G.-J. ARNAUD Brumes jaunes

CHAPITRE PREMIER

Le pasteur referma sa Bible et la déposa sans bruit sur le tapis damassé de la table ronde. Quand il se leva un de ses genoux craqua, ce qui le fit sourire.

— Cette constante humidité, fit-il de sa voix unie, me donne de l’arthrite.

Avec une vigueur inattendue il secoua le cendrier de l’énorme poêle russe qui chauffait toute la maison, grâce à des canalisations d’air chaud enfermées dans le faux plafond.

— Cet instrument aura bientôt cent ans. Il appartenait au pope local, du temps où l’île et l’Alaska appartenaient aux Tzars. Je vous offre un peu de ce bourbon ?

Serge Kovask avait sommeillé depuis que le pasteur s’était installé pour relire un passage de la Bible. Il se redressa et frissonna. La température de la pièce avait baissé de quelques degrés. Sa montre indiquait minuit vingt.

— Je crains que notre attente n’ait été vaine, dit Harry Bergen en versant l’alcool dans le verre de son invité. Le phénomène ne s’est jamais produit de façon régulière, mais il n’y a jamais eu plus de huit jours entre deux de ses manifestations.

En même temps il sourit avec quelque ironie, ce qui accrut encore l’expression d’intellectuel raffiné de son visage.

— Nous n’en sommes qu’à la deuxième soirée de veille. Je conçois qu’un homme tel que voua, un marin de surcroît, éprouve quelque impatience à attendre de la sorte.

Le lieutenant-commander secoua la tête :

— J’ai passé de nombreuses nuits semblables, dans les chambres de navigation qui sont loin d’être aussi confortables que votre living. Y a-t-il en une heure-limite pour l’apparition de ce phénomène ?

Le pasteur s’était servi un doigt de bourbon et le réchauffait entre ses mains longues et pâles, comme s’il tenait un calice.

— Il y a trois mois que j’observe la chose et en général je ne me couche guère avant minuit et demi. Je souffre d’insomnie. En général ces faits se produisent entre dix heures et onze heures trente.

— Et toujours lorsqu’il n’y a pas de brouillard.

Bergen marqua une hésitation :

— Oui, mais il ne faudrait peut-être pas conclure trop vite.

L’officier de marine alluma une cigarette et regarda la fumée qui planait dans la pièce comme une brume.

— Mais ensuite, le brouillard s’installait sur l’île et la mer ?

Un silence de quelques secondes avant que le pasteur ne se décide à répondre :

— Oui. À plusieurs reprises j’ai constaté que dans la demi-heure suivante un brouillard très épais recouvrait le village. Je suis même sorti un soir, et suis arrivé au port sans avoir découvert la moindre éclaircie.

Kovask sortit un carnet de sa poche.

— Le mois dernier, un caboteur canadien, le Sammy a disparu corps et biens dans la nuit du dix au onze avril.

Bergen souffla plus fort et déposa son verre. L’alcool semblait accélérer son rythme cardiaque.

— Et dans la nuit du vingt-six au vingt-sept du même mois, c’est un chalutier japonais qui a été drossé sur un récif de l’île voisine de Kanaga distante de vingt miles.

— Vos services sont allés plus loin et plus vite que moi dans leur conclusion. Mais ces deux dates coïncident avec mes propres constatations. Il faut croire que la couche de brume s’étendait sur une distance considérable.

S’approchant du poste de radio à transistors qui bruitait faiblement sur un coin de la bibliothèque, il en augmenta le volume. Un cantique chanté par des centaines de voix fit irruption dans la pièce.

— Salt Lake City, fit Bergen un peu gêné. Le Chœur du Tabernacle. Je suis méthodiste, mais ces gens-là savent chanter la gloire de Dieu.

Il modéra malgré tout leur ardeur.

— Cela commence par un long craquement, puis suivent des longues et des brèves. Le brouillage ne peut se trouver très loin.

Kovask chercha le regard du pasteur derrière les verres étincelants des lunettes.

— Sur cette île, comme Américains il n’y a que tous et l’instituteur du « Department of native affaira », Geoffroy Gann ?

