19


Lucie avait repris la route après le repas du midi. Le sympathique propriétaire italien des Dix Marmottes lui avait concocté un splendide risotto de crozets qui allait, sans aucun doute, la faire tenir jusqu’au soir. Elle ne regrettait pas d’être assise depuis plusieurs heures au volant. La descente du glacier s’était faite dans la douleur, avec une méchante crampe au mollet qui l’avait clouée dans la glace cinq bonnes minutes. Mais l’aller et retour tout là-haut en avait valu la peine. Lucie était sur les traces de quelque chose, une bizarrerie préhistorique qui allumait en elle un tas de petits clignotants.

Au fil du trajet, les reliefs s’étaient tassés, les gorges, élargies, jusqu’à chasser les Alpes en arrière-plan. Place aux vallons, aux champs en pente, aux fleuves nerveux. En cette fin d’après-midi, Lyon apparut comme un rocher noir sur un lac de braises : une ville bouillonnante, vibrante. Les travailleurs rentraient chez eux, encombrant le périphérique au-delà du raisonnable. Une vie réglée au millimètre, où chacun, une fois à la maison, accorderait quelques heures à sa femme, ses enfants, Internet, avant d’aller se coucher, les soucis du lendemain plein la tête. Lucie prit son mal en patience, en profita pour appeler sa mère. Elle savait Juliette à son cours de musique, la gamine apprenait le solfège depuis deux ans. Elle demanda à Marie de l’embrasser pour elle, lui dire combien elle l’aimait. S’occupait-elle bien de Klark ? Elle donna quelques nouvelles, expliquant simplement qu’elle réglait un vieux problème, puis raccrocha rapidement. Il lui fallut encore une bonne demi-heure pour s’extirper de cette glu et s’engager dans le VIIe arrondissement de la ville.

À proximité de sa destination, elle constata l’arrivée d’un nouveau message sur son écran de cellulaire. Encore Sharko, qui demandait des nouvelles. C’était au moins le quatrième SMS. Un peu exaspérée, elle répondit rapidement qu’elle allait bien, et qu’elle approfondissait les recherches, sans donner davantage de détails.

Lucie doubla le fameux stade Gerland, où s’amassaient déjà des supporters bigarrés, avec leurs drapeaux marqués du sceau de l’Olympique Lyonnais. Elle prit conscience qu’on était mercredi et qu’il s’agissait peut-être d’un match décalé de première division. Bientôt, les rues et les bars seraient pris d’assaut. Elle dénicha une petite place dans la rue Curien, à proximité de l’École normale supérieure. Elle put apercevoir, sur sa gauche, la Saône qui rejoignait le Rhône pour former la Presqu’île. L’endroit pullulait d’étudiants, au cœur de bâtiments design : architecture fuyante, vitres teintées, lignes pures. À l’inverse d’un Lille plat et rougeoyant de par ses constructions en briques, Lyon offrait une impression de chaos maîtrisé, tant dans le relief que les couleurs vives.

Durant le trajet, Lucie était parvenue à se mettre en contact avec le secrétariat de l’Institut de génomique fonctionnelle et à décrocher, toujours sous sa casquette de flic, un rendez-vous avec Arnaud Fécamp, l’un des chercheurs de l’unité CNRS qui avait accueilli les hommes de glace. Le scientifique travaillait sur la plate-forme Palgène, unique en Europe, et spécialisée dans l’analyse de l’ADN fossile. En ligne, il avait confirmé ce que Lucie pensait : Éva Louts était bien venue dans ces laboratoires voilà dix jours.

Elle regagna à bonne allure le parvis René Descartes et pénétra dans le bâtiment, un impressionnant bloc de béton et de verre sur quatre étages, abritant toutes sortes de spécialités scientifiques liées au vivant : biologie, phylogénie moléculaire, développement postnatal… À l’extrémité droite du hall, deux grosses torsades bleue et rouge s’élevaient de plusieurs mètres : le symbole représentait la structure en double hélice de l’ADN. Lucie se rappelait vaguement ses cours de biologie de terminale, notamment les noms des quatre types de « barreaux » de cette gigantesque échelle hélicoïdale, barreaux formés des lettres G, A, T, C : guanine, adénine, thymine, cytosine. Quatre bases azotées, communes à tous les êtres vivants, et dont les combinaisons alambiquées, formant entre autres les gènes et les chromosomes, donnaient des yeux bleus, le sexe féminin ou les maladies génétiques. Lucie put lire une inscription, au bas de cette curieuse construction : L’ADN se cache depuis des millions d’années dans nos cellules. Nous sommes en train de le dérouler.

