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Le consul s’éveilla avec la migraine, la gorge sèche et la sensation d’avoir oublié mille rêves caractérisant la sortie des périodes de fugue cryotechnique. Il battit des paupières, se redressa sur la couchette basse et arracha d’une main encore engourdie les derniers carrés adhésifs qui maintenaient sur sa peau les moniteurs de fonctions vitales. Il y avait avec lui, dans la cabine ovoïde sans fenêtre, deux clones d’équipage, de très courte taille, ainsi qu’un Templier. L’un des clones lui offrit le traditionnel verre de jus d’orange, auquel il s’empressa de goûter avidement.

— L’arbre est actuellement à cinq heures deux minutes-lumière d’Hypérion, lui dit le Templier.

Le consul s’aperçut alors que c’était Het Masteen, le commandant du vaisseau-arbre des Templiers, également appelé la Voix de l’Arbre Authentique, qui s’adressait ainsi à lui. Il songea confusément que c’était un bien grand honneur que lui faisait le commandant en venant le réveiller en personne, mais il était encore trop engourdi par l’état de fugue pour apprécier cet honneur à sa juste valeur.

— Les autres sont déjà réveillés depuis quelques heures, lui dit Het Masteen en faisant un geste impérieux aux clones pour qu’ils se retirent. Ils se trouvent tous dans la salle à manger principale.

— Mmmm… fit le consul avant de boire le reste de son jus.

Il se racla la gorge et fit un nouvel essai.

— Je vous remercie beaucoup, Het Masteen, réussit-il à dire.

Il regarda autour de lui. La cabine ovoïde possédait une moquette vert gazon et une paroi translucide aux nervures de bois de vort d’un seul tenant. Ils devaient se trouver dans l’une des petites nacelles à environnement contrôlé du vaisseau. Fermant les yeux, le consul essaya de rassembler ses souvenirs du rendez-vous spatial, juste avant le saut quantique de l’Yggdrasill.

Il se rappela la première fois qu’il avait vu le vaisseau-arbre d’un kilomètre de long en train de se rapprocher du lieu de rendez-vous. La forme de l’Yggdrasill était rendue floue par les multiples champs de confinement, générés par des ergs ou par des machines, qui entouraient le vaisseau d’une sorte de cocon de brume à travers lequel la coque de feuilles brillait cependant de mille lumières qui perçaient à travers les parois minces des coursives, les nacelles à environnement contrôlé, les passerelles de commandement, les échelles et les berceaux de verdure ou de manœuvre. À la base du vaisseau-arbre, des sphères abritant les machines ou la cargaison s’agglutinaient comme des gales géantes tandis que les traînées des systèmes de propulsion, mauves et bleutées, prolongeaient le tronc comme un réseau de racines effilochées longues de dix kilomètres.

— On nous attend, murmura Het Masteen en hochant le menton en direction des coussins bas où les bagages du consul attendaient, prêts à s’ouvrir à son commandement.

Le Templier s’absorba dans la contemplation des nervures de bois de vort tandis que le consul revêtait sa tenue de semi-apparat pantalon noir sans pli, chaussures vernies, chemise de soie blanche bouffante aux manches et à la taille, cordelière à curseur en topaze, vareuse noire mi-longue, épaulettes à taillades écarlates de l’Hégémonie et tricorne doré. Une partie de la paroi incurvée lui servant de miroir, il contempla avec complaisance l’image d’un homme d’âge plus que mûr en semi-uniforme, à la peau tannée par le soleil, mais étrangement pâle au-dessous des yeux tristes. Plissant le front, il se détourna subitement.

Het Masteen fit un geste quelque peu impatient, et le consul suivit la haute silhouette, drapée de la tête aux pieds, à travers le diaphragme de la nacelle, puis sur un pont incliné qui s’enroulait à perte de vue dans les hauteurs de l’écorce massive du vaisseau-arbre. Le consul s’arrêta, se colla contre la paroi du pont découvert opposée au vide, et fit un pas en arrière. Il y avait au moins six cents mètres de vide au-dessous de lui, la sensation de bas étant produite par la gravité d’un sixième de g standard que créaient les singularités emprisonnées à la base de l’arbre. Et il n’y avait pas le moindre garde-fou.

Ils reprirent leur ascension silencieuse, et quittèrent le tronc principal trente mètres et une demi-spirale plus haut pour traverser un pont suspendu d’aspect fragile qui les mena jusqu’à une coursive de cinq mètres de large. Ils suivirent cette coursive vers l’extérieur jusqu’à ce qu’ils arrivent à un endroit où le foisonnement du feuillage retenait tout l’éclat du soleil d’Hypérion.

— Est-ce que mon vaisseau a été sorti de cale ? demanda le consul.

— Le plein est fait, et il vous attend dans la sphère n°11, lui répondit Het Masteen tandis qu’ils passaient dans l’ombre du tronc et que les étoiles devenaient visibles à travers les trouées du feuillage. Les autres pèlerins sont d’accord pour descendre avec vous si les responsables de la Force vous y autorisent.

Le consul se frotta les yeux. Il aurait préféré avoir un peu plus de temps pour se remettre du choc cryotechnique.

— Vous êtes déjà entré en contact avec eux ? demanda-t-il.

— Bien sûr ! Ils nous ont fait des sommations dès l’instant où nous sommes sortis du saut quantique. Un vaisseau de guerre de l’Hégémonie nous « escorte » en ce moment.

Le Templier fit un geste vague en direction d’une partie de l’espace au-dessus d’eux. Le consul plissa les yeux pour essayer d’apercevoir quelque chose, mais les branches supérieures sortirent à ce moment-là de l’ombre du tronc, et chaque feuille de l’arbre s’embrasa des couleurs du couchant. Même dans les endroits encore plongés dans l’ombre, des oiseaux lampyres étaient perchés comme des lanternes japonaises au-dessus des coursives éclairées, des lianes luminescentes et des ponts suspendus phosphorescents, tandis que les lucioles de l’Ancienne Terre et les somptueuses diaphanes d’Alliance-Maui luisaient par intermittence, comme pour se frayer un chemin codé à travers les labyrinthes du feuillage, en se confondant suffisamment avec les constellations pour tromper l’œil du voyageur le plus habitué aux espaces interstellaires.

Het Masteen s’avança dans un panier élévateur suspendu à un câble en filaments de carbone renforcés qui se perdait dans les trois cents mètres de frondaisons au-dessus d’eux. Il remarqua que les coursives, nacelles et plates-formes étaient curieusement désertes à l’exception de quelques Templiers et des clones d’équipage qui les suivaient comme leur ombre. Le consul ne se souvenait pas d’avoir aperçu d’autres passagers durant l’heure bien remplie qu’il avait passée entre le rendez-vous spatial et sa mise en fugue. Il avait attribué cela à l’imminence du saut quantique, pensant que les autres passagers étaient déjà confortablement installés dans leurs caissons de fugue, mais le vaisseau voyageait à présent bien en dessous des vitesses relativistes, et ses branches auraient dû être chargées de passagers le nez en l’air et la bouche ouverte. Il fit part de son étonnement au Templier.

— Nous n’avons que six passagers pour ce voyage, lui répondit Het Masteen tandis que le panier s’arrêtait au milieu d’un entrelacement de branches.

Le commandant du vaisseau-arbre le précéda alors sur les marches de bois d’un escalier poli par l’âge, qu’il gravit agilement. Le consul cligna des paupières, surpris. Normalement, un vaisseau-arbre templier transportait de deux mille à cinq mille passagers. C’était, de loin, la manière la plus agréable de voyager entre les étoiles. Les vaisseaux-arbres accumulaient rarement un déficit de temps de plus de quatre ou cinq mois, réduisant leurs traversées touristiques aux endroits où les systèmes stellaires n’étaient distants entre eux que de quelques années-lumière et faisant en sorte que leurs riches passagers passent aussi peu de temps que possible en état de fugue. Un aller-retour pour Hypérion, représentant six années entières de temps retzien, sans aucun passager payant à bord, devait être une véritable catastrophe financière pour les Templiers.

Le consul s’avisa alors, en se reprochant d’avoir été si long à comprendre, que le vaisseau-arbre était l’instrument idéal de l’évacuation qui se préparait. Les dépenses occasionnées incomberaient, de toute évidence, à l’Hégémonie. Cependant, il ne pouvait s’empêcher de se dire que le fait d’introduire un vaisseau aussi luxueux et aussi vulnérable que l’Yggdrasill – il n’en existait que cinq en tout comme lui – dans une zone de combat représentait un risque terrible pour la Fraternité des Templiers.

— Et voici les pèlerins qui vous accompagneront, annonça Het Masteen.

Il s’avança, suivi du consul, sur une large plate-forme où un petit groupe attendait à une extrémité d’une longue table en bois. Au-dessus d’eux, les étoiles scintillaient d’un éclat ardent, basculant occasionnellement lorsque le vaisseau-arbre subissait un mouvement de lacet ou de tangage, tandis que de part et d’autre du tronc une sphère de feuillage dense s’écartait en s’incurvant comme l’écorce verte de quelque fruit géant. Le consul avait identifié cette plate-forme comme la salle à manger privée du commandant avant même que les cinq autres passagers ne se fussent levés pour laisser Het Masteen prendre place à une extrémité de la table. Il ne restait qu’un seul fauteuil inoccupé à la gauche du commandant, et il s’y assit.

Lorsque le silence se fit, Het Masteen procéda à des présentations en règle. Le consul ne connaissait personnellement aucun des cinq autres, mais plusieurs noms lui étaient familiers, et il fit appel à sa longue expérience de diplomate pour mettre soigneusement de côté dans sa mémoire les identités et les impressions reçues.

À sa gauche se trouvait le père Lénar Hoyt, un prêtre de la très ancienne Église chrétienne connue sous le nom d’Église catholique. L’espace d’un instant, le consul avait oublié la signification de la robe noire et du col romain, mais il s’était souvenu ensuite de saint François de l’Hôpital, sur la planète Hébron, lorsqu’il avait fait l’objet d’une thérapeutique antialcoolique à la suite de sa désastreuse première mission diplomatique, près de quatre décennies standard plus tôt. À la mention du nom de Hoyt, le consul se souvint également d’un autre membre du clergé qui avait disparu de la surface d’Hypérion en plein milieu de son mandat diplomatique.

Lénar Hoyt était un homme jeune, tout au moins comparé au consul. Il ne devait pas avoir beaucoup plus de trente ans, mais on avait l’impression, en le voyant, que quelque chose était arrivé, dans un passé très récent, qui l’avait prématurément vieilli. Il observa longuement son visage maigre, ses pommettes osseuses qui creusaient la peau de son visage au teint jaunâtre, ses grands yeux profondément enfoncés, ses lèvres fines agitées d’un perpétuel tressaillement nerveux vers le bas qui ne méritait même pas le nom de sourire cynique, la ligne de naissance des cheveux sur son front, pas tant dégarni que ravagé par les radiations, et il eut l’impression d’avoir devant lui un homme malade depuis de nombreuses années. Cependant, il fut surpris de constater aussi que, derrière ce masque de douleur cachée, subsistaient quelques échos du jeune homme qu’il avait été naguère, un jeune homme au visage rond, au teint clair, aux lèvres pleines, beaucoup moins malsain et cynique que le père Hoyt actuel.

Près du prêtre était assis un personnage dont l’image avait été familière, quelques années auparavant, à la plupart des citoyens de l’Hégémonie. Le consul se demandait si la durée d’intérêt collectif de l’opinion publique retzienne était aussi courte en ce moment qu’elle l’avait été de son temps. Encore plus courte, sans doute. Dans ce cas, le colonel Fedmahn Kassad, surnommé le Boucher de Bressia, ne devait plus être ni célèbre ni infâme. Mais pour la génération du consul et pour tous ceux qui vivaient expatriés à la lisière plus lente des choses, Kassad n’était pas quelqu’un que l’on pouvait oublier aisément.

Le colonel était un homme de haute taille, presque assez grand pour regarder Het Masteen, avec ses deux mètres, directement dans les yeux. Il portait l’uniforme noir de la Force, sans indication de grade ni de décoration. Son habit ressemblait étrangement, en fait, à celui du père Hoyt, mais il n’y avait aucune ressemblance physique réelle entre les deux hommes. Alors que le prêtre présentait un aspect maladif et usé, Kassad, avec son teint basané, semblait au contraire en pleine forme, sec comme un manche de fouet, noueusement musclé aux épaules, au cou et aux avant-bras. Ses yeux étaient noirs, petits, et dotés d’un champ de vision qui paraissait aussi ample que celui de quelque caméra vidéo primitive. Son visage était tout en angles, facettes, ombres et saillants. Non pas creusé comme celui du père Hoyt, mais taillé dans de la pierre glacée. Une mince ligne de barbe suivant le contour de sa mâchoire inférieure accentuait le caractère acéré de son visage aussi sûrement que des traces de sang sur la lame d’un poignard.

Les mouvements lents, chargés d’intensité, du colonel rappelaient au consul un jaguar de la Terre qu’il avait vu dans le zoo privé d’un vaisseau d’ensemencement sur Lusus, de nombreuses années auparavant. La voix de Kassad était douce et réservée, mais le consul ne pouvait manquer de remarquer que même ses silences commandaient le respect et l’attention de tous.

Seule une petite partie de la longue table était occupée, à une extrémité. Face à Fedmahn Kassad était assis un homme qui leur avait été présenté comme le poète Martin Silenus.

Silenus était, physiquement, tout le contraire du soldat assis en face de lui. Alors que Kassad était grand et maigre, Martin Silenus était trapu et d’une corpulence plutôt informe. Son visage, loin d’avoir les traits durs et acérés de Kassad, était aussi mobile et expressif que celui d’un petit primate de la Terre. Sa voix était un rauquement sonore et profane. Il y avait quelque chose, se disait le consul, de presque agréablement démoniaque dans la personnalité de Martin Silenus, avec ses pommettes rouges, sa large bouche, ses sourcils obliques, ses oreilles pointues et ses mains perpétuellement en mouvement, avec des doigts démesurément longs de pianiste de concert ou… d’étrangleur. Et sa chevelure argentée était coupée court, avec une frange taillée à la serpe qui lui retombait sur le front.

Martin Silenus semblait physiquement proche de la soixantaine, mais le consul remarqua la coloration bleue caractéristique de sa peau au niveau de la gorge et des paumes des mains. Cet homme avait dû subir, et plus d’une fois, le traitement Poulsen. Son âge réel devait se situer plutôt entre quatre-vingt-dix et cent cinquante années standard. Et le consul savait que s’il était plus proche de ce dernier âge, il ne devait pas avoir toute sa raison.

Contrastant avec la truculence et l’alacrité de Martin Silenus au premier abord, l’invité suivant assis à la grande table donnait une impression de retenue intelligente et particulièrement impressionnante. Lorsque Het Masteen avait présenté Sol Weintraub et que celui-ci avait levé les yeux, le consul avait été frappé par la courte barbe grise, le front ridé et le regard à la fois triste et lumineux du célèbre érudit. Il avait plus d’une fois entendu parler du Juif errant et de sa quête sans fin, mais il n’en fut pas moins choqué de voir que le vieillard tenait en ce moment le fameux bébé dans ses bras, sa fille Rachel, âgée de quelques semaines à peine. Il avait détourné les yeux, gêné.

Le sixième pèlerin, la seule femme assise à cette table, s’appelait Brawne Lamia. Lorsqu’elle avait été présentée aux autres, la célèbre détective privée avait fait peser sur le consul un regard chargé d’une telle intensité qu’il en sentait encore le poids après qu’elle eut tourné la tête.

Ex-citoyenne de la planète Lusus, où la gravité atteignait 1,3 g, Brawne Lamia n’était pas plus grande que le poète assis deux fauteuils plus loin sur sa droite, mais même sa combinaison de voyage aux formes amples, en velours côtelé, ne parvenait pas à dissimuler la musculature puissante de son corps trapu. Des boucles noires descendaient jusqu’à ses épaules, et ses sourcils épais barraient un large front. L’arête de son nez était rectiligne, accentuant le caractère aquilin de son regard. Sa bouche était large et expressive, au point d’être sensuelle, et légèrement relevée aux commissures en un sourire qui pouvait être soit cruel, soit simplement joueur. Ses yeux noirs semblaient mettre l’observateur au défi de décider si c’était l’un ou l’autre.

Le consul s’avisa alors que Brawne Lamia pouvait, tout compte fait, passer pour une belle femme.

Les présentations achevées, il s’éclaircit la voix et se tourna vers le Templier pour demander :

— Het Masteen, vous nous avez annoncé qu’il y aurait sept pèlerins. Devrions-nous en conclure que le septième serait le bébé de H. Weintraub ?

Le capuchon du Templier s’anima d’un lent mouvement latéral de dénégation.

— Certainement pas. Seules les personnes ici présentes en mesure de prendre la décision consciente de se rapprocher du gritche peuvent être considérées comme faisant partie du pèlerinage.

Un léger mouvement d’hésitation se propagea à travers le groupe. Chacun, comme le consul, devait savoir qu’il fallait impérativement que le nombre des pèlerins soit égal à un nombre premier pour qu’ils puissent entreprendre leur voyage vers le nord sous l’égide de l’Église gritchtèque.

— Le septième, c’est moi, déclara Het Masteen, commandant du vaisseau templier Yggdrasill et Voix de l’Arbre Authentique.

