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L ucie flotte au ras du sol. Elle avance sans que ses pieds touchent terre, comme si un souffle divin, froid et silencieux, la poussait. Elle essaie de tourner la tête, mais une espèce de minerve, équipée de grosses œillères, l’en empêche. Son regard inquiet se fige définitivement vers le petit carré de lumière qui troue une nuit uniforme. Le grondement d’un orage retentit, la terre tremble et la seconde d’après, une pluie d’objets lourds se met à dévaler des cieux. Des vases… Des milliers de vases tous identiques se brisent autour d’elle dans un fracas de fin du monde. Curieusement, aucun projectile ne la heurte, comme si un bouclier la protégeait. Le souffle invisible se fait plus virulent, la silhouette de Lucie fend le déluge jusqu’à s’élever plus encore, pour entrer dans la lumière aveuglante. Elle ferme les yeux de douleur, puis la clarté se tamise, sa vision revient progressivement. À présent, elle vole au-dessus de centaines de tables d’autopsie, alignées horizontalement et verticalement. Les cadavres allongés sont, eux aussi, rigoureusement identiques. Petits, nus, méconnaissables. Et brûlés… Leurs visages ressemblent à ce que pourrait être la matérialisation de la souffrance. Quant à leurs corps… Une terre aride…

Exactement au centre de tous ces morts, Lucie remarque que l’un des enfants semble avoir une position différente : au lieu d’être le long de son corps, ses mains sont regroupées sur sa poitrine volcanique, et tiennent quelque chose. Dès lors, Lucie oriente son corps en apesanteur dans cette direction, donne une légère impulsion qui permet un mouvement fluide, uniforme à travers les airs. Elle s’approche, tandis que l’odeur de brûlé reflue comme une protubérance solaire. Brutalement, les paupières de l’enfant se soulèvent, laissant place à deux puits noirs d’horreur. Lucie crie sans qu’un son sorte de sa bouche. Elle veut faire demi-tour, mais son corps glisse sur l’air et la rapproche inexorablement du gouffre des yeux. Elle voit enfin ce que l’enfant tient : un vase, le même que ceux qui chutent à l’extérieur. L’œil noir, le gauche, est à présent aussi grand qu’un tourbillon. Lucie se sent incapable de lutter et se laisse aspirer. L’enfant lui tend le vase, qu’elle agrippe au moment où l’œil l’avale… Et elle chute en hurlant….

Lucie émergea en sueur, un cri au bord des lèvres. À la frontière de l’éveil, elle ouvrit les yeux. Les murs, le plafond, la décoration réduite à son minimum… Durant quelques secondes, elle se demanda où elle se trouvait, puis ses pensées se réorganisèrent. L’Haÿ-les-Roses, Sharko, leur discussion dans la nuit… Suivie du trou noir.

Habits chiffonnés… Cheveux en pétard… Chaussettes abandonnées… Lucie se redressa, encore secouée. Il n’était pas une semaine sans que tous ces enfants morts viennent la hanter. Toujours, toujours le même scénario, qui la conduisait irrémédiablement vers une chute sans fin dans l’œil. Elle savait que ce rêve lui racontait quelque chose. Les vases avaient probablement un rapport avec le défaut dans l’iris de Clara, cette pluie improbable lui indiquait qu’elle devait ouvrir les yeux, faire attention à ces vases. Mais pourquoi ?

— Franck ? Tu es là ?

Pas de réponse. Elle jeta un œil à sa montre. Presque 9 heures du matin, bon Dieu. En catastrophe, elle se jeta sur son cellulaire. Des messages. Sa mère s’inquiétait du manque de nouvelles. Immédiatement, elle la rappela pour la rassurer, lui dire que tout allait bien.

Au téléphone, il lui fut difficile de trouver les mots justes, d’expliquer qu’elle ne rentrerait pas tout de suite, sans provoquer l’incompréhension, la colère de son interlocutrice. Face à ces semblants d’explications, des phrases dures sortaient du cellulaire : comment Lucie pouvait-elle à nouveau sombrer dans le cauchemar qui avait brisé sa vie ? Carnot était mort, mort et enterré, pourquoi n’arrivait-elle pas à l’admettre, à faire le deuil de cette ordure ? Pourquoi continuer à poursuivre des fantômes ? Chez qui avait-elle dormi ? Et patati, et patata. Cinq minutes à laisser les reproches se déverser.