Tout était propre, immaculé, parfait : Lucie eut l’impression d’évoluer dans un décor de science-fiction, où les employés ne seraient que des robots. Arnaud Fécamp, fort heureusement, n’avait rien d’un être fait de boulons. Il était même, pour ainsi dire, bien en chair. À l’étroit dans sa blouse, il était plus petit que Lucie et avait les cheveux extrêmement courts, d’un roux flamboyant. Visage rond, lisse, malgré des rides prononcées au front. Des mains boudinées, parsemées de taches de rousseur. Difficile de donner son âge, mais Lucie l’estima à une bonne quarantaine d’années.

— Amélie Courtois ?

— Oui.

Il lui serra la main.

— Ma responsable est en réunion, c’est moi qui m’occuperai de vous. Si j’ai bien compris, vous enquêtez sur cette étudiante que nous avons reçue il y a peu ?

Alors qu’ils montaient dans un ascenseur ultraperfectionné – avec une voix féminine qui indiquait les étages – Lucie lui expliqua la raison exacte de sa visite : l’assassinat d’Éva Louts, la visite au glacier, son passage par Lyon voilà quelques jours… Fécamp accusa le coup. Ses grosses joues rouges tremblotaient à cause des vibrations de l’ascenseur.

— J’espère sincèrement que vous retrouverez l’assassin. Je ne connaissais pas particulièrement cette étudiante, mais on n’a pas le droit de faire des choses pareilles.

— Nous aussi, nous l’espérons.

— Je regarde souvent les séries télévisées. Les vieux trucs, Maigret et compagnie. Si le 36 quai des Orfèvres est sur le coup, c’est que ça doit être très sérieux.

— Ça l’est.

Lucie restait volontairement évasive, procédurale. Elle ne voulait pas trop en dire sur l’enquête et de toute façon, elle disposait de très peu d’éléments, et pour cause : elle n’était pas plus flic que lui.

— Parlez-moi d’Éva Louts.

— Comme beaucoup de chercheurs ou d’étudiants concernés par l’Évolution de la vie, elle était simplement venue ici pour voir les fameux hommes des glaces, prendre quelques photos et des notes.

— Savez-vous dans quel cadre ?

— Des recherches sur Neandertal, je crois. Du classique. Je pense que vous n’apprendrez pas grand-chose de plus, malheureusement.

Encore une fois, Louts avait prétexté des recherches sur l’homme de Neandertal, souhaitant peut-être cacher la réelle motivation de sa visite. Une fille prudente, estima Lucie, qui savait ne pas attirer l’attention. La porte s’ouvrit sur un long couloir au linoléum bleuté. Il régnait de vagues odeurs de produits désinfectants.

— On peut se rendre dans le bureau de ma chef, si vous le souhaitez. Nous serons plus à l’aise pour discuter.

— Ce serait dommage d’être sur place et de ne pas jeter un œil aux hommes des glaces. J’ai vraiment envie de voir à quoi ressemblent ceux que l’on pourrait considérer comme nos ancêtres.

Fécamp réfléchit quelques secondes, avant de lui sourire brièvement. Ses dents étaient particulièrement blanches et larges.

— Bon, vous avez raison, autant en profiter. Ce n’est pas tous les jours que l’on se retrouve face à des individus vieux de trente mille ans.

Ils bifurquèrent dans un vestiaire où étaient empilées, par dizaines, des tenues emballées. Le chercheur tendit un paquetage à Lucie.

— Enfilez cela, la taille doit correspondre. Nous allons pénétrer dans un rectangle blanc et vitré de plus de cent mètres carrés où l’air est filtré à cinq reprises, la température toujours maintenue à 22 °C, et dont les salles sont nettoyées plusieurs fois par jour à l’eau de Javel.

Lucie obtempéra. Pour impressionner et parfaire son rôle de flic, elle sortit son pistolet de son blouson.

— Je peux l’embarquer ? Pas de détecteur de métaux ou de trucs du genre ?

Fécamp déglutit, fixant l’arme compacte.

— Non, allez-y. Il est chargé ?

— À votre avis ?

Lucie fourra le semi-automatique de petite taille dans la poche arrière de son jean, ainsi que son téléphone portable.

