23

Lundi, vers midi, Marc entendit une voiture s'arrêter devant leur grille. Il lâcha son crayon et se rua à sa fenêtre: Vandoosler sortait d'un taxi avec Alexan-dra. Il l'accompagna jusqu'à son pavillon et revint en chantonnant. C'était donc ça qu'il était parti faire: aller la chercher à la sortie du commissariat. Marc serra les dents. L'omnipotence subtile du parrain commençait à l'exaspérer. Le sang lui frappa les tempes. Toujours ces sacrés coups d'énervement. La tectonique. Comment diable faisait donc Mathias pour rester laconique et géant alors que rien de ce qu'il souhaitait ne lui arrivait? Lui avait l'impression de s'émacier dans l'exaspération. Il avait bouffé le tiers de son crayon ce matin, crachotant sans cesse des échardes de bois sur sa feuille. Essayer de porter des sandales? Ridicule. Non seulement il aurait froid aux pieds, mais encore il perdrait la dernière brillance qui lui restait, réfugiée dans la sophistication de ses vêtements. Pas question de sandales.

Marc serra sa ceinture argentée, lissa son pantalon noir et serré. Alexandra n'était même pas venue les voir hier.

Et pourquoi serait-elle venue? Elle avait son pavillon à présent, son autonomie, sa liberté. C'était une fille très susceptible avec la liberté, fallait faire gaffe à ça. Elle avait tout de même passé le dimanche comme le lui avait recommandé Vandoosler le Vieux. Square avec Cyrille. Mathias l'avait vue jouer au ballon et avait fait une bonne partie avec eux. Doux soleil de juin. L'idée n'en était pas venue à Marc. Mathias savait appliquer dé-ci, dé-là des formes silencieuses de réconfort ponctuel qui n'effleuraient même pas Marc tant elles étaient simples. Marc avait repris le fïl de son étude du commerce villageois au XIe-XIIe siècle avec un enthousiasme essoufflé. Cette question de l'excédent de la production rurale était tout à fait vaseuse et il fallait se jeter dessus à plat ventre pour ne pas s'enfoncer dedans jusqu'aux cuisses. Très emmerdant. Il aurait peut-être mieux fait de jouer au ballon: on sait ce qu'on lance, on voit ce qu'on rattrape. Quant au parrain, il avait passé le dimanche entier perché sur sa chaise, le nez hors de son vasistas, à surveiller les alentours. Quel con. C'est sûr qu'à prendre des allures de guetteur dans son nid de pie, ou de capitaine de navire baleinier, le vieux gagnait en importance aux yeux des naïfs. Mais ce genre d'esbroufe n'épatait pas Marc.

Il entendit Vandoosler grimper les quatre étages. Il ne bougea pas, résolu à ne pas lui donner la satisfaction de venir aux nouvelles. La détermination de Marc flancha rapidement, ce qui était usuel chez lui pour les petites choses, et vingt minutes plus tard, il ouvrait la porte des combles.

Le parrain était remonté sur sa chaise, tête sortie par le vasistas.

– Tu as l'air d'un imbécile comme ça, dit Marc. Qu'est-ce que tu attends? La réaction? La crotte de Pigeon? La baleine?

Je ne te cause pas de tort, il me semble, dit Vandoosler en descendant de sa chaise. Pourquoi t'énerver?

– Tu fais l'important, l'indispensable. Tu fais le beau. Voilà ce qui m'énerve.

– Je suis d'accord avec toi, c'est agaçant. Tu en as pourtant l'habitude et en temps ordinaire tu t'en fous. Mais je m'occupe de Lex et ça t'énerve. Tu oublies que je ne veille sur la petite que pour éviter des bricoles qui risquent d'être désagréables pour tout le monde. Tu veux le faire tout seul? Tu n'as pas le métier. Et comme tu t'énerves et que tu n'écoutes pas ce que je te dis, tu ne risques pas de l'apprendre. Enfin, tu n'as aucune entrée auprès de Leguennec. Si tu veux aider, tu vas être obligé de supporter mes interventions. Et peut-être même d'exécuter mes consignes, parce que je ne pourrai pas être partout à la fois. Toi et les deux évangélistes pourrez être utiles.

– À quoi? dit Marc.

– Attends. C'est trop tôt.

– Tu attends la merde de pigeon?

– Appelle ça comme ça si tu veux.

– Tu es sûr qu'elle viendra?

– À peu près sûr. Alexandra s'est bien comportée à l'interrogatoire ce matin. Leguennec ralentit. Mais il tient un bon truc contre elle. Tu veux le savoir ou tu te fous de ce que je bricole?

