Moscou


durant la première année de la guerre

Essais physiologiques




Les fenêtres

Dès avant le début de la guerre, elles avaient commencé à la guetter : les fenêtres de Moscou. Des croisillons et des zigzags en papier étaient venus recouvrir leur surface transparente. Travaillant de la colle et des ciseaux, nous habillions le verre d’une robe blanche ajourée. Puis des rubans mauves et bleus remplacèrent les blancs. Les fenêtres perdaient à regret leur nudité naturelle. Et nous aussi, couturiers malgré nous, nous avions l’impression qu’elles étaient engoncées dans un vêtement qui gênait et le soleil et l’œil, vêtement taillé pour d’autres dos, ceux des Londoniens.

Mais voici que cette même guerre passe de leur dos sur le nôtre. Sous le treillis des rubans de papier… déjà l’épaisse doublure bleue des rideaux. Et dès que la nuit tombe, on déroule les bandes de camouflage.

Ouvrez la main : sur la surface de la paume, les lignes zigzaguent et se croisent. De leurs dessins, les chiromanciens déduisent le caractère du propriétaire de la paume et affirment que le lacis des courbes est unique pour chacun d’entre nous et qu’il ne connaît pas de double. Ce sont peut-être des sottises.

Et si pourtant ce n’en étaient pas ? Dieu sait combien de ces « et si pourtant » ont fondu sur nous comme la foudre dans un ciel serein depuis le premier jour de la guerre. Elle existe bien depuis les anciens Grecs, cette chiromancie ; alors, laissez vivre, ne serait-ce que sous forme d’hypothèse, la fenêtrologie.

Au cours de mes promenades, je passe souvent devant les rectangles de verre, en apparence si familiers, encastrés dans les murs de briques des maisons. Rangée sur rangée, étage après étage. Sur les flancs, les hauts battants des portes dans leur habit scintillant de carrés et de losanges. Je ne les reconnais plus à présent. Le visage plat des fenêtres s’est couvert de sillons et de rides ; chacune a son expression propre, chacune, dirais-je, a son propre regard sur le monde.

Il existe une devinette un peu simplette : le lac est en verre, les rives sont en bois. Réponse : une fenêtre. Mais aujourd’hui, toute fenêtre donnant sur une rue de Moscou se présente comme une devinette. Et bien moins simple, moins naïve que celle-ci. Derrière les bandes de papier collées en forme de x, vivent des x à deux jambes, deux bras et deux yeux : justement, ceux qui les ont collées. Travailler avec ses mains, de la colle et des ciseaux, c’est déjà s’exprimer. Se démasquer. La lenteur ou l’impatience, l’attention ou la négligence, la mélancolie ou l’entrain – tout cela se révèle nécessairement, d’une manière ou d’une autre, dans la façon dont on habille ses fenêtres. Sur la paume de verre, qu’on le veuille ou non, transparaissent des lignes de papier. Et c’est parti, la fenêtrologie se met en branle ! Les vitres perdent sans doute une part de leur transparence, mais ceux qui vivent derrière deviennent moins opaques, plus accessibles à l’œil et à l’intelligence du passant. À condition que l’œil sache saisir et que l’intelligence connaisse bien son affaire : comprendre.

Mais assez de préambules. Laissons la rue nous guider, et les fenêtres parler.

En voici une par exemple, la première à droite au premier étage. D’étroits sentiers de papier collés à la va-vite sur la vitre. Trop paresseux pour aller jusqu’à l’angle des montants. Un des bouts s’est déjà décollé et pend misérablement. L’homme qui vit derrière cette surface de verre glisse sur la vie comme une goutte de pluie sur la vitre. Il n’aime pas faire, préfère ne rien faire. Ses pensées ont de mauvaises fréquentations : n’importe, peu importe et qu’importe sont leurs inséparables compagnons. Il est toujours pressé, jamais à l’heure. Son geste le plus habituel : balayer d’un revers de main. Ses mots préférés : « Bah ! ça ira », « Ne vous en faites donc pas », « Et puis après ? », « Allons donc ! ». Et si une bombe allemande vient frapper à sa vitre de son poing volant ? Alors ? Alors, l’ami de peu importe se mettra à réfléchir, hochera la tête et dira : « Qui l’aurait cru ? », ou bien « Je n’en reviens pas ! ». Mais il ferait mieux de dire qu’il revient de loin.

La fenêtre de l’entresol parle un autre langage. Sa large surface, y compris le vasistas qui s’ouvrait dans la partie supérieure, est complètement recouverte d’une bonne couche de papier journal. Il a eu le temps de jaunir sous l’attaque des rayons dorés du soleil qui cherchent à pénétrer dans l’antre de l’habitant de l’étage. Rien à faire. Il en a vu d’autres. L’hypocondriaque qui a chassé le soleil, l’homme derrière le vasistas est ferme et résolu dans ses décisions. « Aujourd’hui, des croisillons blancs, demain des bleus, après-demain des rideaux de papier, et ensuite, Dieu sait quoi encore… » Et, appliquant une bonne couche d’amidon sur sa fenêtre, l’homme derrière le vasistas a collé feuille sur feuille et a définitivement coupé court à toute tentative de perturber le calme et le bon ordre de sa vie. Avant, il y avait : jour – nuit – jour. Il y aura maintenant : nuit – nuit – nuit. Au fond, n’est-ce pas la même chose, le soleil dans le ciel ou une ampoule au plafond ? On peut lire, on peut écrire, on peut se nourrir. Il n’y a pas loin du livre à l’œil ni de la coupe aux lèvres. Pas de danger de s’égarer. Je le vois bien, l’homme derrière le vasistas qui cherche à échapper à mon regard de l’autre côté de son paravent de journaux. Il a le visage long, les joues creuses, des rides profondes tombant des ailes du nez vers un menton épais, des sourcils broussailleux, des yeux de hibou habitués au demi-jour. Lui, l’homme de l’entresol, se croit naturellement plus prévoyant que les autres. Il suffit de regarder son sourire, figé au coin de sa bouche. Mais en fait, il n’a pas tout prévu : dans un mois, on coupera l’électricité dans son quartier ; alors, son visage long s’allongera encore, et son sourire niché au coin des lèvres s’envolera.

Poursuivons notre chemin.

Voici une fenêtre en demi-cercle sur la mezzanine d’une vieille maison au toit bossu qui garde la mémoire du siècle passé. Elle a l’air bien plus aimable. Sur ses joues de verre toutes pimpantes, des reflets de soleil et un lacis de rubans de papier tel un voile tissé à la hâte. L’antique mezzanine semble plisser les yeux derrière son filet blanc et penser à part soi : « Nous en avons vu d’autres et nous en verrons d’autres : comment partirez-vous guerroyer, comment reviendrez-vous festoyer ? »

Un peu plus loin, de l’autre côté de la rue, ternie peut-être par la poussière de la chaussée, une fenêtre s’ouvre joyeusement sur le monde. Sur la vitre, des éclairs de papier, de brusques zigzags tracés en diagonale par une flèche plate arrêtée dans son vol. On voit bien que celui qui habite cette chambre, derrière la porte-fenêtre ouverte au large, a lui aussi l’âme ouverte sur le monde. Au reste…

Levez la tête. Juste sous le toit, deux petites ouvertures carrées. Semblables l’une à l’autre, bien sages, comme l’image d’un couple d’amoureux. Les deux sont ornées d’un treillage de couleur mauve. À gauche un triangle, à droite un triangle. Sur le vasistas de droite, un petit carré et un croisillon ; sur celui de gauche, un croisillon et un plus grand carré. Les vies derrière ces fenêtres ressemblent à des lignes parallèles. Ou plutôt, ressemblaient. Maintenant il est au front et elle attend ses lettres ; des enveloppes triangulaires ou carrées circulent entre eux, séparés à présent par des milliers de kilomètres et non plus par l’épaisseur d’une cloison.

Là-bas, les hautes vitres étroites d’un balcon. La rambarde de métal porte des pots de fleurs : géraniums, capucines, renoncules. Ni les géraniums ni les renoncules ne savent que la guerre a éclaté ; ils fleurissent comme si de rien n’était. Ils ne savent même pas qu’ils ne fleurissent qu’une fois. Moi, je le sais – mais pour eux, pas pour moi.

Elles sont nombreuses, les fenêtres, alignées à droite et à gauche, de chaque côté de mes pas. Les unes ressemblent à un œil froid et lugubre percé dans une banquise qui se serait dressée, verticalement ; les autres, à la surface d’un lac figé en à-pic – sur lequel brillerait un rare rayon de soleil, tel l’écaille argentée d’un poisson filant entre deux eaux. Tous les mots du dictionnaire, tous les efforts de l’imagination ne suffiront pas pour les inscrire dans ces pages. Dommage que le crayon de l’artiste soit pris par un autre travail, plus important et plus urgent. Quant aux appareils photographiques, la situation leur interdit de jouer de l’objectif sans permission. Ainsi les hiéroglyphes tracés par la guerre sur les fenêtres de Moscou n’auront pas laissé d’empreinte. Sinon dans la mémoire de quelques-uns. Moi, par exemple. Mais on nous regardera comme de drôles de bonshommes.




La voix du haut-parleur

D’abord, on entend un craquement, un crachotement. Puis : « Citoyens, alerte aérienne ! Citoyens… » La voix est sèche et monocorde comme le tic-tac d’une pendule. Elle provient de la bouche noire du haut-parleur en forme d’entonnoir. Mais derrière cet entonnoir en carton, il doit bien y avoir la bouche vivante de l’homme qui annonce l’alerte.

Parmi ceux qui écoutent la voix noire, certains disent que ce n’est pas un homme : « Un homme ne pourrait pas parler ainsi, c’est une bande magnétique. » Une bande enregistrée, soit, mais pour lui imprimer ce zigzag d’ondes aériennes, il a fallu des lèvres vivantes, le ruban rouge de leur peau dansant au-devant des dents. Et qui dit lèvres vivantes, dit souffle chaud et vivant – et là où il y a souffle, il y a poitrine, bref, il y a un homme.

Qui est-il, cet inconnu qui échappe aux regards, messager indifférent dont la voix plane au-dessus de la ville de la mort ?

J’ai entendu bien des orateurs. Les uns étaient écoutés avec des bâillements, d’autres salués par des applaudissements. Certains parlaient d’une voix lente et monotone, d’autres d’un ton rapide et ardent. Mais l’orateur du haut-parleur noir est le plus laconique de tous, et l’efficacité de son discours sur un immense auditoire de millions d’hommes est plus puissante que le charme de l’orateur le plus célèbre du monde.

À peine a-t-il prononcé la première syllabe du premier mot de son message que j’entends : à l’étage au-dessus, des pas vont et viennent, puis quelque lourd objet s’arrache de sa place habituelle pour faire trembler mon plafond. Encore dix secondes, et toute la maison salue la voix de l’homme invisible en claquant les portes.

Mais l’orateur ne table pas sur la rapidité de la réaction auditive. Toujours et encore, il répète sa seule et unique idée. La maison est déjà vide, mais le messager de l’angoisse continue à persuader le vide même qu’un danger le menace.

Le timbre de la voix de l’homme-radio est métallique, il a quelque chose de rouillé. L’homme parle en détachant les mots, sans se hâter. Dans son intonation pauvre, qui ne varie que dans les limites d’une petite tierce, on a l’impression d’entendre : « Eh bien, allez-y, emportez tout, vous et vos affaires ; quant à moi, rien ne me presse, je ne connais ni joie ni effroi, je ne suis qu’une voix, le porteur d’émotions plaque numéro x, mon seul chemin va de la membrane du poste à vos tympans. »

Une nuit, j’ai rêvé de lui. Un visage long et sec aux yeux ronds couleur d’étain reposant sur des pommettes osseuses ; des cheveux en brosse, drus comme du fil de fer ; un long cou avec une cravate grise entortillée comme du fil électrique ; des jambes courtes, semblables aux tiges de métal d’une prise de courant.

Je suis convaincu que l’homme du haut-parleur fait sa ronde chez de nombreux Moscovites endormis entre deux alertes.

J’aurais aimé écrire à son sujet une nouvelle dans laquelle… mais, tenez, le haut-parleur crachote, et puis : « Allô, fin de l’alerte aérienne, fin de l’ai… »

En ce qui me concerne, c’est l’envie d’écouter et de réfléchir qui a pris fin. Je débranche la prise.




L’homme, le fusil et la lanterne

Le crépuscule d’hiver est tombé sur la ville. Rien ne l’éclaire, sinon les reflets blancs de la neige. Seule une allumette s’enflamme parfois, sous un porche ou près d’une porte, pour s’éteindre aussitôt sous une rafale de vent.

Vingt-trois heures passées. La rue est vide : rien que la tempête de neige et un passant solitaire. Ce passant, c’est moi. Il me faut arriver à ma porte avant minuit. Ce qu’il faut à la tempête, je n’en sais rien. Ténèbres. Comme les fenêtres, les verres de mes lunettes sont aveugles. Les fenêtres sont dissimulées sous les rideaux et le camouflage. Les lunettes sont bouchées par la neige. Elle est sans doute blanche, mais pensant à elle, c’est « noir » que je me dis.

Lorsque, la nuit, la tempête vous cingle de sa neige acérée, lorsqu’elle cherche à vous faire pénétrer le vent jusqu’aux os, à arracher votre chapka de votre tête, vous ne pouvez vous empêcher de la personnifier. C’est comme si elle n’était qu’un fait exprès : c’est exprès qu’elle vous fouette le visage plutôt que le dos, exprès qu’elle chasse la neige du trottoir glacé pour que vous, et vous précisément, glissiez, tombiez, et vous blessiez ; si la nature l’avait dotée de plus de force, elle aimerait bien que votre tête et votre main suivent le chemin de votre chapka et de votre moufle… Arracher et envoyer au diable.

Vous cachez votre souffle dans votre col relevé. Mais votre souffle aussi est contre vous : il plaque des glaçons à vos lèvres et les transit. La tempête se déchaîne aussi dans votre tête. Des bribes de phrases y tournoient pêle-mêle avec des jurons et des images éclatées qui craquent et se cassent comme des allumettes.

Parfois surgit la question insidieuse : « Où suis-je ? »

La réponse vient – pas aussitôt, quelques secondes plus tard – avec les phares allumés d’une automobile, ternes comme ma pensée. Comme moi, l’auto porte des lunettes ; comme moi, elle a deux yeux myopes, arrondis par l’obscurité. Pour elle comme pour moi – moi du fait de la tempête, elle du fait de la réglementation de la ville assiégée – il est strictement interdit de percer les ténèbres d’un peu de lumière.

Mais qu’est-ce donc ? Là-bas, un peu plus loin, encore un feu. Rouge. Non, il est devenu vert. Il s’éteint, et de nouveau fait briller sa lumière rouge. Ce n’est pas une automobile, non : il n’a qu’un œil (comme si le feu était devenu borgne), et il est immobile. De quoi s’agit-il donc ?

J’avance, offrant tantôt le crâne tantôt l’épaule au tourbillon de neige ; les pans de ma pelisse flottent comme une voile que l’on n’aurait pas roulée pendant la tempête ; je commence à comprendre : bien sûr, ce n’est pas quelque chose, c’est quelqu’un, un homme qui monte la garde au carrefour.

Plus près, plus près encore. La lumière qui garde le croisement des rues se fait plus brillante et plus vive. On distingue déjà les flocons de neige filant telles des balles traçantes devant le verre de la lanterne qui balance au-dessus de la chaussée au bout d’un bras. Étrange : autour de ma tête et de ma chapka, la tempête de neige continue sa ronde de sorcière, tandis que, dans ma tête, les images se sont arrêtées de tournoyer pour s’enchaîner logiquement.

Bien sûr, je l’ai déjà vu, cet homme qui monte la garde de Moscou assiégée ; peut-être n’était-ce pas lui, mais quelqu’un comme lui, en capote noire et toque d’astrakan ; comme maintenant, il portait son fusil sur l’épaule gauche ; ce n’était pas une lanterne qu’il avait dans les mains, mais une serviette noire râpée ; nous nous sommes rencontrés ce matin même, oui ce matin, à neuf heures et demie, tandis que j’allais à la bibliothèque ; en effet, pourquoi aurait-il eu une lanterne, alors qu’un maigre soleil d’hiver emmitouflé dans un ciel gris tacheté de nuages brillait comme une lanterne blafarde ?

À présent il est seul, à l’angle de l’Arbat et de la rue Krivokolenny. Non, il n’est pas seul ; ils sont trois : l’homme, le fusil et la lanterne. Comme en chacun de nous : l’humanité, la volonté braquée comme une arme, et la lumière toujours en éveil de la pensée.

Le feu vert dit : « Avance. » Le rouge : « Arrête-toi. » Je m’arrête. Le verre de la lanterne monte et m’observe. Et, à travers la neige qui tourbillonne, la voix demande :

— Quelle heure est-il ?

Ma pensée répond : « L’heure de la grande épreuve. » Mais je dis seulement :

— Onze heures et demie.

Et nous nous séparons, l’homme qui monte la garde au carrefour de Moscou et moi. J’ai un peu plus chaud. Lui aussi, peut-être.




Le jeune pompier

Jadis – avant juin – il sautait sur un pied, poussant le palet d’une case à l’autre de la marelle dessinée à la craie sur l’asphalte du trottoir. Les passants rouspétaient : cela gênait le passage. Ou bien il chassait les pigeons qui s’attardaient sur le bord des toits à coups de pierres et en les sifflant comme un brave. Le caillou frappait sa cible – ou une fenêtre. Penchées sur la rambarde, les ménagères grondaient le galopin, siffleur impénitent. Puis la guerre arriva. Et le sacripant, tel un pigeon qui s’envole, grimpa jusqu’au toit par l’escalier de secours en métal et les marches de bois du grenier. Là-haut, sur les plaques de zinc du toit, il engagea un jeu terrible, qui n’avait rien d’enfantin, avec les bombes incendiaires qui pleuvaient du ciel et les éclats d’obus chauffés à blanc.

À peine la sirène a-t-elle retenti que toute une bande a déjà foncé dans la cour. Et voilà Mitka, Senka et Pétia. Tous le nez en l’air. Une minute encore, et le toit métallique retentit sous leur pas rapide. L’un se presse contre la cheminée, l’autre est juché près d’une lucarne, le troisième vient se placer sur l’embout de la gouttière.

— Les voilà !

— C’est les nôtres.

— Non ; ils font plus de bruit ; leurs moteurs à eux sont plus sourds.

— Va savoir…

Au loin, une explosion. Aussitôt, le fracas des batteries antiaériennes et le crépitement des mitrailleuses. Maintenant tout est clair : qui, pourquoi et comment.

Sur le toit, les pas se sont tus. Les petits pompiers sont tapis à couvert. Comme s’ils tendaient une embuscade. On entend le bruit des avions allemands. Ils approchent… Prêts !

En bas, la voix grave de Nikiphore Serguéevitch, le chef du secteur, appelle les enfants. Haut perchés sur leur nid, ils répondent de leur petite voix : « On est là. »

En tombant sur le hangar qui se serrait craintivement contre notre immeuble de cinq étages, la première bombe a allumé un incendie. On noyait à grands seaux d’eau la gueule du feu, mais les flammes jaunes et rouges se contentaient de virer au vert ou au bleu et de lancer des étincelles multicolores.

Les pompiers étaient déconcertés. « Comment elle a fait ? Paf ! et tout a brûlé – d’un seul coup d’un seul », dit Pétia, fourrant ses mains dans ses poches et penchant sa tête hirsute.

On a tout mis à profit, et sans traîner. La vitesse des bras et des jambes, l’acuité de l’œil, l’agilité de l’esprit – la jugeote… on s’est même servi d’une vieille batte de base-ball tordue : on a entouré de fer-blanc son extrémité plate – et la vieille batte s’est mise à frapper, non plus les balles, mais les bombes. On a appelé la technique à la rescousse : des cuves d’eau, des caisses de sable et, surtout, d’épaisses moufles en toile et de longues pinces. Peu à peu, pour les petits pompiers, la bombe ennemie – d’une sorte de mauvais démon allemand s’est transformée en un « truc à flammes ».

Les attrapeurs de bombes sont devenus de vrais professionnels, des sortes de gardiens de but sur la pelouse métallique des toits ; toute l’équipe, ensemble, main dans la main, allant du même pas que la défense et le demi-centre – doit frapper la balle de l’ennemi et remporter la partie.

Lorsque la nuit d’automne s’achève et que les sirènes s’apaisent, les défenseurs des demeures voisines discutent de ce qui s’est passé durant leur tour de garde :

— Hier, on en a noyé une, et l’autre, c’est Mitka qui l’a dégagée avec des pinces.

— Mais qu’est-ce que c’est une bombe ? Nous, on en a éteint trois d’un seul coup. Ça, c’est du boulot.

— C’est ce qu’on va voir : peut-être qu’aujourd’hui on en verra tomber cinq. Alors là…

La discussion s’enflamme.

De notre temps, quand nous étions à l’école, nous faisions collection de timbres, de plumes et de boutons. À présent, dans Moscou assiégée, les enfants collectionnent les éclats d’obus. À peine le morceau de métal qui apportait la mort s’est-il refroidi, qu’il est déjà tombé dans la poche de Senka ou de Pétia. Les collectionneurs disposent leurs pièces par ordre de taille, dans des cartons à chapeau par exemple, ou bien jettent tout simplement ces envoyés du ciel dans un sac.

Le jardinier sait bien que si l’on veut donner une forme artificielle à un arbre nain, celui-ci résiste à la violence des pieux et des cordes par une croissance exubérante qui anticipe un avenir normal. Il en va de même pour les enfants de la grande ville sur qui la guerre s’est abattue : tous ces Mitka, ces Senka et ces Sanka grandissent et se tendent vers leur avenir sous mes yeux.

Aujourd’hui, la vie n’a pas grand-chose à voir avec un jardin d’enfants. Pliées en quatre, les grandes pensées finissent par entrer dans la tête des petits garçons. Ils répondent avec un regard grave qui n’a rien d’enfantin et leurs petites mains se ferment en poings. Ils ont déjà entendu parler, ces habitants des toits de Moscou, de Lionka le partisan, et de ces petites kolkhoziennes qui, même sous la menace d’un colt, ne trahissent ni leur frère ni leur père. Une fois qu’il s’est enflammé, le noble sentiment de l’émulation ne peut s’éteindre dans ces cœurs de dix ou onze ans. Dans la forêt, à l’abri du branchage des grands arbres, de jeunes pousses se dressent. La relève monte au front en forçant le passage. Nos réserves sont inépuisables.