Puis, dans le silence qui suivit cette annonce, Het Masteen fit un geste, et un groupe de clones d’équipage entreprit de servir aux pèlerins leur dernier repas avant la descente vers la surface de la planète.


— Les Extros n’ont donc pas encore atteint ce système ? demanda Brawne Lamia.

Sa voix de gorge, légèrement voilée, avait quelque chose qui soulevait une étrange émotion chez le consul.

— Non, lui dit Het Masteen. Mais nous n’avons probablement guère plus de quelques jours standard d’avance sur eux. Nos instruments ont décelé quelques activités de fusion nucléaire à l’intérieur du nuage d’Oört de ce système.

— Cela signifie qu’il y aura la guerre ? demanda le père Hoyt, dont la voix semblait aussi fatiguée que l’expression de son visage.

Voyant que personne n’était volontaire pour lui répondre, le prêtre se tourna légèrement vers la droite, comme pour poser rétroactivement sa question au consul. Celui-ci soupira. Les clones d’équipage avaient servi du vin. Il aurait préféré du whisky.

— Comment prévoir le comportement des Extros ? demanda-t-il. Ils ne semblent plus du tout motivés par des considérations de logique humaine !

Martin Silenus éclata d’un rire sonore et fit un grand geste qui répandit quelques gouttes de son vin sur la table. Il but une longue gorgée, s’essuya la bouche et se remit à rire.

— Comme si nous autres les humains nous étions toujours motivés par cette putain de logique humaine ! s’exclama-t-il.

Brawne Lamia fronça les sourcils.

— Si des combats sérieux éclatent dans ce secteur, dit-elle, les autorités ne nous laisseront peut-être pas nous poser.

— Ne vous inquiétez pas pour ça, fit Het Masteen. Nous passerons.

La lumière, pénétrant à travers les replis de son capuchon, éclairait seulement quelques fragments de peau jaunâtre.

— Sauvés d’une mort certaine au milieu de la guerre pour être envoyés à une mort certaine entre les griffes du gritche, murmura le père Hoyt.

— Il n’est nulle mort dans tout l’univers ! psalmodia Martin Silenus d’une voix qui aurait, le consul en était convaincu, fait sortir n’importe qui d’une fugue cryotechnique profonde.

Ayant bu la dernière goutte de vin et levé son verre vide pour porter, semblait-il, un toast aux étoiles, le poète continua :

Nulle odeur de mort – il n’y aura nulle mort. Pleure donc,

Pleure, Cybèle, car tes pernicieux Bébés

Ont transformé un dieu en un agité sans pouvoir.

Pleurez aussi, mes frères, pleurez, car j’ai perdu mes forces.

Faible comme le roseau… oui, si faible… et sans voix…

Plus rien que la douleur, la douleur et la faiblesse.

Pleurez, oh ! pleurez, car je n’ai pas encore fini de me réchauffer…

Il s’interrompit brusquement pour se verser encore un peu de vin, en éructant dans le silence qui avait suivi sa déclamation. Les six autres s’entre-regardèrent. Le consul nota que Sol Weintraub souriait doucement, jusqu’au moment où le bébé qu’il tenait dans les bras s’agita.

— Eh bien, fit le père Hoyt en hésitant, comme s’il cherchait à renouer les fils de sa pensée. Si les forces de l’Hégémonie évacuent Hypérion et si les Extros s’en emparent, il n’y aura peut-être pas de sang versé, et il se peut qu’on nous laisse vaquer à nos occupations.

Le colonel Fedmahn Kassad émit un rire sec.

— Les Extros n’ont aucune intention d’occuper Hypérion, dit-il. S’ils s’emparent de cette planète, ce sera pour la mettre à sac avant d’en brûler les cités, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une croûte carbonisée qu’ils briseront en petits morceaux pour les jeter au feu afin qu’ils rougeoient davantage. Ils feront fondre les pôles, bouillir les océans, puis se serviront des scories pour saupoudrer les continents de manière à être certains que plus rien n’y poussera jamais.

— Euh… balbutia le prêtre, dont la voix s’éteignit aussitôt.

Toute conversation cessa tandis que les clones retiraient les assiettes de potage et de salade pour apporter le plat principal.


— Vous dites qu’un bâtiment de guerre de l’Hégémonie nous escorte ? demanda le consul à Het Masteen tandis qu’ils achevaient leur rosbif ou leur ragoût de calamar volant.

Le Templier hocha affirmativement la tête, tout en pointant l’index. Mais le consul eut beau écarquiller les yeux, il ne distingua aucun objet en mouvement sur le champ d’étoiles en rotation.

— Tenez, lui dit Fedmahn Kassad en se penchant du côté du père Hoyt pour lui passer des jumelles militaires à monture télescopique.

Le consul le remercia d’un signe de tête, enfonça du pouce le bouton de mise en service et balaya la partie du ciel indiquée par Het Masteen. Les cristaux gyroscopiques laissèrent entendre un léger bourdonnement tandis que la stabilisation optique s’effectuait et que la zone était scannée selon un programme de recherche méthodique. Brusquement, l’image se figea, devint floue, s’élargit puis se stabilisa.

Le consul ne put réprimer une exclamation étouffée lorsque le vaisseau de l’Hégémonie s’inscrivit tout entier dans le système d’oculaires. Ce n’était ni la trace diffuse d’un monoplace de reconnaissance, à laquelle il s’attendait plus ou moins, ni la forme en bulbe d’un vaisseau-torche. L’image électroniquement délimitée était celle d’un gros porteur de combat, d’un noir mat. Il était particulièrement impressionnant, comme seuls les grands bâtiments de guerre ont su l’être au cours des siècles. Ce vaisseau hégémonien à effet de spin avait une ligne tout à fait incongrue avec ses quatre bouquets de mâts rétractés en position de combat, sa sonde maîtresse de soixante mètres de long, aussi effilée qu’un éclat de silex, son propulseur Hawking et ses carters de fusion répartis à l’arrière du corps de lancement comme des plumes sur la tige d’une flèche.

Le consul rendit les jumelles à Kassad sans faire le moindre commentaire. Si la force d’évacuation avait besoin d’un gros porteur de combat pour escorter l’Yggdrasill, quelle sorte de puissance de feu était-on en train de mettre en place aux abords de la planète pour faire pièce à l’invasion extro ?

— Dans combien de temps arrivons-nous ? demanda Brawne Lamia.

Elle avait utilisé son persocom pour accéder à l’infosphère du vaisseau-arbre, et il était visible que la réponse – ou peut-être l’absence de réponse – avait été frustrante.

— Nous nous placerons en orbite dans quatre heures, murmura Het Masteen. Il faut compter quelques minutes de plus pour gagner la surface à bord d’un vaisseau de descente. Notre ami le consul ici présent veut bien mettre son appareil à votre disposition.

— À destination de Keats ? demanda Sol Weintraub.

C’était la première fois que l’érudit ouvrait la bouche depuis le début du dîner. Le consul hocha la tête en confirmant :

— C’est le seul astroport d’Hypérion équipé pour accueillir des vaisseaux transportant des passagers.

— Astroport ? fit le père Hoyt d’une voix contrariée. Je croyais que nous gagnerions directement les régions du gritche, au nord.

Het Masteen secoua la tête avec patience.

— Le pèlerinage part traditionnellement de la capitale, expliqua-t-il. Il nous faudra plusieurs jours pour arriver jusqu’aux Tombeaux du Temps.

— Plusieurs jours ? s’écria Brawne Lamia. Mais c’est absurde !

— C’est possible, reconnut Het Masteen. Mais nous n’y pouvons rien.

Le père Hoyt donnait l’impression d’avoir mal digéré une partie de son repas. Pourtant, il n’avait presque rien mangé.

— Écoutez, dit-il. Vous ne croyez pas qu’on pourrait faire une exception, juste pour cette fois-ci ? Avec toutes ces rumeurs de guerre… Ne pourrions-nous pas nous poser près des Tombeaux du Temps, afin d’en finir au plus vite avec cette histoire ?

Le consul secoua la tête.

— Il y a près de quatre siècles que des appareils aériens ou spatiaux essaient de trouver un raccourci pour se poser sur les terres marécageuses du nord, dit-il. Mais personne n’a jamais réussi dans une telle entreprise, à ma connaissance.

— Est-il indiscret de demander, fit Martin Silenus en levant allègrement la main comme un écolier, ce qu’il est advenu de toutes ces foutues légions de vaisseaux ?

Le père Hoyt fronça les sourcils en direction du poète. Fedmahn Kassad eut un petit sourire.

— Le consul n’avait pas l’intention de suggérer que la région était inaccessible, dit-il. On peut la traverser par plusieurs itinéraires routiers ou aériens. Et les vaisseaux dont il parlait ne disparaissent pas comme par enchantement. Ils se posent sans problème à proximité des ruines des Tombeaux du Temps, et ils retournent tout aussi aisément là où leur ordinateur de bord les conduit. Mais ce sont leurs pilotes et leurs passagers que l’on ne revoit plus jamais.

Il souleva l’enfant qui dormait sur ses genoux et le passa dans la sangle porte-bébé passée autour de son cou.

— C’est ce que dit la vieille légende, murmura Brawne Lamia. Mais qu’indiquent les boîtes noires des vaisseaux ?

— Rien du tout, fit le consul. Aucune trace de violence. Aucune entrée forcée. Aucune déviation de cap. Aucune anomalie chronologique. Aucune émission ni perte d’énergie inhabituelles. Pas le moindre phénomène physique suspect.

— Mais pas de passagers non plus, renchérit Het Masteen.

Le consul ne laissa pas voir sa surprise. Si c’était une plaisanterie que Het Masteen venait d’essayer de faire, c’était bien la première, aussi rustique fût-elle, qu’il entendait de la bouche d’un Templier depuis le début de sa longue carrière. Mais le peu qu’il voyait, sous le capuchon, des traits vaguement orientaux du commandant ne lui permettait pas de dire que celui-ci avait effectivement voulu plaisanter.

— Merveilleux mélodrame, sourit Silenus. Une vraie mer spirituelle des Sargasses, faite des larmes du Christ, et nous allons tous y plonger comme un seul homme. J’aimerais bien savoir qui a écrit ce scénario de merde, en tout cas.

— Taisez-vous, lui dit Brawne Lamia. Vous êtes complètement soûl, mon vieux.

Le consul soupira. Il n’y avait même pas une heure standard que le groupe s’était constitué.

Les clones de l’équipage emportèrent leurs assiettes et revinrent chargés de corbeilles de fruits du vaisseau-arbre, de sorbets, de tartes, de gâteaux à base de chocolat de la planète Renaissance et de tasses de café fumantes. Martin Silenus repoussa d’un geste tous ces desserts et demanda aux clones de lui apporter une autre bouteille de vin. Le consul, après quelques secondes de réflexion, demanda un whisky.


— Il me vient à l’esprit, déclara Sol Weintraub tandis que le groupe finissait son dessert, que notre survie dépendra peut-être des propos que nous échangerons.

— Que voulez-vous dire ? demanda Brawne Lamia.

Weintraub berça machinalement l’enfant endormi contre sa poitrine.

— Par exemple, l’un d’entre nous connaît-il les raisons précises qui l’ont fait désigner par l’Église gritchtèque et la Pangermie pour faire partie de ce pèlerinage ?

Personne ne répondit.

— C’est bien ce que je pensais, reprit Weintraub. Et il serait encore plus fascinant de savoir si l’une des personnes ici présentes est membre de l’Église gritchtèque, ou sympathise avec elle. En ce qui me concerne, je suis juif, et même si mes sentiments religieux sont devenus particulièrement confus par les temps qui courent, ils ne m’autorisent certainement pas à vénérer une machine organique à tuer.

Il haussa ses épais sourcils, faisant du regard le tour de la table.

— Je suis la Voix de l’Arbre Authentique, murmura Het Masteen. Même si beaucoup de Templiers pensent que le gritche est l’avatar du châtiment pour ceux qui ne se nourrissent pas à la racine, je suis obligé de considérer qu’il s’agit là d’une hérésie que rien, dans l’Alliance ou dans les textes sacrés du Muir, ne saurait autoriser.

À la gauche du commandant, le consul eut un haussement d’épaules.

— Je suis athée, dit-il en levant son verre de whisky à la lumière. Je n’ai jamais eu de contacts avec l’Église gritchtèque.

Le père Hoyt eut un sourire sans joie.

— C’est l’Église catholique qui m’a ordonné prêtre, murmura-t-il. Porter un culte au gritche serait en contradiction avec tous ses préceptes.

Le colonel Kassad secoua la tête en un geste qui pouvait être interprété soit comme un refus de répondre, soit comme l’indication qu’il n’appartenait pas à l’Église gritchtèque.

Martin Silenus écarta théâtralement les bras.

— J’ai été baptisé selon le rite luthérien, dit-il. C’est une dénomination qui n’existe plus. J’ai participé à la création du gnosticisme zen bien avant la naissance des parents d’aucun d’entre vous. J’ai été catholique, révélationniste, néo-marxiste, zélote d’interface, Briseur de Limites, sataniste, évêque du Nada dans l’Église de Jake, membre cotisant à l’Institut de la Réincarnation Assurée. Mais aujourd’hui, je suis heureux de vous dire, conclut-il en adressant un sourire à l’ensemble du groupe, que je ne suis plus qu’un simple païen. Et pour un païen, le gritche me semble constituer une divinité acceptable.

— Je ne fais que peu de cas des religions, déclara Brawne Lamia. Je ne succombe à aucune d’entre elles.

— J’espère que tout le monde voit, à présent, ce que je voulais dire, fit Sol Weintraub. Personne ici n’admet adhérer au dogme du gritche, et cependant les anciens de ce culte très perceptif nous ont désignés, nous, de préférence à des millions et des millions de fidèles qui n’attendaient que cette occasion – peut-être la dernière – de se rendre sur le site des Tombeaux du Temps, à la rencontre de leur dieu féroce.

Le consul secoua la tête.

— J’avoue que je ne vois toujours pas ce que vous vouliez nous prouver, H. Weintraub.

L’érudit se lissa machinalement la barbe.

— Il semblerait que nos différentes motivations pour retourner sur Hypérion soient si puissantes que même l’Église gritchtèque et les intelligences spéculatrices de l’Hégémonie s’accordent à dire que nous méritons de participer à ce pèlerinage. Mais si certaines de nos raisons – les miennes, entre autres – paraissent suffisamment claires aux yeux de tous, je crois pouvoir affirmer que ce n’est pas le cas de tout le monde, et que seule chaque personne concernée les connaît, au demeurant, dans leur intégralité. C’est pourquoi je propose, durant les quelques jours qui nous restent, que chacun fasse part de son récit aux autres.

— À quoi bon ? demanda le colonel Kassad. Je ne vois pas en quoi cela nous avancera.

— Cela nous distraira au moins, fit Weintraub avec un sourire, et nous y trouverons peut-être l’occasion de soulever un coin du voile qui dissimule l’âme de chacun de nos compagnons avant que le gritche ou quelque autre calamité ne vienne nous distraire pour de bon de nos occupations habituelles. Sans compter que nous en apprendrons peut-être suffisamment pour préserver nos vies, si toutefois nous sommes assez intelligents pour découvrir le fil commun, dans nos expériences respectives, qui relie notre sort aux caprices du gritche.

Martin Silenus éclata de rire et se mit à déclamer, les paupières à demi fermées :

Chacun chevauchant un dauphin,

Calé par une nageoire,

Ces innocents revivent leur mort,

Et leurs blessures se rouvrent.

— C’est de Lenista ? demanda le père Hoyt. Je l’ai étudiée au séminaire.

— Vous n’êtes pas très loin, lui dit Silenus en rouvrant les yeux pour se servir un nouveau verre de vin. C’est de Yeats. Le bougre a vécu cinq cents ans avant que Lenista ne tète le sein métallique de sa mère.

— Écoutez, fit Lamia. À quoi cela nous avancera-t-il de raconter notre histoire aux autres ? Si j’ai bien compris, lorsque nous serons en présence du gritche, c’est à lui que nous devrons dire ce que nous désirons, et le vœu d’un seul d’entre nous sera exaucé. Tous les autres mourront, c’est bien ça ?

— C’est ce que dit la légende, acquiesça Weintraub.

— Le gritche n’est pas une légende, lui dit Kassad. Pas plus que l’arbre d’acier.

— N’importe comment, pourquoi nous infligerions-nous nos récits respectifs ? demanda Brawne Lamia en piquant de la pointe de son couteau le dernier morceau de son gâteau au chocolat.

Weintraub effleura d’une main tendre le crâne du bébé endormi.

— Parce que nous vivons des temps étranges, dit-il, et que nous faisons partie de l’infime pourcentage de citoyens de l’Hégémonie qui se déplacent d’une étoile à l’autre au lieu d’emprunter les mailles du Retz. Nous représentons des époques révolues de notre histoire récente. Ainsi, en ce qui me concerne, je suis âgé de soixante-huit années standard, mais, compte tenu du déficit temporel que mes différents voyages auraient pu me procurer, j’aurais pu étaler ces soixante-huit ans sur plus d’un siècle d’histoire de l’Hégémonie.

— Et alors ? demanda Brawne Lamia.

Weintraub écarta les bras en un geste qui englobait tous ceux qui étaient assis autour de la table.