Dans le soupir qui sortit de la bouche mince du pasteur, beaucoup de choses s’exprimaient.

— Toujours des conclusions trop hâtives, murmura-t-il.

— Sa femme l’a quitté il y a quelques mois ? Au cours des vacances de fin d’année ?

Bergen baissa ses paupières, joignit ses mains sur son ventre.

— C’est exact. Partis ensemble, il est revenu seul.

— Alberta Gann était une jolie femme n’est-ce pas ?

— Très jolie, mais peu faite pour vivre dans cette solitude au milieu de quatre-vingt-seize Esquimaux.

Kovask écrasa sa cigarette dans le cendrier mis à sa disposition, se renversa dans son fauteuil.

— Si vous me racontiez toute l’histoire ?

Ce qui amena un léger mouvement d’humeur chez son vis-à-vis.

— Quelle histoire ? Partis ensemble passer un mois à Anchorage ils se sont séparés et lui est revenu seul par l’avion bi-hebdomadaire. C’est tout ce que je sais et Gann ne m’a fait aucune confidence.

Le ton brusque au départ était redevenu plus calme, neutre et presque indifférent.

— Pourquoi n’était-elle pas faite pour vivre sur l’île ? envoya Kovask impitoyable.

— Croyez-vous qu’il se trouve de nombreuses Américaines pour accepter cette vie, certes assez confortable, mais d’une monotonie totale ? Froid et neige l’hiver. Brouillard une autre partie de l’année. Pour un jeune couple moderne, je ne suis pas d’une compagnie très folichonne.

En écoutant ces derniers mots Kovask lui jeta un bref regard. Le pasteur n’avait guère plus d’une trentaine d’années et n’était pas vilain garçon. On avait simplement l’impression qu’il forçait sur l’austérité et craignait de ne pas être pris au sérieux.

— Vous ignorez ce qu’elle est devenue ? demanda Kovask en quittant son fauteuil pour se rapprocher de la fenêtre. Il écarta les rideaux épais, regarda au travers des doubles vitres. Le temps était très clair et il pouvait apercevoir une étoile. Dans la rue qui descendait sur le port et passait devant le temple et la demeure du pasteur, subsistaient de longues traînées de neige sale. La débâcle des glaces était fortement avancée dans le nord.

— Absolument, dit le pasteur. Je n’entretenais pas avec eux des relations suffisantes pour m’attendre à une lettre ou une simple carte postale. De plus elle était de religion catholique.

L’œil bleu de Kovask glissa vers sa montre. Il était certain que rien ne se produirait maintenant. Il redressa sa taille, passa la main dans ses cheveux blonds, presque blancs.

— Je crois que …

Bergen se précipita vers le transistor et tourna le bouton du volume. Un craquement horrible engloutit « The Great Event » que chantaient les 379 choristes du Tabernacle. Kovask avait déclenché son chronomètre. Quand ce fut fini il releva quinze secondes.

Bergen leva un doigt :

— Attention !

Dix secondes, puis suivirent des brèves de deux secondes et des longues de cinq. Le capitaine de corvette les notait rapidement sur son carnet.

Quand ce fut terminé, exactement comme cela avait commencé, le pasteur enfila sa canadienne.

— Cela ne va pas tarder.

Au-dehors il faisait au moins zéro et le marin tiqua. Il y avait déjà de longues fumerolles de brouillard au-dessus de la mer, et l’une d’elles atteignait même le village.

— Allons jusqu’au port.

La descente leur demanda à peine cinq minutes, et, en débouchant sur les quais éclairés par deux petits lampadaires, Kovask s’immobilisa de surprise. Comme une énorme vague de mascaret, blanche et haute de plusieurs mètres, la brume roulait vers l’île de toutes parts.

— Suivez-moi.

Déjà il courait vers l’ouest et le pasteur eut du mal à le rejoindre.

— Vous allez chez lui ? souffla-t-il.

— Bien sûr.

L’école se trouvait tout au bout du port, contre un rocher de vingt mètres qui servait aussi d’amer pour la passe. Appuyée contre le bâtiment à un étage construit en dur, la centrale électrique haletait sourdement. Sa cheminée en briques crachait un rouleau de fumée noire.

