CHAPITRE IX

L’homme feuilleta un dernier livre, puis le rejeta sur une table avec dépit. Rien. Depuis le départ de Herman il fouillait le petit appartement. En vain, car il n’avait pas découvert le moindre indice. Pourtant le veilleur de nuit était une valeur sûre. On pouvait remonter toute la filière grâce à lui.

Un bruit l’alerta dans la cuisine. Le robinet fuyait goutte à goutte. Il remplit un verre et le but goulûment. Il avait chaud, cette nuit de printemps était douce, et l’appartement sentait le renfermé et le vieux. Herman ne reviendrait que le lendemain matin vers huit heures. Il le savait pour avoir soigneusement étudié les habitudes du bonhomme pendant deux jours. Il pouvait fort bien l’attendre et l’obliger à parler. Il était prêt à user de violence pour lui arracher ce que l’autre pouvait savoir. Il disposerait d’une journée entière pour arriver à ses fins.

Il se laissa tomber sur une chaise, passa sa main sur son front humide. Aurait-il ce courage ? Que pouvait-il faire d’autre ? S’adresser à qui ? Il haussa les épaules et se releva. Ces moments de découragement n’étaient jamais bien longs. Il avait triomphé de bien des difficultés jusqu’à cette nuit.

Lentement ses yeux firent le tour de la petite cuisine. Elle était sordide. La faïence de l’évier était cassée, la peinture des murs écaillée, et des étagères pendaient des toiles d’araignées. Herman vivait comme un clochard. Mais alors pourquoi se livrait-il à une activité dangereuse ?

Machinalement il fouilla le dessus de ces étagères. Le papier qui les recouvrait s’en détachait, et craignant qu’Herman ne s’aperçoive de son passage, il le remit en place. Un titre, celui d’un journal, lui tomba sous les yeux.

« Lands & Walls » un organe traitant des questions immobilières. Il ne trouva rien dans les casseroles mal nettoyées et dans les cocottes graisseuses. Plongeant sous l’évier il y découvrit une poubelle vide. Le fond percé était tapissé par un autre journal et il en lut machinalement le titre : « Land-lords’ papers ».

Surpris il resta accroupi devant la boîte à ordures. Curieux qu’un homme comme Herman s’intéresse aux propriétés ou immeubles à vendre.

Il paraissait prendre régulièrement ces journaux. Toujours songeur il revint dans la pièce principale et chercha dans la pile des journaux. Il retrouva de nombreux exemplaires des deux périodiques fonciers. Les séparant des quotidiens d’informations, il les mit de côté. Une dizaine en tout, qu’il étala sur la table ronde recouverte d’un tapis en lambeaux. Il essayait de retrouver les articles auxquels Herman pouvait s’intéresser, mais il ne releva aucun signe particulier, ni passage souligné ou coché, ni marque quelconque. Il froissa avec énervement la feuille qu’il tenait, puis honteux de son geste la lissa à nouveau. Il replaça l’ensemble dans le tas.

Il y avait peut-être une explication à ce goût d’Herman pour les informations foncières. Le veilleur de nuit devait recevoir pour ses activités secrètes des sommes considérables, et il investissait ce capital en biens au soleil en prévision d’une retraite tranquille. Malgré ses apparences Herman n’avait pas plus de quarante-cinq ans. Avec un peu d’argent de côté, il pouvait recommencer une vie exempte de soucis.

L’homme alla encore une fois à la cuisine, toujours à cause de ce maudit robinet, et il colla une éponge gluante sur le chemin des gouttes.

Brusquement il se retourna, et tomba nez à nez avec un pistolet que tenait un homme aux cheveux presque blancs, tant ils étaient blonds. L’intrus fut aussi surpris que lui.

— Geoffrey Gann ? Du diable si je croyais tomber sur vous dans cette ville et dans cet appartement. Vous avez rasé votre barbe.

L’instituteur allait avoir une réaction désespérée lorsqu’il se rendit compte que le mâtin était accompagné.

— Ne tentez rien mon vieux. Vous n’iriez pas loin, et de plus je crois qu’il y a un malentendu entre nous. Vous n’êtes pas aussi coupable que nous le pensions n’est-ce pas ?