— Tous, nous représentons aussi bien des îlots de temps que des océans distincts de perspective. Ou peut-être devrais-je dire plutôt que chacun d’entre nous détient sans doute un morceau d’un puzzle que personne n’a jamais été capable de résoudre depuis que l’humanité a découvert Hypérion. C’est un véritable mystère pour nous, ajouta-t-il en se grattant le nez. À dire vrai, les mystères m’ont toujours intrigué, même lorsqu’ils risquent d’abréger sérieusement mes jours. Et faute d’y voir clair dans cette affaire, je me contenterai de découvrir quelques morceaux du puzzle.

— Je suis tout à fait d’accord avec lui, déclara Het Masteen sans manifester la moindre émotion. Je n’y avais pas pensé avant, mais je pense qu’il serait sage de comparer nos expériences avant de faire face au gritche.

— Qu’est-ce qui peut garantir que nous dirons la vérité ? demanda Brawne Lamia.

— Rien du tout, en effet, sourit Martin Silenus. C’est ce qui rend la chose encore plus attrayante.

— Je propose que nous votions, fit le consul.

Il pensait à ce que lui avait dit Meina Gladstone sur la présence d’un agent des Extros parmi eux. Les récits aideraient-ils à démasquer cet agent ? Il faudrait qu’il soit vraiment stupide, se dit-il en souriant à cette pensée.

— Qui a décidé, pour commencer, que ce petit groupe formait une joyeuse démocratie ? demanda sèchement le colonel Kassad.

— Il en va de notre intérêt à tous, fit le consul. Chacun de nous, s’il veut atteindre son objectif, a besoin que le groupe arrive dans le secteur du gritche. Inévitablement, nous aurons à prendre des décisions collectives.

— Est-ce à dire que vous suggérez que nous nous donnions un chef ? demanda Kassad.

— Permettez-moi de cracher là-dessus, fit le poète d’un ton badin tandis que d’autres, autour de la table, secouaient énergiquement la tête.

— Très bien, soupira le consul. Passons au vote. Le premier point est la suggestion de H. Weintraub selon laquelle chacun racontera l’histoire de ses démêlés passés avec Hypérion.

— Il faut que ce soit tout ou rien, fit remarquer Het Masteen. Chacun fait son récit, ou bien personne. Nous devons nous engager à respecter la volonté de la majorité.

— C’est entendu, approuva le consul, soudain curieux d’entendre les récits des autres mais à peu près sûr de ne jamais avoir à faire le sien. Qui est en faveur de ces récits ?

— Moi, dit Sol Weintraub.

— Moi, dit Het Masteen.

— Sans problème, déclara Martin Silenus. Je ne raterais pas ce petit intermède comique, même contre un mois entier dans les bains orgastiques de la planète Shote.

— Je vote pour, fit le consul, se surprenant lui-même. Quels sont ceux qui votent contre ?

— Moi, dit le père Hoyt, d’une voix cependant vidée de toute énergie.

— Je trouve cette idée stupide, fit Brawne Lamia.

Le consul se tourna vers Kassad.

— Colonel ?

Fedmahn Kassad haussa les épaules.

— Je recense quatre votes positifs, deux négatifs et une abstention, annonça le consul. Le oui l’emporte. Qui est volontaire pour commencer ?

La tablée était devenue étrangement silencieuse. Au bout d’un moment, Martin Silenus leva les yeux de la feuille de papier où il avait écrit quelque chose. Il la déchira en plusieurs bandes en disant :

— J’ai inscrit ici des numéros, de 1 à 7. Pourquoi ne pas tirer au sort l’ordre dans lequel nous passerons ?

— C’est un procédé enfantin, lui fit remarquer H. Lamia.

— J’ai l’âme enfantine, c’est vrai, reconnut Silenus avec un sourire de satyre. Monsieur l’ambassadeur, ajouta-t-il en se tournant vers le consul, pourriez-vous me prêter un instant l’oreiller cousu d’or qui vous tient lieu de couvre-chef ?

Le consul lui donna son tricorne. Les sept bouts de papier pliés furent secoués dans le chapeau, qui passa ensuite de main en main. Sol Weintraub fut le premier à tirer son numéro, et Martin Silenus le dernier.

Le consul déplia son bout de papier, en s’assurant que personne d’autre que lui ne pouvait voir son numéro. C’était le 7. La tension le quitta comme l’air qui s’échappe d’un ballon trop gonflé. Il était tout à fait possible que des événements s’interposent avant son tour, ou que la guerre rende toutes ces considérations académiques. Le groupe se désintéresserait peut-être de ces récits, ou bien le roi mourrait, ou bien son cheval, ou bien les poules auraient des dents.

Je ferais mieux d’arrêter le whisky, songea-t-il.

— Qui a le numéro 1 ? demanda Silenus.

Il y eut un bref silence, durant lequel le consul entendit le froissement des feuilles dans la brise invisible.

— C’est moi, dit le père Hoyt.

Son expression était cette résignation à peine refoulée que le consul avait déjà vue maintes fois sur le visage de personnes à l’article de la mort. Hoyt leur montra son papier, où un grand 1 s’étalait sur toute la hauteur de la bande.

— Très bien, fit Silenus. Nous vous écoutons.

— Comment ça, tout de suite ?

— Pourquoi pas ? répliqua le poète.

Il avait déjà absorbé deux bouteilles de vin, et les seuls signes sur son visage étaient la coloration un peu plus rouge de ses pommettes et l’angle quelque peu démoniaque de ses sourcils obliques.

— Il nous reste quelques heures avant la descente sur la planète, reprit-il. En ce qui me concerne, j’attendrai d’avoir les pieds bien en sécurité sur le plancher des vaches indigènes avant de faire un somme pour récupérer.

— Notre ami n’a pas tort, déclara Sol Weintraub d’une voix douce. S’il faut que ces récits soient faits, il me semble que le moment le plus civilisé pour cela se situe chaque jour après le repas du soir.

Le père Hoyt se leva en soupirant.

— Je vous demande de m’accorder une minute, dit-il.

Puis il quitta la plate-forme.

Au bout de plusieurs minutes, Brawne Lamia demanda :

— Vous croyez qu’il a craqué ?

— Détrompez-vous, fit Lénar Hoyt en surgissant de l’ombre de l’escalier en bois qui servait d’accès principal à la salle à manger. J’avais besoin de ceci.

Il laissa tomber sur la table, en s’asseyant, deux petits carnets de notes à la couverture râpée.

— Ce n’est pas de jeu, de se servir d’un support écrit, protesta Silenus. Chacun doit se fendre de son récit personnel, mon cher Magus !

— Vous allez la fermer, bon sang ? s’écria le père Hoyt.

Il se passa la main sur le front puis se toucha la poitrine. Une fois de plus, le consul se dit qu’ils avaient devant eux un homme extrêmement malade.

— Excusez-moi, reprit le père Hoyt. Mais si je dois raconter mon… histoire, j’ai besoin de ces carnets, écrits par quelqu’un d’autre. Ils sont l’œuvre de la personne qui est à l’origine de mon premier voyage sur Hypérion… et de mon retour, aujourd’hui.

Le père Hoyt s’interrompit pour prendre une longue inspiration. Le consul avança la main pour toucher la couverture de l’un des deux carnets. Elle semblait brûlée par endroits, comme si elle avait échappé à un incendie.

— Votre ami est plutôt vieux jeu, fit-il remarquer au prêtre. Personne ne tient plus de journal écrit, de nos jours.

— C’est vrai, dit Hoyt. Si tout le monde est prêt, je vais commencer.

Le groupe acquiesça en silence. Sous la plate-forme où ils étaient réunis, un kilomètre de vaisseau-arbre trouait le froid glacial de la nuit d’une pulsation vivante. Sol Weintraub souleva son bébé endormi de l’écharpe qui le maintenait et le plaça sur une natte rembourrée posée par terre au pied de son fauteuil. Il retira son persocom, le posa à côté de la natte et programma le disque pour qu’il diffuse du bruit blanc. Le bébé se retourna sur le ventre, sans se réveiller.

Le consul se pencha en arrière dans son fauteuil. Il chercha des yeux l’étoile bleu et vert qui était Hypérion. Lorsqu’il la trouva, il eut l’impression qu’elle grossissait à vue d’œil.

Het Masteen rajusta son capuchon de manière que son visage ne soit plus qu’une ombre. Sol Weintraub prépara et alluma posément sa pipe. D’autres se servirent une nouvelle tasse de café.

Martin Silenus, qui semblait le plus excité par la perspective de ce récit, se pencha en avant pour réciter dans un souffle :

Il dit : « Puisque je dois annoncer le jeu,

Vive la courte paille, par Dieu !

Chevauchons donc, et écoutez ce que je vais vous dire. »

Sur ces mots, nous reprîmes notre chemin,

Et il commença, sur un ton très joyeux

Son conte, sans plus attendre,

Et raconta, comme vous pouvez l’entendre :

Le récit du prêtre : « L’homme qui pleura Dieu. »

— Quelquefois, la ligne de séparation est bien mince entre le zèle orthodoxe et l’apostasie, murmura le père Lénar Hoyt.

C’est ainsi que commença l’histoire du prêtre. Plus tard, dictant le récit dans son persoc, le consul s’en souvint en un seul bloc, abstraction faite des pauses, des défaillances de la voix, des faux départs et redondances inévitables dans tout récit humain fait oralement.

Lénar Hoyt était un jeune prêtre qui était né, avait grandi et s’était fait récemment ordonner sur le monde catholique de Pacem, où sa première mission extra-planétaire avait consisté à escorter l’estimé père jésuite Paul Duré dans sa retraite tranquille sur la planète-colonie d’Hypérion.

En d’autres temps, le père Duré serait certainement devenu évêque, voire pape. Grand et maigre, une figure d’ascète, les cheveux blancs noblement dégagés sur un font large, les yeux trop remplis de l’amertume de l’expérience pour pouvoir dissimuler leur douleur, Paul Duré se considérait comme un disciple de saint Teilhard en même temps qu’il était archéologue, ethnologue et éminent théologien jésuite. En dépit du déclin de l’Église catholique au rang de culte à demi oublié et toléré uniquement à cause de son caractère bizarre et de son isolement par rapport aux courants principaux de la vie de l’Hégémonie, la logique jésuite n’avait nullement perdu de son mordant, et le père Duré gardait la conviction que la Sainte Église Catholique et Apostolique continuait de représenter pour l’humanité le meilleur et le dernier espoir d’immortalité.

Durant l’enfance de Lénar Hoyt, le père Duré était une sorte de figure divine qu’il avait eu l’occasion d’apercevoir en de rares occasions, lors des visites espacées du prêtre au petit séminaire où il étudiait, ou bien encore, plus tard, lorsque le jeune séminariste s’était rendu, à deux ou trois reprises, au Nouveau-Vatican. Durant les études de Hoyt au grand séminaire, Duré était déjà sur des fouilles archéologiques importantes, patronnées par l’Église, sur la planète voisine d’Armaghast. Au retour du jésuite, quelques semaines après l’ordination de Hoyt, cela avait été la confusion. Personne, en dehors des plus hautes sphères du Nouveau-Vatican, ne savait exactement ce qui s’était passé. Il circulait des bruits d’excommunication, et même de comparution devant le Saint-Office de l’Inquisition, une congrégation en sommeil depuis quatre cents ans en raison de la période de trouble qui avait suivi la mort de la Terre.

Au lieu de tout cela, le père Duré avait demandé qu’on l’envoie sur Hypérion, une planète dont la plupart des gens ne connaissaient que le bizarre culte du gritche, qui y trouvait son origine, et le père Hoyt avait été désigné pour l’accompagner. C’était une mission ingrate, qui le ferait voyager sous les pires aspects combinés d’apprenti, d’escorte et d’espion, sans même la satisfaction de connaître un monde nouveau. Il avait en effet pour instructions de veiller à ce que le père Duré débarque à l’astroport d’Hypérion, puis de remonter à bord du même vaisseau pour le voyage de retour au Retz. Tout ce que l’évêché offrait à Lénar Hoyt, c’était vingt mois de fugue cryotechnique, encadrés de quelques semaines de voyage à l’intérieur du système, avec un déficit de temps qui le ferait retourner sur Pacem avec un retard de huit ans par rapport à ses ex-compagnons séminaristes dans leur quête d’une carrière au Nouveau-Vatican ou d’une affectation de missionnaire.

Lié par ses vœux d’obéissance et rompu à la discipline sacerdotale, le père Lénar Hoyt avait accepté sans rien demander.

Leur vaisseau de transport, le Nadia Oleg, n’était qu’un vieux sabot rouilleux incapable de produire la moindre gravité artificielle quand il n’était pas sous la poussée de ses réacteurs. Il n’offrait ni hublots ni distractions de bord, à l’exception des stimsims injectées dans l’inforéseau pour maintenir les passagers dans leurs hamacs ou dans leurs couchettes de fugue. Une fois sortis de leur état de fugue, les voyageurs – pour la plupart des travailleurs originaires des planètes extérieures ou des touristes ayant choisi la classe économique, avec, pour faire bonne mesure, une proportion non négligeable de mystiques du gritche et autres candidats au suicide – dormaient dans le même hamac ou la même couchette, mangeaient de la nourriture recyclée dans des réfectoires infâmes, et se débrouillaient, de manière générale, comme ils pouvaient pour lutter contre l’ennui et le mal de l’espace durant les douze jours en impesanteur que durait la descente sur Hypérion à partir du point de sortie du spin.

Le père Hoyt n’apprit pas grand-chose du père Duré pendant ces journées d’intimité forcée. Il n’eut pas, en particulier, le moindre éclaircissement sur les évènements d’Armaghast qui avaient envoyé son aîné en exil. Le jeune prêtre avait programmé son implant persoc pour qu’il lui fournisse le plus possible de données sur Hypérion, et il se considérait déjà, à trois jours de l’arrivée à la surface, comme un expert sur tout ce qui touchait à cette planète.

— De nombreux catholiques se rendent sur Hypérion, mais il n’est fait mention de l’existence d’aucun diocèse sur cette planète, avait murmuré Hoyt un soir où ils bavardaient dans leurs hamacs à gravité zéro pendant que la plupart des autres passagers étaient plongés dans des stimsims érotiques. Je présume que vous êtes chargé d’y établir une mission d’évangélisation ?

— Nullement, avait répondu le père Duré. Les braves gens d’Hypérion n’ont jamais cherché à m’imposer leurs croyances religieuses, aussi je ne vois pas pourquoi je les agresserais de mon prosélytisme. En vérité, mon intention est de gagner le continent méridional, Aquila, et de m’enfoncer à l’intérieur des terres à partir de la ville de Port-Romance. Mais je ne porterai pas l’habit d’un missionnaire. Je m’efforcerai de mettre en place une station de recherches ethnologiques le long de la Faille.

— Une station de recherches ? avait répété le père Hoyt, surpris.

Il avait fermé à demi les paupières pour consulter son implant. Puis il avait regardé de nouveau le père Duré dans les yeux en disant :

— Ce secteur du plateau du Pignon est inhabité. Les forêts des flammes en interdisent totalement l’accès durant la majeure partie de l’année.

Le père Duré sourit tout en hochant la tête. Il n’avait pas d’implant, et son antique persoc n’avait pas quitté ses bagages de toute la durée du voyage.

— Il existe un accès, dit-il. Et la région n’est pas tout à fait inhabitée. Les Bikuras l’occupent.

— Les Bikuras…, fit le père Hoyt en fermant les yeux…, ne sont qu’une légende.

— Hum… Cherchez sous la rubrique « Mamet Spedling ».

Le père Hoyt ferma de nouveau les yeux. L’index général lui apprit que Mamet Spedling était un explorateur de second ordre, affilié à l’Institut Shackleton, sur Renaissance Minor, près d’un siècle et demi standard plus tôt. Il avait communiqué à l’Institut un bref rapport dans lequel il relatait son expédition à l’intérieur des terres à partir de la toute nouvelle Port-Romance, à travers des marécages qui avaient été depuis reconvertis en plantations pour l’exploitation des fibroplastes. Il disait avoir traversé les forêts des flammes à la faveur d’une de leurs rares périodes d’inactivité, et grimpé assez haut sur le plateau du Pignon pour arriver jusqu’à la Faille et rencontrer une minuscule tribu d’humains qui correspondaient à la description des légendaires Bikuras.

Les courtes explications de Spedling faisaient état d’une hypothèse selon laquelle ces humains auraient été les survivants d’une colonie appartenant à un vaisseau d’ensemencement porté disparu trois siècles auparavant. D’après la description donnée par l’explorateur, il était clair que le groupe présentait tous les symptômes d’une dégénérescence culturelle classique due à l’isolement total, à la consanguinité et à une adaptation trop poussée. Assez brutalement, Spedling écrivait : « Il suffit de passer quelques heures avec eux pour constater que ces Bikuras sont trop stupides, léthargiques et primitifs pour mériter d’être étudiés sérieusement. » En fait, la forêt des flammes menaçait de reprendre son activité, et Spedling ne tenait pas à perdre davantage de temps en leur compagnie. Il avait donc repris le chemin de la côte à marches forcées, perdant quatre de ses porteurs indigènes, la totalité de son équipement et de ses papiers, et même son bras gauche au cours des trois mois qui lui furent nécessaires pour traverser la forêt durant cette période d’« inactivité ».