Marc s'assit.

– Ils ont examiné la voiture de la tante Sophia, dit Vandoosler. Dans le coffre, ils ont ramassé deux cheveux. Aucun doute, ils proviennent de la tête de Sophia Siméonidis.

Vandoosler se frotta les mains et éclata de rire.

– Ça te fait rigoler? demanda Marc, atterré.

– Reste calme, jeune Vandoosler, combien de fois faudra-t-il que je te le répète? (Il rigola à nouveau et se servit à boire.) Tu en veux? proposa-t-il à Marc.

– Non merci. C'est très grave, ces cheveux. Et toi tu te marres. Tu me dégoûtes. Tu es cynique, malfaisant. A moins… À moins que tu ne penses qu'on ne peut rien en tirer? Après tout, c'était la voiture de Sophia, rien d'étonnant à ce qu'on y trouve ses cheveux.

– Dans le coffre?

– Pourquoi pas? Tombés d'un manteau.

– Sophia Siméonidis n'était pas comme toi. Elle n'aurait pas fourré ses manteaux à même un coffre. Non, je pensais à autre chose. Ne t'affole pas. Une enquête ne se joue pas en trois coups de dés. J'ai de la ressource. Et si tu veux bien faire l'effort de te calmer, de cesser de craindre que j'essaie d'enjôler Alexandra, dans un sens ou dans un autre, de te rappeler que je t'ai élevé en partie, et pas si mal que ça en dépit de tes conneries et en dépit des miennes, enfin bref, si tu veux bien m'accorder quelque crédit et ranger tes poings dans tes poches, je vais te demander un petit service.

Marc réfléchit un moment. L'histoire des cheveux l'inquiétait rudement. Le vieux avait l'air de savoir quelque chose là-dessus. De toute façon, inutile de se poser des questions, il n'avait pas envie de foutre son oncle à la porte. Ni son parrain. Cela restait la donnée de base, comme aurait dit Vandoosler lui:même.

– Dis toujours, soupira Marc.

– Cet après-midi, je m'absente. Il y a interrogatoire de la maîtresse de Relivaux, puis nouvel interrogatoire de Relivaux lui-même. Je vais rôder par là. Il me faut une vigie ici pour la merde de pigeon, si elle survient. Tu vas prendre la surveillance à ma place.

– Ça consiste en quoi?

A rester dans les lieux. Ne t'en va pas, même pas pour une course. On ne sait jamais. Et reste à ta fenêtre.

– Mais qu'est-ce que je dois surveiller, bon sang? Qu'attends-tu?

– Aucune idée. C'est pour ça qu'il faut rester vigilant. Même pour l'incident le plus anodin. C'est entendu?

– D'accord, dit Marc. Mais je ne vois pas où ça te mène. En tout cas, rapporte du pain et des œufs. Lucien fait cours jusqu'à six heures. C'est moi qui étais de courses.

– On a quelque chose pour déjeuner?

– Il reste du rôti assez moche. Si on allait plutôt au Tonneau?

– C'est fermé le lundi. Et j'ai dit qu'on ne quittait pas la maison. Tu te souviens?

– Même pour bouffer?

– Même. On va finir ce rôti. Ensuite tu monteras à ta fenêtre et tu attendras. Ne prends pas un livre en même temps. Reste à ta fenêtre et regarde.

– Je vais m'emmerder, dit Marc.

– Mais non, il se passe des tas de choses dehors.


À partir de treize heures trente, Marc, maussade, se posta à sa fenêtre du second étage. Il flottait. Il passait d'ordinaire très peu de gens dans cette petite rue et encore moins quand il flottait. Très difficile de repérer quoi que ce soit sous des parapluies. Comme Marc l'avait pressenti, il ne se passa strictement rien. Deux dames passèrent dans un sens, un homme dans un autre. Puis le frère de Juliette poussa une reconnaissance vers deux heures et demie, abrité par un gros parapluie noir. Celui-là, le gros Georges, on ne le voyait décidément pas beaucoup. Il travaillait par à-coups, quand la maison d'édition l'envoyait effectuer des dépôts en province. Il partait parfois une semaine, puis restait plusieurs jours chez lui. Alors, on pouvait le croiser se promenant ou buvant une bière ici ou là. Un type à la peau aussi blanche que sa sœur, gentil mais rien à en tirer. Il adressait des petits saluts aimables sans chercher à lier conversation. Jamais on ne le voyait au Tonneau. Marc n'avait pas osé interroger Juliette sur lui, mais ce gros frère qui vivait encore chez elle à près de quarante ans ne semblait pas faire sa fierté. Elle n'en parlait presque pas. Un peu comme si elle le cachait, le protégeait. On ne lui connaissait pas de femme, si bien que Lucien, tout en nuances, avait bien entendu émis l'hypothèse qu'il était l'amant de Juliette. Absurde. Leur ressemblance physique crevait les yeux, l'un en moche, l'autre en belle. Déçu mais se rendant à l'évidence, Lucien avait changé son fusil d'épaule et affirmé avoir vu Georges se faufiler dans une boutique spécialisée de la rue Saint-Denis. Marc haussa les épaules. Tout était bon pour Lucien pour faire mousse, du plus graveleux au plus raffiné.