C’était déjà le début d’octobre. L’air avait fraîchi, transi par un vent froid. À ma montre, il était une heure. Les haut-parleurs annoncèrent l’alerte. Il était tard, c’était l’heure où « le marchand de sable est passé ». Mais, trois ou quatre minutes après le signal, Sénia, Sania et Pétia avaient déjà troqué leurs matelas douillets contre le tapis métallique des toits et leurs couvertures de laine contre la fine pluie d’automne.

Dans la pénombre brumeuse de la nuit, les rayons des projecteurs se croisaient et s’écartaient comme les lames de longs ciseaux blancs. Une lueur d’incendie montait du côté de Dorogomilov. Sur l’Arbat, des camions aux phares aveugles avançaient prudemment. Sur le trottoir, des sentinelles passaient de temps à autre. J’étais sur le perron ; j’écoutais la nuit.

De l’autre côté de la rue, sur le casque métallique d’un immeuble de six étages, on entendait crier et piailler des petites voix d’oiseaux. On calmait quelqu’un, on le menaçait, on le priait d’aller se coucher. Je me demandais qui était ce quelqu’un jusqu’à ce qu’il aboie dans sa langue de chien : mais non, je suis mieux sur mes quatre pattes.

Puis le ciel remua. C’était comme si un habile allumeur de becs de gaz avait couru raviver les étoiles ternies par l’humidité : les obus des batteries antiaériennes éclataient pour s’éteindre aussitôt. Au loin, l’artillerie se mit à tonner. Et quelque part, tout là-haut, on entendit le chant d’une hélice. C’est alors qu’une voix aiguë d’enfant retentit en haut des six étages :

— Attrape, Groska, prends-le par les ailes !

— Attaque, Groska, mords-le !

Et le chien, qui restait invisible, se mit à aboyer furieusement contre l’avion ennemi tournant au-dessus de la ville. Ce qui se dérobait à mon regard se montrait à mon imagination : dressé sur ses pattes, les babines retroussées, le corniaud chassait violemment, de toute la force de sa voix cassée par la colère, l’étranger, le voleur qui, à la faveur de l’obscurité et de l’altitude, s’était faufilé dans le ciel surplombant la cour de son maître.

Je me rappelai comment le soir, à Khost, dans le Caucase, l’aboiement furieux de tous les chiens du village s’élevait contre le hurlement lointain des chacals qui, à la nuit tombante, venaient toujours rôder près des habitations. Les chiens de garde eux aussi avaient jadis vécu dans des tanières et non pas dans des maisons, ne connaissant ni le foyer ni la voix à demi compréhensible de l’homme ; eux aussi étaient comme ces chacals – méchants, affamés et voleurs ; mais c’est contre leur passé qu’ils aboyaient maintenant, pour le chasser comme un mauvais rêve qui veut revenir et les séparer de leur ami et de leur dieu : l’homme.

Et Groska aboie à tue-tête, il chasse le chacal d’acier qui décrit des cercles au-dessus de la maison de son maître, la grande maison-ville avec toutes les choses familières à son œil, toutes les odeurs familières à son flair.

Bien sûr, Groska est un peu absurde, un peu ridicule avec sa colère effrayée. Que peut bien faire une petite créature à quatre pattes contre une machine volante ? Et là-haut, sur le toit, on entend un rire joyeux, un bon rire plein de gaieté. Ils forment tous une même équipe, un même « bataillon » : les voisins Sanka et Senka, et le chien Groska au poil hérissé.

L’alerte est finie. Les gens sortent des abris et regardent prudemment autour d’eux. Tout près de moi, j’entends une voix :

— Vous pouvez partir, camarade. Je viens vous relever.




Pavel-la-Bagarre

Le livre se trouve sur la table chez le gérant de l’immeuble. On entre, on l’ouvre et on inscrit son nom. Les pages sont divisées en jours, en nuits et en tours de garde. Sur la gauche, on trouve le numéro de l’appartement, plus loin le nom du locataire de garde, et enfin la place pour apposer sa signature au moment de la relève. Les cases diurnes sont bien peuplées, en majorité par des noms de femmes ; vers minuit, les noms prennent une consonance masculine, les intervalles qui les séparent s’allongent, on rencontre même des cases vides. Pavel-la-Bagarre est inscrit avec les femmes. Bien que, depuis plus de soixante-dix ans, il porte honorablement le titre exigeant d’homme. En fait, il s’appelle Pavel Pavlovitch. Mais la guerre l’a surnommé Pavel-la-Bagarre. Voici comment c’est arrivé. Dès les premières semaines de la guerre, comme on lui demandait ce que voulaient dire les lettres B A22 apparues depuis peu sur certains brassards rouges, Pavel Pavlovitch expliqua :

— C’est tout simple : B A garre !

Le mot fit le tour du pâté des six maisons, et l’inventeur de ce déchiffrage reçut d’abord le nom de Bagarre Pavlovitch, puis, dans l’argot des gamins du coin, celui de Pavel-la-Bagarre.

L’âge et la maladie ont libéré Pavel-la-Bagarre de ses obligations civiles. Mais lui-même ne veut pas en être déchargé. Très souvent, on peut voir sa silhouette se diriger vers un banc à côté du porche dont la voûte étroite ressemble à un canon de pierre braqué sur l’Arbat. Dans sa main droite, le vieillard tient une canne jaune et brillante. Elle plie sous le poids du vieux corps appuyé sur elle. Pavel-la-Bagarre assure la relève de la mi-journée, et parfois celle des toutes premières heures du matin. Assis sur le banc, il installe sa canne entre ses genoux et pose ses larges mains aux doigts gonflés sur le pommeau rond.

Des femmes passent devant lui, les unes portant des bidons, les autres des enfants, d’autres encore les deux à la fois. Derrière les bidons, des porte-documents se hâtent. On voit parfois onduler des sacs ou des paquets qui forment des bosses sur le dos. Un peu plus loin, des gamins jouent près d’une citerne à l’eau croupie et d’une caisse pleine de sable. Pavel-la-Bagarre n’a pas le temps d’arrêter de sourire, puisqu’il lui faut saluer chacun d’un sourire – et d’un hochement de tête approbateur. Et personne, pas même les porte-documents les plus en retard, ne disparaît sous la voûte sans avoir exprimé d’une manière ou d’une autre sa déférence envers le vieil homme de garde. D’une manière ou d’une autre, cela implique bien des variantes. La plus brève : « ’jour » – il a passé ! Une autre, la plus diserte qui soit :

— Bonjour, Pavel-la-Bagarre. Comment se fait-il que vous soyez encore seul ?

Après quoi, il faut s’arrêter afin d’écouter une réponse circonstanciée :

— Allons donc ! Nous sommes deux, moi et mon ami le soleil. Et on a trois yeux pour veiller. Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille…

Et aussitôt, ayant adressé quelques mots bienveillants au dos qui s’éloigne, Pavel-la-Bagarre cherche avec qui terminer sa « démonstration » en expliquant que, non, le chameau n’est pas assez bête pour se faufiler dans un trou d’aiguille comme dans l’entrée d’un enclos. Mais le « chameau » se dit « corde » dans la langue liturgique23. Alors, certains ont cru que « si la corde ne rompt… ». Mais la corde n’est qu’une corde, elle a beau se prendre pour le chameau de la Bible… c’est ainsi que Napoléon I”… Suivent alors, selon l’ordre du discours, une comparaison, un développement, et pour finir une conclusion ou une morale.

Mais à présent, aucun auditeur suffisamment averti n’est en vue, et l’auteur de la harangue avortée décide d’exposer sa pensée d’une manière plus simple, plus accessible et plus démonstrative.

Invitant de sa canne les gamins qui jouent près de la caisse de sable à s’approcher, il leur propose une devinette :

Pour trouver son nom immonde,

Il faut lier T à H, qui est devant.

(Les enfants, qui se regardent en répétant « le H est devant », ont les yeux rivés sur l’index dressé en point d’exclamation de l’oncle Pavel.)

Le vieillard poursuit :

Il voulait bouffer le monde,

Sur la Russie il se cassera les dents.

Un silence. Les gamins perplexes semblent réfléchir intensément. Alors la canne jaune vient à leur secours. Elle trace sur le sol en grandes lettres tremblées :

H et T


LIER

Une vague lueur de compréhension apparaît sur le visage rond et parsemé de taches de rousseur d’un des garçons. Sur les autres, pour filer la métaphore, le soleil est encore voilé.

C’est alors que la canne place d’un mouvement brusque le I entre le H et le T : « hit ler ».

— Vous n’avez plus qu’à lire.

— Hitler !

— C’est moi qui ai trouvé.

— Pas vrai ! C’était moi le premier !

La canne regagne sa place sous les lourdes paumes de l’oncle Pavel.

Par les jours de soleil, le banc près du porche se transforme en tribunal d’arbitrage. C’est le vieil homme qui tient le rôle de l’arbitre pour toutes sortes de compétitions : lancer de cailloux avec une distance ou une cible précises, combats au sabre de bois et autres jeux guerriers. Même l’oignon du juge sert en la matière (pour le décompte des times), ce qui confère au jeu tout son sérieux et toute son ardeur. Les points et les résultats de la compétition viennent orner les murs de quelques traits de craie, à moins que ça ne soit les fronts de quelques bosses.

Ce qu’ils préfèrent : jouer à la sentinelle. De gardien de l’immeuble, Pavel-la-Bagarre se transforme alors en officier de la Garde. On dispose des piquets dans l’Arbat et la petite rue voisine, on rajoute des adjoints aux sentinelles, le mot de passe et sa réponse volent discrètement d’une oreille à l’autre. À présent, tout le pâté de maisons est encerclé par deux ou trois douzaines de regards perçants d’enfants.

Voici Pétka, sept ans, qui court du porche donnant sur la petite rue vers le poste central ; il fait son rapport, sabre au côté :

— Un inconnu avec une serviette inconnue a pénétré dans la cour et ne se dirige nulle part.

— Éclaircir ! Chez qui ? Dans quel appartement ?

Il arrive que l’équipe de reconnaissance ramène « une langue24 » au poste central. Ou bien c’est un homme à la recherche du raccourci qui traverse la cour, ou encore un chiffonnier qui ramasse des boîtes de conserves dans les poubelles, ou…

Si la victime résiste à l’agression, le ton sévère de la sentinelle et de son adjoint se fait implorant, presque suppliant.

— M’sieur, s’il te plaît, rends-toi prisonnier ; Michka et moi, on va porter ton sac, mais rends-toi.

Il arrive parfois que le « prisonnier », après avoir échangé un salut avec l’officier de la Garde, s’assoie près de lui pour fumer une pipe et bavarder. Ils parlent de la pluie et du beau temps. Mais le plus souvent, bien sûr, des terribles événements de l’actualité.

— Le coup de tonnerre se cachait, se camouflait encore dans un ciel serein, mais son écho retentissait déjà au-dessus de nos têtes – c’est ainsi que Pavel-la-Bagarre fait d’habitude commencer sa « conversation d’adultes ». Je me rappelle, c’était un dimanche, l’année dernière, en juin ou en juillet. Bref, peu importe. J’allais alors à Golitsino, pour voir ma fille. Je vais vers les quais, je tombe sur une voie morte, une impasse ; fini, qu’ils ont l’air de dire les rails ; on lève nos bras métalliques, le chemin est coupé, on se rend. C’est comme ça que j’ai pensé à leur place, comme si c’était des gens, pour de rire. C’est que la pensée, elle a aussi envie de jouer, comme les gamins, là. Puis il y a eu tout un flot vers les wagons, et là où ils allaient, j’allais aussi. Du coup j’ai pensé à autre chose. C’était le matin. Vous n’êtes pas pressé ? Si ? Alors je vais pas m’étendre. Le soir, je rentre. De Golitsino. Je suis parti en train de l’impasse, et maintenant je reviens dans l’impasse. Voilà. Et alors je remarque : cette impasse-là n’est pas si simple ; on dirait aussi un petit jardin, quelque chose comme ça. On a mis de la terre sur les rails, au cas où le train prendrait trop de vitesse, pour que la terre l’arrête. Compris ? Compris. Mais la terre – juste comme ça, sans fleurs, sans herbe – elle est triste, la terre. Alors on y a planté des petits massifs de fleurs : ici des pétunias, à côté du houx, même une rose au milieu, et tout autour, des arceaux en bois. Alors je pense, c’est bien, ça fait plaisir aux yeux, et puis ça fait chic. Je m’en retourne chez moi, la nuit me fait de l’œil, c’est le temps de dormir, mais les petites fleurs sur les rails ne me laissent pas tranquille. Vous devez y aller ? C’est vrai que je suis bavard. J’en ai pour une minute. Ah mes petites fleurs ! je pense, ah mes chéries soignées par des braves gens : un jour, viendra une grosse locomotive, elle aura vite fait de retourner la terre ! Y avait un jardin, y a plus de jardin, y a plus rien. Rien que du sable et de la terre retournés par les roues. Comme labourés par un obus. Mais pardon, je vous ai retardé, pardon et m’en voulez pas.

Le dos qui s’éloigne ne répond rien.

Au bout du banc, là où la place vient de se libérer, seul tremble un rayon de soleil. La sentinelle et son adjoint sont à leur poste. Ils regardent de leurs trois yeux.

Parfois, après avoir été relevé, Pavel-la-Bagarre ne quitte pas aussitôt son poste. On ne peut pas interrompre, comme on tranche un fil, une conversation fondamentale sur la guerre et la paix future, ni permettre aux souvenirs de s’arrêter au milieu du gué, entre jadis et maintenant.

On pourrait faire tout un livre sur les souvenirs de Pavel-la-Bagarre. Il en a vu de toutes les couleurs dans sa vie, il a combattu pas mal de ruines, comme il aime à le dire, liquidant tout ce qui était pourri pour que vivent les prés fleuris (c’est encore un de ses mots). D’ordinaire, il commence ainsi : « En ce temps-là, vous n’étiez même pas de ce monde… » ou bien : « Au temps jadis – pas au jour d’aujourd’hui – quand les Napoléon voulaient nous prendre notre terre… » Et voici qu’une femme qui passait, le seau à la main, s’arrête et se prend à écouter ; elle tient toujours son seau, puis finit par le poser ; les gosses s’arrêtent de jouer, s’installent en cercle et mangent des yeux les lèvres mobiles et les sourcils blancs du conteur.

Mais, que le seau soit vide ou plein, la femme doit le porter à destination, et vous, lecteur de rencontre, toute une suite d’urgences vous attend également. C’est pourquoi nous allons donner une fin au commencement. En ce sens, Pavel-la-Bagarre est un adepte du classique : il n’a que quelques conclusions en réserve. En voici une, parmi ses préférées.

— Qu’est-ce que c’est que la guerre ? Voilà ce que c’est que la guerre. Feu mon père a encore suivi le cours de philosophie, la science des sciences, du professeur Iourkévitch, Pamphile Danilovitch. Celui qui disait parfois à ses étudiants : « À quoi bon avoir de l’esprit jusqu’au bout des ongles, si vous gardez les mains dans les poches ? » L’excellent et très intelligent Pamphile Danilovitch, bénie soit sa mémoire, possédait sa propre philosophie – comme il possédait sa canne. Les gens ont oublié sa philosophie avec tous ses « sur », « à propos de », « au sujet de » et autres expressions et ratiocinations académiques. Mais tout Moscou s’est longtemps souvenu de sa canne, bien après la mort de notre Iourkévitch. Cette canne, racontait mon père, n’était pas toute simple, comme la mienne par exemple ; elle était en chêne, noueuse, avec un pommeau gros comme ça, et aussi lourde qu’une massue de chevalier. Et, les jours fériés, quand il faisait beau, comme aujourd’hui par exemple, le très estimé professeur avait l’habitude d’aller se promener à la campagne, avec ses péripatéticiens comme il les appelait – avec ses « marcheurs », si l’on traduit précisément la vieille expression grecque. Le philosophe devant, les étudiants à sa suite. Les uns le livre à la main, les autres des bouteilles de bière dans leur panier. Il faut vous dire que Pamphile Danilovitch était grand amateur de débats et excellent dialecticien. Mais avec qui débattre ? Les étudiants, nos marcheurs, qui ne sont pas encore bien avancés en philosophie, opinent du chef et se rangent à l’avis du maître. Alors, pour sûr, il faut pour ainsi dire entamer la discussion avec les grands morts, les monuments de la philosophie : Aristote, Platon, Spinoza, Kant. C’est surtout Kant qui en pâtit. Celui-là, Pamphile Danilovitch le fait se retourner dans sa tombe ! L’autre aurait bien répondu, mais rien à faire, gestirbt. Alors, le professeur parle d’abord en son nom, puis au nom de l’autre, un coup en russe, un coup en allemand. Vous devez savoir que ce Kant-là, pour être Allemand, a inventé un truc très malin : le monde entier, des étoiles jusqu’au dernier grain de poussière, toutes les choses ne seraient paraît-il pas simplement des choses, mais des Ding an sich – chez nous on dit des choses en soi. C’est-à-dire que les choses garderaient leur essence pour elles et ne laisseraient voir aux autres que leur apparence : « À nous le grain, à vous la paille. Bon appétit, messieurs ! » Alors, il arrive que Pamphile Danilovitch, comme il marche avec ses péripatéticiens, frappe le sol de sa canne et se mette à discourir : « Vous, dit-il, Herr Kant, vous affirmez que le monde réel, la Welt essentielle, ne comprend que des « choses en soi ». Bien. Admettons. Dans ce cas, cette canne que voici (et à ces mots sa canne se met à fendre l’air au rythme de l’argumentation) serait aussi une « chose en soi » ? Hein ? C’est là que je vous attrape, très savant monsieur Kant : car icelle n’est en rien une « chose en soi » ; c’est… une « chose pour les autres ». Voilà !

À qui voudrait le contester, elle le démontrera – et comment -sûrement pas de long en large, mais en lui mettant les côtes en long ! Quel vieux bavard je fais. Et vous ne m’arrêtez pas. Il est temps. Bonne garde. »




La Ruth de Dorogomilov

C’était au début de novembre. Je marchais le long des allées couvertes de glace entre les étals du marché, le regard rivé aux dos de ceux qui avançaient devant moi. Nous étions nombreux, et la marchandise rare. Çà et là, on voyait des choux pommés, amoncelés comme des boulets de canons, et des pommes de terre en robe rouge. Chacun commençait par se frayer un chemin jusqu’au début de la file pour examiner la marchandise et s’enquérir du prix, puis rejoignait la queue.

Les ménagères palpaient les choux vert pâle, exigeaient celui-ci à la place de celui-là, prenaient l’un d’entre eux pour le soupeser puis vérifiaient son poids sur la balance. Nous autres, les non-professionnels, nous jetions les pommes de chou aux feuilles hérissées dans nos filets à provisions et nous nous éloignions sans attendre la monnaie, le col du manteau relevé jusqu’aux oreilles.

Et c’est alors que je la vis, notre Ruth de Moscou. On ne pouvait pas l’entendre : elle avançait, posant doucement ses bottes de feutre, se penchant vers le sol recouvert d’une fine couche de glace, la bouche cachée sous un châle noir. Je parvins cependant à l’examiner des pieds à la tête, des franges de son châle que le vent faisait ondoyer comme les blés, aux semelles de cuir de ses bottes élimées par la marche. Elle n’était pas jeune, comme l’était son ancêtre biblique qui glanait les épis laissés par les moissonneurs dans les champs écrasés de chaleur de Palestine ; ses paupières plissées laissaient filtrer un regard terne usé par la vie. Et ce n’étaient pas des épis qu’elle ramassait, mais des feuilles de chou fanées, tombées sur le sol.

Pour donner un aspect plus attrayant à leurs choux avant de les disposer sur l’étalage, les commerçants du marché – le style biblique n’aura fait qu’un clin d’œil – en arrachent les feuilles extérieures couvertes de glace. Ils laissent tomber par terre, sous les pieds des passants, les feuilles fanées ou recroquevillées par le gel, ou les jettent dans des caisses destinées aux déchets. Et c’est cela que ramassait la femme au châle noir. Son panier était presque plein lorsque, parvenu au bout de la passerelle, je me retournai pour examiner une nouvelle fois la glaneuse de feuilles. Elle avançait du même pas silencieux, penchée, le regard rivé au sol, afin de ramasser telle feuille de chou aux veines blanches gonflées, froissée et rejetée par les marchands comme par les clients. Elle en avait besoin, elle.

Semblable à Booz, j’observai un instant les mouvements de la femme au châle noir. La vieille légende biblique commençait à s’animer dans ma mémoire. Ruth. La Ruth russe. Il viendra un temps où nous aussi, avec nos paix et nos guerres, nos couronnes de laurier et de chou, nous entrerons dans la légende. En attendant…




Le cristal liquide

I

— Puis-je vous demander la Gazette25 ?

— Enfin, la carte. C’est cela. Mille et un mercis. Qu’est-ce que nous réserve la une aujourd’hui ? Hum… de la soupe aux choux esse-vé26 : des choux sous l’averse. Voilà. Et après ? Des brochettes de pommes de terre. Et voici les patates qui se font passer pour de l’agneau ! De quoi crier au loup. Une fable ! Pas de quoi nourrir… l’esprit. Autrement, il y a… – non, c’est rayé ; et la suite est rayée elle aussi. Jadis, lointain jadis… On entre ici le ventre creux et l’on sort affamé. N’est-ce pas ?

L’homme attablé en face de moi était apparemment en quête d’un sourire. Mais le contact ne se fit pas. Il renonça alors aux questions détournées et se fit plus direct :

— Pourquoi avez-vous laissé vos affaires au vestiaire ? Vous avez payé un rouble, et on va vous rendre un costume de glace à la place de votre manteau. Notre isba des écrivains ne dispute pas avec Dieu : chaud dans la cour, chaud dans l’isba, froid dans la cour… Hé, Micha, quel bon vent ? Vous êtes de retour ? Et la famille ? À Tchistopol ? La mienne ? Encore plus loin.

J’eus le temps d’examiner l’inconnu, tandis qu’il bavardait avec ce Micha que je ne connaissais pas plus. Sous un manteau entrouvert aux larges bords de fourrure mangés aux mites, le triangle sale d’un plastron, un pull-over marron et un gilet noir. Sur la bosse d’un nez long et fin au bout charnu orné d’une rosette, le pince-nez avait du mal à tenir en place. Il allait se fourrer dans la poche du gilet comme pour s’y réchauffer, émergeait pour racler la table de sa tige métallique, puis revenait se percher sur l’arête du nez, posant en équilibre ses ovales dont on ne savait s’ils aidaient ou s’ils gênaient le regard. C’est alors qu’ils se braquèrent sur moi :

— Et vous, excusez-moi, d’où arrivez-vous ? Moi, cela fait déjà deux semaines que je suis rentré de Kazan ; quant à vous, je ne vous ai pas encore aperçu ici, dans notre auge à écrivains, passez-moi l’expression. Vous ne reviendriez pas d’Alma-Ata, par hasard ? La première hirondelle, en quelque sorte ?