Gann gardait toujours le silence.

— Ils ont enlevé votre femme et vous ont menacé pour obtenir de vous obéissance complète ?

Il ne se formalisait pas du mutisme de l’homme. Michael intrigué vint jeter un coup d’œil à Gann.

— C’est l’instituteur de Kena ?

— Oui. Comment avez-vous quitté l’île ?

L’autre secoua la tête, et ses lèvres asséchées par l’émotion se décollèrent enfin.

— Non. Tout ce que vous voudrez mais pas ça.

— Que faites-vous ici ? Dans l’appartement d’un suspect numéro un ? Je suppose que ce n’est pas le hasard qui vous a amené jusque dans cette ville et jusqu’à cet étage ?

Gann soupira :

— Je peux m’asseoir ? Je vis sur les nerfs depuis quinze jours, et je me sens les jambes faibles.

— Passons à côté mon vieux, mais je vous préviens. Vous avez pu assommer le premier maître Rubins, mais ne comptez pas récidiver avec nous. Il se peut que vous ayez avantage à discuter avec nous, dans votre intérêt et surtout dans celui de votre femme. D’abord pourquoi avez-vous filé ?

Ils étaient dans l’autre pièce. Gann, installé sur une chaise, Michael à la porte et Kovask à la fenêtre.

— À cause d’elle, dit Gann. En restant votre prisonnier je savais qu’ils la liquideraient. Je n’aurais pu résister longtemps à vos interrogatoires. J’ai préféré filer.

— Vous avez un contact ?

— Non. Aucun.

Kovask s’emporta.

— Vous mentez !

— Je vous jure que non. J’avais reçu une lettre m’expliquant au début, dès la disparition d’Alberta, ce qu’on attendait de moi. Un peu plus tard on m’a envoyé le petit émetteur pour faire fonctionner les diffuseurs de brouillard.

— Où se trouvait-il ?

— Dans le transformateur de la centrale. Il ressemblait à un disjoncteur et n’émettait que des signaux inintelligibles.

Michael et Kovask se regardèrent, inspirés par la même pensée.

— Et comment saviez-vous que c’était le moment de faire fonctionner ce transmetteur d’ordre ?

L’enseigne poursuivit, très excité :

— Était-ce les jours où le bulletin météo annonçait du brouillard ?

— Non.

Gann soupira.

— Simplement les jours où le vent soufflait du nord-ouest. Il y avait toujours des chiffres indiquant la direction. Il fallait que les indications contiennent le chiffre 17, soit clairement exprimé, soit par la somme des chiffres.

— Et vous n’aviez aucun contact ?

— Non.

Kovask le fixa d’un regard très dur.

— Et Herman alors ?

— C’est autre chose. Ma femme a eu affaire à lui.

Les mâchoires contractées, Kovask secoua la tête. Michael, passionné, se penchait vers l’instituteur.

— Expliquez-vous.

— Quand ces gens ont eu enlevé ma femme, ils m’ont téléphoné de préparer une valise pour elle. J’en ai évidemment profité pour essayer de communiquer avec elle. Je savais que toutes les affaires seraient sévèrement examinées, aussi j’ai pris des précautions. Alberta allait certainement chercher partout.

Il rougit.

— Dans des serviettes périodiques j’ai glissé une mine de crayon, une enveloppe timbrée et une minuscule boussole. J’ai risqué le tout pour le tout. Prévoyant que je pourrais avoir des difficultés à Kena pour recevoir sa lettre, je l’ai fait expédier chez un ami à Tacoma, dans cet état. Un silence assez pénible suivit.

— Et cette lettre ? demanda Kovask.

— A été postée à Sacramento le 31 mai. Il y a donc dix jours. Il lui a fallu six mois pour arriver à me la faire parvenir. J’ignore d’ailleurs comment elle a pu faire. Six mois. Elle doit être étroitement surveillée pour n’avoir pu le faire plus tôt.

— Vous la pensiez toujours en vie ? fit brutalement Michael.

L’instituteur hocha la tête.

— Oui, car régulièrement elle m’envoie une lettre officielle écrite en présence d’un de ses gardiens, et certainement examinée sous toutes les Boutures.

— Et postée ?

