. Ces résultats et ces ressources seront également partagés entre nos deux expéditions. Dans l’espace, nos deux groupes utiliseront les roches locales pour camoufler nos habitats, si possible à quelques secondes-lumière des Araignées.

Nau regarda à nouveau le commandant Park. Certains sujets faisaient donc encore l’objet de tractations.

Nau leva son verre.

— Portons donc un toast. À la fin de nos erreurs et à notre entreprise commune. Que l’avenir nous réserve des perspectives encore plus vastes.


— Eh, ma chère, c’est moi qui suis censé être parano, au cas où tu l’aurais oublié. Je croyais que tu allais me tanner le cuir à cause de mes vilains soupçons de Négociant.

Trixia sourit sans trop de conviction mais ne répondit pas immédiatement. Après le banquet chez les Émergents, elle avait maintenu un silence inhabituel pendant tout le trajet. Ils étaient de retour à l’appartement qu’elle occupait dans le quartier temporaire des Négociants. C’est là qu’elle était normalement la plus franche et la plus exquise.

— Leur habitat était à la hauteur, c’est sûr, dit-elle finalement.

— À côté de notre temp’, oui, dit Ezr en tapotant la paroi en plastique. Pour un truc fait à partir des pièces détachées qu’ils se sont fait livrer, chapeau !

Le temp’ des Qeng Ho n’était guère qu’un ballon géant et compartimenté. Les Négociants réservaient l’élégance aux structures plus vastes qu’ils pouvaient édifier avec les matériaux locaux. Trixia n’avait que deux pièces communicantes, un peu plus de cent mètres cube au total. Les murs étaient nus, mais elle avait travaillé dur sur l’imagerie consensuelle : ses parents et ses sœurs, un panorama de quelque forêt trilandienne. L’essentiel du plan de travail était rempli de vues historiques bidimensionnelles de la Vieille Terre d’avant l’Ère spatiale. Il y avait des images du premier Londres et du premier Berlin, des images de chevaux, d’avions et de commissaires. En fait, ces cultures étaient insipides, comparées avec les extrêmes atteints dans les histoires des mondes ultérieurs. Mais, à l’Aube de l’Humanité, tout était découvert pour la première fois. Il n’y avait jamais eu d’époque plus chargée de rêves ou plus naïve. Cette période était la spécialité d’Ezr, ce qui horrifiait ses parents et déconcertait la plupart de ses amis. Et pourtant, Trixia le comprenait. L’Aube n’était peut-être qu’une distraction pour elle, mais elle adorait parler de ces premiers temps héroïques. Ezr savait qu’il n’en trouverait pas d’autre comme elle.

— Écoute, Trixia, qu’est-ce qui te chagrine ? Il n’y a sûrement rien de louche dans le fait que les Émergents aient des cabines confortables. Pendant presque toute la soirée, tu as affecté ta niaiserie habituelle – elle ne releva pas l’insulte – et puis il s’est passé quelque chose. Qu’est-ce que tu as remarqué ?

Il repoussa le plafond pour flotter vers l’endroit où elle était assise, adossée à un divan mural.

— C’était… plusieurs petites choses, et puis…

Elle tendit le bras pour lui saisir la main.

— Tu sais que je suis douée pour les langues.

Nouveau sourire express.

— Leur dialecte NeSe est si proche de ce qu’on entend en général sur votre radio qu’il est manifeste qu’ils ont pris des leçons sur le Réseau Qeng Ho.

— Absolument. Tout cela cadre avec leurs prétentions. C’est une culture jeune, qui se remet lentement d’une méchante dégringolade.

Vais-je me retrouver en train de prendre leur défense ? La proposition des Émergents avait été raisonnable, presque généreuse. Le genre de discours qui incite le Négociant tant soit peu compétent à un minimum de prudence. Mais Trixia avait trouvé autre chose d’inquiétant.

— Oui, mais le fait d’avoir un langage commun rend des tas de trucs difficiles à déguiser. J’ai relevé tout à l’heure une douzaine de tournures autoritaires – et qui ne semblaient pas être des emplois fossiles. Les Émergents ont l’habitude de posséder des gens, Ezr.

— Tu veux dire des esclaves ? Il s’agit d’une civilisation technologiquement évoluée, Trixia. Les techniciens ne font pas de bons esclaves. Sans leur coopération pleine et entière, tout l’édifice s’écroule.

Elle lui pressa la main brutalement – sans colère ni espièglerie, mais avec une intensité qu’il ne lui avait jamais connue.

— Oui, oui. Mais nous ne connaissons pas toutes leurs manies. Nous savons en tout cas qu’ils ne font pas de cadeaux. J’ai passé la soirée à écouter ce blond roussâtre assis à côté de toi, et les deux types qui étaient à ma droite. Le mot « commerce » leur écorche la bouche. L’exploitation est le seul rapport qu’ils envisagent avec les Araignées.

— Hum.

Trixia était comme ça. Des indices qui échappaient à Ezr pouvaient être d’une importance capitale à ses yeux. Parfois, ils semblaient futiles même après qu’elle les eut expliqués. Mais, d’autres fois, son explication était comme une vive lumière révélant des détails qu’il n’avait jamais soupçonnés.

— Je n’en sais rien, Trixia. Tu sais que nous autres Qeng Ho pouvons nous montrer plutôt, euh… arrogants lorsque les clients font la sourde oreille.

Trixia détourna les yeux une seconde pour contempler les pièces bizarres et démodées qui avaient constitué l’habitation de sa famille sur Triland.

— L’arrogance des Qeng Ho a mis ma planète sens dessus dessous, Ezr. Votre commandant Park a démoli le système scolaire, élargi l’accès aux Eaux et Forêts… et ce n’était qu’un effet secondaire.

— Nous n’avons forcé personne à…

— Je sais. Vous n’avez forcé personne à faire quoi que ce soit. Les Eaux et Forêts voulaient participer à cette mission, et la livraison de certains produits était le prix fixé par vous pour cette participation.

Elle souriait bizarrement.

— Je ne me plains pas, Ezr. Sans l’arrogance des Qeng Ho, je n’aurais jamais été admise à participer aux programmes de sélection des Eaux et Forêts. Je n’aurais pas mon doctorat, et je ne serais pas ici. Vous autres Qeng Ho êtes des tortionnaires, certes, mais vous êtes aussi l’une des meilleures choses qui soient arrivées à ma planète.

Ezr était resté endormi en cryo jusqu’à la dernière année sur Triland. Les procédures Clients ne lui étaient pas tellement familières, et Trixia était restée jusque-là plutôt discrète à leur sujet. Hmm. Une seule proposition de mariage par Msec ; il ne lui avait rien promis de plus, mais… Il ouvrit la bouche pour dire que…

— Attends ! Je n’ai pas fini. Si je dis tout ça maintenant, c’est parce que je suis obligée de te convaincre : il y a arrogance et arrogance, et je sais faire la différence. Les gens qui étaient au banquet avaient plutôt l’air de tyrans que de négociants.

— Et les serviteurs ? Ils avaient l’air de serfs opprimés ?

— Non… plutôt d’employés. Je sais que ça ne cadre pas. Mais nous n’avons pas toute la population émergente sous les yeux. Peut-être que les victimes sont ailleurs. Mais soit par excès d’assurance soit par aveuglement, Thomas Nau a affiché leur douleur sur tous les murs.

Elle le foudroya du regard en voyant son air surpris.

— Les peintures, nom de Dieu !

Trixia avait quitté la salle du banquet sans se presser, admirant chaque tableau à son tour. C’était des paysages de toute beauté, situés soit à la surface d’une planète soit dans de très vastes habitats. L’éclairage et la géométrie étaient surréels, mais la précision des détails allait jusqu’aux brins d’herbe individuels.

— Normal. Ce ne sont pas des gens heureux qui ont peint ces tableaux.

Ezr haussa les épaules.

— Moi, j’ai l’impression qu’ils ont été peints par une seule et même personne. Ils sont tellement réussis. Je parie que ce sont des reproductions de classiques, comme les châteaux paysagés canberriens de Deng.

Un maniaco-dépressif qui contemple son avenir stérile.

— Les grands artistes sont souvent fous et malheureux.

— Tu parles comme un vrai Négociant !

Il posa sa main libre sur la sienne.

— Trixia, je n’essaie pas de me disputer avec toi. Jusqu’à ce banquet, c’était moi qui me méfiais d’eux.

— Et tu te méfies toujours ?

La question était sérieuse, sans la moindre intention espiègle.

— Oui.

Pas autant que Trixia, cependant, et pas pour les mêmes raisons.

— C’est un tantinet trop raisonnable, de la part des Émergents, de partager la moitié de la charge de leurs gros-porteurs.

Il y avait dû y avoir d’âpres marchandages là-dessous. Théoriquement, la puissance cérébrale universitaire apportée par les Qeng Ho valait autant que quelques vaisseaux gros-porteurs, mais l’équation était subtile et difficile à discuter.

— J’essaie simplement de comprendre ce que tu as vu, et ce qui m’a échappé… D’accord, supposons que la situation soit aussi dangereuse que tu le penses. Tu ne crois pas que le commandant Park et le Comité en sont conscients ?

— Qu’est-ce qu’ils s’imaginent, maintenant, hein ? En vous voyant repartir dans la navette, vous autres officiers de l’escadre, j’ai eu l’impression que les Qeng Ho étaient plutôt tendres avec les Émergents.

— Ils sont heureux d’avoir conclu un marché, tout simplement. Je ne sais pas ce pensent les gens du Comité des échanges commerciaux.

— Tu pourrais t’arranger pour le savoir, Ezr. Si ce banquet les a induits en erreur, tu pourrais exiger un peu de cœur au ventre. Oui, je sais, je sais : tu es un apprenti, il y a des règles et des coutumes, bla-bla-bla. Mais ta Famille possède cette expédition !

Ezr se pencha en avant.

— Partiellement.

C’était aussi la première fois qu’elle faisait cas de ce détail. Jusque-là, ils avaient l’un et l’autre – Ezr, au moins – eu peur de reconnaître cette différence de statut social. Au tréfonds d’eux-mêmes, chacun craignait que l’autre n’en profite à ses dépens. Les parents d’Ezr Vinh et ses deux tantes possédaient environ un tiers de l’expédition : deux ramjets et trois vaisseaux de débarquement. En tout, la Famille Vinh.23 possédait trente vaisseaux dispersés sur une douzaine d’entreprises. Le voyage à Triland avait été un investissement accessoire ne méritant que la présence symbolique d’un seul membre de la Famille. Après un siècle ou trois de prospection, il serait revenu dans sa Famille. Ezr Vinh aurait alors dix ou quinze ans de plus. Il attendait impatiemment cette réunion, pour montrer à ses parents que leur fils avait réussi. Entre-temps, il lui faudrait encore des années pour acquérir assez de poids et influencer les autres.

— Trixia, il y a une différence entre posséder et gérer, surtout en ce qui me concerne. Si mes parents participaient à l’expédition, alors là, oui, ils auraient le bras long. Mais ils sont retournés au bercail. Je suis beaucoup plus un apprenti qu’un armateur.

Et il subissait les humiliations correspondantes. Dans une expédition Qeng Ho en bonne et due forme, il n’y avait pas beaucoup de népotisme ; c’était parfois tout le contraire.

Trixia resta un long moment silencieuse, ne cessant de scruter le visage de Vinh. Et ensuite ? Vinh se rappela les féroces mises en garde de tante Filipa à propos des femmes qui s’attachent à de jeunes et riches Négociants, qui les embobinent et croient ensuite pouvoir gérer leur vie – et, pis encore, gérer les affaires de la Famille. Ezr avait dix-neuf ans, Trixia Bonsol en avait vingt-cinq. Elle croyait peut-être qu’elle pouvait carrément formuler ses exigences. Oh, Trixia, pas ça, je t’en prie.

Finalement, elle sourit – un sourire plus doux, plus mince que d’habitude.

— D’accord, Ezr. Fais ce que tu dois faire… mais une faveur ? Réfléchis à ce que je t’ai dit.

Elle se retourna, tendit la main pour lui toucher le visage et le caressa gentiment. Son baiser fut doux et hésitant.

Deux

La Morveuse s’était embusquée devant la cabine d’Ezr.

— Hé, Ezr, je t’ai regardé, hier soir.

Il faillit s’arrêter pile. Elle parle du banquet. Le Comité des échanges commerciaux l’avait retransmis à l’escadre.

— Bien sûr, Qiwi, tu m’as vu en vidéo. Maintenant, tu me vois en personne.

Il ouvrit sa porte, entra. D’une manière ou d’une autre, la Morveuse le serrait de tellement près qu’elle était maintenant à l’intérieur elle aussi.

— Alors, qu’est-ce que tu fais ici ?

Qiwi avait le chic pour répondre aux questions comme bon lui semblait.

— On est de corvée de microbes dans la même équipe et ça commence dans deux mille secondes. Je me suis dit qu’on pourrait descendre ensemble au bactério, échanger des potins, quoi.

Vinh plongea dans la pièce de derrière, lui fermant cette fois la porte au nez. Il se changea pour enfiler sa combinaison de travail. Évidemment, la Morveuse l’attendait encore lorsqu’il ressortit.

— Je n’ai pas de potins, soupira-t-il.

Pas question de lui répéter ce qu’a dit Trixia.

Qiwi afficha un sourire triomphant.

— Eh bien, moi, j’en ai. Allons-y.

Elle ouvrit la porte extérieure et lui tira une élégante révérence en apesanteur qui la propulsa dans la coursive.

— Je veux comparer mes impressions avec les tiennes, mais, vrai de vrai, je parie que j’ai beaucoup plus de matière. Le Comité avait trois PDV, dont un à l’entrée – tu ne pouvais pas voir aussi bien.

Elle descendit le couloir en bondissant à ses côtés tout en lui expliquant combien de fois elle avait visionné les vidéos et en lui énumérant tous les gens avec qui elle avait ensuite échangé des indiscrétions.

Vinh avait rencontré pour la première fois Qiwi Lin Lisolet à l’époque des Préparatifs, dans l’espace trilandien. À huit ans, c’était déjà une odieuse petite créature. Et, pour une raison mystérieuse, elle avait fait de lui la cible de ses attentions. Après un repas ou une séance d’entraînement, elle se précipitait derrière lui et lui donnait un coup de poing dans l’épaule – et plus il était furieux, puis ça semblait lui plaire. Une méchante droite en retour aurait sûrement changé ses perspectives. Seulement, on ne peut pas cogner sur une fillette de huit ans. Elle était neuf ans en dessous de l’âge minimum des équipages. Il y avait de la place pour les enfants avant et après les voyages – pas dans les équipages, surtout ceux promis aux espaces inhabités. Mais la mère de Qiwi possédait vingt pour cent de l’expédition… Originaire de Strentmann, très loin de l’autre côté de l’espace Qeng Ho, la Famille Lisolet.17 était véritablement matriarcale. Ses coutumes étaient insolites, connue l’apparence extérieure de ses membres. Beaucoup de règles avaient dû être enfreintes, mais la petite Qiwi s’était retrouvée dans l’équipage. Pendant le voyage, elle était restée éveillée plus longtemps que n’importe qui à l’exception des Veilleurs. Une bonne partie de son enfance s’était déroulée dans l’espace interstellaire, en présence de quelques rares adultes, qui, souvent, n’étaient même pas ses propres parents. Vinh mettait un bémol à son irritation chaque fois qu’il y pensait. Pauvre petite ! Plus tellement petite, d’ailleurs. Qiwi devait avoir quatorze ans. Ses attaques physiques étaient désormais remplacées par des agressions verbales – une bonne chose, vu sa carrure strentmannienne adaptée à la maxi-pesanteur.

Ils descendaient à présent l’axe principal du temp’.

— Hé, Raji, comment vont les affaires ?

Qiwi faisait signe et souriait à la moitié des gens qu’ils croisaient. Dans les Msec précédant l’arrivée des Émergents, le commandant Park avait dégelé la moitié des équipages de l’escadre, assez pour servir tous les véhicules et toutes les armes avec des équipes de renfort sous pression. Quinze cents personnes ne seraient guère plus qu’un groupe important dans le temp’ de ses parents. Ici, c’était la foule, même si beaucoup étaient de service à bord de leur vaisseau. Avec tout ce monde, on remarquait vraiment que les cabines étaient temporaires : de nouvelles parois gonflables étaient érigées ici et là pour loger une nouvelle équipe. L’axe principal n’était rien d’autre que le lieu où s’abouchaient les coins de quatre énormes ballons. Les surfaces ondulaient à l’occasion lorsque quatre ou cinq personnes devaient circuler simultanément.

— Je fais pas confiance aux Émergents, Ezr. Après tous leurs généreux discours, ils vont nous trancher la gorge.

Vinh émit un grognement d’irritation.

— Alors, pourquoi ce grand sourire ?

Ils flottèrent devant une section de paroi transparente – une authentique fenêtre, pas du papier peint. Derrière s’étendait le parc du temp’. Ce n’était en fait guère plus qu’un gros bonsaï, mais il contenait plus d’espace libre et d’êtres vivants qu’il n’y en avait dans tout l’habitat stérile des Émergents. Qiwi tourna la tête et resta un bref instant tranquille. Les plantes et les animaux vivants étaient pratiquement les seules choses qui puissent la plonger dans cet état. Son père était directeur des Systèmes de survie de l’escadre… et un créateur de bonsaïs connu dans tout le proche-espace Qeng Ho.

Puis elle sursauta comme si elle reprenait contact avec la réalité. Son sourire réapparut, dédaigneux.

— Parce qu’on est les Qeng Ho, même si des fois on l’oublie ! On a des milliers d’années de perfidie d’avance sur ces nouveaux venus. « Émergents » mon cul ! S’ils en sont arrivés là où ils sont, c’est en écoutant la partie publique du Réseau Qeng Ho. Sans le Réseau, ils seraient encore en train de croupir dans leurs propres ruines.

Le passage s’étrécit puis s’incurva en cornet. Derrière eux et au-dessus d’eux, le bruit de l’équipage était amorti par le gonflement de la paroi. Ils étaient dans la vésicule la plus profonde du temp’. C’était la seule partie, le longeron et l’alimentation exceptés, absolument indispensable : la fosse à bactéries.

La corvée accomplie en ces lieux était des plus immondes : nettoyer les filtres bactériens en dessous des bacs hydroponiques. Là-bas, les plantes ne sentaient pas aussi bon. En fait, une robuste santé se signalait par une putréfaction parfaitement nauséabonde. La plupart des tâches pouvaient être accomplies par des machines, mais il y avait des situations critiques nécessitant des jugements hors de portée des meilleurs automatismes et pour lesquels personne ne s’était soucié d’élaborer de télécommandes. C’était une manière de poste à responsabilités. Une seule fausse manœuvre stupide, et une souche bactérienne risquait de traverser la membrane et de se répandre dans les cuves supérieures. La nourriture aurait un goût de vomi et l’odeur pourrait passer dans le système d’aération. Mais même la plus effroyable erreur ne pourrait tuer qui que ce soit – il y avait encore les bactéries des ramjets, toutes maintenues isolées les unes des autres.

C’était donc le lieu idéal pour apprendre, selon les critères des enseignants exigeants : manœuvres délicates, inconfort physique… et le risque d’erreurs susceptibles de causer un embarras qu’on aurait bien du mal à faire oublier.

Qiwi s’était inscrite pour cette corvée supplémentaire. Elle prétendait adorer l’endroit.

— Mon papa dit qu’il faut commencer avec les plus petits êtres vivants avant de pouvoir s’attaquer aux gros.

Qiwi était une véritable encyclopédie ambulante sur les bactéries, les voies métaboliques torsadées, les bouquets typiques des égouts qui correspondaient à différentes combinaisons, les caractéristiques des souches qui seraient endommagées par le moindre contact humain (les variétés bénies dont on n’aurait jamais à sentir l’odeur fétide).

Ezr faillit commettre deux erreurs durant la première Ksec. Il les rectifia à temps, évidemment, mais Qiwi s’en était aperçue. Deux bavures ! Normalement, elle lui aurait fait la morale sans arrêt. Mais aujourd’hui, Qiwi était accaparée par ses projets hostiles aux Émergents.

— Tu sais pourquoi on a pas amené de gros-porteurs ?

Leurs deux plus gros utilitaires étaient capables de hisser mille tonnes en orbite depuis la surface. Avec le temps, ils auraient récupéré tous les éléments volatiles et les minerais dont ils avaient besoin. C’était bien sûr de ce temps que l’arrivée des Émergents les avait frustrés. Ezr haussa les épaules et se concentra sur l’échantillon qu’il était en train de prélever.

— Je connais les rumeurs.

— Ah ! T’as pas besoin de rumeurs. Avec un peu d’arithmétique, tu trouverais la vérité. Le commandant d’escadre Park s’est douté qu’on risquait d’avoir de la compagnie. Il a emporté le minimum d’utilitaires et d’habitats. Et il a emporté un max de canons et de nucléaires.

— Peut-être.

Sûrement.

— L’ennui, c’est que ces sacrés Émergents habitent tellement près du but qu’ils ont emporté beaucoup plus de matériel – et ils sont quand même arrivés après nous.

Ezr ne répondit pas, mais ça ne changeait rien.

— Aucune importance. Je suis allée à la pêche aux indiscrétions. Il va falloir qu’on soit très, très prudents.

Et de se lancer dans des considérations tactiques et dans des hypothèses sur les systèmes d’armes utilisés par les Émergents. La mère de Qiwi était commandant en second de l’escadre, mais elle était aussi militaire. Une militaire strentmannienne. La Morveuse avait consacré le plus clair de son temps de transit aux mathématiques, à l’astronautique et à l’ingénierie. Le bactério et les bonsaïs, c’était l’influence de son père. Elle pouvait être alternativement militaire assoiffée de sang, négociante rusée et créatrice de bonsaïs en l’espace de quelques secondes. Comment ses parents avaient-ils jamais songé à se marier ? Et pour produire une gosse aussi solitaire et perturbée !

— On pourrait donc battre les Émergents dans un combat normal, dit Qiwi. Et ils le savent. Voilà pourquoi ils font assaut de politesse. Il faut entrer dans leur combine : on a besoin de leurs gros-porteurs. Ensuite, s’ils respectent les termes du marché, ils seront peut-être riches, mais on sera bien plus riches. Ces guignols pourraient pas vendre de l’air pour gonfler un temp’ sans réservoir. S’il y a pas d’embrouille, on va sortir de cette opération avec un avantage décisif.

Ezr termina une séquence et préleva un autre échantillon.

— Eh bien, dit-il, Trixia pense qu’ils ne la conçoivent pas du tout comme une interaction commerciale.

— Hum.

C’était drôle de voir Qiwi insulter Vinh sous presque tous les angles, mais en épargnant Trixia, qu’elle semblait ignorer la plupart du temps. Qiwi observa un silence inhabituel. Pendant presque une seconde.

— Je crois que ton amie a raison. Écoute, Vinh, je devrais pas t’en parler, mais le Comité des échanges commerciaux est fortement divisé.

Ce devait être un fantasme, à moins que la mère de Qiwi n’ait vendu la mèche.

— Mon hypothèse est que certains crétins du Comité se croient dans une pure négociation d’affaires où chaque partie contribue de son mieux à l’effort commun – et où, comme d’habitude, on est les meilleurs, les plus intelligents. Ils pigent pas que si on se fait assassiner, le manque à gagner des gens d’en face compte pour du beurre. Il va falloir jouer serré, se préparer à une embuscade.

À sa manière sanguinaire, Qiwi rappelait Trixia.

— Maman l’a pas dit comme ça, mais on pourrait les coincer.

Elle lui coula un regard oblique d’enfant qui joue les conspirateurs.

— Tu es un armateur, Ezr. Tu pourrais parler à…

— Qiwi !

— Ouais, ouais, ouais. J’ai rien dit. J’ai rien dit.

Elle le laissa tranquille une centaine de secondes puis se remit à échafauder des combines pour faire du bénéfice sur le dos des Émergents, « si on survit encore quelques Msec ».

Si la planète des Araignées et l’étoile MarcheArrêt n’avaient pas existé, les Émergents auraient été la trouvaille du siècle dans cette extrémité de l’espace Qeng Ho. Rien qu’à voir les manœuvres de leur escadre, il était clair qu’ils possédaient des talents particuliers en matière d’automatisation et de gestion de systèmes. N’empêche que leurs vaisseaux interstellaires n’étaient même pas à moitié aussi rapides que ceux des Qeng Ho et que leur bioscience était tout aussi médiocre. Qiwi avait des plans à revendre pour tirer parti de tout ça.

Ezr laissa ces discours glisser sur lui – c’est à peine s’il les entendait. En d’autres circonstances, il aurait pu s’absorber totalement dans sa tâche actuelle. Cette fois-ci, c’était impossible. Des plans qui s’étalaient sur deux siècles se concentraient tous à présent dans quelques Ksec critiques, et, pour la première fois, il se posa des questions sur la gestion de l’escadre. Trixia était une marginale, mais elle était brillante et avait un autre point de vue que les Négociants à vie. Seulement, la Morveuse avait beau être intelligente, ses opinions n’avaient normalement aucune valeur. Cette fois… peut-être que c’était « maman » qui l’avait mise sur la voie. La personnalité de Kira Pen Lisolet s’était formée très, très loin d’ici, aussi loin qu’on puisse aller sans sortir du royaume Qeng Ho ; peut-être croyait-elle qu’un apprenti adolescent pouvait affecter le cours des choses par le seul fait qu’il était d’une Famille d’Armateurs. Zut…

Le quart se passa sans que lui vienne une autre intuition. Il aurait terminé dans quinze cents secondes. S’il se privait de déjeuner, il aurait le temps de se changer… le temps de solliciter une audience avec le commandant Park. Depuis deux ans subjectifs qu’il était avec l’expédition, il n’avait jamais abusé des avantages de sa naissance. Et comment puis-je réellement me rendre utile, maintenant ? Pourrais-je vraiment débloquer la situation ? Il rumina cette pensée jusqu’à la fin de son quart. Il ruminait encore lorsqu’il se débarrassa de sa combinaison bactério… et… appela le secrétaire aux audiences du commandant Park.

Le sourire de Qiwi était plus insolent que jamais.

— Vinh, tu leur dis carrément que c’est une opération militaire ou rien.

Il la fit taire d’un geste puis remarqua que sa communication n’avait pas été transmise. Interceptée ? L’espace d’un instant, Ezr sentit un pincement de soulagement avant de s’apercevoir qu’il avait été devancé par un ordre… issu du cabinet du commandant Park et lui intimant de « se présenter à 5 : 20 : 00 dans la Salle des projets du Commandant de l’escadre… » C’était quoi déjà, la malédiction qui frappe les gens qui font un vœu ? Les pensées d’Ezr Vinh étaient clairement confuses lorsqu’il gravit la rampe menant au sas des navettes du temp’.

Qiwi Lin Lisolet n’était plus visible. Quelle petite futée !


Ce n’était pas un entretien avec un quelconque officier. Lorsque Ezr se présenta dans la Salle des projets du Commandant sur le QHS Pham Nuwen, il y avait là le commandant de l’escadre… et le Comité des échanges commerciaux de l’expédition. Ces gens n’avaient pas l’air heureux. Vinh ne put les voir que fugitivement avant de s’immobiliser au garde-à-vous devant la barre d’ancrage. Du coin de l’œil, il procéda à un rapide inventaire. Oui, ils étaient tous présents. Ils attendaient autour de la table de conférence, et leurs regards n’avaient rien d’amical.

Park répondit au garde-à-vous d’Ezr par un brusque mouvement de la main.

— Repos, apprenti.

Trois cents ans plus tôt, lorsque Ezr avait cinq ans, le commandant Park avait rendu visite à la Famille Vinh dans l’espace de Canberra. Ses parents l’avait traité royalement, alors qu’il n’était même pas officier de maîtrise. Mais Ezr se rappelait surtout les cadeaux typiques de sa planète-jardin offerts par un homme qui semblait sincèrement amical.

Lors de leur rencontre suivante, Vinh était un futur apprenti de dix-sept ans et Park armait une escadre en partance pour Triland. Quelle différence ! Depuis lors, ils n’avaient même pas échangé une centaine de mots, et ce, uniquement en des occasions formelles pendant l’expédition. Ezr n’avait pas regretté cet anonymat. Il donnerait n’importe quoi pour le recouvrer à présent.

Le commandant Park avait l’air d’avoir avalé un liquide amer. Il promena un regard circulaire sur les membres du Comité et Vinh se demanda soudain à qui il en voulait au juste.

— Jeune V… apprenti Vinh. Nous avons une… situation inhabituelle sur les bras. Vous savez à quel point notre position est délicate à présent que les Émergents sont arrivés.

Park ne donnait pas l’impression de solliciter une approbation et le « Oui, commandant » d’Ezr expira avant d’avoir franchi ses lèvres.

— Actuellement, nous avons le choix entre plusieurs lignes de conduite.

Nouveau regard adressé aux membres du Comité.

Et Ezr se rendit compte que Qiwi Lisolet n’avait pas totalement déliré. Un commandant d’escadre jouissait d’une autorité absolue en matière de situations tactiques et, normalement, d’un droit de veto sur les décisions stratégiques. Mais pour des changements importants des objectifs de l’expédition, il était à la merci de son Comité des échanges commerciaux. Et le processus avait mal tourné. Ce n’était pas un blocage ordinaire : les commandants d’escadre avaient une voix prépondérante dans des cas semblables. Non, ce devait être une impasse frisant la mutinerie des gestionnaires. C’était une situation que les professeurs évoquaient confusément à l’école, mais, si jamais elle venait à se présenter, alors peut-être qu’un simple armateur novice pourrait influencer le processus de décision. Dans un esprit de sacrifice, pour ainsi dire.

— Première possibilité, poursuivit Park sans se soucier des funèbres conclusions qui s’entrechoquaient sous le crâne de Vinh. Nous jouons le jeu que proposent les Émergents. Des opérations en commun. Un contrôle bilatéral de tous les véhicules impliqués dans cette mission au sol imminente.

Ezr considéra l’apparence des membres du Comité. Kira Pen Lisolet était assise à côté du commandant de l’escadre. Elle portait l’uniforme vert Lisolet qu’affectait sa Famille. Presque aussi petite que Qiwi, elle avait les traits sobres, l’expression attentive. Mais il émanait d’elle une impression de force physique. Le type corporel strentmannien était caricatural, même à l’aune des normes de la diversité Qeng Ho. Certains Négociants étaient fiers de leur comportement masqué. Pas Kira Pen Lisolet. Kira Pen Lisolet abhorrait la première « possibilité » de Park autant que Qiwi le prétendait.

L’attention d’Ezr dévia sur un autre visage familier. Sum Dotran. Les comités de gestion formaient une élite. Il y avait quelques armateurs actifs, mais la majorité étaient des planificateurs professionnels qui s’appliquaient à atteindre progressivement le pourcentage qui leur permettrait de posséder leurs vaisseaux. Et il y avait une minorité d’hommes très vieux. La plupart de ces vieux bonshommes étaient des experts émérites qui préféraient la gestion pure et dure à toute forme de propriété. Sum Dotran en était. À une certaine époque, il avait travaillé pour la Famille Vinh. Ezr subodora qu’il était lui aussi opposé à la première « possibilité » de Park.

— Deuxième possibilité : des structures de contrôle séparées, pas d’équipages mixtes pour les vaisseaux de débarquement. Dès que la chose est pratiquement possible, nous révélons directement notre présence aux Araignées.

… Et puisse le Dieu du Négoce séparer les grands gagnants des gagnants modestes. Dès qu’il y aurait trois acteurs dans le jeu, l’avantage de la simple tricherie serait amoindri. En l’espace de quelques années, leur relation avec les Émergents pourrait devenir un rapport de concurrence relativement normal. Bien sûr, les Émergents risqueraient de considérer le contact unilatéral lui-même comme une sorte de trahison. Dommage. Il sembla à Vinh qu’au moins la moitié des membres du Comité soutenaient cette démarche – mais pas Sum Dotran. Le vieil homme secoua légèrement la tête à l’adresse de Vinh, rendant son message évident.

— Troisième possibilité : nous replions nos temp’s et repartons à Triland.

Le regard stupéfait de Vinh devait être éloquent.

— Jeune Vinh, expliqua Sum Dotran, ce que veut dire le Commandant, c’est que nous sommes en infériorité sur le plan des effectifs et, peut-être, de la puissance de feu. Aucun d’entre nous ne fait confiance à ces Émergents, et, s’ils se retournaient contre nous, il n’y aurait aucun recours. Il est simplement trop risqué de…

Kira Pen Lisolet frappa la table du plat de la main.

— Objection, commandant ! Cette réunion était absurde, pour commencer. Pis encore, nous constatons maintenant que Sum Dotran s’en sert carrément pour imposer ses propres conceptions.

Et voilà pour la théorie selon laquelle Qiwi aurait agi sous l’influence de sa mère.

— Vous dépassez les bornes l’un et l’autre !

Le commandant Park s’arrêta un instant et fixa les membres du Comité. Puis il dit :

— Quatrième possibilité : nous déclenchons une attaque préventive contre l’escadre des Émergents et nous emparons du système MarcheArrêt.

— Tentons de nous en emparer, corrigea Dotran.

Objection !

Kira Pen Lisolet, encore elle. Elle agita la main pour évoquer une imagerie consensuelle.

— Une attaque préventive est la seule option sûre.

L’imagerie de Lisolet n’était pas un paysage stellaire ou une vue au télescope de la planète des Araignées. Ce n’était pas l’organigramme ou les projections temporelles qui accaparaient souvent l’attention des planificateurs. Non, cela ressemblait vaguement à des diagrammes de navigation planétaire montrant la position et les vecteurs de vitesse réciproques des deux escadres, la planète des Araignées et l’étoile MarcheArrêt. Des tracés indiquaient les positions futures dans les systèmes de coordonnées pertinents. Les rochers de diamant étaient eux aussi étiquetés. Il y avait d’autres marqueurs, des symboles militaires tactiques, les indications des gigatonnes, des bombes autopropulsées et des contremesures électroniques.

Ezr contempla ces tableaux et essaya de se remémorer ses cours de science militaire. Les rumeurs qui couraient sur la cargaison secrète du commandant Park étaient fondées. L’expédition Qeng Ho était armée jusqu’aux dents – plus que n’importe quelle escadre de vaisseaux marchands. Et les militaires Qeng Ho avaient disposé d’un certain temps pour se préparer et en avaient manifestement tiré profit, même si le système MarcheArrêt était incroyablement vide, sans le moindre endroit pour tendre des embuscades ou dissimuler des réserves.

En face, les Émergents : les symboles militaires agglutinés autour de leurs vaisseaux traduisaient d’imprécises probabilités d’évaluation. L’automatisation des Émergents était insolite, et, peut-être, supérieure à celle des Qeng Ho. Les Émergents avaient emporté le double de matériel en tonnage brut, et les hypothèses les plus solides leur faisaient transporter une quantité correspondante d’armes.

Ezr ramena son attention vers la table de conférence. Qui, à part Kira Lisolet, était favorable à une attaque en traître ? Ezr avait passé une bonne partie de son enfance à étudier les Stratégies, mais on lui avait toujours enseigné que les grands traquenards étaient du domaine de la folie et du mal, et non des manœuvres que tout Qeng Ho qui se respecte aurait jamais le besoin ni l’obligation d’entreprendre. Un Comité des échanges commerciaux qui envisageait le meurtre… voilà une vision qui resterait dans son esprit un certain temps.

Le silence se prolongea anormalement. Attendait-on qu’il s’exprime lui aussi ? Finalement, le commandant Park parla.

— Vous avez probablement deviné que nous sommes ici dans une impasse, apprenti Vinh. Vous n’avez pas le droit de vote, pas d’expérience, et pas de connaissance détaillée de la situation. Sans vouloir vous offenser personnellement, je dois dire que je suis gêné par votre simple présence à cette réunion. Mais vous êtes le seul membre d’équipage à armer deux de nos vaisseaux. Si vous avez le moindre avis à émettre sur les options qui nous sont ouvertes, nous serions… heureux… de l’entendre.

L’apprenti Ezr Vinh avait beau n’être qu’un pion mineur dans le jeu, il concentrait à présent l’attention sur lui. Qu’avait-il à dire en la matière ? Un million de questions tourbillonnèrent dans sa tête. Élève, il avait été formé à prendre des décisions rapides, mais, même à l’école, on lui avait fourni plus de données sur la situation. Bien sûr, ces gens ne s’intéressaient pas tellement à une véritable analyse venant de lui. Cette pensée l’irrita presque jusqu’au point de le faire sortir de la panique qui le paralysait.

— Qu… quatre possibilités, commandant ? Y a-t-il des possibilités… mineures qui n’ont pas eu voix au chapitre ?

— Aucune qui bénéficie du moindre soutien de ma part ou de celle du Comité.

— Euh… vous avez parlé avec les Émergents plus que tout le monde. Que pensez-vous de leur chef, ce Tomas Nau ?

C’était exactement le genre de question que Trixia et lui s’étaient posé. Ezr ne s’était jamais imaginé qu’il la poserait au Commandant lui-même.

Les lèvres de Park se pincèrent et Ezr crut un instant qu’il allait éclater. Puis il hocha la tête.

— Il est brillant. Sa formation technique semble légère comparée à celle d’un commandant d’escadre Qeng Ho. Il a étudié les Stratégies en profondeur, mais pas obligatoirement celles que nous connaissons… Le reste n’est qu’hypothèses et intuitions, bien que je croie que la plupart des membres du Comité seraient d’accord sur un point : je ne ferais pas confiance à Tomas Nau pour quelque accord commercial que ce soit. Je crois qu’il se rendrait coupable d’une grande trahison s’il escomptait en tirer ne serait-ce qu’un modeste bénéfice. C’est un personnage très mielleux, un menteur invétéré qui n’accorde pas la moindre valeur aux retombées commerciales.

Tout bien considéré, c’était là le jugement le plus dur qu’un Qeng Ho puisse prononcer sur un autre être vivant. Ezr comprit brusquement que le commandant Park devait être un des partisans de l’attaque surprise. Il regarda Sum Dotran puis à nouveau Park. Les deux hommes auxquels il ferait le plus confiance campaient sur des positions diamétralement opposées ! Seigneur ! Des gens comme vous ne savent donc pas que je ne suis qu’un apprenti ?

Ezr mit une sourdine à ses pleurnicheries intérieures. Il hésita quelques secondes, sincèrement préoccupé par le problème. Puis il dit :

— Vu votre appréciation de la situation, monsieur, je m’oppose certainement à la première possibilité, les opérations menées en commun. Mais… je m’oppose aussi à l’idée d’une attaque furtive, puisque…

— Excellente décision, mon petit, interrompit Sum Dotran.

— Puisque c’est une démarche pour laquelle nous autres Qeng Ho manquons de pratique, quand bien même nous l’aurions abondamment étudiée.

Ce qui ne laissait que deux possibilités : laisser tomber et s’enfuir – ou rester, accepter un minimum de coopération avec les Émergents, et prévenir les Araignées à la première occasion. Même si elle était objectivement justifiée, une retraite ferait de leur expédition un échec abject. Et, vu l’état de leurs réserves en carburant, elle serait aussi extraordinairement lente.

À un million de kilomètres seulement se trouvait le plus grand mystère – ou le plus grand trésor – connu dans cette partie de l’Espace Humain. Ils avaient parcouru cinquante années-lumière pour être si près du but que c’en était frustrant. Qui ne risque rien n’a rien.

— Monsieur, partir maintenant reviendrait à renoncer à trop de choses. Mais nous devons tous jouer les soldats jusqu’à ce que nous soyons clairement hors de danger.

Après tout, les Qeng Ho avaient leurs propres légendes guerrières : Pham Nuwen avait gagné son lot de batailles.

— Je… je recommande que nous restions.

Silence. Ezr crut déceler du soulagement sur la plupart des visages. Le commandant d’escadre en second Lisolet avait l’air sinistre, rien de plus. Sum Dotran n’était pas aussi réservé :

— Mon petit, je t’en prie, réfléchis. Ta Famille risque deux vaisseaux dans cette affaire. Il n’est pas déshonorant de se retirer avant la perte vraisemblable de toutes ses possessions. Au contraire, c’est faire preuve de sagesse. Les Émergents sont simplement trop dangereux pour…

Park quitta sa place en planant, sa main musclée tendue. Elle descendit tranquillement sur l’épaule de Sum Dotran, et Park lui parla doucement.

— Je suis désolé, Sum. Tu as fait tout ce que tu pouvais. Tu as même réussi à nous faire écouter un jeune armateur. Maintenant il est temps que… nous tous… nous mettions d’accord sur la conduite à suivre.

Le visage de Dotran se tordit dans une expression de frustration ou de crainte qu’il conserva pendant un instant de concentration palpitante avant de laisser son souffle quitter sa bouche en sifflant. Soudain, il sembla carrément très vieux et très las.

— Tout à fait, commandant.

Park regagna en douceur sa place à la table et considéra Ezr d’un regard impassible.

— Merci de votre avis, apprenti Vinh. Je compte sur vous pour respecter le caractère confidentiel de cette réunion.

— À vos ordres.

Ezr se mit au garde-à-vous.

— Rompez.

La porte s’ouvrit derrière lui. Ezr s’élança en prenant appui sur la barre. Lorsqu’il franchit le seuil, le commandant Park s’adressait déjà au Comité.

— Kira, pensez à mettre des munitions sur toutes les chaloupes. Peut-être pouvons-nous faire comprendre aux Émergents qu’il serait très dangereux de détourner des vaisseaux associés. Je…

La porte coulissante se referma et Ezr n’en sut pas plus. Il tremblait de tous ses membres, comme accablé de soulagement. Peut-être avait-il, avec quarante ans d’avance, influé sur une décision impliquant le sort de l’escadre. Il n’y avait pris aucun plaisir.

Trois

La planète des Araignées – que d’aucuns appelaient maintenant Arachnia – avait douze mille kilomètres de diamètre, avec une pesanteur à la surface de 0,95 g. L’intérieur du globe consistait en roches non différenciées, mais la surface était enveloppée d’assez d’éléments volatiles pour former des océans et une atmosphère hospitalière. Une seule chose empêchait ce monde d’être un Éden à l’image de la Terre : l’absence de lumière solaire.