— Non. D’ici je suis, ici je reste, pour employer votre style (en admettant que j’aie eu le temps de le saisir).

— Hum… oui. « Le style, c’est l’homme. » Encore que l’homme ne soit pas seulement le style…

À cet instant, un homme en bottes de feutre et veste ouatinée, l’étui du revolver dépassant du côté droit, entra dans le champ de vision de mon voisin de table, marchant entre les fauteuils. Mon voisin courut à sa suite, l’appelant joyeusement et ouvrant déjà les bras – « Combien d’eau a coulé sous les ponts ! » – pour une accolade amicale. Mais il n’y eut pas d’embrassade. Le militaire répondit à voix basse et par monosyllabes. Le bruit des assiettes m’empêchait d’entendre. D’ailleurs je n’écoutais pas.

II

— Bonjour ! Vous avez l’air de vous ennuyer, tout seul. Vous permettez ?

— Non, ça, c’est pour l’ennui. Mais la place est libre.

Et lui, l’homme du précédent chapitre, se laissa tomber dans un fauteuil, comme si nous étions de vieilles connaissances.

— Ah, ces occupants des places vides… Aucun doute : en pensée, ma femme est assise sur cette chaise vide à côté de nous. Vous êtes bien loin, Zoïa Pétrovna… Enfin, ce n’est pas grave. Là-bas, à Frounzé, elle a un petit magasin, avec tout ce qu’il faut. On attendra la Saint-Barnabé, quand les obus pieu-vent sur les pavés…

Sans réponse de ma part, l’homme qui cherchait à me désennuyer tomba lui-même à l’évidence dans l’ennui. Le pince-nez glissa de sa place, vint heurter la table et fit tinter la poivrière.

— Où est encore passé le garçon ? Quelle bande de fainéants ! Si on commençait par leur donner un pourboire, ils courraient comme des lapins ! Mais là… Comment s’appelle-t-il ? Vous ne savez pas ? Je vais me renseigner.

Et en effet, une minute plus tard, il passait déjà la commande :

— Deux soupes : parfait. Soupe de poisson ? C’est bien triste. On ne pourrait pas transformer le poisson en cochon, par hasard ? Faites un effort, camarade Matelot. Vous avez un beau nom, et vous êtes quelqu’un de bien… Je vous en prie. Impossible ? Eh bien, cher ami, essayez de faire l’impossible !

Le garçon partit vers une autre table. L’attention de mon voisin se concentra à nouveau sur moi :

— Ah, le 16 octobre ! Jour de la grande débine. Qu’est-ce qui leur a pris ? Je n’y comprends rien. Moi, c’est le 13, pas le 16 que je suis parti, excusez du peu. C’est vraiment n’importe quoi ! « À l’assaut ! Hourra !… Et il file à Alma-Ata… » On pourrait dire aussi : « Les uns sont restés sur le pavé – les autres sont planqués en Crimée. » Qu’est-ce que vous en pensez ?

J’eus un frisson de dégoût :

— Et d’où tirez-vous toutes ces… rimes ? Chacun est à son poste.

Je me levai et gagnai une autre table, où une place venait de se libérer. Par bonheur, je n’ai pas d’yeux dans le dos. Je ne pus voir quelle expression arbora le « clubman », ni même s’il changea d’attitude.

III

Le moment est venu d’introduire dans mon récit le mot « clubman ». Notre cantine d’écrivains se transformait de semaine en semaine et assez rapidement. En plus des membres du club, on voyait apparaître des habitués, les clubmen. À côté de la fourchette, un crayon ; à côté de la serviette – oh pardon, celle-ci avait déjà disparu en décembre 1941 – un bloc-notes. Les visiteurs s’attardaient auprès de leurs couverts, et une sorte de mouvement moléculaire apparut dans les deux salles, la petite et la grande, haute de plafond. À côté des bouteilles et des assiettes, les porte-documents firent leur entrée : minces d’abord, puis pleins à craquer. Près du mur, du côté du bar, coupés de nos paires et de nos tierces d’écrivains, les très honorables camarades prirent place dans les confortables fauteuils verts aux dossiers gothiques. Au centre, les poètes et les amis de la poésie se réunissaient autour de deux ou trois tables mises bout à bout. Près de la grille en haut de l’escalier menant à la cave, on trouvait les amis des verres bien remplis. Sous les fenêtres, qui le soir s’habillaient de lourds masques en tissu, des rédacteurs, des employés de la radio et des éditeurs. Dans la grande salle, froide comme une grotte ornée de stalactites, les visiteurs grelottaient, lointains parents de la littérature, venus avec cousins par alliance ou arrière-petits-neveux… Les invités d’honneur du club s’installaient de l’autre côté du couloir aux parois revêtues de bois, derrière une lourde porte en chêne ciselé.

Mes rencontres avec l’homme au pince-nez et au manteau se répétèrent. D’ordinaire il n’était pas seul, mais c’est lui seul qui parlait.

— Pour autant qu’elle bat monnaie avec des métaux nobles, la littérature… c’est de la littérature. Nous, nous avons la ligature. Rien de plus.

Ou encore :

— Ils essaient de faire entrer le théâtre des opérations militaires sur scène. Pauvre chameau – et pauvre aiguille.

Ou bien :

Parabellum : nous avons déjà le modèle. Il tue à tous les coups. Mais pourquoi ne pas le perfectionner en Si vis pacem ?

Ou bien :

— Cette nuit j’ai rêvé que je m’étais éparpillé en tickets de rationnement. Impossible d’en refaire un carnet…

Ou bien :

— Regardez notre caissier : il fait claquer son boulier derrière le comptoir. Vous connaissez l’histoire du pope ? Laquelle ? Celle-ci : « On livre des cierges au monastère, il faut bien compter les caisses ; le pope n’a pas de boulier, il se sert de son chapelet. » Hein ?

Un jour que mon regard avait croisé le sien, le clubman ajouta à voix basse :

— Je vous fais l’effet de quelqu’un de pas bien sympathique ? Je le sais. Et je cherche à m’améliorer : devenir franchement antipathique, et plus seulement peu sympathique. Qu’en dites-vous ? Allez-vous encore me faire l’aumône d’un silence méprisant ? Hein ?

Je répondis :

— Je ne vais pas vous féliciter. Ni vous blâmer. La question n’est pas que vous soyez antipathique, mais…

— Mais ?…

— Que vous êtes un cristal liquide.

— Comment ?

— Un cristal liquide. Il y a longtemps que le savant Loeb a découvert ce phénomène dans les règnes animal et végétal. Reste à porter notre attention sur l’espèce supérieure : ici, la guerre a pour ainsi dire déstructuré l’homme pour créer des configurations psychiques extrêmement instables. Quelque chose d’analogue aux cristaux liquides. Si l’expérience – ou plutôt l’expérimentation – mise au point par l’agresseur se prolonge, le liquide précipitera et vous vous transformerez effectivement de quelqu’un de peu sympathique en antipathique avéré. Mais je ne crois pas à la victoire de la guerre, je mise sur la paix. Vous n’aurez pas le temps d’atteindre le summum du répugnant. Bien plus probablement, vous commencerez bientôt, ne vous en déplaise, à sombrer dans la bonté…

— Non, la bonté n’est pas ma tasse de thé.

— Eh bien, c’est un bon signe. Vous, les cristaux liquides, vous prenez les formes les plus diverses : les uns sont attirés vers le pôle positif, les autres vers le négatif, mais tout cela n’a qu’un temps. La guerre passera, comme passeront les états instables. Il faut les observer et les fixer dès maintenant, pendant qu’il est encore temps. La lumière détruit les images sur une pellicule qu’on n’a pas encore développée. N’est-ce pas ?

Je me levai. Je devais partir. Une poignée de main s’esquissa mais les paumes s’éloignèrent.




Le mi bémol offensé

Dans la fosse d’orchestre, les coudes et les archets se mettent en mouvement. Le rideau s’ouvre. De la salle vide, le froid gagne la scène. On en a assez, du froid. Ce n’est pourtant pas l’avis de janvier.

Au fond de la salle, près du mur, deux décors enroulés : la forêt et le ciel bleu d’Italie.

Le chef d’orchestre – le seul sans gants ni manteau – frappe le pupitre de sa baguette :

— Quarante-trois. Deux mesures avant.

Commence une scène de danse, greffée entre le chœur et le solo. L’air lent du menuet. Les danseurs comptent leurs pas et leurs révérences avec une précision mécanique ; ils portent des chaussons, des chaussures et des chandails légers qui n’alourdissent pas leurs fines silhouettes. Une seule danseuse est vêtue d’un manteau de fourrure au col épais ; ses cheveux sont couverts d’un bonnet de laine et ses jambes disparaissent dans de larges bottes de feutre. Les mouvements du menuet sont lents, mais les bottes de feutre sont encore plus endormies ; elles parviennent mal à suivre les tours et les changements de position, et opposent une résistance farouche au jeu de jambes.

Mais ni le chef d’orchestre ni le metteur en scène ne font d’observations à l’actrice. Ce n’est pas une ballerine, c’est un soprano, qui s’est trouvé dans le monde de la danse par le hasard du scénario, et seulement pour une dizaine de mesures. C’est la voix, hôte improbable venu du monde vocal pur pour visiter un instant celui des pointes, des pas et des entrechats, où tout se meut ponctuellement, avec la précision des planètes tournant sur l’orbite qui leur a été destinée. En outre, ce n’est qu’une esquisse de répétition ; il faut être prévenant avec les étrangers et veiller sur la voix comme on tient à la prunelle de ses yeux, ou plutôt à un cristal précieux qu’un geste maladroit suffirait à faire glisser des mains et…

— Oui, dit le baryton en toussant dans ses mains : les cordes vocales cassées – c’est bien ce qu’il a dit : « cassées » ; quant à l’arrêt de travail, je peux toujours courir… l’enfoiré. Il m’a prescrit un sirop, mais pour le congé… « Bien agiter avant l’emploi »… Merci bien. Si je t’attrape, Diafoirus, tu vas voir si je vais t’agiter…

Et le chanteur, comme pour expliciter ses paroles, sort de la poche gauche de son manteau un flacon de médicament enrobé dans son ordonnance. Ses auditeurs – le petit aide du metteur en scène, affublé d’une chapka de sportif à visière gigantesque qui glisse sur son nez en clé de sol, et le décorateur, long et efflanqué, qui n’a comme couvre-chef qu’une tonsure ronde et rouge comme la calotte d’un cardinal – examinent attentivement le liquide roux qui s’agite dans son flacon et hochent la tête avec compassion.

— Il aurait mieux fait de te prescrire de la gnôle, cinq cents gouttes par prise, hein ?

— Ouais. Ça aurait fait l’affaire. Seulement, on se demande ce qu’on aurait bouffé avec. Des briques ? On a une vraie fanfare dans le ventre, on dirait l’enterrement d’un général, et ils voudraient encore qu’on chante…

C’est alors que la prima donna passe devant eux avec ses bottes de feutre. Maintenant, elle s’est enveloppé la tête d’une soie bleue qui frémit sous son souffle.

Les hommes s’écartent. La visière de l’aide s’incline respectueusement. En réponse, rien qu’un mouvement des cils et le pas feutré de bottes qui s’éloigne. Le décorateur tourne ses épaules osseuses :

— Eh ben mon vieux… Tel un nuage dans l’azur…

La visière reprend sa place sur la tête hirsute de l’aide avec un sursaut de mécontentement :

— Tu parles d’un nuage ! Rien que de l’eau, plutôt. Bon, qu’elle aille au diable. Allez, du balai, Majesté…

— Tout de même, dit le baryton en se raclant la gorge, la voix, c’est un instrument délicat. Rien à faire.

— Je comprends, mais quand même…

— T’y comprends rien. Un pot en faïence – comme moi, disons – c’est une chose ; mais un vase de porcelaine, c’est une tout autre affaire…

— C’est vrai, acquiesce le décorateur. Quand elle chante l’air de Rosine dans Le Barbier, au deuxième acte, alors moi, moi…

— Je reste planté comme un piquet, à gober les mouches, conclut du tac au tac l’aide du metteur en scène.

— Exact. Et tout le théâtre est comme ça, dit le baryton pour soutenir le décorateur. Quand elle monte dans les aigus, on dirait un rossignol. Et toi, tu viens nous raconter…

— Moi, je vais vous dire à tous les deux, les gars, coupe l’homme à la chapka de sportif. J’ai pas de temps à perdre avec vous. Attendez une minute, bougez pas, je vais vous apporter deux épées de mousquetaire. Compris ?

— Qu’est-ce que c’est que ces salades, espèce d’enfoiré ?

— C’est que je suis pas votre témoin. Débrouillez-vous. En place, étripez-vous, pauvres types. C’est que le nuage, en haut des deux, il vous pisse dessus à tous les deux.

Et sans attendre la réplique, ou peut-être pire, l’aide plonge d’un bond dans le passage qui sépare le mur des coulisses. Après avoir échangé un regard silencieux, le chanteur et le décorateur partent chacun de son côté.

L’opéra met un certain temps à passer du campement musical à l’air libre du théâtre. Comme les graines et les bulbes qui poussent d’abord en serre, puis échangent leur maison de verre contre des plates-bandes à ciel ouvert.

Par ce rude hiver, exactement comme par le passé, le théâtre se préparait à la générale. C’était une œuvre éprouvée, un vrai classique. Il y était question d’un amour éthéré et d’une haine inextinguible, comme dans tous les opéras pathétiques. La facture de l’œuvre promise au public exigeait une grande virtuosité vocale, capable de surmonter les difficultés de tessiture. Le rôle principal était écrit pour un soprano colorature.

C’est le piano qui se mettait le premier au travail. Puis l’étroit chemin ouvrait sur une large route. Sur le pupitre du chef, les pages de la partition formaient un petit tas blanc. Le clavier avait couru après la voix, et c’était désormais la symphonie des archets et des anches qui annonçait son arrivée triomphale, déroulait un tapis de sons sous son pas léger, le mouvement du crin et le pincement des cordes tendues comme un arc venant l’aider à monter jusqu’aux aigus qui débordaient la portée et à rester sur la fermata. Bref, les répétitions furent transportées sur la scène ; l’orchestre était complet, mais, dans la salle, il n’y avait que trois personnes auprès d’une petite table dans un cercle de lumière.

Mais voici que l’une d’elles frappe la table de son crayon. Trébuchant sur sa note, le ténor s’arrête.

— Où est l’émotion ? – s’enquiert-on près de la table. Vous n’êtes pas en train de demander l’heure à un passant, mais qu’on vous accorde une entrevue. Comprenez-le. Réveillez l’émotion : ça dort, tout ça.

— Laissez dormir. Quand il faudra la réveiller, on la réveillera, grogne le chanteur mécontent en piétinant sur place – et puis d’abord…

— Quoi, « d’abord » ?

— Donnez-moi un beefsteak bien saignant, et vous aurez une aria bien émouvante. J’ai deux mesures forte dans les aigus, et mon diaphragme s’effondre, je n’ai pas de point d’appui.

Un silence. Puis de nouveau le bruit sec du crayon du metteur en scène. Pour finir, un bref :

— Poursuivons.

La répétition reprend. Arrive la scène principale de l’opéra, son point culminant : le récitatif et l’aria de l’héroïne. C’est un hymne à l’amour lancé à la face de la mort. De la musique, dont on ne peut parler qu’en termes de musique. Ou alors avec les mots de Shakespeare, comment est-ce déjà… « Écoute ! Entends-tu la voix de l’alouette à la porte du Paradis ? » À cet endroit de la partition, le compositeur se montre très généreux envers la cantatrice, mais il exige beaucoup en retour. Telle une alouette décrivant des cercles au-dessus des bruits et de la rumeur de la terre, la voix doit bondir de quatre octaves vers le mi bémol le plus haut de la soprano et tenir à ce point culminant pendant six mesures. Cela implique une tension extrême de tout l’appareil vocal, une grande virtuosité, et ne va pas sans risque. C’est le saut de la mort sous le chapiteau, bien au-dessus de la piste et des yeux levés de la foule, lorsque, selon la tradition, l’orchestre du cirque se tait. On remarquera que le compositeur a transposé sur la scène de l’opéra cette tradition du cirque. Durant les six mesures, il laisse la voix seule, étouffant l’orchestre, retirant le filet des sons : c’est à toi seule maintenant.

Juste avant l’instant crucial, les coulisses habituellement vides se remplissent. En plus des artistes qui jouent dans l’opéra, on en voit arriver d’autres qui n’ont pas de répétitions. Le perruquier, le caissier et la serveuse du foyer viennent également assister au « saut de la mort ».

Des centaines de poitrines entourent en cet instant la cantatrice dont la voix monte d’un pas souple sur les marches abruptes de l’air menant aux mesures finales. On pourrait compter les souffles jaillissant de ces poitrines : ils sortent des bouches en un faisceau de buée glacée, se dissipent, puis viennent à nouveau former des cercles semblables à des salves silencieuses au-dessus du canon des bouches.

On approche. Voici le dernier gruppetto avant le grand saut. Une pause. On y est.

Et soudain la voix de la cantatrice retombe d’une octave ; au lieu se s’envoler vers les hauteurs, le mi bémol tant attendu descend cinq touches noires et sept blanches et revient à son point de départ ; l’alouette, qui a presque touché du bout de son aile tremblante la porte du Paradis, redescend vers la terre pour regagner son nid.

Les mains de la prima donna se cachent dans son manchon, et sa voix sortant de son col de fourrure prend un ton sourd et mauvais, comme étouffée par une sourdine :

— Je ne peux pas chanter dans une salle non chauffée. C’est une torture. C’est… il n’y a pas de mots pour cela.

La soprano quitte la scène d’un pas rapide. L’action se situe maintenant dans sa loge. Le metteur en scène et le directeur tentent à qui mieux-mieux de persuader la cantatrice : et ce sont les « cela ne se fait pas », et les « pensez aux autres », et l’on va jusqu’à prononcer timidement le mot « discipline » que le metteur en scène a mis de côté comme dernier argument. Rien n’y fait. Misant sur la douceur, le directeur explique que le printemps est proche, qu’il n’y a pas de charbon, mais qu’il y a le public, les spectateurs dont chacun communique à l’air ambiant six calories à l’heure, ce qui, multiplié par le nombre de places et ajouté à… Mais les sourcils froncés et la moue méprisante de la prima donna ne disent qu’une chose : cela ne prend pas.

On appelle le chef d’orchestre. Trois logiques s’appliquent à la convaincre. Au plus fort de la discussion, le chef déclare qu’il serait prêt à jeter au feu et lui-même et son frac et sa baguette, si seulement cela pouvait réchauffer le mi bémol de la grande diva qui fait pâlir la gloire de la Patti et de la Sontag. Mais rien n’y fait, ni la flatterie, ni les excuses les plus plates, ni les trois paires de bras qu’on lève au ciel en tirant argument des circonstances particulières et du temps de guerre. Et le mi bémol, tel un cheval qui, démarrant avant le signal, saboterait la course, remet en question le succès de la première.

En partant, le directeur referme précautionneusement la porte de la loge, mais fait claquer celle de son bureau :

— Un vrai diable en jupons ! Je te ficherais bien un coup de bâton, et tu me l’enfourcherais, ton mi bémol, comme si c’était Pégase ! Mais qu’est-ce que je peux faire avec cette bonne femme ? Toujours la même rengaine : « Ma voix, je vais perdre ma voix avec ce froid, ces courants d’air. » Que le vent l’emporte !

Le metteur en scène grommelle en tambourinant nerveusement sur la table :

— Ouais… Après tout, une note de plus, une note de moins. C’est le rôle qui compte…

— Quoi, le rôle – le directeur frappe du poing le dossier de la chaise – ce n’est pas une pantomime, c’est un opéra, et l’air final, c’est justement cela qui fait le rôle. C’est l’atout maître, pas du ratatout ! Une sacrée sainte-nitouche, la Mimosa Chrysanthémovna. Son mi bémol est offensé ! C’est qu’elle veut avoir chaud ; et nous alors, on aime le froid, on réclame des bonbons glacés ? Je t’enverrais bien en Enfer, tu verrais s’il y fait chaud !

L’air d’avoir épuisé toute son énergie dans la loge de la prima donna, le chef d’orchestre conclut calmement :

— Tant pis. Faisons contre mauvaise fortune bon cœur. C’est en vain que tu cachais ta gorge de rossignol dans la fourrure de la zibeline. Vous avez trouvé le mot : le mi bémol offensé.

Et l’on fît bon cœur contre mauvaise fortune. Chaque fois que l’on approchait des six dernières mesures de l’aria, le chef comptait leur durée d’un air lugubre. L’orchestre et la cantatrice restaient silencieux. Il n’y avait plus personne pour écouter dans les coulisses. Et dans la salle, derrière le cercle jaune de la lampe du metteur en scène, plus rien, pas une âme… que les ténèbres et les rangées des fauteuils indifférents. Inabordables, avec leurs accoudoirs et leurs dossiers de bois.

Au début, la cantatrice essayait d’ignorer ce froid supplémentaire, cette disparition de la chaleur psychologique qui l’entourait peu de temps auparavant, et pour laquelle on n’a pas encore inventé de thermomètre. À peine approchait-elle le cercle de ses camarades que celui-ci se brisait. Les salutations se limitaient à un hochement de tête. À son apparition, les conversations s’éteignaient. Une seule fois, tandis qu’elle cherchait à contourner un groupe d’hommes (ils fumaient, c’est mauvais pour la voix), elle put distinguer un murmure à peine audible mais bien articulé : « Le mi bémol offensé. » Qui avait bien pu dire cela ? Au fond, qu’importait… Mais le lendemain matin, comme la radio déjà réveillée tirait du sommeil…


Ici, l’auteur de cet essai se voit obligé de courir à la recherche de notre personnage. Il semblerait qu’à s’en tenir à l’esquisse du caractère, on pourrait en quelque sorte se contenter de ses contours géométriques, de ses paramètres professionnels : cantatrice, soprano colorature, prima donna, et ainsi de suite. Mais dès que l’on dirige son attention de la circonférence vers le centre, dès que l’on prend en considération le profil psychique de la personne étudiée, on ne saurait se passer d’un nom.

