CHAPITRE II

En descendant eu petit avion qui l’avait ramené dans l’ile d’Atka, Serge Kovask trouva la jeep envoyée par le commodore Shelby. Le véhicule fonça vers le centre de la base navale, s’arrêta brutalement devant les bureaux de la Sécurité. Le matelot noir qui conduisait n’eut pas un regard pour son passager. Il sortit un comic de sa poche et se plongea dans sa lecture.

Kovask fronça les sourcils.

— Avez-vous l’ordre de m’attendre ?

— Yes sir.

— Pour me ramener à l’aérodrome ?

— Yes sir.

Quand il entra dans le bureau du responsable O.N.I. pour l’Alaska, celui-ci tournait le dos à la porte et examinait une grande carte des Aléoutiennes qui couvrait le mur. Le commodore Shelby, de très haute taille mais très maigre, tourna seulement légèrement la tête.

— Vous voilà, Kovask ? Je vous avais demandé d’aller là-bas et de n’en revenir qu’avec une certitude. Déjà fait ? En moins de vingt-quatre heures ?

Le lieutenant-commander contourna l’énorme bureau surchargé de paperasses.

— Et s’il n’y avait rien ? Si tout cela n’était que le fruit d’une hallucination ?

Shelby daigna lui faire face.

— Non ?

— Je ne peux rien dire avant d’avoir en main tous les bulletins météo de cette zone correspondant à certaines dates, celles où le phénomène s’est produit.

Shelby plongea son regard sombre dans les yeux bleus de son subordonné, puis appuyant ses fesses maigres sur le rebord du bureau décrocha son téléphone.

— Michael ? Besoin de vos archives.

Kovask donna les dates. Le révérend Bergen lui en avait donné douze sur une période entre le premier mars et le 15 mai.

— Merci, dit le commodore en raccrochant. Il fit glisser son corps qui paraissait l’encombrer jusqu’au fauteuil tournant.

— Voyez-vous Kovask, depuis que le pasteur nous a alertés, j’ai des insomnies.

Son pouce passa par-dessus son épaule.

— Approchez-vous de la carte. Ces fameux brouillards s’étendent surtout sur les passes les plus commodes pour accéder à cette île. Imagines que les Russes aient songé à la vieille tactique à papa. Débarquement rapide et inattendu. Sans bruit ni rasées. Ici ils capturent une bonne partie de l’état-major de la Navy, et en quelques heures ils arrivent à Kodiak où se trouve le grand Q.G. interarmes. En une nuit l’Alaska est à eux, et les B. 47 sont cloués au sol avec tout le système de représailles. Imaginez un truc semblable combiné avec un pilonnage du Vieux Pays, c’est fini. Même pas la consolation d’avoir l’Alaska comme dernier bastion.

Kovask regardait les différentes passes qui s’appelaient Tanaga Pass, Atka Pass, Seguam Pass, etc. etc. Les paroles de son chef le faisaient douter.

— Bien sûr on vit dans le pays du brouillard. Les deux tiers de l’année sont passés dans la purée blanche. Mais eux ? Eux, hein ? Ils se méfient des statistiques et des caprices de la nature.

Lui aussi fumait la pipe, une grosse bouffarde en bois rouge qui commençait d’empester.

— Et si le jour J, il n’y avait pas de brouillard ? S’ils avaient prévu cette éventualité pourtant peu probable ? S’ils avaient voulu mettre toutes les chances de leur côté.

— Ils auraient donc installé des diffuseurs en grand nombre pour obtenir un effet aussi rapide ?

Il sortit son carnet de sa poche et y prit une feuille où il avait recopié les signaux morses.

— Essayez de faire décrypter ceci, mais je crois que ça ne veut rien dire. En admettant que ce brouillard soit artificiel, ces brèves et ces longues ne seraient que le signal codé du déclenchement.

Un planton vint chercher la feuille pour l’emporter jusqu’au bureau de décryptage.

— Vous l’avez entendu ?

— Oui. Imaginez que vous tripotiez une prise de courant dans la pièce voisine et que je sois en train d’écouter la radio. Voilà l’impression que cela produisait. Il aurait fallu se déplacer avec le poste, voir si les parasites se produisaient ailleurs, mais j’ai voulu noter l’espèce de message que je viens de vous remettre.