— Le matériel idéal du policier, soupira Fécamp. Pistolet, téléphone. Je déteste les téléphones portables. À force de trop prendre d’avance sur la nature et de changer nos comportements à cause de ces fichus engins, nous allons finir par en payer les pots cassés.

Le genre à donner des leçons de vie, songea Lucie. Sans relever, elle enfila surchemise, surpantalon et surchaussures en papier, gants en latex, masque et charlotte chirurgicaux.

— En quoi consiste précisément la paléogénétique ?

Fécamp semblait enfiler ses vêtements avec lassitude. Des gestes précis, millimétrés, qu’il avait dû répéter à l’infini, jour après jour.

— Nous analysons les génomes de la biodiversité passée, c’est-à-dire la cartographie des gènes issus de l’ADN ancien provenant des fossiles qui, parfois, datent de plusieurs centaines de millions d’années. Grâce aux parties organiques des os et des dents qui résistent aux siècles, nous pouvons remonter le temps et comprendre l’origine des différentes espèces, leurs liens de filiation. Un exemple concret ? Grâce à la paléogénétique, nous savons désormais qu’il y a plus de trois mille ans, Toutankhamon est mort du paludisme combiné à une maladie osseuse. Son ADN nous a révélé qu’il n’est pas le fils de Néfertiti mais de la sœur d’Akhenaton, son père. Toutankhamon est purement et simplement le fruit d’un inceste.

— Ça aurait plu à Voici. Et avec toutes vos techniques, on n’est pas loin de faire renaître des dinosaures, si j’ai bien compris ? On récupère ce fameux ADN dans des ossements ou des coquilles d’œufs fossilisés, on clone et c’est parti ?

— Nous en sommes encore à des années-lumière, car l’ADN fossile est souvent en très mauvais état et disponible en toute petite quantité. Que faire avec un puzzle de mille pièces, dont il en manque neuf cent quatre-vingt-dix ? C’est donc un véritable parcours du combattant qui nous attend face à chaque nouvelle découverte. Cependant, avec les hommes des glaces, nous avons été incroyablement gâtés, car ils étaient dans un excellent état, bien meilleur que les momies égyptiennes ou Ötzi, le célèbre sapiens sapiens retrouvé dans les glaces à proximité des Dolomites italiennes, en 1991. Le fait que la grotte ait été complètement obstruée et en partie privée d’oxygène a empêché les proliférations de bactéries et les a gardés à l’abri des intempéries et des variations climatiques. Car l’ADN est certes une molécule stable, mais elle n’est pas éternelle. Sa dégradation commence même dès la mort d’un individu. Il se fragmente et certaines des lettres constitutives de l’information génétique sont peu à peu effacées.

— Les fameux G, A, T, C.

— En effet. Les barreaux de l’échelle se cassent. Par exemple, la séquence T G A A C A, située sur le brin d’ADN, peut très vite devenir T G G A C A à cause d’altérations et cela fausse ainsi le code génétique, donc son interprétation. Exactement comme pour les mots de la langue française, qui changent complètement de sens lorsqu’une lettre diffère. « Tige » et « Toge » par exemple. Dans les conditions les moins favorables, une dizaine de milliers d’années peut suffire à venir à bout de la dernière molécule d’ADN. Mais dans notre cas, cela a été au-delà de tout espoir. L’excellente qualité de nos momies nous a permis d’obtenir de l’ADN nucléaire de premier choix et donc, d’établir la quasi-globalité de leur génome.

Une fois en tenue de lapins blancs – ou plutôt bleus –, ils gagnèrent le laboratoire, dont l’entrée ressemblait à un sas de sous-marin.

— Vous allez avoir une petite sensation désagréable dans les oreilles. L’air est en surpression dans le labo, afin d’éviter que toute forme d’ADN contaminant puisse entrer. Il n’y aurait rien de plus terrible que d’étudier durant des semaines de l’ADN qui serait, en définitive, le nôtre ! D’où, aussi, nos tenues stériles. Vous voulez toujours poursuivre ?

— Évidemment.