Vers quinze heures, il vit Juliette rentrer en courant chez elle, se protégeant de la flotte sous un carton, puis Mathias, la suivant de près, qui, tête nue, se dirigeait à pas lents vers la maison. Souvent, il allait aider Juliette le lundi à faire le ravitaillement du Tonneau pour la semaine. L'eau lui coulait de partout mais bien sûr, ça ne gênait pas un type comme Mathias. Puis encore une dame. Puis un type, un quart d'heure plus tard. Les gens marchaient vite, contractés par l'humidité. Mathias frappa à sa porte pour emprunter une gomme. Il n'avait même pas séché ses cheveux.

– Qu'est-ce que tu fais à ta fenêtre? demanda-t-il.

– Je suis en mission, répondit Marc d'un ton las. Le commissaire m'a chargé de surveiller l'événement. Alors je surveille.

– Ah oui? Quel événement?

– Ça, on ne sait pas. Inutile de te dire que d'événement, il ne s'en produit aucun. Ils ont trouvé deux cheveux de Sophia dans le coffre de la voiture empruntée par Lex.

– Emmerdant.

– Tu peux le dire. Mais ça fait rigoler le parrain. Tiens, voilà le facteur.

– Tu veux que je te relaie?

– Je te remercie. Je m'habitue. Je suis le seul à ne rien faire ici. Autant que j'aie une mission, aussi imbécile soit-elle.

Mathias empocha la gomme et Marc resta à son poste. Des dames, des parapluies. La sortie des écoles. Alexandra passa avec le petit Cyrille. Sans un regard vers leur baraque. Et pourquoi aurait-elle regardé?

Pierre Relivaux gara sa voiture un peu avant six heures. On avait dû lui examiner sa bagnole à lui aussi. Il claqua fort la grille de son jardin. Les interrogatoires ne mettent personne de bonne humeur. Il devait craindre que l'histoire de sa maîtresse entretenue dans le 15e ne remonte jusqu'à son ministère. On ne savait toujours pas quand aurait lieu l'enterrement des malheureux débris qui restaient de Sophia. Ils les gardaient encore. Mais Marc n'escomptait pas que Relivaux s'effondre à l'enterrement. Il avait l'air soucieux, mais pas démoli par la mort de sa femme. Au moins, s'il était l'assassin, il n'essayait pas de jouer la comédie, ce qui était une tactique comme une autre. Vers six heures trente, Lucien rentra. Fin de la tranquillité. Puis Vandoosler le Vieux, trempé comme une soupe. Marc détendit ses muscles.raidis par l'immobilité. Ça lui rappela la fois où ils avaient surveillé les flics qui creusaient sous l'arbre. On n'en parlait plus du tout de l'arbre. Pourtant, tout avait commencé par là. Et Marc ne parvenait pas à l'oublier. L'arbre.

Un après-midi de foutu. Pas d'événement, pas d'incident mineur, pas la moindre fiente de pigeon, rien.

Marc descendit faire son rapport au parrain qui préparait un feu pour se sécher.

– Rien, dit-il. Je me suis ankylosé cinq heures à regarder le néant. Et toi? Les interrogatoires?

– Leguennec commence à devenir réticent pour lâcher de l'information. On a beau être amis, on a sa fierté. Il patine, alors il n'a pas envie qu'on voie ça en direct. Vu mon passif, sa confiance en moi reste malgré tout mitigée. Et puis il a pris du grade maintenant. Ça l'agace de me trouver tout le temps dans ses pattes, il a l'impression que je le nargue. Surtout quand j'ai rigolé pour les cheveux.

– Et pourquoi rigoles-tu?