— Mon Dieu ! s’était exclamé le père Hoyt en se laissant aller en arrière au creux de son hamac. Mais pourquoi tenez-vous à retrouver ces Bikuras ?

— Pourquoi pas ? avait simplement répondu le père Duré. Nous avons si peu de renseignements sur eux.

— Nous ne savons presque rien d’Hypérion en général, avait répliqué nerveusement Hoyt. Pourquoi pas les Tombeaux du Temps, ou le légendaire gritche, au nord de la Chaîne Bridée d’Equus ? Ils ont au moins le mérite d’être célèbres.

— Justement, murmura le père Duré. De combien d’études savantes ont-ils été l’objet ? Des centaines, peut-être. Des milliers, même.

Le vieux prêtre avait entrepris de bourrer sa pipe et de l’allumer, ce qui n’était pas un mince exploit sous gravité zéro.

— D’ailleurs, reprit-il, même si cette créature qu’on appelle le gritche a une existence réelle, elle n’est pas d’essence humaine. Et j’ai un faible pour ce qui est humain.

— Je vois, avait dit Hoyt, cherchant désespérément quelque argument puissant à lui opposer. Mais les Bikuras ne constituent qu’un mystère mineur. Tout ce que vous pouvez vous attendre à trouver, au mieux, c’est quelques douzaines de sauvages vivant dans une région si brumeuse, si reculée et… si peu importante que même les satellites cartographiques de la colonie ne les ont jamais repérés. Pourquoi les choisir comme sujet d’étude alors qu’il reste sur Hypérion de grands mystères à élucider, comme les labyrinthes ? Saviez-vous, père Duré, qu’Hypérion fait partie des neuf planètes labyrinthiennes ?

— Naturellement, répliqua Duré en exhalant un nuage de fumée approximativement hémisphérique que les courants d’air, au bout d’un moment, effilochèrent en une série d’arborescences dentelées. Mais les labyrinthes ont déjà leurs chercheurs et leurs admirateurs dans tout le Retz, Lénar, et leurs galeries existent sur les neuf mondes depuis… je ne sais pas, moi… un demi-million d’années standard, peut-être. Sept cent cinquante mille ans, plus probablement. Leur secret n’est pas près d’être percé. Mais combien de temps encore durera la culture bikura avant d’être absorbée par la colonisation moderne ou, plus vraisemblablement encore, d’être purement et simplement balayée par les circonstances ?

Hoyt haussa les épaules.

— Ils n’existent peut-être déjà plus à l’heure qu’il est. L’expédition de Spedling ne date pas d’hier, et aucun autre rapport sur eux ne nous est jamais parvenu. Si leur tribu est éteinte, tous les efforts déployés, tout le déficit de temps accumulé pour arriver jusqu’à eux auront été gaspillés en pure perte.

— C’est exact, fit placidement le père Duré en tirant sur sa pipe.

Ce n’est qu’au cours de la dernière heure qu’il passa en sa compagnie, durant leur descente vers la surface, que le père Hoyt avait pu avoir un léger aperçu des véritables pensées qui habitaient l’esprit de son compagnon de voyage. Le limbe d’Hypérion était, depuis plusieurs heures, éblouissant d’une blancheur mêlée de striures vertes et lapis-lazuli lorsque, soudain, le vieux vaisseau de descente avait plongé dans les couches supérieures de l’atmosphère, sa baie transparente momentanément baignée de flammes, avant de planer silencieusement à une soixantaine de kilomètres au-dessus des sombres masses nuageuses et des océans illuminés par la lumière stellaire tandis que le terminateur bondissant du lever de soleil d’Hypérion se précipitait vers eux tel un fantasmagorique raz de marée de lumière.

— Somptueux, avait murmuré le père Paul Duré, plus pour lui-même qu’à l’intention de son jeune compagnon. C’est un spectacle extraordinaire. En des moments pareils, il me semble que je perçois – ô combien confusément – le sacrifice que le Fils de Dieu a dû consentir pour accepter de devenir le Fils de l’Homme.

Hoyt aurait voulu, alors, poursuivre cette conversation, mais le père Duré était demeuré plongé dans sa contemplation, à travers la baie transparente, du spectacle offert par Hypérion. Dix minutes plus tard, ils se posaient sur l’astroport de Keats, et le père Paul Duré disparaissait dans un tourbillon de formalités douanières et de récupération des bagages. Vingt minutes après, un Lénar Hoyt morose et désabusé quittait la planète pour retrouver le Nadia Oleg et la fugue cryotechnique.

Cinq semaines de mon temps réel plus tard, je retournai sur Pacem, raconta le père Hoyt. J’avais perdu huit années, mais, pour une raison ou pour une autre, le sentiment de perte que j’éprouvais allait bien au-delà de ce simple fait. Dès mon retour, l’évêque m’informa qu’il n’avait pas reçu la moindre nouvelle de Paul Duré durant les quatre années qui venaient de s’écouler. Le Nouveau-Vatican avait dépensé une fortune en demandes de renseignements par mégatrans, mais ni les autorités coloniales ni le consulat de Keats n’avaient pu retrouver trace du prêtre disparu.

Le père Hoyt s’interrompit pour porter son verre d’eau à ses lèvres, et le consul en profita pour commenter :

— Je me souviens très bien des recherches. Je n’ai jamais connu Duré personnellement, bien sûr, mais nous avons fait tout notre possible pour retrouver sa trace. Théo, mon adjoint, a dépensé une énorme énergie, au fil des ans, pour essayer de résoudre ce mystère ; mais, à l’exception de quelques rapports contradictoires selon lesquels il aurait été aperçu une ou deux fois à Port-Romance, nous n’avons plus jamais entendu parler de lui. Encore ces rapports remontaient-ils aux toutes premières semaines de son arrivée, c’est-à-dire il y a des années de cela. Il y avait partout, sur son chemin, des plantations, pour la plupart dépourvues d’équipement radio ou persoc. Cela s’explique par le fait que, sur beaucoup d’entre elles, on se livrait non seulement à la culture des fibroplastes, mais aussi à celle, clandestine, de toutes sortes de drogues illégales. Je suppose que nous n’avons jamais eu affaire à la bonne personne, sur la bonne plantation. Mais je peux affirmer au moins que le dossier du père Duré n’avait pas encore été classé lorsque j’ai quitté Hypérion.

Le père Hoyt hocha la tête.

— J’ai débarqué sur Keats un mois après la prise de fonctions de votre successeur au consulat. L’évêque a été étonné que je me porte volontaire pour y retourner. Sa Sainteté elle-même m’a donné audience. Je n’ai séjourné sur Hypérion qu’un peu moins de sept mois en temps local. Lorsque j’ai regagné le Retz, je savais tout sur ce qui est arrivé au père Duré.

Il mit la main sur les deux carnets à la couverture tachée.

— Si vous voulez que j’achève mon histoire, dit-il, il faut que je vous lise des passages de son journal.

Le vaisseau-arbre Yggdrasill était maintenant orienté de telle sorte que son immense tronc occultait le soleil et que la plate-forme de la salle à manger ainsi que la voûte de feuilles au-dessous d’elle étaient plongées dans la nuit. Cependant, au lieu de voir les étoiles comme des têtes d’épingles brillant au-dessus d’eux, comme cela eût été le cas s’ils s’étaient trouvés à la surface d’une planète, ils les voyaient dans le ciel, tout autour d’eux, comme un million de petits soleils. Hypérion formait une sphère qui grossissait à vue d’œil, tel un missile mortel qui se précipitait sur eux.

— Lisez donc, fit Martin Silenus.

EXTRAITS DU JOURNAL DE PAUL DURÉ.

Premier jour :


Mon exil commence.

Je suis un peu embarrassé pour dater ce journal. Selon le calendrier monastique de Pacem, aujourd’hui serait le dix-septième jour du mois de Thomas, de l’année de Notre Seigneur 2732. Selon la chronologie de l’Hégémonie, nous serions le 12 octobre 589 PC. Mais en comptant comme les habitants d’Hypérion, c’est du moins ce que m’a expliqué le vieil employé tout ridé de l’obscur hôtel où je suis descendu, ce jour est le vingt-troisième du mois de Lycius (le dernier de leurs sept mois de quarante jours), soit de l’an 426 AAVS (Après l’Accident du Vaisseau Spatial !), soit de la cent vingt-huitième année à compter du début du règne du roi Billy le Triste, qui ne règne plus depuis une bonne centaine de ces mêmes années.

Au diable toutes ces complications ! J’appellerai ce jour le premier jour de mon exil.

Journée épuisante. Étrange, de se sentir harassé juste après avoir dormi des mois durant, mais il paraît que c’est une sensation courante pour quelqu’un qui sort de fugue. Chaque cellule de mon corps ressent la fatigue de ces derniers mois de voyage, même si mon esprit les a oubliés pour sa part. Je n’ai pas le souvenir de m’être jamais senti aussi fatigué par un voyage, même lorsque j’étais moins âgé.

J’aurais aimé faire plus ample connaissance avec le jeune Hoyt. C’est un garçon qui me paraît tout à fait convenable, avec ses yeux brillants de bon catéchumène. Ce n’est certes pas la faute des jeunes dans son genre si notre religion est sur le déclin. C’est simplement que la sérénité naïve et bon enfant de nos prêtres ne peut rien faire pour arrêter le lent glissement vers l’oubli auquel semble irrémédiablement condamnée l’Église.

Il faut dire que je n’ai pas fait grand-chose, moi non plus, pour empêcher ce glissement.

Merveilleux spectacle que ce nouveau monde vers lequel le vaisseau de descente nous conduit. Je distingue deux des trois continents : Equus et Aquila. Le troisième, Ursa, n’est pas visible.

L’arrivée à Keats se fait dans la confusion des formalités de police et de douane, qui durent des heures, et des moyens de transport pour gagner le centre de la cité. Images fugitives de chaînes de montagnes, au nord, voilées d’une brume légère et bleutée. Collines basses couvertes d’arbres orange et jaune ; ciel pastel, aux couches superposées bleues et vertes, soleil un peu trop petit mais plus brillant que sur Pacem. Les couleurs, ici, semblent plus vives de loin, et se diluent en se dissociant lorsqu’on s’approche, comme dans un tableau de peinture pointilliste. La grande statue du roi Billy le Triste, dont j’avais tant entendu parler, m’a étrangement déçu. Vue de la route, elle ressemble plus à une ébauche grossièrement taillée à même la montagne noire qu’à la silhouette royale à laquelle je m’attendais. C’est vrai que le roi-poète dépressif semble bouder d’une manière qu’il aurait peut-être approuvée au-dessus de cette cité disparate de cinq cent mille âmes.

La ville proprement dite semble divisée entre la masse labyrinthienne des taudis et des tavernes que les gens d’ici appellent Jacktown et le vieux centre de Keats, qui ne date, au demeurant, que de quatre siècles, et qui est tout en pierres polies et stérilité étudiée. Je pense en faire prochainement la visite.

J’avais prévu de séjourner un mois dans cette ville, mais j’ai déjà hâte de poursuivre mon voyage. Si seulement tu pouvais me voir en ce moment, Monseigneur et cher Édouard ! Puni mais toujours impénitent. Plus seul que jamais, mais étrangement satisfait de mon nouvel exil. Si mon châtiment pour les excès passés dus à mon trop grand zèle doit être le bannissement jusqu’au septième cercle de la désolation, Hypérion représente de loin le meilleur choix. Je pourrais en oublier la mission que je me suis moi-même assignée de retrouver ces lointains Bikuras (sont-ils réels ? Je pencherais plutôt pour la négative, ce soir), et je me contenterais de passer le reste de mes jours dans cette capitale provinciale d’un monde lointain et oublié de tous, même de Dieu, semble-t-il. Mon exil n’en serait pas moins total.

Ah, mon cher Édouard, ami de mon enfance et de mes études (qui ne furent certes pas aussi brillantes ni aussi orthodoxes que les tiennes) ! Nous voilà maintenant tous deux très vieux, mais il me manque, par rapport à toi, quatre années de sagesse, et je suis au fond toujours le même jeune garçon espiègle et impénitent que tu as autrefois connu. J’espère que tu es toujours en vie et que tu pries de temps en temps pour moi.

Trop las pour continuer ce soir. Je vais me coucher. Demain, visiter Keats, faire un bon repas, et se mettre en quête des moyens de transport vers le sud et vers Aquila.


Cinquième jour :


Il y a une cathédrale à Keats. Ou plutôt, il y avait. Elle est abandonnée depuis au moins deux siècles standard. Son transept en ruine s’ouvre sur le ciel bleu-vert, l’une de ses tours est éventrée et l’autre n’est plus qu’une carcasse de vieilles pierres et de poutrelles de renforcement rouillées.

Je suis tombé dessus tout à fait par hasard, en errant, un peu perdu, le long des berges du fleuve Hoolie, dans la partie la moins peuplée de la ville, où le vieux centre cède progressivement la place à Jacktown dans un fouillis d’entrepôts gigantesques qui cachent ici la vue des tours en ruine jusqu’à ce que le promeneur se retrouve dans une ruelle en cul-de-sac, face aux murs de cette cathédrale, avec sa salle du chapitre à moitié effondrée dans le lit du fleuve et sa façade piquée par les vestiges de la statuaire sinistre et apocalyptique de la période expansionniste post-hégirienne.

Je m’avançai, parmi les éboulis et les ombres diaprées, jusqu’au milieu de la nef. L’évêché de Pacem n’avait fait aucune mention d’une présence catholique sur Hypérion, et encore moins d’une cathédrale. Il n’est guère plausible que la petite colonie du vaisseau d’ensemencement accidenté il y a quatre siècles ait pu fournir une congrégation assez nombreuse pour justifier la présence d’un évêque, et encore moins d’une cathédrale, mais elle était pourtant là.

Je furetai au milieu des ombres de la sacristie. La poussière et le plâtre en suspension dans l’air formaient comme un encens qui délimitait un double rai de soleil tombant d’étroites fenêtres situées dans les hauteurs de l’édifice. Je ressortis à la lumière et m’approchai d’un autel dépouillé de tout ornement à l’exception des crevasses et des fissures dues aux pierres et à la maçonnerie qui se détachaient des voûtes. La grosse croix dont la trace était encore visible sur le mur de l’est, derrière l’autel, s’était détachée, elle aussi, et gisait en mille éclats de céramique au milieu d’un tas de pierres. Machinalement, sans préméditation aucune, je me plaçai derrière l’autel, les bras levés, et me mis à célébrer l’Eucharistie. Il n’y avait dans cet acte aucune intention cachée, ni parodique, ni mélodramatique, ni symbolique. C’était juste le réflexe involontaire d’un prêtre qui avait dit la messe presque quotidiennement durant plus de quarante-six années de sa vie et qui affrontait maintenant la perspective de ne plus jamais participer au rite rassurant de cette célébration.

J’eus un véritable choc lorsque je m’aperçus tout à coup que je n’étais pas seul. La vieille femme qui tenait lieu de congrégation était agenouillée au quatrième rang, et le noir de sa robe et de son fichu se fondait si bien dans l’ombre que seul le clair ovale de son visage, abondamment ridé, avait attiré mon attention. Elle semblait flotter, légère et désincarnée, dans l’obscurité. Stupéfait, j’interrompis la litanie de la consécration. Elle regardait dans ma direction, mais quelque chose dans ses yeux, malgré la distance, me donna immédiatement à penser qu’elle était aveugle. Durant quelques instants, je demeurai incapable de prononcer un mot de plus, écarquillant les yeux dans les rayons de poussière en suspension qui baignaient l’autel, essayant de m’expliquer cette apparition spectrale en même temps que je cherchais les raisons de ma propre présence ici et de mon comportement singulier.

Je retrouvai enfin ma voix et l’appelai, mais les mots n’avaient pas fini de résonner dans la nef lorsque je m’aperçus qu’elle s’était déplacée. J’entendis le frottement de ses pieds sur les dalles du sol, il y eut un crissement, puis un bref éclat de lumière me permit d’apercevoir fugitivement sa silhouette à l’autre bout de la cathédrale, sur la droite. Je me protégeai des rayons de lumière qui m’aveuglaient, puis me frayai un chemin, au milieu des décombres, jusqu’à l’endroit où s’élevait autrefois la grille de l’autel. Je l’appelai de nouveau, en m’efforçant de la rassurer, en lui criant de ne pas avoir peur, bien que ce fût plutôt moi que des frissons glacés parcouraient. Je finis par me lancer à sa poursuite. Cependant, lorsque j’atteignis le côté abrité de la nef, elle avait déjà disparu.

Une petite porte s’ouvrait sur la salle du chapitre en ruine et sur la berge du fleuve. Mais la vieille femme n’était nulle part en vue. Je retournai dans l’obscurité de la cathédrale, et j’aurais sans doute fini par attribuer cette apparition à mon imagination fatiguée par tant de mois passés en état de fugue cryotechnique si je n’avais pas retrouvé une preuve tangible et irréfutable de son passage. Dans l’obscurité glacée des vieilles pierres, solitaire, une petite chandelle votive de couleur rouge se consumait en crépitant avec une flamme vacillante sous l’effet d’invisibles courants d’air.