— Et l’effet a été immédiat ?

— Presque. Un diffuseur, s’ils existent, ne doit pas se trouver très loin de la maison du pasteur.

Il continua sur sa visite à l’instituteur, l’impression que lui avait faite Geoffroy Gann.

— Sympathique mais certainement malheureux de la fuite de sa femme. Il faudrait la faire rechercher pour essayer de connaître la raison de leur séparation.

Le commodore leva un sourcil :

— Vous croyez qu’elle se doutait de quelque chose, et qu’entre l’amour de son mari et son patriotisme elle a choisi la fuite ?

— Pourquoi pas ? Mais attendons les bulletins météo.

Le capitaine de vaisseau bougonna.

— Je me demande ce que fait Michael. Juste à ce moment on frappa à la porte et un enseigne de première classe entra dans le bureau. Beau garçon, impeccable, qui paraissait du dernier bien avec le commodore.

— Voilà air, dit-il avec désinvolture jetant un regard inquisiteur à Kovask.

Shelby prit les papiers, les fit glisser sur son bureau au fur et à mesure de sa lecture. Au quatrième il jura et Kovask se permit de ramasser les fiches. Ses lèvres se pincèrent. Les quatre fiches qu’il tenait annonçaient « Formation de brumes à forte concentration dans la nuit ».

— Bon sang, dit enfin le commodore. La seule qui n’annonce rien de tel, mais il y en a onze contre.

L’enseigne ne paraissait que s’intéresser médiocrement à leur réaction.

— Vérifiez les dates.

Michael, malgré son air farfelu, ne s’était nullement trompé. Les bulletins avaient trait aux nuits indiquées par le révérend Harry Bergen.

— Impossible que nous ayons commis pareille bévue … Mais les parasites radio ?

— Pourquoi pas un phénomène électromagnétique ? dit l’enseigne avec un sourire tranquille. Le brouillard provoque de pareilles choses.

Ses deux supérieurs s’entre-regardèrent.

— Vous voulez dire que les parasites seraient le résultat de ces brumes et non le contraire ?

— Exactement sir. Imaginez un film aqueux entre deux fils électriques dénudés. Insuffisant pour faire sauter les plombs de la centrale électrique, mais capable de perturber une réception proche.

Shelby avalait difficilement sa salive et sa pomme d’Adam montait et remontait sous la peau flétrie de son cou.

— Évidemment.

— D’ailleurs il serait stupide de se servir du brouillard alors qu’un radar n’est nullement gêné par les concentrations les plus fortes.

Kovask pensa que le jeune homme s’y connaissait en météo mais qu’il ignorait les dernières réalisations soviétiques.

— Les Russes ont mis au point des chalands de débarquement suffisamment enfoncés dans l’eau pour affleurer, pour ainsi dire, la surface. En fait ils ne dépassent que d’un mètre et échappent complètement à la surveillance de la DEW line. Ces embarcations sont propulsées par des moteurs à réaction hydraulique dont les ondes sonores sont pour ainsi dire nulles.

L’enseigne haussa les épaules.

— C’est bien possible.

— Autre chose. Pourquoi ces parasites ne subsistent-ils pas toute la durée du brouillard ?

Cette fois le jeune homme put reprendre sa revanche à cette question posée par le Commodore :

— Mais parce que les fils électriques se chargent de gouttelettes et vient un moment où en tombant elles finissent par crever ce film aqueux.

— Hum, fit Shelby mal convaincu. Je vous remercie, Michael.

Une fois seuls ils conservèrent le silence, ruminant chacun de son côté. Kovask alluma une cigarette et alla jeter un coup d’œil à la fenêtre. Le temps était très beau.

— Ingénieux hein le film aqueux de ce jeune homme ?

Kovask hocha la tête.

— Très.

— Vous allez repartir là-bas avec un spécialiste radio et essayer de trouver ces deux fils mis ainsi en communication.

— En attendant je pense que les jours de brouillards n’ont pas été les seuls notés sur ces fiches. Il y en a eu d’autres. Et le révérend n’a pas entendu les parasites.