Il s’était écoulé plus de deux cents ans depuis que l’étoile MarcheArrêt, le soleil de ce système, était entrée dans sa phase « Arrêt ». Depuis plus de deux cents ans, la lumière qu’elle émettait en direction d’Arachnia était à peine plus puissante que celle des étoiles lointaines.

Le module de débarquement d’Ezr descendit sur une trajectoire incurvée au-dessus de ce qui, sous un climat plus chaud, devait être un grand archipel. L’événement principal se situait de l’autre côté de la planète, où les équipages des gros-porteurs s’affairaient à découper et à soulever quelques millions de tonnes de fonds marins et d’océan congelé. Peu importe ; Ezr avait déjà vu de l’ingénierie à grande échelle. Ce débarquement plus modeste serait peut-être celui qui changerait le cours de l’histoire…

L’imagerie consensuelle sur le pont des passagers était une vue naturelle. Les terres qui défilaient lentement sous eux étaient des nuances de gris où luisaient parfois des zones blanches. C’était peut-être une illusion de l’imagination, mais Ezr crut voir des ombres ténues projetées par MarcheArrêt. Elles évoquaient une topographie de rochers escarpés et de pics montagneux où la blancheur s’abîmait dans des gouffres obscurs. Il crut distinguer des arcs concentriques autour de certains sommets éloignés : des rides de pression là où l’océan avait gelé autour du roc ?

— Hé ! Mettez au moins un quadrillage altimétrique là-dessus.

La voix de Benny Wen lui parvint par-dessus son épaule et un fin réseau rougeâtre se superposa au paysage. La grille confirmait assez bien ses intuitions quant aux ombres et à la neige.

Ezr repoussa d’un geste la dentelle rouge.

— Lorsque l’étoile est en Marche, il y a des millions d’Araignées en bas. Tu crois qu’il y aurait des signes de civilisation ?

— Qu’est-ce que tu veux voir avec une vue naturelle ? ricana Benny. Tout ce qui dépasse, c’est pratiquement que des sommets de montagnes. Plus bas, tout est recouvert sous des mètres de neige oxygène-azote.

Une atmosphère terrestre complète congelée en une couche d’environ dix mètres de neige d’air – à supposer qu’elle soit également répartie. Bien des sites urbains les plus vraisemblables – ports, confluents – étaient sous des douzaines de mètres de cette substance glaciale. Tous leurs précédents débarquements avaient eu lieu à des altitudes relativement élevées, dans ce qui était probablement des villes minières ou des colonies primitives dont la destination actuelle n’avait été comprise que juste avant l’arrivée des Émergents. En bas, les terres sombres défilaient toujours. Il y avait même des sortes de cours d’eau glaciaires. Ezr se demanda comment ils avaient eu le temps de se former. Peut-être s’agissait-il de glaciers à base d’air congelé.

— Dieu de tous les négoces, regardez-moi ça !

Benny braqua le doigt sur un point vers la gauche : une clarté rougeâtre près de l’horizon. Il opéra un zoom. La lueur était encore réduite et sortait rapidement de leur champ de vision. Elle évoquait vraiment un incendie, bien qu’elle change de forme plutôt lentement. Quelque chose leur bouchait la vue, à présent, et Ezr eut fugitivement l’impression d’une opacité montant vers le ciel depuis la source lumineuse.

— J’ai une meilleure vue en orbite haute, dit une voix plus loin dans la travée, celle du maître d’équipage Diem.

Il ne retransmit pas l’image.

— C’est un volcan. Il vient d’entrer en éruption.

Ezr suivit l’image lorsqu’elle bascula derrière leur point de vue. La noirceur montante devait être un geyser de lave – ou rien que de l’air et de l’eau, peut-être –, qui crachait dans les espaces au-dessus de lui.

— C’est une première, déclara Ezr.

Le noyau de la planète était froid et mort, bien qu’il y ait plusieurs zones de fusion magmatiques dans ce qui passait pour un manteau.

— Tout le monde a l’air persuadé que les Araignées sont toutes à l’état de cadavres congelés ; et s’il y en avait qui se tenaient au chaud à côté de ce genre de trucs ?

— Peu vraisemblable. Nous avons exécuté des relevés infrarouges vraiment détaillés. Nous pourrions repérer d’éventuelles colonies autour d’un point chaud. En plus, les Araignées venaient seulement d’inventer la radio juste avant cette dernière obscurité. Elles ne sont absolument pas en état de se balader dehors actuellement.

Cette conclusion se fondait sur quelques Msec de reconnaissance et quelques hypothèses plausibles sur la chimie de la vie.

— Je vous crois, dit Ezr.

Il observa la lueur rougeâtre jusqu’à ce qu’elle glisse derrière l’horizon. Il y avait des choses plus excitantes juste en dessous et droit devant. Leur trajectoire elliptique les emportait sans heurts vers le bas, toujours en impesanteur. C’était une planète de taille normale, mais il n’y aurait pas de vol atmosphérique. Ils avançaient à huit mille mètres par seconde, à tout juste deux mille mètres du sol. Ezr avait l’impression que des montagnes grimpaient à leur rencontre, tentaient de les saisir. Des lignes de crêtes se succédèrent à toute vitesse, de plus en plus proches. Derrière lui, Benny émettait de discrets grognements d’inconfort, son bavardage habituel temporairement interrompu. Ezr eut un haut-le-corps lorsque la dernière ligne de crêtes les frôla en un éclair, si près qu’il se demanda si elle n’avait pas arraché la dorsale du module. Une ellipse de transfert, ça ? Une ellipse d’enfer, ouais.

Puis le réacteur principal s’alluma devant eux.


Il leur fallut presque trente Ksec pour redescendre du site que Jimmy Diem avait sélectionné pour l’atterrissage. Ce ne fut pas une mince affaire. Leur perchoir était à mi-pente au flanc d’une montagne, mais tout à fait dépourvu de glace et de neige d’air. Leur but se trouvait au fond d’une étroite vallée. Normalement, le sol de la vallée aurait dû être enseveli sous cent mètres de neige d’air. Par quelque caprice inattendu de la topographie et du climat, il y en avait moins de cinquante centimètres. Et, presque caché sous le surplomb des versants de la vallée, s’étendait le plus vaste ensemble d’immeubles intacts qu’ils aient trouvé jusque-là. Il y avait de bonnes chances que ce soit l’entrée d’une des plus grandes cavernes d’hibernation des Araignées, et, peut-être, une ville pendant la période active de MarcheArrêt. Tout ce qu’on apprendrait ici serait important. En vertu des accords bilatéraux, tout était retransmis en direct aux Émergents…

Ezr n’avait eu aucune information sur l’issue de la réunion du Comité des échanges commerciaux. Diem semblait faire tout ce qu’il pouvait pour dissimuler cette visite aux autochtones, exactement comme les Émergents devaient s’y attendre. Leur site d’atterrissage serait recouvert par une avalanche peu après leur départ. Même les traces de pas devraient être soigneusement effacées (bien que cela fût à peine nécessaire).

Par pure coïncidence, MarcheArrêt était presque au zénith lorsqu’ils atteignirent le fond de la vallée. Dans la « saison ensoleillée », il serait midi. En fait, l’étoile MarcheArrêt ressemblait maintenant à une terne lune rougeâtre d’un demi-degré de diamètre. Sa surface était tavelée, comme de l’huile sur une goutte d’eau. Sans l’amplification à l’affichage, la lumière de MarcheArrêt était tout juste suffisante pour montrer le paysage qui les entourait.

Le groupe de débarquement descendit une sorte d’avenue centrale – cinq silhouettes en combinaisons et une machine ambulatoire auxiliaire. De minuscules bouffées de vapeur crépitaient autour de leurs bottes lorsqu’ils traversaient des congères de neige d’air et que les volatiles entraient en contact avec le tissu moins bien isolé de leurs combinaisons. Lorsqu’ils observaient une longue pause, il importait qu’ils ne restent pas dans la neige profonde, sous peine d’être rapidement cernés par la brume de sublimation. Tous les dix mètres, ils plaçaient sur le sol un capteur sismique ou un vibreur. Lorsqu’ils auraient mis en place toute la configuration, ils auraient une bonne image des cavernes proches, s’il y en avait. Plus important encore pour ce débarquement, ils auraient une bonne idée de ce qui se trouvait à l’intérieur des immeubles. Leur objectif principal : des matériaux écrits, des images. Trouver un livre de lecture illustré signifierait à coup sûr une promotion pour Diem.

Nuances de gris rougeâtres sur fond noir. Ezr savourait l’imagerie non retouchée. C’était beau, irréel. C’était un lieu où les Araignées avaient vécu pour de bon. De chaque côté de leur chemin, les ombres escaladaient les murs des immeubles arachniens. La plupart n’avaient que deux ou trois étages, mais même dans la ténébreuse lumière rouge, même avec la neige et l’obscurité qui en brouillaient les contours, ils n’auraient pu les confondre avec des constructions édifiées par des humains. Les portes étaient d’une largeur généreuse ; or presque toutes avaient moins de cent cinquante centimètres de hauteur. Les fenêtres (aux volets soigneusement verrouillés : l’endroit avait été méthodiquement abandonné par des propriétaires qui avaient l’intention de revenir) étaient pareillement larges et basses.

Ces fenêtres étaient comme des centaines d’yeux fendus qui regardaient de haut le groupe des cinq et leur accompagnateur. Vinh se demanda ce qui se passerait si une lampe s’allumait derrière ces fenêtres – un rai de lumière filtrant entre les fentes des volets. Son imagination envisagea un instant cette possibilité. Et si leur sentiment de supériorité satisfaite était une erreur ? Ils avaient affaire à des extraterrestres. Il était hautement invraisemblable que la vie ait pu naître sur un monde aussi insolite que celui-ci ; une fois par le passé, les autochtones avaient dû connaître les voyages interstellaires. L’emprise commerciale des Qeng Ho avait quatre cents années-lumière de diamètre ; ils maintenaient une présence technologique continue depuis des milliers d’années. Les Qeng Ho avaient détecté des traces de civilisations non humaines situées à des milliers d’années-lumière de distance – des millions, dans la plupart des cas, éternellement hors de portée du contact direct ou même de la conversation. Les Araignées n’étaient que la troisième espèce intelligente non humaine jamais physiquement découverte : trois en huit mille ans de voyages spatiaux humains. L’une était éteinte depuis des millions d’années ; l’autre n’avait pas atteint le niveau de la technologie machinique, et encore moins celui de l’exploration spatiale.

Les cinq humains qui marchaient entre les immeubles ténébreux aux fenêtres fendues étaient aussi près d’entrer dans l’histoire que Vinh pouvait se l’imaginer. Armstrong sur Luna, Pham Nuwen à la Brèche de Brisgo… et maintenant Vinh, Wen, Patil, Do et Diem qui arpentaient cette rue des Araignées.

Il y eut une pause dans le trafic radio et, l’espace d’un instant, il n’entendit plus que le crissement de sa combinaison et le bruit de sa propre respiration. Puis les voix minuscules reprirent, leur faisant traverser un espace découvert pour les conduire vers l’autre extrémité de la vallée. Apparemment, les analystes estimaient que cette gorge étroite pouvait être l’entrée des cavernes où les Araignées locales étaient censées se tapir.

— C’est bizarre, dit une voix anonyme venant de très haut. Le sismo a entendu quelque chose – il entend quelque chose – dans l’immeuble immédiatement à votre droite.

L’ATH de Vinh se releva d’un coup sec et il scruta les ténèbres. Pas de lumière, peut-être, mais un bruit.

— Le marcheur ? (Diem)

— Peut-être que c’est l’immeuble qui se tasse ? (Benny)

— Non, non. C’était un son impulsif, une sorte de déclic. Maintenant, on capte un battement régulier, avec un certain amortissement. L’analyse des fréquences… suggère une sorte de mécanisme, avec des pièces mobiles, ce genre de truc… Ah, voilà : c’est pratiquement à l’arrêt, il n’y a plus qu’une petite résonance résiduelle. Maître d’équipage Diem, nous avons une très bonne localisation de ce zinzin. Dans le coin opposé, à quatre mètres du niveau de la rue. Je vous envoie un marqueur de guidage.

Vinh et les autres avancèrent de trente mètres en suivant l’icône du marqueur qui flottait dans leurs afficheurs tête haute. Leur progression furtive était presque comique à présent qu’ils étaient parfaitement visibles de quiconque serait dans l’édifice.

Le marqueur les conduisit au coin de la rue.

— Cet immeuble n’a rien de particulier, apparemment, commenta Diem.

Comme les autres, il semblait être construit en pierres sans mortier ; les étages supérieurs étaient légèrement en retrait.

— Attendez, je vois l’endroit indiqué. Il y a une sorte de… coffret en céramique boulonné sous la deuxième corniche. Vinh, c’est toi qui es le plus près. Grimpe là-haut et jette un coup d’œil.

Ezr commença à se diriger vers l’immeuble, puis vit que quelqu’un avait éteint le marqueur. Pour l’aider, sans doute.

— Où ça ?

Il ne voyait que des ombres et les nuances grises de la maçonnerie.

— Vinh. Réveille-toi.

La voix de Diem avait plus que sa sécheresse habituelle.

— Désolé.

Ezr se sentit rougir ; il s’attirait ce genre d’ennuis bien trop souvent. Il activa l’imagerie polyvalente et son champ de vision s’embrasa de couleurs, synthèse composite de ce que la combinaison détectait sur plusieurs régions du spectre. Là où il y avait eu un gouffre obscur, il aperçut alors le coffret dont parlait Diem. Il était fixé à deux mètres au-dessus de sa tête.

— Une seconde ; je vais me rapprocher.

Il marcha jusqu’au mur. Comme la plupart des immeubles, celui-ci était hérissé de lamelles larges et pierreuses. Les analystes estimaient qu’il s’agissait d’escaliers. Elles facilitaient la tâche de Vinh, bien qu’il s’en servît plus comme des barreaux d’une échelle que comme des marches. En quelques secondes, il était à côté de l’objet.

C’était bien une machine : il y avait des rivets sur les côtés, comme si cet accessoire sortait d’un roman médiéval. Il tira une baguette à capteur de sa combinaison et la tint près du coffret.

— Vous voulez que je le touche ?

Diem ne répondit pas. C’était vraiment une question pour les gens d’en haut. Vinh entendit plusieurs voix s’entretenir.

— Tourne un peu autour. Il n’y a pas de marques sur les parois de cette boîte ?

Trixia ! Il savait qu’elle ferait partie des guetteurs, n’empêche qu’il fut agréablement surpris d’entendre sa voix.

— Oui, madame, dit-il en passant la baguette sur toutes les faces de l’objet.

Il y avait quelque chose sur les côtés ; il ne pouvait dire si c’était une inscription ou un artefact créé par un excès de complexité des algorithmes scanographiques. Si c’était une inscription, ce serait un petit scoop.

— C’est bon, tu peux fixer la baguette sur le coffret, maintenant.

Une autre voix, celle du spécialiste de l’acoustique. Ezr fit ce qu’on lui disait de faire.

Quelques secondes s’écoulèrent. Les escaliers des Araignées étaient tellement abrupts qu’il devait s’appuyer à la renverse sur les contremarches. Une brume de neige d’air jaillissait des degrés, et vers le bas : il sentait les unités chauffantes de sa veste compenser le froid des arêtes.

— Voilà qui est intéressant. Ce truc est un capteur qui semble surgi de la préhistoire.

— Électrique ? Qui transmet des données à un site éloigné ? demanda une voix de femme avec l’accent des Émergents.

Vinh sursauta.

— Ah, directeur Reynolt, bonjour. Non. Et c’est cela qui est extraordinaire. Le dispositif est autonome. La source d’énergie, pour ainsi dire, semble être une série de ressorts métalliques. Un mécanisme d’horlogerie – le concept vous est-il familier ? – fournit à la fois le cadencement et la puissance motrice. En réalité, je présume que ce doit être à peu près la seule méthode simple qui puisse fonctionner pendant de longues périodes de froid.

— Et ça observe quoi, alors ?

C’était Diem, et une bonne question. L’imagination de Vinh décolla à nouveau. Peut-être que les Araignées étaient beaucoup plus intelligentes qu’on ne l’avait cru. Peut-être que sa propre silhouette encagoulée allait figurer dans leurs rapports de reconnaissance à elles. Et, tant qu’on y était… et si ce coffret était relié à une arme quelconque ?

— Nous ne remarquons aucun dispositif de prise de vues, maître d’équipage. Nous avons une assez bonne image de l’intérieur de la boîte, maintenant. Un mécanisme à engrenages entraîne une feuille quadrillée sous quatre stylets enregistreurs.

La terminologie sortait tout droit d’un bréviaire des Civilisations Déchues.

— À mon avis, ça fait avancer la feuille un petit peu chaque jour et ça note la température, la pression… et deux autres paramètres dont je ne suis pas encore sûr.

Chaque jour pendant plus de deux cents ans. Des primitifs humains auraient bien du mal à fabriquer un mécanisme à pièces mobiles qui puisse fonctionner aussi longtemps, surtout à des températures aussi basses.

— On a eu de la chance de passer par là quand ce truc s’est déclenché.

Suivit un débat technique pour savoir quel était le degré exact de sophistication de pareils enregistreurs. Diem ordonna à Benny et aux autres de mitrailler le secteur avec des éclairs lumineux de l’ordre de la picoseconde. Aucun reflet : pas d’objectifs à lentilles en vue.

Pendant ce temps, Vinh restait calé contre l’escalier. Le froid commençait à s’infiltrer, traversant sa veste et sa combinaison pressurisée. Cette tenue n’était pas conçue pour un contact prolongé avec un tel dissipateur thermique. Il changea maladroitement d’appui sur les marches étroites. Sous une pesanteur de 1 g, cette sorte d’acrobatie ne faisait pas long feu… Mais sa nouvelle position lui permettait de voir l’autre côté de l’immeuble. Et, sur ce mur-ci, certains des panneaux de protection étaient tombés des fenêtres. Vinh se pencha, en équilibre précaire sur les marches, et tenta de donner un sens à ce qu’il vit à l’intérieur de la pièce. Tout était couvert d’une patine de neige d’air. Des armoires ou des rayonnages qui montaient à mi corps s’alignaient en longues rangées. Au-dessus d’eux, des structures métalliques et encore d’autres armoires. Des escaliers pour Araignées reliaient les niveaux entre eux. Évidemment, pour une Araignée, ces armoires n’arriveraient pas « jusqu’à la taille ». Passons. Des objets étaient entassés en désordre sur le dessus des meubles ; chacun était un ensemble de minces plaques articulées sur un côté. Certains étaient complètement repliés, d’autres étaient négligemment ouverts comme des éventails.

Il ressentit comme une secousse électrique en comprenant soudain ce qu’il voyait, et il parla sans réfléchir sur la fréquence publique.

— Excusez-moi, maître d’équipage Diem.

La conversation avec ceux d’en haut s’arrêta sans prévenir.

— Qu’est-ce qu’il y a, Vinh ? demanda Diem.

— Regardez avec mon PDV. Je crois que nous avons trouvé une bibliothèque.

En haut, quelqu’un hurla de plaisir. C’était la voix de Trixia, sans aucun doute.


L’analyse aux vibreurs aurait fini par les conduire à la bibliothèque, mais la trouvaille d’Ezr représentait un raccourci significatif.

Il y avait une grande porte à l’arrière de l’immeuble ; il ne fut pas difficile d’y faire entrer le marcheur. Le robot ambulant contenait un manipulateur-numériseur à grande vitesse. Il lui fallut un moment pour s’adapter à la forme bizarre de ces « livres », mais à présent le robot avançait à tombeau ouvert – un ou deux centimètres par seconde – entre les rayonnages tandis que deux des hommes de Diem lui fourraient dans la gueule un flot continu de livres. Il y eut une discussion polie audible par ceux d’en haut. Ce débarquement faisait partie du programme bilatéral, et ce, suivant un minutage que les négociations avaient fixé à moins de cent Ksec. Ils risquaient de ne pas en avoir terminé avec la bibliothèque dans les délais imposés, et encore moins avec les autres immeubles et l’entrée de la caverne. Les Émergents refusaient de faire une exception pour ce débarquement en particulier. Au lieu de quoi, ils suggéraient de faire atterrir un de leurs gros-porteurs directement sur le fond de la vallée et d’y enfourner en masse tous les artefacts.

— Et une stratégie de discrétion peut encore être maintenue, dit une voix émergente masculine. Nous pouvons faire sauter les versants, donner l’impression qu’un éboulement massif a détruit le village au fond de la vallée.

— Dis donc, ces mecs n’y vont pas avec le dos de la cuiller.

La voix de Benny Wen lui parvint à l’oreille sur sa fréquence personnelle. Ezr ne répondit pas. La suggestion de l’Émergent n’était pas précisément irrationnelle, simplement… étrangère à sa façon de penser. Les Qeng Ho faisaient du commerce. Il se pouvait que les plus sadiques d’entre eux prennent plaisir à paupériser la concurrence, mais presque tous voulaient des clients attendant impatiemment la prochaine occasion de se faire plumer. Voler ou saccager, c’était… vulg, quoi. Et pourquoi le faire maintenant alors qu’ils pourraient revenir fureter quand ils le voudraient ?

Très haut en orbite, la proposition des Émergents fut poliment repoussée et une mission complémentaire ciblée sur cette glorieuse vallée fut placée en tête de liste des futures aventures bilatérales.

Diem envoya Benny Wen et Ezr Vinh en reconnaissance dans les rayons. Cette bibliothèque contenait peut-être cent mille volumes – quelques centaines seulement de gigaoctets – mais c’était beaucoup trop pour le temps qu’il leur restait. Ils seraient peut-être finalement obligés de trier, en espérant découvrir le Saint-Graal qui couronnerait pareille opération : un livre de lecture illustré pour enfants.

À mesure que s’écoulaient les Ksec, Diem redistribuait les tâches entre les membres de son équipage : nourrir le numériseur, descendre les livres des étages supérieurs pour les faire lire, remettre les volumes à leur place.

Lorsqu’arriva l’heure de la pause pour Vinh, l’étoile MarcheArrêt avait déjà quitté sa position près du zénith. À présent suspendue juste au-dessus des rochers à l’autre bout de la vallée, elle projetait les ombres des immeubles sur toute la longueur de la rue. Il trouva un emplacement dégagé au milieu de la neige, y laissa tomber une couverture isolante et reposa ses pieds alourdis. Quel délice. Diem lui avait accordé quinze cents secondes de pause. Il manipula son alimenteur et mastiqua lentement deux barres de pâte fruitée. Il entendait Trixia, mais elle était très occupée. S’il n’y avait toujours pas de « livre de lecture illustré pour enfants », ils avaient trouvé le lot de consolation – un ensemble de manuels de physique et de chimie. Trixia semblait penser que l’établissement était une sorte de bibliothèque technique. Ils étaient en train de se demander comment accélérer la numérisation. Trixia pensait avoir une analyse graphémique correcte de l’écriture : ils pouvaient donc dès maintenant passer à une lecture plus intelligente.

Dès leur première rencontre, Ezr avait compris que Trixia était intelligente. Mais elle n’était qu’une Cliente spécialisée en linguistique, domaine dans lequel excellaient les universitaires Qeng Ho. Pouvait-elle vraiment leur apporter quelque chose ? Maintenant… bon… il entendait la conversation d’en haut. Trixia était constamment traitée avec déférence par les autres linguistes. Ce n’était peut-être pas si surprenant que ça. La civilisation trilandienne au grand complet s’était mise sur les rangs pour un nombre limité de places dans l’expédition. Sur cinq cents millions d’individus, si on choisissait les meilleurs de leur spécialité… ceux-là devaient être sacrément bons. La fierté que Vinh éprouvait à connaître Trixia personnellement vacilla un instant : en fait c’était lui qui avait outrepassé son rang en la voulant. Vinh était certes un des héritiers principaux de la Famille Vinh.23, mais lui-même… n’était pas aussi intelligent que ça. Pis encore, il semblait passer tout son temps à rêver d’autres lieux et d’autres époques.

Ces pensées décourageantes s’orientèrent dans une direction familière : peut-être prouverait-il ici qu’il n’était pas aussi inutile que ça. Les Araignées étaient peut-être à un stade très éloigné de leur civilisation d’origine. Leur ère actuelle pourrait ressembler fortement à l’Aube de l’Humanité. Peut-être aurait-il une intuition qui ferait la fortune de l’escadre – et lui accorderait la main de Trixia Bonsol. Son esprit dériva vers de souriantes éventualités sans tout à fait descendre jusqu’aux détails rebutants…

Vinh jeta un coup d’œil à son chrono. Ah, il lui restait encore cinq cents secondes ! Il se leva, parcourut du regard les ombres qui s’allongeaient jusqu’au point où l’avenue grimpait au flanc de la montagne. Toute la journée, ils s’étaient tellement concentrés sur les priorités de leur mission qu’ils n’avaient pas vraiment eu le loisir de visiter les lieux. En fait, ils s’étaient arrêtés juste avant un élargissement de la chaussée qui constituait presque une esplanade.

Pendant la période de clarté, il y avait eu pas mal de végétation. Les collines étaient couvertes des vestiges difformes de ce qui avait pu être des arbres. En bas, la nature avait été soigneusement entretenue ; à intervalles réguliers le long de l’avenue, on rencontrait les débris organiques de quelque plante ornementale. Une douzaine de ces monticules bordaient l’esplanade.

Quatre cents secondes. Il avait le temps. Il gagna rapidement le bord de l’esplanade puis commença à en faire le tour. Au milieu du cercle s’élevait une petite colline où la neige recouvrait des formes bizarres. Lorsqu’il atteignit l’autre côté, il avait la lumière dans les yeux. Le travail dans la bibliothèque avait tellement réchauffé les lieux qu’un brouillard d’atmosphère locale et éphémère suintait de l’édifice et traversait la rue, se condensant et retombant sur la chaussée. La lumière de MarcheArrêt y traçait des faisceaux rougeâtres. La couleur mise à part, ç’aurait pu être le brouillard superficiel sur le sol principal du temp’ de ses parents par une nuit d’été. Et les versants de la vallée auraient pu être les cloisons d’un temp’. Vinh succomba un instant aux charmes de cette image – un lieu si étranger qui lui semblait soudain si familier, si paisible.

Son attention se porta à nouveau vers le centre de l’esplanade. Ce côté-ci était presque dépourvu de neige. Il y avait des formes bizarres devant lui, à moitié cachées par l’obscurité. Réfléchissant à peine, il s’en approcha. Le sol sans neige crissait comme de la mousse gelée. Il s’arrêta, aspira une goulée. Les objets sombres au centre… étaient des statues. D’Araignées ! Quelques secondes encore et il signalerait sa découverte mais, pour l’instant, il s’émerveilla de ce spectacle seul et en silence. Bien entendu, la forme des autochtones était déjà approximativement connue : on avait trouvé de grossières images lors des débarquements antérieurs. Mais – Vinh augmenta la définition du balayage – c’étaient des statues réalistes, moulées avec une précision exquise dans quelque métal sombre. Il y avait trois de ces créatures, grandeur nature, supposa-t-il. Dans le parler commun, le mot « araignée » est un de ces termes qui se délitent jusqu’à la quasi-inutilité à la lumière d’une étude spécifique. Du temps de son enfance, il y avait eu plusieurs types de bestioles appelées « araignées ». Certaines avaient six pattes, d’autres huit, et d’autres encore en avaient dix ou douze. Il en avait des grosses et velues. Il y en avait des minces, noires et venimeuses. Ces trois créatures ressemblaient beaucoup à la variété mince à dix pattes. Mais ou bien elles portaient des vêtements, ou bien elles étaient plus épineuses que leurs minuscules homonymes. Leurs pattes étaient entrelacées et cherchaient toutes quelque chose de dissimulé sous elles. Elles faisaient la guerre, ou l’amour ? Même l’imagination de Vinh pataugeait.

Comment c’était ici, la dernière fois que le soleil avait brillé ?

Quatre

C’est dans les années du Soleil Déclinant que le monde est le plus agréable. Le cliché est pertinent. Il est vrai que les intempéries sont moins heurtées, qu’il y a partout une impression de ralentissement et que la plupart des régions jouissent de quelques années où les étés ne calcinent pas et où les hivers ne sont pas encore excessivement rudes. C’est l’époque classiquement propice à la romance. L’époque aguichante qui suggère aux créatures supérieures de se détendre, de remettre tout à plus tard. C’est la dernière chance de se préparer à la fin du monde.


Totalement par hasard, Sherkaner Underhill eut la bonne fortune de choisir les plus belles journées des années du Déclin pour son premier voyage à la Commanderie des Terres. Il se rendit vite compte qu’il avait doublement de la chance : les routes de corniche sinueuses n’avaient pas été conçues pour des automobiles, et Sherkaner n’avait pas tout à fait les compétences de conducteur qu’il s’imaginait avoir. Plus d’une fois, il aborda en catastrophe une épingle à cheveux sans que la transmission à courroie soit correctement en prise, et seuls les freins et la direction purent l’empêcher de s’envoler dans le bleu vaporeux du Grand Océan (il n’y serait sans doute pas parvenu, mais aurait chu dans la forêt en contrebas avec des conséquences fatales tout de même).

Sherkaner exultait. En l’espace de quelques heures, il avait assimilé le maniement de la machine. À présent, lorsqu’il virait sur deux roues, il le faisait presque exprès. Le parcours était de toute beauté. Les autochtones appelaient cet itinéraire l’Orgueil de l’Accord, et la Famille royale n’avait jamais osé se plaindre. C’était le plein été. La forêt avait au moins trente ans, elle était aussi vieille que les arbres pourraient jamais l’être. Ils s’élançaient très haut, très droits, très verts et poussaient jusqu’au bord de la grand-route. Le parfum des fleurs et les effluves de résine l’éventaient au passage, perché sur le mobile.

Il ne vit pas beaucoup d’autres véhicules civils. Il y avait abondance d’osprechs attelés à des charrettes, quelques camions et un nombre excessif de convois militaires. Les réactions qu’il suscitait chez les civils étaient étonnamment diverses : l’irritation, l’amusement, l’envie. Plus encore qu’autour de Princeton, il vit des filles manifestement enceintes et des gars avec des douzaines de boursouflures – autant de bébés – sur le dos. Certains de leurs signes laissaient entendre qu’ils convoitaient plus que l’automobile de Sherk. Et il y a des fois où je les envie un peu. Il caressa cette pensée un instant sans essayer de la rationaliser. L’instinct était une chose si fascinante, surtout quand on le voyait de l’intérieur.

Les milles s’accumulèrent. Tandis que son corps et ses sens s’adonnaient à la conduite, son esprit cochait discrètement des articles sur une liste : son troisième cycle d’études, les moyens de convaincre la Commanderie d’investir dans son projet, les multiples manières dont son automobile pourrait être amélioré. Il s’arrêta dans une petite localité forestière à la fin du premier après-midi, NUITS-SUR-PROFOND, disait l’antique panneau ; Sherkaner ne savait pas vraiment si c’était un toponyme ou une simple description.

Il fit halte chez le forgeron local. L’artisan afficha le même sourire en coin que certains des gens rencontrés sur la route.

— Joli mobile que vous avez là, monsieur.

C’était effectivement un très bel et très coûteux automobile, un Relmeitch flambant neuf. Il était totalement au-dessus des moyens d’un simple étudiant. Sherkaner l’avait gagné dans un casino en dehors du campus. Ç’avait été une affaire hasardeuse. L’aspect de Sherkaner était bien connu dans tous les établissements de jeu autour de Princeton. Les membres de la Guilde des exploitants l’avaient prévenu qu’ils lui briseraient les bras – tous ses bras – si jamais ils le surprenaient encore une fois à jouer dans la ville. Il s’était de toute façon préparé à quitter Princeton… et puis il voulait vraiment faire ses propres expériences avec les automobiles. Le forgeron tourna autour du véhicule, feignant d’admirer les joncs enjoliveurs argentés et les trois cylindres moteurs rotatifs.

— Alors, comme ça, z’êtes un peu loin de chez vous, non ? Qu’est-ce qu’vous allez faire quand ça va s’arrêter de marcher ?

— Acheter du kérosène, pardi !

— Ah ah ! Ça, on en a. Pour les machines agricoles. Mais non, j’veux dire, et si c’t’engin tombe en panne ? Parce que ça leur arrive tout le temps, vous savez. Sont un peu fragiles, ces machins, c’est pas comme des bêtes de trait.

Sherkaner grimaça un sourire. Il apercevait les carcasses de plusieurs mobiles dans la forêt derrière chez le forgeron. Il ne s’était pas trompé d’endroit.

— Ça pourrait être un problème. Mais, voyez-vous, j’ai quelques idées. Des travaux sur cuir et sur métal qui pourraient vous intéresser.

Il décrivit dans leurs grandes lignes deux des idées qui lui étaient venues cet après-midi – des idées faciles à réaliser. Le forgeron l’écouta de bonne grâce, toujours charmé de faire des affaires avec des cinglés. Sherkaner fut cependant obligé de payer rubis sur l’ongle ; par bonheur, les espèces émises par la Banque de Princeton étaient acceptées.

Underhill traversa ensuite la petite ville à la recherche d’une auberge. Au premier abord, c’était un endroit paisible, hors du temps, où il faisait bon vivre. Il y avait une église des Ténèbres traditionaliste, aussi laide et battue par les intempéries qu’elle était censée l’être en ces années. Les journaux en vente au bureau de poste étaient vieux de trois jours. Les manchettes avaient beau être géantes, imprimées en rouge et proclamer à tue-tête la guerre et l’invasion, même un convoi qui passait à grand fracas pour gagner la Commanderie des Terres ne méritait pas une attention excessive.

Il s’avéra que Nuits-sur-Profond était trop petit pour se permettre la moindre auberge. Le propriétaire du bureau de poste lui indiqua les adresses de deux maisons qui hébergeaient les voyageurs pour la nuit. Tandis que le soleil glissait doucement vers l’océan. Sherkaner, perdu dans ce néant, explora la campagne. Si la forêt était somptueuse, elle ne laissait pas beaucoup de place aux cultures. Les autochtones gagnaient un peu de quoi vivre en commerçant avec l’extérieur ; mais ils s’occupaient assidûment de leurs jardins de montagne… et avaient tout au plus trois ans de bonnes récoltes avant que les gelées deviennent meurtrières. Les greniers communautaires locaux semblaient pleins et un flot régulier de chariots faisaient la navette entre la plaine et les collines. Le profond paroissial se trouvait dans ces hauteurs, à une quinzaine de milles. Ce profond n’était pas grand, mais il hébergeait la plupart des habitants de ce coin reculé. Si ces gens ne faisaient pas de provisions suffisantes maintenant, ils mourraient sûrement de faim dans les premières et rigoureuses années de la Grande Ténèbre ; même dans une civilisation moderne, on n’avait pas de pitié pour les individus valides qui avaient négligé d’assurer leur subsistance.

Le soleil couchant le surprit sur un promontoire qui dominait l’océan. Le sol s’abaissait sur trois côtés, descendant au sud dans une petite vallée couverte d’arbres. Sur la crête au-delà du vallon se dressait une maison qui ressemblait à celle décrite par le tenancier du bureau de poste. Mais Sherk n’était pas pressé. Pas encore. C’était le plus beau spectacle de la journée. Il regarda les écossais s’estomper en une gamme réduite de couleurs. La trace du soleil pâlissait à l’horizon opposé.

Puis il exécuta un demi-tour sur place et commença de descendre le chemin de terre abrupt qui menait au vallon. La voûte de feuillage se referma au-dessus de lui… et il aborda son parcours le plus difficile de la journée, même s’il roulait plus vite qu’un faucheux marchant à toutes pattes. Le mobile piquait du nez et dérapait dans des ornières d’un pied de profondeur. La pesanteur et la chance étaient les principales forces qui l’empêchaient de s’embourber. Lorsqu’il atteignit le lit du torrent au fond de la vallée, Sherkaner se demanda sérieusement s’il devait laisser là sa rutilante machine flambant neuve. Il regarda devant lui et sur les côtés : cette route n’était pas abandonnée ; les ornières étaient toutes fraîches.

La paresseuse brise du soir apporta une odeur fétide de charogne et d’ordures en putréfaction. Une décharge ? Bizarre d’imaginer pareille chose en plein désert. Il y avait des piles d’ordures peu identifiables. Mais il y avait aussi une maison délabrée à moitié cachée par les arbres. Ses murs étaient bombés, comme si le bois des poutres n’avait jamais séché. Son toit s’affaissait. Des trous étaient obturés par des mottes de boue. La couverture végétale du sol entre la route et la maison avait été complètement dévorée. Deux osprechs étaient entravés près du ruisseau, juste en amont de la bicoque ; peut-être était-ce là l’explication de l’odeur de charogne.

Sherkaner s’arrêta. Les ornières de la route disparaissaient dans le ruisseau à vingt pieds seulement devant lui. Il resta un instant à contempler le spectacle, abasourdi. Ce devait être d’authentiques ruraux, suprêmement exotiques pour le citadin qu’était Sherkaner. Il commença à descendre du mobile. Les points de vue qu’ils devaient avoir ! Les choses qu’ils pourraient lui apprendre ! Puis il lui vint à l’esprit que si leur point de vue était suffisamment exotique, ces inconnus risqueraient de n’être pas excessivement charmés par sa présence.

En plus… Sherkaner remonta sur son perchoir en douceur et prit soigneusement en mains volant, accélérateur et freins. Les osprechs n’étaient pas les seuls à l’observer. Il regarda à la ronde, sa vision complètement adaptée au crépuscule. Ils étaient deux. Tapis dans les ombres de chaque côté de lui. Pas des animaux, pas des gens. Des enfants ? Cinq et dix ans, peut-être. Le cadet avait encore ses yeux de bébé. Leur regard était toutefois celui d’animaux, de prédateurs. Ils se rapprochèrent doucement du mobile.

Sherkaner emballa son moteur et démarra en catastrophe. Juste avant d’atteindre le petit ruisseau, il remarqua une troisième forme – plus volumineuse – cachée dans les arbres au-dessus de l’eau. C’étaient peut-être des enfants, mais ils jouaient très sérieusement à la guérilla avec embuscade à la clé. Sherkaner donna un coup de volant à droite et le véhicule s’arracha des ornières. Il était sorti de la route – ou peut-être que non. Il y avait d’imprécis sillons rabotés droit devant : l’emplacement véritable du gué !

Il entra dans le courant et l’eau jaillit très haut dans les deux directions. Le gros monstre caché dans les arbres bondit. Un bras démesuré griffa le flanc du mobile, mais la créature atterrit à côté de sa cible. Underhill avait alors atteint la rive opposée et remontait la pente comme une fusée. Un traquenard en règle se terminerait par un cul-de-sac. Or la route continuait et il arriva tant bien que mal à ne pas verser dans le fossé malgré sa vitesse. Il y eut un ultime moment d’angoisse lorsqu’il émergea de sous la couverture des feuillages. La pente s’accentua et le Relmeitch se cabra une seconde, pivotant sur les pneus arrière. Abandonnant son perchoir, Sherkaner se lança en avant, le mobile reprit brutalement contact avec le sol et franchit prestement le sommet de la côte.

Il termina sous les étoiles du ciel crépusculaire, garé devant la demeure qu’il avait repérée depuis l’autre côté du vallon.

Il éteignit le moteur et resta perché un moment à reprendre son souffle et à écouter le sang qui cognait dans sa poitrine. Telle était la profondeur du silence. Il regarda derrière lui ; personne ne le poursuivait. Mais, réflexion faite… c’était bizarre. La dernière chose qu’il ait vue, c’était le grand escogriffe en train de remonter lentement du ruisseau. Les deux autres étaient repartis dans une autre direction, comme s’il ne les intéressait plus.

Des lumières s’allumèrent sur le devant de la maison. Une porte s’ouvrit et une vieille créature s’avança sur le perron.

— Qui est là ? dit-elle d’une voix ferme.

— Dame Enclearre ? s’étrangla Sherk dans un piaulement. Le tenancier du bureau de poste m’a donné votre adresse. Il a dit que vous auriez une chambre à louer pour la nuit.

Elle contourna le mobile pour jeter un coup d’œil au conducteur.

— Une chambre, j’en ai une. Mais vous arrivez trop tard pour le dîner. Va falloir vous contenter de suçoter un repas froid.

— Ah ! Ça ira comme ça. Ça ira très bien.

— Bon. Finissez donc d’entrer.

Elle gloussa et agita une petite main en direction de la vallée dont Sherkaner venait de s’échapper.

— Sûr que vous avez pas pris le plus court chemin, mon p’tit.


Contrairement à ce qu’elle lui avait annoncé, dame Enclearre lui prépara un bon repas. Ils s’assirent ensuite dans son salon et bavardèrent. L’endroit était propre, mais usé par les ans. Le plancher affaissé n’était pas réparé, la peinture s’écaillait ici et là. C’était une maison au bout de son rouleau. Mais la lueur pâle des veilleuses révéla une bibliothèque installée entre les deux fenêtres à moustiquaire. Elle contenait environ une centaine de titres, essentiellement des livres de lecture pour enfants. La vieille dame (et elle l’était vraiment, née deux générations avant Sherk) était une institutrice de la paroisse en retraite. Son époux n’avait pas survécu à la dernière Ténèbre, mais elle avait produit des enfants – qui étaient maintenant de vieux faucheux eux aussi – dispersés dans toutes ces collines.

Dame Enclearre ne ressemblait pas à une institutrice de la ville.

— C’est qu’j’ai roulé ma bosse ! J’étais plus jeune que vous quand j’ai bourlingué sur la mer de l’Ouest.

Une navigatrice ! Sherkaner écouta avec un respect non dissimulé ses histoires d’ouragans, de grizzards et d’icebergs en éruption. Peu de gens étaient assez fous pour devenir marins, même pendant le Déclin. Dame Enclearre avait eu la chance de vivre assez longtemps pour avoir des enfants. Peut-être était-ce pour cela que, lors de la deuxième génération, elle s’était contentée de faire la classe et d’aider son mari à élever les petits faucheux. Chaque année, elle étudiait les textes prévus pour la classe d’âge suivante, conservant un an d’avance sur les enfants de la paroisse, sans discontinuer, jusqu’à ce qu’ils soient adultes.