– Tactique, jeune Vandoosler, tactique. Pauvre Leguennec. Il croyait tenir la bonne et le voilà avec une demi-douzaine de criminels potentiels faisant aussi bien l'affaire les uns que les autres. Il va falloir que je l'invite à une partie de cartes pour le décontracter.

– Une de mi-douzaine? Il y a eu des prétendants?

– C'est-à-dire que j'ai fait valoir à Leguennec que si la petite Alexandra était mal partie, ce n'était pas une raison pour risquer de commettre une bourde. N'oublie pas que j'essaie de le freiner. Tout est là. Alors je lui ai tiré le portrait de tas d'autres assassins tout à fait potables. Cet après-midi, Relivaux, qui se défend bien, l'avait favorablement impressionné. Il a fallu que j'y mette mon grain de sel. Relivaux assure qu'il n'a pas touché la voiture de sa femme. Qu'il avait donné les clefs à Alexandra. Il m'a bien fallu dire à Leguennec que Relivaux en a planqué un double chez lui. Je le lui avais apporté d'ailleurs. Hein? Qu'est-ce que tu dis de ça?

Le feu prenait avec grand bruit dans la cheminée et Marc avait toujours aimé ce bref moment d'embrase-ment désordonné qui précédait l'écroulement des fagots puis la combustion routinière, épisodes égale-ment captivants mais pour d'autres raisons. Lucien venait d'arriver pour se chauffer. On était en juin mais on avait froid aux doigts, le soir, dans les chambres. Sauf Mathias, qui venait d'entrer torse nu pour préparer le dîner. Mathias avait le torse musclé mais presque imberbe.

– Formidable, dit Marc, soupçonneux. Et comment t'es-tu procuré ces clefs?

Vandoosler poussa un soupir.

– Je vois, dit Marc. Tu as forcé sa porte pendant son absence. Tu vas nous attirer des emmerdements.

– Tu as bien piqué le lièvre, l'autre jour, répondit Vandoosler. On a du mal à perdre ses habitudes. Je voulais voir. J'ai cherché un peu de tout. Des lettres, des relevés de compte, des clefs… Il est prudent ce Relivaux. Pas de papier compromettant chez lui.

– Comment as-tu fait pour les clefs?

– Au plus simple. Derrière le tome C du Grand Larousse du XIXe siècle. Une merveille, ce dictionnaire. Qu'il ait planqué les clefs ne l'accuse pas, ceci dit. C'est peut-être un trouillard et cela lui aura paru plus simple de dire qu'il n'avait jamais eu de double.

– Pourquoi ne pas les jeter alors?

– Dans ces moments troublés, il peut être utile de pouvoir disposer d'une voiture dont on n'a soi-disant pas les clefs. Quant à sa propre voiture, elle a été examinée. Rien à dire.

– Sa maîtresse?

– Pas très résistante aux attaques de Leguennec. Saint Luc s'est trompé dans son diagnostic. Cette fille ne se contente pas de Pierre Relivaux, elle l'utilise. Il sert à les faire vivre, elle et son amant de cœur qui ne voit aucun inconvénient à s'éclipser quand Relivaux vient prendre son samedi-dimanche. Cet imbécile de Relivaux ne se doute de rien, d'après la fille. Il est arrivé que les deux hommes se rencontrent. Il croit que c'est son frère. Selon elle, la situation lui convenait ainsi et en effet, je vois mal ce qu'elle gagnerait à un mariage qui la priverait de sa liberté. Et je ne vois pas Relivaux y gagner de son côté quoi que ce soit. Sophia Siméonidis était une femme bien plus valorisante pour lui dans les sphères sociales qu'il ambitionne. J'ai poussé quand même à la roue. J'ai suggéré que la fille, Elizabeth – c'est son nom -, pouvait mentir sur toute la ligne et désirer profiter de tous les avantages d'un Relivaux débarrassé de sa femme et riche. Elle aurait pu réussir à l'épouser, elle le tient depuis six ans, elle n'est pas mal et bien plus jeune que lui.

– Et tes autres suspects?

– J'ai bien entendu chargé la belle-mère de Sophia et son fils. Ils se soutiennent l'un l'autre pour la nuit de Maisons-Alfort mais rien n'empêche de penser que l'un d'eux ait pu faire la route. Ce n'est pas loin, Dour-dan. Moins loin que Lyon.

– Ça ne nous fait pas la demi-douzaine, dit Marc. Qui d'autre as-tu lancé dans les pattes de Leguennec?

– Eh bien, Saint Luc, Saint Matthieu et toi. Ça l'occupera.