Je suis fatigué de cette ville. Je suis las de ses prétentions païennes et de ses fausses légendes. Hypérion est un monde de poète sans poésie. Keats est un mélange de mauvais goût clinquant et de faux classicisme alliés à la vigueur aveugle d’une ville champignon. Il y a dans cette ville trois temples zen gnostiques et quatre mosquées panislamiques, mais j’ai l’impression que les véritables lieux du culte locaux sont les innombrables tavernes, saloons et bordels, ainsi que les immenses marchés où s’échangent les cargaisons de fibroplastes venues du sud, sans compter les temples où des âmes perdues s’efforcent d’oublier leur désespoir suicidaire en célébrant le culte du gritche derrière une façade de faux mysticisme. Toute cette planète, en fait, pue le mysticisme dépourvu de la moindre révélation.

Qu’elle aille au diable.

Demain, je prends la route du sud. Ils ont bien des glisseurs et autres avions sur cette planète absurde, mais, pour le commun des mortels, à ce qu’il semble, le voyage d’un de ces maudits continents insulaires à l’autre ne saurait se faire que par voie maritime – ce qui, m’a-t-on affirmé, dure une éternité – ou au moyen de l’un de ces énormes dirigeables de transport qui ne partent de Keats qu’une seule fois par semaine.


Dixième jour :


Les animaux.

La première expédition qui est descendue à la surface de cette planète devait faire une fixation sur les animaux. Le cheval, l’ours, l’aigle… Trois jours durant, nous avons descendu la côte orientale d’Equus, dont cette partie aux contours tourmentés porte le nom de Crinière. Le quatrième jour, nous avons traversé un détroit de la mer du Mitan jusqu’à une grande île appelée la Clé du Chat. Aujourd’hui, nous débarquons du fret et des passagers à Félix, la capitale de l’île. D’après ce que je peux voir du débarcadère et de la tour d’amarrage, il ne doit guère y avoir plus de cinq mille habitants dans cette agglomération de baraques branlantes.

Le vaisseau va bientôt nous conduire, sur huit cents kilomètres, à travers un archipel qui porte le nom de Neuf Queues. Ensuite, il nous restera à affronter sept cents kilomètres de pleine mer, à travers l’équateur de la planète, jusqu’à la côte nord-ouest, nommée le Bec, du continent Aquila.

Toujours sous le signe des animaux.

Donner à ce moyen de transport le nom de « dirigeable » relève de la plus haute fantaisie sémantique. C’est plutôt une large plateforme de lévitation, avec des cales assez vastes pour contenir toute la ville de Félix en plus des milliers de balles de fibroplastes qu’elle emportait habituellement. En attendant, les éléments moins importants de la cargaison – c’est-à-dire nous, les passagers – doivent s’accommoder comme ils peuvent des installations existantes. J’ai aménagé un petit coin, près de l’une des portes de chargement, avec un lit pliant et tous mes bagages, qui comprennent trois malles de matériel d’expédition. Non loin de moi se trouve une famille de huit personnes, des ouvriers indigènes qui s’en retournent à leur plantation après leur voyage d’emplettes semestriel à Keats. Je dois dire que l’odeur et le bruit des cochons ou des hamsters en cage qu’ils rapportent avec eux ne me gêne pas tant, certaines nuits, que les cocoricos intempestifs de leur malheureux volatile désorienté.

Encore les animaux !


Onzième jour :


Dîné ce soir, dans le salon situé au-dessus du pont promenade, avec le citoyen Heremis Denzel, professeur à la retraite d’une petite université de planteurs des environs d’Endymion. Il m’a appris que la première expédition sur Hypérion n’avait pas fait de fixation sur les animaux, et que les noms officiels des continents ne sont nullement Equus, Ursa et Aquila, mais Creighton, Allensen et Lopez. Il s’agit, paraît-il, de trois obscurs fonctionnaires de l’ancienne administration topographique. Je préfère encore les noms d’animaux !

Après un excellent dîner, je suis venu m’asseoir tout seul un moment sur le pont promenade, pour contempler le coucher du soleil. L’endroit est relativement abrité du vent par les conteneurs qui occupent l’avant du bâtiment, et la brise légère est chargée de sel. Au-dessus de moi, j’aperçois les flancs orange et vert de l’immense enveloppe gonflée de gaz qui nous transporte au milieu des îles. La mer est d’un bleu lapis intense avec des reflets verdoyants qui imitent les couleurs du ciel. Quelques hauts cirrus espacés captent les dernières lueurs du soleil trop petit d’Hypérion, et s’embrasent comme du corail incandescent. Il n’y a aucun bruit à part le lointain murmure des turbines électriques. Trois cents mètres plus bas, l’ombre d’une énorme créature sous-marine en forme de raie manta avance de conserve avec le dirigeable. Il y a quelques secondes, un oiseau ou un insecte de la taille et de la couleur d’un colibri, mais avec des ailes diaphanes de près d’un mètre d’envergure, s’est immobilisé dans les airs à quelques mètres de moi pour m’observer avant de plonger vers la surface de la mer, les ailes repliées.

Je me sens très seul ce soir, Édouard. Cela irait beaucoup mieux si j’avais la certitude que tu es vivant, en train de jardiner ou d’écrire dans ton bureau. Je pensais que mes voyages ébranleraient mes conceptions teilhardiennes d’un Dieu qui réunit le Christ de l’Évolution, le Personnel, l’Universel, l’En Haut et l’En Avant, mais je ne vois pour le moment aucun signe d’un tel changement.

Il se fait nuit. Je me fais vieux. Je ressens… je ne peux pas encore dire du remords, Édouard, Votre Éminence, à l’idée d’avoir falsifié des pièces issues des fouilles d’Armaghast. Mais si ces artefacts avaient indiqué la présence ici d’une culture de type christique, à six cents années-lumière de l’Ancienne Terre, et près de trois mille ans avant que l’homme eût quitté la surface de la planète-mère…

Était-ce un si grand péché que d’interpréter des données pour le moins ambiguës de telle manière qu’elles auraient pu entraîner un renouveau du christianisme à notre époque ?

C’en était un, bien sûr, mais certes pas, à mon avis, parce qu’il est répréhensible de falsifier des données scientifiques. Plutôt à cause du péché bien plus grave qui consiste à penser que le christianisme peut être sauvé. L’Église se meurt, Édouard, et pas seulement notre bien-aimée branche de l’Arbre Sacré, mais avec elle tous ses rejetons, ses repousses, ses résidus et ses chancres. Le Corps du Christ se meurt aussi sûrement que cette pauvre enveloppe charnelle usée qui est la mienne, Édouard. Toi et moi, nous le savions très bien en Armaghast, où le soleil de sang n’illuminait plus que la poussière et la mort. Nous le savions aussi, dans la fraîcheur de l’été verdoyant où nous avons prononcé nos vœux pour la première fois au Collège. Nous le savions déjà, enfants, quand nous jouions dans les prairies paisibles de Villefranche-sur-Saône. Et nous ne l’avons jamais oublié.

La nuit est tombée, maintenant. J’écris ces mots à la faible lueur qui descend des fenêtres du salon du pont supérieur. Les étoiles forment d’étranges constellations dans le ciel. La mer du Mitan luit, la nuit, d’une phosphorescence glauque et malsaine. Je vois une masse sombre à l’horizon, dans la direction du sud-est. C’est peut-être un grain, ou encore notre prochaine île, la troisième des neuf « queues ». (Mais quelle mythologie parle de chat à neuf queues ? Je n’en connais pas, pour ma part.)

Dans l’intérêt de l’oiseau que j’ai aperçu tout à l’heure (si toutefois c’était un oiseau), je prie pour que ce soit une île et non un grain.


Vingt-huitième jour :


Voilà une semaine que je me trouve à Port-Romance, et j’ai déjà vu trois cadavres.

Le premier a été rejeté par la mer, gris et gonflé, parodie d’être humain venue s’échouer sur la vase à quelque distance de la tour d’amarrage, le premier soir de notre arrivée en ville. Les enfants lui ont jeté des pierres.

Le deuxième mort, que l’on a retiré des décombres carbonisés d’un atelier de production de méthane du secteur pauvre de la ville, tout près de mon hôtel, avait été défiguré, ratatiné par la chaleur, ses bras et ses jambes repliés dans la posture du boxeur, propre, depuis des temps immémoriaux, à ce genre d’accident. J’avais jeûné ce jour-là, et je confesse, à ma grande honte, que la forte odeur de graisses et de chairs brûlées qui parvint à mes narines me fit saliver.

Le troisième homme fut assassiné à moins de trois mètres de moi. Je venais de sortir de mon hôtel pour emprunter le dédale de planches recouvertes de boue qui tiennent lieu de trottoirs dans cette ville sordide lorsque j’entendis plusieurs détonations et vis un homme, à quelques pas de moi, qui chancelait comme s’il avait brusquement perdu l’équilibre. Il continua d’avancer dans ma direction avec une expression de surprise, puis tomba dans la boue et les eaux souillées.

Il avait reçu trois projectiles tirés par une petite arme à feu. Deux de ces projectiles l’avaient touché en pleine poitrine, et le troisième au-dessous de l’œil gauche. Chose incroyable, il respirait encore lorsque je suis arrivé à lui. Machinalement, j’ai sorti mon étole de ma sacoche, avec le flacon d’eau bénite qui ne me quittait pas depuis si longtemps. Puis j’ai commencé à lui administrer le sacrement de l’extrême-onction. Personne, dans la foule qui s’était assemblée, n’éleva d’objection. Le blessé s’agita une seule fois, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis retomba mort. La foule se dispersa avant même qu’on vînt enlever le corps.

Il était d’âge moyen, les cheveux d’un blond tirant sur le roux, légèrement corpulent. Il ne portait sur lui aucun document d’identité, pas même une plaque universelle ou un persoc. Il n’y avait dans sa poche, en tout et pour tout, que six pièces d’argent.

J’ignore pour quelle raison je restai près du corps tout le reste de la journée. Le médecin qui pratiqua l’autopsie prescrite par la loi était un homme petit et sec, plein de cynisme, qui me permit néanmoins de rester pendant qu’il œuvrait. Je suppose qu’il avait besoin de conversation.

— Voilà tout ce que ça vaut, dit-il en fendant le ventre de ce pauvre homme comme si c’était une baudruche rose, avant d’écarter les replis de peau et les muscles pour les tendre comme les rabats d’une tente.

— Tout ce que vaut quoi ? demandai-je.

— La vie de cet homme, fit le docteur en retroussant la peau du visage du cadavre comme si c’était un simple masque graisseux. Votre vie. La mienne.

Les striures rouges et blanches des muscles bleuirent autour du trou déchiqueté de la blessure, juste au-dessus de la pommette.

— Vous ne croyez pas qu’il pourrait y avoir autre chose ? demandai-je.

Il leva les yeux de son sinistre travail pour m’adresser un sourire faussement candide.

— S’il y a autre chose, montrez-moi où c’est, dit-il.

Il souleva le cœur du mort et sembla le soupeser un instant dans sa main.

— Sur certains mondes du Retz, dit-il, cela aurait quelque valeur sur le marché, car les gens sont trop pauvres pour stocker des organes clonés dans des cuves nourricières, mais assez riches pour ne pas mourir faute d’un cœur de rechange. Ici, cependant, ce n’est qu’un viscère tout juste bon à jeter.

— Il y a autre chose, nécessairement, insistai-je.

Je n’étais pas très convaincu moi-même. J’avais le souvenir des funérailles de Sa Sainteté le pape Urbain XIV, juste après mon départ de Pacem. Selon la coutume établie depuis l’époque préhégirienne, le corps n’avait pas été embaumé. Il attendait, dans le vestibule de la basilique centrale, qu’on le prépare pour son cercueil en bois simple. Tout en aidant Édouard et Monseigneur Frey à revêtir de ses vêtements mortuaires le corps rigide, j’avais été frappé par la coloration de plus en plus foncée de la peau, et par le relâchement des mâchoires.

Haussant les épaules, le médecin légiste acheva l’autopsie. L’enquête, réduite à sa plus simple expression, ne devait jamais aboutir. Pas le moindre suspect ni le moindre mobile en vue. On envoya le signalement du mort à Keats, mais on l’enterra dès le lendemain dans un cimetière de pauvres situé à la lisière de la jungle jaune, après la plaine de boue.

Port-Romance est un fouillis de structures jaunâtres en bois de vort, assises sur un dédale d’échafaudages et de planches qui s’avancent assez loin sur les plaines de boue de l’embouchure du Kans. Le fleuve atteint ici près de deux kilomètres de large, à l’endroit où il se jette dans la baie de Toschahaï, mais seuls quelques chenaux sont navigables, et encore à condition de les draguer jour et nuit.

Chaque soir, je reste longtemps éveillé, dans ma chambre d’hôtel sordide, avec la fenêtre ouverte, à écouter les cognements sourds des pelles automatiques, qui résonnent comme le cœur de cette affreuse cité dont la respiration pourrait être le murmure lointain des vagues de l’océan qui se brisent sur la grève. Ce soir, en écoutant respirer la ville, je ne puis m’empêcher de lui imaginer pour visage le masque écorché de l’homme qui vient d’être assassiné.

Les compagnies de transport ont un petit terminal de glisseurs en bordure de la ville, pour transporter les personnes et le matériel jusqu’aux grandes plantations de l’intérieur des terres. Mais je n’ai pas les moyens de me payer le passage. Ou, plutôt, je pourrais, à la rigueur, monter à bord, mais il me faudrait laisser derrière moi mes trois malles de matériel scientifique et médical. J’avoue que je suis tout de même tenté. Ma mission chez les Bikuras me paraît aujourd’hui plus absurde et plus irrationnelle que jamais. Seuls mon étrange besoin de me fixer une destination précise et ma détermination pour le moins masochiste de compléter les conditions de l’exil que je me suis moi-même imposé me poussent à poursuivre ce voyage.

Il y a un bateau qui part pour remonter le Kans dans deux jours. J’ai retenu une place à bord, et je dois y charger mes malles demain. C’est sans regret que je laisserai Port-Romance derrière moi.


Quarante et unième jour.


L’Emporotique poursuit sa lente progression sur le fleuve. Pas la moindre habitation humaine en vue depuis que nous avons quitté le dock de Melton, avant-hier. La jungle se presse contre les rives comme une muraille végétale. À certains endroits, même, lorsque la largeur du fleuve n’excède pas une trentaine de mètres, elle forme une voûte presque continue au-dessus de nos têtes. La lumière, elle aussi, est jaune, aussi riche et épaisse que du beurre fondu, filtrée comme elle l’est par les frondaisons géantes à quatre-vingts mètres au-dessus des eaux bourbeuses du Kans. Perché sur les tôles rouillées du rouf de la barge principale, qui abrite les passagers, j’écarquille les yeux pour essayer d’apercevoir mon premier arbre de Tesla. Le vieux Kady, assis non loin de moi, interrompt son patient travail avec un couteau sur un bout de bois, crache par-dessus bord à travers ses chicots et me dit en riant :

— Vous ne risquez pas de voir un arbre à flammes par ici, mon père. On est encore beaucoup trop bas. Leur foutue forêt, c’est pas du tout à ça que ça ressemble, croyez-moi. Faut arriver au moins jusqu’aux Pignons pour voir un vrai tesla. On n’est pas encore sortis de la forêt pluviale.

C’est vrai qu’il pleut régulièrement l’après-midi. Et le mot « pluie » n’est qu’un pâle euphémisme pour désigner le déluge qui s’abat quotidiennement sur nous, voilant complètement la rive, tambourinant dans un vacarme d’enfer sur les tôles des roufs, ralentissant notre allure d’escargot au point qu’il nous semble faire du sur-place. Dans ces moments-là, le fleuve se transforme en torrent presque vertical, en cataracte qu’il nous faut remonter si nous voulons continuer.

L’Emporotique est un ancien remorqueur à fond plat, auquel on a adjoint cinq barges qui s’accrochent à lui comme des enfants dépenaillés à la jupe de leur mère. Trois des barges à double pont transportent des ballots de marchandises destinés à être livrés ou vendus aux plantations qui bordent le fleuve. Les deux autres offrent un simulacre d’abri aux indigènes qui veulent remonter le fleuve. J’ai l’impression, cependant, que certains passagers vivent à bord en permanence. Ma couchette consiste en un matelas taché posé par terre, et les murs sont couverts d’étranges insectes qui ressemblent à des lézards.

Après la pluie, rituellement, tout le monde se rassemble sur le pont pour voir se lever la brume du soir au-dessus des eaux du fleuve en train de se refroidir. L’air est très chaud, hypersaturé d’humidité durant la majeure partie de la journée. Le vieux Kady prétend que j’arrive trop tard pour entreprendre la traversée de la forêt pluviale et de la forêt des flammes avant la période d’activité des teslas. Nous verrons bien.

Ce soir, les brumes montent de l’eau comme si c’étaient les esprits de tous les morts qui reposent sous la surface trouble du fleuve. Les derniers haillons effilochés des nuages de l’après-midi se dissipent à travers les cimes des arbres, et les couleurs reviennent. Je vois passer la forêt du jaune de chrome à un safran translucide qui, lentement, cède la place à des ocres et au terre de Sienne qui précède le crépuscule. À bord de l’Emporotique, le vieux Kady allume les lanternes et les globes qui pendent des poutrelles déformées du pont supérieur. Comme pour ne pas être en reste, la jungle assombrie se pare de la faible phosphorescence de ses matières en décomposition tandis que les oiseaux lampyres et les toiles d’araignée perlées luisent dans les ténèbres des hautes branches.