— À Anchorage.

Les deux marins se regardèrent. Ladan ne leur avait pas parlé de ces lettres qu’on le chargeait de mettre à la boîte, une fois dans la grande ville de l’Alaska.

— Que disait cette lettre clandestine ?

Gann sourit.

— Ma femme est formidable et elle m’a d’abord rassuré. Elle a réussi à grouper un certain nombre d’informations. D’abord à plusieurs reprises elle a eu affaire à Herman, ici à Seattle. Tout ce qu’elle a pu m’indiquer c’est le nom de la ville et le nom du gars avec une description physique complète. Elle me situait l’entrepôt de la West Trade Company ! Bruits de camions, et surtout, les cinq notes d’un carillon. Heureusement que nous avons fait de la musique l’un et l’autre. Ce carillon est celui d’une chapelle catholique suisse, dotée d’un carillon spécial. Il m’a été très facile de retrouver Herman.

— Vous avez cette lettre sur vous ?

Gann secoua la tête.

— Non, à mon hôtel. Ma femme est sûre d’être enfermée dans un cadre de déménagement très spacieux qui se promène un peu partout. Elle est également certaine d’être venue trois fois à Seattle. Rien ne contredit a priori une hypothèse, celle qui me fait croire qu’elle y reviendra une autre fois.

— Un cadre de déménagement ? C’est évidemment très astucieux. Il doit être insonorisé pour l’empêcher de communiquer avec l’extérieur.

On devait également le balader dans tous les U.S.A. Michael en vint à la même conclusion et s’emballa :

— Dites ! Il suffit de vérifier les livres de la W.T.C. pour la retrouver, interroger le personnel paire des recherches.

Gann s’affola :

— Non. Ils seraient aussitôt alertés et Alberta lierait en danger de mort. Je ne savais que faire. Interroger Herman ou me faire engager à la West Trade Company.

— Ladan vous aurait reconnu. Un des deux hommes qui vous ont attaqué à Galena.

En disant cela Kovask observait son homme. L’instituteur encaissa assez bien le coup.

— Vous savez ? J’en ai tué un. J’ai d’abord cru que c’était des rôdeurs et puis j’ai reconnu l’homme. Il nous avait suivi dans les rues d’Anchorage. C’est pourquoi je me suis tu. Quelques jours plus tard ils réussissaient mieux leur coup. J’avais rendez-vous dans un bar avec ma femme et ils se sont emparé d’elle avant. J’ai reçu un coup de fil me priant de ne pas m’inquiéter, que je recevrais bientôt des nouvelles et des instructions.

Il regarda Kovask, le visage angoissé.

— J’ai peur. Du moment que j’ai été découverts ils n’ont plus de raison de tenir leur promesse.

Le lieutenant-commander songeait que, pour sauver la jeune femme, il aurait fallu réhabiliter Geoffrey Gann et le renvoyer dans l’île, mais les autres n’auraient certainement pas été dupes. En fait le réseau inconnu n’avait aucune raison de la garder encore vivante. À moins que …

— Je pense à ce qu’écrit votre femme. Ce cadre de déménagement. Depuis près de cinq mois elle s’y trouve enfermée. Dans des conditions qui doivent être difficiles à supporter. Il lui faut une certaine force de caractère …

— Alberta ne paraît pas mais elle est très volontaire. Je suis absolument certain que l’espoir de me revoir un jour l’aide à lutter. Ce n’est pas de la fatuité, croyez-moi. Elle doit obstinément chercher le moyen de leur échapper.

— Quant à eux, poursuivit Kovask, ils réalisent une expérience importante. Depuis cinq mois ils trimbalent un peu partout une femme prisonnière jusqu’au cœur des villes les plus grandes, et personne ne s’en rend compte. Imaginez qu’ils aient l’intention d’enlever une personnalité politique connue et utilisent le même système ?

— Ma femme leur servirait donc de cobaye, murmura Gann.

— Oui et c’est ce qui la sauve.

Malgré tout il était fortement déçu par les déclarations de l’instituteur. Il le croyait sincère. La mort d’Herman n’arrangeait rien et le mystère restait entier.

— Que pensiez-vous de ce brouillard artificiel que vous provoquiez ?