Marc se dressa d'un bond tandis que Lucien souriait.

– Nous? Mais tu es dingue!

– Tu veux aider la petite, oui ou merde?

– C'est merde! Et ça n'aidera pas Alexandra! Comment veux-tu que Leguennec nous soupçonne?

– Très facile, intervint Lucien. Voilà trois hommes de trente-cinq ans à la dérive dans une baraque chaotique. Bien. Autant dire des voisins peu recommanda-bles. L'un de ces trois types a emmené la dame en promenade, l'a violée avec sauvagerie et l'a tuée pour qu'elle se taise.

– Et la carte qu'elle a reçue? cria Marc. La carte avec l'étoile et le rendez-vous? C'est nous peut-être?

– Ça complique un peu les choses, admit Lucien. Disons que la dame nous aura parlé de ce Stelyos et de la carte reçue il y a trois mois. Pour nous expliquer ses craintes, pour nous décider à piocher. Car n'oublie pas qu'on a pioché.

– Tu peux être sûr que je ne l'oublie pas, cette saleté d'arbre!

– Donc, continua Lucien, afin d'attirer la dame hors de chez elle, l'un de nous utilise cette ruse grossière, intercepte la dame gare de Lyon, l'emmène ailleurs et le drame commence.

– Mais Sophia ne nous a jamais parlé de Stelyos!

– Qu'est-ce que tu veux que ça foute à la police? Nous n'avons que notre parole et ça ne compte guère quand on est dans la merde.

– Parfait, dit Marc, tremblant de rage. Parfait. Le parrain a décidément des idées formidables. Et lui? Pourquoi pas lui? Avec son passé et ses aventures fli-cardières et sexuelles plus ou moins glorieuses, il ne détonnerait pas dans le tableau. Qu'en penses-tu, commissaire?

Vandoosler haussa les épaules.

– Figure-toi que ce n'est pas à soixante-huit ans qu'on se décide à violer les femmes. Ça se serait fait avant. Tous les flics savent ça. Tandis qu'avec des hommes de trente-cinq ans solitaires et à moitié cinglés, on peut tout craindre.

Lucien éclata de rire.

– Épatant, dit-il. Vous êtes épatant, commissaire. Votre suggestion à Leguennec m'amuse infiniment.

– Pas moi, dit Marc.

– Parce que tu es un pur, dit Lucien en lui tapant sur l'épaule. Tu ne supportes pas qu'on brouille un peu ton image. Mais mon pauvre ami, ton image n'a rien à voir là-dedans. Ce sont les cartes qu'on brouille. Leguennec ne peut rien contre nous. Seulement, le temps qu'il contrôle un peu nos extractions, nos cheminements et nos exploits respectifs, ça fait gagner une journée et ça mobilise deux sous-fifres pour rien. Toujours ça de pris à l'ennemi!

– Je trouve ça crétin.

– Mais non. Je suis sûr que ça fera beaucoup rire Mathias. Hein, Mathias?

Mathias eut un petit sourire.

– Moi, dit-il, ça m'est complètement égal.

– D'être emmerdé par les flics, soupçonné d'avoir violé Sophia, ça t'est complètement égal? demanda Marc.

– Et après? Moi, je sais que je ne violerai jamais une femme. Alors, ce que les autres en pensent, je m'en fous, puisque moi je sais.

Marc soupira.

– Le chasseur-cueilleur est un sage, proféra Lucien. Et de plus, depuis qu'il travaille dans le tonneau, il commence à savoir y faire en cuisine. N'étant ni pur, ni sage, je propose de bouffer.

– Bouffer, tu ne parles que de ça et de la Grande Guerre, dit Marc.

– Bouffons, dit Vandoosler.

II passa derrière Marc et lui serra rapidement l'épaule. Sa manière de lui serrer l'épaule, toujours la même depuis qu'il était gosse et qu'ils s'engueulaient. Sa manière qui voulait dire «ne t'inquiète pas, jeune Vandoosler, je ne fais rien contre toi, ne t'énerve pas, tu t'énerves trop, ne t'inquiète pas». Marc sentit sa colère l'abandonner. Alexandra n'était toujours pas inculpée, et c'est à cela que veillait le vieux depuis quatre jours. Marc lui jeta un regard. Armand Vandoosler s'asseyait à table, l'air de rien. Sac à merde, sac à merveilles. Difficile de s'y retrouver. Mais c'était son oncle et Marc, tout en criant, lui faisait confiance. Pour certaines choses.

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