Dans cette Clarté, elle avait fait la classe à la nouvelle génération. Lorsque ces élèves furent adultes, elle commençait à vieillir pour de bon. Beaucoup de faucheux survivent jusqu’à la troisième génération ; bien peu en voient la fin. Dame Enclearre était bien trop fragile pour se préparer toute seule à la future Ténèbre. Mais elle pouvait compter sur son église et sur l’aide de ses propres enfants ; elle tenterait sa chance de voir une quatrième Clarté. En attendant, elle continuait ses commérages et sa lecture. Elle s’intéressait même à la guerre – mais en avide spectatrice.

— Qu’on leur mette un tunnel aux fesses, à ces salauds de Tiefs. J’ai deux petites-nièces au front, et je suis très fière d’elles.

Tout en l’écoutant, Sherkaner regarda par les grandes fenêtres de dame Enclearre, garnies d’étamine à maille serrée. Les étoiles, si brillantes dans ces montagnes, et de mille couleurs différentes, éclairaient obscurément les larges feuilles des arbres et les collines au-delà de la forêt. De minuscules fées des bois heurtaient en permanence l’étamine – tic, tic – et il les entendait striduler dans tous les arbres alentour.

Brusquement, un tambour se mit à battre. Le son était puissant, il en percevait les vibrations par le bout de ses pieds et par sa poitrine autant que par ses oreilles. Un deuxième tambour se mit à battre, en synchronisation aléatoire avec le premier.

Dame Enclearre cessa de parler. Elle écouta le tapage d’un air agacé.

— Ça risque de durer des heures, j’en ai peur.

— Vos voisins ?

Sherkaner désigna d’un geste le nord, la petite vallée. Il était intéressant de noter qu’à part son unique commentaire sur le chemin détourné qu’avait pris Sherkaner elle n’avait pas prononcé le moindre mot sur les personnages étranges du vallon.

… Et peut-être qu’elle n’en dirait pas plus à présent. Dame Enclearre se recroquevilla sur son perchoir, observant son premier instant de silence significatif depuis l’arrivée de Sherk. Puis elle dit :

— Vous connaissez l’histoire des Fées des Bois Paresseuses ?

— Bien sûr.

— J’en ai fait un gros morceau du catéchisme, surtout pour les cinq-six ans. Ils trouvent les octopèdes sympas parce qu’elles ressemblent à des gens en miniature. On étudiait comment il leur pousse des ailes, et moi, je leur parlais de celles qui ne se préparent pas à la Ténèbre, celles qui continuent de jouer jusqu’à ce qu’il soit trop tard. J’arrivais à leur faire peur avec cette histoire.

Elle siffla furieusement entre ses mains nourricières.

— On est fauchés comme les blés, par ici. C’est pour ça que je suis partie prendre la mer, et c’est pour ça aussi que je suis finalement rentrée au bercail, pour essayer de me rendre utile. Y a eu des années où on me payait tout mon salaire d’instit en bons de la coopé agricole. Mais je veux que vous sachiez, mon petit, qu’on est des gens bien… Sauf que, par ci, par là, y a des faucheux qui choisissent d’être des vermines. Y en pas beaucoup, et ils sont en général planqués dans les montagnes.

Sherkaner lui relata l’embuscade au fond du vallon.

Dame Enclearre hocha la tête.

— Je me suis dit que c’était quelque chose dans ce goût-là. Z’êtes monté ici comme si vous aviez le feu au postérieur. Z’avez eu de la chance de vous en être sorti avec votre mobile, mais vous ne risquiez pas grand-chose. J’veux dire que si vous vous laissiez faire, peut-être qu’ils finiraient par vous tuer à coups de pieds, mais, en réalité, y sont trop feignants pour être vraiment dangereux.

Ça alors ! Des pervers, des vrais. Sherkaner essaya de ne pas se montrer intéressé.

— Alors, ce bruit, c’est…

Enclearre balaya le vide d’un geste méprisant.

— De la musique, allez savoir. M’est avis qu’ils ont dégotté un stock de bave roteuse y a quelque temps. De la drogue. Mais, ça, c’est rien qu’un symptôme – même si ça m’empêche de dormir la nuit. Vous savez pourquoi c’t’engeance, c’est vraiment de la vermine ? Ils ne se préparent pas à la Ténèbre… et ils condamnent à mort leurs propres enfants. Ces deux-là au fond du vallon, c’est des gens des collines qui ne pouvaient pas encaisser l’agriculture. De temps en temps, ils jouaient les forgerons, ils allaient de ferme en ferme, ils travaillaient uniquement quand ils ne pouvaient rien voler. On se la coule douce dans les années moyennes du soleil. Et ils forniquent tout ce qu’ils peuvent, ils crachent des marmots en série sans s’arrêter…

« Vous êtes jeune, monsieur Underhill, vous êtes peut-être un peu à l’abri de tout ça. Je ne sais pas si vous vous rendez compte à quel point c’est fastidieux de mettre une dame enceinte avant les Années du Déclin. Tout ce qui sort, c’est une ou deux pustules, jamais plus – et n’importe quelle dame respectable les étouffera entre deux doigts. Mais ces morpions en bas dans le vallon, ils n’arrêtent pas de se tromboner. Le gars porte toujours une ou deux pustules sur le dos. Celles-là crèvent presque toujours, Dieu merci. Mais, une fois de temps en temps, elles finissent par faire des bébés. Quelques-uns réussissent à survivre jusqu’à l’enfance ; seulement, à ce stade, ils ont été traités comme des animaux pendant des années. La plupart sont de sinistres crétins.

Sherkaner se souvint des regards féroces de prédateurs. Ces petits monstres n’avaient rien à voir avec ce qu’il se rappelait de l’enfance.

— Mais il y en a sûrement qui s’en sortent ? Il y en a qui deviennent adultes ?

— Quelques-uns, oui. C’est ceux-là qui sont dangereux, ceux qui voient ce qu’ils ont raté. De temps en temps, y se passe du vilain par ici. Avant, j’élevais des mini-tarants, vous savez, pour la compagnie et pour me faire un peu d’argent. On me les a tous volés, ou tués pour leur sucer la moelle – je retrouvais les carcasses sur l’escalier devant la maison.

Elle resta un instant sans parler, plongée dans ce douloureux souvenir.

— Tout ce qui brille, ça excite l’imagination de ces crétins. Un moment, il y en avait une bande qui avait trouvé le moyen de me cambrioler. En général, pour voler des sucreries. Et voilà qu’un jour ils ont volé toutes les images qu’ils ont trouvé ? dans la maison, même dans mes livres. Après quoi, j’ai toujours tout fermé à double tour à l’intérieur. Ils ont trouvé le moyen de rentrer une troisième fois, et ils ont embarqué le reste de mes livres ! La garde-champêtre de la paroisse a gueulé après les morpions, mais, évidemment, elle n’a pas retrouvé les bouquins. J’ai été obligée d’acheter des livres du maître neufs pour les deux dernières années.

Elle agita une main vers les rayons supérieurs de sa bibliothèque, montrant une douzaine d’exemplaires usés. Ceux des rayons du bas avaient l’air de manuels d’initiation eux aussi, et remontaient jusqu’à l’âge bébé : mais ils étaient neufs et intacts. Bizarre.

Le double battement de tambour s’était désynchronisé, s’était doucement atténué jusqu’au silence complet.

— Ben oui, monsieur Underhill, y a quelques faucheux hors phase qui arrivent à l’âge adulte. Ils pourraient presque passer pour des faucheux de la génération actuelle. En un sens, c’est la prochaine génération de vermines. Ça va pas être joli-joli dans un an ou deux. Comme les Fées des Bois Paresseuses, ces gens-là vont commencer à sentir les effets du froid. Bien peu vont aller dans le profond paroissial. Les autres resteront dans leurs collines. Y a des grottes partout, là-haut, guère meilleures que les profonds des animaux. C’est là que les plus pauvres de nos fermiers passent la Ténèbre. C’est là que la vermine hors phase est vraiment dangereuse.

La vieille dame remarqua le regard de Sherkaner. Elle lui adressa un petit sourire édenté.

— Je doute que je voie une autre Clarté. Ça m’est égal. Mes enfants auront cette terre. La vue est belle : peut-être qu’ils pourraient y bâtir une auberge. Quant à moi, si je survivais à la Ténèbre, je me construirais une petite cabane et je mettrais une grande pancarte pour dire bien haut que je suis la plus vieille survivante de la paroisse… Et je regarderais en bas dans le vallon. J’espère que la fonte des neiges l’aura nettoyé. Si la vermine est de retour, ça sera probablement parce qu’ils auront assassiné quelque pauvre famille de fermiers et leur auront pris leur profond.


Puis dame Enclearre changea de sujet, interrogeant Sherkaner sur la vie à Princeton et sur sa propre enfance. À présent qu’elle lui avait révélé les sombres secrets de sa paroisse, il se devait, dit-elle, de lui apprendre ce qui pouvait bien le pousser à descendre en automobile à la Commanderie des Terres.

— Eh bien, je songeais à m’engager.

En réalité, Sherkaner voulait plutôt que la Commanderie s’engage dans la voie par lui conseillée. Attitude qui avait fait le désespoir du corps professoral de l’Université.

— Hmm. C’est beaucoup de chemin pour pas grand-chose, vu que vous auriez pu vous inscrire en une minute là-bas à Princeton. J’ai remarqué que la remorque à bagages derrière votre mobile est presque aussi grande qu’une charrette de chez nous.

Elle agita ses mains nourricières, impatiente d’en savoir plus.

Sherkaner se contenta de lui sourire.

— Mes amis m’ont conseillé d’emporter beaucoup de pièces de rechange si je voulais faire l’Orgueil de l’Accord en automobile.

— C’est ben mon avis, aussi.

Elle se leva non sans peine, se soutenant à la fois sur les mains médianes et les pieds.

— Bon, une vieille dame a besoin de sommeil, même par un beau soir d’été et en très bonne compagnie. Le petit déjeuner sera servi au lever du soleil.

Elle le conduisit à sa chambre, insistant pour monter avec lui, histoire de lui indiquer comment ouvrir les fenêtres et déplier le perchoir de nuit. C’était une petite pièce bien aérée, au papier peint hors d’âge tout décollé, qui avait dû à un moment ou à un autre servir de chambre d’enfants.

— Les cabinets sont dehors, derrière la maison. C’est pas le luxe de la ville, ici, monsieur Underhill.

— Ça ira, madame.

— Alors, bonne nuit.

Elle était déjà dans l’escalier lorsqu’une nouvelle question vint à l’esprit de Sherkaner. La dernière question n’est jamais la dernière. Il passa la tête par l’embrasure.

— Vous avez tellement de livres, maintenant, dame Enclearre. Est-ce que la paroisse a fini par vous acheter les autres ?

Elle interrompit sa prudente descente et eut un petit rire.

— Oui, des années plus tard. Et ça vaut la peine d’être raconté. C’était le nouveau prêtre de la paroisse, même si ce brave faucheux ne veut pas l’avouer ; il avait dû les payer de sa poche. N’empêche qu’un jour, il y avait ce colis postal sur le pas de ma porte, venu tout droit des éditeurs de Princeton – des exemplaires neufs des livres du maître pour toutes les classes. C’était pas très futé de sa part, dit-elle en agitant une main. Mais tous les livres vont aller au profond avec moi. Je veillerai à ce qu’ils parviennent à quiconque fera la classe à la prochaine génération d’enfants de la paroisse.

Et elle se remit à descendre les marches.

Sherkaner s’installa sur le perchoir de nuit, se tourna et se retourna jusqu’à ce que le capitonnage noueux et grinçant soit confortable. Il avait beau être très fatigué, le sommeil se faisait attendre. Les étroites fenêtres de la chambre donnaient sur le vallon. La clarté stellaire révéla la couleur du bois brûlé venant d’une impalpable volute de fumée. La fumée elle-même émettait son propre rayonnement dans le rouge profond, mais il n’y avait pas la moindre étincelle à l’intérieur. Je crois que même les pervers dorment.

Des arbres alentour lui parvenait le chant des fées des bois, minuscules créatures occupées à s’accoupler et à amasser des provisions. Sherkaner regretta de ne pas avoir le temps de faire un peu d’entomologie. Le bourdonnement des insectes montait et descendait. Lorsqu’il était petit, il y avait eu l’histoire des Fées des Bois Paresseuses, mais il se rappela aussi les poèmes ridicules qu’on écrivait sur la musique des fées. « Par monts et par vaux, on n’en sait jamais trop-oh-oh. » La ritournelle guillerette semblait se cacher sous la stridulation générale.

Paroles et chants infiniment répétés finirent par le bercer jusqu’au sommeil complet.

Cinq

Il fallut à Sherkaner deux jours de plus pour parvenir à la Commanderie des Terres. Il aurait pu mettre encore plus longtemps, mais la modification qu’il avait apportée à la courroie de transmission lui permettait de négocier rapidement les courbes en descente avec une sécurité accrue. Il aurait pu mettre moins longtemps, sauf qu’il avait été à trois reprises victime de pannes mécaniques – entre autres, une fêlure de cylindre. Il n’avait pas complètement menti à dame Enclearre en lui disant qu’il transportait un chargement de pièces de rechange. En fait, il en avait pris quelques-unes, celles qu’il estimait impossibles à fabriquer chez un forgeron de la cambrousse.

C’était la fin de l’après-midi lorsqu’il déboucha du dernier virage et eut son premier aperçu de la longue vallée qui abritait la Commanderie des Terres. Cette interminable tranchée se prolongeait sur des milles et des milles, jusque dans les montagnes ; les versants en étaient si hauts que des portions du fond de la vallée étaient déjà dans la pénombre. L’extrémité opposée se perdait dans la brume bleue des lointains ; les Chutes royales descendaient dans un ralenti majestueux des sommets qui la dominaient. Les touristes n’allaient jamais guère plus loin. La Famille royale s’accrochait à cette terre et au profond sous les montagnes ; elle la possédait depuis quarante Ténèbres : ce n’était alors qu’un simple duché prétentieux.

Sherkaner se restaura convenablement à la dernière petite auberge, refit le plein de carburant et entra dans la Réserve royale. La lettre de son cousin lui permit de franchir les postes de contrôle extérieurs. Les barrières se relevèrent, des troupiers crevant d’ennui dans leur uniforme vert terne lui firent signe de passer. Il y avait des casernes, des terrains de manœuvres et – ensevelies sous de massives bermes – des réserves de munitions. Mais la Commanderie des Terres n’avait jamais été une installation militaire comme les autres. Aux premiers temps de l’Accord, ç’avait été essentiellement un terrain de jeux pour la Famille royale. Puis, au fil des générations, les processus gouvernementaux s’étaient stabilisés, devenant plus rationnels et moins romantiques. La Commanderie des Terres, conformément à son appellation, devint la cachette du quartier général de l’Accord. Finalement, elle devint quelque chose de plus : le site de la recherche militaire de pointe.

Voilà ce qui intéressait Sherkaner par-dessus tout. Il ne s’attarda pas à jouer les curieux : les soldats-policiers lui avaient très clairement fait comprendre qu’il devait se rendre directement à sa destination. Mais rien ne l’empêchait de regarder dans toutes les directions en oscillant légèrement sur son perchoir. Seuls de discrets signes numériques identifiaient les bâtiments, mais certains étaient évidents. La télégraphie sans fil : une longue caserne hérissée des antennes les plus bizarres. Le bâtiment adjacent devait être l’académie de cryptographie. Logique, non ? De l’autre côté de la route s’étendait une surface d’asphalte plus large et plus lisse que n’importe quelle chaussée. Rien d’étonnant à ce que deux monoplans aux ailes surbaissées stationnent à l’autre bout. Underhill aurait donné cher pour voir ce qu’il y avait derrière eux, dissimulé sous des bâches. Plus loin encore, un énorme museau d’excavatrice sortait abruptement de la pelouse devant l’un des bâtiments. L’angle de sortie incroyable de l’excavatrice conférait une illusion de vitesse et de violence à ce qui était le moyen le plus lent qui se puisse concevoir pour aller d’un point à un autre.

Il s’approcha de la fin de la vallée, dominée par les Chutes royales. Un arc-en-ciel de mille couleurs flottait dans le nuage d’écume. Sherkaner passa devant ce qui était probablement une bibliothèque et aboutit sur un rond-point orné des oriflammes royales et du machin habituel symbolisant la Conclusion de l’Accord. Les bâtiments de pierre entourant l’esplanade circulaire représentaient un élément particulier de la mystique de la Commanderie. Par quelque heureux hasard de l’ombre protectrice, ils survivaient à chaque Nouveau Soleil sans trop de dégâts ; pas même leur contenu ne brûlait.

BÂTIMENT 5007, disait le panneau. Bureau de la recherche sur les matériaux, d’après le plan que lui avait remis la sentinelle. Sa situation centrale était un bon présage. Il se gara entre deux autres mobiles déjà rangés au bord de la chaussée. Inutile de se faire remarquer.

En gravissant les marches, il constata que le soleil se couchait presque directement dans l’axe de la route qu’il venait de suivre. Il était déjà au-dessous des falaises les plus hautes. Au centre du rond-point, les statues sur le point de conclure l’Accord projetaient des ombres démesurées sur la pelouse. Il avait confusément l’impression que les bases militaires ordinaires n’étaient pas tout à fait aussi belles.


Le sergent manipulait la lettre de Sherkaner avec un dégoût manifeste.

— Et c’est qui, ce capitaine Underhill ?

— Oh ! nous ne sommes pas apparentés, sergent. Il…

— Et pourquoi devrions-nous nous plier à ses désirs ?

— Ah ! si vous voulez bien lire plus avant, vous verrez qu’il est l’assistant du colonel A.G. Castleworth, quartier-maître principal du Perchoir royal.

Le sergent marmonna quelque chose comme « Toujours aussi cons, ceux de la Sécu ». Il reposa sa masse considérable en un accroupissement résigné.

— Très bien, monsieur Underhill, en quoi exactement consisterait votre contribution à l’effort de guerre ?

Il y avait quelque chose de tordu chez ce type. Sherkaner s’aperçut alors que le sergent était plâtré sur les quatre jambages. Il parlait à un ancien combattant, un vrai de vrai.

Il allait en baver pour lui faire avaler la pilule. Même devant un auditoire gagné à sa cause, Sherkaner savait qu’il avait du mal à s’imposer : jeune, trop maigre pour être beau, une sorte de je-sais-tout empoté. Il avait espéré avoir un ingénieur militaire comme interlocuteur.

— Eh bien, sergent, depuis au moins trois générations, vous autres militaires essayez d’obtenir un certain avantage en continuant à travailler plus longtemps dans la Ténèbre. C’était d’abord quelques centaines de jours, assez pour poser des mines inattendues ou consolider des fortifications. Ensuite, ce fut une année, puis deux, assez longtemps pour mettre des effectifs importants en position pour une attaque dès le Nouveau Soleil.

Le sergent – HRUNKNER UNNERBY, d’après sa plaque nominative – ne le quittait pas des yeux.

— Il est bien connu qu’il y a de massifs efforts de forage de part et d’autre du Front de l’Est, et que nous risquons d’aller au devant de combats gigantesques qui se prolongeront jusqu’à dix ans après le début de la prochaine Ténèbre.

Unnerby eut brusquement une idée rassurante et son expression renfrognée s’accentua.

— Si c’est ce que vous pensez, vous devriez vous adresser aux Sapeurs. Ici, c’est la Recherche sur les matériaux, monsieur Underhill.

— Je le sais bien. Mais sans recherche sur les matériaux, nous n’avons aucune chance d’effectuer une percée jusqu’aux époques vraiment froides. En outre, mes projets n’ont rien à voir avec l’excavation.

Il énonça cette dernière phrase avec une certaine précipitation.

— Avec quoi, alors ?

— Je… je propose que nous choisissions des objectifs appropriés à Tiefstadt, que nous nous réveillions en Pleine Ténèbre et que nous franchissions la frontière pour aller détruire ces objectifs.

Il venait d’accumuler toutes les impossibilités en une proposition concise. Il leva les mains comme pour repousser une objection.

— J’ai réfléchi à chacune des difficultés, sergent. J’ai des solutions, ou des débuts de solutions…

C’est d’une voix presque douce qu’Unnerby l’interrompit.

— En Pleine Ténèbre, dites-vous ? Et vous êtes chercheur à l’institut Kingschool de Princeton ?

C’est ce que son cousin avait dit dans sa lettre.

— Oui, en maths et…

— Taisez-vous. Avez-vous la moindre idée des millions que la Couronne dépense pour la recherche militaire dans des établissements comme Kingschool ? Avez-vous la moindre idée de la minutie avec laquelle nous suivons les recherches sérieuses qui s’y déroulent ? Mon Dieu, ce que je peux vous détester, vous autres morveux de l’Ouest ! Tout ce dont vous avez à vous préoccuper, ou presque, c’est de vous préparer à la Ténèbre, et c’est à peine si vous êtes à la hauteur de la tâche. Si vous aviez la moindre fermeté dans votre carcasse, vous seriez en train de vous engager. Il y a des gens qui meurent à l’Est en ce moment même, faucheux. Il y en a des milliers de plus qui mourront pendant la Ténèbre, faute de préparation, encore plus qui mourront dans les tunnels, et bien d’autres qui mourront lorsque le Nouveau Soleil s’allumera et qu’il n’y aura rien à manger. Et vous êtes là à dégoiser des élucubrations, à refaire le monde avec des si.

Unnerby observa une pause ; il semblait ravaler son aigreur.

— Tenez, je vais vous raconter une histoire drôle avant de vous renvoyer à Princeton avec mes pieds au cul. Voyez-vous, je suis un peu dissymétrique, dit-il en agitant ses jambages gauches. Je me suis disputé avec un broyeur. Jusqu’à ce que je sois rétabli, j’aide à trier les idées délirantes que les gens comme vous n’arrêtent pas de nous soumettre. Heureusement, la plupart de ces conneries nous arrivent par la poste. Une fois tous les dix jours, plus ou moins, un quidam nous met en garde contre l’allotrope à basse température de l’étain…

Aïe, peut-être que je cause à un ingénieur après tout !

— Et nous conseille de ne pas l’utiliser pour la soudure. Au moins, ces gens-là savent de quoi ils parlent. Ils nous font perdre notre temps, pas plus. Mais il y a ceux qui viennent de découvrir le radium dans un bouquin et qui s’imaginent que nous devrions fabriquer des super-trépans en radium pour les excavatrices. Nous faisons un petit concours entre nous pour savoir qui récupère les plus grosses inepties. Eh bien, monsieur Underhill, je crois qu’avec vous j’ai tiré le gros lot. Vous vous imaginez en train de vous réveiller au beau milieu de la Ténèbre et puis de traverser le pays sous des températures plus basses que tout ce que vous trouverez dans n’importe quel laboratoire commercial et sous un vide d’une qualité que nous ne pourrons jamais obtenir.

Unnerby s’interrompit. Était-il décontenancé à l’idée d’avoir laissé échapper une bribe d’information confidentielle ? Puis Sherkaner comprit que le sergent regardait quelque chose dans son angle mort.

— Lieutenant Smith ! Bonjour, lieutenant.

Le sergent faillit se mettre au garde-à-vous.

— Bonjour, Hrunkner.

Celle qui avait parlé entra dans son champ de vision. Elle était… belle. Ses jambages étaient minces, durs, incurvés, et il y avait une grâce discrète dans tous ses mouvements. Son uniforme était d’un noir-noir que Sherkaner ne reconnut pas. Ses seules marques distinctives étaient des galons rouge sombre et une plaque nominative. Victory Smith. Elle avait l’air invraisemblablement jeune. Née hors phase ? Peut-être, et le respect exagérément affecté du sous-off était une sorte de provocation.

Le lieutenant Smith se tourna vers Sherkaner. Son attitude à la fois amicale et distante était presque ironique.

— Monsieur Underhill, vous êtes donc chercheur au Département de mathématiques de Kingschool.

— Plutôt étudiant de troisième cycle, à vrai dire…

Le regard muet du lieutenant exigeait sans doute une réponse plus franche.

— Euh… les maths ne sont en fait que la spécialisation officiellement indiquée sur mon programme d’études. J’ai suivi pas mal de cours à l’École de médecine et à l’institut d’ingénierie mécanique.

Il s’attendait presque à un commentaire désobligeant de la part d’Unnerby, mais le sergent s’était brusquement calmé.

— Alors vous comprenez la nature de la Pleine Ténèbre, les températures ultrabasses, le vide poussé.

— Oui, madame. Et j’ai longuement réfléchi à tous ces problèmes.

Pendant presque six mois, mais mieux vaut ne pas le dire.

— J’ai beaucoup d’idées, j’ai effectué quelques études préliminaires. Certaines des solutions sont de nature biologique et je ne peux pas vous montrer grand-chose actuellement. Mais j’ai apporté des prototypes pour certains des aspects du projet. Ils sont là-bas, dans mon automobile.

— Ah, oui. Garé entre les voitures des généraux Greenval et Downing. Peut-être devrions-nous jeter un coup d’œil à vos prototypes… et mettre votre mobile en sécurité ailleurs.

Il lui faudrait des années pour en prendre pleinement conscience, mais, à cet instant, Sherkaner Underhill sentit obscurément pour la première fois que parmi tous les gens de la Commanderie – parmi tous les habitants du vaste monde –, il n’aurait pu trouver auditrice plus appropriée que le lieutenant Victory Smith.

Six

Dans les dernières années du Soleil Déclinant, il y a des tempêtes, souvent féroces. Mais ce ne sont pas les fulminantes explosions que déchaîne un Nouveau Soleil. Les vents et les blizzards de la Ténèbre imminente évoquent plutôt un monde mortellement blessé qui se débat sans énergie tandis que fuit son sang vital. Et plus ce liquide imbibe la Ténèbre, moins le monde moribond est capable de protester.

Il vient un moment où cent étoiles sont visibles dans le même ciel que le soleil de midi. Puis c’est un millier d’étoiles, et, finalement, l’éclat du soleil s’affaiblit… et la Ténèbre est arrivée pour de bon. Les grands végétaux sont morts depuis longtemps, la poudre de leurs spores enfouie sous une épaisse couche de neige. Les animaux inférieurs ont suivi le même chemin. La face abritée des remparts neigeux est mouchetée d’écume, et une lueur se répand à l’occasion autour des carcasses à découvert : les esprits des morts, à en croire les écrits des observateurs classiques ; une ultime razzia bactérienne, ainsi que le découvrirent les savants d’époques ultérieures. Mais il y a encore des gens qui vivent en surface. Certains sont les sacrifiés, empêchés par des tribus (ou des nations) plus fortes d’accéder aux sanctuaires souterrains. D’autres, leurs profonds ancestraux détruits, sont victimes d’inondations ou de séismes. Aux temps anciens, il n’y avait qu’un seul moyen d’apprendre ce qu’était vraiment la Ténèbre : échoué à la surface, on pouvait peut-être atteindre une fragile immortalité en décrivant ce qu’on voyait et en prenant les mesures de sauvegarde aptes à permettre à ce récit de survivre aux feux du Nouveau Soleil. Il arrivait parfois que l’un de ces surfaceux vive encore plus d’un an ou deux dans la Ténèbre, soit par un extraordinaire concours de circonstances, soit à la suite d’une intelligente préparation motivée par le désir de contempler le cœur de la Ténèbre. Certain philosophe survécut si longtemps que son dernier gribouillis fut pris pour du délire ou une métaphore par ceux qui trouvèrent ses paroles gravées dans la pierre au-dessus de leur profond : « et l’air sec se change en givre ».

Les propagandistes de la Couronne et de Tiefstadt étaient d’accord sur un point, un seul. Cette Ténèbre serait différente de toutes celles qui l’avaient précédée. Cette Ténèbre serait la première à être directement attaquée par la science au service de la guerre. Tandis que leurs citoyens se réfugiaient par millions dans les bassins stagnants de centaines et de centaines de profonds, les armées des deux parties continuaient de se battre. Souvent les combats se déroulaient dans des tranchées à ciel ouvert chauffées par des vapocalorifères. Mais les grandes différences se trouvaient sous terre – dans le creusement des tunnels qui s’enfonçaient très loin sous les premières lignes de part et d’autre. C’est à leurs intersections que se livraient de féroces batailles à coups de mitrailleuses et de gaz toxiques. Quand ils ne se recoupaient pas, les tunnels continuaient leur percée dans les roches calcaires du front de l’Est, verge par verge, jour après jour, bien après que s’étaient terminés les combats en surface.

Cinq ans après le début de la Ténèbre, seule une élite de techniciens – dix mille personnes, tout au plus, dans les rangs de la Couronne – continuait de mener les opérations sous le territoire de l’Est. Même à ces profondeurs, les températures étaient très en dessous du zéro. Des ventilateurs qui brûlaient des forams faisaient circuler l’air frais dans les tunnels occupés. Les derniers trous d’aération ne tarderaient pas à être obturés par la glace.

— Voilà presque dix jours que nous n’entendons plus rien chez ceux de Tiefstadt. Le Commandement des sapeurs n’arrête pas de se féliciter.

Le général Greenval lança une aromatique dans sa cavité buccale et mastiqua bruyamment ; le chef des Renseignements de l’Accord, qui n’avait jamais brillé par ses talents de diplomate, était devenu sensiblement plus hargneux ces derniers jours. C’était un vieux faucheux, et, bien que les conditions régnant à la Commanderie des Terres soient peut-être plus clémentes que partout ailleurs dans le monde, elles entraient à leur tour dans une phase extrême. Dans les casemates à côté du Profond royal, à peine cinquante personnes étaient encore conscientes. Heure par heure, l’air devenait un peu plus vicié. Greenval avait abandonné sa somptueuse bibliothèque plus d’un an auparavant. Son bureau consistait à présent en un alvéole de vingt pieds de longueur sur dix de largeur et quatre de hauteur dans l’espace résiduel au-dessus du dortoir. Les parois de la pièce exiguë étaient couvertes de cartes, la table était jonchée de liasses de télétypes transmis par voie filaire terrestre. Les communications par radio s’étaient définitivement interrompues soixante-dix jours plus tôt. L’année précédente, les techniciens radio de la Couronne avaient procédé à des expériences avec des émetteurs de plus en plus puissants, et on avait caressé un temps l’espoir de conserver la sans-fil jusqu’au bout. Hélas, il ne restait plus que la télégraphie et la radio à vue. Greenval regarda son interlocutrice, qui serait assurément la dernière personne à visiter la Commanderie des Terres avant deux cents ans.

— Alors, colonel Smith, vous rentrez à l’instant de l’Est. Pourquoi ne vous entends-je pas pousser des hourras ? Nous avons tenu plus longtemps que l’ennemi.

L’attention de Victory Smith avait été attirée par le périscope du général. C’était pour cela que Greenval avait creusé son trou à cette hauteur – pour avoir une ultime vue du monde. Les Chutes royales s’étaient figées plus de deux ans auparavant. Le regard remontait sans obstacle jusqu’en haut de la vallée. Une terre sombre, à présent couverte d’un givre fantasmagorique qui se formait sans trêve sur le roc comme sur la glace : du dioxyde de carbone qui s’écoulait depuis l’atmosphère. Mais Sherkaner verra un monde bien plus froid que celui-ci.

— Colonel ?

Smith se détourna du périscope.

— Excusez-moi, mon général… j’admire les Sapeurs de tout mon cœur.

Du moins les troupes qui travaillent réellement au forage. Elle avait visité leurs profonds de campagne.

— Mais cela fait des jours et des jours qu’ils ne peuvent plus atteindre la moindre position ennemie. Moins de la moitié seront en état de combattre après la Ténèbre. J’ai peur que le Commandement des sapeurs n’ait pas correctement apprécié la situation.

— Ouais, grogna Greenval. Le Commandement des sapeurs entre dans le livre des records pour les opérations de longue haleine, mais les Tiefs ont pris l’avantage en décrochant au moment où ils l’ont fait.

Il soupira et prononça des paroles qui l’auraient fait casser en d’autres circonstances, mais cinq ans après la fin du monde, il n’y a plus grand monde pour vous entendre.

— Vous savez, les Tiefs ne sont si mauvais bougres que ça. Prenez du recul et vous trouverez des gens plus vicieux chez certains de nos alliés, qui attendent que la Couronne et Tiefstadt s’entretuent dans un bain de sang. C’est dans cette direction que nous devrions faire de la prospective, en prévision des prochains méchants qui vont nous sauter dessus. Cette guerre, nous allons la gagner, mais s’il nous faut la gagner avec les tunnels et les Sapeurs, nous serons encore en train de nous battre des années après le Nouveau Soleil.

Il mastiqua ostensiblement son aromatique et braqua une main antérieure sur Smith.

— Votre projet est notre seule chance de finir le travail proprement.

La réponse de Smith fut abrupte.

— Et nos chances auraient été encore meilleures si vous m’aviez laissée rester avec l’Équipe.

Greenval feignit d’ignorer cette critique.

— Victory, cela fait maintenant sept ans que vous êtes sur ce projet. Croyez-vous vraiment que ça va marcher ?

C’était peut-être l’air vicié qui rendait tout le monde stupide. L’indécision était totalement étrangère à l’image qu’on se faisait de Strut Greenval. Elle le connaissait depuis neuf ans. Parmi ses confidents les plus proches, Greenval montrait une certaine ouverture d’esprit – jusqu’au moment où il fallait prendre des décisions finales. Il était alors celui qui ne doutait pas, celui qui tenait tête à des brochettes de généraux et même aux conseillers politiques du Roi. Elle ne l’avait jamais entendu poser de question si triste et si désespérée. Elle voyait à présent un homme vieilli, un vieillard qui dans quelques heures capitulerait devant la Ténèbre, pour la dernière fois, peut-être. Cette révélation, c’était comme lorsqu’on s’appuie sur une balustrade familière et qu’on sent qu’elle commence à céder.

— M-mon général, nous avons bien sélectionné nos objectifs. S’ils sont détruits, la reddition de Tiefstadt devrait suivre presque immédiatement. L’Équipe d’Underhill se trouve dans un lac à moins de deux milles des objectifs.

Ce qui était en soi une réussite considérable. Le lac était près du plus important centre de ravitaillement de Tiefstadt, à une centaine de milles à l’intérieur du territoire tiefien.

— Unnerby, Underhill et les autres n’ont qu’une courte distance à faire à pieds, mon général. Nous avons testé leurs combinaisons et les exothermes pendant des périodes beaucoup plus longues dans des conditions presque aussi…

Greenval lui accorda un mince sourire.

— Oui, je sais. J’ai bourré le crâne de l’État-Major avec ces chiffres assez souvent. Mais maintenant, je crois que nous allons passer à la réalisation concrète. Songez à ce que cela signifie. Au cours des dernières générations, nous autres militaires avons perpétré nos petits sacrilèges dans les marges de la Ténèbre. Mais l’équipe d’Unnerby verra le centre de la Pleine Ténèbre. À quoi ça peut vraiment ressembler ? Oui, nous croyons le savoir : l’air gelé, le vide. Mais tout cela, ce ne sont qu’hypothèses. Je ne suis pas croyant, colonel Smith, mais… je me demande ce qu’ils vont trouver.

Croyant ou pas, toutes les superstitions ancestrales de lutins des neiges et d’anges terrestres semblaient planer juste derrière les paroles du général. Même les esprits les plus rationnels fléchissaient à l’idée d’une Ténèbre si intense que le monde, en quelque sorte, n’existerait plus. Non sans peine, Victory ignora les émotions soulevées par les paroles de Greenval.

— Oui, mon général, il pourrait y avoir des surprises. À mon avis, cette entreprise serait probablement condamnée à l’échec en l’absence d’un seul facteur : Sherkaner Underhill.

— Notre hurluberlu bien aimé.

— Un hurluberlu, peut-être, mais de l’espèce la plus extraordinaire. Je le connais depuis sept ans – depuis ce fameux après-midi où il s’est pointé avec une bagnole bourrée de prototypes à moitié terminés et une tête pleine de projets délirants. Heureusement pour nous, j’avais un après-midi peu chargé. J’ai eu le temps d’écouter et de m’amuser. L’universitaire moyen trouve peut-être une vingtaine d’idées dans toute sa vie. Underhill en a vingt par heure ; chez lui, c’est une sorte de spasmophilie. Mais j’ai connu des gens presque aussi excentriques à l’École des Renseignements. La différence est que les idées d’Underhill sont réalisables à peu près une fois sur cent – et qu’il sait distinguer les bonnes des mauvaises avec une certaine précision. Peut-être que quelqu’un d’autre aurait songé à utiliser la boue des marécages pour l’élevage des exothermes. Quelqu’un d’autre aurait certainement pu avoir les mêmes idées en ce qui concerne les combinaisons pressurisées. Mais il a les idées, il les fait fructifier, et elles marchent.

« Mais ce n’est pas tout. Sans Sherkaner, nous n’aurions pu ne serait-ce que commencer à mettre en œuvre tout ce que nous avons entrepris ces sept dernières années. Il a la faculté magique de gagner les gens qu’il faut à ses idées.

Elle se rappela le mépris hargneux de Hrunkner Unnerby en ce premier après-midi, et la manière dont il s’était transformé en quelques jours, jusqu’à ce que l’imagination technologique de Hrunkner soit totalement submergée par les idées que Sherkaner déversait sur lui.

— À un certain égard, Underhill n’a pas de patience pour les détails, mais cela n’a pas d’importance. Il s’assure un entourage qui a le souci du détail. Il est… remarquable, tout simplement.

C’était pour eux deux de l’histoire ancienne ; Greenval avait tenu le même discours à ses patrons au fil des années. Mais Victory ne pouvait trouver meilleur moyen de réconforter le vieux faucheux à ce stade. Greenval sourit d’un air bizarre.

— Alors, pourquoi ne pas l’avoir épousé, colonel ?

Smith n’avait pas eu l’intention d’aborder le sujet, mais, diantre, ils étaient seuls, et c’était la fin du monde.

— J’en ai l’intention, mon général. Mais il y a une guerre en cours, et vous savez que je… je n’aime pas tellement respecter les traditions ; nous nous marierons après la Ténèbre.

Il n’avait fallu à Victory Smith qu’un après-midi pour comprendre qu’Underhill était la personne la plus étrange qu’elle ait jamais rencontré. Il lui avait fallu deux jours de plus pour comprendre que c’était un génie qu’on pouvait solliciter comme une dynamo, qu’on pouvait utiliser pour littéralement infléchir le cours d’une guerre mondiale. En l’espace de cinquante jours, elle avait réussi à en persuader Greenval, et Underhill avait été discrètement installé dans son propre laboratoire, auquel vinrent s’ajouter de nouveaux établissements pour traiter les besoins périphériques du projet. Entre deux missions, Victory avait tiré des plans pour revendiquer le phénomène Underhill – c’était ainsi qu’elle et le service des Renseignements le considéraient – à son avantage permanent. Le mariage était la solution évidente. Un Mariage-en-Déclin traditionnel se serait intégré à son plan de carrière. Tout aurait marché à la perfection, n’était Sherkaner Underhill lui-même. Sherk avait ses propres plans. Finalement, il était devenu son meilleur ami – un ami avec qui échafauder des projets tout autant qu’un ami sur qui échafauder des projets. Sherk avait des projets pour l’après-Ténèbre, des suggestions que Victory n’avait jamais répétées à personne. Ses rares autres amis – même Hrunkner Unnerby – aimaient Victory en dépit du fait qu’elle soit hors phase. Or l’idée d’enfants nés hors phase ne déplaisait pas du tout à Sherkaner Underhill. C’était la première fois de sa vie qu’on témoignait à Victoria plus que de la simple tolérance. Donc, pour l’instant, ils faisaient la guerre. S’ils survivaient tous les deux, un autre monde, d’autres projets et une vie commune les attendraient après la Ténèbre.

Et Strut Greenval était assez perspicace pour l’avoir en grande partie deviné. Victory foudroya son patron du regard.

— Vous étiez déjà au courant, n’est-ce pas ? C’est pour cela que vous n’avez pas voulu que je reste dans l’Équipe. Vous estimez que c’est une mission suicide et que mon jugement risquerait d’être faussé… D’accord, la mission est dangereuse, mais vous ne comprenez pas Sherkaner Underhill : pour lui, le sacrifice individuel n’est pas au programme. Par rapport à nos propres normes, c’est plutôt un lâche. Il n’est pas vraiment emballé par la plupart des idéaux qui nous sont chers à vous et à moi. Il risque sa vie par pure curiosité… mais il est très, très prudent quand il s’agit de sa propre sécurité. Je crois que l’Équipe réussira et survivra. Elle n’aurait eu que de meilleures chances si vous m’aviez laissée rester avec elle ! Oui, mon général.

Ses dernières paroles furent ponctuées par le spectaculaire assombrissement de l’unique lampe de la pièce.

— Ah, dit Greenval, voilà douze heures que nous n’avons plus de carburant. Vous le saviez, colonel ? Et maintenant, les accus au plomb sont pratiquement à plat. Dans deux minutes, le capitaine Diredr sera là pour nous communiquer les ultimes conseils des gens de l’entretien : « Je vous demande pardon, mon général, mais les derniers bassins vont geler temporairement. Le Génie vous prie de bien vouloir vous associer à l’arrêt définitif. »

Il imitait la voix aiguë de son collaborateur.

Greenval se leva, se pencha au-dessus de son bureau. Ses doutes disparurent une fois de plus et il retrouva son ton cassant habituel.

— D’ici là, je veux clarifier deux ou trois points concernant vos ordres et votre avenir. Oui, je vous ai transférée parce que je ne veux pas risquer de vous perdre dans cette mission. Votre sergent Unnerby et moi-même avons longuement parlé de vous. Nous avons eu neuf ans pour vous exposer à des risques presque illimités et observer comment votre esprit fonctionne lorsque des milliers de vies dépendent d’une réponse correcte. Le moment est venu de vous mettre sur la touche, de vous retirer des opérations spéciales. Vous êtes l’un des plus jeunes colonels des temps modernes ; après cette Ténèbre, vous serez le plus jeune général.

— Uniquement si la Mission Underhill réussit.

— Ne m’interrompez pas. Quelle que soit l’issue du Machin Underhill, les conseillers du Roi savent à quel point vous êtes compétente. Que je survive ou non à cette Ténèbre, vous allez occuper mon poste quelques années après le démarrage du Nouveau Soleil – et le temps de la prise de risques personnels devra être révolu. Si votre M. Underhill survit, épousez-le, faites-lui des enfants, j’en ai rien à cirer. Mais vous ne devrez jamais plus prendre de risques vous-même.

Du tranchant de la main, il fit mine de la viser à la tête.