La petite lune d’Hypérion n’est pas visible aujourd’hui, mais cette planète doit se déplacer dans un secteur de l’espace qui contient plus de débris que de coutume pour un monde si proche de son soleil, ce qui fait que son ciel est fréquemment illuminé par des averses de météorites. Ce soir, l’activité céleste est particulièrement intense. Du milieu du fleuve, assez large ici, nous apercevons des entrelacs de corps lumineux en mouvement, qui, de leur traîne, semblent tisser une toile d’une étoile à l’autre. Ces images, au bout d’un moment, sont insupportables à la rétine, et l’on baisse les yeux pour voir dans l’eau glauque le reflet atténué du phénomène.

Il y a une lueur à l’horizon oriental. Le vieux Kady m’explique qu’il s’agit de la lumière fournie à quelques grosses plantations par des miroirs orbitaux.

Il fait trop chaud pour dormir à l’intérieur. J’installe ma paillasse sur le toit de tôle et je contemple le spectacle céleste tandis que les indigènes, agglutinés par familles, chantent des mélopées envoûtantes dans des dialectes que je n’ai pas même essayé d’apprendre. Je songe aux Bikuras, encore si loin de nous, et je me sens étreint par une étrange angoisse.

Quelque part dans les profondeurs de la forêt, un hurlement d’animal retentit, qui ressemble au cri d’une femme apeurée.


Soixantième jour :


Arrivée à la plantation de Perecebo. Je ne me sens pas bien.


Soixante-deuxième jour :


Je suis malade. J’ai la fièvre, des tremblements. Hier, toute la journée, j’ai vomi une bile noire. La pluie est assourdissante. Les miroirs orbitaux éclairent toute la nuit le dessus des nuages. Les cieux sont embrasés. Je dois avoir au moins quarante.

Une femme s’occupe de moi. Elle me lave. Je suis trop malade pour avoir honte. Elle a les cheveux plus noirs que la plupart des autres indigènes. Elle parle peu. Ses yeux sont noirs et doux.

Mon Dieu ! Être malade si loin de chez moi !


… jour :


… L m’attend… L m’épie… rentre mouillée de pluie… exprès pour me tenter… sait ce que… je sui… ma peau brûle comme du f… le bout de se sein nu sous la chem de coton…

… je sais qu’ils sont la tous a me reg… j’entend leur voix la nuit… me change… me frictionne le c… avec du poison… ça brûle… croi que ne me rend c de rien… mais j’entend quand la pluie s’arete… s’arete.

Je n’ai plus de peau. Tout rouge sens le trou dans ma joue. Quand je tr la balle je la recra recracherai agnusdeiquitolispeccatamundi miserer nobis misere nobis miserere.


Soixante-cinquième jour :


Merci, ô mon Dieu, de m’avoir délivré de la maladie.


Soixante-sixième jour :


Me suis rasé. Réussi à marcher jusqu’à la douche.

Semfa m’a aidé à me préparer pour recevoir l’administrateur. Je m’attendais à un gros individu bougon comme ceux que j’ai pu voir par la fenêtre, travaillant au complexe de tri. Mais c’est un petit homme tranquille à la peau noire, affecté d’un léger zézaiement. Il s’est montré très serviable. J’étais préoccupé par le paiement de mes soins, mais il m’a rassuré en me disant que ce serait entièrement gratuit. Mieux encore, il va mettre un guide à ma disposition pour gagner l’intérieur ! Il dit que la saison est avancée, mais que si je suis en état de partir dans dix jours nous devrions traverser la forêt des flammes et arriver à la Faille avant que les teslas ne reprennent leur activité.

Après son départ, j’ai bavardé un peu avec Semfa. Son mari est mort ici, il y a trois mois en temps local, des suites d’un accident d’exploitation. Elle-même est originaire de Port-Romance. Son mariage avec Mikel l’avait arrachée à une existence sordide, et elle a préféré rester ici pour s’employer à de menus travaux plutôt que de redescendre le fleuve. Je ne lui donne pas tort.

Après un bon massage, j’irai me coucher. J’ai beaucoup rêvé de ma mère, ces temps derniers.

Dix jours. Il faut absolument que je sois prêt dans dix jours.


Soixante-quinzième jour :


Avant de partir avec Tuk, je suis descendu jusqu’aux paddies pour dire au revoir à Semfa. Elle a prononcé peu de paroles, mais j’ai lu dans ses yeux sa tristesse de me voir partir. Sans l’avoir prémédité, je l’ai bénie, puis je l’ai embrassée sur le front. Tuk a souri en hochant la tête. Puis nous sommes partis en tirant derrière nous nos deux brics chargés de matériel. Le contremaître Orlandi nous a accompagnés jusqu’au bout de la route, et a longtemps agité la main quand nous nous sommes éloignés sur le sentier percé à travers la végétation dorée.

Domine, dirige nos.


Quatre-vingt-deuxième jour :


Après avoir marché durant une semaine sur la piste – si elle peut être appelée ainsi – de la forêt pluviale dorée, après avoir péniblement grimpé le versant conduisant au plateau des Pignons, nous avons émergé ce matin sur une éminence rocheuse qui domine une partie de la jungle d’où nous venons, jusqu’au Bec et jusqu’à la mer du Mitan. Le plateau devant nous est à près de trois mille mètres d’altitude, et la vue d’ici est impressionnante malgré les gros nuages noirs qui forment, au-dessous de nous, un tapis moutonneux qui arrive au pied des collines des Pignons, cachant une partie des méandres du fleuve jusqu’à Port-Romance. On aperçoit la mer, quelques coins de la forêt dorée qui nous a donné tant de mal, et une tache bleue, à l’est, qui serait, d’après Tuk, la matrice inférieure des champs de fibroplastes avoisinant Perecebo.

Nous avons poursuivi notre route jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. Tuk a peur, visiblement, que nous ne soyons pris au piège dans la forêt des flammes, lorsque les arbres de Tesla reprendront leur activité. J’ai du mal à soutenir son rythme, tirant derrière moi le bric lourdement chargé qui rechigne à avancer, récitant des prières muettes pour me détourner l’esprit de la douleur physique et des doutes qui m’assaillent.


Quatre-vingt-troisième jour :


Avons chargé les brics et nous sommes mis en route avant l’aube. Il y a dans l’air une odeur de fumée et de cendres.

Les changements dans la végétation sont spectaculaires sur le plateau. Le vort et le chalme à feuilles jaunes, jusqu’ici omniprésents, se font rares. Après avoir franchi un étage intermédiaire de petits arbres toujours verts ou toujours bleus, nous avons traversé, sur un versant de plus en plus abrupt, des forêts limitées mais denses de pinastres mutants et de tritrembles. Nous sommes enfin arrivés à l’orée de la forêt des flammes proprement dite, avec ses futaies de hauts prométhées, ses bouquets de phénix partout présents et ses buissons circulaires de flamboyants ambrés. Par endroits, nous sommes tombés sur des fourrés impénétrables de ces abestes fourchus aux fibres blanchâtres que Tuk décrit, dans son langage imagé et irrévérencieux, comme les « pines put’éfiées de géants enté’és pas assez p’ofond, sauf vot’ respect, mon pè’ ». Sûr que mon guide a un certain sens de la poésie.

Notre premier tesla, nous ne l’avons aperçu que peu avant la tombée de la nuit. Nous marchions sur des cendres depuis plus d’une heure, en nous efforçant de ne pas écraser les pousses naissantes des phénix et des pyromèches qui percent crânement à travers le sol calciné, lorsque Tuk s’est arrêté subitement en pointant l’index.

Le tesla, encore à cinq cents mètres devant nous, devait faire au moins cent mètres de haut, dépassant d’un bon tiers le prométhée le plus élevé des environs. Son faîte en forme de bulbe, qui abrite sa poche accumulatrice, était impressionnant. Les branches radiales de sa couronne étaient chargées de douzaines de lianes nimbiques dont l’éclat argenté étincelait sur le fond du ciel vert et lapis. Tout cela évoquait pour moi quelque mosquée de la Nouvelle-Mecque aux formes élégantes et racées, irrévérencieusement parée de guirlandes de métal.

— Il faut se ti’er d’là vite fait avec nos b’ics, a grogné Tuk en insistant pour que nous revêtions sans plus attendre notre tenue spécialement conçue pour la forêt des flammes.

Tout le reste de la journée, nous avons arpenté la cendre avec nos masques à osmose et nos lourds brodequins à semelle isolante, transpirant sous plusieurs couches de tissu gamma épais comme du cuir. Les deux brics étaient de plus en plus nerveux, dressant leurs longues oreilles au moindre bruit. Même à travers mon masque, cela sentait l’ozone, ce qui m’a rappelé le train électrique avec lequel je jouais, enfant, le dimanche après-midi, à Villefranche-sur-Saône.

Nous avons établi notre camp pour la nuit aussi près que possible d’un fourré d’abestes. Tuk m’a montré comment disposer le cercle de paravolts autour de nous. Mais il n’a pas cessé, en assemblant les tubes, de grommeler des avertissements sinistres et de lever la tête vers le ciel à l’affût du moindre nuage.

J’ai bien l’intention de passer une bonne nuit malgré tout.


Quatre-vingt-quatrième jour :


Quatre heures du matin.

Sainte mère du Christ.

Cela fait trois heures que nous sommes plongés dans un cauchemar de fin du monde.

Les explosions ont débuté peu après minuit. Ce n’étaient que des craquements d’éclairs, au début, et Tuk et moi avons eu le tort de passer la tête sous le rabat de la tente pour admirer le feu d’artifice. J’ai connu les orages de mousson du mois de Matthieu sur Pacem, aussi la première heure de fantasmagorie m’a-t-elle paru relativement familière. Seule la vue des lointains teslas comme foyers invariables des formidables décharges électriques était véritablement impressionnante. Mais bientôt les géants de la forêt se sont mis à flamboyer et à cracher leur énergie accumulée. Puis, juste au moment où je replongeais dans le sommeil malgré le tintamarre ininterrompu, l’apocalypse s’est déchaînée.

Au moins une centaine d’arcs électriques durent se former pendant les dix premières secondes de spasme énergétique des teslas. Un prométhée situé à moins d’une trentaine de mètres de nous explosa, projetant des brandons du haut de ses cinquante mètres sur le sol de la forêt. Les tubes des paravolts rougeoyaient et sifflaient en déviant l’un après l’autre les arcs de mort grésillants et bleutés qui harcelaient notre petit campement. Tuk me cria quelque chose, mais aucun son humain ne pouvait dominer le déchaînement des flammes du ciel. Un bouquet de phénix s’embrasa soudain à quelques pas des brics entravés, et l’un de ces animaux terrifiés, malgré le capuchon qui lui cachait les yeux, rompit son entrave et se précipita à travers le cercle de paravolts. Aussitôt, une demi-douzaine d’éclairs issus du tesla le plus proche s’abattirent sur l’infortuné animal. L’espace d’une folle seconde, j’aurais juré voir le squelette de l’animal briller d’une phosphorescence bleutée à travers ses chairs en ébullition. Puis il fit un bond spasmodique dans les airs et cessa tout simplement d’exister.

Il y a trois heures que nous contemplons ce spectacle de fin du monde. Deux des tubes du paravolt ont cédé, mais les huit autres continuent de fonctionner. Tuk et moi sommes pelotonnés au cœur brûlant de notre tente, et nos masques à osmose filtrent suffisamment d’oxygène dans l’air enfumé pour nous permettre de respirer. C’est uniquement grâce à la prévoyance de Tuk, qui a planté la tente loin de toute végétation qui aurait pu servir de cible aux teslas, mais aussi à proximité des abestes protecteurs, que nous avons pu survivre jusqu’ici, à l’abri, naturellement, du cercle de tubes en alliage renforcé qui nous sépare de l’éternité.

— On dirait qu’ils tiennent le coup ! ai-je crié à Tuk, ma voix couvrant à peine les craquements et les sifflements de la tempête.

— Ils sont faits pou’ teni’ une heu’, deux au maximum ! a grogné mon guide. Ils peuvent claquer d’un moment à l’aut’, et ce se’a fini pou’ nous !

J’ai hoché la tête en aspirant un peu d’eau tiède à travers l’iris de mon masque à osmose. Si je ne meurs pas cette nuit, je rendrai toujours grâce à Dieu de m’avoir permis, dans son infinie générosité, d’assister à ce spectacle.


Quatre-vingt-septième jour :


Tuk et moi avons émergé seulement hier à midi de la partie nord-est encore rougeoyante de la forêt des flammes. Nous nous sommes empressés de dresser notre tente au bord d’un frais ruisseau, et nous avons dormi dix-huit heures d’affilée, rattrapant trois nuits blanches et deux jours de marche hagarde au milieu d’un paysage cauchemardesque de cendres et de flammes. Partout où nous tournions les yeux, en nous dirigeant vers la crête qui marque la limite de la forêt, nous pouvions voir les cosses et les cônes s’ouvrir à une nouvelle vie en remplacement des espèces à feu détruites dans la conflagration des deux nuits précédentes. Cinq de nos tubes paravolt fonctionnaient encore, mais ni Tuk ni moi ne tenions à les mettre à l’épreuve une nuit de plus. Notre bric survivant s’était écroulé, mort, à l’instant même où nous lui avions ôté le lourd chargement qu’il portait sur le dos.

Je me suis levé ce matin à l’aube, au son de l’eau courante. J’ai remonté le ruisseau en direction du nord-est sur quelques centaines de mètres, puis je l’ai subitement perdu de vue tandis que le bruit du torrent s’intensifiait.

La Faille ! J’avais presque oublié notre destination. Un peu plus tard dans la matinée, titubant à travers la brume, sautant d’un galet mouillé à l’autre au milieu du cours d’eau un peu plus large ici, j’ai fini par m’agripper tant bien que mal à un gros rocher en surplomb d’où la vue plonge sur une cataracte assourdissante qui doit bien représenter trois mille mètres de chute verticale à travers la brume, jusqu’aux blocs rocheux et au fleuve qui se trouve en bas.

La Faille n’a pas été creusée à travers le plateau par l’érosion comme le légendaire Grand Canyon de l’Ancienne Terre ou la Fissure Continentale d’Hébron. Malgré l’activité de ses océans et de ses continents, qui rappellent ceux de la Terre, Hypérion est un monde parfaitement mort au plan tectonique. Il fait plutôt penser à Mars, Lusus ou Armaghast par son absence totale de dérive continentale. Comme Mars et Lusus, Hypérion a été marqué par ses périodes glaciaires, bien que leur périodicité, ici, soit portée à trente-sept millions d’années par la très longue éclipse de la naine binaire actuellement invisible. Le persoc compare la Faille au canyon pré-terraformé de Valles Marineris, sur Mars, résultant, comme elle, de l’affaiblissement de la croûte consécutif aux différentes périodes de glaciation et de dégel qui se sont succédé au cours des millénaires. À cela, il faut ajouter, naturellement, l’action des cours d’eau souterrains comme le Kans. L’effondrement massif ainsi causé forme une longue cicatrice qui creuse tout le secteur montagneux du continent d’Aquila.

Tuk m’a rejoint au bord de la Faille. J’étais nu, en train d’essayer de débarrasser mes vêtements de voyage et ma soutane de l’odeur de cendres dont ils sont imprégnés. Aspergeant d’eau fraîche ma peau blafarde, j’éclatais de rire en écoutant l’écho des cris de Tuk renvoyés par la paroi nord, à sept cents mètres de là. En raison de la configuration géologique du terrain, nous avions pu nous avancer sur une roche en saillie d’où la paroi sud nous était totalement invisible. Quoique terriblement dangereux, nous estimions que le surplomb sur lequel nous batifolions comme des enfants après l’école, s’il avait défié des millions d’années, pouvait bien supporter notre poids quelques heures. Tuk m’avoua alors qu’il n’avait jamais traversé, précédemment, la forêt des flammes sur toute son étendue. Et il ne connaissait personne qui eût réussi cet exploit en cette saison. Il m’annonça aussi que, maintenant que les teslas étaient entrés dans leur période d’activité, il lui faudrait attendre au moins trois mois pour pouvoir repasser de l’autre côté. Mais il ne semblait pas regretter de se trouver ici, et j’étais, quant à moi, très heureux de sa compagnie.

Cet après-midi, nous avons déplacé tout notre équipement, en plusieurs voyages. Le nouveau camp que nous avons établi se trouve au bord de l’eau, à une centaine de mètres du surplomb. Nous avons également commencé à empiler les caisses de matériel scientifique en mousse lovée, afin d’en faire le tri demain.