Sans se fâcher, Lucie demanda comment allait Juliette. Sa mère l’avait-elle bien déposée ce matin à l’école ? La petite s’entendait-elle bien avec ses nouveaux camarades ?

Marie ne répondit que par des oui secs, puis raccrocha.

Lucie se dit que sa mère avait tellement raison, au fond. Elle avait toujours été incapable de développer une relation stable et complète avec ses filles. De leur apporter l’amour d’une vraie mère. Son métier de flic avait été à la fois la cause et l’excuse, elle avait besoin que ses filles lui manquent pour les aimer, elle voulait voir le pire autour d’elle, traquer les plus abjectes ordures, pour revenir du travail à bout de force et prendre conscience qu’elle avait une véritable chance d’avoir une famille à chérir.

Mais depuis le drame, Lucie avait affronté une autre vérité, bien plus insupportable : elle n’avait jamais autant aimé Clara. Et quand, dans ses yeux, Juliette devenait Clara, elle lui donnait toute son affection. Mais quand Juliette restait Juliette… Parfois Lucie l’aimait, et parfois…

Elle préféra ne pas insister. Avec un soupir, elle se dirigea vers la cuisine. Un mot l’attendait sur la table : « Fais-toi un café. Il y a encore tes affaires dans le placard de ma chambre. Et pars avant ce soir, s’il te plaît. » Les mâchoires serrées, elle roula le papier en boule, le jeta à la poubelle et se dirigea dans la chambre. Le magnifique circuit de trains miniatures avait été complètement démonté, les rails stockés pêle-mêle dans des sacs plastique, prêts à être jetés. Plus aucune décoration ni couleur, lit fait au carré, draps pas froissés, on aurait dit la chambre d’un mourant. Même la petite locomotive Ova Hornby à l’échelle 0, avec son wagonnet noir pour bois et charbon, celle dont Sharko ne se séparait jamais, ne faisait plus partie du décor.

Lucie trouva ses habits de l’été dernier au fond de la commode. Ils étaient soigneusement empaquetés sous du film plastique, avec deux petites boules de naphtaline. Sharko jetait ses trains si chers à son cœur, mais pas les vêtements d’une femme qu’il n’aurait jamais dû revoir…

Elle prit le paquet de vêtements et fut surprise d’apercevoir, derrière une pile de pulls appartenant à Sharko, une boîte de cartouches ainsi qu’un revolver. Il s’agissait d’un Smith & Wesson, calibre 357 Magnum. Lucie s’en empara. La plupart des flics possédaient une seconde arme chez eux, généralement pour pratiquer le tir en stand ou parce qu’ils étaient collectionneurs. Par curiosité, elle ouvrit le barillet. Elle frissonna lorsqu’elle découvrit qu’il y avait une balle à l’intérieur. Une balle bien placée, qui jaillirait du canon si l’on appuyait sur la détente. Pouvait-il s’agir d’un oubli ? Sharko, vu son état, était-il capable de commettre une telle erreur ? Elle ne préféra pas s’interroger sur l’usage qu’il pouvait – ou qu’il comptait – faire de cette arme et la remit en place.

Dans le paquet, elle piocha un jean noir, des sous-vêtements propres, un sweat beige à manches courtes. Direction la salle de bains. Une feuille de papier, accrochée au mur, illustrait la dégringolade du poids du flic. Il s’apprêtait à franchir la limite des soixante-dix kilos. Lucie en eut le cœur retourné. Elle se lava et s’habilla le plus vite possible, dans ce silence de mort, face au miroir trop grand, dans lequel elle ne pouvait s’empêcher de voir Sharko ruminer sa solitude, chaque matin, chaque soir, chaque nuit. Le calvaire d’un forcené de la vie, qui voulait purger sa peine jusqu’au bout. Et si un jour il craquait, l’arme serait là, juste au bout du lit, pour aider…

Après avoir bu un café, fait la petite vaisselle, elle remarqua une enveloppe, proche de l’unité centrale de l’ordinateur. Il ne lui semblait pas avoir vu cette enveloppe hier. Sharko l’avait-il apportée dans la nuit ? Ou alors, l’avait-il laissée là volontairement, pour qu’elle y jette un œil ?