— Si vous le faites, je jure que je sortirai de ma tombe pour vous fendre la carapace.

Des pas retentirent dans l’étroit couloir. Des mains grattèrent au lourd rideau qui tenait lieu de porte. C’était le capitaine Diredr.

— Excusez-moi, mon général. Les gens du Génie insistent. Il nous reste trente minutes de courant électrique, au grand maximum. Mon général, ils vous prient instamment…

Le général cracha sa dernière aromatique dans un réceptacle souillé.

— Très bien, capitaine. Nous arrivons illico presto.

Il contourna le colonel et tira le rideau. Lorsque Smith hésita à le précéder, il lui fit signe de franchir le seuil.

— En l’occurrence, les anciens sont les derniers, ma chère. Je n’ai jamais aimé l’idée de tricher avec la Ténèbre, mais s’il nous faut en passer par là, c’est à moi d’éteindre les lumières !

Sept

Normalement, Pham Trinli n’aurait pas dû se trouver sur la passerelle du commandant de l’escadre, et sûrement pas lors d’une opération sérieuse. Le vieil homme était assis à l’une des consoles télécom en double, mais il ne faisait pas grand-chose avec. Trinli était programmeur d’armes de troisième classe, bien que personne ne l’ait jamais vu se comporter de manière productive, même à un rang aussi bas. Il donnait l’impression d’aller et venir comme bon lui semblait et passait le plus clair de son temps dans la salle de jour du personnel. Le commandant d’escadre Park était connu pour verser quelque peu dans l’irrationnel en matière de « respect dû aux anciens ». Apparemment, tant que Pham Trinli ne faisait rien de mal, il pouvait continuer de toucher sa solde.

En ce moment même, Trinli s’était à moitié détourné de sa console. Il écoutait d’un air renfrogné les tranquilles conversations, le flux des vérifications et confirmations. Il regardait les affichages communs par-dessus la tête des techniciens et des soldats.

Le débarquement des vaisseaux Qeng Ho et émergents avait été une prudente valse-hésitation. La méfiance envers les Émergents régnait à tous les niveaux de la hiérarchie chez les gens de Park. Il n’y avait donc pas d’équipages mixtes et les réseaux de commandement étaient entièrement séparés. Le commandant Park avait disposé ses vaisseaux principaux en trois groupes, chacun responsable d’un tiers des opérations planétaires. Chaque vaisseau émergent, chaque gros-porteur, chaque homme d’équipage en vol autonome étaient surveillés dans l’espoir de détecter des signes de tromperie.

Presque tout cela était visible dans l’imagerie consensuelle de la passerelle. Une retransmission depuis l’amas « oriental » montrait un trio de gros-porteurs émergents qui décollaient de la surface gelée de l’océan en remorquant un bloc de glace d’un quart de mégatonne. La septième récup’ dans cette opération. La surface était éclairée a giorno par le feu aveuglant des rétrofusées. Trinli pouvait voir un trou profond de plusieurs centaines de mètres. Une écume bouillonnante masquait l’entaille dans le fond de l’océan. Des échosondages indiquaient une abondance de métaux lourds dans cette section de la plate-forme continentale, et les Émergents l’exploitaient avec la même force brute qu’ils employaient pour trancher la glace.

Rien de vraiment suspect, ici, bien que ça risque de changer lorsque viendra le moment de se partager le butin.

Il étudia les affichages des communications. Des deux côtés, on était convenu de diffuser en clair les échanges entre vaisseaux ; un certain nombre de spécialistes émergents étaient en téléconférence permanente avec leurs homologues Qeng Ho ; ceux de l’autre bord pompaient tout ce qu’ils pouvaient sur les découvertes de Diem dans la vallée sèche. Intéressant de voir les Émergents suggérer d’embarquer carrément les artefacts indigènes. Pas du tout la manière Qeng Ho. Ça ressemble plutôt à ce que je pourrais faire.

Park avait balancé la plupart des microsatellites dans le proche-espace interplanétaire juste avant l’arrivée des Émergents. Il y avait là-haut des dizaines de milliers de ces engins gros comme le poing. Par de subtiles manœuvres, ils s’interposaient entre les véhicules des Émergents bien plus souvent que le simple hasard l’aurait prédit. Et ils répercutaient leurs informations sur l’affichage des écoutes électroniques ici sur la passerelle. Ils signalaient qu’il y avait bien trop de transmissions à vue directionnelles entre les vaisseaux émergents. Ce pouvait être d’innocents processus automatiques. Il s’agissait plus vraisemblablement d’une couverture pour une coordination militaire encryptée, de sournois préparatifs de la part de l’ennemi. (Et Pham Trinli n’avait jamais considéré les Émergents comme autre chose que des ennemis.)

Les gens de Park reconnaissaient les signes, évidemment. À leur manière pointilleuse, ces soldats Qeng Ho étaient très perspicaces. Trinli regarda trois d’entre eux discuter des récurrences observées dans les émissions qui se déversaient sur l’escadre depuis les vaisseaux des Émergents. L’un des subalternes pensait que ce qu’ils voyaient était peut-être un mélange de sondages de la couche physique et de la couche logicielle – le tout dans un enchevêtrement soigneusement orchestré. Mais si c’était vrai, c’était une technique plus sophistiquée que les meilleures mesures électroniques des Qeng Ho… et cela, c’était incroyable. Le gradé se contenta de froncer les sourcils à l’adresse du subalterne, comme si cette suggestion lui causait une migraine gigantesque. Même ceux qui ont été au combat passent à côté de l’essentiel. Un instant. Trinli prit un air encore plus renfrogné.

Une voix résonna dans son oreille sur sa fréquence personnelle.

— Qu’est-ce que vous en pensez, Pham ?

Trinli soupira. Il marmonna une réponse dans son communicateur, bougeant à peine les lèvres.

— C’est louche, Sammy. Tu le sais.

— Je serais plus rassuré si vous étiez dans un autre centre de contrôle.

La « passerelle » du Pham Nuwen était un emplacement symbolique : il y avait en fait des centres de contrôle dispersés dans tous les espaces habitables du vaisseau. Plus de la moitié des membres du personnel visibles sur la passerelle se trouvaient en réalité ailleurs. Théoriquement, cela rendait la destruction du vaisseau plus difficile. Théoriquement.

Lâchant sa selle, le vieillard flotta en silence derrière les rangées des techniciens de la passerelle, longeant les images des gros-porteurs, les images des hommes de Diem se préparant à décoller de la vallée asséchée, les images des visages émergents ô combien attentifs… les affichages inquiétants des mesures électroniques. Personne ne remarqua vraiment son déplacement, sauf Sammy Park qui lui jeta un coup d’œil lorsqu’il franchit la porte d’entrée de la passerelle. Trinli salua d’un petit signe de tête le commandant de l’escadre.

Un tas de mollassons, presque tous. Seuls Sammy et Kira Pen Lisolet avaient compris la nécessité de frapper les premiers. Et ils n’avaient pas convaincu un seul membre du Comité des échanges commerciaux. Même après avoir rencontré les Émergents face à face, le Comité n’arrivait pas à reconnaître la fourberie manifeste de ceux de l’autre bord. Au lieu de quoi ils avaient demandé à un Vinh de décider à leur place. Un Vinh !

Porté par son élan, Trinli parcourut des coursives désertes et ralentit pour s’arrêter au sas des navettes. Il ouvrit d’un coup sec l’écoutille de celle qu’il avait spécialement préparée. Je pourrais demander à Lisolet de se mutiner. L’adjointe de Park avait le commandement d’un vaisseau, le QHS Main invisible. Une mutinerie était physiquement possible, et une fois que Lisolet se mettrait à tirer, Sammy et les autres seraient sûrement obligés de la suivre.

Il se coula dans la navette, activa les pompes du sas. Non, je me lave les mains de tous. Quelque part à la base de son crâne, une petite migraine se développait. Habituellement, la tension ne l’affectait pas ainsi. Il secoua la tête. D’accord, à vrai dire, s’il ne demandait pas à Lisolet de se mutiner, c’était parce qu’elle était une de ces très rares personnes qui ont le sens de l’honneur. Alors, il essaierait de tirer le meilleur parti des quelques atouts dont il disposait. Sammy avait apporté des armes, non ? Trinli grimaça un sourire en imaginant la suite des événements. Même si c’est l’autre bord qui attaque le premier, je parie que nous serons les derniers à rester debout. Tandis que sa navette s’écartait du vaisseau amiral Qeng Ho, Trinli étudia les rapports actualisés détaillant les menaces et se mit à tirer des plans. Qu’allaient tenter ceux d’en face ? S’ils temporisaient assez, longtemps, il aurait peut-être une chance de trouver les codes d’activation des armes de Sammy… et d’avoir les moyens de se mutiner tout seul.

Les signes annonçant le traquenard ne cessaient de s’accumuler, mais même Pham Trinli ne vit pas le plus évident. Celui-là, pour le reconnaître, il fallait déjà deviner la méthode d’attaque.

Ezr Vinh ignorait tout des processus militaires qui se déroulaient au-dessus de lui. Les fascinantes Ksec consacrées au travail en surface l’avaient éreinté et cette occupation ne laissait pas beaucoup de temps pour développer des soupçons. Il n’avait dans toute sa vie passé que quelques douzaines de Msec à arpenter le sol de planètes. Malgré son entraînement et les médicaments Qeng Ho, il commençait à se fatiguer. Les premières Ksec lui avaient paru relativement faciles, mais à présent tous ses muscles lui faisaient mal. Par bonheur, il n’était pas la seule mauviette. Toute l’équipe semblait traîner la patte. Le nettoyage final dura une éternité ; ils devaient soigneusement vérifier qu’ils n’avaient laissé aucun déchet et s’assurer que toute trace de leur passage disparaîtrait dans les effets du rallumage de MarcheArrêt. Le maître d’équipage Diem se foula la cheville en gravissant la pente pour rejoindre le module de débarquement. Sans le treuil de charge qui équipait l’engin, le reste de l’escalade aurait été impossible. Quand ils furent enfin rentrés à bord, même quitter et ranger leurs combinaisons thermiques fut une opération douloureuse.

Seigneur.

Benny s’effondra sur la couchette à côté de Vinh. Il y eut des gémissements d’un bout à l’autre de l’allée lorsque le module les catapulta vers le ciel. N’empêche que Vinh sentait en lui une tranquille satisfaction : l’escadre avait tiré beaucoup plus d’informations de leur seul débarquement que nul ne l’avait imaginé. Ils étaient épuisés, mais pour le bon motif.

On ne bavardait plus tellement dans l’équipe de Diem. Le bruit du réacteur était un ronronnement presque subsonique qui semblait naître de leurs os et se diffuser vers l’extérieur. Vinh entendait toujours les conversations publiques des gens en orbite, mais Trixia en était absente. Personne ne s’adressait plus aux gens de Diem, à présent. Erreur : Qiwi essayait de lui parler, mais Ezr était carrément trop fatigué pour se plier aux caprices de la Morveuse.

Derrière la courbure de la planète, le chargement des gros-porteurs avait pris du retard. Des engins nucléaires propres avaient fragmenté plusieurs mégatonnes d’océan gelé, mais la vapeur s’élevant au-dessus du site de l’extraction compliquait les étapes ultérieures du travail. L’Émergent, Brughel, se plaignait d’avoir perdu le contact avec un de leurs gros-porteurs.

— Je crois qu’il n’est pas dans votre champ de vision, monsieur, dit la voix d’un technicien Qeng Ho. Nous les voyons tous. Il y en a encore trois à la surface ; l’un est fortement masqué par la brume locale, mais semble bien placé. Il y en a trois autres en train de décoller, les trajectoires sont franches, bien séparées… Un instant…

Des secondes s’écoulèrent. Sur un canal plus « éloigné », une voix évoquait un problème de nature médicale : apparemment, quelqu’un avait vomi en apesanteur. Puis le contrôleur de vol revint en fréquence :

— Bizarre. Nous avons perdu notre vue des opérations sur la Côte Est.

Brughel durcit le ton.

— Vous avez sûrement des répliques, non ?

Le technicien Qeng Ho ne répondit pas.

— Nous venons de capter une impulsion électromagnétique, dit une troisième voix. Je croyais que vous autres en aviez terminé avec vos tirs de fragmentation de la surface.

— Mais c’est vrai ! s’indigna Brughel.

— Eh bien, on vient de capter encore trois impulsions. Oui, m’sieur !

Des impulsions électromagnétiques ? Vinh essaya de se redresser sur son séant, mais l’accélération était trop forte, et soudain son mal de tête s’amplifia démesurément. Continue, nom de Dieu ! Mais le type qui venait de dire : « Oui, m’sieur ! » – un militaire Qeng Ho, à en croire sa voix – s’était déconnecté ou, plus vraisemblablement, avait changé de mode et encrypté ses messages.

La voix de l’Émergent était sèche et irritée.

— Je veux parler à un responsable. Maintenant. Nous savons reconnaître les lasers de guidage quand on nous les braque dessus ! Éteignez-les ou nous allons tous le regretter.

L’afficheur tête haute d’Ezr devint transparent ; il voyait maintenant les cloisons étanches du module. La toile de fond électronique continuait de clignoter, mais la vidéo montrait une sorte de séquence aléatoire de procédures d’urgence.

— Merde !

C’était Jimmy Diem. À l’avant de la cabine, le maître d’équipage cognait sur une console de commande. Derrière Vinh, quelqu’un vomissait. Comme dans un de ces cauchemars où tout se détraque en même temps.

À cet instant, le module arriva en fin de combustion. En l’espace de trois secondes, l’horrible accélération cessa de comprimer la poitrine de Vinh et il retrouva la sensation rassurante et familière de l’apesanteur. Il tira sur la poignée qui le libérait de sa couchette et flotta vers Diem.

Il lui était facile de se tenir debout au plafond, la tête à côté de celle de Diem, et de suivre l’affichage de secours sans gêner son supérieur.

— On est vraiment en train de leur tirer dessus ?

Seigneur, j’ai un de ces mal au crâne ! Lorsqu’il essaya de lire la console de Diem, les glyphes dansaient devant ses yeux.

Diem tourna la tête d’un demi-degré pour regarder Ezr. Il souffrait manifestement le martyre et c’est à peine s’il pouvait bouger.

— Je ne sais pas ce que nous sommes en train de faire. J’ai perdu l’imagerie consensuelle. Attachez-vous…

Il se pencha en avant comme pour se concentrer sur l’affichage.

— Le réseau de l’escadre est passé en super crypto et nous sommes bloqués au niveau de sécu minimal.

Ce qui signifiait qu’ils n’obtiendraient guère d’informations hormis des ordres donnés directement par les soldats de Park.

Le plafond donna à Vinh un bon coup sur le postérieur et il commença à glisser à reculons vers l’arrière de la cabine. Le module pivotait – un dispositif de secours avait rendu la main aux instruments sans le moindre avertissement du pilote automatique. Plus vraisemblablement, le commandement de l’escadre les préparait à un redémarrage du réacteur. Il s’attacha derrière Diem au moment précis où la tuyère principale s’alluma sous 0,1 g environ.

— Ils nous transfèrent sur une orbite plus basse, commenta Diem. Mais je ne vois rien qui vienne au rendez-vous.

Il pianota maladroitement dans le champ « mot de passe » sous l’affichage.

— Allez, je fais ma petite enquête tout seul… j’espère que ça va pas trop faire chier Park…

Derrière eux, on continuait de vomir. Diem amorça un mouvement de tête et tressaillit.

— Tu peux te déplacer, Vinh. Tu t’en occupes.

Ezr descendit sans effort l’allée en se laissant propulser le long de la main courante par les 0,1 g de pesanteur. Les Qeng Ho passaient leur vie sous diverses accélérations. La médecine et une bonne éducation aidant, les troubles liés à l’orientation étaient rares chez eux. Mais Tsufe Do et Pham Patil avaient tous les deux vidé leur estomac et Benny Wen se recroquevillait autant que ses sangles le lui permettaient. Il se tenait la tête à deux mains et oscillait, apparemment en proie à de grandes souffrances.

— La pression, la pression…

Vinh se posa près de Patil et de Do et élimina doucement à l’aspi le liquide gluant qui dégoulinait sur leurs combinaisons. Tsufe leva les yeux, gênée.

— J’ai jamais dégueulé de ma vie.

— Il ne s’agit pas de toi, dit Vinh en essayant de réfléchir malgré la douleur qui le taraudait de plus en plus fort.

Triple con que je suis. Comment j’ai pu mettre si longtemps à comprendre ! Ce n’était pas les Qeng Ho qui attaquaient les Émergents ; c’était, on ne savait comment, exactement l’inverse.

Soudain, il eut à nouveau la vue de l’extérieur.

— J’ai le consensus local, dit la voix de Diem dans ses écouteurs.

Le débit était haché, les syllabes torturées.

— Cinq bombes super-G lancées depuis les positions émergentes… Objectif : le vaisseau amiral du commandant…

Vinh se pencha au-dessus de la rangée de couchettes et regarda dehors. Les sillages des missiles s’éloignaient par rapport au module – cinq étoiles ténues qui traversaient le ciel de plus en plus vite, se rapprochaient du QHS Pham Nuwen. Or leurs trajectoires n’étaient pas des arcs parfaits ; il y avait des virages serrés et des oscillations.

— On doit être en train de les taquiner au laser. Ils déraillent.

L’une des minuscules lueurs s’éteignit.

— On en a eu un ! On…

Quatre points lumineux flamboyèrent dans le ciel. La clarté ne cessa de s’amplifier, mille fois plus éblouissante que le disque terni du soleil.

Puis l’image disparut à nouveau. L’éclairage de la cabine s’éteignit, se ralluma en clignotant, s’éteignit encore. Le circuit de secours primaire entra en action. Un sombre réseau de lignes rougeâtres repérait les contours des soutes à matériel, du sas, de la console de secours. Le système était à l’épreuve des radiations mais très borné et très peu puissant. Il n’y avait même pas de vidéo de secours.

— Et le vaisseau amiral, maître d’équipage ? demanda Vinh.

Quatre détonations en succession rapide, atrocement lumineuses – les sommets d’un tétraèdre parfait enserrant sa victime. L’image avait disparu mais elle brûlerait à jamais dans sa mémoire.

— Jimmy ! hurla Vinh en se tournant vers l’avant de la cabine. Et le Pham Nuwen ?

L’éclairage de secours rouge semblait osciller autour de lui ; crier l’avait épuisé presque au point de perdre connaissance.

Puis il entendit la voix de Diem, rauque, sonore.

— Je… je crois qu’il… n’est plus là.

Grillé, atomisé – les périphrases étaient malvenues.

— Je ne vois plus rien, maintenant, mais les quatre bombes… Seigneur, elles l’ont drôlement encadré !

Plusieurs autres voix s’interposèrent, mais beaucoup moins puissantes que celle de Jimmy Diem. Au moment où Vinh commençait à repartir vers lui, la phase de poussée à 0,1 g se termina. Sans lumière ni cerveau, le module n’était plus qu’un cercueil obscur. Pour la première fois de sa vie, Ezr ressentit la désorientation panique des nostalgiques du sol : une accélération nulle pouvait signifier soit qu’ils avaient atteint l’orbite prévue, soit qu’ils tombaient selon une trajectoire parabolique qui coupait la surface de la planète…

Vinh réprima son affolement et se laissa porter par son élan. Ils pourraient utiliser la console de secours. Ils pourraient tenter de détecter des communications verbales. Ils pourraient se servir du pilote automatique pour rejoindre les forces Qeng Ho survivantes. La douleur qui lui taraudait le crâne prit une acuité inouïe. Les petites veilleuses de secours rouges s’assombrissaient de plus en plus. Il sentit sa conscience refluer, la panique le gagna et l’étouffa. Il ne pouvait rien faire.

Et juste avant que tout finisse, le destin lui accorda une unique faveur, un souvenir : Trixia Bonsol n’était pas à bord du Pham Nuwen.

Huit

Pendant plus de deux cents ans, le mécanisme d’horlogerie sous le lac gelé avait fidèlement assuré sa progression solitaire, détendant jour après jour ressort sur ressort spiralé. Le mécanisme demeura fiable jusqu’au dernier printemps… et se bloqua sur une parcelle de neige d’air lors de l’ultime déclenchement. Il aurait pu rester en suspens jusqu’à la venue du Nouveau Soleil, n’eussent été certains autres événements imprévus. Le septième jour de la quatre-vingt-dix-neuvième année, une série de secousses sismiques concises issues de l’océan gelé se propagèrent vers l’extérieur et libérèrent le dernier cran du mécanisme. Un piston injecta une masse mousseuse de boue organique dans une cuve d’air gelé. Pendant plusieurs minutes, rien ne se passa. Puis une lueur se diffusa au sein des organiques, les températures s’élevèrent au-dessus des points de vaporisation de l’oxygène et de l’azote, et même du dioxyde de carbone. L’haleine d’un trillion d’exothermes en éclosion fondit la glace au-dessus du petit véhicule. L’ascension vers la surface avait commencé.


S’éveiller de la Ténèbre n’était pas comme s’éveiller du sommeil ordinaire. Mille poètes avaient célébré ce moment et – en des ères récentes – dix mille universitaires l’avaient étudié. C’était la seconde fois que Sherkaner en faisait l’expérience (mais la première fois ne comptait pas, en vérité, puisque ce souvenir était mêlé aux réminiscences floues du temps où il était bébé, accroché au dos paternel dans les bassins du Profond de Montroyal).

S’éveiller de la Ténèbre s’accomplissait morceau par morceau. La vue, le toucher, l’ouïe. La mémoire, la reconnaissance, la pensée. Ces sens et facultés survenaient-ils l’un après l’autre ? Ou alors, tous ensemble, mais sans qu’il y ait communication entre les différents éléments ? Où commençait l’« esprit » ainsi assemblé ? Ces questions se bousculeraient dans l’imagination de Sherkaner toute sa vie, formant la base de sa quête ultime… Mais dans ces instants de conscience fragmentée, elles coexistaient avec des préoccupations qui lui semblaient beaucoup plus importantes : recouvrer l’intégrité de son moi, se rappeler qui il était, pourquoi il était ici et ce qu’il convenait de faire immédiatement pour survivre. L’instinct accumulé sur un million d’années était perché aux commandes.

Du temps s’écoula, la pensée s’agrégea et Sherkaner regarda dans le noir par le hublot fendu de son vaisseau. Il y avait du mouvement – un bouillonnement de vapeur ? Non, c’était plutôt comme un voile de cristaux tourbillonnant dans la pénombre sur laquelle ils flottaient.

Quelqu’un lui tapait sur les épaules gauches, l’appelait par son nom à plusieurs reprises. Sherkaner reconstitua un puzzle de souvenirs.

— Oui, sergent. Je suis loin… non, je veux dire, je suis là, je suis réveillé.

— Excellent.

La voix d’Unnerby rendait un son grêle.

— Vous êtes blessé ? Vous savez ce qu’il faut faire.

Sherkaner agita obligeamment ses jambages. Tous lui faisaient mal ; ça commençait bien. Ensuite les mains : médianes, antérieures, nourricières.

— Je ne suis pas sûr de sentir la médiane et l’antérieure droites. Peut-être qu’elles sont collées.

— Ouais. Gelées, probablement.

— Comment vont Gil et Amber ?

— Je suis en train de leur parler sur les autres câbles. Vous êtes le dernier à retrouver ses esprits, mais ils ont de plus gros morceaux de bidoche encore gelés.

— Passez-moi la prise du câble.

Unnerby lui donna le dispositif de transmission acoustique et Sherkaner communiqua directement avec les autres membres de l’Équipe. Le corps peut tolérer pas mal de dégel différentiel, mais si le processus n’est pas mené jusqu’à son terme, le pourrissement commence. Ici, le problème était que les sacs d’exothermes et de carburant s’étaient déplacés tandis que le bateau remontait à la surface en fondant la glace au-dessus de lui. Sherkaner réaligna les sacs et commença à y faire circuler de la boue et de l’air. La lueur verte au sein de la minuscule coque s’intensifia et Sherkaner profita de la lumière pour rechercher d’éventuelles fuites dans leurs tubes respiratoires. Les exothermes étaient essentiels pour la chaleur, mais si l’Équipe devait entrer en concurrence avec eux pour avoir de l’oxygène, l’Équipe perdrait la partie – et la vie.

Une demi-heure s’écoula ; la chaleur les enveloppait, libérait leurs membres. Les seuls dommages dus au froid furent localisés au bout des médianes de Gil Haven. C’était mieux que dans la plupart des profonds. Un large sourire illumina l’aspect de Sherkaner. Ils avaient réussi ; ils s’étaient réveillés tout seuls en Pleine Ténèbre.

Les quatre équipiers se reposèrent un moment encore, le temps de contrôler le flux d’air et d’exécuter le processus élaboré par Sherkaner pour brider les exothermes. Unnerby et Amberdon Nizhnimor épluchaient la liste récapitulative et remettaient à Sherkaner les articles suspects ou brisés. Nizhnimor, Haven et Unnerby étaient des gens très intelligents – une chimiste et deux ingénieurs. Mais c’était aussi des soldats de métier. Sherkaner trouvait fascinante la manière dont ils avaient changé en passant du labo au champ de bataille. Unnerby, surtout, avait pareille personnalité multicouches : le militaire endurci recouvrait l’ingénieur imaginatif, lequel cachait une moralité traditionnelle et puritaine. Sherkaner connaissait le sergent depuis sept ans déjà. Le mépris qu’il affichait au début pour les projets d’Underhill était de l’histoire ancienne ; ils avaient été amis. Mais lorsque leur Équipe avait finalement été transférée sur le Front de l’Est, Unnerby était devenu distant. Il s’était mis à donner du « Monsieur » à Underhill, et cette affectation de respect était parfois chargée d’impatience.

Sherkaner s’en était ouvert à Victory. C’était la dernière fois qu’ils étaient ensemble, dans une froide caserne enterrée sous le dernier aérodrome en opération sur le Front de l’Est. Elle éclata de rire en entendant sa question.

— Mon pauvre ventre mou, qu’est-ce que tu t’imagines ? Hrunk aura le commandement des opérations une fois que l’Équipe aura quitté le territoire ami. Toi, tu es le conseiller civil sans formation militaire, qu’il faut d’une manière ou d’une autre intégrer à la hiérarchie. Il a besoin de ton obéissance immédiate, mais aussi de ton imagination et de ta flexibilité.

Elle rit discrètement ; seul un rideau les séparait de la salle principale de la caserne exiguë.

— Si tu étais une recrue ordinaire, Unnerby t’aurait déjà grillé la carapace une douzaine de fois. Le pauvre faucheux a tellement peur qu’au moment crucial ton génie soit plongé dans un truc sans aucun rapport avec la situation – l’astronomie, par exemple.

— Hum.

En réalité, il s’était demandé à quoi ressembleraient les étoiles en l’absence d’atmosphère pour estomper leurs couleurs.

— Je vois ce que tu veux dire. Mais, si ton interprétation est correcte, je suis surpris qu’il ait laissé Greenval m’intégrer à l’Équipe.

— Tu rigoles, ou quoi ? C’est Hrunk qui a exigé que tu y sois. Il sait qu’il y a des imprévus que tu es le seul à pouvoir élucider. Comme je le dis toujours, c’est un faucheux avec un problème quelque part.

Sherkaner Underhill n’avait pas souvent l’impression d’être pris de court, mais cette fois-là, c’était le cas.

— Eh bien, je ferai mon possible.

— Ça, je le sais. Je voulais simplement que tu saches ce que Hrunk trouve intolérable… Hé, tu peux voir ça comme un mystère comportemental : comment des gens aussi radicalement cinglés peuvent-ils coopérer et survivre là où personne n’a encore jamais vécu ?

Victory plaisantait peut-être, mais c’était quand même une question intéressante.


Leur véhicule était sans aucun doute le plus bizarre de toute l’histoire : à la fois sous-marin, profond portatif et réservoir à boue. La coque de quinze pieds reposait maintenant dans une mare peu profonde vert lumineux et rouge tiède. L’eau était en ébullition dans le vide ; des tourbillons gazeux s’en échappaient, se refroidissaient en cristaux minuscules et retombaient. Unnerby ouvrit l’écoutille d’une poussée et l’équipe fit la chaîne pour sortir le matériel et les cuves à exothermes jusqu’à ce que tout ce qu’ils devaient transporter soit empilé sur le sol juste au bord de la mare.

Ils se relièrent par des câbles audio : Underhill à Unnerby, Unnerby à Haven, Haven à Nizhnimor. Sherkaner avait espéré jusqu’au bout pouvoir disposer de radios portatives, mais de tels appareils étaient encore trop volumineux et personne ne savait comment ils fonctionneraient dans ces conditions. Chacun ne pouvait à présent converser qu’avec un seul autre membre de l’équipe. De toute façon, ils avaient quand même besoin d’un encordement de sécurité ; le câble n’était donc pas du superflu.

Ils retournèrent au bord du lac, Sherkaner en tête, Unnerby derrière lui, tandis que Nizhnimor et Haven tiraient le traîneau. Loin du sous-marin, l’obscurité se refermait sur eux. Il y avait encore des rougeoiements d’émanations thermiques là où les exothermes s’étaient répandus sur le sol ; le sous-marin avait consommé des tonnes de carburant pour remonter à la surface en fondant la glace. L’énergie nécessaire au reste de la mission devait être produite par les seuls exothermes qu’ils pouvaient transporter et les combustibles qu’ils pourraient éventuellement trouver sous la neige.

Plus que toute autre chose, les exothermes avaient été le procédé magique qui avait permis cette promenade dans la Ténèbre. Avant l’invention du microscope, les « grands penseurs » prétendaient que ce qui distinguait les animaux supérieurs du reste du vivant était leur capacité à survivre à la Pleine Ténèbre. Les plantes et les animaux plus rudimentaires périssaient ; seuls survivaient leurs œufs enkystés. On savait à présent que de nombreux animaux unicellulaires survivaient très bien à la congélation, et sans avoir à se réfugier dans des profonds. Plus étrange encore – et cela avait été découvert par des biologistes de Kingschool quand Sherkaner était étudiant de licence – il existait des formes de bactéries inférieures qui vivaient dans les volcans et demeuraient actives tout au long de la Ténèbre. Sherkaner s’était passionné pour ces êtres microscopiques. Les doctes universitaires présumaient que de telles créatures devaient entrer soit en suspension soit en sporulation lorsqu’un volcan se refroidissait, mais il se demandait s’il n’existait pas des variétés qui puissent survivre aux glaciations en produisant elles-mêmes leur chaleur. Après tout, même pendant la Ténèbre, il y avait encore abondance d’oxygène – et dans la plupart des sites il y avait une couche de débris organiques sous la neige d’air. S’il y avait le moindre catalyseur pour démarrer l’oxydation à des températures superbasses, peut-être que les petites bestioles pourraient carrément « brûler » de la végétation entre les sursauts volcaniques. Pareilles bactéries seraient les mieux adaptées pour survivre à la Ténèbre.

Quand on y réfléchissait, c’était essentiellement l’ignorance de Sherkaner qui lui avait permis de caresser cette idée. Les deux stratégies de survie exigeaient des chimies entièrement différentes. L’effet d’oxydation externe était très faible, et inexistant dans des environnements chauds. Dans de nombreuses situations, ce stratagème était sérieusement nuisible aux minuscules créatures : les deux métabolismes étaient généralement toxiques l’un pour l’autre. Pendant la Ténèbre, elles auraient un très léger avantage en résidant près d’un point chaud volcanique périodique. Le phénomène serait passé inaperçu si Sherkaner n’était pas allé le débusquer. Il avait transformé un laboratoire de biologie pour étudiants de licence en un marécage gelé et s’était fait (provisoirement) renvoyer de la fac, mais ils étaient là et bien là, ses exothermes.

Au bout de sept ans d’élevage sélectif au Département de la recherche sur les matériaux, les bactéries avaient acquis un métabolisme oxydant pur à haute vélocité. Lorsque Sherkaner versa la boue d’exothermes dans la neige d’air, il y eut donc une explosion de vapeur, puis une minuscule lueur qui disparut lorsque la gouttelette encore liquide s’affaissa et se refroidit. Une seconde plus tard, si on regardait très attentivement (et si les exothermes contenus dans cette gouttelette avaient eu de la chance) on verrait une faible luminosité émaner de sous la neige, s’alimentant à la surface de tous les organiques enterrés qui pouvaient se trouver là.

Maintenant, la lueur bourgeonnait et s’amplifiait à gauche de Sherkaner. La neige d’air trembla et s’effondra, émettant des sortes de volutes de vapeur. Sherkaner tira sur le câble qui le reliait à Unnerby, guidant l’équipe vers un carburant plus dense. L’idée avait beau être ingénieuse, recourir aux exothermes, c’était un peu comme essayer de faire du feu. La neige d’air était omniprésente, mais les combustibles étaient cachés. Seul le travail de trillions de bactéries inférieures permettait de les trouver et de les utiliser. Un temps, même les gens des Matériaux avaient été intimidés par leur création. À l’instar des algues en tapis du Banc méridional, ces minuscules créatures étaient en un sens des êtres sociaux. Elles se déplaçaient et se reproduisaient aussi vite que tout ce qui rampait sur le Banc. Et si cette excursion mettait le feu à la planète ? En réalité, le métabolisme à haute vélocité était un suicide bactérien. Underhill et ses compagnons disposaient tout au plus de quinze heures avant que leurs derniers exothermes meurent.

Ils ne tardèrent pas à quitter le lac. Ils traversaient à présent un espace plat qui avait été le terrain de bowling du commandant de la base pendant le Déclin. Ici, le combustible ne manquait pas ; à un certain moment, les exothermes investirent un tumulus végétal effondré, vestige d’un arbre traum. Le monticule s’illumina de plus en plus intensément jusqu’à ce qu’une éclatante lueur émeraude explose au sein de la neige. Pendant quelques instants, le terrain et les immeubles environnants furent clairement visibles. Puis la lumière verte s’éteignit, et il n’y eut plus que le rougeoiement thermique.

Ils étaient peut-être à une centaine de verges du sous-marin. S’il n’y avait pas d’obstacles, il leur resterait encore plus de quatre mille verges à parcourir. L’équipe s’imposa une pénible tâche répétitive : avancer de quelques douzaines de verges, s’arrêter et répandre des exothermes. Tandis que Nizhnimor et Haven se reposaient, Unnerby et Underhill cherchaient les sites où les exothermes avaient trouvé le combustible le plus riche. Ils regarnissaient alors les sacoches à boue de tout le monde. Parfois – quand ils traversaient une vaste dalle en ciment –, il n’y avait pas beaucoup de combustible et ils ne déblayaient que de la neige d’air. Ils en avaient besoin aussi : il leur fallait respirer. Mais, faute de combustible pour les exothermes, le froid ne tardait pas à engourdir les membres, se répandant à partir des jointures des combinaisons et remontant depuis les patins. Leur salut dépendait alors de l’aptitude de Sherkaner à deviner la direction à prendre.

En fait, Sherkaner trouvait cela plutôt facile. Il s’était repéré à la lumière de l’arbre incandescent et les signes distinctifs des zones de neige d’air dissimulant de la végétation étaient maintenant évidents. Tout baignait : il n’était pas en train de se recongeler. La douleur élançait les extrémités de ses mains et de ses pieds, et, avec le gonflement dû à la pression, le froid et l’irritante rugosité de la combinaison, chaque articulation était un anneau de feu. Problème intéressant, la douleur. Si secourable, et si odieuse. Même les gens comme Hrunkner Unnerby ne pouvaient l’ignorer entièrement : Sherkaner entendait sa respiration rauque via le câble.

Arrêt, remplissage des sacoches, le plein d’air, et on repart. Et le cycle recommençait. Les engelures de Gil Haven n’avaient pas l’air de s’améliorer. Ils s’arrêtèrent, essayèrent de rajuster sa combinaison. Unnerby changea de place avec Haven pour aider Nizhnimor à tirer le traîneau.

— Pas de problème, c’est seulement les mains médianes, dit Gil.

Mais sa respiration laborieuse semblait bien pire que celle d’Unnerby.

Malgré tout, ils s’en tiraient quand même mieux que Sherk ne l’avait prévu. Ils continuèrent d’avancer péniblement dans la Ténèbre et leurs mouvements devinrent bientôt quasi automatiques. Il ne restait plus que la douleur… et l’émerveillement. Sherkaner regarda par les minuscules hublots de son casque. Au-delà des tourbillons de brume et de la lueur des exothermes… s’élevaient de douces collines. L’obscurité n’était pas totale. Parfois, lorsque sa tête était correctement inclinée, il apercevait fugitivement un disque rougeâtre, bas sur l’horizon, à l’ouest. Il voyait le soleil de la Pleine Ténèbre.

Et, par le minuscule hublot du toit, Sherkaner voyait les étoiles. Nous y sommes enfin. Les premiers à jamais contempler la Pleine Ténèbre. Un monde dont certains philosophes antiques avaient nié l’existence – car comment peut exister ce qui n’a jamais été observé ? Mais, à présent, on le voyait. Il existait : des siècles de froid et d’immobilité… et des étoiles partout. Même à travers le verre épais du hublot, même avec ses seuls yeux zénithaux, il distinguait là des couleurs qu’il n’avait encore jamais vues dans les étoiles. S’il s’arrêtait ne serait-ce qu’un instant et braquait tous ses yeux vers le ciel, que découvrirait-il encore ? La plupart des théoriciens supposaient que les draperies aurorales disparaîtraient sans rayonnement solaire pour leur fournir leur énergie ; d’autres pensaient que l’aurore était d’une manière ou d’une autre alimentée par les volcans qui existaient sous leurs pieds. Il se pourrait qu’il y ait ici d’autres sources lumineuses que les étoiles…

Une secousse du câble le ramena sur la terre ferme.

— T’arrête pas, faut jamais s’arrêter.

Gil hoquetait. Manifestement, il répercutait les ordres d’Unnerby. Underhill allait s’excuser, puis il se rendit compte que c’était Amberdon Nizhnimor, là-bas, devant le traîneau, qui s’était arrêtée.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Sherkaner.

— Amber… elle a vu… de la lumière à l’est… T’arrête pas.

À l’est. À droite, donc. Le verre de ce côté de son casque était embué. Il avait la vague impression d’une ligne de crêtes proche. Leur objectif était à moins de quatre milles de la côte. Derrière cette crête, ils auraient un point de vue dégagé sur l’horizon. La lumière était soit toute proche soit très lointaine. Oui ! Il y avait une lumière – une pâle lueur qui se répandait latéralement et vers le haut. L’aurore ? Sherkaner refréna sa curiosité et continua de mettre un pied devant l’autre. Mais, Dieu tout-profond, ce qu’il aurait aimé pouvoir escalader cette crête et contempler l’océan gelé !

Sherkaner progressa en bon petit soldat jusqu’au ravitaillement en boue suivant. Il était en train d’enfourner un mélange luminescent d’exothermes, de combustible et de neige d’air dans les sacoches de Haven lorsque la chose se produisit. Cinq minuscules points lumineux surgirent à l’horizon ouest dans un sillage d’arcs brisés comme des éclairs au ralenti. L’un d’eux s’éteignit, mais les autres se rassemblèrent rapidement et… la lumière flamboya, si puissante que la vision zénithale d’Underhill se brouilla douloureusement. Mais il pouvait encore voir sur les côtés. La clarté ne cessa de s’amplifier, mille fois plus brillante que le disque terni du soleil. Des ombres multiples et denses se projetèrent autour d’eux. Les quatre lumières devinrent encore plus intenses, jusqu’à ce que Sherkaner sente leur chaleur imbiber le couvre-carapace de sa combinaison. D’un bout à l’autre du champ, la neige d’air jaillit vers le ciel en une aveuglante blancheur. Un instant, la chaleur augmenta encore – à la limite de la brûlure – puis s’atténua, lui laissant dans le dos cette sensation de tiédeur qu’on éprouve lorsqu’on passe dans l’ombre par un beau jour d’été des Années Moyennes.

Les brumes tourbillonnèrent autour d’eux, produisant le premier vent tangible qu’ils aient connu depuis qu’ils avaient quitté le sous-marin. Il fit tout à coup très froid ; les brumes aspiraient la chaleur de leurs combinaisons ; seules leurs bottes étaient conçues pour l’immersion. La clarté diminuait à présent, l’air et l’eau refroidis se changeaient en cristaux qui retombaient sur le sol. Underhill prit le risque de focaliser ses yeux zénithaux. Les atomes de lumière ardente s’étaient étalés en disques rougeoyants qui s’éteignaient alors même qu’il les observait. Là où ils se chevauchaient, il vit trembler comme une draperie aurorale ; ils étaient donc peu éloignés les uns des autres en plus d’être localisés dans le même coin du ciel. Quatre points rapprochés, les sommets d’un tétraèdre régulier ? De toute beauté, certes… mais à quelle distance se trouvaient-ils ? Était-ce là une sorte d’éclair en boule, à quelques centaines de verges seulement au-dessus du champ ?

Dans quelques minutes, ils seraient trop faibles pour être encore visibles. Mais il y avait maintenant d’autres lumières, des éclairs brillants derrière la ligne de crêtes orientale. À l’ouest, des points lumineux montèrent de plus en plus vite vers le zénith. Un voile de lumière chatoyante se déploya derrière eux.

Les quatre membres de l’Équipe étaient figés sur place. L’espace d’un instant, la personnalité militaire d’Unnerby se volatilisa, et il ne resta plus en lui que de l’effroi. Il s’éloigna du traîneau en titubant et posa une main sur le dos de Sherkaner. Sa voix lui parvint affaiblie par la médiocre qualité de la liaison :

— Qu’est-ce que c’est, Sherkaner ?

— J’en sais rien.

Il percevait le tremblement dans le bras d’Unnerby.

— Mais un jour, on comprendra… On continue, sergent.

Comme des marionnettes mues par des ressorts soudain libérés, ils finirent de regarnir les sacoches et repartirent. Au-dessus d’eux, le spectacle continuait, et, bien qu’il n’y ait plus rien de comparable aux quatre soleils incandescents, les lumières étaient plus belles et plus démesurées que toutes les aurores jamais connues. Deux étoiles filèrent de plus en plus vite d’un bout à l’autre du ciel. Les volutes impalpables des sillages se répandirent jusqu’à l’horizon ouest tandis que les bolides, très haut dans le ciel oriental, devenaient incandescents, répliques miniatures des premières lueurs ardentes. Lorsqu’ils commencèrent à pâlir et à se déliter, des tentacules brillants tombèrent lentement de leur point de disparition, s’éclaircissant à chaque fois qu’ils traversaient des strates de lumière rémanente.