— Il est là.

Le hublot en mica du four le nimbait de lumière rouge. À côté de lui un Esquimau s’appuyait sur une pelle. L’ensemble ressemblait à une grosse installation de chauffage central. Dans l’angle droit un jet de vapeur fusait de la turbine.

— Bonsoir révérend. Encore debout ? Il est vrai que les nuits deviennent belles.

Un garçon brun avec un collier de barbe, bien planté, les épaules larges sous le polo en laine noire. Pour le bas du corps un pantalon de velours enserré dans de petites bottes en cuir.

— Pas si belle que cela, dit Kovask en le regardant en face, une brume épaisse arrive de la mer.

— Rien d’étonnant à cette époque avec les différences de température. N’oubliez pas que les Aléoutiennes ont la réputation de leur deux cents jours par an à soutenir.

Il tira une pipe de sa poche et commença de la bourrer. Kovask examinait la centrale, les réserves de charbon maigre.

— Quelle puissance ?

— Cinquante kilowatts en pleine puissance, mais je réduis toujours la nuit. L’administration serre les cordons de la bourse et il faut prévoir pour l’hiver prochain. Un froid précoce peut bloquer le port et empêcher le ravitaillement en charbon.

Se tournant vers l’Esquimau :

— Tu peux aller te coucher, Jef. Inutile de t’inquiéter.

— Quelque chose n’allait pas ?

L’instituteur tira quelques bouffées de ta pipe avant de répondre, puis se mit à rire :

— Exactement ce qui se passe avec cette bouffarde. J’aurais dû gratter le fond pour un meilleur tirage. Le foyer est encrassé par du mâchefer et Jef avait trop fermé le tirage. La fumée s’échappait par le bas en faisant taper la trappe. Jef a eu peur et est venu me réveiller.

Il enfila une veste en cuir doublée de fourrure.

— Je vais aller me coucher.

Dans la rue la visibilité était réduite à quelques mètres et la petite ampoule de l’éclairage publie paraissait perdue à une grande hauteur.

— Voulez-vous un bon punch brûlant ? demanda Geoffrey Gann aux deux hommes.

— Non merci, commençait de dire le révérend, mais Kovask se hâta d’accepter.

Avant d’entrer chez lui l’instituteur se tourna vers le port.

— Exactement ce que la météo de Adak a annoncé.

Il haussa les épaules :

— À tout hasard j’affiche le bulletin chaque soir et chaque matin.

Kovask sursauta et se tourna vers lui :

— Voulez-vous dire que l’île d’Adak avait prévu ce temps ?

— Bien sûr.

— À quelle heure avez-vous reçu ce bulletin ?

— Seize heures trois. Juste à la fin de la classe.

Sa voix était ferme. De toute façon Kovask vérifierait. Il n’osa pas regarder le révérend tout de suite. Leur hôte les servait, un sourire goguenard au coin des lèvres.

— Vous êtes envoyé par la Navy ?

Kovask ne s’étonna même pas. Il n’avait rien fait pour cacher son rôle exact et d’ailleurs dans cette île il aurait été mutile de bluffer.

— Oui.

L’autre n’en demanda pas plus. Mais son sourire avait disparu et le capitaine de corvette remarqua son air fatigué et la dureté de son regard.

— Vous couchez-vous toujours aussi tard ?

— Non. La centrale ne donne pratiquement pas de travail. Jef est un type très bien et très capable. Il n’a que le tort de vivre en concubinage avec deux sœurs. N’est-ce pas, révérend ?

Harry Bergen n’avait pas touché à son punch et le laissait refroidir devant lui.

— Je n’y puis rien, dit-il de sa voix neutre. De toute façon ce n’est pas à moi qu’il rendra des comptes.

Kovask attaqua à nouveau :

— Vous êtes également responsable de la radio ?

— Oui. Une heure de vacation entre dix-huit et dix-neuf heures avec Kodiak. Mais je peux envoyer un message urgent à n’importe quelle heure. Il y a aussi le relais avec le médecin installé sur l’île de Kanaga plus grande que celle-et. Je l’appelle en moyenne une fois par jour.