Lucie l’ouvrit. Elle contenait les photos de la scène de crime de Terney : plans sur la bibliothèque, le musée avec ses fossiles, les trois tableaux étranges côte à côte – Lucie grimaça devant le placenta et la momie de Cro-Magnon – et le cadavre bien sûr, photographié sous toutes les coutures. Elle plissa le nez. L’homme âgé avait été torturé jusqu’au tréfonds de sa chair. Ses yeux fixaient le néant, comme s’ils cherchaient l’ultime réponse à la question que devaient se poser toutes les victimes avant de mourir : pourquoi ?

Après avoir allumé l’ordinateur, elle ouvrit un navigateur Internet et entra l’identité « Stéphane Terney » dans le moteur de recherche. La page se chargea de réponses, dont, en premier lieu, une page Wikipédia consacrée au chercheur. Lucie cliqua, et fut surprise par la longueur et la densité de l’article. Un vrai papier de journaliste. Elle se dit qu’Internet était quand même génial.

Elle se mit à lire.

Stéphane Terney était né le 8 mars 1945 à Bordeaux. La photo, en encart, le présentait âgé d’une cinquantaine d’années. Costume sombre, les traits sévères, les lèvres droites et fines, sans la moindre trace de sourire.

Dans sa jeunesse, Terney est avant tout un sportif, comme son père, en son temps champion de France du quatre cents mètres plat. Au rythme de six heures d’athlétisme par semaine, Stéphane Terney participe, à quatorze ans, aux championnats régionaux d’Aquitaine sur la distance du dix kilomètres, enchaîne les compétitions, mais ne parvient jamais à se classer dans le trio de tête. Très vite, il tourne le dos aux études et se retrouve, à seize ans, enrôlé dans le 57e régiment d’infanterie, qui dispose d’une excellente équipe de coureurs de fond. Terney s’explose dans la course, obtient des résultats, satisfait ses supérieurs, mais on lui impose, en parallèle, une formation d’infirmier militaire. De l’autre côté de la Méditerranée, la guerre d’Algérie fait rage et, parce qu’il se sent indispensable à l’équipe sportive, Terney ne voit pas le coup venir : on l’envoie sans sommation, comme des milliers d’autres, dans la grande ville d’Oran, au nord-ouest du pays. Là-bas, l’infiltration du FLN et de l’OAS dans la population provoque des flambées de violence. Enlèvements, attentats, l’épouvante règne dans les quartiers musulmans et européens. Sur place, Terney s’occupe des blessés, les soigne comme il peut. Les bras arrachés par des explosions ne se comptent plus, la terreur est omniprésente et le jeune infirmier, pas du tout habitué à côtoyer la violence, peine à s’y accoutumer. Des gens gémissent et pleurent dans ses bras.

Le tournant se situe le 5 juillet 1962. Des civils équipés d’armes de poing et de couteaux se ruent sur les immeubles des Européens, enfoncent les portes des appartements, ouvrent le feu dans les restaurants, arrêtent, enlèvent, égorgent, au hasard des rencontres. Pendaisons à des crocs de boucher, mutilations, énucléations, l’horreur n’a plus de limites. À cause des accords de paix, les soldats français tardent à intervenir. Lorsque Terney débarque dans les rues, il a l’impression de sombrer dans un autre monde. Deux images le marquent dans sa chair même. La première est celle d’un type assis contre un mur, bien vivant, qui tient ses boyaux dans les mains avec un sourire. La folie et la mort le guettent. Et la seconde…

Lucie gesticula sur son siège, mal à l’aise. Tant de détails sordides… Il était évident que l’auteur de la page Wikipédia avait rencontré et interrogé Terney pour bâtir son article. Le scientifique lui avait alors livré ses plus intimes souvenirs, ses douleurs infernales, les exposant aux yeux de tous. S’agissait-il d’un moyen de se purger ? D’un besoin de reconnaissance ?