Le grand spectacle était terminé, mais la lente oscillation de cette lumière irréelle se poursuivait. Si elle se trouvait à des centaines de milles d’altitude, comme une authentique aurore, il y avait donc là-haut quelque gigantesque source d’énergie. Si elle se trouvait juste au-dessus de leurs têtes, peut-être qu’ils voyaient l’équivalent en Pleine Ténèbre des éclairs de chaleur estivaux. Quoi qu’il en soit, le spectacle valait tous les risques de cette aventure.

Ils atteignirent finalement la lisière du cantonnement tiefien. L’insolite aurore était encore visible lorsqu’ils commencèrent à descendre la rampe d’accès.


Les objectifs n’avaient jamais suscité de grandes discussions. C’étaient ceux qu’Underhill avait imaginés à l’origine, ceux que Victory Smith avait trouvés en ce mémorable premier après-midi à la Commanderie des Terres. S’ils pouvaient d’une manière ou d’une autre parvenir jusqu’au cœur de la Pleine Ténèbre, quatre soldats et quelques explosifs pouvaient occasionner divers dégâts aux dépôts de carburant, aux profonds à peine enterrés des troupes de surface, voire à l’état-major de Tiefstadt. Même ces objectifs ne pouvaient justifier l’investissement en recherches qu’exigeait Underhill.

Il y avait pourtant un problème manifeste. Tout comme la machine militaire moderne essayait de s’octroyer un avantage au commencement de la Ténèbre en combattant plus longtemps pour déborder un ennemi endormi, de même, au début du Nouveau Soleil, les premières armées à revenir effectivement sur le terrain disposeraient d’une avance décisive.

Les deux adversaires avaient constitué d’importants stocks en prévision de cette période, mais avec une stratégie très différente de celles des Années de Déclin et du commencement de la Ténèbre. Pour autant que la science puisse le déterminer, le Nouveau Soleil atteignait son insoutenable éclat en l’espace de quelques jours, voire de quelques heures. C’était alors un monstre brûlant, au moins cent fois plus brillant que pendant les Années Moyennes et celles du Déclin. C’était cette explosion rayonnante – et non le froid de la Ténèbre – qui anéantissait, à l’exception des plus résistantes, les structures de chaque génération.

La rampe conduisait à un dépôt auxiliaire des Tiefs. Il y en avait d’autres, échelonnés sur le front, mais celui-ci était le dépôt arrière destiné au soutien de leur force de manœuvre. Sans lui, les meilleurs éléments des troupes tiefiennes seraient obligés de rester à l’écart des combats. Les premières lignes tiefiennes arrivant au contact des soldats de la Couronne n’auraient aucun soutien logistique. La Commanderie des Terres escomptait que la destruction du dépôt précipiterait un armistice favorable ou une série de victoires faciles pour les armées de la Couronne. Il suffisait peut-être de quatre soldats et d’un minimum de vandalisme éclairé pour accomplir la tâche.

… S’ils ne gelaient pas sur place en essayant de descendre ce plan incliné. Il y avait des volutes de neige d’air sur les marches et, par-ci, par-là, un lambeau de végétation qui avait poussé entre les pavés, mais c’était tout. Lorsqu’ils s’arrêtaient à présent, c’était pour faire passer des seaux de boue emplis au traîneau que tiraient Nizhnimor et Unnerby. L’obscurité se referma sur eux, seulement éclairée par la lueur occasionnelle d’exothermes répandus sur le sol. Les rapports des Renseignements prétendaient que la rampe ne se prolongeait pas au-delà de deux cents verges…

Droit devant montait une clarté ovale. La fin du tunnel. L’Équipe quitta la rampe en titubant et aborda un champ, jadis à ciel ouvert, à présent isolé du ciel par des volets solaires argentés. Une forêt de piquets de tentes s’étendait tout autour d’eux. Les chutes de neige d’air avaient par endroits tordu la structure, mais celle-ci était en grande partie intacte. Dans les flaques de pénombre hachurées, ils discernaient les silhouettes de locomotives à vapeur, de machines à poser les rails, de wagons à mitrailleuses et d’automobiles blindés. Même dans cette semi-obscurité, il y avait des reflets de peinture argentée dans la neige d’air. Lorsque le Nouveau Soleil s’embraserait, tout ce matériel serait prêt à servir. Tandis que la glace fondrait à gros bouillons et que des torrents couleraient par les canaux qui nervuraient ce champ, les combattants tiefiens sortiraient des profonds avoisinants et courraient se mettre à l’abri dans leurs véhicules. Les eaux seraient détournées dans des citernes de capture et les pulvérisations réfrigérantes seraient déclenchées. Il y aurait quelques heures d’inventaires frénétiques et de vérifications d’état mécanique, quelques heures de plus pour combler les lacunes de deux siècles de Ténèbre plus les heures de nouvelle chaleur. Ensuite, ils s’élanceraient sur les voies ferrées dont leurs commandants jugeaient qu’elles les mèneraient à la victoire. C’était la culmination de générations de recherche scientifique sur la nature de la Ténèbre et du Nouveau Soleil. Les services de renseignements estimaient que cette recherche était à maints égards plus avancée que la propre science de la Couronne, ciblée sur l’intendance militaire.

Hrunkner rassembla les membres de l’Équipe pour qu’ils puissent tous l’entendre.

— Je parie qu’ils auront des guetteurs en position là dehors dans l’heure qui suivra le Premier Soleil, mais maintenant, on a les mains libres… Compris ? Donc, on regarnit nos sacoches et on se répartit les tâches comme prévu. Gil, tu es dans le coup ?

Gil Haven avait descendu les marches en zigzaguant comme un ivrogne aux pieds fracturés. Sherkaner avait l’impression que le défaut d’étanchéité de sa combinaison s’était étendu à ses ambulatoires. Mais Gil se redressa en entendant Unnerby, et sa voix semblait presque normale.

— Sergent, j’ai pas fait tout ce chemin pour vous regarder le cul par terre, vous autres faucheux. Je peux faire ma part de boulot.

Ils étaient donc arrivés au terme de toute cette entreprise. Ils débranchèrent leurs câbles audio et chacun récupéra les explosifs et le colorant noir qui lui avaient été assignés. Ils avaient répété l’opération assez souvent. S’ils se dépêchaient entre chaque action ponctuelle, s’ils ne se cassaient pas de jambages en tombant dans quelque fosse de drainage et si les cartes qu’ils avaient apprises par cœur étaient exactes, ils auraient le temps de tout faire avant de commencer à geler. Ils se dispersèrent dans quatre directions. Les engins qu’ils logèrent sous les volets solaires n’étaient guère plus que des grenades à main. Elles explosèrent en lançant des éclairs silencieux et firent s’effondrer des sections stratégiques de la voûte. Les mortiers à colorant noir leur succédèrent. S’ils n’étaient absolument pas spectaculaires, ils fonctionnèrent en revanche exactement comme les spécialistes des Matériaux l’avaient prédit. Le dépôt était intégralement revêtu de noir moucheté en attendant le premier baiser du Nouveau Soleil.


Trois heures plus tard, ils étaient environ à un mille au nord. Unnerby les avait durement menés après leur départ du dépôt, les avait forcés d’atteindre un objectif final bien qu’accessoire : leur survie.

Ils y étaient presque parvenus. Presque. Gil Haven délirait dans une étrange frénésie lorsqu’ils avaient terminé leur travail au dépôt. Il tenta de quitter les lieux par ses propres moyens.

— Faut que je trouve un endroit pour m’enterrer.

Il répéta maintes fois cette phrase en se débattant tandis que Nizhnimor et Unnerby le rattachaient à sa place dans la cordée de sécurité.

— C’est là qu’on va, maintenant, Gil. Tiens bon.

Unnerby libéra Haven et le remit à Amber et, pendant un moment, Hrunkner et Sherk furent les seuls à pouvoir s’entendre.

— Il a plus le moral qu’avant, remarqua Sherkaner.

Haven rebondissait comme un faucheux sur des jambages en bois.

— Je ne crois pas qu’il sente encore la douleur.

La réponse de Hrunk lui parvint assourdie, mais distincte :

— Ce n’est pas ça qui m’inquiète. Je crois qu’il est en train de sombrer dans le Délire Fouisseur.

C’était la terreur panique qui s’emparait des faucheux quand le noyau interne de leur cerveau s’apercevait qu’ils étaient piégés à la surface du sol. L’esprit animal prenait le relais, poussant la victime à chercher un endroit, n’importe lequel, qui puisse servir de profond.

— Zut !

Le mot fut étouffé et tronçonné lorsqu’Unnerby rompit le contact et essaya de leur faire presser le pas. Ils n’étaient qu’à quelques heures d’un salut probable. Et pourtant… regarder Gil Haven se débattre réveillait chez chacun d’eux des réflexes primitifs. L’instinct était une chose merveilleuse, mais s’ils lui cédaient maintenant, il les conduirait à une mort certaine.

Au bout de deux heures, ils avaient tout juste atteint les collines derrière le dépôt. À deux reprises, Gil s’était échappé, à chaque fois plus frénétique, pour se précipiter vers la promesse trompeuse des défilés escarpés le long de leur chemin. À chaque fois, Amber l’avait ramené de force, avait essayé de le raisonner. Mais Gil ne savait plus où il était et ses violents sursauts avaient déchiré sa combinaison en plusieurs endroits. Des portions de son corps étaient raidies et gelées.

La fin arriva lorsqu’ils atteignirent la première des pentes raides. Ils durent abandonner le traîneau ; le reste du chemin se ferait avec rien que l’air et les exothermes qu’ils pourraient transporter dans leurs sacoches. Une troisième fois, Gil s’arracha à la cordée de sécurité. Il s’enfuit avec une démarche bizarre, mi-titubant, mi-bondissant. Nizhnimor se lança à sa poursuite. Amber était une femme de haute stature et, jusque-là, elle n’avait eu guère de peine à maîtriser Gil Haven. Cette fois, ce fut différent. Gil avait atteint le désespoir final du Délire Fouisseur. Au moment où elle le ramenait au milieu du chemin, il se retourna contre elle et l’attaqua du saillant de ses mains. Amber chancela et recula, le libérant. Hrunk et Sherkaner étaient juste derrière elle, mais il était trop tard. Les bras de Haven firent des moulinets, il culbuta par-dessus la corniche et dégringola dans les ombres en contrebas.

Les trois autres restèrent un instant pétrifiés ; puis Amber commença à franchir de biais le rebord, les jambages tâtonnant dans la neige d’air à la recherche de prises sur la roche sous-jacente. Unnerby et Underhill l’empoignèrent et la ramenèrent.

— Non, lâchez-moi ! Congelé, il a une chance. Nous n’avons qu’à le transporter avec nous.

Underhill se pencha par-dessus le surplomb et contempla le précipice. Gil avait heurté des rochers dénudés dans sa chute. Son corps était immobile. S’il n’était pas déjà mort, la dessiccation et la congélation partielle l’achèveraient avant même qu’ils puissent remonter le corps sur le chemin.

Hrunkner avait dû le voir aussi.

— Il n’est plus, Amber, dit-il doucement.

Puis sa voix de sergent lui revint.

— Et nous avons encore une mission à accomplir.

Au bout d’un moment, les mains libres d’Amber se recroquevillèrent en signe d’approbation, mais Sherk ne l’avait pas entendue prononcer le moindre mot. Elle redescendit sur le chemin et les aida à reformer leur cordée et à reconnecter leurs câbles audio.

Ils continuèrent à trois leur ascension, progressant plus vite, à présent.


Il ne leur restait plus que quelques pintes d’exothermes vivants lorsqu’ils touchèrent au but. Avant la Ténèbre, ces collines avaient formé une luxuriante forêt d’arbres traum, propriété d’un noble tiefien et réserve de gibier. Derrière elles s’ouvrait une fissure dans les rochers, l’entrée d’un profond naturel. Dans toute zone sauvage peuplée de gros gibier, il y avait en principe des profonds animaux. Une fois ces terres colonisées, ces profonds étaient habituellement réquisitionnés et agrandis par les gens – à moins qu’ils ne soient abandonnés. Sherkaner avait du mal à imaginer comment les services de renseignements de l’Accord pouvaient connaître l’existence de celui-ci, à moins que certains Tiefs habitant ce domaine soient des agents de l’Accord. Mais ce n’était pas un abri aménagé ; ce trou avait l’air aussi sauvage et aussi réel que le moindre caillou à Brulargo-les-Solitudes.

Hormis Nizhnimor, il n’y avait pas de vrais chasseurs dans l’Équipe. Unnerby et elle tranchèrent trois barrières de crachefil et descendirent jusqu’au fond du trou. Sherkaner, suspendu au-dessus d’eux, leur prodiguait lumière et chaleur.

— Je vois cinq bassins… deux tarants adultes. Donnez-nous un peu plus de lumière…

Sherkaner se laissa glisser un peu plus bas, pesant presque de tout son poids sur le crachefil. La lumière dans ses mains inférieures éclairait jusqu’au fond de la grotte. Il voyait à présent deux des bassins. Ils étaient pratiquement dépourvus de neige d’air. La glace était typique d’un bassin d’hibernation : les bulles en étaient absentes. Sous la glace, il entrevit la créature, dont les yeux gelés étincelaient. Dieu qu’elle était grosse ! N’empêche que ce devait être un mâle : il était couvert de douzaines de pustules incubatrices.

— Les autres bassins sont tous des réserves de nourriture. Des proies fraîchement tuées, sans doute.

Dans la première année du Nouveau Soleil, pareil couple de tarants demeurerait dans son profond, aspirant les liquides vitaux de leurs proies tandis que les bébés grandissaient jusqu’à ce qu’ils soient assez vigoureux pour apprendre à chasser lorsque s’apaiseraient incendies et tempêtes. Si les tarants, purs carnivores, n’étaient pas vraiment aussi intelligents que les thractes, ils ressemblaient toutefois beaucoup à des gens. Les tuer pour leur dérober leurs provisions était nécessaire, mais cela tenait plus du meurtre en profond que de la chasse.

La tâche leur prit encore une heure et épuisa presque tous les exothermes restants. Ils remontèrent à la surface une dernière fois et replacèrent du mieux qu’ils purent la barrière de crachefil. Underhill avait plusieurs articulations engourdies et ne sentait plus les bouts de ses mains gauches. Leurs combinaisons avaient été durement éprouvées ces dernières heures, avaient été percées puis rapiécées. Certains des joints articulés aux poignets de la combinaison d’Amber avaient brûlé, victimes d’un contact excessif avec la neige d’air et les exothermes. Ils avaient été forcés de laisser leurs membres geler. Amber allait sans doute perdre quelques mains. Néanmoins, ils s’immobilisèrent encore un instant tous les trois.

Finalement, Amber dit :

— On doit considérer ça comme un triomphe, non ?

— Oui, dit Unnerby avec conviction. Et vous savez foutrement bien que Gil serait d’accord.

Ils joignirent leurs mains dans une sombre étreinte, en une reprise quasi parfaite de la Conclusion de l’Accord sculptée par Gokna ; il y avait même un Compagnon Manquant.

Amberdon Nizhnimor repassa par l’embrasure ouverte dans le roc. Une brume verte luminescente jaillit du crachefil lorsqu’elle franchit la barrière ; en bas, elle mélangerait les exothermes à l’eau des bassins. L’eau serait à l’état de boue froide, mais ils pourraient s’y enfouir. S’ils ouvraient en grand leurs combinaisons, peut-être auraient-ils la chance de geler uniformément. Contre cet ultime grand péril, ils ne pouvaient faire guère plus.

— Regardez une dernière fois, Sherkaner. C’est votre œuvre.

La voix d’Unnerby avait perdu sa certitude. Amber Nizhnimor était une soldate ; Unnerby avait fait son devoir à ses côtés. Il semblait maintenant hors d’état de combattre, et tellement fatigué qu’il laissait presque traîner son ventre dans la neige d’air.

Underhill regarda dehors. Ils étaient à environ deux cents pieds au-dessus du niveau du dépôt tiefien. L’aurore avait pâli ; les points lumineux mouvants, les éclairs dans le ciel – tout cela avait disparu depuis longtemps. Sous cette lumière réduite, le dépôt était une masse de noir grumeleux sur fond de grisaille éclairée par la clarté stellaire. Mais ce noir n’était pas de l’ombre. C’était le colorant qu’ils avaient pulvérisé sur toute l’installation.

— C’est si peu de chose, dit Unnerby, quelques centaines de livres de colorant noir. Vous croyez vraiment que ça va marcher ?

— Mais si. Les premières heures du Nouveau Soleil sont un véritable enfer. Ce noir en poudre va échauffer leur matériel bien au-delà de toutes les tolérances usine. Vous savez ce qui se passe dans cette sorte d’éclair.

En fait, le sergent Unnerby avait dirigé lui-même les tests ad hoc. Cent fois la lumière d’un Soleil Moyen projetée sur du métal peint en noir mat : en l’espace de quelques minutes, les points de contact métal contre métal devenaient des soudures, les roulements étaient soudés aux chemises, les pistons aux cylindres, les roues aux rails. Les troupes ennemies seraient obligées de battre en retraite sous terre après la perte complète de leur plus important centre de soutien logistique avancé.

— C’est la première et la dernière fois que votre truc marchera, Sherkaner. Quelques barrières, quelques mines, et nous aurions été stoppés net.

— Absolument. Mais d’autres choses vont changer aussi. C’est la dernière Ténèbre pendant laquelle les Araignées dorment de bout en bout. La prochaine fois, ce ne sera plus quatre malheureux faucheux en combinaisons étanches. La civilisation tout entière restera éveillée. Nous allons coloniser la Ténèbre, Hrunkner.

Unnerby rit, manifestement peu convaincu. Il fit signe à Underhill d’avancer vers la fissure du rocher et le profond auquel elle conduisait. Tout fatigué qu’il était, le sergent serait le dernier à descendre, le dernier à refermer les barrières.

Sherkaner regarda une ultime fois les terres grises et les draperies de l’improbable aurore qui flottaient au-dessus. Par monts et par vaux, on n’en sait jamais trop.

Neuf

Ezr Vinh avait joui d’une enfance généralement protégée, loin de tout péril. Une fois seulement il avait failli perdre la vie pour de bon, et ç’avait été un accident criminellement stupide.

Même par rapport aux normes Qeng Ho, la Famille Vinh.23 était très étendue. Certaines branches de la Famille ne s’étaient pas physiquement rencontrées depuis des milliers d’années. Vinh.23.4 et Vinh.23.4.1 étaient restées séparées par la moitié de l’Espace Humain pendant toute cette période, à faire fortune et à se créer des us et coutumes chacune de leur côté. Peut-être eût-il été préférable de ne pas tenter une synchro après tout ce temps – mais tant de membres des trois branches s’étaient trouvés par un heureux hasard réunis à Old Kielle, et tous en même temps, que c’était inévitable. Elles s’y attardèrent donc quelques années, édifièrent des temp’s que la plupart des civilisations sédentaires auraient pris pour des habitats en forme de palais et essayèrent de découvrir ce qu’était devenu leur passé commun. Vinh.23.4.1 était une démarchie consensuelle. Cela n’affectait pas leurs relations commerciales, mais tante Filipa avait été scandalisée.

— Pas question de me laisser enlever mes titres de propriété par voie électorale ! disait-elle.

Vinh.23.4 semblait beaucoup plus proche des branches que connaissaient les parents d’Ezr, bien que leur NeSe dialectal soit presque inintelligible. La Famille 23.4 avait négligé de vérifier à la source les normes radio. Mais les normes – encore plus que les listes noires – étaient des choses importantes. Lors d’un pique-nique, vous contrôliez les combinaisons des enfants et votre automatisme perso les recontrôlait ; mais vous ne vous attendiez pas à ce que les « secondes atmosphériques » restantes aient une valeur différente pour l’air de vos cousins et pour le vôtre. Ezr avait escaladé un modeste rocher en orbite autour de l’astéroïde du pique-nique ; il était enchanté de voir sa petite planète personnelle évoluer sous ses mains et ses pieds plutôt que vice versa. Mais lorsqu’il fut à court d’air, ses compagnons de jeux avaient déjà trouvé leurs propres mini-mondes dans le nuage de gros cailloux. La surveillance du pique-nique ignora les appels au secours de sa combinaison jusqu’à ce que l’enfant qu’elle contenait soit presque en trait plat.

Ezr se rappelait seulement s’être réveillé dans une nouvelle nursery, construite sur mesures. Ensuite, il avait été choyé comme un roi pendant d’innombrables Ksec.


Ezr était donc toujours sorti de cryostase avec un moral excellent. Il souffrait de la désorientation habituelle, de l’inconfort physique habituel, mais ses souvenirs d’enfance l’assuraient que tout irait bien pour lui quel que soit l’endroit où il se trouvait.

Au début, cet éveil n’était pas différent des autres, sauf peut-être qu’il avait été un peu plus doux que d’ordinaire. Il était couché en quasi-apesanteur dans un lit chaud et douillet. Il avait l’impression d’une pièce spacieuse, avec un haut plafond. Il y avait un tableau sur le mur de l’autre côté du lit… il était si minutieusement exécuté que c’était peut-être une photo. Trixia avait horreur de ce genre d’images. Cette pensée remonta à la surface, accrocha un contexte à son éveil. Trixia. Triland. La mission autour de l’étoile MarcheArrêt. Et ce n’était pas la première fois qu’il s’éveillait ici. Il y avait eu quelques très mauvais moments, et l’embuscade des Émergents. Comment s’en étaient-ils tirés ? Ses tout derniers souvenirs avant le sommeil, c’était quoi ? Il flottait dans le noir à bord d’un module de débarquement en perdition. Le vaisseau-amiral de Park avait été détruit. Trixia…

— Je crois que c’est ça qui l’a ramené à la réalité, Subrécargue, dit une voix de femme.

Presque à contrecœur, il tourna la tête vers la voix. Anne Reynolt était assise à son chevet, et Tomas Nau était à côté d’elle.

— Ah, apprenti Vinh. Je suis ravi de vous compter à nouveau au nombre des vivants.

Le sourire de Nau était empreint d’une noble sollicitude.

Ezr dut s’y reprendre à deux fois pour gargouiller quelque chose d’intelligible.

— Que… Qu’est-ce qui se passe ? Où suis-je ?

— Vous êtes à bord de ma résidence principale. Il y a environ huit jours que votre escadre a tenté de détruire la mienne.

— Quoi ?

Nous vous avons attaqués ?

Nau inclina la tête d’un air interrogateur devant l’incohérence d’Ezr.

— J’ai voulu être présent quand on vous réveillerait. Le directeur Reynolt vous fournira des informations détaillées, mais je voulais seulement vous assurer de mon soutien. Je vous nomme administrateur d’escadre pour ce qui reste de l’expédition Qeng Ho.

Il se leva, lui donna une petite tape sur l’épaule. Vinh suivit l’Émergent des yeux jusqu’à ce qu’il soit sorti de la pièce. Administrateur d’escadre ?


Reynolt apporta à Vinh un livre d’écrans avec plus de données irréfutables qu’il ne pouvait en encaisser sans problème. Ça ne pouvait pas être de l’intox à tous les coups. Mille quatre cents Qeng Ho étaient morts, soit près de la moitié des effectifs de l’escadre. Quatre des sept vaisseaux interstellaires Qeng Ho avaient été détruits. Les ramscoops des autres étaient neutralisés. La plupart des petits véhicules avaient été détruits ou sérieusement endommagés. Les gens de Nau s’affairaient à nettoyer l’espace des épaves demeurées en orbite après la bataille. Ils avaient la ferme intention de poursuivre les « opérations bilatérales ». Les volatiles et les minerais extraits sur Arachnia alimenteraient les habitats que les Émergents construisaient au point L1 du système soleil/planète.

Et elle lui laissa voir la liste des équipages. Le Pham Nuwen avait été perdu corps et biens. Le commandant Park et plusieurs membres du Comité des échanges commerciaux étaient morts. La plupart des occupants des vaisseaux restants étaient encore en vie, mais les gradés étaient maintenus en cryostase.

La migraine assassine de ses derniers instants dans le module de débarquement avait disparu. Ezr avait été guéri de cette « malencontreuse contagion », disait Reynolt. Mais seule une épidémie fabriquée de toutes pièces aurait pu frapper à un moment aussi propice et aussi universellement. Les mensonges des Émergents n’étaient guère plus qu’une manière de politesse. Ils avaient préparé leur traquenard depuis le début et jusqu’à la dernière seconde.

Au moins, Anne Reynolt ne souriait pas quand elle énonçait ces mensonges. En fait, elle souriait rarement. Si elle souriait. A. Reynolt, directeur des Ressources humaines. Bizarre que pas même Trixia n’ait subodoré ce qu’impliquait ce titre. D’abord, Ezr croyait que Reynolt luttait contre une honte justifiée : elle ne le regardait presque jamais dans les yeux. Mais il se rendit progressivement compte que son visage ne l’intéressait pas plus que la cloison étanche derrière lui. Elle ne le considérait pas comme une personne ; les morts, elle n’en avait rien à cirer.

Ezr prit tranquillement connaissance des relevés, sans affecter de mépris, sans pleurer lorsqu’il vit que Sum Dotran n’était plus. Le nom de Trixia n’était nulle part sur la liste des morts. Il arriva finalement aux listes énumérant les survivants éveillés et leur situation actuelle. Il y en avait presque trois cents à bord du temp’ Qeng Ho, également transféré au point L1. Ezr scruta la liste en se remémorant les noms : des subalternes, et pratiquement pas de Trilandiens ni d’universitaires. Pas de Trixia Bonsol. Il ouvrit d’autres fenêtres… une autre liste. Trixia ! Son nom y était, et elle figurait même sous « Département de linguistique ».

Ezr leva les yeux de la mosaïque d’écrans, essaya de prendre un ton anodin.

— Euh… ça veut dire quoi, l’icône à côté de certains noms ?

À côté du nom de Trixia.

— Focalisé.

— Ce qui veut dire ?

Il y avait dans la voix d’Ezr un tranchant indésirable.

— Qu’ils sont encore sous traitement médical. Tout le monde ne s’est pas rétabli aussi vite que vous.

Le regard de Reynolt était dur et sans expression.


Le lendemain, Nau réapparut.

— C’est le moment de vous présenter à vos nouveaux subordonnés, annonça-t-il.

Ils flottèrent dans une interminable coursive rectiligne jusqu’à un sas véhiculaire. Cet habitat n’était pas le lieu où s’était tenu le banquet. Il y avait une infime trace de pesanteur, comme s’il était installé sur un petit astéroïde. Plus vaste que toutes celles que les Qeng Ho avaient amenées, la navette en attente derrière le sas était luxueuse à sa manière baroque et primitive. Il y avait des tables basses et un bar qui servait tous azimuts. De grandes fenêtres à l’aspect naturel les entouraient. Nau lui accorda un instant pour regarder dehors.

La navette s’élevait au milieu de la structure porteuse d’un habitat implanté au sol. L’édifice était inachevé, mais semblait aussi vaste que le temp’ d’une légation Qeng Ho. Ils étaient à présent au-dessus de l’infrastructure. Le sol s’incurvait jusqu’à un horizon de mastodontes gris. C’était les montagnes diamantifères, toutes rassemblées. Bizarrement vierges de cratères, ces blocs étaient cependant aussi sombres et aussi ternes que de vulgaires astéroïdes. Çà et là, la chiche lumière du soleil signalait les endroits où le graphite superficiel avait été éraflé, émettant un chatoiement irisé. Nichés entre deux des montagnes, il aperçut de pâles champs de neige, un volumineux amoncellement de roches et de glace fraîchement découpés : ce devaient être les fragments d’océans et de fonds marins que les Émergents avaient prélevés sur Arachnia. La navette continua son ascension. Au tournant des montagnes, les silhouettes de vaisseaux spatiaux montèrent dans leur champ de vision. Les engins avaient beau avoir plus de six cents mètres de longueur, ils étaient écrasés par la masse des rochers amoncelés. Ils étaient amarrés très près les uns des autres, à la manière d’engins abandonnés dans un cimetière d’épaves. Ezr fit de rapides calculs mentaux, évalua ce qu’il ne pouvait pas voir directement.

— Alors, vous avez tout ramené ici… en L1 ? Vous voulez vraiment pratiquer une stratégie d’attente masquée ?

Nau hocha la tête.

— Je crois bien. Autant vous le dire franchement : notre affrontement nous a tous poussés jusqu’à la limite de nos forces. Nous avons suffisamment de ressources pour rentrer chez nous, mais les mains vides. Au lieu de quoi, si nous pouvions ne serait-ce que coopérer… voyez-vous, d’ici, en L1, nous pouvons surveiller les Araignées. Si elles sont vraiment sur le point d’entrer dans l’Ère de l’information, nous finirons par mettre leurs ressources à profit pour nous ravitailler. Quoi qu’il en soit, nous risquons d’obtenir une bonne partie de ce que nous étions venus chercher.

Hum. Une planque prolongée, en attendant que les clients soient assez mûrs pour être plumes. C’était une stratégie que les Qeng Ho avaient pratiquée en quelques occasions. Parfois, cela avait même marché.

— Ce ne sera pas facile.

— Pour vous, peut-être, dit une voix derrière Ezr. Mais les Émergents vivent bien, mon petit bonhomme. Il vaudrait mieux que vous l’appreniez dès aujourd’hui.

Vinh reconnut cette voix, celle qui avait protesté contre une embuscade Qeng Ho alors même que commençait le massacre. Ritser Brughel. Le grand blond lui adressait un large sourire. Plus question de nuances subtiles.

— En plus, nous jouons pour gagner. Les Araignées vont l’apprendre elles aussi.

Il n’y avait pas bien longtemps qu’Ezr Vinh avait passé une soirée assis à côté de cet individu, l’avait écouté faire la morale à Pham Trinli. Le blond était un mufle et une brute, mais ça n’avait alors pas eu d’importance. Le regard de Vinh balaya rapidement les murs moquettés pour s’arrêter sur Anne Reynolt. Elle observait attentivement la conversation. Physiquement, Brughel et elle auraient pu être frère et sœur. Il y avait même des reflets roux dans la tignasse blonde du type. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Brughel avait beau être odieux, ses émotions étaient claires et intenses. Le seul état d’âme que Vinh ait détecté chez Anne Reynolt était l’impatience. Elle observait cette conversation comme elle aurait observé des insectes dans le terreau.

— Mais ne t’inquiète pas, mon petit Fourgueur. Ton logement est d’une discrétion à ta mesure.

Brughel montra du doigt la fenêtre avant. Il y avait un point verdâtre – à peine un disque. C’était le temp’ Qeng Ho.

— Nous l’avons garé sur une orbite de huit jours autour de l’amas principal.

Tomas Nau leva la main poliment, comme s’il demandait la parole, ou presque, et Brughel se tut.

— Nous n’avons qu’un moment, monsieur Vinh. Je sais qu’Anne Reynolt vous a fait faire un tour d’horizon, mais je veux m’assurer que vous compreniez vos nouvelles responsabilités.

Il tripota sa manche et l’image du temp’ Qeng Ho grossit. Vinh avala sa salive ; bizarre, ce n’était qu’un vulgaire temp’ de campagne, d’à peine cent mètres de côté. Ses yeux fouillèrent l’enveloppe bosselée et capitonnée. Il y avait passé moins de 2 Msec, avait maudit mille fois son exiguïté spartiate. Mais maintenant, c’était tout ce qui lui restait comme patrie ; il y avait là beaucoup de ses amis survivants. Un temp’ de campagne est très facile à détruire. Pourtant les alvéoles avaient l’air complètement gonflés et il n’y avait pas de rapiéçages. Le commandant Park avait placé celui-ci loin de ses vaisseaux, et Nau l’avait épargné.

— Votre nouvelle fonction est importante. En tant qu’administrateur de mon escadre, vous avez des responsabilités comparables à celles du défunt commandant Park. Vous aurez mon soutien constant. Je veillerai à ce que mes gens le comprennent.

Un coup d’œil à Ritser Brughel.

— Mais je vous prie de garder à l’esprit ceci : notre succès, voire notre survie, dépendent maintenant de notre coopération.

Dix

Ezr savait qu’en matière de gestion de personnel il avait l’esprit un peu lent. Ce que Nau avait derrière la tête aurait dû lui être immédiatement évident. Vinh avait même étudié ces sortes de situations à l’école. Lorsqu’ils atteignirent le temp’, Nau se fendit d’un petit discours mielleux, présentant Vinh comme le « nouvel administrateur Qeng Ho » de l’escadre. Nau insista tout spécialement sur le fait qu’Ezr Vinh était le plus ancien en grade des membres de Familles d’armateurs encore présents. Les deux vaisseaux interstellaires Vinh avaient survécu à la récente embuscade sans trop de dégâts. S’il fallait trouver un maître légitime pour les vaisseaux Qeng Ho, c’était Ezr Vinh. Et si tout le monde coopérait avec l’autorité légitime, il allait y avoir de la richesse pour tous. Puis Ezr fut poussé sur le devant de la scène pour bredouiller en quelques mots combien il était heureux d’avoir retrouvé ses amis et combien il comptait sur leur aide.

Les jours suivants, il finit par apercevoir le coin que Nau avait enfoncé en douce entre le devoir et la loyauté. Ezr était chez lui, et pourtant il n’y était pas. Chaque jour, il voyait des visages familiers. Benny Wen et Jimmy Diem avaient survécu l’un et l’autre. Ezr connaissait Benny depuis qu’ils avaient six ans ; il était devenu une sorte d’étranger, un étranger coopératif.

Et puis un jour, plus par hasard que par calcul, Ezr tomba sur Benny près des sas véhiculaires du temp’. Ezr était seul. Ses assistants émergents contrôlaient de moins en moins ses allées et venues. Ils lui faisaient confiance ? Ils le filaient électroniquement ? Ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’il puisse trahir ? Toutes ces possibilités étaient odieuses, mais c’était une bonne chose de ne plus les avoir sur le dos.

Benny était avec une petite équipe de Qeng Ho juste en dessous de la paroi extérieure du ballon. Si près des sas, il n’y avait pas de matelassage ; de temps à autre, les feux d’une navette projetaient au passage une lueur mouvante sur le tissu. L’équipe de Benny, dispersée sur toute la paroi, s’affairait sur les accès nodaux des automatismes d’approche. Le contremaître émergent était à l’autre bout de l’espace libre.

Ezr sortit en vol plané du tunnel radial, aperçut Benny Wen et le rejoignit facilement en ricochant sur la paroi.

Benny leva les yeux de son travail et inclina courtoisement la tête.

— Administrateur ?

Cette politesse de pure forme était devenue une habitude, mais elle faisait toujours aussi mal qu’un coup de pied au visage.

— Salut, Benny. Co… comment ça se passe pour toi ?

Wen jeta un coup d’œil plongeant tout au fond du volume, en direction du contremaître. Avec sa tenue de travail grise et sévère, l’Émergent détonnait vraiment au milieu de l’individualisme exubérant de la plupart des Qeng Ho. Il parlait haut à trois des ouvriers, mais, à cette distance, ses paroles étaient étouffées par le tissu du ballon. Benny se retourna vers Ezr et haussa les épaules.

— Oh ! très bien. Tu sais ce que nous sommes en train de faire ici ?

— Remplacer les entrées télécom.

L’un des premiers gestes des Émergents avait été de confisquer tous les afficheurs tête haute. Les ATH et l’électronique de capture des données qui allait avec étaient les instruments traditionnels de la liberté.

Wen rit doucement, sans quitter le contremaître des yeux.

— Et dès le premier jour, Ezr, mon vieux pote. Tu vois, nos nouveaux, euh… employeurs ont un problème. Ils ont besoin de nos vaisseaux. Ils ont besoin de notre matériel. Mais rien de tout ça ne fonctionnera sans notre automatisation. Et ils ne peuvent pas lui faire confiance.

Toutes les machines fonctionnelles avaient des contrôleurs incorporés. Et, bien sûr, ces contrôleurs étaient reliés en réseau par la colle invisible du réseau local de l’escadre qui veillait à ce que tout fonctionne de manière cohérente.

Développés au fil des millénaires, les logiciels de ce système avaient été affinés par les Qeng Ho pendant des siècles. Si on les détruisait, l’escadre ne serait guère plus qu’un tas de ferraille. Mais comment un conquérant pourrait-il faire confiance à ce que tous ces siècles avaient construit ? Dans la plupart des situations, le matériel du perdant était carrément détruit. Mais, comme l’avait reconnu Tomas Nau, personne ne pouvait plus se permettre de perdre encore des ressources.

— Leurs propres équipes sont en train de s’occuper de tous les nœuds d’accès. Pas seulement ici, mais sur tous les vaisseaux survivants. Ils sont en train de les rééquiper, morceau par morceau.

— Ils ne peuvent pas les remplacer intégralement.

Espérons-le. Les pires tyrannies étaient celles où le gouvernement exigeait sa propre logique dans chaque nœud incorporé.

— Tu serais surpris de voir ce qu’ils remplacent. Je les ai vus à l’œuvre. Leurs informaticiens sont… bizarres. Ils ont récupéré dans le système des trucs dont j’ignorais l’existence.

Benny haussa les épaules.

— Mais tu as raison, ils ne touchent pas au plus bas niveau du matériel incorporé. C’est essentiellement la logique E/S qui se fait éjecter. En échange, on reçoit des interfaces toutes neuves.

Le visage de Benny se tordit en un mince sourire. Il tira de sa ceinture un objet oblong en plastique noir. Une sorte de clavier.

— C’est le seul truc dont on va se servir pendant un bout de temps.

— Mon Dieu, ça a l’air archaïque.

— C’est simple, pas archaïque. Je crois que c’est seulement des systèmes de secours que les Émergents laissaient flotter au cas où.

Benny regarda à nouveau en direction du contremaître.

— L’important, c’est que les circuits télécom à l’intérieur de ces boîtiers soient connus des Émergents. Si on y touche, il y aura des alertes répercutées sur le réseau local. En principe, ils peuvent filtrer tout ce qu’on fait.

Benny examina le boîtier, le soupesa. Benny était un apprenti parmi tant d’autres, comme Ezr. Il n’était pas tellement plus doué qu’Ezr pour la technique, mais il avait le chic pour dégotter des combines astucieuses.

— Bizarre. Ce que j’ai vu de la technologie émergente avait l’air plutôt quelconque. N’empêche que ces mecs ont vraiment l’intention de tout récupérer et de tout surveiller. Il y a un je ne sais quoi de louche dans leur automatisation.

C’était presque comme s’il parlait tout seul.

Sur la paroi derrière lui, une lumière grossit, se déplaça un peu latéralement. Une navette approchait du poste d’arrimage. La lumière glissa sur la courbure de la paroi et, une seconde plus tard, il y eut un tchunk assourdi. Des vaguelettes concentriques ébranlèrent le tissu autour du cylindre d’arrimage. Les pompes du sas se mirent en marche. Ici, leur plainte stridente était plus forte qu’à l’entrée du sas lui-même. Ezr hésita. Le bruit était suffisant pour empêcher le contremaître d’écouter leur conversation. Ouais, et n’importe quel micro de surveillance pourrait nous entendre derrière ce boucan mieux que nos propres oreilles. Lorsqu’il parla, ce ne fut donc pas sur un ton de conspirateur, mais très haut par-dessus le vacarme des pompes.

— Benny, il s’est passé des tas de choses. Je veux seulement que tu saches que je n’ai pas changé. Je ne suis pas…

Je ne suis pas un traître, merde !

L’expression de Benny resta un instant opaque… puis, tout à coup, il sourit.

— Je sais, Ezr. Je sais.

Benny le conduisit le long de la paroi dans la direction générale du reste de son équipe.

— Laisse-moi te montrer les autres trucs qu’on est en train de faire.

Ezr suivit Benny tandis qu’il lui montrait ceci, cela, décrivait les modifications que les Émergents apportaient aux protocoles d’arrimage. Et, soudain, il comprit un peu mieux le principe du jeu. L’ennemi a besoin de nous, compte nous faire trimer pendant des années. On peut se dire des tas de choses. Ils ne vont pas nous tuer pour avoir échangé des informations qui nous permettent d’exécuter le travail qu’ils nous demandent. Ils ne vont pas nous tuer pour avoir essayé de comprendre ce qui se passe.

Le gémissement des pompes cessa. Quelque part au-delà du plastique de l’alvéole d’arrimage, des gens et une cargaison devaient débarquer.

Wen s’approcha du panneau ouvert d’une canalisation de service.

— Ils amènent pas mal de monde de chez eux, il paraît.

— Oui, quatre cents, peut-être plus.

Ce temp’ n’était que quelques ballons, gonflés quelques Msec plus tôt, lors de l’arrivée de l’escadre. Il était toutefois assez vaste pour tous les équipages qui y avaient été rangés sous forme de cadavres congelés pendant les cinquante années-lumière du trajet depuis Triland. C’était alors trois mille personnes. Le temp’ n’en contenait à présent que trois cents.

Benny leva les yeux au ciel.

— Et moi qui croyais qu’ils avaient leur propre temp’, et un mieux que ça.

— Je…

Le contremaître était presque à portée de voix. Mais ce n’est pas une conspiration. Dieu du Négoce, on doit pouvoir avoir le droit de parler de notre boulot.

— Je crois qu’ils ont perdu plus de matériel qu’ils ne veulent l’admettre.

Je crois que nous avons été à deux doigts de gagner, quand bien même ils nous ont pris en traître, quand bien même ils nous ont mis K.-O. avec leur arme bactério.

Benny hocha la tête et Ezr devina qu’il était déjà au courant. Mais savait-il ceci :

— Il va quand même rester pas mal d’espace. Tomas Nau songe à sortir de cryo d’autres gens de chez nous, peut-être quelques officiers.

Certes, les gradés représenteraient un plus gros risque pour les Émergents, mais si Nau voulait vraiment une coopération efficace… Malheureusement, le maître des lieux était beaucoup moins discret sur le sort des « focalisés ». Trixia.

— Ah bon ?

La voix de Benny restait neutre, mais son regard prit une soudaine acuité. Il détourna les yeux.

— Ça ferait une grosse différence, surtout pour certains d’entre nous… comme la jeune personne avec qui j’ai bossé dans cette canalisation.