Dans son enfance, on appelait l’artiste réveillée par la radio Galka ou Galotchka ; à présent, toute la troupe, du directeur à la balayeuse, la nomme Galina Alexandrovna ; en elle-même, elle s’appelle Galka quand son humeur chante en majeur, Alionouchka27 quand elle pleure en mineur. Aujourd’hui, à travers l’épaisseur de deux murs, elle a reconnu la voix de son partenaire le baryton, cette voix qui a osé hier… (il est vrai qu’il lui tournait le dos et ne pouvait la voir), qui a osé dire : « Le mi bémol offensé. » Et elle, Galka, qui avait la naïveté de croire qu’elle était pour lui… Mais qui pense à la pauvre Alionouchka : incomprise, toute seulette, elle penche la tête vers ses genoux, assise au bord des eaux sombres, et… et Galina Alexandrovna se couvrit les oreilles de son oreiller et chercha refuge dans ses rêves, mais eux aussi la rejetèrent, comme s’ils voulaient dire : « Le songe d’une nuit d’hiver est terminé, et nous – fantômes de ce rêve – nous ôtons nos masques ; le rideau est tombé ; donnez-vous la peine d’entrer dans la réalité de l’hiver, les tempêtes de neige et le théâtre non chauffé, et de chanter d’une voix transie de froid pour des cœurs de glace. »

Enveloppée dans sa couverture ouatinée, la cantatrice s’assit sur son lit, penchant la tête vers ses genoux qu’enserraient ses doigts noués, et des images se mirent à défiler sous ses paupières closes : Galotchka, la petite chérie de sa maman ; Galka, l’adolescente maigre, ses vieux livres d’école sous le bras, sa longue natte descendant jusqu’aux reins ; Galka, la joyeuse étudiante du Conservatoire qui, la nuit, assise devant son piano de location, ayant mis la sourdine, apprenait son premier solo en chantant à mi-voix pour ne pas réveiller les voisins, ses doigts touchant le clavier avec autant de douceur que son souffle effleurait ses cordes vocales ; Galina Alexandrovna, « notre Galina Alexandrovna », que la salle applaudissait à tout rompre et que les archets de l’orchestre saluaient respectueusement en frappant les pupitres. Et c’était maintenant la pauvre Alionouchka de Vasnetsov, offerte à toutes les offenses, assise sous un saule pleureur, ou plutôt sous le ciel figé de l’hiver, les pieds reposant près du trou noir percé dans la glace.

Cependant, les jours avançaient en file indienne. Vint l’heure de la générale. Dans la salle, outre la fine équipe du metteur en scène, réunie à son habitude autour de la lampe comme autour d’un feu de verre, on comptait encore deux ou trois dizaines de proches. Les acteurs avaient leur costume de scène.

Le collectif qui s’acheminait vers la première, dont la date avait déjà été annoncée par les affiches, avait subi quelques pertes. Ainsi le ténor qui rêvait d’un beefsteak avait-il été mis hors de combat par une pneumonie. Il fut remplacé par un autre chanteur dont on exigea également de l’expression et de l’émotion. Comme il faisait ses dernières recommandations à la doublure avant qu’il n’entamât son grand air, le metteur en scène employait des moyens toujours nouveaux pour stimuler l’imagination transie de l’artiste :

— Comprenez, cher ami, vous n’êtes pas en train de quémander une ration de campagne, vous implorez l’amour. Il doit y avoir de la passion dans votre voix, cette passion terrestre qui flambe et qui fait naître des enfants… eh oui… et pas des canards dans les aigus.

Le metteur en scène redoublait d’efforts à l’occasion des tableaux d’ensemble. Le chœur des paysans, qui chantaient et avançaient au rythme du mouvement des faux et des faucilles, tenait à peine debout tant on avait répété la scène :

— On est comme les épis, grognait le chef du chœur qui donnait le la au chant de la moisson : Couché ! Debout ! Assis ! Marche ! Stop ! Vous vous dressiez – et maintenant pliez sous la faux ; bientôt on vous battra et on vous ligotera en botte… Dans leurs têtes, non seulement le grain n’est pas encore germé, mais il n’est même pas semé.

Cependant, bien que tout le monde fût mécontent et épuisé, la répétition allait bon train. La toute première apparition de l’héroïne donna de l’entrain à la générale. À la voix fraîche et vibrante de la cantatrice répondait le chœur des premiers violons, et le ciel bleu en carton qui servait de fond à l’action sembla prendre de la profondeur et de l’espace ; aux trilles aériennes qui volaient au sommet de la deuxième octave firent écho les arpèges de la harpe et les roucoulements du basson et des clarinettes.

L’introduction du deuxième acte ressemblait à un zéphyr qui aurait glissé sur les cordes pour annoncer la venue du printemps. Le duo de la soprano colorature et du baryton, à qui l’orchestre avait prêté son thème, chantait solennellement et triomphalement la gloire du printemps, au son des ruisseaux naissants.


Galina Alexandrovna se rappelait, non pas seulement dans sa mémoire, mais dans toutes les fibres de son corps, la jeune fille Galka qu’elle avait été à l’aube de sa vie. Et elles chantaient ensemble, Galina et Galka, la femme et la jeune fille, le printemps et l’été de la vie. Parallèle à sa voix, courait celle de son partenaire, la chère voix du baryton-basse, fidèle et amoureuse… Leurs lèvres n’avaient pas le droit de se rejoindre – ainsi le voulait le scénario – mais depuis longtemps déjà, depuis plus de dix mesures, elles s’étaient unies comme se croisent les rayons des projecteurs.

Le tableau était fini. Le moment crucial approchait. Assise dans sa loge devant son miroir, Galina Alexandrovna rajustait son maquillage d’un coup de pinceau. Maintenant, il allait retentir, le mi bémol enfin depuis tant de jours. Vivement cet instant.

Comme en réponse à ses pensées, retentit au-delà des murs le glissando strident de la sirène : une alerte…

Dans le couloir, des pas précipités, les uns derrière les autres. Quelque part au loin, le staccato métallique des batteries antiaériennes. Là-haut, comme un écho étouffé, le bruit sourd des explosions. À contretemps, un choc fort et profond fit tinter d’une voix de fausset les pendeloques de verre de la lampe.

On courait. Au loin, une porte claqua. La lumière baissa jusqu’à ne plus laisser voir qu’un fil rougeâtre dans l’ampoule. Autour, tout était silencieux, comme dans la salle du théâtre, lorsque toutes les portes sont fermées et que la rampe s’allume.

Un nouveau coup fit trembler nerveusement la table de toilette, le cadre et le verre du miroir ainsi que tout l’espace qu’il attirait en lui.

Le rideau se leva.

Soudain, l’orchestre qui grondait là-haut, au-dessus des toits, interrompit son ouverture. Et elle se mit à chanter, et elle chanta l’air qui ne voulait plus attendre. Dans le théâtre désert et abandonné, la voix chantait d’elle-même. Il n’y avait ni chef d’orchestre ni salle comble. Le cœur battait la mesure, et seule l’âme écoutait. La voix montait, tel un marcheur solitaire sur un sentier de montagne grimpant vers les sommets. Cette voix libre et heureuse, chantait pour la ville et pour le monde, pour les abris et pour les cimetières, ne leur promettant rien qu’elle-même, une voix chaude et vivante, toute vibrante. Les six mesures approchèrent – et le mi bémol, tel l’oiseau effrayé par un promeneur, se détacha du sommet, s’éleva dans les airs et plana tout là-haut dans le ciel.




L’intendant

Les joues rondes, le nez rond, les yeux ronds comme des billes, il louvoie, tel un bateau-pilote, entre les récifs des tables. De temps à autre, des voix l’arrêtent :

— Ilia Ilitch, il n’y a pas de cuillères !

— Il y a de la farine dans le sucre. N’importe quoi !

— Le pain ne fait pas le poids. Et les rations ?…

Ilia Ilitch tourne la tête vers la question et, tout en rondeurs, dans un sourire, répond tranquillement :

— Au Paradis, en guise de cuillère Adam avait sa main et en guise de fourchette, ceci…

Et il écarte cinq doigts ronds.

— Écoute, Ilia, arrête – grogne une voix grave et rocailleuse -arrête de blaguer et boucle-la ! Trente grammes de sucre, ça fait juste un verre et demi… On ne va pas se mettre à faire des fractions !

— On peut même se mettre à additionner les infiniment petits – répond l’intendant dont l’épaule droite décrit un arc de cercle en direction de la nouvelle voix – j’aurai simplement plus de boulot. Mais qui peut le moins peut le plus…

Et, se coulant dans l’ouverture de la porte, l’intendant plonge dans les odeurs lourdes et épicées de la cuisine.

Dans son dos :

— Et roule la petite boule.

— T’as vu son pantalon ! Il y a encore de quoi… C’est comme s’il disait : « Vas-y, Iliouchetchka, tu peux encore grossir, il reste de la place ! »

— Cela dit, il faut être juste, camarades. Notre Ilia Ilitch, quand il veut obtenir quelque chose, il remue ciel et terre.

— Et qu’est-ce qu’il obtient… Un soufflé de bois, fourré à la viande. Tu connais la devinette ?

— Pouah ! Tu m’as coupé l’appétit.

— Tant mieux pour toi. Qu’il crève, ce maudit appétit ! Il te suit à la trace, comme un cabot, en claquant du bec.

Personne n’a jamais vu Ilia Ilitch toucher de la nourriture. Ses yeux, qui bougent sous leurs arcades sourcilières comme les petits plateaux d’une balance de pharmacie sous leur anse, soupèsent tout, mesurent tout, estiment, comptent et recomptent. Mais si jamais on lui offre un verre de vin tout en se plaignant de la bouillasse qu’on sert en guise de soupe, ou si on lui tend une cigarette, il refuse d’un signe de tête :

— Je ne bois jamais. C’est vrai, il aurait fallu le passer, le potage, on va vous le changer. Le tabac, ce n’est pas dans mon habitude ; et puis, je n’ai pas le temps. Excusez-moi.

Et pourtant, son teint fleuri ne pâlit pas, et ses joues restent rondes et fermes.

— Tu sais, Ilia – lui dit son copain, le garçon Tabelkine – tu devrais maigrir, au moins pour la forme. Sinon, tu comprends, ta bedaine, c’est un véritable accusateur public.

— Ce n’est pas le pire. Il y a aussi notre bonhomme aux six z’yeux ; tu sais, dès qu’il me croise, il braque sur moi ses lunettes, et il rajoute son pince-nez, plus ses deux yeux à lui, et puis il me dit : « Vous fondez comme le sucre dans le thé ; si je soustrais ce que vous perdez, il n’y a plus que le reste : cent livres de graisse, cent livres de viande. »

— Tout ça, c’est des salades. Pour des écrivains, c’est normal. Ils ont l’habitude de compter à la ligne : je te donne un mot, tu me donnes un kopeck. Et nous qui travaillons comme des dératés…

Et le garçon, maintenant son plateau en équilibre, se précipite vers les bras levés des clients attablés.

— Vous savez – me dit mon voisin de table, serrant de ses doigts rougis et gonflés par le froid son verre de thé vert pâle – notre Ilia Ilitch avec son ventre tendu comme une peau de tambour, en fait, c’est un psychologue. Et même un philosophe, il faut bien l’avouer. Hier, un type a balancé sa petite cuillère en criant : « Une petite cuillère ! Vous pourriez m’en donner deux douzaines… Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, s’il n’y a pas de sucre ! » Alors notre intendant : « Ne vous en faites pas, camarade. La petite cuillère, elle a de la psychologie : vous la tournez deux ou trois fois, et voilà, vous avez l’impression qu’il y a du sucre dans votre eau tiède. Ce n’est pas nous qui avons inventé le réflexe conditionné, c’est vous autres, les savants. » L’autre en est resté bouche bée. Une autre fois, il y a une semaine, je passais dans le couloir devant l’intendance ; la cantine était déjà fermée (j’avais été retenu), la porte était fermée au verrou ; alors, je me suis dirigé vers l’escalier de service. Et là, imaginez, j’aperçois notre Ilia Ilitch assis dans le coin de la pièce sous une ampoule de quinze watts, qui fait des additions sur son boulier. À côté de lui, un bout de papier, avec des chiffres en escalier. « Qu’est-ce que vous mijotez ? – Eh bien, dit-il, je voudrais calculer en gros, comme ça, à la tonne près, de combien a maigri notre vieille Europe. – Comment cela ? – Eh bien voilà, si on la chiffre en millions de bouches, l’Europe en question, si on tient compte de la baisse et de qualité et de quantité de la nourriture, alors il apparaît que l’Européen moyen a sans doute perdu environ treize à quinze pour cent de son poids initial. Puisque, selon les statistiques, la nature veut que la moyenne pour un homme soit d’environ 70 kg… Après quoi, les chiffres et les indices des tableaux parlent d’eux-mêmes. Vous additionnez, vous rajoutez deux zéros, et voilà, on voit que notre brave Europe est moins lourde qu’auparavant, je veux dire avant le premier coup de feu, environ de tant de tonnes… » Et alors il me montre un chiffon de papier – et lui-même a l’air tout chiffonné.

Un jour, je surpris Ilia Ilitch en train de faire un discours, non pas perché sur une table, mais entre deux tables. Il était dressé entre les guéridons, barrant presque la route aux allées et venues des garçons. La main gauche dans la poche, la droite comptant les arguments sur ses doigts. Le pouce et l’index étaient déjà levés (j’étais en retard) ; le majeur allait suivre.

— Hier, par exemple, le froid m’a chassé dans un cinéma. Tiens donc, je pense, je vais regarder le spectacle et les spectacleurs (l’intendant trébucha légèrement sur le mot inventé). Et qu’est-ce qu’on m’a proposé ? Parce que l’écran, vous savez, c’est comme une nappe, c’est du pareil au même. Eh oui. On passait L’Orage d’après Ostrovski, ou peut-être bien d’après quelqu’un d’autre. Alors imaginez : Katérina, l’amour, la nuit sur la Volga, et tout, j’ai regardé d’un œil ; mais voilà qu’arrive la scène du banquet : des bouteilles, des assiettes, du bien cuit, du mieux cuit – la nuit se met à bouger, tout le monde s’en met plein les yeux. Oui, le peuple a faim. Pas seulement dans l’estomac, mais surtout dans la tête. Et vous autres, les écrivains, vous devriez bien… Ou encore cet autre film, Le Berger et la Porchère. Il y a un slogan : « Même la porcherie, il faut la chauffer. » Tout est là. Quant à l’homme, c’est l’espoir qui le réchauffe.

Ilia Ilitch n’aime pas les mauvais payeurs. Surtout les soiffards.

— Je crois à la vie, dit-il, pas à l’eau-de-vie. Cela dit… ici, on ne baptise pas la vodka. »

— C’est-à-dire ?

— On ne l’a pas noyée dans la flotte. Vodka pure. Tu bois, tu payes. Ce n’est pas l’habit qui fait le moine, c’est le portefeuille. Sinon… Prenez le crématorium. C’est que j’habite tout près. Je sors le matin et je regarde : ça fume ? Ça fume. Là-dedans, tout est nickel. Je suis venu voir les bureaux ; sur la table, il y a des urnes de verre, pour qu’on voie bien : à l’intérieur, des cendres, les vraies, avec un os récalcitrant, qui a refusé de brûler. « Et qu’est-ce qu’ils vous ont fait, je demande, pour que vous prolongiez leur chemin de croix ? – C’étaient des mauvais payeurs », on répond. Là, je dis bravo. C’est ce qu’il faudrait chez nous. Parce que…

Parfois l’intendant vient suivre des conférences ou des lectures publiques. Il s’assied dans un coin et se tait. Il est vrai qu’une fois il a pris la parole.

La discussion portait sur le manuscrit qu’on venait de lire. Certains trouvaient que l’auteur voyait la vie en rose, d’autres non. Quelqu’un cita Léon Tolstoï qui conseillait, paraît-il, aux observateurs de la vie de chausser les lunettes bleues de la raison.

Ilia Ilitch se leva et demanda timidement :

— Et si on y regardait à l’œil nu ?

Et, sans attendre un instant, il se dirigea vers la porte. Plusieurs voix essayèrent de le retenir : « Comment cela ? », « Développez votre pensée ! », « Je proteste ! »

L’orateur s’arrêta sur le seuil :

— Vous entendez, ça klaxonne. C’est le camion qui klaxonne. On livre les conserves. J’ai à faire, là-bas. Excusez-moi.

Et il disparut derrière la porte soigneusement fermée.




Jeunes filles à la fontaine

L’eau gèle dans les tuyaux. Bien, si l’eau ne va pas à l’homme, c’est l’homme qui ira à l’eau. Les ménagères se sont munies de seaux et de cuvettes. Quant à moi, avec mon manque d’habileté et de sens pratique, j’ai pris une bouteille qui traînait dans un coin et je suis parti chercher de l’eau.

Sur fond bleu, des lettres blanches qui parlent de boissons. Jus de fruits, eaux minérales, et ainsi de suite. Derrière le comptoir surmonté de trois cylindres de verre vides munis de trois petits robinets, on voit la jeune fille numéro 1, les mains cachées dans ses manches. Par-dessus un manteau au col de fourrure rajouté, elle porte une blouse blanche propre.

— Une bouteille d’eau gazeuse, s’il vous plaît.

— On vend au verre.

— Va pour les verres. Ce serait plus facile avec un entonnoir.

— On n’en a pas. D’ailleurs, c’est interdit.

— Qu’est-ce qui est interdit ?

— D’emporter l’eau. Buvez ici.

— Alors il faudra aussi que je me lave ici. Vous comprenez, dans notre immeuble…

— Je n’ai rien à faire de votre immeuble. Vous buvez, ou pas ?

— Impossible.

Le bruit de nos voix fait sortir de l’arrière-boutique la jeune fille numéro 2. Elle fait le geste de dire : c’est possible.

C’est alors seulement que je le remarque : contre le mur, près d’une petite table, se tient un gamin d’une douzaine d’années. Il y a quatre verres devant lui. Deux d’entre eux font encore des bulles, le troisième s’est calmé ; il porte le quatrième à sa bouche ouverte en entonnoir, et avale un liquide froid à lui brûler la langue.

Pas de commentaire. Le sténogramme (écrit de mémoire) de cette première conversation s’arrête là.


Deuxième conversation.

Je tiens la bouteille cachée dans la poche de mon manteau. Devant moi, les jeunes filles numéro 1 et 2. Une autre encore : la jeune fille numéro 3. Je suis devant un tribunal :

— Un verre. Ou plutôt quatre. Je vais moi-même…

— Les verres sont là. Mais il n’y a pas d’eau. La boutique est fermée.

— Mais la porte est ouverte, non ?

— La porte est ouverte, mais la boutique est fermée.

— C’est pourtant bien la porte de la boutique…

Je me sens pris dans un filet qui ne pêche ni chair ni poisson :

— Et pourtant vous êtes là !

— On nous a mises là, nous sommes là.

— Pourtant…

C’est la porte qui, se refermant avec bruit, eut le dernier mot.


Troisième conversation.

Le magasin est plongé dans la pénombre. Près du comptoir, dans la lumière vacillante d’une lampe à pétrole, la tête de la jeune fille numéro 2 et un livre ouvert. J’entends un bruit d’eau : Dieu est avec moi.

— Bon, j’ai même apporté un entonnoir. S’il vous plaît…

— Je ne peux pas vous servir.

— Mais il y a bien de l’eau.

— Il y a de l’eau, mais pas de lumière. La boutique est fermée.

— Vous êtes pourtant bien en train de lire, bon sang !

— Je vous prie de sortir, citoyen. Vous allez faire s’éteindre la lampe. Si je lis, c’est mon affaire. J’ai été assez claire : il n’y a rien à vendre.

Les numéros 1 et 3 jettent un regard inquiet par la porte entrebâillée.


Quatrième conversation.

Il fait sombre. Pas plus d’électricité que de lampe à pétrole. J’interroge l’obscurité :

— Est-ce qu’il y a de l’eau ?

L’obscurité répond :

— Oui.

— Où est donc la lampe à pétrole ?

— Fini.

— Quoi ?

— Le pétrole.

— Alors…

Me retournant vers le seuil, j’ouvre toute grande la porte et, dans la vive lumière du jour d’hiver, le visage des trois jeunes filles à la fontaine, le comptoir en faux marbre et les tuyaux en verre des robinets s’éclairent.

En réponse, trois éclats de voix criardes :

— Fermez la porte ! Immédiatement. Et il est censé être bien élevé !

— Donnez-moi de l’eau. Remplissez la bouteille jusqu’au goulot. Alors je la fermerai.

Telle une foule de fantômes assoiffés, des bouffées d’air glacé pénètrent derrière moi.

Ce n’est plus un cri, mais un murmure transi de froid que j’entends à présent :

— Écoutez. Fermez. Vous ne voyez donc pas… Ça ne se fait pas !

— De l’eau.

Un instant plus tard, je pose trois pièces sur le comptoir. La lourde bouteille glisse dans la poche de mon manteau.

Tandis que je refermais doucement derrière moi la porte caparaçonnée, j’entendis comme un bruissement de soie :

— Votre monnaie !




L’homme qui lit

Je ne sais comment l’appeler. Un lecteur ? Non, le mot fait penser à des rayonnages, aux tables et aux lampes d’une salle de lecture. Ici, il n’y a qu’un mur de brique et, devant le nez de celui qui lit, en guise de pupitre, le dos de l’homme à qui il vient de demander, juste avant d’ouvrir son livre : « Vous êtes bien le dernier ? »

Ils sont inséparables : le livre et, disons, « l’homme qui lit ». En réalité, les livres se succèdent au fil des jours entre les doigts écartés de sa main gantée. Comme les branches d’un chandelier… Mais, chose curieuse, on a toujours l’impression que l’homme tout comme son livre sont également usés, également silencieux, et qu’ils remuent à peine, le premier ses lèvres pour aider ses yeux à retenir le texte, l’autre ses pages…

Qu’est-ce donc qui a donné naissance à l’homme qui lit ? La réponse est aussi simple que compliquée. Les transformations de la vie quotidienne, peut-être, qui ont bousculé les figures sur l’échiquier de Moscou, bouleversé les horaires d’études et allongé les files d’attente. Peut-être… mais je ne vais pas faire ici l’étiologie de cette espèce. Je m’en tiendrai à une simple description.

L’homme qui lit n’est pas très répandu, mais les formes de son comportement et la précision de ses réactions aux sollicitations du milieu sont particulièrement stables.

Voici ce qui le caractérise avant tout : ni son habitus ni son attitude ne varient en fonction de la température et de la luminosité. L’homme qui lit continue à lire et en vase clos et à l’air libre. Couché, assis, debout – et en marchant…

Observez-le au théâtre. C’est l’entracte. On va au foyer ou l’on remplit les couloirs ; ceux qui restent échangent quelques mots ou se saluent d’un siège à l’autre. L’homme qui lit, installé dans son fauteuil à ressort, ne le laissera sous aucun prétexte se replier avant la fin du spectacle. Le rideau se ferme, le livre s’ouvre ; le rideau s’ouvre, et déjà un doigt se glisse impatiemment entre les pages du chapitre inachevé : combien de temps aura-t-il à attendre ?