Refroidie, elle se remit à sa lecture.

La seconde image… Terney, trousse de secours en main, avance avec la troupe. Claquement de chaussures Rangers au milieu des rues mortes. Soudain, des cris aigus, presque imperceptibles, proviennent de l’intérieur d’une habitation. L’infirmier pense d’abord à un chat, puis réalise qu’il doit s’agir d’un nouveau-né. Il pousse la porte. Ses chaussures baignent dans un sang noir et épais. Face à lui, au sol, il découvre une civile décédée, complètement nue et mutilée. Un bébé hurle entre ses jambes, sur le carrelage, dans une flaque blanchâtre. L’enfant est encore relié par le cordon ombilical à sa mère. Avec un hurlement, Terney se précipite et coupe ce lien de vie avec une paire de ciseaux. Le bébé gluant et ensanglanté se tait brutalement et meurt dans la minute. Des soldats retrouvent Terney figé dans un coin, l’enfant mort serré contre lui.

Une semaine après, il est en France, libéré de ses obligations militaires. La cause ? Trop grande fragilité psychologique.

À dix-neuf ans, Terney ne voit plus le monde de la même façon : il mesure soudain, de façon aiguë, le prix de la vie humaine et ressent l’irrépressible envie de réaliser « quelque chose d’important pour ses concitoyens ». Il va alors étudier et devenir médecin. Était-ce enfoui au plus profond de lui-même ? S’agissait-il d’une réelle vocation, en définitive ? Toujours est-il que Terney fait de brillantes études à Paris et se spécialise en gynécologie obstétrique. Il veut suivre des grossesses et faire naître des bébés.

Dès lors, la mécanique de création, qui s’étale de la fécondation à la naissance, ainsi que tous les processus mis en place par l’organisme maternel, le fascinent. Comment une telle alchimie, une telle complexité peuvent-elles exister ? Comment la nature peut-elle drainer autant d’intelligence ? Très vite, en complément de ses activités, il devient un spécialiste du système immunitaire, notamment sur le comportement des mécanismes de défense qui assurent la survie de l’embryon, puis du fœtus. Pourquoi le système immunitaire, qui attaque tous les corps étrangers et rejette même les greffes, laisse-t-il un organisme, dont la moitié du patrimoine génétique est intrus (car paternel), se développer dans le ventre maternel ? Quels secrets de l’Évolution permettent la naissance in vivo, à l’intérieur même de l’être humain ?

Terney se passionne alors pour ces grandes questions sur la vie et avance ainsi avec deux casquettes : gynécologue obstétricien d’un côté, chercheur de l’autre. À même pas trente ans, il publie, beaucoup, dans la presse spécialisée. Dès 1982 – Terney a trente-sept ans – il devient l’un des référents mondial de la pré-éclampsie, une hypertension artérielle gravidique qui touche les mères pendant leur grossesse. Un phénomène inexpliqué, mystérieux, qui frappe 5 % des femmes et qui fait naître majoritairement des bébés faibles et maigres, dont très peu survivent.

Lucie bâilla et s’étira. De nombreux liens permettaient de naviguer sur des articles Wikipédia connexes. Immunologie, pré-éclampsie, obstétrique… Dix fois mieux qu’un rapport de police. Elle se leva et partit se servir un second café. Un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine. Elle pouvait apercevoir les frênes du parc de la Roseraie, là où Sharko aimait se promener. Continuait-il à y passer une heure ou deux, chaque semaine, assis sur son vieux banc en bois ? Se rendait-il toujours, chaque mercredi, sur la tombe de sa famille ? Au loin, dans une espèce de brume grise, elle distinguait la tour Eiffel, minuscule, et la mer infinie de maisons.