Shelby sauta sur ses pieds.

— Mais bien sûr.

Kovask revint vers le bureau et reprit les fiches. Il les compara les unes après les autres.

— Curieux. Chaque fois le vent est annoncé comme soufflant du nord-est-nord.

— En provenance du détroit de Behring. C’est normal.

— Bien sûr, dit Kovask, mais il y a d’autres régimes de vents. Curieux que ce brouillard soit, ces nuits-là, poussé vers nous. Pouvez-vous obtenir les fiches météo de Kiska ?

Shelby haussa à nouveau ses sourcils d’un cran :

— Dans les Îles Rat ? Le bout du monde ? Il y a une station en effet là-bas. Et elles sont bien placées pour recevoir ces fameux brouillards.

S’emparant du téléphone il donna des ordres. D’après ce que comprit Kovask on allait essayer d’obtenir ces renseignements le plus rapidement possible.

— D’ici une heure et demie deux heures, confirma le commodore. Si nous allions boire un verre au bar ?

Malgré la température assez basse, à peine un au-dessus de zéro, le chauffeur noir lisait toujours, installé sur son siège.

— À la cafétéria.

À peine cinq cents mètres, mais sous les roues de la jeep giclaient d’énormes paquets de boue.

— Un mois encore pour que la terre absorbe tout ça, et encore nous passons le bulldozer pour activer. On va ratisser cette île jusqu’à l’os si ça continue.

Alors que le commodore commandait un bourbon, Kovask prit du café et un sandwich au poulet. Le petit déjeuner du révérend lui avait paru assez sommaire.

— Je pense que si les Russes décidaient de nous attaquer à l’aide de ces chalands dont vous parliez tout à l’heure, ils feraient en même temps une manœuvre de diversion dans le Nord. Par exemple en envoyant une formation de bombardiers frôler la DEW line.

Kovask se versait une autre tasse de café lorsque l’enseigne Michael entra et se dirigea nonchalamment vers eux.

— Autre chose sur le film aqueux ? ricana le commodore.

Le jeune homme daigna sourire, accepta de s’asseoir à leur table.

— Je viens de penser soudain à l’origine de certains renseignements météo et j’ai pensé que cela vous intéresserait.

Il marqua un temps d’arrêt, jeta un regard d’envie sur le verre à moitié vide de Shelby. Ce dernier comprit tout de suite et fit signe au serveur.

— Où voulez-vous en venir, Michael ?

— Un peu de soda, dit l’autre en étirant ses jambes d’aise. N’auriez-vous pas une cigarette, sir ? dit-il en se tournant vers Kovask. Merci mais j’ai oublié mon paquet.

— Cet individu de vingt-deux ans établit solidement sa réputation de pique-assiette et de grand nonchalant, dit le commodore. Son sport préféré est de faire des pigeons parmi ses supérieurs. Tout ce qui a plus d’une barre sur sa manche l’intéresse au plus haut point.

Sa voix s’enfla et on se retourna des autres tables :

— Je vous somme de vous expliquer.

— Bien, dit le jeune homme, mais gardez un peu de bourbon dans le fond de votre verre, vous en aurez besoin. Une partie des renseignements de météo nous vient de Kultbaza.

Il ne sourit même pas de la tête des deux autres.

— Oui, ajouta-t-il avec légèreté, c’est une chose tellement vieille. Ces accords internationaux sont oubliés de tout le monde sauf de nous, pauvres météorologistes.

— Vous voulez dire Kultbaza dans la presqu’île des Tchoutktches ? fit Kovask d’une voix incrédule.

— Bien sûr. De l’autre côté du détroit. En Sibérie orientale si vous préférez. Les Russes nous envoient deux bulletins par jour rédigés en code international. N’importe qui d’ailleurs peut s’en inspirer, depuis le petit bateau de pêche perdu dans le détroit jusqu’à … la Navy ![1]

Il vida son verre avec satisfaction.

— J’ai demandé à mon service que l’on recherche toutes ces indications pour ces fameux douze jours en question. On va les apporter à votre bureau, sir.

Décomposé Shelby se leva.