On peut voir l’homme qui lit à la poste, dans le tramway et dans le trolleybus, à la gare, assis sur sa valise ou debout près des guichets, dans la file d’attente entre les tables de la cantine. Tandis qu’il attend la cuillère distraite, le potage refroidit, mais l’ardeur de l’homme qui lit, elle, ne refroidit pas. Ni avant le repas, ni pendant le repas, ni au-dessus de l’assiette vide.

On le secoue en lui tapant sur l’épaule : « Vous bloquez les autres ! », « Vous n’êtes pas tout seul ! », « Il a son bouquin sous le nez, mais pas les yeux en face des trous ! ». L’homme qui lit ne répond rien, même aux apostrophes les plus offensantes : son esprit appartient au monde des mots silencieux, imprimés noir sur blanc.

Demandez-lui l’heure. Il vous dira le premier chiffre qui lui passera par l’esprit – ou tout autre chose.

Regarder un livre ouvert pendant que son texte pénètre dans la conscience de l’inconnu à côté de vous, c’est se faufiler entre les lignes et envahir l’âme de votre voisin. Cela ne se fait pas.

Cependant, j’ai remarqué que, dans la plupart des cas, l’œil de l’homme qui lit court en diagonale sur une page couverte de paragraphes éclatés de tirets. De la littérature, apparemment.

Mais un jour – c’était, je m’en souviens, dans une file d’attente – je vis une feuille glisser du livre de celui qui se tenait devant moi. L’ayant saisie au vol, je m’aperçus qu’il s’agissait de la page de titre d’un Cours de résistance des matériaux. Je n’avais qu’à la rendre à son propriétaire. Il la prit, la remit à sa place, me remercia d’un hochement de tête, pressa la tranche du livre avec son pouce gauche, et se remit à lire.




La gérante

Janvier. La nuit est finie. Près du porche, le gardien vient d’être relevé. Mais le jour semble hésiter, piétiner sur ses blanches bottes de feutre enneigées, ne sachant s’il doit y aller ou attendre. Sur l’asphalte de l’Arbat, longeant la ligne du trottoir, une large pelle de bois glisse en rassemblant doucement la neige. C’est Nadejda Efrémovna, la gérante de notre immeuble, qui s’est mise à dégager le passage. Le concierge est parti à la milice, et elle a hâte d’en finir. La corne du trolleybus vient à la rencontre du bruissement léger de la pelle. Levant son visage déjà rougi par le froid, Nadejda Efrémovna lance un cri plein d’entrain :

— Attends un peu, tu vas pas écraser les filles avec tes grosses roues. Nous aussi, on sert à quelque chose : on se mariera, et on fera des petits soldats.

Elle écarte sa pelle, dégageant le chemin à l’engin. Derrière les vitres embuées du trolley, les visages des passagers matinaux s’éclairent d’un sourire qui s’éteint aussitôt.


— Il me faudrait une attestation, voyez-vous…

— Tout de suite. Sitôt dit sitôt fait. Attendez seulement que j’aie fini.

Nadejda Efrémovna se redresse et rabat le col qu’elle vient de boutonner. Elle a chaud, bien que les passants ploient les épaules sous un froid de -30°. Regardez-la, bientôt il sera trop tard : ni l’aperception, ni même un appareil photographique ne sauraient capturer ses mouvements vifs et précis.

D’un revers de la manche de son vieux manteau d’homme, elle essuie les flocons de neige qui l’empêchent de lire le texte de l’attestation. Ses lèvres bougent à peine, mais l’aident à déchiffrer. Les cheveux qui s’échappent de la chapka sont blancs, mais sitôt dans le bureau (la porte est juste sous le porche, à trois pas), la masse blanche fond et laisse apparaître des boucles brunes frisant sans l’aide d’aucun fer. Dans sa main, ce n’est plus une pelle que l’on voit, mais une plume agile qui court en petites lettres rondes sur un formulaire.

— Voilà, c’est fait : un tampon, une signature. Mais vous, camarade, signez-moi ce papier-ci : c’est pour le tour de garde. Bénévolement, c’est bien ça. C’est comme chez Gorki : « Si l’on ne rappelle pas à l’homme qu’il est bon, alors il… » Zut, je me suis trompée. C’est pas au bon endroit ? Pas grave. Pourvu que vous soyez au bon poste à la bonne heure, cher camarade. Merci. Et toi, ma petite, qu’est-ce que tu veux ? Ta maman est malade ? J’irai la voir. Sans faute. Vous avez appelé le docteur ? On peut le faire d’ici. Ah, j’ai oublié, il est débranché. Il faut aller à la cabine : tout près d’ici, à la poste. Tu ne sais pas ? D’accord, je vais le faire. De toute façon, j’en ai déjà pour cent quarante kopecks de téléphone…

La porte grince péniblement avant de claquer. Si l’on divisait par cinq le temps séparant les claquements de l’étroite porte du bureau de la gérante, on entendrait comme un roulement de tambour donnant l’alerte. Dans l’espace exigu du bureau, devant la table de Nadejda Efrémovna, la queue défile aussi vite qu’un ruban de mitrailleuse.

Je rencontrai notre gérante pour la première fois en juillet. À cette époque déjà, la guerre suivait chacun de nous à la trace. Nadejda Efrémovna portait alors une légère chemisette noire, et le vent gonflait le bas de sa jupe courte et ébouriffait sa chevelure. Je me souviens qu’elle s’arrêta, l’air hésitant, au milieu de notre cour biscornue, coincée entre trois immeubles : par quelle porte commencer ? Un paquet de rouleaux bleus – des rideaux en tissu de camouflage – reposait sur son épaule gauche ; les doigts de sa main droite serraient mollement un cabas vide.

— Bonjour, camarade Krzyzanowski. Un télégramme vous attend dans mon bureau. Il n’y avait personne chez vous, j’avais beau frapper. Comment je le sais ? C’est que je suis la nouvelle gérante… Bon, à la prochaine.

Et, ayant apparemment résolu la question des trois portes, elle disparut par celle de gauche.

L’énorme livre de garde est rempli de signatures : « Commencé à… », « Relevé à… ». Il a assez de pages blanches pour suffire à une nouvelle guerre de Trente ans. Il est posé sur le bureau du gérant, entre le téléphone et l’encrier. Ici, tout sert à quelque chose : même le tabouret rappelle par son grincement qu’il est interdit de dormir. Un long banc près de la porte. Toute la journée, c’est la foule, épaule contre épaule. À présent, il fait nuit noire. Sur le banc, nous sommes deux : Nadejda Efrémovna et moi.

C’est mon tour de garde. Quant à la gérante, elle « remplace ».

— Ils sont mille, je suis toute seule, dit-elle d’une voix ensommeillée, ses mots sortant dans un bâillement rond comme un haut-parleur. Quel culot… ils dorment… et moi, il faut que je sois mille et une… où est-ce que j’ai lu ça ?

Les mains ont disparu dans les manches, le visage derrière le col relevé : on ne voit que les sourcils et les paupières, comme emmaillotées dans un filet de longs cils. La respiration est de plus en plus régulière.

Mais à peine entend-on une souris gratter dans un coin que Nadejda Efrémovna est déjà dressée sur le banc :

— Une alerte ?

— Non. Vous pouvez dormir. En cas de besoin, je vous le dirai.

— Merci.

Elle reprend la pose. Un léger ronflement. Glissant le long du mur, la tête de Nadejda Efrémovna cherche un point d’appui. Que pourrais-je lui offrir ? Mon épaule ?

À présent, le souffle de l’endormie caresse mon oreille. Et mes narines : je perçois une légère odeur de vodka. Ah bon, toi aussi ?

L’endormie se met à parler. À haute voix d’abord, puis dans un murmure :

— Enfin tu es revenu. Mon Dieu, comme je t’ai attendu… Et pas une lettre. Tu n’avais pas le temps ? Pourtant, tu avais bien le temps de tuer. Pas eux, moi. Mais impossible de mourir… L’encre avait peut-être gelé ? Et moi qui attendais, qui attendais, qui n’en finissais pas d’attendre. Bon, cela ne fait rien, reviens entier, reviens m’embrasser. Plus tard, on aura des enfants. Mille, et moi je suis toute seule… toute seule… avec toi aussi toute seule…

J’évite de bouger l’épaule.

Soudain, la radio fait entendre comme un bruissement de souris, puis un brusque : « Allô, allô, citoy… »

L’instant d’après, le sifflement caractéristique de la sirène monte en tourbillonnant dans la cour, et l’on entend des coups métalliques contre un rail. Les rayons des projecteurs fouillent le ciel en silence.

La silhouette noire et droite de la gérante se dresse au milieu de la cour. Elle vérifie les camouflages.

— Encore ce Démine qui nous illumine. Combien de fois… Et c’est au sixième. Rien à faire, il faut que je monte.




Les fossoyeurs

Mars 1942. Le cimetière Vagankovo. Les grilles sont grandes ouvertes. Appuyée contre l’un des battants de fer, une femme est immobile. De loin, sa silhouette figée fait penser à la statue d’un guerrier qui tient d’une main son casque orné d’écailles métalliques et s’appuie de l’autre sur un lourd bouclier en forme de trapèze. En s’approchant, on voit : ce n’est pas un casque mais un sac de grosse toile, pas un bouclier mais le couvercle d’un cercueil. La silhouette demande l’aumône pour payer un enterrement.

À l’entrée, comme d’habitude, on trouve d’un côté le bureau du gardien et de l’autre une petite église étriquée, spécialisée dans les offices funèbres. Sur la neige, des branches de sapin gelées et un groupe de gens : des vivants et des morts, verticaux ou horizontaux, tous immobiles, tous attendant leur heure et leur tour.

Derrière moi, les cadavres, les proches et les amis passent le portail, à pied ou en voiture. À la place des corbillards d’autrefois, un camion à plate-forme transporte le défunt dans un cercueil drapé de rouge, encadré de vivants en tenue sombre ; derrière, un landau d’enfant avance doucement, poussé par la mère ; dans le landau, une boîte en bois blanc à six côtés ; un autre cercueil arrive sur une charrette à deux roues qu’on tire à la manière des pousse-pousse asiatiques.

Passant entre deux haies de mendiantes, j’entre dans l’église. Ici, le froid remplace l’infirmier : il a tapissé de givre les épais murs de pierre, ralenti la putréfaction et chassé la puanteur. On peut attendre. Et l’on attend : deux, trois, quatre jours durant. Faute de tombes.

L’office est célébré par un pope aux cheveux courts et au visage glabre. Sa calotte bleue semble bleuie par le froid, et la fumée qui s’élève de l’encensoir est pareille aux bouffées d’haleine gelée. À gauche du mur, une douzaine de chariots amoncelés ; on les charge à mesure que les corps arrivent, sans fin.

Quand on sort de l’église, les mains des mendiantes barrent le chemin comme les piques des soldats obéissant à un ordre. « Une petite pièce, la paix soit avec votre défunt, et la santé avec vous ! » C’est devenu la formule.

Devant moi, sur le sentier qui court entre les tombes, un long cortège réunit ceux qui partent pour le pays « où il n’y a point de tristesse » et ceux qui les accompagnent jusqu’au lieu du départ. D’ailleurs, les visages des proches ne sont nullement tristes mais plutôt ennuyés ; certains regardent furtivement leur montre.

Je les suis.

Les numéros des divisions. Le sentier qui serpente. « Regardez, à votre gauche, c’est la tombe d’Essénine. Vous la voyez ? »

Des choucas, le dos voûté, sur les branches noircies des bouleaux blancs.

Nous sommes arrivés.

Eux aussi. Les fossoyeurs. Ils sont deux : tradition shakespearienne. Le plus âgé est assis ; ses jambes pendent dans la fosse. L’autre, un gaillard aux larges épaules et au col ouvert, gratte d’une pelle à l’autre la terre collée : la place est prête.

Les fossoyeurs portent des guenilles bariolées. De vrais costumes de scène. Ils n’ont pas froid : la pelle et la vodka tiennent chaud. En fait, la pelle – ou plutôt sa paume de fer – sert ici de mesure à ce qui est destiné à la tombe. À peine le cercueil a-t-il posé sur le sol ses pieds courtauds que le plus jeune des fossoyeurs plaque sa pelle contre le bord et calcule le nombre de pelletées en fonction de la longueur.

Aujourd’hui, on ne fait plus de discours sur les tombes. Le temps coûte cher et les fossoyeurs encore plus : la terre n’ouvrira pas sa porte au nouveau locataire à moins de deux kilos de pain noir, de cinq cents grammes de saucisson et d’un demi-litre de vodka ou, alors, d’un paquet de tabac. Après tout, c’est pour l’éternité.

Les creuseurs de tombes soviétiques sont plus polis que ceux de Shakespeare : ils ne chantent pas de chants joyeux pendant qu’ils égalisent la terre de la dernière demeure avec leurs pelles sonores, et ils ne viennent pas vous dire que votre chère disparue était peut-être une femme hier encore, mais qu’aujourd’hui elle n’est plus ni femme ni homme, plus rien, que poussière. Mais pour ce qui est de l’indifférence, depuis ces trois cents ans, ils en ont acquis une bonne dose. Pour eux – pour ce vieux connaisseur du trou et de la tombe comme pour son aide aux larges épaules et aux longs bras – tout se réduit au calcul de la profondeur, du volume et de la durée du travail : ils vivent dans ce petit monde purement quantitatif. Ici, la qualité n’a pas cours.

C’est ce qui se passe maintenant. Après avoir attendu quelques instants que la famille et les amis, tête nue et en silence, aient exprimé leur respect envers la dépouille, les fossoyeurs, également silencieux, fixent une corde sur le cercueil et passent un nœud coulant à son extrémité la plus étroite. Puis le plus âgé demande des clous : ce serait bien d’en avoir quatre, cela pourrait aller avec trois, bon, tant pis, on fera avec deux, pourvu que le couvercle tienne pendant qu’on le descend, après, la terre s’en chargera.

Le cercueil glisse le long des cordes, puis elles remontent, prêtes pour un nouveau travail. Les pelles tenues par les fossoyeurs restent un instant en suspens. C’est alors que revit la vieille coutume – on sacrifie à contrecœur à cette vieillerie : quand on dit adieu à un vivant, on s’assied avant qu’il ne prenne la route ; quand c’est un mort, on reste debout un instant. Comme maintenant, où on attend pour la dernière poignée de terre.

Et les pelles reprennent leur mouvement macabre. La partie officielle est à présent terminée, et les professionnels de la pelle tombale échangent des mots brefs comme le choc de la terre sur la terre :

— Encore deux à caser d’ici une heure. Est-ce qu’on aura le temps ?

— T’en fais pas. C’est des petites tailles. On s’en sortira.

— Et la terre ! Elle est toute molle quand on la sort, mais une heure après, c’est dur comme de la pierre…

— Ça fait rien, on va mouiller tout ça…

— Quoi, la terre ?

— Devine.

Après avoir échangé un sourire, les fossoyeurs comblent la fosse avec des gestes précis et rapides, puis forment sur la nuque de la tombe la traditionnelle bosse de terre.

Le plus jeune des ouvriers accorde un peu d’attention à la couronne de myosotis métalliques enrubannée de soie noire artificielle :

— Celle-là, elle connaît le chemin du magasin. Et les rubans, ils ont beau porter le nom et le prénom, ils ne feront pas de vieux os ici non plus.

Mentalement, je remets à jour ma typologie des actuels fossoyeurs de Moscou.

Je me rappelle le cimetière au temps de la NEP. À l’époque, ici même, à Vagankovo, on pouvait faire porter sur la tombe du cher disparu une « couronne de location ». C’était une couronne itinérante à l’air solide et important, ornée de rubans noirs et rouges, luxueux mais usés, et de roses en tissu amidonné aux pétales argentés. Pour un prix raisonnable, elle faisait sa tournée, du magasin des pompes funèbres aux derniers tréteaux dressés à la hâte avec une paire de pelles. Elle suivait solennellement le cortège funéraire, se posait doucement sur la glaise de la bosse tombale, digne, triste et inconsolable, laissant le vent bercer les corolles de ses fleurs aux tiges en fil de fer – pendant la durée correspondant au cachet. Elle reprenait alors son errance, modeste travailleuse des cimetières, si luxueuse et en même temps si accessible…

À présent, les couronnes sont devenues plus lestes, plus souples. Elles n’ondulent plus au pas des cortèges, mais s’esquivent à la faveur de l’obscurité et du vide.

Les amis, ayant fait leurs amitiés, vissent leurs chapkas et s’éloignent. Il est temps que je parte moi aussi.

Mais nous autres, hommes de lettres, nous traînons toujours derrière nous notre littérature, comme un saltimbanque son limonaire.

Je devrais partir, mais ma pensée refuse de quitter la terre encore molle, qui déjà se fige, de la tombe tout juste comblée. Je commence par me rappeler Flaubert, le gardien de cimetière et jardinier Lestiboudois, qui avait installé son potager auprès des sépultures : à mesure que la population du cimetière croissait, les têtes de choux et les plants de pommes de terre se resserraient, et monsieur Lestiboudois, qui tirait ses revenus et de la foire aux morts et du marché aux légumes, se demandait avec angoisse si cette concurrence des deux produits lui rapportait des profits ou lui causait des pertes.

Les branches noires du bouleau blanc tremblent légèrement. Pas de vent, pourtant ; alors quoi ? Mais oui – à deux cents pas à droite, les pioches se sont mises au travail, préparant pour les pelles une terre plus meuble destinée au nouvel occupant. Et je pense une fois encore à nos fossoyeurs : s’ils tombaient sur un crâne, celui du bouffon Balakirev par exemple, ces deux-là seraient bien loin des fossoyeurs de Shakespeare devisant devant le crâne de Yorick.




Le philosophe

Après une longue absence, le soleil se remit à rendre de brèves et rares visites à Moscou. Sur les vitres enneigées des tramways perce parfois une inscription qui laisse passer la lumière : « Échange hiver contre printemps. » Même sur les cols et les revers des manteaux de ceux qui s’alignent le long d’un mur pour faire la queue, les flocons, après une minute de réflexion, se transforment en gouttelettes : À bas la neige ! Nous sommes pour la pluie.

La file d’attente se cache dans une cour intérieure ; elle longe un mur sale, puis contourne un hangar et plonge par des marches glissantes vers une cave. Les gens qui en émergent de temps à autre portent précautionneusement des bouteilles, des flacons et des bidons. Certains enveloppent le liquide dans un châle, d’autres dans du papier journal, d’autres encore se contentent de l’entourer de leurs paumes. Les bienheureux clients marchent avec soin, l’œil rivé au goulot de leur bouteille et le visage rayonnant comme s’ils emportaient des cierges de Pâques du parvis de l’église et non pas de la vodka du débit de boisson. À l’interrogation angoissée : « Il en reste beaucoup ? », certains répondent par le sourire de qui n’entend rien, les seconds disent : « Il en a pour tout le monde », et les troisièmes : « Dernière bouteille, c’est le fond du tonneau. »

Une fillette de treize ans se tient un peu à l’écart ; autour d’elle, quelques personnes nouvellement arrivées ont hâte de prendre place dans la queue. Le poignet gauche dénudé, ils tendent impatiemment la main vers le crayon-encre avec lequel la fillette inscrit les numéros.

Moi aussi, je tends la main d’un geste de mendiant aguerri. Butant sur l’os long, étiré comme une corde de contrebasse, le crayon imprime sur la peau : 101.

J’ai tout de suite dans l’oreille une voix sourde et basse :

— On dirait le citoyen Zéro emmené par deux baïonnettes.

Je me retourne : de petits yeux de taupe, un nez charnu et bosselé, travaillé par l’alcool, une pomme d’Adam saillante et une moustache de fumeur qui pend mollement.

— Vous êtes le dernier, je suis le dernier des derniers, et nous sommes tous là pour la dernière des raisons. Non ?

Je tarde à répondre.

Collé contre mon dos, le numéro 102 enveloppe sa gorge dans un cache-nez gris, lève le cou et les yeux comme s’il cherchait un crochet fixé dans les airs, cette fois pour la toute dernière des raisons, serre les bras contre son corps et plante plus solidement ses pieds massifs bottés de reflets cuivrés, l’air de quelqu’un qui aurait décidé de se transformer en monument. À présent, tout en lui se fige progressivement comme un métal qui refroidit. Sauf les membres supérieurs : les mains disparaissent dans les poches du manteau et glissent de plus en plus bas. D’abord le bouton du poignet plonge dans la poche, suit la couture déchirée du coude, et, l’un après l’autre, les deux coudes s’enfoncent… Remarquant mon regard étonné, le monument laisse filtrer à travers sa moustache comme à travers des barbelés :

— Je vous le conseille. Un coup de canif dans le fond des poches, et vous plongez les bras jusqu’aux épaules si vous en avez envie. Cela économise des calories. C’est pratique : surtout pour des poches qui sont brouillées avec la monnaie. Avec les gants aussi, d’ailleurs.

Nous restons là près d’une minute sans rien dire. Puis, au début de la queue, des cris rauques et aigus retentissent soudain, rappelant les voix de corbeaux qui se disputent le butin. Après quoi le silence retombe.

La distributrice de numéros longe le cordon humain en contrôlant les mains. La file s’allonge d’un numéro : 103. Qui pose un problème. C’est une vieille femme minuscule tout emmitouflée dans un long châle noir, qui tend à présent son étroite main parcheminée vers le crayon-encre. L’air perplexe, la fillette hausse les épaules : le nombre à trois chiffres refuse obstinément de s’inscrire sur l’étroit poignet de la vieille. L’homme-monument vient en aide. Pour commencer, il ne fait bouger que ses lèvres :

— Pas en travers, mais en longueur. On pourra aligner les zéros. Et la queue pourra faire tout le tour de la terre. Pas comme ça. Il faut du doigté.

Émergeant l’une après l’autre des trous noirs des poches, les mains du conseiller se mettent à la tâche. Il tient le crayon-encre comme un bistouri, tandis que la main gauche aplatie du chirurgien remplace la table d’opération. La paume frémissante de la patiente essaie de se libérer, mais le médium et l’annulaire du scribe l’immobilisent, et, un instant plus tard, l’opération est terminée. Chiffres et gens sont à leur place.

Un bidon et trois cabas à la main, une femme longe la file d’un pas rapide :

— C’est pour quoi, cette queue ? Les pommes de terre ?…

La file garde le silence.

— Ça vous fatigue de répondre… On vous a arraché la langue en même temps que vos tickets de rationnement ?