Après que le chercheur eut présenté un badge devant un détecteur, ils pénétrèrent. Lucie ressentit une douleur dans les oreilles, puis un sifflement, comme celui provoqué par un train passant sous un tunnel. Quatre laborantins, penchés sur des microscopes puissants, remplissaient des pipettes ou déclenchaient des séquenceurs à ADN, et ne prêtèrent aucune attention aux visiteurs, bien trop concentrés sur leur travail d’enquêteurs de l’impossible. Sur les paillasses, enveloppés dans des sachets, s’étalaient toutes sortes d’objets étiquetés : une canine d’ours des cavernes, un basalme gallo-romain, d’antiques excréments d’oiseau-éléphant de Madagascar. Face à un congélateur aux vitres transparentes, Lucie stoppa net devant un…

— … bébé mammouth ?

— Bien vu. C’est Lyuba, elle a été trouvée dans le permafrost de Sibérie par un éleveur de rennes. Elle a quarante-deux mille ans.

— Elle semble morte hier.

— Son état de conservation est extraordinaire.

Lucie resta bouche bée devant cet animal qu’elle n’avait vu qu’en dessin dans des livres. Cet endroit était la caverne d’Ali Baba du passé. Ils s’avancèrent encore. Arnaud Fécamp poursuivit ses explications sur l’ADN :

— En général, on broie les os, les dents ou les tissus jusqu’à obtenir une poudre, que l’on met à incuber plusieurs heures dans un tampon facilitant la dégradation des matériaux indésirables, comme le calcaire ou diverses protéines parasites. L’ADN pur se retrouve alors dans le tampon. Comme il est en général cassé en trop petits fragments pour être analysé par nos machines, on « photocopie » ces fragments en milliards d’exemplaires, grâce à une technique d’amplification dite PCR, pour pouvoir les manipuler plus facilement.

— J’ai déjà assisté à ce genre de chose dans un laboratoire de police scientifique. Ça a l’air simple.

— C’est en fait extrêmement compliqué. Nous sommes l’un des labos les plus avancés en la matière.

— Vous critiquez les téléphones portables, et pourtant, vos machines font appel aux technologies les plus avancées. Pas très écolo…

Il parut sourire sous son masque, puis se dirigea vers une large porte métallique.

— Les espèces vivantes sont l’aboutissement de 3,5 milliards d’années de recherche et développement faits par notre mère Nature, c’est-à-dire une longue évolution qui a éliminé ce qui était imparfait, et optimisé ce qui fonctionnait. Le génome a traversé les âges, il est le patrimoine collectif de l’humanité, que nous nous devons de léguer à la postérité. Le téléphone portable, c’est un gadget éphémère.

Il ouvrit.

Lucie reçut une bouffée glacée sur le visage.

Une chambre froide.

Une fois à l’intérieur, elle écarquilla les yeux et marqua un temps d’arrêt, avec une curieuse sensation au fond du ventre. Jamais elle n’aurait pu imaginer un cas de momification par le froid aussi spectaculaire. Complètement nus et emballés dans un film plastique transparent, les trois membres de la famille Neandertal étaient allongés les uns à côté des autres, légèrement recroquevillés. Le petit être se trouvait entre le mâle et la femelle. Derrière ses orbites vides, avec ses mâchoires flasques, décharnées, il semblait hurler. Le plus impressionnant était leur arcade sourcilière proéminente, leur crâne bombé vers l’arrière, en chignon, la face fuyant en museau. Les structures osseuses étaient massives, avec des membres courts, un corps trapu, ramassé. Les dents portaient des marques évidentes d’usure, certaines étaient d’ailleurs brisées et noirâtres. Lucie s’approcha encore, parcourue de frissons, et se pencha vers l’avant. Elle plissa les yeux. Sur les ventres morts et secs, elle remarqua de larges entailles, profondes, semblables à des bouches furieuses. L’enfant n’avait pas été épargné non plus.

— On dirait bien des lacérations ? demanda-t-elle derrière son masque.

Le scientifique tendit le menton vers une autre table, à gauche de Lucie.

— Oui. C’est avec cet outil que l’homme de Cro-Magnon les a massacrés.

Lucie sentit ses muscles se tendre, et l’adrénaline lui fouetter le sang.

Un massacre.

Cette famille avait été l’objet d’un massacre. Cela paraissait à présent évident. Les coups avaient été trop nombreux, trop violents. Les plaies hurlaient sur la peau déshydratée. Lucie dut l’admettre : elle était en face de l’un des plus vieux crimes de l’humanité. Une violence jaillie des temps les plus reculés, qui avait traversé les millénaires sans jamais s’émousser.