Le temps s’est rafraîchi ce soir. Après le dîner, juste avant le coucher du soleil, j’ai mis ma veste isotherme et je me suis avancé, tout seul, sur un rocher en saillie situé au sud-ouest de l’endroit où j’ai aperçu la Faille pour la première fois. De cet observatoire, la vue est inoubliable. Une fine brume monte de la cataracte invisible qui se jette dans la lointaine rivière au fond de l’abîme. Les gouttelettes en suspension captent les rayons du couchant, formant des arcs-en-ciel et des bulles mauves irisées que je ne me suis pas lassé de voir naître, s’élever vers la voûte céleste de plus en plus sombre et mourir. À mesure que l’air froid s’engouffre dans les crevasses et les grottes du plateau, l’air chaud est aspiré des profondeurs et charrie tout un tourbillon de feuilles mortes et de brindilles. La Faille émet alors un hurlement à l’échelle du continent, évoquant les cris mêlés de hordes de géants de pierre, de flûtes de bambou démesurées ou d’orgues de la taille d’une cathédrale, le tout formant un concerto dans une gamme qui va du plus mince flûtis à la basse la plus grave. J’ai médité longtemps sur les sifflements de la roche, sur les borborygmes des profondes cavernes, sur les courants d’air qui parcourent les crevasses de la roche figée et sur l’étrange ressemblance avec la voix humaine que les harmoniques de toutes sortes peuvent susciter. Mais j’ai fini par abandonner toutes ces spéculations pour me livrer, simplement, au plaisir d’écouter le grandiose hymne d’adieu au soleil entonné par la Faille.

J’ai regagné la tente et son cercle de lanternes bioluminescentes au moment où la première pétarade de météores a traversé le ciel au-dessus de nos têtes, accompagnée de détonations lointaines dont l’écho se répercutait à l’horizon du sud-ouest comme un tir d’artillerie appartenant à quelque guerre oubliée de l’Ancienne Terre préhégirienne.

Sous la tente, j’ai essayé d’interroger mon persoc sur les grandes ondes, mais je n’ai rien obtenu d’autre que de la friture. Je suppose que, même si les satcoms primitifs qui desservent les plantations de fibroplastes essayaient d’émettre dans ces régions, les montagnes et, surtout, les teslas en période d’activité ne laisseraient passer que les plus concentrés des faisceaux laser ou mégatrans. Sur Pacem, au monastère, peu d’entre nous étaient munis d’un persoc, mais l’infosphère était toujours accessible si nous avions besoin de nous y connecter. Ici, nous n’avons guère le choix.

J’ai écouté les dernières notes du vent de l’abîme, puis j’ai vu les cieux s’assombrir et s’embraser simultanément. Les ronflements de Tuk, endormi sur sa natte devant la tente, m’ont fait sourire, et je me suis dit : Si c’est cela, l’exil, va pour l’exil.


Quatre-vingt-huitième jour :


Tuk est mort. On l’a assassiné.

Je l’ai trouvé en sortant de la tente à la première lueur de l’aube.

Il dormait dehors, à moins de quatre mètres de moi. Il disait qu’il préférait coucher à la belle étoile.

On lui a tranché la gorge pendant son sommeil. Je n’ai pas entendu le moindre cri. Mais j’ai fait un rêve. J’avais la fièvre, et Semfa était en train de s’occuper de moi. Ses mains froides me palpaient le cou et la poitrine, elles touchaient le crucifix que je porte sur moi depuis mon enfance. Je suis resté là un bon moment, à regarder le cadavre de Tuk et le cercle noir que son sang avait formé sur le sol indifférent d’Hypérion. J’ai frissonné à la pensée que mon rêve avait pu être plus qu’un songe et que de vraies mains s’étaient posées sur moi pendant la nuit.

J’avoue que j’ai réagi plutôt comme un vieil imbécile terrorisé que comme un prêtre. Je lui ai certes administré l’extrême-onction, mais, saisi de panique, j’ai abandonné la pauvre dépouille mortelle de mon guide pour me mettre fébrilement à la recherche d’une arme parmi le matériel de l’expédition. J’ai sorti la machette que nous avions utilisée dans la forêt pluviale et le maser basse tension destiné à la chasse au petit gibier. J’ignore si j’aurais été capable d’utiliser une arme contre un être humain, même pour défendre ma propre existence, mais dans mon affolement je courus avec la machette, le maser et les jumelles à amplification électronique jusqu’à un gros rocher qui dominait la Faille, et je balayai la région à la recherche des meurtriers de Tuk. Mais je ne décelai aucun mouvement, à l’exception des minuscules créatures arboricoles et des insectes que nous avions vus les jours précédents. La forêt elle-même semblait anormalement sombre et dense. La Faille formait des centaines de cavernes, corniches et crevasses qui auraient pu abriter des hordes de sauvages. Une armée entière aurait pu se cacher dans les brumes du nord-est, continuellement présentes.

Au bout de trente minutes de recherches vaines et de lâche panique, je retournai au camp et pris les dispositions nécessaires pour offrir une sépulture décente à mon guide. Il me fallut deux bonnes heures pour creuser un trou suffisant dans le sol rocheux du plateau. Lorsque tout fut fini, après avoir récité la prière des morts, je ne trouvai rien de très personnel à ajouter sur le petit homme fruste et comique qui m’avait fidèlement servi.

— Veillez sur lui, Seigneur, et facilitez-lui le passage, amen, murmurai-je finalement, écœuré de ma propre hypocrisie et convaincu, au fond de mon cœur, que je ne prononçais ces mots que pour moi-même.

Ce soir-là, j’ai déplacé le camp de cinq cents mètres au nord. Ma tente se dresse à présent au milieu d’un espace découvert, à une dizaine de mètres de l’endroit où je suis tapi, adossé à la roche, ma chemise de nuit retroussée, la machette et le maser à portée de la main. Après avoir enseveli Tuk, j’ai passé en revue l’équipement et les caisses. Il me semble que rien ne manque, si ce n’est le paravolt, dont tous les tubes restants ont disparu. Je me suis demandé si quelqu’un ne nous avait pas suivis à travers la forêt des flammes dans l’idée de se débarrasser de Tuk et de me bloquer ici. Mais je ne vois pas ce qui aurait pu motiver un acte aussi abominable. Si quelqu’un des plantations avait voulu nous tuer, il aurait pu le faire dans la forêt pluviale ou, mieux encore du point de vue d’un assassin, pendant notre sommeil, au cœur de la forêt des flammes, là où personne ne pourrait s’étonner de retrouver deux corps carbonisés. Il ne restait plus, par conséquent, que les Bikuras. Les primitifs dont je m’étais entiché.

J’envisageai de rebrousser chemin à travers la forêt des flammes sans paravolt, mais j’abandonnai rapidement cette idée. Une mort certaine m’attendait si je partais, contre une mort probable si je restais.

Encore trois mois avant la prochaine période d’inactivité des teslas. Cent vingt jours locaux, à raison de vingt-six heures par jour. Une éternité.

Christ d’amour et de miséricorde, pourquoi ces choses-là m’arrivent-elles ? Pourquoi ai-je été épargné hier si c’est pour être sacrifié cette nuit… ou bien la prochaine ?

Tapi dans mon creux de rocher, je vois le ciel s’assombrir et j’écoute le sinistre gémissement du vent qui monte de la Faille. Je prie tandis que le ciel s’illumine du passage des météores à la trame rouge comme le sang.

Ou plutôt, disons que je m’adresse des paroles rassurantes.


Quatre-vingt-quinzième jour :


Les terreurs de la semaine écoulée se sont largement apaisées. Je m’aperçois que même la peur peut s’estomper et devenir banale après quelques jours de retour au calme.

Avec la machette, j’ai coupé quelques arbustes pour m’en faire un abri contre le vent. J’ai recouvert le toit et l’un des côtés de tissu gamma, après avoir calfaté tant bien que mal les rondins avec de la boue. L’abri est adossé à un gros rocher. J’ai ouvert quelques-unes de mes caisses de matériel pour y prélever certains outils, mais j’ai bien peur qu’ils ne me servent pas à grand-chose dans la situation où je me trouve.

J’ai commencé à utiliser les ressources du terrain pour agrémenter un peu mes réserves de nourriture déshydratée, qui diminuent de manière inquiétante. D’après le dérisoire programme établi sur Pacem il y a si longtemps, je devrais être en ce moment, depuis plusieurs semaines, parmi les Bikuras, troquant de menues marchandises contre de la nourriture locale. Mais tant pis. Outre la racine de chalme, insipide mais nutritive et facile à cuire, j’ai découvert une demi-douzaine de variétés de baies et de fruits que mon persoc a jugées comestibles. Jusqu’ici, mon estomac s’est déclaré d’accord, sauf dans un cas, où j’ai dû passer presque toute la nuit accroupi au bord du ravin le plus proche.

J’arpente le territoire qui entoure mon campement avec autant d’impatience que ces pélops en cage auxquels les petits padischahs d’Armaghast attachent tant de prix. Un kilomètre au sud, et quatre à l’ouest, la forêt des flammes est en pleine vigueur. La fumée rivalise avec les volutes de brume perpétuellement en mouvement pour cacher le ciel. Seuls les fourrés d’abestes impénétrables, les étendues rocheuses du sommet du plateau, comme celle où je me trouve, ou encore les crêtes qui forment des espèces de vertèbres dans la carapace du nord-est sont épargnés par les teslas.

Au nord, le plateau s’évase et la végétation devient plus dense aux abords de la Faille, sur une quinzaine de kilomètres, jusqu’à l’endroit où elle est bloquée par une crevasse dont la profondeur représente à peu près le tiers, et la largeur la moitié de celles de la Faille elle-même. Hier, j’ai poussé jusqu’au point situé le plus au nord, et j’ai contemplé, empreint de frustration, le territoire qui s’étend au-delà du précipice. Un autre jour, j’essaierai de le contourner par l’est, dans l’espoir de trouver un passage. Cependant, à en juger par les phénix que j’aperçois de l’autre côté et la fumée qui monte à l’horizon du nord-ouest, je ne devrais y trouver que des ravins couverts de chalme et des steppes où règne la forêt des flammes, comme l’indiquent approximativement les relevés topographiques orbitaux dont je dispose.

Ce soir, tandis que le vent entamait son chant funèbre, je me suis rendu sur la tombe de Tuk. À genoux, j’ai voulu prier, mais rien n’est venu.

Rien n’est venu, Édouard. Je suis aussi vide que ces faux sarcophages que nous avons autrefois exhumés ensemble par dizaines dans les sables stériles du désert de Tarum bel Wadi.

Les gnostiques zen diraient que ce vide est un bon signe, qu’il présage l’ouverture spirituelle vers de nouveaux niveaux de conscience, de nouvelles intuitions, de nouvelles expériences.

Merde.

Le vide que je ressens n’est rien d’autre que… du vide.


Quatre-vingt-seizième jour :


J’ai trouvé les Bikuras. Disons, plutôt, qu’ils m’ont trouvé. J’écris rapidement ces mots avant qu’ils ne viennent me tirer du « sommeil » où ils me croient plongé.

J’étais en train d’effectuer quelques relevés cartographiques à quatre kilomètres à peine au nord du camp lorsque la brume s’est levée à la faveur du réchauffement atmosphérique de la mi-journée, me permettant d’apercevoir quelques terrasses, de mon côté de la Faille, qui étaient demeurées cachées jusqu’alors. Je pris mes jumelles électroniques pour les examiner. Il s’agissait d’une série de gradins, corniches, protubérances, ressauts et redans qui s’avançaient bien au-delà du surplomb. Mais le plus extraordinaire est que je m’aperçus bientôt que j’étais en train d’observer des habitations humaines. Il y avait là une douzaine de huttes primitives, des cabanes faites de blocs de pierre et de branches de chalme tassées et calfatées avec de la mousse. Leur origine humaine était indiscutable.

Je demeurai là un bon moment, les jumelles à la main, essayant de décider si je devais descendre à la rencontre des gens qui avaient édifié ces huttes ou battre précipitamment en retraite avant qu’ils ne me voient. Mais je ressentis, à ce moment-là, ce picotement glacé, au niveau de la nuque, qui permet d’affirmer avec une quasi-certitude que l’on n’est plus tout seul. Abaissant mes jumelles, je me retournai lentement. Ils étaient là. Les Bikuras, au moins une trentaine, formaient un large demi-cercle qui ne me laissait aucune retraite possible vers la forêt.

J’ignore à quoi je m’étais attendu au juste. Des sauvages nus, peut-être, avec une expression féroce et des colliers de dents. Ou peut-être le genre d’ermite barbu et chevelu que les voyageurs rencontrent parfois dans les montagnes de Moshé, sur Hébron. Quoi qu’il en soit, la réalité des Bikuras ne correspondait à rien de tout cela.

Les gens qui s’étaient silencieusement approchés si près de moi étaient de petite taille. Pas un ne dépassait mon épaule. Ils étaient vêtus de robes sombres de facture grossière, qui les couvraient de la nuque aux pieds. Lorsqu’ils se déplaçaient, ce qui était le cas pour certains d’entre eux en ce moment, ils semblaient glisser par terre comme des spectres. De loin, ils me faisaient tout à fait penser à un groupe de jésuites en miniature dans quelque lointaine annexe du Nouveau-Vatican.

Je faillis éclater de rire, mais je fus arrêté à temps par la pensée qu’une telle réaction pourrait être interprétée comme un signe de panique naissante. Les Bikuras, cependant, ne manifestaient aucune hostilité qui eût pu causer cette panique. Ils ne portaient pas d’armes, et leurs petites mains étaient vides. Aussi vides que leur expression.

Leur physionomie est difficile à décrire succinctement. Ils sont chauves, pour commencer. Tous, sans exception. L’absence de toute pilosité, de même que la robe aux plis amples qui descend jusqu’à terre, ne permet pas de distinguer aisément les hommes des femmes. Le groupe qui me faisait face – une cinquantaine d’individus, à présent – semblait constitué uniquement d’adultes à peu près du même âge, entre quarante et cinquante années standard. Ils avaient tous le visage lisse et le teint légèrement jaune, caractéristique que je supposais liée à l’ingestion, sur des générations, de minéraux en traces présents dans le chalme et les autres plantes locales.

J’aurais été tenté de décrire le visage rond des Bikuras comme celui d’un chérubin, mais il suffit de les examiner d’un peu plus près pour que l’impression de douceur angélique disparaisse et fasse place à une interprétation toute différente, celle d’une placidité confinant à l’idiotie pure et simple. En tant que missionnaire, j’ai passé suffisamment de temps sur des planètes arriérées pour être en mesure d’observer à loisir les effets de l’ancienne affection génétique appelée tantôt mongolisme, tantôt syndrome de Down, ou encore séquelles du voyage spatial sur plusieurs générations. Telle fut donc la première impression générale que me donna la soixantaine de petites silhouettes en robe sombre maintenant déployée autour de moi avec le même sourire silencieux d’enfant chauve et mentalement retardé.

Je ne manquai pas de me dire que c’étaient sans doute les mêmes « enfants souriants » qui avaient tranché la gorge de Tuk pendant son sommeil et l’avaient laissé mourir comme un porc saigné.

Le Bikura le plus proche de moi s’avança, s’immobilisa à cinq pas de moi et émit une série de sons monocordes.

— Une seconde, lui dis-je en sortant mon persoc pour le régler sur le mode traduction.

— Beyetet ota menna lot cresfem Ket ? me demanda le petit homme qui me faisait face.

Je mis mes écouteurs juste à temps pour entendre la traduction proposée par le persoc. Il n’y eut même pas de temps d’attente. Ce langage d’apparence exotique n’était que la déformation d’un anglais archaïque utilisé à bord des vaisseaux d’ensemencement, et relativement proche du dialecte des plantations.

— Tu es l’homme qui appartient à la croix/cruciforme ? interpréta le persoc, en me laissant le choix entre les deux substantifs finaux.

— Oui, répondis-je.

J’étais certain, à présent, que c’étaient eux qui m’avaient touché pendant mon sommeil, la nuit où Tuk avait été assassiné. Ce qui signifiait qu’ils étaient probablement ses meurtriers.

J’attendis. Le maser de chasse était dans mon paquetage, qui se trouvait lui-même adossé à un petit chalme à moins de dix pas de là. Une demi-douzaine de Bikuras se tenaient entre l’arme et moi. Mais à quoi bon ? Je savais très bien que je ne me résoudrais jamais à utiliser un tel objet contre des êtres humains, même s’ils avaient assassiné mon guide et se préparaient à me tuer aussi. Je fermai les yeux, récitant un bref acte de contrition. Lorsque je les rouvris, le groupe des Bikuras avait encore grossi. Mais il s’était figé, comme si un quorum avait été atteint ou comme si une décision avait été prise.

— Oui, répétai-je dans le silence. Je suis celui qui porte la croix.

J’entendis le petit haut-parleur du persoc qui prononçait le dernier mot : « cresfem ».

Les Bikuras hochèrent la tête à l’unisson et, comme s’ils avaient derrière eux une longue pratique de garçon de messe, exécutèrent une génuflexion parfaite, accompagnée de froissements de robes.

J’ouvris la bouche pour parler, mais la refermai aussitôt en m’apercevant que je n’avais rien à dire.

Les Bikuras se relevèrent. Une brise souffla sur les chalmes, faisant entendre au-dessus de nous un crépitement sec de début d’automne. Le Bikura le plus proche de moi s’avança, me saisit l’avant-bras de ses doigts courts et glacés, et prononça une brève phrase que mon persoc traduisit par :

— Viens, il est temps d’aller dans nos maisons pour dormir.

C’était le milieu de l’après-midi. Je me demandais si le persoc avait traduit correctement le mot « dormir », ou si c’était, peut-être, une expression idiomatique ou une métaphore pour « mourir ». Je hochai cependant la tête et les suivis vers le village au bord du précipice.