L’homme figé dans sa méditation philosophique l’appelle du doigt. La femme s’approche.

— C’est pour la mort. Non, vous avez bien entendu. Prenez le 104, citoyenne. Il est vrai que vos récipients ne sont pas fameux. Le testament n’est pas obligatoire.

La femme s’éloigne, se retournant deux ou trois fois sur mon voisin monumental.

— Eh oui. Comment dit-on, au fait : « Les premiers ne sont pas les derniers, au cimetière comme dans la vie. » La sagesse populaire, il n’y a que ça de vrai. La guerre ne fait qu’accélérer les choses. Mandante va accelerando. Et ce sera bientôt prestissimo...

Je sens que ces derniers mots s’adressent directement à moi. Mais je ne pourrais les fuir, eux et celui qui les prononce, qu’en partant la bouteille vide. Je reste. Et la voix continue :

— Il s’agit d’ailleurs de l’accélération ajoutée à la restructuration de la file d’attente latente et patente de tous devant la mort. Achevons les jeunes, laissons vivre les vieux : telle est la loi de la guerre. Imaginez maintenant que, pas encore complètement ivre, je donne l’ordre suivant (la voix s’enfle) : « File ! Demi-tour, droite ! En avant vers le néant, ’arche ! » Et l’on aura une vague idée de…

Ni le bavard ni moi n’avions imaginé l’effet qu’allait avoir l’ordre en question. La file d’attente à peine calmée se mit à bourdonner comme une ruche bousculée :

— Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?…

— Quel culot… et les premiers, et les derniers… Tu voudrais peut-être passer devant !…

— Ça se prend pour un commandant et ça raisonne comme un tambour !

— Vous avez vu son gros nez ? On dirait un vrai clocher !

— Il faut appeler la milice, voilà toute l’affaire.

Et même la petite vieille numéro 103, surgie de sous le coude de l’homme-cible, entonne d’une voix aiguë et fluette :

— Il nous a fait tout un laïus sur le christissimo et encore l’acc… C’est pas de la propagande, ça ?

— C’est peut-être un Allemand, faudrait vérifier, répond une voix d’homme à l’autre bout de la queue.


Bloqué entre la proposition mineure et la conclusion de son syllogisme, l’homme se fige, baissant la tête et courbant les épaules avec résignation.

Mais à cet instant-là, on entend le loquet de la cave s’ouvrir avec fracas, les numéros du début de la queue plongent vers le sous-sol, nous avançons à notre tour – et le centre de l’attention se déplace immédiatement : « Déjà ? », « On dirait bien… », « Ne laissez pas entrer les gens par les côtés ! », « Celui-là, il vient de débarquer, et le voilà qui se plante ici comme un clou ! »

Mon « suivant » s’est redressé comme l’herbe après le passage des roues. Les jantes s’éloignent, et la voix s’anime : il est vrai qu’à présent, elle est plus basse et plus feutrée, comme si on l’avait froissée.

— On dirait une risée sur la surface d’un lac… et bientôt, la vodka coulera à flots. Il suffit de se rincer le gosier pour s’éclaircir l’esprit. En Écosse, on fait macérer les herbes de la montagne dans l’eau-de-vie à cinquante degrés, et on appelle ça « La rosée des montagnes », Mountain Dew… Cela dit, la guerre, c’est bien une sorte de « demi-tour marche » : sur le seuil de la mort, ce sont les jeunes gaillards qui ont la priorité, et non les vieillards grabataires. D’abord, c’est « on a toute la vie devant soi », et puis un jour, cette même vie passe te voir et marmonne, avalant les années : « Voilà, c’est fini : tu dois mûrir, blettir et vieillir avant l’aube – avant le combat ; quant à moi, je m’en vais, j’ai de quoi faire, des gars comme toi, je n’en manque pas… » Mais regardez, nous avançons, l’odeur de l’alcool me chatouille les narines. Tiens, on s’arrête encore ? On se croirait à bord du Maxime Gorki28 : il y a autant de stations que de traverses sous les rails.

Une silhouette hirsute, manteau de peau étriqué et jambes fluettes entourées de bandes molletières vertes, se détache du premier groupe d’une dizaine de personnes. Sautillant sur ses spirales vertes, l’homme suit les courbes de la queue vers l’amont, pour ainsi dire, tout en jetant des regards inquisiteurs sur les visages, comme s’il pouvait y lire les numéros inscrits sur les poignets. Arrivé à hauteur de mon voisin, l’homme-volute s’arrête, l’air d’un compteur qui se serait enrayé :

— Il n’y en aura pas assez pour tout le monde, soupire-t-il en souriant. Nous, on aura notre compte, mais vous, faut pas y compter, hé-hé ! Pour nous, ça baigne, pour vous, ça coince.

Mon voisin monumental se détourne en silence. Mais l’homme à ressort continue :

— Aujourd’hui, c’est comme ça. La vodka, on la vend au compte-gouttes, et si on veut manger avec, on n’a qu’à croquer des briques. Alors qu’autrefois, il m’arrivait souvent de me lever avec le soleil par un beau dimanche d’été, la bouteille dans une poche, la boustifaille dans l’autre, et de m’en aller au bois de Sokolniki, ou encore au jardin Neskoutchny, le jardin Gai ; le premier verre fait tousser, le deuxième fait chanter, et les suivants, c’est comme les oiseaux qui vous portent au paradis.

— Arrête de nous casser les oreilles ! – mon voisin le chasse d’un revers de main. Va pousser ta chansonnette plus loin, on ne t’a rien demandé.

— C’est bon, je m’en vais… Seulement, il n’y en aura pas assez pour vous autres, c’est moi qui vous le dis !

— Eh bien, fiche-nous la paix à nous autres, et retourne d’où tu viens ! lance soudain une voix perçante de femme. Après un bref silence, elle ajoute sur un ton plus sourd : Il est vrai que la vodka, ici, on n’en voit jamais la couleur. On arrive avec un bidon vide, on repart avec un bidon sec. Tandis que rue du Désir29, il n’y a pas grand monde, mais de la gnôle, autant qu’on en veut !

— Et alors, pourquoi tu n’y vas pas ?

— C’est loin, et j’ai les bottes trouées.

Dans un sursaut, la file d’attente avance encore de quelques numéros.

Mon voisin a retrouvé le moral. Son menton émerge du cache-nez, les mains des poches, et même les extrémités de sa moustache qui pendent comme deux cannes à pêche au-dessus de l’eau, lissées par ses doigts, se redressent un peu : ça mord !

— Vous savez – dit-il en se tournant vers moi, passant ainsi de la prise de contact à la familiarité – admettons que disparaissent les conditions qui nous ont disposés en rang d’oignons. Elles n’existent plus. Mais l’habitude est restée, elle se maintient, elle est. Le cerveau s’est habitué, les pieds se sont habitués, et le nez, comme un clou dans une planche, reste planté entre les omoplates de notre « prochain ». Et qu’est-ce qui en découle ? Qui sait… Par exemple – mais ce n’est qu’un songe, ne vous y trompez pas – on planifie, on fonde, on construit une ville nouvelle : Omoplatovsk. Ça ne sonne pas bien ? Tant pis, votre oreille s’y fera. Cela va coller comme un timbre. À Omoplatovsk, on passe son temps à faire la queue : vous voulez admirer un nuage dans le ciel ou un clair de lune à la queue ! Contemplez d’abord les omoplates, vous verrez la lune après. « Je vous en prie, citoyen, j’étais devant, tout le monde l’a vu, j’étais avant vous. » « Poussez pas ! Faut faire la queue. La lune, il y en aura pour tout le monde. – Comment cela, pour tout le monde ; vous voyez bien que c’est le dernier croissant ! » Variante avec le nuage : « Et si le vent l’emporte ?… » et ainsi de suite. Variation symphonique : comme si on jouait d’abord pour le premier rang, puis pour le deuxième…

— Cela ne tient pas debout, votre histoire, très cher monsieur – le visage d’un homme placé cinq ou six numéros devant se tourne vers nous – c’est quand les gens auront des dos et devant et derrière, à la manière des chaises (d’où qu’on regarde, on ne voit qu’un dossier), que vous construirez votre Omoplatovsk. Moi, je viens de vous montrer mon visage, et c’est à lui que vous allez répondre, même s’il ne vous revient pas…

Le visage qui venait brusquement de nous faire face n’était effectivement pas des plus agréables. Étroit et pointu, le teint caverneux, coiffé d’un bachlyk planté sur son crâne comme un gros savon de ménage dans un cornet de papier.

— Je vous l’avais dit… ce n’est qu’un rêve.

— Et moi, je vais te dire : tu as beau être philosophe… avec des rêves comme cela, tu pourrais bien te réveiller là où t’as jamais songé à aller.

J’attendis une réplique. Elle ne vint pas.

Pendant ce temps, la file continuait de progresser par secousses. Bientôt, le pied droit du philosophe tâtait la première marche qui allait faire descendre son corps vers la cave désirée et les fûts de vodka. Dans ses doigts, le litre vert brillait déjà de tous ses feux.

Et soudain, là-bas, dans la cave :

— Fini ! Vous pouvez vous en aller. On ferme.

Comme en réponse à la sourde rumeur qui nous parvenait du sous-sol, semblable au chœur des ombres à la fin de La Francesca de Tchaïkovski, le lourd cadenas de fer se referma avec fracas, mettant un point final au dernier mot du vendeur indifférent : « Terminé. »

La file se dispersa pour former des petits groupes. Certains partaient d’un pas lourd et lent. La plupart restaient à piétiner. La femme qui se plaignait de ses bottes trouées s’approcha du philosophe :

— On pourrait peut-être aller rue du Désir ? Je connais le chemin.

Pas de réponse.

— Il est tout triste, le malheureux. Il ne m’entend même pas. Allez, mon pauvre ami, remettez-vous, on va aller rue du Dé…

La bouche et les moustaches de mon ancien voisin étaient déjà emmitouflées dans son cache-nez. Je pus cependant distinguer le dessin sonore de ses mots.

— Non. Laissons tomber. Et d’ailleurs – la bouteille verte glissa distraitement dans la poche de son manteau pour aller frapper la marche de pierre une fraction de seconde plus tard, se brisant avec fracas en mille morceaux – d’ailleurs, pour moi, toute votre Moscou, c’est le jardin Triste et la rue Indésirable. Un point c’est tout.

Sans un regard pour la dépouille de verre de sa bouteille, le philosophe tourna le dos à l’escalier de la cave et se dirigea vers le porche d’un lent pas de plomb.




La grand-mère au cabas

Une rue. Sur le mur de brique de l’immeuble, une page de journal placardée. Un rectangle de verre recouvre les colonnes.

Lentement, paragraphe après paragraphe, les colonnes de lettres descendent – ou semblent descendre : en réalité, ce ne sont pas les lettres qui bougent mais les yeux, les chapkas et les épaules des lecteurs du journal mural. Chacun des passants qui s’approche de la surface de verre bouchée par la neige et le givre commence par tendre le cou, regardant par-dessus les épaules de ceux qui sont arrivés avant lui ; puis, tel un mètre pliant, il se met à fléchir lentement les genoux et à courber les épaules à la poursuite des lignes fuyantes du texte.

Le silence règne auprès de la vitrine aux journaux comme dans une vraie salle de lecture. De temps à autre, comme le battement sec d’un chronomètre, des interjections : « Hum… », « Mais… », « Oui ».

Une vieille femme passe, remuant avec ses bottes la poussière de neige. Lentement, à petits pas. D’ailleurs, où courrait-elle ? Toute sa silhouette, courbée en point d’interrogation, demande silencieusement : « Où ? »

La vieille est emmitouflée dans un manteau ouatiné et dans des châles comme dans un cocon. Le nez qui pointe fait penser à une théière en train de refroidir que l’on enveloppe dans tout ce qu’on a sous la main pour préserver un dernier reste de chaleur. D’une main, elle s’appuie sur une canne à l’embout de caoutchouc, de l’autre, elle tient un cabas en toile cirée ornée de fleurs bleues, comme transies de froid.

Un faux pas ; la canne vient heurter le bord du trottoir, et le cabas se retrouve sur la neige : la toile cirée laisse échapper un bocal vide et deux oignons empanachés. La vieille femme tente de se pencher pour les ramasser. Mais ce n’est pas si facile.

Un passant vêtu d’une capote de l’armée Rouge lui vient en aide :

— Il faut que vous trouviez quelqu’un pour vous guider, grand-mère. Votre petite-fille, par exemple. Une grand-mère, ça doit avoir une petite-fille, c’est le règlement, ajoute-t-il, comme la vieille hoche la tête en signe de remerciement.

— Mais oui, fiston, j’ai bien une petite-fille. Seulement…

— Quoi, « seulement » ?

— Elle est enragée. Je ne sais pas par où la prendre. « Je ne vais pas vous suivre comme une ombre, qu’elle me dit, et arrêtez de me casser les pieds, sinon… »

— Sinon ?

— « Je vais me jeter sous une bombe – en mille morceaux ! »

— Ça alors !… Bon, je n’ai pas de temps à perdre. Ne traversez plus là où c’est pas permis.

Et le militaire s’en va d’un pas ample et régulier. Mais la grand-mère ne pense plus aux carrefours permis ou pas permis. Son attention est attirée par la page du journal sous la vitre. Elle s’approche :

— Dites donc, mes garçons, qu’est-ce qu’on raconte aujourd’hui sur les falscistes ?

Une chapka gris foncé se tourne vers la voix, secouant ses oreilles de fourrure.

— Sur les « falscistes », comme tu dis ? Eh bien, la dernière, c’est qu’ils se font bouffer par les poux.

— On se connaît même pas soi-même… – marmonne son voisin, en se frappant la poitrine et les flancs de ses mains courtes aux moufles à trois doigts, dans l’espoir de se réchauffer – l’Allemand, on le croyait zercheune, et finalement…

— Non, mon mignon – la vieille prend parti pour les Allemands –, ils calculent tout sur leurs bouliers, ils ont tout chiffré. Ils sont bien plus malins que nous.

— Ah oui ?

— Toi, mon garçon, par exemple ; t’es encore bien jeune, mais un jour, tu auras l’âge d’être recruté ; et d’après quels chiffres, à ton avis ?

— Tout le monde le sait : d’après ma date de naissance.

— C’est ça, d’après ta date de naissance. On ne connaît que cela, la date de naissance. On la sait par cœur, et on pense tout régler avec.

— Et l’Allemand ?

— Il est plus malin. Il a tout dans ses chiffres : la date de naissance d’un côté, la date de mort de l’autre. Et c’est d’après la date de mort qu’ils envoient au front. Alors, ceux qui doivent mourir en 1942, on les convoque : faites votre devoir, mourez. Réglé comme du papier à musique. Tandis que nous…

Le groupe qui piétine devant la vitrine aux journaux s’esclaffe.

Mais la grand-mère au cabas n’a pas envie de plaisanter :

— Faut pas grand-chose pour vous faire rigoler, les jeunes ! Dites plutôt, il doit en parler le journal, on va nous bombarder cette nuit ou pas ? J’ai mal aux reins, je voulais me faire des ventouses ; seulement, les ventouses et les bombes, ça fait pas bon ménage. Hier, par exemple, il est encore venu nous casser les oreilles, ce démon de minuit, comment déjà… Mister-Schmitt ou comment qu’il s’appelle…

— Si c’est Mister, alors ce n’est pas Schmitt, et si c’est Schmitt, alors ce n’est pas un Mister. Quant à savoir s’il viendra ou pas, il faut téléphoner à Adolf et lui poser la question.

La vieille n’a pas l’air d’entendre, comme si elle avait les oreilles bouchées ou comme si ses propres pensées éclipsaient les paroles des autres. Ses lèvres bougent, ses yeux inquiets s’enfoncent dans leurs orbites comme un oiseau au creux de son nid, mais ses pieds semblent collés au sol :

— Des journaux, on en voit tous les jours, mais les lettres, j’ai beau attendre, toujours rien. Elle s’est peut-être égarée, arrivée dans une autre boîte aux lettres, ou alors, je comprends pas.

— Quelle lettre, grand-mère ? Il y a bien une « Lettre à la rédaction », et…

— Quoi, Rédaction ? C’est Eudoxia qu’on m’a baptisée, et tout le monde m’appelle Sémionovna. C’est mon petit-fils qui doit m’écrire : il a promis de me donner des nouvelles toutes les semaines, et voilà deux mois que je n’ai pas un mot. À croire qu’il est enfoui sous la neige. Au fond, qui ira se souvenir d’une grand-mère : un jeune, on sait ce que c’est, il se souvient de son copain, il n’oublie pas sa fiancée, mais moi… Même la tombe oublie de me réclamer.

— Parlez pas trop vite, grand-mère ! Peut-être que lui-même, qui sait… Une balle ça fait pas de détail, ça touche aussi les petits vieux : « T’as assez vécu, ça suffit. » Et voilà… Et comment il s’appelle, votre petit-fils ?

— Ivan. Ivacha. Fils d’Ignat. Et notre nom, c’est Filov. Au début, arrivait parfois une feuille, pliée en triangle. Le voisin prenait son journal dans la boîte aux lettres, et du journal, tiens, il tirait un triangle blanc avec écrit dessus : « Citoyenne Filova ». Et maintenant, quand je demande : « Y a pas quelque chose ? », le voisin dit rien. Je regarde dans la boîte aux lettres clouée sur ma porte : vide.

— Ouais. Je vois. Filov, vous dites ? J’ai déjà entendu ce nom-là, ou bien je l’ai lu. C’est comme s’il avait filé de ma mémoire, et si vite que j’ai pas pu l’attraper… Filé le Filov, mais pas sans laisser de traces. Eh, ma voisine, pousse-toi, c’est ton coude qui gêne. Le journal, c’est pas que pour toi.

— Et pas que pour toi non plus ! Abonné gratis, va…

— Formidable, pas vrai : ça file comme une souris, comme une ombre, pfut… File – Filou, ou comment déjà, c’est-y le trente-sixième ou le quatre-vingt-treizième de ligne…

— Peut-être même le soixante-trois – pousse-toi ! M’empêche pas de lire.

— Non, attends, attends. C’est là : « ... van Ignatiévitch, soldat de l’armée Rouge », c’est bien ce que je disais. On tient le bon bout… Zut, le reste est couvert par la neige.

Les dos des lecteurs du journal se resserrent. Attiré par les voix, un passant, le revolver à la hanche, s’approche : « Qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire ? La Dernière Minute ?… »

La grand-mère s’agite, s’agrippant tantôt à l’étui tantôt à la martingale du militaire.

— Souffle-moi là-dessus, fiston, souffle un bon coup – ça va fondre.

Perplexe, le militaire contemple les lecteurs acharnés :

— Qu’est-ce que vous fabriquez, camarades ? Je ne comprends pas.

— Eh ben voilà, on dégage en quelque sorte un homme pris dans la neige. Enfin, son nom, je veux dire.

— Je t’ai dit de souffler, fiston, vas-y… Cherche-moi le nom de mon Ivacha… Ou c’est-y que t’as pas d’air dans la poitrine, fiston ?

— C’est pourtant vrai – acquiesce l’homme qui refusait de retirer son coude – c’est cette maudite grille qui nous gêne, allez les gars, aidez-moi.

Après quelques secondes, sous le tir concentré des jeunes haleines, la tache blanche de neige glisse en dessous de la ligne. L’œil et l’esprit du militaire devancent les autres :

— « Filov, Ivan Ignatiévitch. » C’est un Filov, et puis après ? Et qu’est-ce que vous avez, grand-mère, à vous agripper à moi ? Suffit. Vous avez votre Filov, moi je dois filer. Drôles de gens.

À la mine de ceux qui l’entourent, il commence pourtant à comprendre de quoi il s’agit. De tous les sourires, le plus triomphal éclaire le visage de l’initiateur des recherches :

— Et voilà, Eudoxia Semionovna – vous vous appelez bien comme cela ? – vous l’avez, la lettre de votre petit-fils : je suis en vie, qu’il dit, en bonne santé, et je vous souhaite la même chose… Excusez, on n’a pas eu le temps d’écrire ; on travaille plus de la baïonnette que de la plume… Mais aujourd’hui, je vous informe que pour les services rendus et la vaillance au combat… et ça continue comme ça… décoré de l’ordre du Drapeau Rouge ; et voilà, ma petite grand-mère, de quel bois je me chauffe… Point final.

— Point final ? demande la grand-mère au cabas sur un ton joyeux quoique un peu inquiet. Et pas un mot sur les moufles qu’on lui a envoyées, Katia et moi. Peut-être qu’il les a pas reçues. C’est moi qui les ai tricotées. Comment ça se fait ?

— C’est qu’il n’a pas lu jusqu’au bout – intervient le militaire – il doit y avoir un post-scriptum. Oui, c’est bien cela. Et toi, lecteur à la manque… – il hoche la tête d’un air réprobateur en direction de l’homme en chapka de fourrure. Échangeant un regard complice avec la foule rassemblée autour du journal, il conclut avec bonne humeur :

— J’ai bien reçu le colis. Merci mille fois. Je vous embrasse, vous et la petite sœur. Votre…

— Ivan. Vania. Ivacha – soufflent les voix de ceux qui ont fait la connaissance de la grand-mère avant lui.

— Non, c’est un autre nom qui est au bas de la lettre – répond l’homme à l’étui sur la hanche, tout en soulignant de la main les dernières lignes – noir sur blanc, lisez vous-même, grand-mère, c’est signé : « Staline ».

Effleurant sa visière de la main, le militaire se détache du groupe et poursuit son chemin.

Les mains de la grand-mère tremblent. Le cabas en toile cirée s’apprête de nouveau à tomber30.




L’homme des cavernes

Imaginez un homme qui aurait suivi l’ordre de protéger les vitres contre les bombardements aériens avec tant de méticulosité qu’il aurait également collé de fines croix de papier sur les verres de ses lunettes. À tout hasard.

On ne rencontre jamais quiconque de ce genre – du moins parmi les Moscovites – mais peut-être ce personnage pourra vous être de quelque utilité dans l’excursion psychologique qui nous attend.

L’homme des abris s’abrite du doute. Dès que le prélude des mitrailleuses annonce une alerte aérienne, il se bâte, se charge de son mecum porto31. Alors, ce n’est plus simplement un homme, mais un homme-addition, à plusieurs termes. Soit : deux valises attachées par une courte sangle reposant sur l’épaule ; un oreiller et un plaid sous le bras gauche ; un sac à la main droite ; un vêtement de pluie ; une chapka de fourrure et la tête sur les épaules ; une paire de caoutchoucs aux pieds, une autre sous le bras, avec un masque à gaz.

L’homme-addition avance, bousculant de ses termes d’abord le mur de l’escalier, puis le dos et les épaules de ses voisins, qui emplissent l’abri comme le grain un silo.