Arnaud Fécamp lui montra l’arme du crime, qu’elle ausculta attentivement. Elle n’était pas plus longue qu’un avant-bras, et extrêmement effilée.

— Il s’agit d’un harpon en bois de renne, avec des barbelures qui accrochent et déchirent les intestins. C’est d’une solidité à toute épreuve, capable de percer d’épaisses couches de cuir ou de graisse. Quant à son efficacité, vous vous en doutez… Redoutable.

Lucie observa l’arme taillée en finesse, et qui semblait élaborée dans l’unique but de tuer violemment. Était-ce la raison qui avait amené Éva Louts ici et auprès des criminels en prison ? Cette expression de la violence dans le temps ? Pourtant, a priori, l’étudiante n’enquêtait pas sur les tueurs en série, ni sur les criminels, ni sur la violence. Juste une étude sur la latéralité, avait assuré Sharko.

Perturbée par cette cruauté ancestrale, Lucie tourna sur elle-même.

— Où est le Cro-Magnon ?

Arnaud Fécamp se recula et baissa son masque. De la buée sortait de sa bouche à chaque expiration. Il soupira longuement, comme s’il refusait de dévoiler un secret.

— On nous l’a dérobé.

— Pardon ?

— Embarqué, volatilisé, ainsi que tous les résultats du séquençage de son génome. Il ne nous reste plus rien. Aucune donnée. Ça a été une catastrophe car, pour la première fois, nous possédions une séquence presque complète des gènes de notre ancêtre vieux de trente mille ans, Homo sapiens sapiens. Une succession de A, T, G, C qu’il ne restait plus qu’à lire, afin d’en recenser les gènes.

Lucie croisa les bras, morte de froid. Plus elle avançait dans ses découvertes, et plus le mystère s’épaississait. À ses lèvres affleuraient tant de questions.

— Pourquoi vous ne m’avez rien dit, tout à l’heure ?

— On évite de trop ébruiter l’information. On a eu une grande chance que les médias ne se soient pas intéressés à cette histoire. On ne voudrait surtout pas que cela se produise. Je compte d’ailleurs sur votre discrétion.

— Comment le voleur est-il entré ici ?

— Avec mon badge.

Fécamp ôta sa charlotte, écarta quelques cheveux roux et montra son crâne. Lucie remarqua les traces d’une cicatrice.

— Je me suis fait agresser un soir en rentrant chez moi, par deux types cagoulés. Ils m’ont contraint à revenir ici pour leur donner accès à tous nos échantillons sur le sapiens. Ils ont tout embarqué : les disques durs, les sauvegardes, les listings, et même la momie. Après leur vol, ils m’ont assommé et laissé pour mort.

— L’établissement n’est pas surveillé ?

— Il y a des caméras et des systèmes d’alarme. Si les caméras tournent toujours, certains systèmes d’alarme, eux, se désactivent en fonction du badge, afin de permettre le libre accès jusqu’au laboratoire concerné, car cela nous arrive de travailler la nuit. Les individus sont visibles sur les enregistrements, mais hormis deux têtes cagoulées, il n’y a rien à espérer.

— Quand cela s’est-il produit ?

Arnaud Fécamp renfila sa charlotte.

— Six mois environ après la découverte dans la grotte. Les policiers sont venus, tout cela a été consigné dans un rapport.

— Des pistes ?

— Aucune. Le dossier est au placard.

Lucie retourna auprès des hommes de Neandertal. Leurs orbites vides semblaient la dévisager. L’enfant avait de si petites mains. Il pouvait avoir sept, huit ans ? Il ressemblait à un être de cire, hideux, défiguré par les morsures du temps. Mais comme sa fille Clara, il avait été massacré. Lucie repensa à ce qu’avait dit le guide de haute montagne, au sujet de la théorie d’Éva Louts : le génocide de Neandertal par Cro-Magnon. Elle avait devant elle un exemple flagrant de massacre, qui paraissait des plus irraisonnés.

— Pourquoi les voleurs ne les ont-ils pas dérobés, eux ?

— Peut-être parce qu’ils ne sont pas les ancêtres de l’homme moderne ? Ils n’ont pas de rapport direct avec notre espèce et de ce fait, leur génome est beaucoup moins intéressant. En fait, ce n’est qu’une supposition. J’en ignore complètement la véritable raison.

— Éva Louts était-elle au courant de ce vol avant de venir ici ?

— Non. Elle a été tout aussi surprise que vous.