— Allons jusque-là bas, et vous, Michael, suivez-nous.

Le commodore pénétra en trombe dans son local et tomba sur une secrétaire qui lui tendit toute une liasse de fiches.

— Fermez la porte. Si jamais vous en faites des gorges chaudes auprès de vos amis, Michael, je vous fais muter dans l’extrême nord à bord d’une vedette de reconnaissance.

L’autre ne parut guère effrayé. Kovask reçut la première fiche puis la seconde. Elles commençaient ainsi : Kultabaza-Meteo communique …

— Fantastique !

Lançant le tout sur son bureau, Shelby s’empara de son téléphone et commença de brailler, demandant combien de temps ils devaient encore attendre la réponse des Îles Rat.

— Hé bien relancez-les ! C’est une priorité. Comme si des fusées soviétiques volaient vers nous en ce moment, compris ?

Il plaqua le combiné sur son support, redressa sa haute taille et sortit un mouchoir à carreaux.

— Vous le croirez ou non, mais c’est la deuxième fois que je transpire dans ce fichu pays. La première fut lorsqu’on a cru en octobre dernier qu’ils se décidaient à passer à l’attaque.

Même Michael parut comprendre la gravité des minutes présentes. Son visage devint plus sérieux.

— Il faut que les Îles Rat confirment. Facile évidemment. Trop facile de nous annoncer « Formation de brumes nocturnes » et puis de les fabriquer, ces brumes. Et cette bureaucratie qui avait complètement oublié d’où venaient les bulletins.

Il prit la main de l’enseigne et l’écrasa entre ses longs doigts nerveux.

— Toutes mes félicitations Michael, et toute la reconnaissance du pays. Sans vous … Mais bon sang c’est votre chef le lieutenant Renhold qui aurait dû s’en rendre compte ! Vous lui en avez parlé ?

— Le lieutenant est tellement absorbé …

— Ne le défendez pas. On aurait dû écrire un peu partout « Méfiance, nos renseignements météo sont d’origine soviétique ». On aurait dû faire l’embargo là-dessus.

Michael intervint doucement :

— C’est-à-dire que ces renseignements nous parviennent ainsi avec une heure ou deux d’avance. Jusqu’à présent nous y avions trouvé notre compte.

— Dès que ces gens-là vous font une fleur, fulminait le commodore, vous pouvez être certain qu’elle est vénéneuse. Il faudra que les services de sécurité contrôlent tout. Qui vous dit que la vodka qu’on trouve au bar ne vient pas également de là-bas ? On entoure l’Amérique d’un réseau étroit de surveillance et puis …

Le téléphone l’interrompit.

— Oui, allô, vous avez la réponse des Îles Rat ?

Non ne l’apportez pas. C’est long ? Faites date par date.

Il attira son bloc-notes et un stylo.

— Allez-y !

En face des trois premières dates un néant rageur fut écrit par le commodore. En face de la quatrième il griffonna : Brumes légères, puis à nouveau néant.

Quand il raccrocha le silence fut total. Sur douze jours les Îles Rat n’avaient connu que deux jours de brouillard de faible concentration.

Shelby souffla à plusieurs reprises avant d’ouvrir la bouche.

— Voilà : Une nappe isolée de quelque vingt miles de long sur dix à quinze de large se balade de ce côté. Vous avez déjà vu ça vous ? Pas moi.

Il fit face à Michael :

— Croyez-vous toujours que c’est le brouillard et votre film aqueux qui ont provoqué ces parasites ?

L’enseigne se tut prudemment.

— Alors Kovask ?

— Je retourne tout de suite là-bas.

— Je vais vous donner un adjoint. Vous arrêtez l’instituteur et vous perquisitionnez chez lui. Je fais mon affaire du « Department of Native affairs ». En même temps je fais rechercher sa femme. Elle doit savoir quelque chose. Vous allez me cuisiner ce type-là. Il faut que nous sachions toute la vérité le plus vite possible.

Un peu de calme revint en lui et il se mit à bourrer sa pipe.

— Je crois que nous allons avoir du pain sur la planche, car il doit se cacher quelque chose d’énorme sous ce brouillard-là.

Mais personne n’eut envie de rire.

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