Sa pensée se dirige vers l’endroit indiqué par les flèches ailées, rouges rayées de noir, qui balisent le chemin du souterrain. Il n’a qu’un seul souci : rester égal à lui-même, ne pas tomber en morceaux jusqu’à ce que la terre se referme sur lui. Après, les bombes pourront bien éclater en mille morceaux.

Voici d’ailleurs sa caverne. Sa voûte basse repose sur des stalagmites de bois. Elle n’a bien sûr pas grand-chose à voir avec les cavernes dans lesquelles les Pères du désert fuyaient les vanités terrestres et composaient différents hymnes au « désert, notre terre nourricière ». Ici, ce n’est pas le lieu des louanges, mais des reproches, et adressés non pas au vide, mais au manque d’espace.

C’est bien ainsi qu’il en va. Quelqu’un, un nouveau (d’où vient-il donc ?) s’est installé à la place habituelle de l’homme-addition, là où vingt-sept alertes lui avaient donné droit de cité. Il est vrai que ni les billets ni les abonnements ne sont d’usage ici, mais l’homme des cavernes se réclame du droit du premier occupant, en appelle aux déclarations des témoins – et le « resquilleur », comment l’appeler autrement, se transporte avec sa serviette vers un autre châlit, qui n’appartient encore à personne.

L’abri se remplit peu à peu. L’homme des cavernes exige que l’on verrouille la porte : si jamais on laissait entrer une bombe ou un éclat d’obus…

Les autres ne se disputent guère avec cet ancien occupant – sinon avec retenue, en y mêlant du respect, même quand le ton monte.

On peut à présent jeter un regard circulaire, libérer les mains et les épaules de leur charge et échanger un hochement de tête avec les habitués.

De même que les particules secouées dans un bocal se déposent par couches et selon un certain ordre, de même les gens que les marches conduisent vers le fond de ce réceptacle de pierre. À la suite de l’homme-addition (actuellement occupé d’ailleurs à permuter ses termes) arrivent les femmes avec leurs enfants et leurs balluchons ; on leur a préparé une petite pièce dont on a même tapissé les murs et dont la porte indique : « Enfants de 0 à 5 ans ». C’est également ici – telle est la loi de la caverne – que se dirigent les femmes avec enfants de moins de zéro. Derrière, un cortège de vieillards aux jambes qui n’obéissent plus à leur volonté. La volonté se lit pourtant clairement dans le creux de leurs orbites, dans le pli de leur bouche et les rides de leur visage animées par l’inquiétude : prendre tout ce qui leur reste à vivre, les gros billets et la monnaie, sans un pourboire laissé à la nature ni une ristourne pour cause de guerre. À leur suite, une ou deux minutes plus tard, l’arrière-garde des boiteux, des aveugles et des culs-de-jatte arrive au bruit des cannes et des béquilles. Ils ont été blessés par la vie et chassés des rangs avant toute guerre. Ces fractions humaines avancent avec ou sans guide, en tâtant les murs de leurs paumes et les marches de leurs embouts de caoutchouc et de leurs prothèses de cuir, se traînant péniblement vers ce sépulcre des vivants.

Enfin, à l’instant où le verrou s’apprête à se fermer, apparaissent les retardataires : ce n’est pas le poids des ans ni des choses qui les a retardés, mais un excès de jeunesse et de curiosité. On ne troque pas aussi facilement l’air libre, transpercé par les aiguilles des balles traçantes, et un ciel rempli d’étoiles et d’éclats d’obus contre l’atmosphère étouffante de l’abri avec ses ampoules ternes qui pendent du plafond humide. On entend d’abord la voix sonore des jeunes qui viennent seulement de quitter la surface :

— Nos projecteurs ont quadrillé tout le ciel. Heinkel ou Messerschmitt, ils n’y couperont pas.

— Tu parles ! Il a sauté par-dessus ton faisceau et il est revenu. C’est pas avec un faisceau qu’on le battra, c’est avec le feu.

— Moi, je l’ai vu, leur aéroplane : il est tout blanc, avec un petit ventre vert.

— C’était simplement un nuage dans le faisceau du projecteur. Rien d’autre. C’est toi qui…

— Mais si, je l’ai vu, je te le jure…

Mais un sifflement de colère monte du coin sombre :

— Chut ! Taisez-vous, bande de pies ! Vous avez réveillé mon petit.

Un silence absolu règne pendant deux ou trois minutes. On n’entend que le glou-glou de l’eau dans les tuyaux à l’intérieur des murs et le grincement des châlits. Même l’enfant se tait.

— Curieux – c’est le « nouveau » qui rompt le silence –, c’est une alerte, et on ne tire pas. C’est peut-être déjà fini ?

— Vous allez nous porter la poisse – l’homme-addition scrute l’étranger qui a tenté de lui prendre sa place –, ce qu’il y a de mieux dans cette musique, ce sont les silences. Oui.

Comment c’est, déjà ? « Sur le champ de bataille règne le silence, entre les tentes les feux sont allumés32… »

En guise de réponse, un feu roulant, lourd comme le piétinement d’un troupeau, et, juste après, le trot agile des armes légères. Les bruits vont d’abord croissant en fréquence et en force, puis ils s’éloignent et faiblissent.

— On en a pour toute la nuit.

— Allez savoir.

— Mon Dieu, moi qui dois être au bureau à six heures.

— Si seulement on pouvait dormir une petite heure…

— Tu parles ! L’Allemand survole, le sommeil s’envole. C’est connu.

Cependant, châles et couvertures sont déroulés, et des têtes reposent déjà sur l’oreiller.

L’homme-addition dispose ses termes de mille façons, il se terre dans son nid fait d’un sac et de deux valises, il pique du nez, mais ne parvient même pas à sommeiller. Sa tentative ayant échoué, l’homme des cavernes pose un œil attentif sur le nouveau :

— Je ne vous avais jamais vu ici. Quel bon vent ?…

— Comme cela. J’allais chez un ami, et…

— Et vous êtes chez l’ennemi – conclut le questionneur -sous une pluie de bombes, pour ainsi dire. Cela arrive. Eh bien tant pis, chantons sous la pluie. La montagne ne va pas à la montagne, mais le malheur au malheur, oui… Voilà.

Satisfait de son effet, l’habitué de la caverne promène son regard sur les murs et les gens qui s’y adossent, l’air d’un orateur confirmé. À vrai dire, les visages de la plupart de ses auditeurs involontaires ne sont guère moins indifférents que les murs.

— Il est dit dans la Bible que la vie est le repaire du chagrin. Je souligne : le repaire. Tout près d’ici, à deux pâtés de maisons, une bombe a creusé un trou. Si on y réfléchit, qu’est-ce qu’un trou ? Je réponds : le trou est le repaire de la bombe. Et nous, nous sommes dans notre repaire : à l’abri des bombes. Ressemblance et différence. Vous n’êtes pas d’accord ?

Au lieu d’exprimer son désaccord, le nouveau répond par un bâillement nerveux et lève sur l’orateur un regard désemparé. Hochant la tête d’un air indulgent (« ça arrive… »), l’habitué continue de dérouler le fil de sa pensée favorite. Sa voix, sourde et monocorde au départ, devient plus expressive et prend une sonorité métallique. Encore un peu, et le discours se mettra à escalader la pente escarpée de l’emphase. Deux ou trois visages se rapprochent. Une jeune femme qui dormait dans un coin décolle son oreille du coussin et hoche la tête au rythme des mots.

— C’est la nature qui peut nous enseigner la guerre. Ni plus ni moins… La guerre – bon, si l’on veut – c’est le combat de la dent et de la coquille. Soit la coquille – crac ! Soit, c’est nous les glorieux – et la dent est en deux ! Combien de temps s’est-il écoulé jusqu’au Moyen Âge, jusqu’à ce que l’homme, après y avoir pensé et repensé, trouve : je vais cacher mon corps sous une armure, et ma tête sous un casque. Mais la nature a tout prévu depuis longtemps : la tortue ne fait pas un pas sans sa carapace, le plus humble des vers de terre trouve refuge dans le sol, et l’homme, qui sera mangé par les vers, a besoin de sa dernière demeure. Soit, par exemple, au-dessus de nous, un immeuble de n étages, pour parler en termes d’algèbre, et, sous l’immeuble, une demeu… enfin, ce n’est pas ce que je voulais… j’ai fait fausse route. Où en étions-nous ?

— Vous avez parlé de la tortue…, rappelle timidement la jeune femme.

— C’est bien cela, la tortue – dit en s’échauffant peu à peu le stratège en chambre – prenez les Romains, aux temps les plus anciens : ils se mettaient en rangs serrés, un bouclier contre l’autre – ils appelaient cela « la tortue » – et à l’assaut ! Mais la nature les avait devancés… Prenons l’anatomie… la tortue s’abrite depuis la nuit des temps derrière un bouclier composé de minuscules boucliers, d’écailles autrement dit. Il faut se rendre à l’évidence : on n’est pas plus malin que la nature. C’est le stratège des stratèges. Mais ce n’est là qu’un détail… En général, la règle principale de la guerre, c’est que…

Les doigts de la main tendue de l’orateur semblent égrener les mots nécessaires, mais lui-même hésite : exposer la formule, ou bien… cela suffit comme ça pour les profanes.

— Alors, cette règle principale ? s’enquiert le nouveau.

— Voici : ne t’empresse pas de mourir, empresse-toi de tuer.

— Oui, mais l’un ne va-t-il pas sans l’autre ?…

— Vous ne me le faites pas dire : il faut faire attention, sinon… tel est pris qui croyait prendre. Je souligne : il faut faire attention, sinon… Bon droit a besoin d’aide ; aide-toi, et le ciel…

— Mais on ne fait pas la guerre sans verser de sang !

— Qui dit le contraire ? Seulement, il faut respecter la proportion : une goutte de sang pour un seau de sueur. Et non l’inverse. Vous secouez la tête ? Vous voulez dire que ce n’est pas évident ? Personne ne prétend le contraire ! Qui fonce tête baissée finit par se casser le nez ; il faut d’abord résoudre le casse-tête qui s’appelle « stratagème ». Voilà. C’est comme les Anglais, qui ont coutume de… ils ont un proverbe : « Il faut faire l’omelette sans casser les œufs. » C’est cela, un stratagème.

— Ce strata… anglais – un truc à vous écorcher la bouche – l’Anglais, il s’y est peut-être fait la main, mais le Russe, il frappe à tour de bras…

Et l’inventeur de stratagèmes resserre les lèvres en une moue méprisante, puis :

— Ce n’est pas à une bonne femme de juger, citoyenne ! Votre espèce, on la connaît : « Cheveu long, vue courte. » Seulement, ce n’est pas parce qu’aujourd’hui on porte les cheveux courts que l’esprit est moins borné. Pas de quoi être fières !

— Ne soyez pas injuste – le nouveau prend la défense de la gente féminine – tout de même…

— Il n’y a pas de tout de même. Essayez de me trouver le nom d’un seul général en jupon, rien qu’un seul ; en attendant, je vais fumer une pipe.

Et sans se presser, le théoricien militaire fouille ses poches à la recherche de son attirail de fumeur. Quelques instants de silence.

— Il n’y a pas de guerre sans cadavres. C’est comme ça. Seulement… Avez-vous entendu parler, jeune homme – continue le théoricien, balayant la fumée d’un revers de main plein d’attention pour son voisin – des contes d’Andersen ? Certains sont très édifiants. Par exemple, celui qui parle de Nils, ou Niks, je ne sais plus comment ils disent, eux. Nils avait une grand-mère. Et puis, un jour, la grand-mère elle a trépassé, comme toutes les grands-mères. Bon, Nils est pauvre, il n’a pas un kopeck danois en poche pour payer l’enterrement, le corbillard et tout le saint-frusquin. Il installe la grand-mère morte dans sa brouette et se met en route pour le cimetière. Le chemin passe devant un Gasthaus – une auberge, comme on dit chez nous. Tiens, pense Nils, je boirais bien une bière. « Il finit sa bière et ni ne parle ni ne rend son verre ni n’emmène sa grand-mère. » Une autre ! L’aubergiste lui en sert une autre. Et Nils, toujours pareil, « ni ne paie ni ne rend son verre ni n’emmène sa grand-mère rejoindre feux les arrière-grand-mères ». L’aubergiste : « Attends que je te… » Mais Nils lui jette à la figure une chope, puis l’autre. L’aubergiste lui lance une pierre (il ne va tout de même pas casser ses verres !). Nils se cache derrière la grand-mère morte ; la défunte sous une grêle de pierres : patatras ! Et Nils de pleurer à chaudes larmes : « Ma pauvre grand-mère, vous l’avez tuée, on va vous mettre en prison ! » L’aubergiste tremble de peur : « Tiens, voilà une couronne, et un mark, et encore une pièce d’or, partez au diable, toi et ta grand-mère, je tiens à ma tête. » Voilà ce que c’est qu’une ruse de guerre. Donnez à ce Nils un char d’assaut à la place de sa charrette – et vous allez voir ce que vous allez voir !… Tenez, l’autre jour, on a parlé dans les journaux de nos soldats qui ont dégagé un champ de mines allemandes en traînant les explosifs sur le terrain d’à côté ; les Fritz ont fait un mouvement tournant et sont tombés sur leur propre dynamite, tandis que nos soldats ont retraversé le champ de mines sarclé sans problème… Bien le bonjour de notre grand-mère ! Il faut faire comme aux dames : un blanc par-dessus les noirs, et hop ! on dame le pion.

— Si l’on joue aux dames, oui, répond le nouveau d’un air pensif, mais aux échecs, quand on va sur la position de la pièce éliminée, on devient soi-même la cible. C’est vous qui l’avez dit : des casse-tête. Votre Nils ferait un bon caporal, mais il n’a pas l’étoffe d’un grand commandant. L’ennemi est malin, lui aussi. Il ne suffit pas d’avoir de l’intelligence, il faut soustraire de sa propre intelligence celle de l’ennemi, et, si le résultat est positif, alors… Sinon, à malin, malin et demi.

Pour la première fois, l’éminent stratège en chambre écoute la réplique du nouveau avec un certain respect. C’est d’abord la pipe serrée entre ses lèvres qui lance des bouffées de fumée bleuâtres, puis son propriétaire qui prend la parole :

— Bien joué, jeune homme. Bravo. Mais je répondrai. Un maréchal de France dont le nom m’échappe avait l’habitude de dire : « La manœuvre, c’est le nerf de la guerre. » Et c’est sur ce nerf-manœuvre, sur cette corde tendue, qu’on règle toute la musique. L’arithmétique enseigne : le résultat de l’addition ne change pas lorsqu’on permute les termes. Mais la stratégie dit le contraire : en permutant les termes, on peut changer considérablement la somme. Ce sont ici et qui conduisent le bal. Qui attendait la cavalerie, tombe sur l’artillerie (et va déguster des boulets rouges) ; ou encore, disons, l’Allemand qui nous survole pense que je suis sur le toit, alors que moi, je suis où ? Là, dans la cave.

— Le toit n’est pas vide pour autant, il est gardé par les pompiers bénévoles. Et votre exemple, ne vous en déplaise, va passer par-dessus bord : les pompiers vont le prendre avec leurs pinces et le jeter au bas du toit. Et d’ailleurs – agitant la main, le nouveau quitte étrangement son rôle de stagiaire pour se transformer en arbitre de la caverne – tout n’est pas aussi simple que certains le voudraient. Le cœur aussi a ses manœuvres : tantôt il bat la charge, tantôt le voilà en déroute… La guerre, c’est l’affaire des braves ; tandis que vous et moi… Autrefois, dans cette cave, on mettait peut-être des champignons en bocaux, mais de la guerre on touchait pas un mot. Cela n’a pas vraiment l’air d’un quartier général, ici… Ce ne serait pas la fin de l’alerte ? Il est temps.

Un bref coup sourd se fait entendre en guise de réponse. Tout l’immeuble tremble, de la cave au grenier. Sur les châlits, des corps se dressent avec angoisse.

— Où est-ce que c’est tombé ?

— Pas loin.

— Au moins une demi-tonne. Cela s’entend au bruit.

— Sûrement que chez nous aussi, les vitres ont volé en éclats.

— Ouais. Maintenant, on va recevoir la visite du vent. On était à deux doigts de la mort.

On frappe à la porte : « Tous les hommes à la rescousse ! »

L’homme des cavernes et le stagiaire échangent un regard : est-ce bien à eux qu’on s’adresse ?




La donneuse de pain

Le long rectangle du magasin. Parallèle au mur, un comptoir tend sa poitrine de verre. Sous la vitre, des baguettes et des miches de pain. Près des deux planches amovibles qui ferment les deux passages vers le comptoir, deux couteaux vont et viennent de haut en bas. Près des couteaux, deux vendeuses. Tout le reste est immobile, ou ne bouge que d’une manière imperceptible, comme les aiguilles de la pendule au-dessus de la porte.

Une file d’attente s’est formée à la perpendiculaire du comptoir. Une autre longe sa visière de verre. Je suis dans la seconde, parmi les derniers. Devant moi, des coudes s’appuient contre leur reflet dans la courbe de verre. Ça, c’est ce que je vois à ma droite. À ma gauche, des dos voûtés et des bras ballants prolongés par des paniers, des sacs et des cabas.

De temps à autre, mon talon de chaussure se retrouve à la place de ma pointe et je tourne la tête du côté où s’agitent les leviers à un bras et les couteaux qui pressent et coupent le pain. Dans mon esprit s’étire également une lente et longue file de pensées, d’associations d’idées. Je me dis : les lames qui coupent le pain ressemblent à une guillotine à cigares, en plus petit ; il en existe une autre, plus grande, pas de beaucoup, mais… – le visage de la vendeuse est frais comme du bon pain et ses cheveux sous la coiffe rappellent une croûte bien dorée -si on la pressait maintenant (à la place du pain) comme de la mie, il n’en résulterait même pas une mort… – là-haut, sur la vraie guillotine, le triangle métallique s’abat de tout son poids – mais voyons, la géométrie est la science des impondérables, et l’impondérable… Mais qu’est-ce que je te raconte ?

Pour me changer les idées, je me mets à observer les mouvements de la vendeuse. C’est une jeune femme grande et maigre aux longs doigts habiles et délicats. De temps à autre, la bretelle gauche de son tablier glisse de son épaule osseuse ; elle la rajuste d’un rapide mouvement d’omoplates, tandis que son menton pointu pique furtivement vers la bretelle amidonnée. Des serpentins de papier verts, jaunes et bleus filent entre les doigts des vendeuses, tombent sur l’arrondi de verre du comptoir, et ce n’est qu’alors que l’aiguille de la balance et la lame du couteau se mettent à l’ouvrage.

Voici déjà trois semaines que j’observe les doigts de cette vendeuse de pain. Leurs phalanges se plient et se déplient avec une précision et une régularité parfaites. C’est ainsi qu’un élève consciencieux fait ses exercices de piano, suivant des yeux les doigtés indiqués sur la partition. Les yeux de la maigrelette s’abaissent avec application vers la planche du comptoir, et, d’un geste précis, sa paume appuie sur la poignée en nickel de la lame tranchante. Le couteau compte les grammes avec une étonnante précision, divisant le pain selon les chiffres indiqués sur les tickets, comme la musique selon les mesures.

Et pourtant, il arrive que la main se trompe. Sur le bord du comptoir de verre, de petits quignons ou de fines tranches de pain apparaissent à côté des livres et des demi-livres. Les doigts longs et maigres de la jeune fille qui donne le pain repoussent légèrement ces misérables ratés. Mais en général, après avoir reçu le dû de sa ration, la main du client fait tomber les petits bouts dans son panier ou son cabas. Il arrive que ces petits suppléments glissent entre les mailles des filets et tombent sur le sol dallé. Les clients les ramassent, ils prennent à la main miettes et croûtons, et, tournant le dos au comptoir, quittent le magasin.

Parfois, un citoyen pressé, paresseux ou avare de son temps, dédaigne ces menus morceaux. C’est alors que les doigts avides et impatients de ceux qui attendent en silence, formant une autre queue devant la balance, se précipitent avec une agilité d’araignée vers les miettes fuyantes. Ces doigts n’ont rien à faire ici, ils ne sont pas du magasin. Ils sont d’une main : une main qui tremble de faim. Les voici, ces chercheurs de miettes : un vieillard sentant la mort et appuyant sa main sur le pommeau de sa canne, une petite fille crasseuse avec une poupée de chiffon qui sort la tête de la veste de sa maîtresse de sept ans.

Un souvenir me revient alors, vague d’abord, puis de plus en plus précis. Il y a un lien entre les mouvements de la main qui demande et le va-et-vient du couteau de la donneuse de pain.

Mais oui, bien sûr : tant que les quémandeurs ne viennent pas se mêler aux acheteurs près du comptoir, la lame opère avec une précision toute chirurgicale. Mais à peine la contre-file d’attente des yeux suppliants et des bouches articulant dans un murmure presque inaudible : « La charité… Un peu de pain… » se forme-t-elle de l’autre côté de la balance, que le couteau commence à se tromper : sa lame semble moins dure et moins tranchante, le pain résiste à la pression de l’acier, des morceaux de croûte rebondissent et de fines tranches odorantes – de petites erreurs en plus ou en moins – se détachent.

C’est donc cela.

Je n’ai pas faim. Le ticket de rationnement portant la date de demain peut tranquillement attendre demain. Je n’ai aucune raison de déglutir avec convoitise, comme ce vieillard et cette fillette de l’autre côté de la balance. Mais alors, comment se fait-il que j’aie la gorge serrée ?

Serait-ce parce que le bien, pour reprendre le terme en usage (non, ce mot est trop flou), alors, disons, le premier pas vers l’homme, pour hésitant qu’il soit et, plus précisément, le premier vacillement de l’aiguille de la balance – pas celle du magasin, mais l’autre – doit son existence à une erreur de l’indifférence, à un petit écart dans l’insensibilité absolue de l’homme envers autrui. Son travail fait et bien fait, l’aiguille doit maintenir sa pointe sur le zéro. Et si jamais elle s’écartait, se trompant ne serait-ce qu’une fois dans son indifférence d’acier ? Que se passerait-il ?

Car, si on lance une pierre en l’air, elle volera de plus en plus loin de la terre. Mais la vitesse avec laquelle elle s’éloigne de l’astre qui l’a engendrée diminuera, et finira par atteindre zéro. Ce n’est qu’alors – comme si pour la première fois elle venait d’éprouver l’attraction de la planète abandonnée – que la pierre commencera son mouvement de retour, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Il en va de même pour… Mais cela suffit.