Lucie retourna lentement vers le salon. Terney lui apparaissait comme un personnage brillant, d’une grande intelligence, qui avait trouvé, dans le chaos algérien, un sens à sa vie. Mais quelles cicatrices profondes avait laissé en lui la violence sur cette terre de feu ? Quel sentiment ressentait-il, chaque fois qu’il amenait un bébé à la lumière ? Celui de soigner une blessure intérieure ? De rééquilibrer l’injustice du monde ?

Elle s’installa à nouveau et, tasse aux lèvres, poursuivit sa lecture.

Alors qu’il se spécialise dans l’ADN, la compréhension de la pré-éclampsie et rédige des articles sur le sujet, Terney se met à développer ses premiers propos eugénistes. À cette époque, il voyage beaucoup, rencontre de nombreux chercheurs du système immunitaire et prône ses idéaux de manière subtile, à renforts d’exemples rodés : les maux sociaux et sanitaires – tuberculose, syphilis, alcoolisme –, les tares congénitales véhiculées par les reproductions de plus en plus tardives, affaiblissent le « pool génétique » de l’humanité. Les dispositifs sociaux de protection des plus démunis, des malades et des plus faibles constituent la première de ses cibles. Il est clairement contre la charité chrétienne. Dans son activité de gynécologue obstétricien où son excellence compense son arrogance, il profite de la loi Veil et n’hésite pas à conseiller l’avortement à ses patientes, en cas de grossesses à risque, aussi petit soit le risque. Pour le bien de tous.

Terney poursuit ses tournées auprès de chercheurs, de spécialistes, d’étudiants, exposant sans cesse des exemples saillants. Lors de conférences devant des publics de centaines de personnes, il interroge son assemblée : il demande aux spectateurs de lever la main si des amis ou des membres de leur famille ont été touchés par un cancer. Il renouvelle l’expérience avec des cas de diabète et, enfin, avec la stérilité. Encore des mains qui se lèvent. Terney demande finalement à tous ceux qui ont levé la main au moins une fois, de le faire à nouveau. Presque tous les doigts se lèvent. Devant la stupéfaction des invités, le chercheur lance des phrases chocs : « Notre population est trop vieillissante et sa richesse génétique s’épuise. Notre génération d’enfants est la première à être en moins bonne santé que celle de ses parents. »

Lucie interrompit sa lecture, tant le paragraphe la stupéfiait. Elle aussi aurait levé sa main : l’un de ses ex-collègues de travail était diabétique, son oncle était mort d’un cancer de la gorge à cinquante-deux ans. Elle pensait aussi à Alzheimer, aux allergies en tout genre. Des maladies de plus en plus nombreuses, qui n’existaient pas il y a cent ans. Terney avait fichtrement raison. Plus le temps passait, plus nous nous reproduisions tard, et plus les enfants naissaient avec davantage de problèmes que leurs parents.

Perturbée par cette criante réalité, elle revint au texte.

Vie personnelle de Terney : en 1980, à trente-trois ans, il est amoureux et se marie. Six ans plus tard, il divorce. Sa femme, Gaëlle Lecoupet, avocate au barreau de Paris, ne le suit pas en province lorsqu’il prend, la même année, la tête du département de gynécologie obstétrique de l’hôpital de la Colombe, une grosse maternité, à cent cinquante kilomètres de la capitale.

Soudain, la gorge de Lucie se serra.

Le nom de la ville où Terney avait exercé, de 1986 à 1990, lui claqua à la figure.

Reims.

Là où était né Grégory Carnot, en janvier 1987.

Stupéfaite, Lucie se passa les mains sur le visage. La coïncidence était trop, bien trop grosse. Reims… Était-il possible que Terney ait travaillé dans l’hôpital où était né Carnot ? Elle se rua sur son téléphone portable, appela l’état civil de Reims. Après quelques détours administratifs, on lui annonça le nom de la maternité dans laquelle était né, sous X, Grégory Carnot.

L’hôpital de la Colombe.

Lucie raccrocha.

Elle se rendit compte qu’elle se trouvait dans un coin de la pièce, le front contre le mur comme une petite fille punie.

Une certitude lui martelait à présent l’esprit : aussi incroyable que cela puisse paraître, Stéphane Terney avait sans aucun doute mis au monde Grégory Carnot en 1987. Et vingt-trois ans plus tard, une enquête criminelle rapprochait à nouveau les deux hommes. Il ne pouvait pas s’agir d’un hasard. Impossible.

