CHAPITRE VIII

Le lendemain soir Kovask prit une décision formelle. Les deux hommes s’étaient relayés pour surveiller José Ladan, écouter ses conversations au travers du plancher, le suivre dans ses sorties. Le sleeper n’avait d’ailleurs pas quitté le quartier de la journée. À midi il était allé boire un verre dans un bar voisin, avait fait quelques achats dans un drugstore et était rentré dans sa chambre. Mrs Brown, sa compagne, l’y avait rejoint à quatre heures de l’après-midi avec Michael sur ses talons. Le couple avait fait l’amour puis était sorti. Kovask les avait vus boire dans deux bars différents.

En ce moment Ladan écoutait la radio tandis que ta compagne cuisinait.

— Depuis son arrivée à Seattle cet homme n’a eu aucun contact. Il faut croire que les paroles du fonctionnaire de l’I.C.C. l’ont laissé complètement indifférent. Ou il est complètement en dehors du coup, ou bien il a rencontré quelqu’un au siège même de la West Trade Compagny.

— Possible, dit Michael vautré sur le lit et en train de se gaver de mais éclaté.

— Il n’a pas téléphoné, n’a fait aucun signe, n’a laissé aucun mot. Il m’a paru parfaitement décontracté, comme si justement il avait reçu la promesse que tout allait bien.

— Je ne peux évidemment en dire autant de la bonne femme, dit l’enseigne. Parmi les centaines de clients qui ont défilé dans le magasin il est possible que l’un d’eux ait été le fameux contact.

Kovask approuva :

— Raison de plus pour intervenir rapidement.

— Ici ?

— Oui. Ils sont ensemble et nous ne nous disperserons pas. Je vais contacter l’agence locale du F.B.I. Le commodore Shelby devait les mettre en alerte. Ils doivent attendre un signe de nous pour intervenir. Je veux faire encercler l’hôtel discrètement, afin que personne ne puisse nous échapper, contrôler les communications téléphoniques et les visiteurs, faire arrêter le collègue de Ladan.

Une heure plus tard le dispositif était en place et Kovask, suivi de Michael, frappa à la porte du 48. Mrs Brown vint ouvrir. C’était une femme d’une quarantaine d’années, bien en chair, dotée d’une abondante toison rousse. En apercevant les deux hommes elle tenta vainement de joindre les bords de sa robe de chambre sur sa poitrine nue.

— Restez tranquille, Ladan. Éloignez-vous de cette veste que vous regardez avec envie, fit durement Kovask.

Tandis que Michael refermait la porte, et s’adossait contre, Kovask repoussa la femme et alla fouiller les poches de la veste accrochée à un portemanteau, juste à côté de la salle d’eau. Il en retira un petit calibre, 6,35, et hocha la tête. Le routier, allongé sur le lit à leur entrée, se tenait sur le coude gauche, ramassé sur lui-même comme s’il allait bondir. Quand il vit son arme aux mains du visiteur il s’assit avec précaution, les mains écartées de son corps.

— Parfait, dit l’agent de l’O.N.I. Si vous vous conduisez ainsi jusqu’au bout tout ira bien pour vous et votre femme.

— Police ?

Kovask haussa les épaules.

— Si vous voulez, mais à un niveau supérieur. L’homme pâlit.

— F.B.I. ?

— Ils sont dehors et surveillent l’hôtel. De toute façon ils auront des questions à vous poser sur l’assassinat de John Menis.

S’il avait escompté effrayer son homme il s’était trompé. Ladan haussa les épaules.

— Je suis bien tranquille alors. Je ne sais que depuis hier qu’il a été tué dans le nord de l’Alaska.

Kovask le regarda en silence durant une bonne minute. Immobile entre Michael et loi, la femme respirait difficilement, les yeux emplis de stupéfaction.

— Nous sommes venus vous parler de Geoffrey Gann et de sa femme.

Cette fois il avait fait mouche.

— Qui c’est ceux-là ? grogna le sleeper.

— Écoutez-moi, Ladan. Tant que vous êtes ici vous pouvez vous considérer comme dans un paradis. Si devant votre mauvaise volonté je suis obligé de vous entraîner ailleurs, vous risquez de le regretter. Me comprenez-vous ?