Il passa la tête par l’embrasure et cria :

— Dis donc, Qiwi, t’as fini par ici ?

La Morveuse ? Ezr ne l’avait revue que deux ou trois fois depuis l’embuscade, assez pour savoir qu’elle n’était pas blessée et qu’elle n’était pas otage. Mais elle avait passé plus de temps dehors et avec les Émergents que la plupart des Qeng Ho. Peut-être semblait-elle trop jeune pour constituer une menace. Un instant s’écoula ; une minuscule silhouette vêtue d’un délirant costume d’arlequin se glissa hors de la canalisation.

— Ouais, ouais, j’ai tout fini. J’ai recâblé leur système inviolable jusqu’aux…

Elle aperçut Vinh.

— Salut, Ezr !

Pour une fois, la petite fille ne se jeta pas sur lui. Elle se contenta de hocher la tête avec une manière de sourire. Peut-être qu’elle grandissait. Dans ce cas, c’était à la dure.

— Je l’ai recâblé tout le long et après les sas, pas de problème. On se demande vraiment pourquoi ces mecs utilisent pas de crypto, quand même.

Elle souriait, mais elle avait des cernes noirs sous les yeux. C’était un visage auquel Vinh se serait attendu chez quelqu’un de plus âgé. Qiwi s’était confortablement immobilisée dans la posture recroquevillée de l’apesanteur, une de ses bottes à damier coincée sous un cale-pieds mural. Mais elle gardait les bras plaqués sur la poitrine, les coudes au creux des mains. Le petit monstre envahissant aux doigts crochus et aux poings véloces d’avant l’embuscade avait vécu. Le père de Qiwi était encore classé infecté, comme Trixia. Comme Trixia, il risquait de ne jamais revenir. Et Kira Pen Lisolet était officier d’armes.

La petite fille continua de décrire les aménagements à l’intérieur de la canalisation. Elle était bien qualifiée. D’autres enfants auraient peut-être des jouets, des jeux et des compagnons de jeux ; Qiwi avait grandi dans un ramjet quasiment vide, au fin fond des étoiles. Au terme de cette solitude prolongée, elle était presque devenue spécialiste en plus d’un domaine.

Elle avait plusieurs idées sur la manière dont ils pourraient gagner du temps sur le travail de câblage que leur demandaient les Émergents. Benny hochait la tête, prenait des notes.

Puis Qiwi changea de sujet.

— Y paraît qu’on va avoir encore du monde dans notre temp’.

— Oui…

— Qui ça ?

— Des Émergents. Et des gens de chez nous aussi, je crois.

Le sourire de Qiwi rayonna un instant puis elle ravala son enthousiasme avec un effort manifeste.

— Je… j’étais là-bas, à Hammerfest. Le Subrécargue Nau voulait que je contrôle tout le matériel de cryostase avant qu’ils le transfèrent sur le Trésor lointain. Je… j’ai vu maman, Ezr. Je voyais son visage à travers la transpa. Je la voyais respirer au ralenti.

— T’inquiète pas, petite, dit Benny. Bon… Pour ton papa et ta maman, ça va s’arranger.

— Je sais. C’est ce que m’a dit le commandant Nau lui aussi.

Il voyait briller l’espoir au fond de ses yeux. Nau faisait donc de vagues promesses à l’infortunée Qiwi et devenait son sauveur. Et certaines de ces promesses pourraient même être tenues. Peut-être qu’ils finiraient par guérir son père de leur foutue maladie bactério. Mais des soldates du calibre de Kira Pen Lisolet seraient terriblement dangereuses pour n’importe quel tyran. À moins d’une contre-attaque surprise, Kira Lisolet risquait de dormir très, très longtemps. À moins d’une contre-attaque surprise. Il jeta un coup d’œil à Benny. Le regard de son ami, sans expression, avait retrouvé son opacité. Et soudain Ezr comprit qu’il y avait vraiment une conspiration. Dans quelques Msec, tout au plus, certains Qeng Ho passeraient à l’action.

Je peux les aider ; je sais que je le peux. La coordination officielle de tous les ordres des Émergents passait par Ezr Vinh. Si seulement il était dans le secret… Mais il était aussi le plus surveillé de tous, même si Tomas Nau n’avait pas vraiment de respect pour lui. Un instant, la fureur monta en lui. Benny savait qu’il n’était pas un traître, mais il n’avait aucun moyen de se rendre utile sans trahir les conspirateurs.


Le temp’ Qeng Ho avait échappé à l’embuscade sans une égratignure. Il n’y avait même pas eu de dégâts par impulsion électromagnétique ; avant de mutiler le réseau local, les Émergents avaient eu largement le temps d’exploiter les bases de données qui s’y trouvaient.

Ce qui restait fonctionnait assez bien pour les opérations de routine. Tous les deux ou trois jours, quelques individus de plus étaient ajoutés à la population du temp’. La plupart étaient des Émergents, mais certains étaient des Qeng Ho de rang subalterne sortant d’une détention en cryostase. Émergents ou Qeng Ho, tous avaient l’air de réfugiés chassés par une catastrophe. Impossible de dissimuler les dégâts subis par les Émergents, tout le matériel qu’ils avaient perdu. Et peut-être que Trixia est morte. Les « Focalisés » étaient détenus dans le nouvel habitat des Émergents, Hammerfest. Mais personne ne les avait vus.

En attendant, les conditions à l’intérieur du temp’ Qeng Ho se dégradaient lentement. Les occupants avaient beau représenter moins d’un tiers de la population prévue sur le papier, les systèmes n’étaient plus à la hauteur. D’une part, l’automatisation avait été mutilée, d’autre part, les gens ne faisaient plus leur boulot correctement. Entre l’automatisme endommagé et la maladresse des Émergents en matière de systèmes de survie, ceux de l’autre bord n’avaient pas encore pigé. Heureusement pour les conspirateurs, Qiwi passait le plus clair de son temps à l’extérieur du temp’. Ezr savait qu’elle aurait pu détecter l’arnaque au premier coup d’œil. La contribution d’Ezr à la conspiration était le silence ; il se contentait de ne pas remarquer ce qui se tramait autour de lui. Il allait d’une urgence mineure à une autre et faisait ce qu’on attendait de lui tout en se demandant quelles étaient les intentions réelles de ses amis.

Le temp’ commençait à puer pour de bon. Ezr et ses assistants émergents allèrent inspecter les cuves du bactério, au tréfonds du temp’, là où l’apprenti Vinh avait passé tant de Ksec… jadis. Il aurait donné n’importe quoi pour rester apprenti à perpète dans ce trou, si seulement ça pouvait ressusciter le commandant Park et les autres.

La puanteur dans le bactério était pire que tout ce qu’Ezr avait connu sauf à l’occasion d’un exercice manqué pendant un stage. Les parois derrière les bio-sennes étaient couvertes d’une matière noire et visqueuse qui oscillait comme de la vieille chair sous la brise des ventilateurs. Ciret et Marli en eurent le cœur soulevé et l’un d’eux vomit dans son respirateur.

— Pouah ! hoqueta Marli. Je peux plus tenir. On sera devant la porte quand vous aurez terminé.

Ils ressortirent en éclaboussant tout sur leur passage et la porte se referma hermétiquement, laissant Ezr en tête-à-tête avec les odeurs. Il resta un moment immobile, se rendant soudain compte que s’il voulait une fois être complètement seul, c’était l’endroit idéal !

Alors qu’il commençait à prendre la mesure de la contamination, une silhouette en combinaison étanche maculée de noir, munie d’un respirateur, émergea de la masse immonde. Elle leva la main pour imposer le silence et promena un détecteur de signaux sur le corps de Vinh.

— Mmph, dit la voix étouffée. T’en as pas. Ou alors ils te font carrément confiance.

Jimmy Diem. Ezr faillit l’étreindre avec toute la merde bactério qu’il trimballait. Contre toute attente, les conspirateurs avaient trouvé un moyen pour lui parler. Il n’y avait toutefois pas de soulagement ni d’allégresse dans la voix de Diem. Ses yeux étaient invisibles derrière les oculaires du masque, mais sa posture contractée indiquait la tension.

— Pourquoi tu fais le lèche-bottes, Vinh ?

— Mais non ! J’essaie de gagner du temps, c’est tout.

— C’est ce que croient… certains d’entre nous. Mais Nau t’a donné tellement d’avantages en nature, et puis tu es le type à qui on doit demander la permission pour tout et n’importe quoi. Tu crois vraiment que tu possèdes ce qui reste de nous ?

C’était précisément la manière dont Nau voulait actuellement qu’il voie les choses.

— Non ! Peut-être qu’eux croient m’avoir acheté, mais… Dieu du Négoce, j’étais pas un bon matelot, maître d’équipage Diem ?

Il y eut un rire étouffé, et les épaules de Diem semblèrent se détendre légèrement.

— Ouais. Tu étais un rêveur qui ne pouvait jamais tout à fait garder l’œil sur la balle – reproche familier mais exprimé presque affectueusement –, mais tu n’es pas bête et tu n’as jamais fait jouer le piston de ta Famille… Allez, bienvenue à bord, apprenti.

C’était la promotion la plus réjouissante qu’Ezr Vinh ait jamais reçue. Il étouffa cent questions qui lui remontaient à la gorge ; la plupart avaient des réponses qu’il n’avait pas le droit de savoir. Sauf une, tout de même, à propos de Trixia…

Diem commençait déjà son exposé.

— J’ai quelques séquences de codes que tu devras retenir, mais il se peut que nous soyons encore obligés de nous rencontrer face à face. Alors, la puanteur va diminuer, mais elle va continuer de poser des problèmes ; tu auras plein de prétextes pour revenir ici. Maintenant, deux choses : primo, nous avons besoin d’aller à l’extérieur.

Vinh songea au Trésor lointain et aux soldats Qeng Ho qui y reposaient en cryostase. Ou alors, peut-être y avait-il des caches d’armes dans des compartiments secrets à bord des vaisseaux Qeng Ho survivants.

— Hum. Il y a plusieurs chantiers de réparation où nous sommes les experts.

— Je sais. L’essentiel est d’avoir des gens à nous dans les équipes et avec les affectations appropriées. Je vais te donner quelques noms.

— D’accord.

— Autre chose : nous avons besoin d’informations sur les « Focalisés ». Où sont-ils détenus exactement ? Est-ce qu’on peut les transférer en vitesse ?

— J’essaie précisément d’en savoir plus sur eux.

Plus que vous n’avez le droit d’en savoir, maître d’équipage.

— Reynolt dit qu’ils sont vivants, que la progression de la maladie a été stoppée.

Le sida mental. Ce terme redoutable ne venait pas de Reynolt mais d’un Émergent ordinaire auquel le mot avait échappé.

— J’essaie d’obtenir la permission de voir…

— Ouais. Trixia Bonsol, c’est bien ça ?

Des doigts gluants tapotèrent amicalement le bras de Vinh.

— Hmmm. Tu as une raison en béton pour les tarabuster là-dessus. Sois sympa avec eux pour tout le reste, mais ne lâche pas le morceau. C’est la grande faveur qui te fera marcher droit, s’ils veulent bien te l’accorder… Tu vois ce que je veux dire. C’est bon. Barre-toi d’ici.

Diem s’estompa dans les draperies clapotantes et odoriférantes. Vinh étala les empreintes digitales sur sa manche. Lorsqu’il repartit en direction du sas, c’est à peine s’il était encore conscient de la puanteur. Il travaillait à nouveau avec ses amis. Et ils avaient une chance de réussir.


Tout comme il avait affecté un « administrateur » – Ezr Vinh – aux restes de l’expédition Qeng Ho, Tomas Nau avait nommé un « Comité de gestion de l’escadre » pour le conseiller et l’assister. C’était typique de la stratégie de Nau : réquisitionner des innocents et les faire passer pour des traîtres. Leurs réunions une fois tous les Msec auraient été une torture pour Vinh, à un détail près : Jimmy Diem siégeait au Comité.

Ezr regarda les dix membres entrer en bon ordre dans sa salle de conférences. Nau avait aménagé les lieux avec des meubles en bois verni et des fenêtres de haute qualité ; tout le monde dans le temp’ était au courant du traitement de faveur dont jouissaient l’Administrateur et les membres de son Comité. Qiwi exceptée, tous comprenaient la manière dont on se servait d’eux. La plupart se rendaient compte qu’il s’écoulerait des années avant que Tomas Nau libère tous les Qeng Ho survivants de leur détention en cryostase – à supposer qu’il les libère. Certains, comme Jimmy, devinaient que des officiers du plus haut rang pouvaient très bien, à l’occasion, être secrètement libérés pour des interrogatoires, et des services de courte durée. C’était une ignominie sans cesse recommencée qui donnerait aux Émergents un avantage perpétuel.

Donc, ici, point de traîtres. C’était quand même un spectacle affligeant : quatre apprentis, trois sous-officiers, une gamine de quatorze ans et un vieux croulant incompétent. D’accord, soyons honnêtes, Pham Trinli n’était pas croulant, du moins physiquement ; pour un vieillard, il était plutôt en bonne forme. Selon toute vraisemblance, il avait toujours été nul. Le fait qu’il ne soit pas détenu en cryostase en était la confirmation. Trinli était le seul militaire Qeng Ho laissé en état de veille.

Et avec tout ça, je suis un peu le Bouffon parmi les Bouffons. L’administrateur Ezr Vinh rappela à l’ordre les participants. On eût pu croire que la présence de lèche-bottes simulateurs aurait au moins pour effet d’accélérer les débats. Erreur ! Ils se prolongeaient souvent de nombreuses Ksec, se fractionnant en tâches minuscules assignées à chaque membre individuel. J’espère que tu captes tout ça avec tes micros, ordure de Nau.

Le premier point à l’ordre du jour était la putréfaction de la fosse à bactéries. Elle était stabilisée. La puanteur omniprésente serait éliminée avant la prochaine réunion. Il restait encore quelques lignées génétiques incontrôlées dans la fosse elle-même (tant mieux !), mais elles ne présentaient aucun danger pour le temp’. Vinh évita de regarder Jimmy Diem en écoutant le rapport. Il avait déjà rencontré Diem trois fois au bactério. Leurs conversations avaient été brèves et unilatérales. Les renseignements que Vinh était le plus impatient d’obtenir étaient précisément ceux qu’il ne devait absolument pas connaître : Combien de Qeng Ho participaient à l’opération dirigée par Diem ? Qui étaient-ils ? Y avait-il le moindre plan concret pour écraser les Émergents, pour sauver les otages ?

Le deuxième point était plus controversé. Les Émergents voulaient que leurs unités de temps soient utilisées dans toute l’escadre.

— Je ne comprends pas, dit Vinh devant les regards malheureux des autres. La seconde émergente est la même que la nôtre – et, pour les opérations à l’échelon local, le reste est une question de calendrier. Nos logiciels tiennent compte en permanence des calendriers émergents.

Cela ne posait certainement guère de problèmes dans la conversation ordinaire. Le jour balacrien n’était pas très éloigné du « jour » de cent Ksec utilisé par les Qeng Ho. Et l’année émergente était suffisamment proche des trente Msec pour que la plupart des expressions à base annuelle ne suscitent aucune confusion.

— Bien sûr que nous pouvons traiter les calendriers exotiques, mais c’est dans les applications frontales.

Arlo Dinh avait été apprenti-programmeur ; il était maintenant responsable des modifications des logiciels.

— Nos nouveaux, euh… employeurs utilisent les outils Qeng Ho internes. Il y aura des effets indésirables.

Arlo entonna ce mantra d’une voix lugubre.

— Ça va, ça va. Je vais en parler…

Ezr s’arrêta sous l’effet d’une soudaine intuition administrative.

— Arlo, pourquoi n’iriez-vous pas en parler à Reynolt vous-même ? Lui expliquer les problèmes ?

Ezr baissa les yeux sur son ordre du jour et évita le regard gêné d’Arlo.

— Point suivant. Nous allons avoir de nouveaux locataires. D’après le Subrécargue, nous devons nous attendre à trois cents Émergents de plus, suivis de cinquante Qeng Ho. Apparemment, le système de survie peut le tolérer. Qu’en est-il des autres systèmes ? Gonle ?

Lorsque leurs grades avaient encore un sens, Gonle Fong était quartier-maître deuxième classe sur la Main invisible. L’esprit de Fong n’avait pas encore assimilé les changements. Elle était d’un âge indéfinissable et, n’eut été l’embuscade, elle aurait pu terminer sa vie comme quartier-maître deuxième classe. Peut-être était-elle l’une de ces personnes dont l’ascension professionnelle s’était opportunément arrêtée là où leurs aptitudes coïncidaient exactement avec ce qu’on attendait d’elles… Mais à présent…

Fong hocha la tête.

— Ouais, j’ai quelques chiffres à vous montrer.

Elle pianota lourdement sur le clavier émergent posé devant elle, commit quelques fautes de frappe, tenta de les corriger. Sur la fenêtre de l’autre côté de la salle, divers messages d’erreur signalèrent ses carences.

— Comment on enlève ces machins ? marmonna-t-elle en jurant tout bas.

Elle se trompa de touche une nouvelle fois et sa fureur devint audible.

— Bordel de merde, j’en ai marre de ces saloperies !

Brandissant le clavier, elle tenta de le fracasser sur le bois miroitant de la table. Le vernis se craquela, mais le clavier demeura intact. Elle réitéra son geste ; l’affichage des erreurs à l’autre bout de la pièce protesta dans un chatoiement frissonnant et disparut. Fong commença à se lever de son siège et à agiter le clavier bizarrement incurvé sous le nez d’Ezr.

— Ces enculés d’Émergents ont enlevé tous les périphs qui fonctionnent. Je peux pas avoir de commande vocale, je peux pas avoir d’afficheur tête haute. Tout ce qu’on a, c’est des fenêtres et ces gadgets de mes deux !

Elle jeta le clavier sur la table. Il rebondit en spirale et percuta le plafond.

On l’approuva à la ronde, en termes un peu plus mesurés tout de même :

— On ne peut pas tout faire avec un clavier…

— On a besoin d’ATH…

— On est handicapé même quand les systèmes sous-jacents sont fonctionnels.

Ezr leva les mains en attendant que la mutinerie se calme.

— Vous savez tous pourquoi il en est ainsi. Les Émergents ne font pas confiance à nos systèmes, un point c’est tout. Ils se sentent obligés de contrôler la périphérie.

— C’est ça ! Ils veulent des mouchards sur toutes les interactions. Moi non plus, je ferais pas confiance à de l’automatisation capturée. Mais ce truc, c’est pas possible ! Je veux bien me servir de leurs E/S, mais qu’ils nous donnent des afficheurs tête haute, des viseurs à guidage pupillaire et des…

— Je vais vous dire un truc, annonça Gonle Fong. Il y a des gens qui vont carrément continuer d’utiliser leur vieux matériel.

— Ça suffit !

C’était cet aspect de son personnage de lèche-bottes qui le gênait le plus. Ezr s’appliqua à foudroyer Gonle du regard.

— Vous comprenez au moins ce que vous êtes en train de dire, miss Fong ? D’accord, c’est un handicap majeur, mais le Subrécargue Nau considère la désobéissance en la matière comme une trahison. C’est une attitude que les Émergents interprètent comme une menace directe.

Donc, gardez vos vieux périphériques, mais soyez consciente des risques. Il se garda de le dire tout haut.

Fong était recroquevillée sur la table. Elle leva les yeux et hocha la tête d’un air lugubre.

— Écoutez, poursuivit Ezr. J’ai demandé à Nau et à Reynolt qu’on nous livre d’autres périphériques. Il se peut qu’on nous en donne quelques-uns. Mais n’oubliez pas que nous sommes échoués à des années-lumière de la civilisation industrielle la plus proche. Tous les nouveaux gadgets nécessaires devront être fabriqués avec ce dont les Émergents disposent ici en L1.

Ezr doutait qu’il y ait beaucoup d’espoir de ce côté-là.

— Il est suprêmement important pour vous de bien expliquer à vos gens l’interdiction des périphériques. Dans leur propre intérêt.

Il fixa chaque participant l’un après l’autre. Presque tous lui opposèrent un regard mauvais. Mais Vinh devina qu’ils étaient secrètement soulagés. Lorsqu’ils retrouveraient leurs amis, les membres du comité pourraient désigner Vinh du doigt comme le mollasson qui leur imposait les exigences des Émergents – et leur propre impopularité en serait un peu atténuée.

Ezr resta un instant immobile sur son siège, frappé par un sentiment d’impuissance. Pourvu que ce soit bien ce que le maître d’équipage Diem attend de moi. Mais le regard de Jimmy était aussi vide et dur que celui des autres. Une fois sorti du bactério, il jouait son rôle jusqu’au bout. Finalement, Ezr se pencha en avant et dit tranquillement à Fong :

— Vous alliez me parler des nouveaux venus. Quels sont les problèmes ?

Fong grogna en se rappelant ce dont ils discutaient avant qu’elle explose. Mais, contre toute attente, elle dit :

— Ah ! laissons tomber les chiffres. En résumé, nous pouvons prendre encore plus de gens. Et merde, si nous pouvions maîtriser correctement notre automatisation, nous pourrions caser trois mille personnes dans ce ballon. Ce que je pense des gens eux-mêmes ?

Elle haussa les épaules, mais sans grande animosité.

— Des Schnocks typiques. Du genre que j’ai vu dans pas mal de tyrannies. Ils se font appeler « gestionnaires », mais c’est des larbins. En fait, ils ont beau rouler des mécaniques, ils ont un tantinet peur de nous.

Un sourire narquois s’épanouit sur sa face grossière.

— Nous avons des gens qui savent comment traiter des Clients comme eux. Des gens à nous qui commencent à copiner avec eux. Il y a des tas de trucs dont ils ne sont pas censés parler – par exemple, le danger que représente réellement leur saloperie de « sida mental »… Mais je vais vous dire une chose : si leurs patrons ne crachent pas le morceau en vitesse, on trouvera bien nous-mêmes.

Ezr se garda de sourire. Vous entendez ça, Subrécargue Nau ? Quels que soient vos désirs, nous allons bientôt savoir la vérité. Et ces révélations, Jimmy Diem saurait les exploiter. En arrivant à cette réunion, Ezr avait été totalement absorbé par un sujet unique, le dernier point de l’ordre du jour. Maintenant, il commençait à rassembler les pièces du puzzle. Et peut-être qu’après tout il ne s’en tirait pas si mal que ça.

Le dernier point à l’ordre du jour était l’imminente explosion du soleil. Et Jimmy disposait d’un imbécile – sûrement un imbécile heureux – pour leur présenter le sujet : Pham Trinli. Le militaire s’avança théâtralement jusqu’au bout de la table.

— Oui, oui, dit-il. J’ai les images ici. Une seconde.

Une douzaine de schémas techniques fleurirent sur les fenêtres tout autour de la salle. Trinli se catapulta sur l’estrade et entama un cours magistral sur les points d’équilibre de Lagrange. Bizarre : l’homme avait vraiment une voix et un style qui dénotaient une certaine maîtrise du sujet, mais les idées qu’il exprimait ainsi étaient des lieux communs tendancieux.

Vinh le laissa délirer cent secondes avant de dire :

— Je crois que le sujet de votre intervention est « Préparatifs en vue du Rallumage », monsieur Trinli. Qu’est-ce que les Émergents attendent de nous ?

Le vieillard fixa Ezr d’un regard intimidant de maître d’équipage.

— Soldat Trinli, s’il vous plaît, administrateur.

Ce regard se prolongea une seconde de plus.

— Très bien, reprit Trinli, venons-en au fait. Nous avons là quelque cinq milliards de tonnes de diamant.

Une flèche rouge s’alluma sur la fenêtre derrière lui, désignant l’amoncellement de rochers en lente rotation et tous les matériaux en vrac que le commandant Park avait trouvés dans ce système solaire. La glace et les minerais extraits d’Arachnia étaient des montagnes plus petites insérées dans les recoins et les crevasses des blocs astéroïdaux.

— Ces rochers forment un agglomérat de contact classique. À l’heure qu’il est, nos escadres sont amarrées à cet agglomérat ou sont en orbite autour de lui. Maintenant, comme j’essayais de l’expliquer il y a quelques secondes, les Émergents veulent que nous implantions et pilotions un système de réacteurs électriques sur les blocs principaux de l’agglomérat.

— Avant le Rallumage ? s’enquit Diem.

— Mais oui.

— Ils veulent maintenir la stabilité du contact pendant le Rallumage ?

— C’est exactement ça.

Des regards inquiets s’échangèrent autour de la table. La stabilisation orbitale était communément pratiquée depuis très longtemps. Si l’opération était correctement exécutée, une orbite autour de L1 exigeait très peu de combustible. Ils se trouveraient à moins d’un million et demi de kilomètres d’Arachnia, et presque exactement entre la planète et son soleil. Dans les flamboyantes années à venir, ils seraient efficacement dissimulés dans la clarté éblouissante de l’astre. Or les Émergents pensaient grand ; ils avaient déjà édifié diverses structures, dont leur « Hammerfest », sur l’amas de rochers. À présent, ils voulaient donc que les réacteurs soient en place avant le Rallumage. MarcheArrêt atteindrait un éclat de cinquante à cent sols avant de se calmer. Les Schnocks voulaient utiliser les stabilisateurs pour empêcher les gros astéroïdes de bouger pendant cette période – opération absurde et dangereuse, mais les Émergents étaient les patrons. Et puis ça va permettre à Jimmy d’accéder à l’extérieur.

— En fait, je crois pas qu’il y aura de problèmes sérieux.

Qiwi Lisolet se leva. Elle flotta jusqu’aux cartes de Pham Trinli et lui coupa plus ou moins l’herbe sous le pied, à supposer qu’il ait encore quelque chose à dire.

— J’ai fait pas mal d’exercices comme celui-ci lorsqu’on était en transit. Ma mère veut que je sois ingénieur et elle pensait que la stabilisation orbitale serait peut-être une partie importante de la mission.

À l’entendre, Qiwi semblait plus sérieuse, plus adulte que d’ordinaire. C’était aussi la première fois qu’il la voyait sous l’uniforme vert des Lisolet. Elle flotta un instant devant les fenêtres pour lire les détails. Sa dignité de grande dame vacilla.

— Mon Dieu, ils en demandent beaucoup ! Ce tas de cailloux est drôlement lâche. Même si nous trouvons la démarche mathématique correcte, il y a pas moyen de connaître toutes les contraintes à l’intérieur de l’amas. Et si les volatiles prennent le soleil, ça va être une autre paire de manches !

Elle siffla avec un sourire de plaisir pleinement enfantin.

— On sera peut-être obligés de déplacer les stabilisateurs pendant le Rallumage. Je…

Pham Trinli la fusillait du regard. Elle venait sans aucun doute de lui souffler mille secondes de son intervention.

— Oui, dit-il, ce sera tout un travail. Nous n’avons que cent stabilisateurs électriques pour toute l’opération. Nous allons en permanence avoir besoin d’équipes sur l’agglomérat.

— Non, non, ça, c’est pas vrai. Pour déplacer les réacteurs, je veux dire. Sur le Brèche de Brisgo, nous avons beaucoup plus de stabilos. Ce boulot est pas plus de cent fois plus important que ceux où je me suis entraînée…

Qiwi se laissait totalement emporter par son enthousiasme, et, pour une fois, ce n’était pas Ezr Vinh qui contestait ses raisonnements.

Tout le monde n’acceptait pas la situation sans protester. Les sous-officiers, Diem inclus, exigeaient que l’amas de rochers soit dispersé pendant le Rallumage, et les volatiles entassés sur la face obscure du plus gros diamant. L’opération prévue était carrément trop risquée et Nau pouvait aller se faire voir. Trinli se hérissa, éleva la voix pour dire qu’il avait déjà expliqué tout cela aux Émergents.

Ezr tapa sur la table du plat de la main, une fois, deux fois – encore plus fort.

— Du calme, s’il vous plaît. Il s’agit de la tâche qui nous a été confiée. La meilleure façon d’aider nos gens est de nous conduire de manière responsable dans les circonstances qui nous sont imposées. Je crois que nous pouvons en l’occurrence obtenir une assistance supplémentaire de la part des Émergents, mais nous devons leur présenter la chose correctement.

La controverse ricocha autour de lui. Combien d’entre eux sont dans le coup ? Sûrement pas Qiwi. Quelques secondes de discussion plus tard, ils étaient revenus à la case départ : rien à faire, il fallait ramper. Jimmy Diem se redressa et soupira.

— D’accord, nous ferons ce qu’on nous dit de faire. Mais, au moins, nous savons qu’ils ont besoin de nous. Ne relâchons pas la pression sur Nau, forçons-le à libérer quelques spécialistes de haut niveau.

Il y eut un murmure d’approbation. Vinh regarda Jimmy dans les yeux puis se détourna. Peut-être qu’ils pourraient faire libérer quelques otages ; peut-être que non, plus vraisemblablement. Mais Ezr comprit tout à coup à quel moment la conspiration allait frapper.

Onze

L’étoile MarcheArrêt aurait dû s’appeler « la fidèle ». Sa variabilité catastrophique avait été remarquée pour la première fois sur la Vieille Terre par les astronomes de l’Aube de l’Humanité. En moins de huit cents secondes, une étoile cataloguée comme « naine brune simple [rare] » était passée de la magnitude 26 à la magnitude 4. En l’espace de trente-cinq ans, l’objet était retombé dans une invisibilité virtuelle – et avait généré des douzaines de thèses de maîtrise par-dessus le marché. Depuis lors, l’étoile avait été soigneusement surveillée, et le mystère s’était amplifié. La valeur du pic initial variait jusqu’à trente pour cent, mais, globalement, la courbe de luminosité était incroyablement régulière. Marche, arrêt, marche, arrêt… un cycle de quelque deux cent cinquante ans dont le déclenchement était prévisible à la seconde près.

Dans les millénaires qui avaient suivi l’Aube, les civilisations humaines n’avaient cessé de se répandre depuis le système solaire de la Terre. Les observations de MarcheArrêt devinrent de plus en plus précises et s’effectuèrent à des distances plus en plus courtes.

Finalement, des humains se retrouvaient à l’intérieur du système de MarcheArrêt et regardaient s’égrener les dernières secondes avant un nouveau Rallumage.

Tomas Nau prononça un petit discours.

— Ce sera un spectacle intéressant, conclut-il.

Ils utilisaient la plus grande salle de réunion du temp’ pour observer le Rallumage. Le local bondé s’affaissait sous la microgravité à la surface de l’amas. Là-bas, à Hammerfest, des spécialistes émergents surveillaient l’opération. Il y avait aussi des équipages minimaux à bord des vaisseaux interstellaires. Mais Ezr savait que la plupart des Qeng Ho et la totalité des Émergents qui n’étaient pas de service étaient là. Les deux camps étaient presque sociables, presque amicaux. Quarante jours s’étaient écoulés depuis l’embuscade. Le bruit courait que les Émergents allégeraient sensiblement leurs mesures de sécurité après le Rallumage.

Ezr s’accrocha à un emplacement proche du plafond. Sans ATH, on ne pouvait observer le phénomène que par l’intermédiaire de l’écran mural de la salle. De son perchoir, il voyait les trois fenêtres les plus intéressantes – du moins quand personne ne flottait dans son champ de vision. L’une était une vue plein format du disque de l’étoile MarcheArrêt. Une autre fenêtre relayait les images des microsatellites en orbite basse autour de l’astre. Même à cinq cents kilomètres d’altitude, la surface du soleil n’avait pas l’air menaçante. La vue aurait pu être prise par un aéronef survolant une mer de nuages rougeoyante. N’eût été la pesanteur à la surface, des humains auraient presque pu atterrir dessus. Les « nuages » défilaient lentement sous les caméras du microsat, laissant entrevoir des lueurs rouges dans leurs interstices. C’était le rouge sinistre d’une naine brune, une rubescence de corps noir. Aucun signe du cataclysme qui devait se produire dans, euh… six cents secondes.

Nau et son technicien de vol en chef rejoignirent Ezr. Brughel était invisible. Facile de savoir quand Nau voulait jouer les tendres – on n’avait qu’à s’assurer de l’absence de Ritser Brughel. Le maître des lieux s’arrima juste à côté de Vinh. Il souriait comme un politicien de chez les Clients.

— Eh bien, administrateur, êtes-vous toujours inquiet quant à l’issue de cette opération ?

Vinh hocha la tête.

— Vous connaissez les recommandations de mon Comité. Pour ce Rallumage, nous aurions dû transférer tous les volatiles derrière un seul astéroïde que nous aurions éloigné. Nous devrions être dans le système extérieur dans un cas pareil.

Les vaisseaux des deux escadres et tous les habitats étaient amarrés derrière le plus gros diamant. Ils seraient à l’abri du Rallumage, mais s’il y avait le moindre dérapage…

Le technicien de Nau secoua la tête.

— Nous avons trop de matériel au sol, ici. En plus, nous sommes à sec question carburant : il nous faudrait utiliser pas mal de nos volatiles pour aller nous balader autour du système.

Le tech, Jau Xin, avait l’air aussi jeune que Vinh. Xin avait des manières assez agréables, mais n’avait pas tout à fait le haut niveau de compétence auquel Ezr était habitué chez les spécialistes Qeng Ho.

— J’ai été très impressionné par vos ingénieurs, dit Xin en désignant du menton les autres fenêtres. Ils sont beaucoup plus efficaces que nous l’aurions été dans la manipulation de l’agglomérat. On a du mal à voir comment ils pourraient être aussi calés sans dispo…

Il n’acheva pas sa phrase. Il y avait encore des secrets ; ça risquait de changer plus vite que les Émergents l’imaginaient.

Nau enchaîna en douceur sur le blanc ouvert par Xin.

— Vos gens sont à la hauteur, Ezr. En fait, je crois que c’est pour cela qu’ils ont tant critiqué ce plan ; ils visent la perfection.

Il regarda par la fenêtre qui montrait l’étoile MarcheArrêt.

— Songez à toute l’histoire qui s’écrit ici.

Autour d’eux et au-dessous d’eux, la foule s’agglutinait en groupes d’Émergents et de Qeng Ho, mais la discussion s’étendait dans toutes les directions. La fenêtre sur la paroi opposée donnait sur la surface exposée de l’amas de rochers. L’équipe sous les ordres de Jimmy Diem étendait un dais argenté sur les sommets des montagnes glacées. Nau fronça les sourcils.

— C’est pour couvrir la glace aqueuse et la neige d’air, monsieur, dit Vinh. Les sommets sont directement exposés à MarcheArrêt. Les rideaux devraient réduire les pertes par ébullition.

— Ah bon, fit Nau en hochant la tête.

Il y avait plus d’une douzaine de silhouettes là-bas à la surface. Certaines étaient attachées, d’autres évoluaient librement. La pesanteur à la surface était pratiquement nulle. Elles lancèrent les brins par-dessus les sommets des montagnes glacées avec l’aisance de toute une vie passée en opérations à l’extérieur – et des millénaires d’expérience Qeng Ho en arrière-plan. Il observa les silhouettes et tenta de deviner qui était qui. Mais elles portaient des vestes thermiques sur leurs combinaisons, et tout ce que Vinh pouvait voir, c’étaient des formes identiques qui dansaient au-dessus du paysage sombre. Si Ezr ne savait pas en détail ce que les conspirateurs avaient l’intention de faire, Jimmy lui avait cependant confié certaines missions et Ezr avait échafaudé ses propres hypothèses. Il se pourrait qu’ils n’aient jamais une aussi belle occasion : ils avaient accès aux réacteurs électriques à bord du Brèche de Brisgo. Ils avaient un accès presque illimité à l’extérieur, en des endroits vides d’observateurs émergents. Dans les secondes qui suivraient le Rallumage, il fallait s’attendre à un minimum de chaos, et, comme les Qeng Ho étaient responsables de la stabilisation orbitale, ils pouvaient affiner ce chaos dans un sens favorable à la conspiration. Mais tout ce que je peux faire, c’est rester ici avec Tomas Nau… et bien jouer mon rôle.

Ezr sourit au Subrécargue.


Qiwi Lisolet sortit du sas en catastrophe, furieuse.

— Merde ! merde et bordel de merde et…

Elle monta et descendit la gamme des jurons tout en se débarrassant de sa veste et de son pantalon thermiques. Quelque part dans un coin de son cerveau, elle nota qu’elle devrait passer plus de temps en compagnie de Gonle Fong. Il y avait sûrement des trucs plus grossiers à dire quand on lui foutait son boulot en l’air comme ça. Elle jeta les thermiques dans un casier et plongea dans le tunnel axial sans retirer sa combinaison ni sa cagoule.

Dieu du Négoce, comment pouvaient-ils lui faire ça à elle ? On l’avait balancée à l’intérieur avec pour mission de rester plantée là les doigts dans le nez tandis que la tâche qui lui était assignée était prise en charge par Jimmy Diem !


Pham Trinli flottait à trente mètres au-dessus de la voilure isolante dont ils enveloppaient l’iceberg. Officiellement, Trinli dirigeait les opérations de stabilisation, bien qu’il fasse de son mieux pour proférer de fulminantes platitudes chaque fois qu’il donnait des ordres. C’était Jimmy Diem qui assurait presque à lui tout seul la bonne marche des opérations. Et, contre toute attente, c’était la petite Qiwi Lisolet qui avait les meilleures idées sur l’implantation des réacteurs électriques et sur la manière d’exécuter les programmes de stabilisation. S’ils suivaient toutes ses recommandations, le Rallumage pouvait se passer sans la moindre anicroche.

Ce qui ne serait pas une bonne chose. Pas du tout.

Pham Trinli était membre de la « grande conspiration ». Un membre très mineur, à qui il n’était pas question de confier la moindre partie critique du plan. Pham Trinli n’y voyait aucun inconvénient. Il pirouetta sur lui-même, si bien qu’à présent il tournait le dos à la lueur lunaire de l’étoile MarcheArrêt et que l’amas d’astéroïdes était presque suspendu au-dessus de sa tête. Dans les ombres denses des rochers, il y avait un autre agglomérat : les vaisseaux, les temp’s et les raffineries de volatiles attachés à la surface, tapis à l’abri de la lumière qui allait bientôt se déchaîner du haut du ciel. L’un des habitats, Hammerfest, était une implantation fixe qui aurait eu une certaine grâce, n’eût été tout le matériel qui l’entourait. Le temp’ des Négociants ressemblait exactement à un gros ballon attaché à la surface. À l’intérieur se trouvaient tous les Qeng Ho en état de veille et une bonne partie de la population émergente.

Au-delà des habitats, partiellement cachés par l’arrondi de Diamant Un, étaient amarrés les ramjets. Triste spectacle. Des vaisseaux interstellaires ne devraient pas être attachés ensemble ainsi, et jamais aussi près d’un agglomérat d’astéroïdes non soudés. Un souvenir émergea : des monceaux de baleines mortes pourrissant dans une étreinte sexuelle. Rien à voir avec un chantier naval. Mais c’était plutôt un cimetière d’épaves qu’autre chose. Les Émergents avaient payé cher leur traîtrise. Après que le vaisseau amiral de Sammy eut été détruit, Pham avait dérivé pendant presque toute une journée dans une navette en perdition – mais branchée sur tous les automatismes de combat restants. Le Subrécargue Nau n’avait sans doute jamais deviné qui coordonnait la bataille. Sinon, Pham aurait fini par être tué ou se retrouver en cryostase avec les autres soldats survivants du Trésor lointain.

Même victimes d’un traquenard, les Qeng Ho avaient bien failli triompher. Nous aurions gagné si leur saloperie de sida mental ne nous avait pas tous neutralisés. De quoi vous donner une leçon de prudence pour l’éternité. Une victoire coûteuse s’était transformée en une sorte de suicide mutuel : il restait peut-être deux vaisseaux stellaires avec des ramjets fonctionnels ; deux de plus pouvaient être réparés en cannibalisant les autres épaves. Quant aux distilleries de volatiles, il était manifeste qu’il s’écoulerait un bon bout de temps avant qu’elles aient assez d’hydrogène pour accélérer ne serait-ce qu’un seul vaisseau jusqu’au seuil de l’effet ramjet.

Moins de cinq cents secondes avant le Rallumage. Pham remonta lentement vers les rochers jusqu’à ce que le cimetière d’épaves soit caché par l’enveloppe isolante. À la surface de l’agglomérat, ses gens – Diem, Do et Patil, puisque Qiwi avait été renvoyée à l’intérieur – étaient censés effectuer les ultimes contrôles sur les parcs de stabilisateurs. La voix de Jimmy Diem leur parlait calmement sur la fréquence de l’équipe, mais Pham savait que c’était un enregistrement. Derrière l’enveloppe, Diem et les autres avaient disparu do l’autre côté de l’agglomérat. Tous les trois étaient armés, à présent ; c’était étonnant ce qu’on pouvait faire avec un réacteur stabilisateur, surtout un modèle Qeng Ho.

Et voilà Pham Trinli largué. Sans aucun doute, Jimmy n’était pas mécontent d’être débarrassé de lui. On lui faisait confiance, mais uniquement pour des parties simples du plan, comme maintenir l’illusion de toute une équipe au travail. Trinli se déplaçait, alternativement visible et invisible depuis Hammerfest et le temp’, en suivant les indications enregistrées par Jimmy Diem.

Trois cents secondes avant le Rallumage. Trinli se laissa glisser sous l’enveloppe. De là, on voyait de la glace déchiquetée et de la neige d’air soigneusement tassée. L’amas assombri s’amenuisait loin derrière l’enveloppe, et rencontrait finalement la surface nue de la montagne de diamant.

De diamant. Là où Pham Trinli avait été enfant, les diamants étaient la forme ultime de la richesse. Un seul gramme de diamant qualité gemme pouvait financer l’assassinat d’un prince. Pour le Qeng Ho moyen, le diamant n’était qu’un allotrope du carbone parmi d’autres, fabriqué à la tonne et à vil prix. Mais même les Qeng Ho avaient été quelque peu intimidés par ces cailloux. Pareils astéroïdes n’existaient pas, sauf en théorie. Et bien que ces rochers ne soient pas des pierres isolées, il y régnait un ordre cristallin à grande échelle. Étaient-ils les noyaux de géantes gazeuses, de planètes détruites par quelque explosion dans un temps reculé ? Un mystère de plus dans le système MarcheArrêt.

