15

Lucien classa l'affaire au purgatoire de son esprit. Tout ce qui passait par son purgatoire finissait après un laps de temps assez bref par tomber dans les tiroirs inaccessibles de sa mémoire. Il rouvrit son chapitre sur la propagande, qui avait souffert des intrusions de ces quinze derniers jours. Marc et Mathias reprirent le fil d'ouvrages qu'aucun éditeur ne leur avait jamais demandés. Ils se voyaient aux heures des repas, et Mathias, qui rentrait à la nuit de son service, allait saluer ses amis avec sobriété et rendait une courte visite au commissaire. Invariablement, Vandoosler lui posait la même question.

– Des nouvelles?

Et Mathias secouait la tête avant de redescendre à son premier étage.

Vandoosler ne se couchait pas avant le retour de Mathias. Il devait être le seul à rester attentif, avec Juliette, qui, jeudi particulièrement, guetta avec anxiété la porte du restaurant. Mais Sophia n'y revint pas.

Le lendemain, il y eut un satisfaisant soleil de mai. Après toute la flotte qui était tombée depuis un mois, cela agit sur Juliette comme un réactif. À quinze heures, elle ferma le restaurant comme d'habitude, pendant que Mathias retirait sa chemise de serveur et, torse nu derrière une table,, cherchait son pull. Juliette n'était pas insensible à ce rite quotidien. Elle n'était pas le genre de femme à s'ennuyer mais depuis que Mathias servait au restaurant, c'était mieux. Elle se trouvait peu de points communs avec son autre serveur et son cuisinier. Avec Mathias, elle ne s'en trouvait aucun. Mais il était facile de parler à Mathias, de tout ce qu'on voulait, et c'était bien agréable.

– Ne reviens pas avant mardi, lui dit Juliette en se décidant brusquement. On ferme pour tout le week-end. Je vais me défiler chez moi, en Normandie. Toutes ces histoires de trous, d'arbres, ça m'a assombrie. Je vais mettre des bottes et marcher dans l'herbe mouillée. J'aime les bottes et la fin du mois de mai.

– C'est une bonne idée, dit Mathias, qui n'imaginait pas du tout Juliette en bottes de caoutchouc.

– Si tu veux, tu peux venir après tout. Je crois qu'il fera beau. Tu dois être le genre d'homme à aimer la campagne.

– C'est vrai, dit Mathias.

– Tu peux prendre avec toi Saint Marc et Saint Luc, et le vieux commissaire flamboyant aussi, si ça vous chante. Je ne tiens pas spécialement à la solitude. La maison est grande, on ne se gênera pas. Enfin, faites comme vous voulez. Vous avez une voiture?

– On n'a plus de voiture, à cause de la merde. Mais je sais où en emprunter une. J'ai gardé un copain dans un garage. Pourquoi dis-tu «flamboyant»?

– Comme ça. Il a une belle tête, non? Avec les rides, il me fait penser à une de ces églises tarabiscotées qui partent dans tous les sens, qui ont l'air de craquer comme du tissu troué et qui restent quand même debout. Il m'épate un peu.

– Parce que tu t'y connais en églises?

– J'allais à la messe quand j'étais petite, figure-toi. Des fois, mon père nous poussait le dimanche jusqu'à la cathédrale d'Évreux et je lisais la brochure pendant le sermon. Ne cherche pas plus loin, c'est tout ce que je sais des églises qui flamboient. Ça t'embête que je dise que le vieux ressemble à la cathédrale d'Évreux?

– Mais non, dit Mathias.

– Je connais d'autres trucs qu'Évreux, remarque. La petite église de Caudebeuf, c'est lourd, c'est sobre, ça vient de loin et ça me repose. Et ça s'arrête là pour toutes les églises et pour tout ce que je sais d'elles.

, Juliette sourit.

– Avec tout ça, j'ai vraiment envie d'aller marcher. Ou d'aller en vélo.

– Marc a dû vendre son vélo. Tu en as plusieurs là-bas?

– Deux. Si ça vous tente, la maison est à Verny-sur-Besle, un village pas loin de Bernay, un trou. Quand tu arrives par la nationale, c'est la grande ferme à gauche de l'église. Ça s'appelle «Le Mesnil». Il y a une petite rivière et des pommiers, uniquement des pommiers. Pas de hêtre. Tu te souviendras?

– Oui, dit Mathias.

– Je file à présent, dit Juliette en baissant les volets. Pas la peine de me prévenir si vous venez. De toute façon, il n'y a pas le téléphone.

Elle rit, elle embrassa Mathias, sur la joue, et partit en agitant la main. Mathias resta planté sur le trottoir. Les voitures puaient. Il pensa qu'il pourrait prendre un bain dans cette petite rivière si le soleil tenait le coup. Juliette avait la peau douce et c'était agréable de se laisser approcher. Mathias se bougea, marcha très lentement jusqu'à la baraque pourrie. Le soleil chauffait son cou. Il était tenté, c'était clair. Tenté d'aller s'immerger dans ce bled de Veray-sur-Besle et d'aller en vélo jusqu'à Caudebeuf, encore qu'il n'ait pas grand-chose à foutre des petites églises. Mais ça plairait à Marc, en revanche. Car il était hors de question d'y aller seul. Seul avec Juliette, avec son rire, son corps rond, agile, blanc et détendu, l'immersion pourrait tourner à la confusion. Ce risque, Mathias le percevait assez nettement et le craignait, sous un certain angle. Il se sentait si lourd en ce moment. Le plus sage serait d'emmener les deux autres et le commissaire avec. Le commissaire irait voir Évreux, dans toute sa grandeur somptueuse et sa décadence effilochée. Convaincre Vandoosler serait facile. Le vieux aimait bouger, voir. Ensuite, laisser le commissaire faire plier les deux autres. De toute façon, l'idée était bonne. Ça ferait du bien à tout le monde, même si Marc aimait hanter les villes et si Lucien allait hurler contre la rusticité sommaire du projet.


Ils prirent tous la route vers six heures du soir. Lucien, qui avait emporté ses dossiers, râlait à l'arrière de la voiture contre la ruralité primitive de Mathias. Mathias souriait en conduisant. Ils arrivèrent pour dîner.

Le soleil tint bon. Mathias passa beaucoup de temps nu dans la rivière sans que personne ne comprenne comment il ne sentait pas le froid. Il se leva très tôt le samedi, rôda dans le jardin, visita le bûcher, le cellier, le vieux pressoir, et partit visiter Caudebeuf pour voir si l'église lui ressemblait. Lucien passa beaucoup de temps à dormir dans l'herbe sur ses dossiers, Marc passa des heures à vélo. Armand Vandoosler racontait des histoires à Juliette, comme le premier soir au Tonneau.

– Ils sont bien, vos évangélistes, dit Juliette.

– À dire vrai, ils ne sont pas à moi, dit Vandoosler. Je fais semblant.

Juliette hocha la tête.

– C'est indispensable de les appeler Saint Truc? demanda-t-elle.

– Oh non… C'est au contraire une fantaisie vaniteuse et puérile qui m'est venue un soir, en les regardant dans les fenêtres… C'est pour jouer. Je suis un joueur, un menteur aussi, un faussaire. Bref, je joue, je les trafique, et ça donne ça. Ensuite, je m'imagine qu'ils ont chacun une petite parcelle qui brille. Non? Ça les énerve en tous les cas. Maintenant, j'ai pris le pli.

– Moi aussi, dit Juliette.

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