— J’essaye, fit Ladan avec encore beaucoup de mauvaise volonté.

Kovask attira une chaise et s’y installa, les jambes croisées, une cigarette à la bouche. Il voulait à la fois tranquilliser le bonhomme et lui faire comprendre qu’il n’avait rien à gagner à jouer les fortes têtes.

— Pas de casier judiciaire ? Du moins sous ce nom. Peut-être qu’en fouillant un peu plus loin …

L’autre restait impassible. Il s’était assis sur le lit et examinait ses ongles.

— Êtes-vous allé également à Galena pour surprendre l’instituteur et sa femme ?

Kovask patienta une minute puis se leva.

— Très bien. Michael, allez prévenir le chef de la brigade que nous allons poursuivre l’interrogatoire ailleurs. Qu’il prenne toutes ses dispositions.

Il sortit le petit pistolet.

— Ne comptez pas sur une procédure légale, José Ladan. D’autre part vous entraînez dangereusement votre compagne dans cette affaire.

Celle-ci eut alors un cri du cœur.

— José. Qu’as-tu fait ?

L’homme lui jeta un regard ennuyé et respira profondément à plusieurs reprises. Kovask fit un signe discret à Michael et ce dernier commença d’ouvrir la porte.

— Que votre copain attende un peu, dit Ladan d’une voix rauque. Qu’avez-vous à me promettre ? Je n’ai tué personne. Il n’y a que l’histoire de cette fille.

— Alberta Gann ?

— Oui. On nous avait demandé de l’enlever. Nous l’avons surveillée, John Menis et moi, puis nous avons appris qu’ils partaient une semaine avec le club de chasse. Nous avons alors décidé d’intervenir.

Kovask jeta un coup d’œil à la femme. Les yeux arrondis elle paraissait fascinée par son amant. Visiblement elle ignorait tout de ses activités secrètes.

— Qui vous payait pour ça ?

— Non, pas tout de suite. Je veux bien vous expliquer une partie de l’affaire, mais pour l’essentiel il me faudra autre chose que des promesses.

Le visage du marin se figea.

— Attention Ladan ! N’allez pas trop loin sur ce chemin-là. De toute façon nous vous ferons parler. Madame Blatasky témoignera contre vous.

— José, cria brusquement Mrs Brown, dit leur tout ! Je vous jure, dit-elle en se tournant vers eux, que ce n’est pas un méchant garçon. Il a dû se laisser entraîner.

Un sourire froid détendit les lèvres de Kovask.

— Je doute que des gens travaillant contre la sécurité de notre pays utilisent une main-d’œuvre composée d’enfants de chœur. N’est-ce pas Ladan ?

Le sleeper haussa les épaules.

— J’ai eu quelques petites histoires évidemment, mais si je n’avais pas connu John Menis je ne serais jamais entré dans le coup. C’est lui qui m’a recommandé, me faisant passer pour un véritable truand. En fait j’ai été condamné pour contrebande quand je faisais la route entre le Mexique et le Texas. C’est pourquoi j’ai choisi le Nord.

— Votre coup à Galena n’a pas marché ?

— Gann s’est défendu et a tué Menis d’une balle en pleine poitrine. Je n’ai eu que le temps de filer vers l’avion où nous attendait le pilote, et nous avons décollé sans plus nous occuper de John. Depuis j’ai appris par la femme que son mari avait fait un trou dans les glaces de Yukon et y avait balancé le corps.

— Où est cette femme ? Ladan secoua la tête :

— Je n’en sais rien. Ils ont mieux réussi avec une équipe venue spécialement à Anchorage.

— Les avez-vous vus ?

— Non. Je n’ai fait qu’une seule chose dans toute cette histoire. Je suis allé prendre livraison d’une valise au domicile du couple. L’instituteur avait reçu l’ordre de la préparer et de s’éloigner.

Michael intervint pour la première fois.

— Et votre copain, il est au courant évidemment ? Complice ?

— Pas moyen de faire autrement. On nous demandait parfois de faire passer des colis. Je ne pouvais pas le lui dissimuler.