Depuis que les travaux avaient commencé sur l’agglomérat, Trinli avait étudié le terrain, mais pas pour les mêmes raisons que Qiwi Lisolet ou même Jimmy Diem. Il y avait une fissure où la glace et la neige d’air comblaient l’espace entre Diamant Un et Diamant Deux. Détail significatif pour Qiwi et Jimmy, mais seulement en liaison avec l’entretien de l’agglomérat. Pour Pham Trinli… en creusant un peu, cette fissure était un chemin menant de leur principal chantier jusqu’à Hammerfest, chemin invisible depuis les vaisseaux et les habitats. Il ne l’avait pas signalé à Diem : l’intention des conspirateurs était de prendre Hammerfest après s’être emparés du Trésor lointain.

Rampant dans la fissure en forme de V, Trinli s’approcha progressivement de l’habitat des Émergents. Diem et les autres auraient été surpris de l’apprendre, mais Pham Trinli n’était pas spatio de naissance. Parfois, lorsqu’il grimpait en courbe comme maintenant, il avait le vertige qui affligeait les Schnocks nostalgiques du sol. S’il laissait vagabonder son imagination… il ne rampait pas main sur main dans un étroit fossé, mais il pratiquait l’alpinisme, négociait une cheminée qui se recourbait de plus en plus sur lui, jusqu’à ce qu’il finisse fatalement par tomber.

Trinli s’arrêta une seconde et se retint d’une main tandis que tout son corps exigeait avec force frissons crampons, cordes, et pitons solidement enfoncés dans les murs qui le cernaient. Seigneur. C’était la première fois depuis longtemps que son orientation terricole lui revenait avec autant de force. Il allongea le bras en avant. En avant. Pas vers le haut.

En comptant ses brassées, il estima qu’il se trouvait à présent juste devant Hammerfest, près du centre télécom de l’habitat. Il y avait de grandes chances qu’une caméra l’enregistre s’il mettait le nez à l’extérieur. Bien sûr, il y avait aussi de grandes chances que nul observateur humain ni logiciel ne découvre cette image à temps pour changer quoi que ce soit. Néanmoins, Trinli resta accroupi. Si nécessaire, il s’approcherait, mais, pour l’instant, il voulait simplement espionner. Il se carra dans la fissure, les pieds contre la glace, le dos contre la paroi de diamant. Il déroula sa petite antenne. Depuis l’embuscade, les Émergents jouaient les tyrans souriants. Ils ne proféraient des menaces ignobles que dans un seul domaine : la possession de périphériques d’E/S non autorisés. Pham savait que Diem et le noyau dur des conjurés possédaient des ATH Qeng Ho et avaient utilisé une crypto clandestine sur le réseau local. La plupart des projets avaient été élaborés juste sous les nez des Émergents. Certaines communications se passaient complètement d’automatisation ; beaucoup de ces jeunes gens connaissaient une variation du vieux jeu des traits et des points, le langage clin d’œil.

Membre adventice de la conspiration, Pham Trinli n’en connaissait les secrets que grâce à sa manie perverse de l’électronique prohibée. Même en temps de paix, sa petite antenne déroulable aurait été un signe d’intentions malveillantes.

Le fil qu’il dévidait était transparent pour presque tout ce qui risquait ici de le détecter. À son extrémité, un minuscule capteur flairait le spectre électromagnétique. Son objectif principal était un centre télécom sur l’habitat émergent en liaison optique directe avec le temp’ Qeng Ho. Trinli bougeait les bras comme un pêcheur ajustant son lancer. Le mince filament avait une raideur très efficace en environnement sous microgravité. Et voilà. Le capteur était aligné sur le faisceau reliant Hammerfest et le temp’. Pham fit passer un élément directionnel par-dessus le rebord de la fissure, le braqua sur un port inutilisé sur le temp’ Qeng Ho. À partir de là, il était directement branché sur le réseau local de l’escadre et circonvenait tout le dispositif de sécurité émergent. C’était exactement ce que craignaient tant Nau et les autres et la justification de leurs menaces de mort. Jimmy Diem avait eu la sagesse de ne pas prendre un tel risque. Pham Trinli avait quelques atouts dans sa manche. Il connaissait les vieux, les très vieux trucs dissimulés dans le matériel Qeng Ho… Cela dit, il n’aurait pas couru ces risques si Jimmy et ses conspirateurs n’avaient pas placé autant d’espoirs sur leur prise de Hammerfest.

Peut-être qu’il aurait dû parler à Jimmy Diem dès le début. Il y avait trop de données vitales qui leur échappaient. Qu’est-ce qui rendait l’automatisation des Émergents si performante ? Dans les combats et lors de l’embuscade, ils s’étaient montrés manifestement inférieurs au plan des tactiques de haut niveau, mais leur gestion séquentielle des cibles avait été meilleure que tous les systèmes que Pham Trinli avait jamais combattus.

Trinli avait l’horrible pressentiment d’avoir été acculé. Les conspirateurs s’imaginaient que ce pourrait être leur meilleure et leur dernière chance de renverser les Émergents. Peut-être. Mais toute l’affaire était carrément trop simple, trop parfaite.

Alors, tirons-en le meilleur parti.

Pham regarda les afficheurs à l’intérieur de sa cagoule. Il interceptait de la télémétrie émergente et un peu de la vidéo qu’ils émettaient vers le temp’ ; il pouvait partiellement la déchiffrer. Ces salauds d’Émergents se fiaient un petit peu trop à leur faisceau optique en ligne directe. C’était le moment d’espionner pour de bon.


— Cinquante secondes avant le Rallumage.

La voix monotone égrenait le compte à rebours depuis deux cents secondes. Dans l’auditorium, presque tout le monde contemplait les fenêtres en silence.

— Quarante secondes avant le Rallumage.

Ezr regarda rapidement autour de lui. Les yeux du tech, Xin, allaient d’un affichage à l’autre. Il était visiblement inquiet. Thomas Nau observait la vue prise à basse altitude au-dessus de la surface de MarcheArrêt. Le sérieux de son regard semblait dénoter plus de curiosité que de crainte ou de suspicion.

Qiwi Lisolet fixait d’un air furieux la fenêtre montrant l’enveloppe isolante et l’équipe de Jimmy Diem. Elle avait ce regard sombre et menaçant depuis qu’elle était entrée en coup de vent dans l’auditorium. Ezr devinait ce qui s’était passé… et il fut soulagé. Jimmy s’était servi d’une innocente de quatorze ans pour camoufler le complot. Toutefois, Jimmy n’avait jamais été une peau de vache intégrale. Il avait pris le risque de mettre la gamine à l’abri du danger. Mais je parie que Qiwi ne lui pardonnera pas, même lorsqu’elle saura la vérité.

— Front d’onde dans dix secondes.

Encore aucun changement dans la vue prise par le microsat. Seule une terne lueur rouge pointait derrière les nuages en mouvement. Ou bien « la fidèle » leur avait joué un tour cosmique, ou bien le phénomène se déclenchait sans aucune progression, tranchant comme un couperet.

— Rallumage.

Sur l’image plein format de l’astre, un point lumineux s’embrasa au centre exact du disque, se diffusa vers l’extérieur, et, en moins de deux secondes, remplit le disque. La vue à basse altitude avait disparu pendant cette expansion. La lumière devint de plus en plus brillante. Brillante. Un soupir craintif passa furtivement dans l’assistance. La lumière projeta des ombres sur la paroi opposée avant que le fond d’écran filtre sa violence.

— Cinq secondes après le Rallumage.

La voix devait être automatisée.

— Nous en sommes à sept kilowatts par mètre carré.

C’était un autre tech, qui parlait avec un accent trilandien sans inflexions. Pas un Émergent ? La question échappa à l’attention d’Ezr, momentanément accaparée par le reste de l’action.

— Dix secondes après le Rallumage.

Une fenêtre latérale, plus petite, montrait la planète des Araignées. Elle était jusque-là restée obscure et floue ; à présent, elle réfléchissait la lumière, et le disque planétaire émettait sa propre clarté dès lors que la glace et l’air s’éveillaient sous la caresse d’une étoile déjà cinq fois plus brillante que l’étalon Sol. Et dont l’éclat continuait d’augmenter.

— Vingt kilowatts par mètre carré.

Défilant sous l’image du nouveau soleil, un histogramme comparait le flux lumineux aux relevés d’archives. Ce Rallumage s’annonçait au moins aussi énergique que tous ceux qui l’avaient précédé.

— Le flux neutronique est encore en dessous du seuil de détection.

Nau et Vinh échangèrent des regards soulagés, pour une fois sincères de part et d’autre. C’était précisément le type de danger insoupçonnable à des distances interstellaires, et l’une des sondes expédiées dans le système aux temps héroïques était tombée en panne dans les parages. Au moins ne seraient-ils pas grillés par des radiations que personne n’avait détectées de loin.

— Trente secondes après le Rallumage.

— Cinquante kilowatts par mètre carré.

Dehors, le flanc de montagne qui les protégeait du soleil commençait à rougeoyer.


Pham Trinli s’était calé sur la fréquence audio publique. Même sans cela, le Rallumage aurait été manifeste. Mais, pour l’instant, Trinli conservait ces événements dans une petite case de son esprit et se concentrait sur les communications privées en provenance d’Hammerfest. C’était à des moments comme celui-ci, lorsque les techniciens étaient débordés par des phénomènes externes, que les dispositifs de sécurité avaient le plus de chance d’être imparfaits. Si Diem respectait la chrono, lui et son équipe devaient maintenant se trouver au site d’amarrage du Trésor lointain.

Le regard de Trinli fit rapidement le tour de la demi-douzaine d’affichages qui occupaient à présent la majeure partie du champ visuel de sa cagoule. Les programmes réseau de son escadre filtraient efficacement la télémétrie. Ah ! Les vieux pièges sont les meilleurs. Maintenant qu’il leur fallait pas mal de puissance de calcul, les Émergents utilisaient de plus en plus d’automatismes Qeng Ho, et l’espionnage de Trinli n’en était que plus fructueux.

La force du signal diminua. Défaut d’alignement ? Trinli ferma quelques fenêtres sur les affichages et regarda le monde autour de lui. L’étoile MarcheArrêt avait beau être cachée derrière les montagnes, sa lumière accrochait des auréoles éblouissantes aux hauteurs exposées. La vapeur montait des endroits où la glace et la neige d’air étaient à ciel ouvert. Pour l’instant, le dais argenté installé par Diem tenait le coup, mais le tissu oscillait et claquait légèrement. Le ciel avait à présent une teinte presque bleuâtre – les brumes formées par des milliers de tonnes d’eau et d’air en ébullition transformaient l’agglomérat en comète.

Et lui bousillaient son point de vue imprenable sur Hammerfest ! Trinli agita son antenne. Il fallait plus que les brumes pour lui faire perdre le contact. Quelque chose s’était déplacé. Et voilà. Il capta à nouveau le trafic radio d’Hammerfest. Une seconde plus tard, sa crypto se resynchronisa et il était prêt à passer à l’action. Mais maintenant, il gardait un œil sur la tempête qui se déchaînait autour de lui. Le nouveau soleil était encore plus spectaculaire que prévu.

Les sondes réseau de Trinli étaient à l’intérieur de Hammerfest. Chaque programme avait ses circonstances exceptionnelles, les situations que ses concepteurs estimaient en dehors de leur responsabilité. Il existait des failles, et les circonstances extrêmes actuelles les avaient ouvertes…

Bizarre. Il y avait apparemment des douzaines d’utilisateurs connectés aux systèmes internes. Et il y avait des pans importants du système émergent qu’il ne reconnaissait pas, qui n’étaient pas construits sur les fondations communes. Or les Émergents étaient censés être des Schnocks ordinaires, qui avaient récemment retrouvé la haute technologie à l’aide du réseau radio des Qeng Ho. Il y avait carrément trop de trucs bizarres là-dessous. Trinli se brancha sur le trafic audio. Le NeSe émergent était compréhensible mais lacunaire et plein de jargon.

— … Diem… pied des rochers… comme prévu.

Comme prévu ?

Trinli scruta les flux de données associés, vit des graphiques qui indiquaient précisément le type d’armes dont disposait l’équipe de Diem et montraient le point d’accès par où il projetait d’entrer clandestinement à bord du Trésor lointain. Il y avait des tableaux de noms… ceux des conspirateurs. Pham Trinli y figurait en tant que complice accessoire. Encore des tableaux. La crypto clandestine de Jimmy Diem. La première version n’était que partiellement exacte ; des fichiers ultérieurs convergeaient sur le code que Jimmy et les autres utilisaient actuellement. D’une manière ou d’une autre, les Émergents les avaient surveillés d’assez près pour déjouer toutes leurs manœuvres. Il n’y avait pas eu de traîtres, rien qu’une attention inhumaine portée aux détails.

Pham rentra brusquement son matériel et rampa quelques brassées de plus. Il émergea, puis braqua son antenne directionnelle sur un surplomb oblique du toit de Hammerfest. L’angle devait être favorable. Il pouvait faire ricocher un faisceau en direction du site d’amarrage du Trésor lointain.

— Jimmy, Jimmy ? Tu m’entends ?

C’était de la crypto Qeng Ho, mais si l’ennemi l’interceptait, les deux extrémités de la liaison seraient repérées.


Toute sa vie, Jimmy Diem n’avait jamais voulu autre chose qu’être assez bon maître d’équipage pour passer cadre sup. Lui et Tsufe pourraient alors se marier au moment favorable où, d’après ses calculs, l’expédition vers l’étoile MarcheArrêt commencerait à rapporter. Bien entendu, c’était avant l’arrivée des Émergents et avant l’embuscade. Et maintenant ? Maintenant, il dirigeait une conspiration et misait tout sur quelques instants atrocement périlleux. Bon, au moins, ils passaient finalement à l’action…

En quarante secondes, pas plus, ils avaient parcouru quatre mille mètres, jusqu’à la limite de la face éclairée de l’agglomérat. Ç’aurait été un excellent numéro de rappel libre dans l’espace même si le soleil n’était pas en train d’exploser, même s’ils n’étaient pas enveloppés de feuille d’argent. Ils avaient failli perdre Pham Patil. Un rappel rapide dépendait de votre aptitude à choisir correctement l’emplacement du prochain crampon, de la force de traction exacte que le piton pouvait encaisser quand vous décolliez de la surface en accélérant le long de votre câble. Mais leurs visites de l’agglomérat avaient toutes été consacrées au placement des réacteurs de stabilisation. Il n’y avait pas eu de prétexte pour tester les points de rappel. Patil était lancé sous presque 1 g d’accélération lorsque son crampon lâcha prise. Il aurait flotté dans le vide jusqu’à la fin des temps si Tsufe et Jimmy ne l’avaient pas récupéré au vol et rattaché. Quelques secondes de plus, et le rayonnement solaire direct les aurait grillés à travers leurs boucliers improvisés.

Mais ça avait marché ! Ils se trouvaient sur le côté des vaisseaux interstellaires où les salauds ne s’attendaient pas à recevoir de visites. Tandis que tout le monde avait les yeux fixés sur le soleil, ils s’étaient mis en position.

Ils s’accroupirent juste à côté du point d’amarrage du Trésor. Le vaisseau les dominait de ses six cents mètres, si près qu’ils n’en voyaient qu’une partie de la gorge et les réservoirs de catalyseur avant. Mais leurs minutieuses activités d’espionnage leur avaient appris que c’était le moins touché de tous les vaisseaux Qeng Ho. Et, à l’intérieur, il y avait du matériel – et, plus important, des gens – qui pourraient recouvrer leur liberté.

Tout était dans l’ombre, mais à présent la chevelure gazeuse s’était dissipée très haut et la lumière réfléchie atténuait l’obscurité. Jimmy et les autres se débarrassèrent de leurs boucliers argentés et de leurs survêtements thermiques. Avec leurs seules combinaisons pressurisées, ils avaient soudain froid. Ils se coulèrent de cachette en cachette, traînant leurs outils et leurs armes improvisées tout en essayant de les soustraire à l’éclairage du ciel luminescent. Ça ne peut pas devenir encore plus brillant, quand même ? Mais son affichage chrono indiquait qu’il s’était écoulé moins de cent secondes depuis le Rallumage. Il y avait peut-être encore cent secondes avant l’éclat maximal.

Leur trio remonta le long des piliers d’amarrage. Au-dessus d’eux, l’avaloir du Trésor lointain devenait gigantesque. Quand on entre en douce dans un engin aussi massif qu’un ramjet, on ne risque pas tellement de le faire bouger, et c’est déjà ça ! Il devait y avoir un équipage de maintenance à bord du Trésor. Mais qui s’attendrait à des visiteurs armés au milieu de tout ce bazar ? Ils avaient eu beau calculer et recalculer ces risques, ils n’avaient pas trouvé moyen de les diminuer. Si toutefois ils s’emparaient du vaisseau, ils disposeraient d’un des meilleurs matériels restants, de vraies armes et des soldats Qeng Ho survivants. Ils auraient une chance de mettre un terme au cauchemar.

Et voilà que de la lumière solaire passait à travers la face brute du bloc de diamant ! Jimmy s’arrêta un instant pour contempler le spectacle, les yeux exorbités. Même à cette altitude, il y avait au moins trois cents mètres de diamant sans solution de continuité entre eux et la lumière intacte de MarcheArrêt. Et pourtant, ça ne suffisait pas. Dispersée sur des millions de plans de fracture, renvoyée, amoindrie, diffusée et diffractée, une petite quantité de lumière arrivait à traverser. Cette lumière était un scintillement d’arcs-en-ciel, mille minuscules disques solaires qui luisaient de partout à la surface de l’astéroïde. Et son éclat augmentait à chaque seconde, tant et si bien qu’il put voir une structure à l’intérieur de la montagne, discerner des plans de fracture et de clivage qui s’étendaient sur des centaines de mètres dans le diamant. Et la luminosité continuait d’augmenter.

Entrer en douce sous couvert de l’obscurité, tu parles ! Jimmy mit son imagination en veilleuse et se propulsa vers le haut. Vue du sol, l’écoutille annulaire était une ride minuscule sur la tranche de l’avaloir, mais elle grossit et grossit au fil de l’ascension et se centra au-dessus de sa tête. Il fit signe à Do et à Patil de se placer de chaque côté du panneau. Les Émergents avaient évidemment reprogrammé l’écoutille, mais ils n’en avaient pas remplacé le mécanisme physique comme ils l’avaient fait à bord du temp’. Tsufe avait repéré le code d’entrée aux jumelles et leurs gants seraient acceptés par le contrôle d’empreintes. Combien de gardes devraient-ils affronter ? Nous pouvons les neutraliser. Je le sais. Il leva la main pour tapoter la commande de l’écoutille, et…

Quelqu’un le bipa.

— Jimmy, Jimmy ? Tu me reçois ?

La voix était minuscule. Un traceur prétendait que c’était le décodage d’une impulsion laser venant du toit de l’habitat émergent. Mais la voix était celle de Pham Trinli.

Jimmy se figea sur place. Dans le pire des cas, l’ennemi jouait avec lui. Dans le meilleur des cas, Pham Trinli avait deviné qu’ils s’intéressaient au Trésor lointain et foutait le bordel au-delà de tout ce que quiconque aurait pu imaginer. Ignore cet imbécile, et, si tu t’en sors vivant, donne-lui une bonne raclée. Jimmy leva les yeux vers le ciel au-dessus de Hammerfest. La chevelure, violet pâle, bouillonnait lentement sous la lumière de MarcheArrêt. Dans l’espace, une liaison laser est très difficile à détecter. Mais ici, ce n’était plus le vide de l’espace ordinaire. C’était plutôt comme la surface d’une comète en survol rapproché. Si les Émergents savaient où chercher, ils pourraient probablement voir le faisceau de Trinli.

La réponse de Jimmy fut une compression d’une milliseconde renvoyée dans la direction du faisceau de Trinli :

— Décroche, vieux con. Tout de suite !

— Bientôt. Mais d’abord : ils sont au courant du plan. Ils ont déchiffré ta crypto.

C’était Trinli, un Trinli inattendu. Personne ne lui avait jamais parlé de la crypto.

— C’est un coup monté, Jimmy. Mais ils ne savent pas tout. Repliez-vous. S’ils vous ont préparé une surprise à l’intérieur du Trésor, ça sera encore pire.

Seigneur. Jimmy en resta un instant hébété. La perspective d’un échec et de la mort n’avait cessé de hanter son sommeil depuis l’embuscade. Pour en arriver là où ils étaient, ils avaient risqué leur vie mille fois. Il avait accepté l’idée que le complot puisse être découvert. Mais jamais il n’aurait cru que ça se passerait comme ça. Ce que le vieil abruti avait découvert était peut-être important ; c’était peut-être du bidon. Et reculer à ce stade serait presque le pire scénario possible. C’est trop tard, c’est tout.

Jimmy força sa bouche à s’ouvrir, ses lèvres à parler :

— Je t’ai dit de couper la communication !

Il se retourna vers la coque du Trésor et tambourina le code d’entrée sur l’écoutille. Une seconde s’écoula – puis le bivalve se scinda. Do et Patil plongèrent vers le haut dans les ténèbres du sas. Diem s’arrêta rien qu’une seconde, plaqua un petit gadget sur la coque à côté de l’ouverture, et suivit les autres.

Douze

Pham Trinli coupa la communication. Il pirouetta et redescendit rapidement le long de la fissure. Donc, on s’est fait entuber. Tomas Nau était bien trop habile, et il possédait une étrange sorte de supériorité. Trinli avait assisté à des centaines d’opérations, certaines de moindre envergure que celle-ci, d’autres qui avaient duré des siècles. Mais il n’avait jamais constaté le niveau d’attention fanatique portée au détail qu’il avait relevé dans ces redoutables filatures électroniques pratiquées par les Émergents sur la crypto clandestine. Nau disposait soit d’un logiciel magique, soit d’une équipe de monomanes. Au tréfonds de son esprit, le planificateur qui sommeillait en lui se demandait quelle était la réponse exacte et comment Pham Trinli pourrait un jour en profiter.

Pour l’instant, la survie était l’unique préoccupation. Si seulement Diem voulait s’éloigner du Trésor, le piège monté par Nau pourrait ne pas se refermer ou ne pas être aussi mortel.

La face abrupte du diamant sur sa gauche étincelait – la plus grosse pierre précieuse de tous les temps l’inondait de soleil. Droit devant, la lumière était presque aussi brillante, formant un nimbus éblouissant là où les pics glacés interceptaient les rayons de MarcheArrêt. Le bouclier antisolaire argenté bombait dangereusement, retenu au sol en trois points seulement.

Brusquement, les mains et les jambes de Pham se dérobèrent sous lui. Une culbute le propulsa hors du chemin, il se rattrapa d’une main. Et à travers cette main il entendait gémir les montagnes. La brume jaillit de la fissure sur toute sa longueur – et la montagne de diamant bougea. Avec une lenteur majestueuse – à peine un centimètre par seconde – mais elle bougea tout de même. Pham voyait de la lumière tout au long de l’embrasure. Il avait vu les cartes de l’amas utilisées par l’équipe. Diamant Un et Diamant Deux se touchaient selon un plan commun. Les ingénieurs émergents avaient utilisé la vallée commodément située au-dessus pour y ancrer une partie de la glace et de la neige ramenées d’Arachnia. Très raisonnable, peut-être… mais la modélisation avait été incomplète. Certains des volatiles s’étaient infiltrés entre les deux montagnes. La lumière qui se réfléchissait entre Diamant Un et Diamant Deux avait trouvé cette glace et cet air. Le bouillonnement était en train de disjoindre Diamant Un et Diamant Deux. Ce qui avait été des centaines de mètres de bourrelet interstitiel était maintenant une brèche irrégulière, un million de miroirs. La lumière qui la traversait était un arc-en-ciel venu tout droit de l’enfer.


— Cent quarante-cinq kilowatts par mètre carré.

— C’est le pic maximal, dit quelqu’un.

L’éclat de MarcheArrêt était cent fois plus fort que celui du soleil étalon. Sa progression correspondait aux précédents rallumages, mais l’étoile avait rarement été aussi brillante. MarcheArrêt conserverait cette luminosité dix mille secondes de plus, puis dégringolerait jusqu’à deux sols, niveau auquel elle se maintiendrait pendant quelques années.

Pas de vivats, pas de cris de triomphe. Les quelques dernières centaines de secondes, la foule rassemblée dans le temp’ était restée silencieuse. Renvoyée sans ménagement à l’intérieur, Qiwi n’avait d’abord eu en tête que sa colère. Mais elle s’était calmée lorsqu’une puis deux des amarres du dais argenté s’étaient rompues et que la glace avait été touchée par la lumière directe du soleil.

— J’avais dit à Jimmy que ça tiendrait pas.

Mais, à l’entendre, elle n’était plus en colère. Si le spectacle était de toute beauté, les dégâts, eux, étaient beaucoup plus importants que prévu. Des jets de dégazage étaient visibles de tous les côtés – et leurs pitoyables réacteurs électriques ne pouvaient aucunement lutter contre leur poussée. Il leur faudrait des Msec avant qu’ils puissent gentiment persuader l’agglomérat de se stabiliser à nouveau.

Ensuite, quatre cents secondes après le Rallumage, le dais isolant rompit ses amarres. Il s’éleva lentement en se tordant dans le ciel violet. Aucun signe des techniciens censés s’abriter sous lui. Un murmure inquiet se propagea dans l’assistance. Nau toucha sa manche, et sa voix fut soudain assez forte pour se faire entendre à l’autre bout de la salle.

— Ne vous inquiétez pas. Ils avaient plusieurs centaines de secondes pour voir que l’enveloppe était en train de se détacher, donc largement le temps de redescendre dans l’ombre.

Qiwi hocha la tête, mais elle dit tranquillement à Ezr :

— S’ils ont pas fait la culbute. Et d’abord, je comprends pas pourquoi ils sont montés là-haut.

S’ils avaient dégringolé dans le vide et dérivé jusque sous la lumière solaire… Ils allaient être proprement cuits, même avec des vestes thermiques.

Il sentit une petite main se glisser dans la sienne. Est-ce que la Morveuse se rend compte de ce qu’elle fait ? N’empêche qu’au bout d’une seconde, il serra doucement cette main. Qiwi fixait le chantier principal.

— Je devrais être là-bas.

Elle ne disait que ça depuis qu’elle avait été renvoyée à l’intérieur, mais, maintenant, c’était sur un tout autre ton.

Puis les vues extérieures tremblèrent, comme si quelque chose avait heurté toutes les caméras en même temps. La lumière qui filtrait par la facette nue de Diamant Deux augmenta d’intensité et se précisa en une ligne brisée. Et maintenant il y avait un bruit, un gémissement qui ne cessa de s’amplifier, d’abord vers l’aigu, ensuite vers le grave.

— Subrécargue !

Forte et insistante, ce n’était pas la voix robotique des techs émergents. C’était celle de Ritser Brughel.

— Diamant Deux bouge, il décolle…

Maintenant, c’était évident. La montagne tout entière basculait. Des milliards de tonnes se détachaient.

Et le gémissement qui remplissait encore l’auditorium devait être l’infrastructure de l’amarrage en train de se déformer sous le temp’.

— Nous ne sommes pas sur sa trajectoire, monsieur.

Ezr pouvait maintenant le constater. L’énormité avançait lentement, lentement, mais elle glissait en s’éloignant du temp’, de Hammerfest et des vaisseaux au mouillage. La vue extérieure avait effectué une lente rotation et revenait en arrière. Tout le monde dans l’auditorium se démenait pour attraper des sangles de maintien.

Hammerfest était construit en dur sur Diamant Un. Le gros caillou avait l’air inchangé, intact. Si les vaisseaux derrière l’habitat étaient du menu fretin comparés aux monstrueux Diamants, chaque unité mesurait néanmoins plus de six cents mètres de longueur et pesait un million de tonnes sans combustible. Et les vaisseaux oscillaient lentement au bout de leurs amarres sur Diamant Un. C’était une danse de léviathans, une danse qui les détruirait totalement si elle continuait.

— Subrécargue ! cria Brughel. J’ai le maître d’équipage en audio, Diem.

— Alors, branchez-le !


Au-dessus du sas, c’était le noir. Les lumières ne s’allumèrent pas, et il n’y avait pas d’atmosphère. Diem et les autres flottèrent sur toute la longueur du tunnel axial à la lueur clignotante des veilleuses de leur cagoule. Le tunnel s’ouvrait sur des compartiments vides, des compartiments aux parois éclatées, éventrées sur cinquante mètres de profondeur. C’était censé être le vaisseau intact. Diem sentit une inquiétude glaciale l’envahir. L’ennemi était entré après la bataille et avait fait le vide, avait laissé une carcasse morte.

Derrière lui, Tsufe dit :

— Jimmy, le Trésor bouge.

— Ouais, je sens directement la paroi, ici. On dirait qu’il pivote sur son point d’amarrage.

Diem s’éloigna à bout de bras de la main courante et appuya sa cagoule contre la paroi. Oui, s’il y avait eu une atmosphère, l’endroit résonnerait du bruit des destructions. Le Rallumage causait donc plus de chamboulement qu’on ne l’avait soupçonné. Un jour plus tôt, cette révélation aurait semé la terreur. Maintenant…

— Je ne crois pas que ce soit important, Tsufe. On y va.

Il monta encore plus vite le long de l’échelle, Do et Patil sur ses talons. Pham Trinli avait donc raison et le plan était condamné à l’échec. Mais, d’une manière ou d’une autre, il allait découvrir ce qu’on leur avait fait. Et peut-être qu’il arriverait à communiquer la vérité aux autres.

Les sas internes arrachés, le vide s’étendait à tous les compartiments. Ils passèrent en flottant devant ce qui aurait dû être des aires et des ateliers de réparation, devant de profondes cavités qui auraient dû contenir les injecteurs de démarrage du ramjet.

Tout en haut sur l’arrière, dans le cœur blindé du Trésor lointain, là où il y avait l’infirmerie, devaient se trouver les cuves à cryostase. Jimmy et les autres avancèrent latéralement au milieu du blindage. Lorsque leurs mains touchaient la paroi, ils sentaient la coque grincer, la sentaient bouger lentement. Jusque-là, les vaisseaux interstellaires serrés les uns contre les autres au mouillage n’étaient pas entrés en collision – bien que Jimmy ne fût pas sûr de pouvoir s’en assurer. Ils étaient si gros et massifs que s’ils se heurtaient à quelques centimètres par seconde leurs coques s’interpénétreraient presque sans aucune secousse.

Ils étaient devant l’entrée de l’infirmerie. Là où les Émergents prétendaient détenir les soldats survivants.

Encore du vide ? Encore un mensonge ?

Jimmy se glissa par l’embrasure. Les lampes frontales balisèrent le compartiment de leurs lueurs tremblotantes.

Tsufe Do poussa un cri.

Du vide, non. Des corps. Il promena le faisceau de sa lampe autour de lui : partout, les caissons à cryostase avaient été enlevés, mais le compartiment était… rempli de cadavres. Diem retira la lampe de son front et la colla sur une portion de paroi nue. Leurs ombres continuaient de danser et de se tordre, mais à présent il voyait tout.

— Ils… ils sont tous morts, n’est-ce pas ? dit Pham Patil d’une voix rêveuse.

Sa question était un simple constat d’horreur.

Diem avança entre les morts. Ils étaient entassés en piles régulières. Des centaines de corps dans un volume réduit. Il reconnut certains soldats. La mère de Qiwi. Rares étaient ceux qui avaient manifestement souffert d’une violente décompression. Quand les autres étaient-ils morts ? Quelques visages étaient paisibles, mais le reste… Il s’arrêta, cloué sur place par une paire d’yeux morts étincelants qui le regardaient fixement. Le visage était émacié ; des ecchymoses gelées barraient le front. Celui-ci avait survécu quelque temps après l’embuscade. Et Jimmy le reconnut.

Tsufe traversa le compartiment, enjambant l’horreur de son ombre véloce.

— C’est un des Trilandiens, n’est-ce pas ?

— Ouais. Un des géologues, je crois.

Un des universitaires censés être détenus sur Hammerfest. Diem retourna vers la lampe qu’il avait posée sur la paroi. Combien y en avait-il ? L’alignement des corps se prolongeait dans la pénombre au-delà de remplacement des cloisons abattues. Ils ont tué tout le monde ? Une nausée griffue le saisit à la gorge.

Patil flottait sans bouger depuis qu’il avait posé sa stupide question. Mais Tsufe était parcourue de frissons, sa voix passait de la platitude à un vertigineux tremblement.

— On croyait qu’ils avaient tous ces otages. Et depuis le début, ils n’avaient que des maccabs.

Elle eut un rire aigu.

— Mais ça ne changeait rien, hein ? On les a crus, et ça leur a servi aussi bien que la vérité.

— Peut-être que non.

Brusquement, la nausée avait disparu. Le piège s’était déclenché. Pas de doute, Tsufe, Patil et lui n’allaient pas tarder à mourir. Mais s’ils ne survivaient ne serait-ce que quelques secondes, peut-être que les monstres pourraient être démasqués. Il tira un boîtier audio de sa combinaison, trouva une portion de paroi propre pour établir le contact. Encore un périph E/S interdit. La possession est punie de mort, etc. Cause toujours. Mais à présent sa voix portait sur toute la longueur du Trésor, jusqu’au relais qu’il avait placé sur le sas annulaire externe. Son appel allait arroser le côté proximal du temp’. Des utilitaires sous-jacents le détecteraient. Certains réagiraient sûrement à son indice de priorité et injecteraient le message là où des Qeng Ho pourraient l’entendre.

Et Jimmy commença à parler. Qeng Ho ! Écoutez ! Je suis à bord du Trésor lointain. Le vaisseau a été dévasté. Ils ont tué tous les gens que nous croyions détenus ici…


Ezr – et tous les gens présents dans l’auditorium du temp’ – retinrent leur souffle pendant que Ritser Brughel établissait la connexion.

— Qeng Ho ! Écoutez ! Je suis…

— Maître d’équipage ! l’interrompit Tomas Nau. Qu’est-ce qui vous arrive ? Nous ne vous voyons pas dehors.

— C’est parce que je suis à bord du Trésor lointain, dit Jimmy en riant.

Nau afficha un visage perplexe.

— Je ne comprends pas. L’équipage du Trésor n’a pas signalé de…

— Bien sûr que non.

Ezr pouvait presque entendre le sourire derrière les paroles de Jimmy.

— Voyez-vous, le Trésor lointain est un vaisseau Qeng Ho et nous venons de le reprendre !

La stupéfaction et la joie se répandirent sur les visages. C’était donc cela le plan ! Un vaisseau interstellaire en état de marche, avec – qui sait ? – son armement d’origine. L’infirmerie principale des Émergents, les soldats et les officiers supérieurs qui avaient survécu à l’embuscade. Nous avons maintenant une chance de nous en sortir !

Tomas Nau semblait l’avoir compris. Son expression perplexe se changea en un regard furieux et apeuré.

— Brughel ? dit-il à la cantonade.

— Subrécargue, je crois qu’il dit vrai. Il est sur la fréquence de service du Trésor, et je n’arrive à contacter personne là-bas.

Sur la fenêtre principale, l’histogramme de l’énergie rayonnée flirtait avec les cent quarante-cinq kilowatts par mètre carré. La lumière réfléchie entre Un et Deux commençait à porter à ébullition la neige et la glace des zones d’ombre. Des blocs de minerai et de glace pesant des centaines voire des milliers de tonnes remuaient dans les failles entre les deux diamants géants. Ce mouvement était quasi imperceptible – quelques centimètres par seconde –, mais certains des rochers s’étaient maintenant détachés et flottaient librement. Malgré leur lenteur, ils pouvaient anéantir toute construction humaine avec laquelle ils entreraient en collision.

Nau contempla les fenêtres une ou deux secondes. Lorsqu’il parla, sa voix avait plus d’intensité pure que d’autorité.

— Écoutez, Diem. Ça ne peut pas marcher. Le Rallumage est en train de causer plus de dégâts que prévu. Personne ne pouvait…

Rire féroce à l’autre bout de la connexion.

— Personne ? Pas exactement. Nous avons modifié les réglages du réseau de stabilisation pour créer un peu d’animation. Histoire de donner un coup de pouce aux éventuelles instabilités.

La main de Qiwi se referma sur celle d’Ezr. La fillette ouvrait de grands yeux surpris. Ezr était quelque peu écœuré. Le réseau stabilisateur n’aurait pas pu faire grand-chose, ni dans un sens, ni dans l’autre, mais pourquoi diable aggraver la situation ?

Autour d’eux, des gens enfilaient des combinaisons à cagoule intégrales ; d’autres plongeaient à l’extérieur par les portes de l’auditorium. Un énorme bloc de minerai flottait il cent mètres, pas plus. Il s’élevait lentement et son sommet éblouissant renvoyait la lumière directe du soleil. Il allait manquer de peu le toit du temp’.

— Mais, mais…

Le volubile Subrécargue donna un instant l’impression d’être sans voix.

— Vos gens à vous pourraient mourir ! En plus, nous avons désarmé le Trésor lointain. C’est notre vaisseau-hôpital, nom de Dieu !

Pas de réponse pendant un moment, juste les échos assourdis d’une discussion. Ezr remarqua que le technicien émergent, Xin, n’avait pas prononcé un seul mot. Il fixait son Subrécargue avec de grands yeux de chien battu.

Puis Jimmy revint en fréquence :

— Allez vous faire voir. Donc, vous avez donc liquidé le système d’armement. Mais ça n’a pas d’importance, mon petit bonhomme. Nous avons préparé quatre kilos de S7. Vous ne vous êtes jamais douté que nous avions accès à des explosifs, hein ? Que ces stabilos électriques avaient plein de petits secrets ?

— Non, non ?

Nau secouait la tête presque sans but.

— Comme vous l’avez dit, Subrécargue, c’est votre vaisseau-hôpital. Il y a là vos propres compatriotes en plus de nos soldats en cryostase. Même sans les armes du vaisseau, je dirais que j’ai une bonne base de négociation.

Nau adressa un regard suppliant à Ezr et Qiwi.

— Une trêve. Jusqu’à ce que nous ayons stabilisé l’agglomérat.

— Non ! hurla Jimmy. Vous allez nous la torpiller dès que les événements auront lâché un peu de lest.

— Mais merde, c’est vos gens à vous qui sont à bord du Trésor, mon vieux !

— S’ils étaient sortis de cryo, ils seraient d’accord avec moi, Subrécargue. L’heure a sonné. Nous avons vingt-trois de vos gens à vous dans l’infirmerie plus les cinq de l’équipe d’entretien. Nous savons comment gérer les prises d’otages, aussi. Je veux Brughel et vous sur place. Vous pouvez prendre vos navettes, c’est confortable et sans risque… Vous avez mille secondes.

Ezr avait toujours pris Nau pour un individu très calculateur. Il semblait déjà être revenu de sa surprise. Le Subrécargue relevait crânement le menton et écoutait la voix de Jimmy avec un regard féroce.

— Sinon ?

— Nous perdons, mais vous aussi. Pour commencer, vos gens à vous vont mourir. Ensuite, nous allons faire sauter les amarres du Trésor avec le S7. Et nous le lancerons sur votre Hammerfest de mes deux.

Qiwi avait écoulé cet échange les yeux écarquillés, pâle, en état de choc. Soudain, elle se mit à hurler. Elle se jeta vers le son de la voix de Diem.

— Non ! Non ! Jimmy ! Fais pas ça ! Je t’en supplie !

Pendant quelques secondes, Qiwi fut au centre des regards.

Les gens cessèrent même de boucler frénétiquement combinaisons et cagoules. On n’entendit plus que le gémissement grave de l’infrastructure du temp’ qui se tordait sur ses amarres. La mère de Qiwi était à bord du Trésor lointain ; son père était sur Hammerfest avec toutes les victimes de l’épidémie. « Focalisés » ou en cryostase, la plupart des survivants de l’expédition Qeng Ho étaient dans l’un ou l’autre de ces deux endroits. Trixia. Tu vas trop loin, Jimmy. Arrête ton char ! Mais ces paroles expirèrent sur les lèvres d’Ezr. Il avait intégralement fait confiance à Jimmy. Si cette funeste conversation pouvait convaincre Ezr Vinh, peut-être convaincrait-elle Tomas Nau.

Jimmy reprit la parole sans répondre au cri de Qiwi.

— Vous n’avez plus que neuf cent soixante-quinze secondes, Subrécargue. Je vous conseille à vous et à Brughel de téléporter votre cul jusqu’ici.

Comme si c’était possible. Nau se tourna vers Xin et ils discutèrent à voix basse.

— Oui, je peux vous amener là-bas. C’est dangereux, mais les rochers en cavale avancent à moins d’un mètre par seconde. On peut les éviter.

Nau hocha la tête.

— Alors, allons-y. J’ai besoin…

Il ferma sa combinaison thermique à cagoule et sa voix devint inaudible.

Ils se dirigèrent vers la sortie ; la foule des Qeng Ho et des Émergents se liquéfia sur leur passage.

Un pop ! assourdissant résonna dans les haut-parleurs et le son fut brusquement coupé. Quelqu’un dans l’auditorium montra du doigt la fenêtre principale. Le Trésor lointain éjectait latéralement quelque chose de scintillant, un objet de taille réduite et qui se déplaçait rapidement. Un fragment de coque.

Nau s’était arrêté sur le seuil de l’auditorium. Il se retourna vers le Trésor lointain.

— Le contrôle systèmes dit que le Trésor lointain a été perforé, annonça Brughel. Explosions multiples sur le pont radial arrière numéro quinze.

Le stockage cryostatique et l’infirmerie, donc. Ezr ne pouvait bouger, ne pouvait détourner son regard. La coque du vaisseau se boursoufla en deux autres endroits. Atteintes insignifiantes comparées aux dévastations du Rallumage. Pour un œil non exercé, le Trésor aurait peut-être semblé intact. Les trous n’avaient guère que deux mètres de diamètre. Mais le S7 était le plus puissant explosif chimique Qeng Ho, et les quatre kilogrammes avaient, semble-t-il, été intégralement utilisés. Le pont radial numéro quinze se trouvait à vingt mètres en dessous de la coque extérieure, derrière quatre cloisons étanches. En se propageant vers l’intérieur, l’explosion avait très vraisemblablement écrasé la gorge du ramjet. Encore un vaisseau interstellaire hors de combat.

Qiwi flottait sans bouger au milieu de l’auditorium, hors d’atteinte des mains réconfortantes.