Il se servit un autre verre alors que les autres refusaient. Il avait bu le premier avec une certaine avidité. De temps à autre son regard intelligent fouillait un visage avec méfiance, le temps d’un éclair.

— Content de vous avoir connu. Mon nom est Kovask. Je compte rester quelques jours ici.

Se tournant vers le pasteur.

— Si je n’importune pas mon ami.

« L’ami » se défendit avec un sourire un peu pincé. Il profita de l’occasion pour se lever.

— Il se fait tard. Plus d’une heure.

Dans la masse cotonneuse il dut suivre le révérend de très près pour ne pas s’égarer. Il fut surpris de trouver sous ses pieds les dalles gluantes du port plus tôt qu’il ne le pensait. Soudain le pasteur sortit un objet noir de sa poche et éclaira un panneau recouvert d’une vitre.

— Il est bien là, murmura-t-il.

Son doigt soulignait la phrase :

« FORMATION DE BRUMES NOCTURNES DE FORTE CONCENTRATION. »

— C’est pourtant exact, murmura-t-il.

Kovask était furieux.

— J’espère qu’on a épluché les bulletins météo correspondant à chaque phénomène. Espérons qu’il n’y aura pas plus de cinquante pour cent de coïncidences.

Vexé le pasteur resta silencieux jusque chez lui. Pourtant il avait retrouvé sa sérénité quand ils pénétrèrent dans sa salle à manger. Le poste grésillait toujours mais les programmes étaient terminés.

— Vous croyez que tout cela n’est qu’un ensemble d’incidents sans importance ?

Kovask sortit son carnet :

— Il ne me reste que ceci. Je me demande comment Geoffrey Gann aurait pu faire ce brouillage et s’occuper de la chaudière.

Le pasteur fit la grimace :

— Ce Jef lui est entièrement dévoué et pour quelques dollars il …

En même temps il rosissait légèrement.

— Vous l’accusez ouvertement cette fois.

Le révérend se fit presque suppliant :

— Non. Je me laisse emporter par un amour-propre, mais en toute sincérité je n’ai rien contre Gann. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait pouvoir analyser ce brouillard ?

Ce n’était pas impossible et les services techniques de la Navy auraient pu le faire. Auparavant une série de vérifications s’imposaient. Cette histoire de météo tout d’abord n’était pas tellement claire.

— Je peux couper ?

Il avait pris le petit poste à transistors dans sa main et l’examinait.

— Oui, il n’y a plus rien maintenant. C’était une bonne marque et il avait dû coûter très cher au pasteur, surtout dans les magasins de cette région. Entre quatre-vingts et cent dollars. Il était de fabrication récente.

— Je l’ai acheté il n’y a que très peu de temps … Quand j’ai commencé à m’intéresser à ce phénomène … Mon autre poste était si vieux que je craignais qu’il ne soit le générateur de ce bruit. J’ai voulu en avoir le cœur net.

Il prit la Bible et s’inclina.

— Bonsoir. Vous pouvez rester ici le temps qu’il vous plaira. Je dois me lever tôt et je m’excuse de vous laisser seul.

Seul, Kovask alluma une cigarette. Pour localiser cette émission radio qui brouillait la réception des autres postes, il aurait fallu effectuer des recherches gonio. Trop difficile sur une île aussi petite. Gann, en admettant qu’il y soit pour quelque chose, se méfierait. Il pouvait effectuer ses propres recherches, mais cela risquait d’être long et hasardeux. Et pour communiquer avec ses collègues de la Navy il était obligé de passer par l’instituteur.

Foncer et perquisitionner à l’improviste chez Gann ? Et si ça ne donnait rien ? Le Department of Native affaira exigerait des explications et des sanctions.

Il alla se coucher. La chambre était tiède et il entrouvrit sa fenêtre pour avoir un peu d’air frais.

Avant de chercher le sommeil il se demanda pourquoi Alberta Gann avait jugé bon de se séparer de son mari. Ce dernier lui était sympathique malgré certaines réticences.

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