— Quel genre de colis ? Mais il n’en savait rien.

— Je suppose que vous n’aviez qu’un seul contact ? Qui est-il ?

Ladan se buta et baissa les yeux vers ses grosses mains d’étrangleur.

— José, fit Mrs Brown.

— Non, fit-il avec force. Si je parle ils m’auront. Ou alors ils te descendront. De toute façon ils nous liquideront.

— Allons donc, fit Kovask. Même si vous n’avez pas grand-chose à vous reprocher nous allons vous retenir quelque temps. Quand vous serez libre le réseau sera totalement liquidé.

— Et elle ? fit Ladan. Kovask se pencha vers lui.

— Je vous jure qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux. Dès aujourd’hui nous prenons en charge sa sécurité.

Finalement l’homme se décida.

— Vous avez raison. Je n’ai qu’un seul contact. Du moins depuis la mort de Menis. Avant c’était lui qui connaissait le type. Maintenant je suis dans le coup et j’ai été rudement étonné de l’identité du gars.

— Je vous en prie Ladan. Le nom !

— Herman. Le veilleur de nuit de la West Trade Company. La Continental Carriages a un contrat avec cette boîte et nous venons régulièrement à Seattle. J’ai comme consigne d’arriver après dix heures du soir.

Kovask était déçu.

— Ce type-là ne sert que de boîte à lettres très certainement.

— Oui. Quand on a quelque chose à demander il ne rend la réponse que le lendemain.

— Lui avez-vous parlé de ce que le fonctionnaire de l’I.C.C. vous avait dit ?

— Ah ! c’était vous ! fit l’autre. Ouais, mais il était déjà au courant de la découverte du cadavre de Menis, et il nous a dit de ne pas nous en faire.

Michael suivait toujours la même idée :

— Votre collègue connaissait ce rôle d’Herman ?

— Non.

— Qu’est devenue Mrs Gann ?

Ladan releva la tête et essaya de se rendre convaincant.

— Je l’ignore. Je sais qu’on l’a enlevée puisque j’ai participé à la première tentative, mais c’est tout. Pour la valise je l’ai ramenée ici à Seattle et l’ai remise à Herman.

Kovask se leva et entraîna Michael au fond de la pièce.

— Vous allez demander au F.B.I. de vous accompagner jusqu’aux entrepôts de la W.T.C., et vous tendrez un piège au veilleur de nuit. Envoyez deux types pour surveiller ce couple. Dès qu’Herman sera arrêté je compte le confronter avec Ladan.

— Bien, dit Michael. Je prends la bagnole ?

— Non laissez-la-moi. Je compte sur vous pour que l’arrestation de cet homme s’effectue sans incident. N’oubliez pas, ce type est très important.

L’enseigne se dirigeait vers la porte quand une idée subite lui fit rebrousser chemin.

— Quelle gueule a-t-il, ce veilleur de nuit ? Ladan en fit la description.

— Plus grand que moi, les cheveux gris. Il porte toujours un chapeau mou de couleur beige.

— Mais encore ?

— Je ne sais pas, moi. Il a l’air d’une cloche quand il se balade dans la rue, mais j’ai l’impression qu’il vaudrait mieux ne pas lui chercher des crosses. Il a du muscle. Il a toujours un mégot de cigarillo au coin des lèvres, à se demander si c’est pas toujours le même qu’il chique.

— Son adresse ?

— Je l’ignore. Je me demande même si les patrons de la boîte la connaissent.

L’enseigne quitta la pièce. Kovask fuma une cigarette en silence. Son prisonnier restait immobile, comme frappe de stupeur. La femme appuyée contre la cloison pleurait sans bruit.

— Croyez-vous que la W.T.C. serve de façade à toute l’organisation ?

Ladan le regarda.

— J’y ai songé quelquefois, mais je n’en crois rien. C’est une grosse société qui rapporte énormément et les patrons sont certainement en dehors du coup.

— D’accord, mais sans que la direction s’en doute, le réseau peut avoir mis la main sur les principaux dépôts et agences ?