Gann soupira.

— Je n’osais pas penser à son utilisation.

— Vous connaissiez la présence d’un gros diffuseur dans l’île ?

— Oui. J’étais allé le voir et j’étais inquiet. Il se vidait régulièrement au cours des essais que l’on me dictait, et je me disais que le jour, ou plutôt la nuit d’une utilisation précise approchait.

La troisième guerre mondiale était-elle pour cet été-là ou bien s’agissait-il d’un coup de bluff. Dans ce cas on avait souhaité que Gann soit arrêté et le dispositif découvert. La menace d’une agression pouvait influencer certaines décisions internationales, mais la menace d’un simple brouillard était bien aléatoire.

— Je crois qu’il faudra aussi creuser de ce côté-là pour deviner leur intention exacte, dit Kovask. Vous n’avez plus rien à nous dire ?

— Non. Un silence.

— Qu’allez-vous faire de moi ? Que va devenir Alberta ?

— Nous allons essayer de la trouver.

Brusquement il pensa que Ladan et son coéquipier étaient arrêtés. Rien ne s’opposait à ce que l’instituteur se fasse engager à la West Trade Company. Mais il lui fallait non seulement l’accord du commodore Shelby, mais également celui du F.B.I. puisque Gann était recherché sur tout le territoire.

— Herman a été tué ce soir, fit-il. Juste comme nous allions l’appréhender.

— Mort, balbutia Gann. Mais comment ?

— Un coup de couteau. Vous pourriez en effet l’avoir tué, dit Kovask. Vous paraissiez ne pas appréhender son retour en tout cas.

Michael crut comprendre sa pensée.

— Où étiez-vous à dix heures ? Gann se défendit :

— Je le surveille depuis deux jours et connais ses habitudes. À dix heures j’étais dans la rue et m’apprêtais à monter jusqu’à cet appartement. Vous comprenez que je n’avais aucune raison de le tuer. Au contraire.

Du coin de l’œil Kovask constata que Michael ne paraissait pas de cet avis. Malgré ses apparences de garçon loyal, Gann était peut-être, en effet, en train de les duper. Il décida de remettre à plus tard son idée d’utiliser l’instituteur. Ou s’il le faisait ce serait sous surveillance.

— Vous n’avez rien découvert ici ?

— Non.

Il avait eu une hésitation dans la voix, et Kovask le regarda d’un air menaçant.

— Jouez le jeu, Gann, sinon je vous lâche totalement.

— Hé bien …

Il leur parla des journaux immobiliers. Kovask en prit un et après l’avoir examiné le fourra dans sa poche.

— On ne sait jamais. Curieux qu’un bonhomme aussi crasseux s’y intéresse en effet. On tâchera de savoir s’il n’avait pas fait des placements de ce genre dans des immeubles neufs ou autres. Ce sera assez facile à trouver en s’adressant au « Land Management » de cet état et des voisins. De toute façon les spécialistes du F.B.I. viendront passer l’appartement au peigne fin.

Mais il doutait à l’avance de cette fouille. Herman était un type excessivement prudent.

— Nous allons partir d’ici. Vous êtes descendu dans un hôtel m’avez-vous dit ?

Gann eut un sourire triste.

— Si on peut appeler ce taudis de la sorte. Que croyez-vous trouver chez moi ?

— La lettre de votre femme. Cette histoire ne me paraît pas très claire.

— Si vous aviez connu ma femme vous n’en diriez pas autant. Le plus étrange est évidemment la façon dont elle me l’a fait parvenir. Si elle a attendu près de cinq mois, c’était qu’elle voulait être certaine de son bon acheminement.

Michael furetait encore un peu partout.

— Vous cherchez du whisky ? fit Kovask goguenard. Je ne pense pas que vous en trouverez ici.

— By jove, sir, pour rien au monde je ne mangerais ou ne boirais un truc découvert ici. Même sous cellophane.

— Gann vous m’avez déjà faussé compagnie.

Je peux vous lier pieds et mains mais ce serait tout de même gênant.

— Non. Je ne m’échapperai pas.

Il supporta le regard du grand homme aux cheveux presque blancs, et ce dernier décida de lui faire confiance.

— Bien, allons-y !

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