Lucie se mit à aller et venir, se frottant les épaules pour se réchauffer.

— Excusez-moi si je n’ai pas encore compris toutes les subtilités, mais… quel est l’intérêt de voler le génome de Cro-Magnon ?

— C’est absolument énorme dans la compréhension des secrets de la vie et de l’évolution d’Homo sapiens sapiens, notre espèce.

Il s’approcha des momies, les observa avec une étrange tendresse.

— Vous rendez-vous compte ? Nous possédions là l’ADN de notre ancêtre. Des centaines de millions de séquences génétiques, qui renferment les secrets de la vie préhistorique. L’ADN est la cartographie fossile de l’Évolution, c’est la boîte noire d’un avion, si vous voulez. Quels gènes possédait Cro-Magnon que nous ne possédons pas ? Lesquels ont muté durant ces milliers d’années, lesquels sont restés intacts ? Quelle était leur fonction ? La momie possédait-elle des agents infectieux connus ou inconnus, qui donneraient un aperçu du niveau de santé de l’époque par exemple, ou qui nous feraient découvrir d’anciens virus, fossilisés eux aussi dans l’ADN ? En comparant lettre à lettre notre génome à celui de Cro-Magnon, nous aurions été capables de comprendre mieux encore, les grandes stratégies de l’Évolution sur ces trente mille dernières années.

Lucie ne saisissait pas, pour l’instant, toutes les finesses de ces explications, mais elle pouvait admettre que l’enjeu scientifique en valait sans doute la peine. Elle préféra reparler de choses concrètes.

— J’aimerais me mettre quelques minutes à la place d’Éva Louts… Elle se trouve ici, face aux momies de Neandertal. Quelle est sa réaction ? Que cherche-t-elle précisément ?

Fécamp posa ses doigts sur le plastique, passant sur les entailles béantes.

— Elle n’était qu’une étudiante, vous savez, apparemment fascinée par le morbide. C’était la violence extrême de cette scène qui l’intéressait, sans plus. Cette découverte était un excellent moyen de remettre à l’ordre du jour l’une des théories sur la disparition de Neandertal.

— Celle de son extermination par Cro-Magnon. Celle que Louts soutenait.

Fécamp acquiesça, puis jeta un œil à sa montre.

— Oui. Mais je ne suis pas de ceux-là. Le raccourci me semble exagéré, un cas particulier n’ayant jamais conduit à une généralité. Disons qu’elle était venue chercher une excellente matière pour son travail. Je n’ai malheureusement pas grand-chose à vous apprendre de plus. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, elle a pris quelques notes, des photos des plaies, de l’arme, histoire d’étayer sa thèse et de s’assurer une bonne note, puis elle est repartie. Ces pauvres Neandertal ont été massacrés avec une violence démesurée, et c’est bien triste…

— A-t-elle fait des allusions aux dessins réalisés à l’envers ? Vous a-t-elle parlé d’un certain Grégory Carnot ? De prisonniers ? D’une histoire de gauchers ?

Fécamp secoua la tête.

— Autant que je m’en souvienne, non. Bon, il fait très froid… Avez-vous besoin de photos vous aussi, pour votre enquête ?

Lucie observa la famille massacrée, avec de la tristesse dans le regard. Cela prouvait bien que l’homme, comme l’ensemble des prédateurs, avait toujours porté en lui des instincts de tueur. Il était apparu avec ce triste bagage, et l’avait véhiculé au fil des siècles, jusqu’aux générations actuelles.

Lucie revint à son interlocuteur.

— Non, ça ira.

Elle s’éloigna du groupe, tandis que le chercheur ouvrait la porte, puis se figea au milieu de la pièce, indécise. Elle ne pouvait se résoudre à abandonner la piste, à repartir sans réponse. Si elle sortait d’ici sans rien, sans grain à moudre, son enquête s’arrêterait net. Malgré l’impatience du chercheur, elle fit demi-tour vers les trois momies.

— Vous êtes un enquêteur des temps anciens, vous passez vos journées à reconstituer des faits préhistoriques. Expliquez-moi précisément ce qui s’est passé dans cette grotte, il y a trente mille ans.

Avec un soupir, le scientifique s’approcha.

— Désolé, mais je…

Une autre voix s’éleva presque en même temps. Une voix féminine, dure :

— Moi, je peux vous expliquer. Mais auparavant, pourrais-je voir votre carte de police ?

Загрузка...