— Bien possible, reconnut l’homme.

On frappa et deux costauds pénétrèrent dans la salle. Leurs yeux tranquilles se posèrent sur le sleeper.

— On nous a dit de venir surveiller ces deux-là. Le lieutenant est parti avec votre adjoint.

— Très bien, dit Kovask en se tournant une dernière fois vers le sleeper. Si jamais quelque chose vous revient en mémoire demandez à me rencontrer.

Revenu dans la chambre du dessus Kovask mordit dans un sandwich et but un verre de bière. Son vêtement de pluie sous le bras il descendit dans le hall. Le veilleur de nuit n’avait pas l’air de s’étonner des allées et venues. Plongé dans son journal il n’eut pour lui qu’un regard indifférent.

Dans la rue Kovask repéra plusieurs G’men chargés de surveiller l’hôtel. Il se dirigea vers sa voiture et la mit en route. Herman le veilleur de nuit de la W.T.C. approchait maintenant de l’entrepôt. Michael et son équipe allaient lui mettre la main dessus.

Il fut surpris en arrivant sur les lieux de constater que tout était calme. Sa montre indiquait dix heures et demie. Herman avait dû arriver depuis une demi-heure.

Comme il ralentissait une ombre se détacha de l’entrée.

— Lieutenant-commander Kovask ? On vous attend à l’intérieur. Le gars ne viendra pas.

Il jura et descendit de voiture.

— Évidemment si vous restez ainsi à l’entrée il a dû faire demi-tour et prendre ses jambes à son cou.

— Ce n’est pas ça, dit l’homme du F.B.I. sans s’émouvoir. On a trouvé son cadavre dans la rue voisine. Un coup de couteau dans le dos.

Michael sortit de la conciergerie. Il paraissait moins insouciant que d’habitude.

— Un sale coup ! À dix heures, voyant qu’il n’arrivait pas, je suis allé à sa rencontre. Je l’ai trouvé dans une ruelle.

— Comment saviez-vous qu’il allait passer là-bas ?

— Il ne pouvait arriver que de la station d’autobus. J’ai tenté le coup. Je l’ai fait transporter ici.

Kovask pénétra dans le bureau où se trouvaient le lieutenant du F.B.I. et le gardien de jour qui paraissait effaré. Herman avait été allongé sur le lit de camp et un médecin l’examinait.

— Il est de chez nous expliqua le fédé. Herman n’est mort que depuis une demi-heure environ. Un coup de couteau mais on n’a pas retrouvé l’arme.

Un peu de sang coulait sur le plancher.

— Pourquoi l’avez-vous transporté ici ? Si par hasard il a un complice dans la place …

Il haussa les épaules.

— Après tout, s’ils l’ont tué c’est qu’ils avaient appris que nous étions sur sa piste.

Michael avait l’air ennuyé.

— Je me suis mal débrouillé …

Sans répondre Kovask jeta un coup d’œil aux différents objets déposés sur la table. Une boîte ronde en fer attira son attention. Il la referma avec une grimace de dégoût. Elle ne contenait que des bouts informes de cigarillos.

— Rien d’autre évidemment. Son assassin a certainement pris le temps de le fouiller.

— Il y a son adresse dans son portefeuille, dit Michael. On peut aller jeter un coup d’œil chez lui.

— Oui, grommela Kovask. C’est ça qui va nous permettre de renouer le fil. Soit, allons-y.

C’était dans une des ruelles qui débouchaient à la limite du port de commerce, vers le bassin réserve aux bateaux de plaisance. Un immeuble lépreux de cinq étages.

— Le gardien de jour m’a dit que c’était au troisième sur la gauche.

— Il vit seul ?

— Paraît-il.

Kovask posa une main sur le bras de son compagnon, lui désigna une fenêtre éclairée.

— À gauche sur le palier ?

— Bien sûr mais on ne sait pas comment est dirigé l’escalier. Vous croyez qu’il y a quelqu’un chez lui ? Ce serait étonnant.

— On ne sait jamais. Son ton se fit plus sec.

— Et cette fois nous n’allons pas nous laisser rouler. Voici ce que nous allons faire.

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