Treize

Les Ksec s’écoulèrent, plus chargées que jamais dans toute l’existence d’Ezr Vinh. L’atroce échec de Jimmy lui pesait sur la conscience mais il n’y avait pas de place pour l’épancher. Ils étaient carrément tous trop occupés à sauver ce qu’ils pouvaient des catastrophes humaine et naturelle.

Le lendemain, Tomas Nau s’adressa aux survivants dans le temp’ et à Hammerfest. Le Tomas Nau qui les regardait du haut de la fenêtre était visiblement fatigué et n’avait plus son onctuosité habituelle.

— Mesdames et messieurs, félicitations. Nous avons survécu au Rallumage le plus violent – ou presque – répertorié dans toute l’histoire de MarcheArrêt. Et ce, en dépit de la plus terrible des trahisons.

Il se rapprocha du PDV, comme s’il regardait les Émergents et les Qeng Ho épuisés réunis dans l’auditorium.

— L’inspection des dégâts et les tentatives de réparation vont être nos principales tâches pendant les prochaines Msec… mais je dois être franc avec vous. La bataille initiale entre Qeng Ho et Émergents a causé d’immenses destructions du côté Qeng Ho ; j’ai le regret de dire que c’était presque aussi grave du côté émergent. Nous avons essayé de dissimuler une partie de ces dommages. Nous avions abondance de pièces de rechange et d’équipement médicaux, plus les matières premières que nous avions ramenées d’Arachnia. Nous aurions disposé des compétences de centaines d’officiers Qeng Ho une fois que les problèmes de sécurité auraient été résolus. Néanmoins, nous opérions à la limite du raisonnable. Après les événements d’hier, toutes les marges de sécurité ont disparu. Actuellement, nous n’avons pas un seul ramjet en état de marche… et il n’est pas évident que nous puissions en récupérer un sur les épaves.

Seuls deux vaisseaux interstellaires étaient entrés en collision. Mais, apparemment, le Trésor lointain était le plus fonctionnel de tous, et, après le fait d’armes de Jimmy, sa propulsion et la plupart de ses systèmes de survie n’étaient plus qu’un tas de ferraille.

— Beaucoup d’entre vous ont risqué leur vie dans les dernières Ksec pour essayer de sauver un peu des volatiles. Cette partie de la catastrophe ne semble être la faute de personne. Nul d’entre nous n’avait compté sur la violence de ce Rallumage, ni sur l’effet produit par la glace emprisonnée entre deux diamants. Comme vous le savez, nous avons capturé la plupart des gros blocs. Il n’en reste plus que trois en liberté.

Benny Wen et Jau Xin travaillaient ensemble à ramener ces récalcitrants et plusieurs autres débris moins volumineux. Ils n’étaient qu’à trente kilomètres, mais les gros pesaient chacun cent mille tonnes et les seuls engins de traction dont ils disposaient étaient les navettes et un gros-porteur endommagé.

— Le flux de MarcheArrêt est retombé à deux kilowatts virgule cinq par mètre carré. Nos véhicules peuvent fonctionner sous ce rayonnement. Dans une tenue appropriée, on peut y travailler pour une courte période. Mais la neige d’air vaporisée est perdue, et nous craignons qu’il en soit de même pour la majeure partie de la glace aqueuse.

Nau écarta les mains et soupira.

— C’est comme bien des histoires que vous autres Qeng Ho nous avez racontées. Nous avons combattu et combattu, et nous avons presque abouti à notre propre extinction. Avec ce qui nous reste, pas question de rentrer chez nous – ou chez vous. Nous ne pouvons que hasarder des hypothèses sur la durée de notre survie compte tenu de ce que nous pouvons récupérer sur place. Cinq ans ? Cent ans ? Les vieilles vérités sont toujours valables : sans une civilisation pour les soutenir, un assemblage isolé de vaisseaux et d’humains ne peut reconstituer les bases de la technologie.

Un pâle sourire éclaira son visage.

— Et pourtant, il y a de l’espoir. D’une certaine manière, ces catastrophes nous ont forcés à concentrer toute notre attention sur l’objectif initial de nos missions. Ce n’est plus une question de curiosité scientifique ou même d’ouverture de marchés pour le commerce Qeng Ho – à présent, c’est notre survie même qui dépend des sophontes d’Arachnia. Ils sont sur le point d’entrer dans l’Ère de l’information. À en croire tous les indices dont nous disposons, ils vont accéder à une écologie industrielle compétente pendant la période de clarté actuelle. Si nous pouvons perdurer quelques décennies de plus, les Araignées auront l’industrie dont nous avons besoin. Nos deux missions auront réussi, même si c’est au prix de pertes humaines beaucoup plus considérables que ce que nous aurions imaginé.

« Pouvons-nous survivre trois ou cinq décennies de plus ? Peut-être. Nous pouvons récupérer, nous pouvons préserver… La vraie question est : pouvons-nous coopérer ? Notre histoire commune est mal partie. Que ce soit pour l’attaque ou la défense, nos mains ont toutes trempé dans le sang. Vous savez tous le rôle qu’a joué Jimmy Diem. Au moins trois personnes étaient impliquées dans ce complot. Il se peut qu’il y en ait d’autres – mais un pogrom sécuritaire n’aboutirait qu’à réduire nos chances globales de survie. Alors, j’en appelle à vous tous qui, parmi les Qeng Ho, ont pu participer à cette conspiration, même marginalement : rappelez-vous ce que Jimmy Diem, Tsufe Do et Pham Patil ont fait et tenté de faire. Ils étaient disposés à détruire tous les vaisseaux et à oblitérer Hammerfest. Au lieu de quoi, leurs propres explosifs les ont anéantis, ont anéanti les Qeng Ho que nous maintenions en cryostase, et ont anéanti une infirmerie pleine d’Émergents et de Qeng Ho.

« Nous voici donc en exil. Un exil que nous avons nous-mêmes provoqué. Je continuerai d’assurer de mon mieux la direction des opérations, mais sans votre aide, nous échouerons à coup sûr. Il nous faut enterrer nos haines et nos différences. Qeng Ho, les Émergents vous connaissent bien ; nous écoutons votre réseau public depuis des centaines d’années. Cette somme d’informations nous a donné un avantage décisif pour recouvrer notre technologie.

Nouveau sourire las.

— Je sais que vous avez agi ainsi pour agrandir votre clientèle ; nous vous en sommes néanmoins reconnaissants. Or ce que les Émergents sont devenus ne correspond pas à vos attentes. J’ai la conviction que nous apportons quelque chose de nouveau et d’étonnamment puissant à l’univers humain : la Focalisation. C’est quelque chose qui vous paraîtra étrange, au début. Je vous prie de laisser le temps agir. Apprenez nos us et coutumes, comme nous avons appris les vôtres.

« Avec le soutien volontaire de tous, nous pourrons survivre. En fin de compte, nous pourrons prospérer.

Le visage de Nau s’effaça de l’affichage, remplacé par une vue sur la surface reconfigurée de l’agglomérat. D’un bout à l’autre de la salle, les Qeng Ho échangeaient des regards et s’entretenaient sans élever la voix. Les Négociants étaient d’un orgueil immodéré lorsqu’ils se comparaient aux Clients. À leurs yeux, même les civilisations les plus prestigieuses – même Namqem, même Canberra – étaient comme de brillantes fleurs, condamnées par leur beauté et leur sédentarité à se faner et à se dessécher. C’était la première fois qu’Ezr avait vu de la honte sur les visages d’autant de Qeng Ho. J’ai travaillé avec Jimmy. Je l’ai aidé. Même ceux qui s’étaient tenus à l’écart avaient dû ressentir une certaine fierté en entendant ses premières paroles émises depuis le Trésor lointain.

Comment les choses pouvaient-elles tourner aussi mal ?


Ciret et Marli vinrent le chercher.

— Quelques questions en rapport avec l’enquête.

Les gardes émergents le conduisirent à l’intérieur du temp’, puis le firent monter, mais pas jusqu’au sas des navettes. Nau était dans le bureau marqué « Administrateur de l’escadre » – le propre bureau de Vinh. Le Subrécargue y avait pris place avec Ritser Brughel et Anne Reynolt.

— Asseyez-vous… administrateur, dit tranquillement Nau en désignant à Ezr sa place au milieu de la table.

Vinh s’approcha lentement, s’assit. Il avait du mal à regarder Tomas Nau dans les yeux. Quant aux autres… Anne Reynolt semblait aussi impatiente et irritable que jamais. Il était facile d’éviter son regard, puisque de toute façon elle ne le regardait jamais en face. Ritser Brughel semblait aussi fatigué que le Subrécargue, mais il avait un bizarre sourire à éclipses. L’homme le fixait intensément ; Vinh se rendit soudain compte que Brughel savourait silencieusement son triomphe. Le nombre des morts – dans un camp comme dans l’autre – ne comptait pas pour un sadique comme lui.

— Administrateur.

Vinh se retourna en entendant la voix tranquille de Nau.

— À propos de la conspiration de J.Y. Diem…

— J’étais au courant, Subrécargue. Je…

Le ton était quelque part entre l’irrévérence et la confession.

Nau leva la main.

— Je sais. Mais vous étiez un participant accessoire. Nous en avons identifié plusieurs autres. Le vieux bonhomme, Trinli. C’est lui qui leur a fourni la coloration protectrice – et qui a bien failli mourir pour sa peine.

Ritser Brughel gloussa.

— Ouais, il a failli y passer. Je parie qu’il pleurniche encore.

Nau se retourna vers Brughel. Il ne dit rien, se contenta de le fixer. Une seconde plus tard, Ritser hocha la tête et son comportement devint une morose imitation de celui de Nau.

Le Subrécargue se tourna à nouveau vers Vinh.

— Nul d’entre nous ne peut se permettre de manifester sa rage ou son triomphe dans les circonstances présentes. Nous avons désormais besoin de tout le monde, même de Pham Trinli.

Il lança à Vinh un regard lourd de sens, que Vinh soutint parfaitement.

— Oui, monsieur. Je comprends.

— Nous vous informerons plus tard en détail sur la conjuration, administrateur. Il nous faudra identifier ceux qui demandent une surveillance renforcée. Pour l’instant, il y a plus important à faire que de remuer le passé.

— Même après les événements, vous voulez que je sois administrateur de l’escadre ?

Comme il avait détesté ce boulot ! Il le détestait encore plus à présent, pour des raisons entièrement différentes.

Mais le Subrécargue hocha la tête.

— Vous étiez la personne qu’il fallait avant, et vous l’êtes toujours. En outre, nous avons besoin de continuité. Si vous acceptez visiblement et sans réserve mon autorité, la communauté dans son ensemble aura de meilleures chances de s’en sortir.

— Oui, monsieur.

Il était parfois possible de racheter sa culpabilité. Pour Jimmy, Tsufe et Pham Patil, il n’en était plus question.

— Parfait. Si je comprends bien, notre situation physique s’est stabilisée. Il n’y a pas de situation critique permanente. Où en sont Xin et Wen ? Vont-ils pouvoir sauver les deux blocs de glace qu’ils poursuivent ? Leur ravitaillement en combustible a la priorité.

— Nous avons la distillerie en ligne, monsieur. Nous commencerons à l’alimenter dans quelques Ksec.

Et nous pourrons refaire le plein des navettes.

— J’espère que nous aurons ramené les derniers blocs de glace au sol et à l’ombre dans moins de quarante Ksec.

Nau interrogea Anne Reynolt du regard.

— L’estimation est raisonnable, Subrécargue. Tous les autres problèmes sont sous contrôle.

— Alors, nous avons le temps d’aborder les questions importantes, les questions humaines. Monsieur Vinh, nous allons faire plusieurs annonces à la fin de cette journée. Je veux que vous en compreniez le sens. Vous-même et Qiwi Lin Lisolet serez remerciés pour l’aide que vous avez apportée dans le démantèlement de ce qui reste de la conspiration.

— Mais…

— Oui, je sais qu’il y a là un élément de fiction. Mais Qiwi n’a jamais eu connaissance du complot, et elle nous a sérieusement aidés.

Nau observa une pause.

— La pauvre petite a été déchirée par ce qui s’est passé. Il y a beaucoup de colère en elle. Pour son bien, et pour le bien de toute la communauté, je veux que vous jouiez le jeu. Me faut-il souligner qu’un grand nombre de Qeng Ho se sont montrés raisonnables et se sont engagés à travailler avec moi ?

Nouveau silence.

— Et maintenant, le plus important. Vous avez entendu mon discours, et le passage sur l’apprentissage des coutumes émergentes ?

— À propos de… la Focalisation ?

À propos de ce qu’ils avaient véritablement fait à Trixia.

Derrière Nau, le sourire sadique illumina une fois de plus la trogne de Ritser Brughel.

— C’est l’essentiel, dit Nau. Peut-être aurions-nous dû être plus ouverts à ce sujet, mais la période de formation n’était pas terminée. La Focalisation peut faire la différence entre la vie et la mort dans les circonstances présentes. Ezr, je veux qu’Anne vous emmène à Hammerfest et vous explique tout cela. Vous serez le premier. Je veux que vous compreniez de quoi il s’agit et que vous cessiez de vous y opposer. Quand vous y serez parvenu, je veux que vous expliquiez la Focalisation à vos compatriotes, et le fassiez de manière à ce qu’ils l’acceptent, afin que survive ce qui reste de nos deux missions.


Le secret que Vinh voulait à toute force savoir, le secret qui avait impulsé tous ses rêves pendant des Msec allait donc lui être révélé. Ezr remonta avec Reynolt la coursive centrale qui menait au sas des navettes. Chaque mètre était un combat pour lui. La Focalisation. L’infection qu’ils n’arrivaient pas à guérir. Le sida mental. Il y avait eu des rumeurs et des cauchemars, et maintenant, il allait savoir la vérité.

Reynolt lui fit signe de monter dans la navette.

— Asseyez-vous ici, Vinh.

Paradoxalement, il préférait avoir affaire à Anne Reynolt. Elle ne déguisait pas son mépris et n’affectait nullement le triomphalisme sadique qui suintait de Ritser Brughel.

La navette se referma et s’éloigna. Le temp’ Qeng Ho était toujours attaché à l’agglomérat. Le rayonnement solaire était encore trop fort pour permettre de le libérer. Le ciel violet était progressivement redevenu noir, mais une demi-douzaine de queues de comètes s’étiraient au milieu des étoiles – blocs de glace de tailles variées qui flottaient à présent à plusieurs kilomètres de là. Wen et Xin étaient quelque part dans ces parages.

Hammerfest était à moins de cinq cents mètres du temp’ – un saut en chute libre sans problème si Reynolt l’avait voulu. Au lieu de quoi, ils traversèrent confortablement le vide dans leur salon flottant. Qui n’aurait pas vu l’agglomérat avant le Rallumage ne se serait peut-être pas douté qu’une catastrophe s’était produite. Les monstrueux rochers avaient depuis longtemps cessé de bouger. La glace et la neige en vrac avaient été redistribuées sur toute la zone d’ombre en gros blocs, en blocs plus petits, en blocs encore plus petits, et ainsi de suite – une accumulation fractale. Seulement, il y avait à présent moins de glace, et encore moins de neige d’air. La face de l’amas opposée au soleil baignait dans la lumière qu’Arachnia réfléchissait telle une lune brillante. La navette passa à cinquante mètres au-dessus des équipes qui s’affairaient à repositionner les réacteurs électriques. La dernière fois qu’il avait regardé le chantier, Qiwi Lisolet y était et dirigeait plus ou moins les opérations.

Reynolt s’était sanglée en face de lui.

— Les Focalisés aboutis sont tous sur Hammerfest. Vous pourrez parler à qui vous voudrez, ou presque.

Hammerfest ressemblait à un élégant domaine privé. C’était le cœur luxueux des installations émergentes. Ce qui avait un peu consolé Ezr. Il s’était dit que Trixia et les autres y seraient décemment traités. Ils y étaient peut-être détenus comme les prisonniers de l’histoire Qeng Ho, comme les Cent Otages sur Pyorya l’Ultime. Mais nul Négociant sain d’esprit ne construirait jamais un habitat enraciné dans un tas de débris. Continuant sur son erre, la navette survola des tours d’une irréelle beauté, un gracieux château s’élevant en spirale du plan cristallin. Il n’allait pas tarder à savoir ce que dissimulait ce château… Le terme employé par Reynolt finit par capter son attention.

— Les Focalisés aboutis ?

Reynolt haussa les épaules.

— La Focalisation, c’est le sida mental tenu en laisse. Nous avons eu trente pour cent de pertes dans les premières conversions ; nous en aurons peut-être encore plus dans les années à venir. Nous avions transféré les plus atteints sur le Trésor lointain.

— Mais qu’est-ce qui…

— Taisez-vous et laissez-moi vous expliquer.

Son attention fut brièvement attirée par quelque chose derrière Vinh et elle ne dit rien pendant plusieurs secondes.

— Vous vous rappelez être tombé malade au moment de l’embuscade. Vous avez deviné qu’il s’agissait d’une maladie fabriquée par nous ; sa durée d’incubation était un élément essentiel de notre plan. Ce que vous ne savez pas, c’est que l’usage militaire de ce microbe est d’importance secondaire.

Le sida mental était un virus. Sous sa forme originelle et naturelle, il avait fait des millions de victimes dans le système solaire des Émergents, avait détruit leur civilisation… et préparé la voie à l’ère d’expansion actuelle. Car les souches originelles du microbe avaient une propriété insolite : elles étaient un vivier de neurotoxines.

— Dans les siècles qui ont suivi les Années Fléaux, l’Émergence a amadoué le sida mental et l’a mis au service de la civilisation. Sous sa forme présente, il a besoin d’être aidé pour franchir la barrière hémato-encéphalique, puis il se diffuse dans tout le cerveau de manière inoffensive en infectant environ quatre-vingt-dix pour cent des cellules gliales. Et nous savons maintenant contrôler la libération des substances neuroactives.

La navette ralentit et pivota pour s’aboucher avec précision au sas de Hammerfest. Arachnia, « pleine lune » de presque un demi-degré de diamètre, traversa le ciel. La planète resplendissait dans sa blancheur immaculée où les nuages dissimulaient sa furieuse renaissance.

C’est à peine si Ezr le remarqua. Son imagination était piégée par la vision tapie derrière l’aride jargon d’Anne Reynolt : le virus chéri des Émergents pénétrant le cerveau, se multipliant des dizaines de millions de fois et injectant goutte à goutte le poison dans un cerveau encore en vie. Il se rappela la meurtrière pression sous son crâne lorsque que le module de débarquement avait décollé d’Arachnia. C’était cela, la maladie qui cognait aux portes de son esprit. Ezr Vinh et tous les autres résidents du temp’ Qeng Ho avaient repoussé cette agression – ou peut-être leurs cerveaux étaient-ils encore infectés et la maladie couvait. Mais Trixia Bonsol et les gens dont le nom était accompagné de l’icône « Focalisé » avaient bénéficié d’un traitement spécial. Au lieu de les guérir, Reynolt avait cultivé l’infection dans le cerveau des victimes comme de la moisissure dans la pulpe d’un fruit. S’il y avait eu la moindre pesanteur à l’intérieur de la navette, Ezr aurait vomi.

— Mais pourquoi ?

Reynolt ignora sa question. Elle déverrouilla le panneau du sas et le conduisit dans Hammerfest. Lorsqu’elle parla à nouveau, il y avait presque de l’enthousiasme dans sa voix atone.

— La Focalisation ennoblit. Elle est la clef du succès des Émergents et est bien plus subtile que vous ne l’imaginez. Nous n’avons pas seulement créé un microbe psychoactif. C’est un organisme dont la croissance à l’intérieur du cerveau peut être contrôlée avec une précision millimétrique. Et, une fois en place, l’ensemble peut être guidé dans ses effets avec la même précision.

Vinh réagit avec une telle indifférence que Reynolt elle-même fut obligée de s’en apercevoir.

— Vous ne voyez donc pas ? Nous pouvons améliorer les aspects de la conscience qui ont trait à la concentration de l’attention : nous pouvons prendre des humains et les transformer en machines analytiques.

Elle lui donna tous les horribles détails. Sur les mondes des Émergents, le processus de Focalisation couvrait les dernières années formatrices d’un spécialiste, intensifiant l’expérience du troisième cycle universitaire afin de produire le génie. Pour Trixia et les autres, le processus avait été forcément plus abrupt. Des jours durant, Reynolt et ses techniciens avaient forcé le virus à déclencher l’expression génétique qui libérerait précisément les substances chimiques de la pensée – sous le contrôle des ordinateurs médicaux émergents qui rassemblaient les réponses de diagnostics cérébraux conventionnels…

— Et maintenant, la formation est terminée, les survivants sont prêts à poursuivre leurs recherches comme ils n’auraient jamais pu le faire auparavant.


Reynolt lui fit traverser des salles luxueusement meublées, aux murs moquettés. Ils empruntèrent des coursives qui s’étrécissaient continuellement jusqu’à devenir des tunnels d’à peine un mètre de diamètre. Une architecture capillaire qu’il avait vue dans les livres d’histoire… des images du cœur d’une tyrannie urbaine. Finalement, ils s’arrêtèrent devant une simple porte. Comme celles qui l’avaient précédée, elle affichait un numéro et une spécialité. F042 LINGUISTIQUE EXPLORATOIRE.

Reynolt fit halte.

— Une dernière chose. Le Subrécargue Nau pense que vous risquez d’être perturbé par ce que vous verrez ici. Je sais que les non-Émergents ont un comportement extrême lorsqu’ils découvrent la Focalisation pour la première fois.

Elle inclina la tête, à croire qu’elle débattait de la rationalité d’Ezr.

— Bon. Le Subrécargue m’a demandé de souligner ceci : normalement, la Focalisation est réversible, du moins en grande partie.

Elle haussa les épaules, comme si elle venait de prononcer un texte appris par cœur.

— Ouvrez la porte.

La voix d’Ezr se brisa sur ces mots.


La cabine était minuscule, faiblement éclairée par la lueur d’une douzaine de fenêtres actives. La lumière formait un halo autour de la tête de l’occupante : cheveux courts, corps élancé dans un simple treillis.

— Trixia ? dit-il doucement.

Il tendit la main pour lui toucher l’épaule. Elle ne bougea pas la tête. Refoulant sa terreur, Vinh s’obligea à contourner la jeune femme pour la voir en face.

— Trixia ?

Un instant, elle lui donna l’impression de le regarder dans les yeux. Puis elle tressaillit, s’arracha à son contact et se contorsionna pour regarder les fenêtres derrière lui.

— Tu me bouches la vue ! Je ne peux pas voir !

Elle parlait d’une voix nerveuse, au bord de la panique.

Ezr baissa la tête, se retourna pour voir ce qui était si important sur les écrans. Les murs autour de Trixia étaient remplis de diagrammes structuraux et générationnels. Toute une section semblait être des options de vocabulaire. Il y avait des mots NeSe appariés en choix multiple avec des fragments d’absurdités imprononçables. C’était un environnement typique d’analyse linguistique, avec toutefois plus de fenêtres actives que n’en utiliserait une personne raisonnable. Le regard de Trixia allait prestement d’un point à un autre tandis que ses doigts pianotaient ses choix. De temps en temps, elle marmonnait un ordre. Une concentration absolue se lisait sur son visage. Ce n’était pas une expression non humaine, et elle n’était pas par elle-même inquiétante ; il l’avait déjà vue lorsque Trixia était totalement fascinée par un problème linguistique quelconque.

Une fois qu’il eut évacué son champ de vision, il était sorti de son esprit. Elle était plus… focalisée que jamais, autant qu’il s’en souvienne.

Et Ezr Vinh commença à comprendre.

Il l’observa quelques secondes, regarda les configurations envahir les écrans, vit des choix se préciser, des structures évoluer. Finalement, il demanda, d’une voix tranquille, presque désintéressée :

— Alors, comment ça se passe, Trixia ?

— Bien.

La réponse était immédiate, le ton exactement celui de la Trixia habituelle lorsqu’elle était distraite.

— Les livres de la bibliothèque des Araignées… ils sont fantastiques. Je commence à piger leur graphémique, maintenant. Personne n’a encore jamais rien vu, jamais rien fait de pareil. Les Araignées ne voient pas comme nous ; chez elles, la fusion visuelle est complètement différente. Sans le livre de physique, je n’aurais jamais imaginé le concept de graphèmes disjoints.

Sa voix était lointaine, quelque peu excitée. Elle lui parlait sans se tourner vers lui et ses doigts continuaient de pianoter. À présent que ses yeux étaient habitués à la pénombre, il discernait de menus détails inquiétants. Le treillis de Trixia était neuf mais un liquide sirupeux avait laissé des taches sur le devant. Ses cheveux, même coupés court, étaient emmêlés et graisseux. Une parcelle d’une substance non identifiable – viande, morve ? – adhérait à la courbe de son visage juste au-dessus des lèvres.

Est-ce qu’elle peut se laver toute seule, au moins ? Vinh regarda vers le bas, vers la porte. Il n’y avait pas assez de place pour trois personnes ; Reynolt avait passé la tête et les épaules par l’ouverture. Elle flottait sans problème, en équilibre sur les coudes, et fixait Ezr et Trixia avec un intense intérêt.

— Le Dr Bonsol s’en est bien tirée, mieux, même, que nos propres linguistes, et eux sont Focalisés depuis leur doctorat. Grâce à elle, nous allons disposer d’une connaissance écrite du langage des Araignées avant même qu’elles se réveillent.

Ezr toucha à nouveau l’épaule de Trixia. Une fois de plus, elle s’écarta en tressaillant. Ce n’était pas un geste de colère ni de peur ; c’était comme si elle se débarrassait d’une mouche agaçante.

— Tu te souviens de moi, Trixia ?

Pas de réponse, mais il était sûr qu’elle l’avait reconnu – c’était simplement trop peu important pour qu’elle le mentionne. Princesse ensorcelée, seules les méchantes sorcières pourraient la réveiller. Et encore… Mais cet envoûtement ne se serait jamais produit s’il avait prêté plus d’attention aux craintes de la princesse, s’il avait écoulé Sum Dotran.

— Je suis tellement désolé, Trixia.

— Suffit pour cette visite, administrateur, dit Reynolt.

Elle lui fit signe de sortir de la cabine.

Il se glissa à l’extérieur. Trixia n’avait pas une seule fois quitté son travail des yeux. C’était cette qualité de détermination qui avait attiré Ezr Vinh, au début. Trilandienne, elle était au nombre des rares natifs de sa planète à participer à l’expédition Qeng Ho sans avoir d’amis proches ni même un minimum de famille. Trixia avait rêvé d’apprendre le non-humain, d’apprendre ce qu’aucun humain n’avait jamais connu. Elle avait ressenti ce rêve aussi farouchement que le plus téméraire des Qeng Ho. Et voilà qu’elle avait ce pour quoi elle s’était sacrifiée… et rien d’autre.

Encore dans l’embrasure, il s’arrêta et regarda la nuque de Trixia au fond de la cabine.

— Tu es heureuse ? demanda-t-il d’une petite voix sans vraiment s’attendre à une réponse.

Elle ne se tourna pas, mais ses doigts cessèrent de pianoter. Alors que ni le visage de Vinh ni le contact de sa main ne lui avaient fait la moindre impression, le simple libellé d’une question stupide l’avait mise en pause. Quelque part dans cette tête chérie, la question filtra à travers plusieurs couches de Focalisation, fut brièvement examinée.

— Oui, très.

Et il l’entendit pianoter à nouveau.


Vinh ne garda nul souvenir du trajet de retour au temp’, et, ensuite, guère plus que des fragments mémoriels confus. Il aperçut Benny Wen sur la plate-forme d’arrimage.

Benny voulait lui parler.

— Nous sommes de retour plus tôt que je l’aurais cru. Tu ne peux pas imaginer à quel point les pilotes de Xin sont doués.

Il baissa la voix.

— Ai Sun était parmi eux. Tu sais, celle de la Main invisible. Elle était dans la section Navigation. Quelqu’un de chez nous, Ezr. Mais c’est comme si elle était morte à l’intérieur, comme les autres pilotes de Xin et les programmeurs émergents. Xin a dit qu’elle était Focalisée. Il a dit que tu pourrais m’expliquer ce que c’est. Ezr, tu sais que mon vieux est là-bas à Hammerfest. Qu’est-ce…

C’était tout ce dont Ezr de souvenait. Peut-être avait-il crié quelque chose à Benny, peut-être l’avait-il seulement bousculé. Je veux que vous expliquiez la Focalisation à vos compatriotes, et le fassiez de manière à ce qu’ils l’acceptent, afin que survive ce qui reste de nos deux missions.

Lorsqu’il eut retrouvé la raison…

Vinh était seul dans le parc central du temp’, sans se souvenir aucunement de s’y être aventuré. Le parc s’ouvrait autour de lui, les cimes feuillues des arbres se tendaient sur cinq côtés pour le toucher. Un vieux proverbe disait : sans bactério, un habitat ne peut maintenir ses occupants en vie ; sans parc, les occupants perdent leur âme. Même sur les ramjets au plus profond des étoiles, il y avait toujours le bonsaï du Commandant. Dans les temp’s plus importants, les habitats vieux de mille ans sur Canberra et Namqem, le parc était le plus vaste espace libre au sein de la structure, une nature s’étendant sur des kilomètres et des kilomètres. Or il y avait derrière la conception du moindre parc, si exigu soit-il, des millénaires d’ingéniosité Qeng Ho. Celui-ci donnait l’impression d’une forêt profonde, évoquant des créatures petites et grandes tapies juste derrière les arbres les plus proches. La préservation de l’équilibre vital dans un parc aussi petit était probablement, de tous les projets de recherche du temp’, le plus difficile à réaliser.

Le crépuscule envahissait le parc. L’obscurité était en bas. À la droite de Vinh, une dernière lueur bleu ciel brillait derrière les arbres. Vinh tendit le bras et gagna le sol de branche en branche. La distance était courte ; le parc avait moins de douze mètres de diamètre. Vinh se blottit dans la mousse profonde entourant un tronc d’arbre et écouta les bruits vespéraux de la rafraîchissante forêt. Une chauve-souris papillota sur fond de ciel et, quelque part, une colonie de papillons murmura musicalement. La chauve-souris était vraisemblablement simulée. Un parc aussi exigu ne pouvait héberger ni gros animaux ni rongeurs véloces, mais les papillons devaient être réels.

Un instant merveilleux, la pensée s’abolit… puis s’en revint, tranchante comme une lame neuve. Jimmy était mort. Et Tsufe, et Pham Patil. En mourant, ils avaient tué des centaines d’autres personnes, y compris les gens qui sauraient peut-être ce qu’il fallait faire maintenant. Et pourtant, je vis encore.

Une demi-journée seulement plus tôt, découvrir ce qui était arrivé à Trixia l’aurait plongé dans une rage folle. À présent, la honte étouffait cette fureur. Ezr Vinh avait sa part de responsabilité dans le carnage à bord du Trésor lointain. Si Jimmy avait eu un peu plus de « succès », tous les occupants d’Hammerfest seraient peut-être morts eux aussi. Faire preuve d’une légèreté coupable en apportant son soutien à des imbéciles violents, était-ce aussi grave que tendre une embuscade traîtresse ? Et il faut que je me rachète. Maintenant, je dois tant bien que mal expliquer la Focalisation à mes compatriotes, et le faire de manière à ce qu’ils l’acceptent, afin que survive ce qui reste de nos deux missions.

Ezr étouffa un sanglot. Il était censé persuader les autres d’accepter ce contre quoi il aurait lui-même risqué sa vie. Dans toutes ses études, toutes ses lectures, dans les dix-neuf ans de son existence, il n’avait jamais imaginé qu’il puisse y avoir quelque chose d’aussi difficile.

Une minuscule lumière oscillait, moyennement proche. Des branches s’écartèrent. Quelqu’un était entré dans le parc, se dirigeait à tâtons vers la clairière centrale. La lumière éclaira brièvement le visage de Vinh puis s’éteignit.

— Ah ah ! Je me suis dit que tu irais peut-être retrouver le sol.

C’était Pham Trinli. Le vieil homme empoigna une branche basse et s’installa sur la mousse à côté de Vinh.

— Courage, mon petit gars. Diem avait le cœur là où il fallait. Je l’ai aidé du mieux que j’ai pu, mais c’était une tête brûlée, un je-m’en-foutiste – tu te rappelles comment il parlait ? J’aurais jamais cru qu’il puisse être bête à ce point, et voilà des centaines de morts à son actif. La connerie, on n’y peut rien.

Vinh se tourna dans la direction de la voix ; le visage de l’autre n’était qu’une tache grisâtre dans la demi-obscurité. Un instant, Vinh hésita, tenté par la violence. Ça lui ferait drôlement du bien de lui casser la gueule. Au lieu de quoi, il se carra un peu plus dans le noir et laissa son souffle se calmer.

— Ouais. On n’y peut rien.

Et peut-être que ça va retomber un peu sur ta pomme. Nau avait sûrement mis le parc sur écoutes.

— Courageux. J’aime ça.

Dans l’obscurité, Vinh ne pouvait dire si l’autre souriait ou si ce ridicule compliment était sincère. Trinli se coula un peu plus près de lui et se mit à chuchoter.

— Faut pas prendre les choses si mal que ça. Des fois, faut jouer le jeu des autres pour s’en sortir. Et je crois que tu peux manipuler ce Subrécargue Nau de mes deux. Son discours, là… t’as remarqué ? Après tout le carnage causé par Jimmy, Nau était accommodant. Je te jure, il a piqué son texte dans un truc de notre histoire à nous.

Même l’enfer avait donc ses bouffons. Pham Trinli, cette vieille baderne, qui se prenait pour un fin conspirateur en chuchotant des confidences dans le parc central d’un temp’. Trinli était complètement à côté de ses pompes. Pis encore, il comprenait tellement de trucs à l’envers…

Ils restèrent assis quelques secondes dans l’obscurité quasi complète et Trinli demeura charitablement silencieux. Pour Vinh, la stupidité de l’autre était un gros pavé dans la mare de son désespoir. Elle faisait tout remonter à la surface. Ces absurdités lui donnaient une cible pour épancher sa colère au lieu de se mettre le martel en tête. Le discours de Nau… accommodant ? En un sens. Dans cette affaire, Nau était la victime. Mais ils étaient tous victimes. La coopération était à présent l’unique issue. Il repensa aux paroles de Nau. Hum. Certaines expressions étaient effectivement empruntées… au discours de Pham Nuwen à la Brèche de Brisgo. La Brèche de Brisgo était un brillant point culminant dans l’histoire des Qeng Ho ; les Négociants avaient sauvé là une civilisation et des milliards de vies humaines. À supposer qu’un événement de cette magnitude puisse être concentré dans un point unique de l’espace-temps, la Brèche de Brisgo était l’origine du monde Qeng Ho moderne. Les similitudes avec la situation actuelle étaient à peu près inexistantes… sauf que, là aussi, des gens de tous horizons avaient coopéré, l’avaient emporté en présence d’une terrible trahison.

Le discours de Pham Nuwen avait été rediffusé d’un bout à l’autre de l’Espace Humain de nombreuses fois dans les deux mille dernières années. Rien d’étonnant à ce que Tomas Nau le connaisse. Il avait donc inséré une expression ici et là, cherché un arrière-plan commun… sauf que le concept de « coopération » envisagé par Nau impliquait d’accepter la Focalisation et ce qu’on avait fait subir à Trixia Bonsol. Vinh comprit que certaines parties de son esprit avaient perçu ces similitudes, avaient été émues par elles. Mais la révélation du plagiat changeait la perspective. C’était tellement facile, et ça aboutissait à l’obligation pour Vinh d’accepter… la Focalisation.

La honte et le remords n’avaient cessé de l’accabler ces deux derniers jours. Maintenant, Ezr se posait des questions. Il n’avait jamais été ami avec Jimmy Diem. L’autre avait quelques années de plus, et, depuis leur première rencontre, Diem avait été son maître d’équipage, l’avait constamment rappelé à l’ordre. Ezr essaya de repenser à Jimmy, de prendre du recul. Ezr Vinh lui-même n’était pas une perle, mais il avait grandi près du sommet de Vinh.23. Parmi ses oncles, tantes et cousins se comptaient certains des Négociants les plus influents dans cette extrémité de l’Espace Humain. Ezr les avait écoutés et avait joué avec eux depuis son plus jeune âge… et Jimmy Diem n’était pas du même monde, tout simplement. Jimmy était dur à la tâche, mais il n’avait pas tant d’imagination que ça. Ses ambitions étaient modestes, ce qui tombait bien puisque en se démenant comme il le faisait Jimmy était à peine capable de diriger une seule équipe. Hum. Jamais je n’avais pensé à lui en ces termes. Triste révélation qui faisait brusquement de Jimmy l’autoritaire maître d’équipage un individu beaucoup plus sympathique, quelqu’un avec qui on aurait pu être ami.

Et, tout aussi brusquement, Ezr comprit à quel point Jimmy avait dû en avoir marre de faire monter les enchères dans le jeu de menaces entre lui et Tomas Nau. Il lui manquait le machiavélisme nécessaire et, en fin de compte, il avait simplement commis une erreur de calcul. Tout ce que ce type voulait faire, c’était épouser Tsufe Do et devenir cadre sup. Ça ne tient pas debout. Vinh prit soudain conscience de l’obscurité alentour, du chant des papillons qui dormaient dans les arbres. La fraîcheur de la mousse humide traversait sa chemise et son pantalon. Il essaya de se souvenir exactement de ce qu’il avait entendu via les haut-parleurs de l’auditorium. La voix était celle de Jimmy, sans aucun doute. L’accent était précisément celui du NeSe de la famille Diem. Mais le ton, le choix des mots étaient si pleins d’assurance, si arrogants, si… joyeux, presque. Jimmy Diem n’aurait jamais pu simuler cet enthousiasme. Et Jimmy Diem n’aurait jamais ressenti pareil enthousiasme non plus.

Il n’y avait qu’une seule conclusion possible. Simuler la voix et l’accent de Jimmy Diem ne devait pas être chose facile, n’empêche qu’ils y étaient arrivés. Qu’est-ce qui avait été truqué encore ? Jimmy n’avait tué personne. Les officiers Qeng Ho avaient été assassinés avant même que Jimmy, Tsufe et Pham Patil montent à bord du Trésor lointain. Tomas Nau avait accumulé meurtres sur meurtres pour revendiquer son avantage moral. Expliquez la Focalisation à vos compatriotes, et faites-le de manière à ce qu’ils l’acceptent, afin que puisse survivre ce qui reste de nos missions.

Vinh leva les yeux vers l’ultime lueur au firmament. Des étoiles perçaient çà et là entre les branches, voûte céleste copiée sur un ciel à des années-lumière de là. Il entendit remuer Pham Trinli. Le vieillard lui tapa maladroitement sur l’épaule et sa silhouette efflanquée décolla du sol.

— Bien. Tu ne hurles plus. J’ai cru comprendre que tu avais besoin d’un peu de réconfort. N’oublie pas : il faut jouer le jeu des autres pour t’en sortir. Au fond, Nau est un tendre ; nous pouvons le manipuler.

Ezr frissonnait ; un grondement de colère remontait dans sa gorge. Il l’intercepta, en fit un sanglot, changea son tremblement de rage en un chevrotement épuisé.

— Ou-oui… Faut jouer le jeu.

— Brave petit.

Trinli lui tapa encore sur l’épaule puis fit demi-tour pour retrouver son chemin au milieu des cimes. Ezr se souvint de la description de Trinli par Ritser Brughel après le Rallumage. Le vieil homme était insensible à la manipulation morale de Nau. Mais cela n’avait pas d’importance, puisque Trinli était aussi un lâche qui s’ignorait : Faut jouer le jeu pour s’en tirer.

Un Jimmy Diem valait tous les Pham Trinli.

Tomas Nau les avait tous manipulés, et avec quelle habileté ! Il avait pillé l’esprit de Trixia et ceux de centaines d’autres. Il avait assassiné tous ceux qui auraient pu faire la différence. Et il avait utilisé ces meurtres pour faire des survivants ses instruments consentants.

Levant les yeux, Ezr considéra les fausses étoiles et les branches qui s’incurvaient comme des griffes sur le ciel. Peut-être qu’il est possible de pousser quelqu’un au-delà de ses limites, de le briser pour qu’il ne puisse plus être un outil. En contemplant les griffes noires qui le cernaient, Vinh sentit son esprit éclater dans plusieurs directions. Un fragment regardait la scène passivement, s’émerveillant de ce que pareille désintégration puisse arriver à Ezr Vinh. Un autre fragment se repliait sur lui-même, noyé dans des mares de chagrin ; Sum Dotran ne reviendrait jamais, S.J. Park non plus, et la promesse d’inverser la Focalisation de Trixia devait sûrement être un mensonge. Mais il y avait un troisième fragment, froid, analytique et meurtrier : pour les Qeng Ho comme pour les Émergents, l’Exil durerait des décennies. Une grande partie de ce temps se passerait en Veilles, en cryostase… mais ils auraient encore bien des années devant eux. Et Tomas Nau avait besoin de tous les survivants. Pour l’instant, les Qeng Ho étaient battus à plate couture, mentalement violés et – tout devait porter Nau à le croire – trompés. L’être froid en lui, celui qui pouvait tuer, envisageait cet avenir avec une farouche conviction. Ce n’était pas l’existence dont Ezr Vinh avait rêvé. Il n’y aurait pas d’amis à qui il pourrait se confier sans danger. Il y aurait des ennemis et des bouffons de tous les côtés. Il regarda la lampe de Trinli disparaître à la sortie du parc. Des bouffons comme Pham Trinli pouvaient être utiles. Tant que cela n’impliquait pas des Qeng Ho compétents, Trinli était un pion sacrifié dans le jeu. Tomas Nau lui avait imposé un rôle à vie, et sa plus grande récompense pourrait n’être rien de plus qu’une revanche. (Mais peut-être une chance, essaya de dire l’observateur original, peut-être une chance que Reynolt n’ait pas menti quand elle parlait de Trixia et de la réversibilité de la Focalisation.)

L’être froid promena une dernière fois son regard sur les années de patient travail qui l’attendaient… puis se retira momentanément. Il y avait sûrement des caméras en batterie. Mieux valait qu’il n’ait pas l’air trop calme après tout ce qui s’était passé. Vinh se pelotonna et s’abandonna à l’être en lui qui pouvait pleurer.

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