Pourtant, Lucie avait beau chercher, se creuser la tête, elle ne comprenait pas. Terney avait-il suivi la trace de Carnot, pendant toutes ces années ? L’avait-il surveillé ? Avait-il même cherché à le mettre au monde ? Mais pour quelle fichue bonne raison ?

Lucie termina l’article rapidement.

Après Reims, Terney ne fait plus fait beaucoup parler de lui. Il revient à Paris en 1990, se marie encore et divorce à plusieurs reprises, consumant ses liaisons comme des cigarettes, sans jamais avoir d’enfant. Il exerce dans une clinique de Neuilly, poursuit ses recherches sur la pré-éclampsie, se spécialise davantage en immunologie, laissant en arrière-plan l’obstétrique. En 2006, il rédige son fameux livre La Clé et le Cadenas, qu’il envoie par milliers d’exemplaires dans les écoles, chez des particuliers ciblés, ravivant ainsi, quelque temps, sa réputation et ses propos eugénistes. Avant que tout s’éteigne à nouveau et qu’il mène une carrière des plus classiques.

Lucie éteignit l’ordinateur et regarda ses clés de voiture, qui étaient posées sur la table du salon. Elle disposait d’un nom de maternité, d’une date de naissance. Même si la mère de Grégory Carnot avait accouché sous X, il devait forcément y avoir des dossiers, des gens avec qui Stéphane Terney avait travaillé à l’époque, qui pourraient, peut-être, parler de l’obstétricien, de son rapport avec la mère, le nouveau-né, ou même de l’accouchement. Peut-être cet enfant maudit, sa mère, son père, avaient-ils laissé une trace dans les mémoires ? Peut-être la mère biologique avait-elle abandonné son identité dans les dossiers ?

Il fallait tenter le coup, essayer d’ouvrir des pistes d’investigations pour comprendre ce qui pouvait relier Terney au tueur de sa fille. Elle mettrait à peine deux heures pour se rendre à Reims.

Avant de filer, Lucie réfléchit. Elle savait qu’elle risquait de se heurter à des murs, dans un milieu aussi administratif que l’hôpital. Se prétendre flic ne suffirait plus. Il lui fallait une fausse carte de police. Non pas une reproduction parfaite, mais un papier qu’elle montrerait rapidement. Après tout, personne ne savait à quoi ça ressemblait réellement.

Elle disposait d’une photo d’identité dans son portefeuille, et Sharko, d’une excellente imprimante couleur.

Lucie se connecta à Internet. Les sites pour fabriquer de faux papiers, « destinés à l’amusement », ne manquaient pas. Permis de conduire, diplômes, fiches d’état civil… Un quart d’heure plus tard, l’imprimante crachait la fausse carte de police sur une feuille cartonnée blanche. Elle avait décidé de s’appeler à nouveau Amélie Courtois. Mieux valait continuer à rester anonyme. Lucie découpa la feuille méticuleusement, la froissa légèrement pour la vieillir un peu, y apposa la photo d’identité décollée de sa carte de la médiathèque et glissa le tout derrière le petit carré en plastique, légèrement opaque, dans l’une des poches intérieures de son portefeuille.

Ni vu, ni connu. Son expérience et son aplomb feraient 90 % du travail.

Cette fois, elle était redevenue flic, enquêtant dans un espace parallèle où personne n’aurait le réflexe de creuser, pas même Sharko. Parce que personne ne connaissait aussi bien Grégory Carnot qu’elle : le rapprochement entre ce tueur né à Reims et la clinique où Stéphane Terney avait exercé il y a plus de vingt ans était indétectable.

Elle embarqua les photos de la scène de crime de Terney, son blouson, et sortit, claquant la porte derrière elle.

Elle ne remarqua pas l’homme assis au volant de sa voiture, devant la résidence. Après qu’elle eut disparu, Bertrand Manien s’alluma une cigarette et prit en souriant la direction du 36, quai des Orfèvres.

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