Je décide d’obliger la jeune fille qui donne le pain dans le va-et-vient régulier de son couteau à soulever la frange dorée de ses paupières obstinément baissées – ne serait-ce que l’espace d’un instant. D’ailleurs, c’est mon tour.

— Bonjour ! dis-je, doucement mais fermement.

Oh, elle a enfin levé les paupières : ses yeux bleu pâle à la pupille dilatée de myope reflètent son étonnement et les petites taches jaunes des lampes du soir ; ils me corrigent avec tendresse, ces yeux tristes mais calmes : « Drôle de bonhomme, il confond le jour et la nuit. » Je crois même voir l’ombre d’un sourire fatigué effleurer ses lèvres : « Dehors, il fait noir, et lui, quel drôle de… »

Mais je ne suis pas d’accord, je ne veux pas être un drôle de bonhomme, non. Et, sans détacher mon regard de ses yeux, retenant par un effort de volonté ses paupières prêtes à tomber, j’ai tout juste le temps de dire :

— Le jour se lève.

Et je laisse ma place au suivant.




Né en juillet

Il est possible que les premières bombes qui se sont abattues sur Moscou aient accéléré ton apparition « sur la scène du monde », pour employer le langage des journaux.

Toi qui es né en juillet, en ce terrible mois de l’année la plus terrible, tu dois comprendre… Mais pour l’instant, tu ne comprends rien. Et c’est bien, car comme on meurt de diphtérie, de pneumonie ou d’une maladie de l’intestin, on peut mourir de comprendre.

Ne pas comprendre, c’est ta chance de rester en vie. Profites-en. Mais un jour, tu seras obligé de comprendre. Tu demanderas : « Où est mon père ? » On te répondra : « Tué. – Pourquoi ? – Pour que tu vives, toi. Pour l’enfant que tu étais à l’époque. »

Mais tout cela n’est que rhétorique. Tu ne poseras peut-être pas de questions. Et puis, les gens n’ont pas toujours besoin de répondre. Les béquilles du père ou la manche vide de son veston peuvent le faire à sa place.

En attendant, le mamelon du sein maternel est le centre de ton monde qui va s’élargir progressivement, d’abord de quelques pouces, puis de quelques mètres, puis…

Toi qui es né en juillet, combien de fois t’ai-je observé dans les « abris » ! Au bruit des explosions, tout le monde levait des yeux inquiets vers le plafond. Même les soldats, qui se trouvaient là par hasard. Toi seul gardais toute ta sérénité. L’oreille tendue vers la canonnade, les fumeurs roulaient nerveusement une cigarette, cherchant à dissimuler le tremblement de leurs doigts.

Toi, le téteur, tu n’avais rien à dissimuler : il n’y avait pas la moindre trace de peur sur ton visage sans sourcils rond comme une bulle.

Toi qui es né en juillet, garde ta hardiesse d’enfant. Aussi longtemps que possible. Tu en auras besoin : le temps des guerres n’est pas fini.




La barricade

Elle nous a apporté le silence : la barricade.

Il n’y a pas longtemps, le fracas des camions emplissait encore notre petite rue jour et nuit ; parfois, on entendait claquer les sabots d’un cheval. Aujourd’hui, la rue s’est couvert le front d’une visière à croisillons et se tait. Rails métalliques, poutres de pin, épaisses barres de fer, pierres et briques irrégulières. Sacs blancs bourrés de terre. Rangée sur rangée : comme des dents serrées. Fentes étroites des meurtrières en guise d’yeux. Pour l’instant, il leur manque la pupille : mitrailleuse ou canons de fusils. Les orbites aveugles sont tournées en direction de la gare de Kiev, vers cette place que surplombe un cadran noir aux aiguilles d’or qui mesurent le temps. Quand l’heure de la barricade viendra, l’aveugle recouvrera la vue. Alors…

Mais n’anticipons pas sur cet alors. En attendant, la barricade s’est dressée entre deux maisons qui font l’angle : pont entre deux toits bas, digue brisant le flot des passants et des voitures.

Notre petite rue est pavée de cailloux, ainsi que sa voisine, la rue du Vieux-Sable – comme son nom l’indique. À présent, les pavés empilés forment un cône qui évoque le tableau de Véréchtchaguine L’Apothéose de la guerre.

Une semaine s’est à peine écoulée depuis qu’on a construit notre barricade, et ses pommettes de pierre sont déjà saupoudrées de neige. Ça et là, les rafales de vent font apparaître le sable gelé qui porte les empreintes figées des derniers passants. Ils ne sont pas nombreux. Les gens se sont familiarisés avec l’obstacle : les voitures et les bruits obliquent.

Quant à moi, je ne m’y fais toujours pas. Il m’arrive de sortir, le regard rivé aux marches, aux pointes de mes chaussures, tout à mes pensées – et soudain, je me heurte à cette digue au milieu de la rue. Qu’est-ce donc ? Ah oui, la barricade…

Autant de rencontres, autant de conversations – avec elle, la barricade. Parfois je marmonne, ou encore je parle comme ça, en moi-même ; quant à la barricade, elle garde tout simplement le silence, ou bien elle garde le silence… pas tout à fait simplement. Oui, aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai parfois l’impression qu’un semblant de réflexion commence à germer sous sa coiffe de neige.

Bien sûr, ce n’est qu’un conte. Mais nous les conteurs, nous sommes là précisément pour raconter toutes sortes d’histoires ordinaires et extraordinaires, pour vivre et de réalité et de fable. Bref, à peine un mois plus tard, mes rencontres involontaires avec la barricade se sont transformées en vrais rendez-vous. Presque tous les matins, avant de partir vaquer à mes différentes occupations, je fais un détour. Dans quel but ? Rencontrer la barricade. Nos rendez-vous sont brefs. En général, le froid ou le vent nous gênent. Et pourtant, il en est resté quelque chose dans ma mémoire et même dans mes notes, dans mon journal. En voici quelques extraits :

13 novembre. Nous vaincrons, envers et contre tout… Ce serait bien si l’on pouvait se passer de ton aide, amie barricade. En attendant : monte la garde, et quant à moi, je prends mon quart de quatre à six heures du matin. Pourvu que je me réveille à temps. Étrange : presque au milieu de cet enchevêtrement, deux rails jaillissent vers le ciel. On dirait une voie pour les trains à destination du zénith. À bientôt. Pourvu que je me réveille à temps.

25 novembre. Elle ressemble au chien de chasse de Münchhausen. Elle est tombée en arrêt et s’est figée. Elle n’a plus de corps, la chair s’est désagrégée, mais la carcasse reste toujours en arrêt, tournant vers l’ennemi ses mâchoires nues. J’apporte une correction : non pas « elle n’a plus de corps », mais « elle n’est pas encore jonchée de corps ».

14 décembre. Et elle ne le sera pas. Je m’en souviendrai toute ma vie : avant-hier, après minuit, la voix du speaker a soudain remué dans le haut-parleur comme au fond d’un nid : « Dernière minute »… Toute ma vie durant, jusqu’à mes dernières minutes, je veillerai à ce que résonnent dans mon esprit les mots de cette « Dernière minute ». Eh bien, barricade, à présent toi aussi tu peux faire un petit somme. Comme cela, d’un seul œil. On ne sait jamais. Que l’hiver te recouvre de son manteau de neige.

1” janvier. Nous venons de franchir le seuil qui sépare 1941 et 1942. Cette nouvelle année viendra-t-elle à bout de l’ennemi ? Quels événements la tempête de l’époque va-t-elle encore déverser sur nous ?

Aujourd’hui, j’ai glissé sur le trottoir et, au moment de tomber, j’ai ressenti instantanément une bouffée de chaleur. L’organisme se défend d’un danger imprévu à l’aide de ses réserves de chaleur. Eh bien, puisque c’est ainsi, cette chute me servira de leçon.

22 janvier. Depuis que les barricades barrent les rues, les pas se sont mis en quête d’autres chemins. Les sentiers ont remplacé les rues. Ce sont désormais les cours et leurs passages qui servent de voies de communication. Avant, les rues ne se rencontraient qu’aux carrefours. Maintenant, on se rend compte que les cours voisines sont également cousines. Les palissades qui se dressaient ici ou là ont été détruites et utilisées comme bois de chauffage – la menace des incendies venus du ciel plane encore sur la ville ; les portillons des passages jadis condamnés ont ouvert leurs battants ; tout ce qui encombrait les cours intérieures – latrines, hangars, amoncellements de caisses – a dû se serrer pour laisser passer les hommes. Le premier passant a avancé d’un pas hésitant, demandant son chemin, ne sachant s’il devait aller à droite ou à gauche pour contourner le pavillon du fond ; les autres Font suivi, cherchant du regard les empreintes sur la neige ; puis, un sentier étroit s’est formé dans la cour, telle une petite rue latérale où passent en une file ininterrompue des bottes de feutre et de cuir, d’épaisses semelles militaires et de lourds patins de traîneau. L’œil découvre de nouveaux objets, des arbres et des hangars que seuls connaissaient jusqu’alors ceux qui vivaient avec eux, côte à côte. Les numéros des immeubles se rendent visite les uns aux autres. Aujourd’hui par exemple : après avoir salué ma vieille amie, la barricade, je m’engouffre dans la cour à gauche, puis, laissant derrière moi la maisonnette à trois fenêtres, je pique droit sur l’acacia recourbé ; les piliers de brique de l’entrée ne sont plus qu’à deux pas, et la plaque de l’arrêt du trolleybus vient à ma rencontre. Au lieu de longer les côtés, prenez l’hypoténuse – c’est direct.

Ce principe dépasse d’ailleurs le monde des lignes. On ne peut s’empêcher d’évoquer le fonctionnement du cerveau, où la connexion entre les cellules qui mettent en mouvement la pensée est assurée par tout un lacis de filets qui serpentent entre les cylindraxes du tissu nerveux. La réflexion est comme la vie de Moscou aujourd’hui, elle ne s’accomplit pas seulement en suivant les voies principales du cerveau, mais aussi grâce aux fils associatifs, et à tous les petits embranchements des dendrites et des neurofibrilles.

30 janvier. Pour aborder leur montagne de sciences, les étudiants en médecine commencent par l’ostéologie. Si on la considère comme un objet d’études, la barricade commence et finit par l’ostéologie, science du squelette. Raisonnant par analogie, on s’aperçoit que la barricade représente l’un des moyens les plus puissants pour protéger la ville – tel l’organisme humain – contre toutes sortes de corps étrangers, de bacilles néfastes et grouillants qui cherchent à pénétrer dans les artères des rues et les capillaires des ruelles.

La barricade, c’est le bouclier d’Athéna dressé sur la ville.

Avec du recul, on y perçoit un curieux mélange d’ordre et de chaos. Sa raison d’être est tracée avec une netteté parfaite : former de sa carcasse une perpendiculaire à la ligne d’attaque éventuelle de l’ennemi, constituer un barrage infranchissable par l’intrus. Mais il n’y a aucune géométrie dans l’entrecroisement des lignes qui composent la barricade. On dirait un amas de bois prêt à flamber. Poutres, rails, jambages, rouleaux de fils de fer et de câbles nus forment une sorte de cohue immobile, une foule d’objets qui se sont heurtés de front. Il m’est même arrivé de la comparer – plutôt par opposition -au fameux amalgame de Pliouchkine33 qui réunit un éperon perdu, une pelle en bois, un seau… Mais l’amalgame de Pliouchkine est le fruit de l’avarice. Alors que la barricade est celui de la générosité : s’il faut se jeter soi-même dans le tas, on le fera.

En s’approchant, on remarque qu’un certain principe constructif est cependant respecté : c’est la force de la cohésion maximale des matériaux de la barricade qui détermine tout. Le fil de fer s’enroule comme le lierre autour des piquets et des pieux plantés dans la terre ; les rails recouvrent les points les plus vulnérables de la construction ; le bois maintient les sacs prêts à glisser ; les briques et les pierres bouchent fentes et trous.

Bien que la barricade se dresse devant mes yeux, complètement immobile, elle exprime un élan irrésistible.

Songez aux hommes qui, tels une grappe d’abeilles suspendue à une branche, s’accrochent au marchepied d’un tramway glissant sur les rails : l’un s’agrippe à la rampe d’une seule main, du bout des doigts, l’autre se cramponne aux pans du manteau de son voisin, un troisième appuie la pointe de sa chaussure sur la marche inférieure… Ils sont tous immobiles, le moindre mouvement risque de précipiter chacun sur le pavé –simplement parce qu’ils sont pressés et qu’ils sacrifient le confort et la tranquillité au mouvement et à la rapidité.

14 février. Aujourd’hui, les journaux et les réunions évoquent les événements de la Commune de Paris. L’heure de gloire des barricades. En dépit de son air modeste, la barricade de ma petite rue compte d’illustres ancêtres dans sa lignée.

Son arbre généalogique n’a rien d’imaginaire. Les chroniques mentionnent la date de naissance et de baptême du feu de l’arrière-grand-mère de la barricade de Paris : 1588. Héritiers d’un tempérament têtu, rétif et résistant, ses descendants s’installèrent dans les villes d’Europe. On trouve leurs portraits parmi les dessins et les lithographies des années 1830, 1840, 1870. Ils eurent des vies brèves, des idées radicales et des morts violentes. Les pupilles des mousquets du Roi les voyaient debout, protégeant de leur corps les quartiers ouvriers de Dresde, de Paris ou de Hambourg. Comme aujourd’hui, la vie contournait la barricade, passant par les cours ; la mort l’encerclait, se glissant par les fenêtres, les portes et les brèches des maisons. On essaya d’abord de prendre la barricade de front, mais la tentative coûta cher ; c’est ainsi qu’apparut petit à petit la pratique et la théorie de la manœuvre du couloir, érigée en système par le général Cluseret.

Et pourtant, les barricades se défendaient : elles reculaient vers les carrefours et les places, et se mettaient dos à dos pour former des sortes de flotteurs, espaces hermétiquement clos qui empêchent le navire de couler ; lorsque les meurtrières se taisaient, les fenêtres tiraient, lorsque le pavé de la rue cédait, les toits se battaient.

Une lithographie de Dresde datant de 1849 nous montre les dalles carrées du pavé, dressées à la verticale : habituées au choc des talons et des sabots, elles s’exposent à une grêle de plomb pour défendre leur rue. On voit également un carrosse perché en haut de la barricade, les roues en l’air. Il apparaît comme le symbole de la turbulence et de l’élan qui animent la silhouette même de toute barricade. Notons que cette nature secrète se manifestait parfois au grand jour : ainsi, vers la fin du siècle dernier, on signale quelques apparitions de barricades surnommées « mobiles », qui glissaient le long de la chaussée, telle une roue sur un rail.

Mais trêve de souvenirs, amie dont nous fêtons l’anniversaire. Ici, sous mon coude gauche, se serrent mon cœur et ma serviette. Le cœur voudrait bien rester, mais la serviette rappelle au devoir : en avant !

23 février. Encore un anniversaire. Celui de l’armée Rouge… Vers dix heures du soir, après la première de Souvorov, je me dirige vers ma petite rue. Clair de lune et réverbération du ciel : la marche est facile. Près du carrefour, silhouettes noires, une lampe à la main et un fusil sur l’épaule. Devant moi, le crissement des pas des passants recroquevillés par le froid. De temps à autre, les phares des voitures s’éveillent pour s’éteindre de nouveau.

Soudain, au loin d’abord, un fracas et un ressac de bruits montant vers la ville. Au même instant, le ciel tout entier est zébré d’éclairs de fusées et piqueté de points dorés de balles traçantes. Aboiements métalliques des canons en furie. Les yeux baissés, les automobiles accélèrent. Les hommes pressent le pas eux aussi. Je fais comme tout le monde. Le mur familier de la barricade se dresse devant moi… Je la vois dans l’éclat du combat aérien. Elle est à son poste – là où on lui a ordonné de rester – et pourtant sa carcasse rigide, rayée de reflets obliques de fusées, paraît tout entière animée de légers tremblements nerveux, d’un frémissement d’impatience. Tel un soldat resté sous le couvert de sa batterie qui gronde tentant d’allumer une pipe, ses mains tremblent et les étincelles de sa pierre à briquet tombent à côté du fourneau.

Le combat.

Pourtant, il n’y a pas eu d’alerte.

La terre et le ciel semblent unir leurs efforts pour réveiller la voix de l’annonciateur d’alertes, mais elle dort, lovée dans le nid noir du haut-parleur. Moi non plus, je ne me suis pas alarmé. Mes nerfs sont déjà en deuxième année à l’école du calme. La peur se laisse aller à la paresse ; elle s’engourdit.

Petit à petit, éparpillant ses pétales jaunes et bleus, le jardin de fusées s’éteint et se tait. Seule reste la lune pistache au-dessus des toits. Son disque rond semble ébréché d’un côté… touché par un éclat d’obus ?

Il n’y eut pas d’alerte cette nuit-là.

2 mars. « Mars montre le bout de son nez. » Oui, comme mon pince-nez enfourche mon nez, je sens les griffes des pattes glacées du froid descendre vers le bout de cet appendice. Sur le calendrier mural, les cases qui restent jusqu’aux beaux jours ont été comptées, les chiffres passés sont morts et enterrés sous les petites croix au crayon, le cœur s’élance tous les matins à l’orée de l’hiver et chante les chansons du printemps – mais le printemps tarde à venir. Combien de temps encore ?

J’ai parfois la sensation que le corps a utilisé ses dernières réserves de chaleur. Effleurées par les doigts, les côtes jaillissent comme les rails et les pieux sur notre barricade. L’homme est devenu osseux, raide et rétif. Comme la barricade. Cette pensée rend nos rencontres plus fréquentes. Nous pouvons nous taire ensemble, la barricade et moi – carcasse contre carcasse. Récalcitrantes.

Quant à la maisonnette blottie contre son flanc, elle jette par ses trois fenêtres un regard différent sur notre rue. Déjà en octobre, elle a été grièvement blessée par une bombe incendiaire et a perdu le porche, le toit et l’une des fenêtres ; le mur intérieur qui séparait les pièces est devenu mur extérieur. Et pourtant, la vie derrière les fenêtres épargnées ne s’éteint pas, bien que la lumière s’évanouisse avec chaque crépuscule.

Malgré la gravité de la blessure, la guérison est allée bon train. Vers décembre, la maisonnette s’était déjà remise des brûlures et autres calamités tombées du ciel. La malade a été visitée : d’abord, par un esculape-architecte qui lui a prescrit deux tonnes de médicaments ; puis, par des menuisiers-orthopédistes et des peintres-masseurs, et enfin, par des oculistes-vitriers qui lui ont posé des yeux neufs.

La voilà donc comme si de rien n’était, une joyeuse petite maison trapue dont la cheminée en brique lance des panaches de fumée. Comment ne pas penser à la devinette : « Le père-poêle et la mère-cheminée s’affairent pendant que leur fille se pavane dans l’air. » À travers le treillis de papiers collés sur les vitres, on aperçoit l’angle doré du cadre d’un tableau, les battants du buffet, et les contours imprécis d’autres objets. Sur l’appui de la troisième fenêtre, les ovales verts des feuilles de ficus.

Protégeant de son corps la maisonnette qui en a réchappé de justesse, la barricade s’est dressée entre elle et la mort : tu peux toujours courir – tu ne nous auras pas, la maison aux trois yeux vivra, et l’homme qui habite la maison vivra, et la plante que soigne l’homme qui habite la maison vivra.

15 mars. La barricade est un bon tremplin pour une imagination de la veine d’Andersen. Ce conteur pour enfants aimait inventer des dialogues entre les choses : conversation d’un vieux ballon percé avec une gouttière ; d’un brave petit soldat de plomb avec une poupée de chiffon ; d’un parapluie avec un soulier éculé. Ces choses ont parcouru un long chemin ; la vie les a usées, mais elles ont acquis de l’expérience ; il suffit de leur offrir ne serait-ce qu’un brin d’âme pour qu’elles trouvent des sujets de conversation et des souvenirs communs. Seule l’habileté de l’auteur peut arranger une rencontre entre les choses habituellement séparées, mais qui se trouvent réunies par les caprices du sort.

La barricade est un agglomérat d’objets disparates réunis par la volonté de la guerre. Le fil de fer, habitant de l’air, et le rail s’accrochant ferme à la terre sont devenus très proches voisins : comment ne se raconteraient-ils pas leurs expériences ? Un sac qui se destinait à transporter le blé a été contraint à avaler du sable et de la boue : comment ne se plaindrait-il pas de sa malchance ? Cette poutre… ou encore, ce fil barbelé roulé en boule comme un hérisson…

Dans quelques semaines ou quelques mois, on démontera la barricade, et tous les éléments qui la composent retourneront à leur place et à leur fonction, mais, au fond de moi, un écheveau de contes et de fables s’enroule déjà autour de ces objets pacifiques regroupés dans un but non pacifique pour défendre leur rue. Il s’agira de simples contes pour enfants. J’écrirai mon recueil… ou peut-être ne l’écrirai-je pas. Il reste beaucoup de thèmes mais pas assez de vie. Passons.

29 mars. Il est arrivé quelque chose d’étrange aujourd’hui. La maisonnette aux trois yeux s’est détachée de la barricade – je l’ai cru pendant quelques secondes. Une fente étroite d’à peu près quinze centimètres s’était formée… Je veux dire, bien sûr, qu’on l’avait faite.

Je me suis arrêté pour examiner cette brèche basse (la poutre supérieure appuyée contre la maison était restée sur place). Un gamin d’environ huit ans, sa luge attachée à une ficelle, s’est engouffré dans la fente et s’est faufilé de l’autre côté de la barricade – mais sa luge est restée coincée. Le gamin a rebroussé chemin et pris le passage par la cour, tirant sa luge derrière lui. Je lui ai emboîté le pas.

4 avril. Moi aussi, j’ai réussi aujourd’hui à me glisser – en m’aplatissant contre le mur, il est vrai – entre la maisonnette et la barricade. Quelques personnes se sont approchées du passage pour suivre mon exemple. Laissant derrière moi la barricade, je me suis éloigné un peu et me suis retourné. Une sorte de file d’attente s’était formée auprès de l’étroite ouverture.

7 avril. La neige est lourde d’humidité. Ça et là, sous la pression du pied, la glace laisse transparaître l’eau. Des glaçons pointus comme des piques pendent encore des toits. De temps en temps, l’un d’entre eux tombe et se brise en mille éclats avec un tintement de verre.

À présent, des hommes aux épaules chargées de ballots passent aisément par l’ouverture de la barricade. Une plate-forme improvisée recouvre la glaise du passage.

Pour moi, il ne s’agit pas d’une simple planche posée sur des briques enfoncées dans la boue. Non, il s’agit d’une passerelle qui aide mes pensées à passer de ce premier cahier d’essais vers le suivant…

1941

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