Je suis à présent dans une hutte, et j’attends. Il y a d’étranges froissements à l’extérieur. Quelqu’un d’autre que moi ne dort pas. Je ne peux rien faire d’autre qu’attendre.


Quatre-vingt-dix-septième jour :


Les Bikuras se donnent le nom de « Soixante-dix ».

J’ai passé ces dernières vingt-six heures à leur parler, à les observer et à prendre des notes pendant leur « sieste » quotidienne de deux heures, au milieu de l’après-midi. Je m’efforce, de manière générale, d’accumuler le plus possible de notes avant qu’il ne leur prenne la fantaisie de me trancher la gorge.

Mais j’ai acquis maintenant la conviction qu’ils ne me feront aucun mal.

Je leur ai parlé hier, après la sieste. Parfois, ils ne répondent pas aux questions. Et quand ils répondent, cela se résume, en général, à des grognements indistincts ou contradictoires tels que des enfants retardés peuvent en émettre. À part les quelques mots qu’ils ont prononcés lors de notre première rencontre, aucun d’eux ne m’a plus posé aucune question.

J’ai essayé de leur tirer des renseignements en procédant lentement, prudemment, avec le calme professionnel d’un ethnologue aguerri. Je leur ai posé des questions aussi simples, aussi factuelles que possible, pour être sûr que le persoc ne pourrait rien déformer. Mais leurs réponses cumulées m’ont laissé aussi ignorant à la fin que je l’étais hier.

Las de corps et d’esprit, j’ai fini par abandonner toute subtilité professionnelle pour leur demander brutalement :

— Avez-vous tué mon compagnon ?

Mes trois interlocuteurs n’ont pas levé la tête du grossier métier à tisser sur lequel ils s’activaient.

— Oui, m’a répondu celui que j’ai surnommé Alpha parce qu’il a été le premier à s’avancer vers moi dans la forêt. Nous avons tranché la gorge de ton compagnon avec des pierres aiguisées et nous l’avons maintenu pendant qu’il se débattait. Il est mort de la vraie mort.

— Pourquoi ? ai-je demandé au bout d’un moment de silence, d’une voix aussi desséchée qu’une vieille enveloppe d’épi de maïs qui tombe en poussière.

— Pourquoi il est mort de la vraie mort ? a demandé Alpha, la tête toujours penchée sur son ouvrage. C’est parce que tout son sang est parti, et il a cessé de respirer.

— Non. Pourquoi l’avez-vous tué ?

Alpha ne répondit pas, mais Betty – qui pourrait être de sexe féminin, et qui pourrait être sa compagne – leva la tête de son métier à tisser en me répondant simplement :

— Pour le faire mourir.

— Mais pourquoi ?

Les réponses, invariablement, tournaient en rond, et ne m’éclairaient pas d’un iota. Tout ce que je pus obtenir comme renseignements, après avoir posé d’innombrables questions, fut que Tuk était mort parce qu’on l’avait tué, et qu’on l’avait tué pour qu’il meure.

— Quelle différence faites-vous entre la mort et la vraie mort ? demandai-je finalement, sans faire confiance, à ce stade, à mon persoc ni à ma patience.

Le troisième Bikura, Del, grogna une réponse que le persoc traduisit ainsi :

— Ton compagnon est mort de la vraie mort. Pas toi.

Poussé, finalement, par une frustration beaucoup trop proche de la fureur, je lançai :

— Pourquoi pas moi ? Pourquoi ne m’avez-vous pas tué ?

Ils interrompirent tous les trois leur ouvrage machinal et me regardèrent.

— Tu ne peux pas être tué parce que tu ne peux pas mourir, me dit Alpha. Tu ne peux pas mourir parce que tu appartiens au cruciforme et que tu suis la voie de la croix.

Je n’avais pas la moindre idée de la manière dont cette damnée machine s’y prenait pour traduire une fois « croix » et une fois « cruciforme ».

Parce que tu appartiens au cruciforme.

Un frisson glacé me parcourut, aussitôt suivi d’une irrésistible envie de rire. Étais je tombé sur la tribu perdue des holos d’aventure de pacotille, qui vénère le « dieu » tombé du ciel jusqu’au jour où ce malheureux se coupe en se rasant et où la vue du sang, révélant sa nature mortelle, les incite à offrir leur idole déchue en sacrifice à des divinités plus classiques ?

L’idée aurait été plus amusante si le visage de Tuk, vidé de son sang et orné d’une collerette de chair meurtrie et retroussée, n’avait pas été si présent dans ma mémoire.

Leur réaction devant la croix suggérait à coup sûr que j’étais en présence d’un groupe de survivants d’une ancienne colonie chrétienne. Des catholiques ? Mais les données fournies par le persoc étaient formelles sur l’identité des soixante-dix colons dont le vaisseau d’ensemencement s’était écrasé sur ce plateau quatre cents ans auparavant. Ils étaient tous marxistes de la tendance néoKerwin, et ils devaient, par conséquent, être indifférents, voire hostiles, à toutes les vieilles religions de la Terre.

Il eût été préférable pour moi que j’abandonne ce sujet trop dangereux, mais mon stupide besoin de savoir me poussa à demander :

— Adorez-vous Jésus ?

Leur expression vide rendait superflue toute réponse de leur part.

— Et le Christ ? insistai-je. Jésus-Christ ? Les chrétiens ? L’Église catholique ?

Ils ne manifestèrent pas plus d’intérêt.

— La vierge Marie ? Saint Pierre ? Saint Paul ? Saint Teilhard ?

Le persoc produisit des bruits divers, mais ces noms ne semblaient avoir aucune signification pour eux.

— Vous adorez la croix ? demandai-je en désespoir de cause, pour rétablir le contact.

Ils se tournèrent tous les trois vers moi.

— Nous appartenons au cruciforme, déclara Alpha.

Je hochai lentement la tête. Je n’y comprenais toujours rien.

Ce soir, je me suis endormi juste avant le coucher du soleil. Le chant d’orgue de la Faille m’a réveillé peu après. Le vent est beaucoup plus sonore ici, sur les gradins du village. Même les huttes semblent participer au concert du vent modulé par le moindre interstice entre deux pierres, le moindre branchage du toit et les moindres trous d’évacuation grossiers de la fumée.

Il y avait quelque chose d’anormal. Il me fallut une ou deux minutes pour me réveiller pleinement et me rendre compte que le village était désert. Les huttes étaient abandonnées. Je m’assis sur un rocher froid, en me demandant si ce n’était pas ma présence qui avait provoqué un exode massif. La musique du vent était terminée, les météores commençaient leur spectacle nocturne à travers les déchirures entre les nuages lorsque j’entendis du bruit derrière moi et me retournai pour voir mes soixante-dix Bikuras qui se tenaient sans bruit derrière moi.

Ils me dépassèrent sans dire un mot pour regagner leurs huttes. Aucune lumière ne s’alluma. Je les imaginai accroupis dans le noir, le regard inerte.

Je m’attardai quelques instants dehors, ne voulant pas regagner tout de suite ma propre hutte. Au bout d’un moment, je m’avançai jusqu’à la limite de la corniche herbeuse et me penchai vers l’abîme. Des plantes grimpantes et des racines s’accrochaient à la paroi rocheuse, mais elles semblaient prendre fin au bout de quelques mètres. Aucune liane n’avait l’air assez longue pour descendre jusqu’au fleuve qui coulait deux mille mètres plus bas.

Pourtant, les Bikuras étaient montés par là.

Tout cela n’avait aucun sens. J’ai regagné ma hutte en secouant la tête. J’écris ces mots à la lueur du disque de mon persoc. J’essaie de penser aux précautions que je pourrais prendre pour être sûr de voir la lueur de l’aube.

Mais je n’en trouve aucune.


Cent troisième jour :


Plus j’apprends, moins je comprends.

J’ai transféré la plus grande partie de mon matériel dans la hutte vide qu’ils m’ont laissée dans le village.

J’ai pris quelques photos, enregistré des plaquettes audio et vidéo, mis en images toute une prise holo du village et de ses habitants. Ils semblent totalement indifférents. Je leur projette des images d’eux-mêmes, et ils passent à travers elles comme si elles n’existaient pas. Je leur fais entendre leurs paroles enregistrées, et ils se contentent d’aller s’asseoir dans leurs huttes pendant des heures, à ne rien faire, muets comme des tombes. Je leur propose de la pacotille, ils l’acceptent sans commentaire, vérifient si cela se mange puis l’abandonnent n’importe où. L’herbe est jonchée de perles de plastique, de miroirs, de bouts d’étoffe de toutes les couleurs et de stylos à bille bon marché.

J’ai monté mon petit labo médical, mais en pure perte. Les Soixante-dix refusent de se laisser examiner. Ils refusent de me laisser prélever des échantillons sanguins, bien que je leur aie affirmé mille fois que cela ne fait aucun mal. Ils ne me laissent même pas utiliser sur eux un scanneur médical. Bref, ils refusent toute coopération. Ils n’acceptent ni discussion ni explications. Ils me tournent simplement le dos et s’en vont vaquer à leurs non-occupations.

Après avoir passé une semaine entière parmi eux, je suis toujours parfaitement incapable de faire la différence entre les hommes et les femmes. Leurs visages me rappellent ces trompe-l’œil qui changent de forme au moment même où on les regarde. Quelquefois, le visage de Betty me parait indéniablement féminin, mais dix secondes plus tard il est totalement asexué, et je lui redonne le nom de Bêta. Même les voix sont indéfinissables. Douces et bien modulées, elles pourraient appartenir à l’un ou l’autre sexe. Elles me rappellent ces robodoms mal programmés que l’on rencontre parfois encore sur les mondes arriérés.

J’en suis à épier les Bikuras dans l’espoir d’en apercevoir un tout nu. Ce n’est certes pas une chose facile à admettre pour un jésuite de quarante-huit années standard ! Mais même pour un voyeur professionnel, je ne crois pas que ce serait chose facile. Le tabou sur la nudité semble absolu chez les Bikuras. Ils ne quittent jamais leur longue robe durant le jour, ni même durant leur sieste de deux heures. Ils s’éloignent toujours du village pour faire leurs besoins, et je suis sûr qu’ils relèvent à peine leur robe pour cela. Je n’ai pas l’impression qu’ils se lavent. Cela devrait causer quelques problèmes de nature olfactive, mais il ne se dégage aucune espèce d’odeur de ces primitifs à l’exception du très léger parfum suave du chalme.

— Vous devez bien vous déshabiller quelquefois, ai-je demandé un jour abruptement à Alpha, au mépris de toute délicatesse.

— Non, m’a-t-il dit avant de s’éloigner pour s’asseoir dans un coin, inoccupé comme toujours et habillé de pied en cap.

Ils n’ont pas de nom. J’ai trouvé cela invraisemblable, au début, mais j’en ai à présent la certitude.

— Nous sommes tout ce qui a été et sera jamais, m’a dit le plus petit d’entre eux, qui pourrait être de sexe féminin et que j’appelle Eppie. Nous sommes les Soixante-dix.

J’ai fait quelques recherches dans mon persoc, et j’ai reçu confirmation de ce que je soupçonnais déjà. Sur les seize mille et quelques types recensés de société humaine, aucun ne se signale par l’absence totale de noms individuels. Même parmi les humains des sociétés-ruchers de Lusus, chaque individu répond à une catégorie désignée par un code simple.

Je leur ai dit comment je m’appelais, et je n’ai eu droit en retour qu’à des regards dépourvus d’expression.

— Père Duré, ai-je répété patiemment. Je suis le père Paul Duré.

Le persoc répète fidèlement ces mots, mais ils n’essaient même pas de prononcer mon nom.

Hormis leur disparition collective, chaque jour avant le coucher du soleil, et leur sieste de deux heures au milieu de l’après-midi, ils ont très peu d’activités en tant que groupe. Même la répartition de leurs logements semble faite au hasard. Al, par exemple, passe ses heures de sieste tantôt avec Betty, tantôt avec Gam, ou encore avec Zelda ou Pete. Aucune règle ne semble les guider. Tous les trois jours, ils se rendent tous, au complet, dans la forêt et font main basse sur tout ce qu’ils trouvent de bon à manger : racines et écorce de chalme, baies, fruits, etc. J’étais sûr qu’ils étaient végétariens jusqu’au jour où j’ai vu Del mordre dans une jeune créature arboricole qui semblait morte depuis longtemps. Le petit primate avait dû tomber d’une haute branche. Il semble donc que les Soixante-dix ne dédaignent pas, à l’occasion, un complément carné à leur régime, mais qu’ils soient trop stupides et indolents pour chasser des proies.

Chaque fois qu’ils ont soif, les Bikuras doivent parcourir environ trois cents mètres pour aller boire à une cascade qui se jette dans la Faille. Je n’ai vu dans leurs huttes aucun objet qui ressemble à un récipient. Je conserve une réserve d’eau personnelle de quarante litres dans des bidons en plastique, mais aucun habitant du village ne s’y est jamais intéressé. Compte tenu de l’estime en chute libre que j’éprouve actuellement pour eux, je ne suis pas étonné qu’ils aient passé des générations entières dans un village où il n’y a même pas un point d’eau.

— Qui a bâti ces maisons ? ai-je demandé.

Ils n’ont pas de mot pour dire « village ».

— Les Soixante-dix, me répond Will.

Je le distingue aisément des autres grâce à un doigt cassé qui ne s’est pas remis correctement en place. Chacun d’eux, quand on y regarde de près, a quelque chose qui le distingue des autres. Mais je me demande, parfois, s’il ne serait pas plus facile de faire la différence entre des corneilles.

— Quand ont-elles été bâties ?

Mais je ne me fais pas d’illusions. L’expérience m’a appris qu’ils ne répondaient jamais à une question commençant par « quand ».

Celle-ci ne fait pas exception à la règle.

Chaque soir, ils descendent dans la Faille en s’aidant des lianes. J’ai essayé de les suivre, le troisième soir, mais ils se sont mis à six pour me faire rebrousser chemin jusqu’à ma hutte, d’une manière en même temps douce et ferme. C’était la première fois qu’ils faisaient preuve, à mon égard, d’un comportement que l’on pourrait qualifier d’agressif, et cela m’a rempli d’une certaine appréhension.

Le lendemain, lorsqu’ils se sont mis en route, j’ai sagement regagné ma hutte, sans même me retourner. Mais par la suite, quand ils sont revenus, je suis allé discrètement récupérer mon imageur et son trépied, dissimulés dans une crevasse de la falaise. Les vues holos montrent les Bikuras en train de descendre le long de la falaise, agrippés aux lianes, aussi agilement que les petites créatures arboricoles qui peuplent les forêts de chalme et de vorts. Mais, au bout d’un moment, ils disparaissent sous le surplomb.

— Que faites-vous, chaque soir, quand vous descendez dans la Faille ? ai-je demandé à Al.

Il m’a considéré quelques instants avec ce sourire de bouddha inspiré que j’en suis arrivé à haïr.

— Tu appartiens au cruciforme, m’a-t-il dit comme si cela répondait à tout.

— Est-ce que vous descendez pour pratiquer un culte ?

Pas de réponse.

— Je suis comme vous le serviteur de la croix, ai-je ajouté, sachant que mon persoc traduirait : « J’appartiens au cruciforme. »

Je pense que je n’aurai bientôt plus besoin de cette machine pour traduire, mais nous avions là une conversation trop importante pour que je laisse quoi que ce fût au hasard.

— Cela signifie-t-il que je pourrais me joindre à vous lorsque vous descendez dans la Faille ? ai-je demandé.

L’espace d’un moment, j’eus l’impression qu’il réfléchissait. Son front se plissa. C’était la première fois que je voyais, sur le visage de l’un des Soixante-dix, une expression qui ressemblait vraiment à un froncement de sourcils. Puis il me répondit :

— Ce n’est pas possible. Tu appartiens au cruciforme, mais tu ne fais pas partie des Soixante-dix.

J’eus conscience que la formulation de cette distinction avait dû mobiliser chaque neurone et chaque synapse de son cerveau.

— Que feriez-vous si je descendais dans la Faille ? demandai-je alors.

Je ne m’attendais pas à une réponse. Les questions spéculatives n’en recevaient généralement guère plus que celles qui étaient axées sur la chronologie. Mais cette fois-ci fut l’exception. Alpha retrouva son sourire de chérubin pour murmurer avec calme :

— Si tu essaies de descendre le long de la falaise, nous te maintiendrons dans l’herbe, nous prendrons des cailloux pointus, nous te couperons la gorge et nous attendrons que ton sang cesse de couler et ton cœur de battre.

Je ne répliquai pas. Je me demandais s’il entendait le martèlement de mon cœur en cet instant. Au moins, me disais-je, tu n’as plus à t’inquiéter qu’ils te prennent pour un dieu, maintenant.

Le silence se prolongea. Finalement, Al ajouta une petite phrase à laquelle je n’ai cessé de penser jusqu’à présent.

— Et si tu recommençais après cela, nous serions obligés de te tuer encore.

Nous nous sommes longtemps regardés, chacun de son côté convaincu, j’en suis sûr, que l’autre était un parfait idiot.


Cent quatrième jour :


Chaque découverte ne fait qu’ajouter à ma confusion.

L’absence d’enfants dans le village m’a intrigué depuis le premier jour. En reprenant mes notes, je trouve de nombreuses mentions concernant cette énigme dans les observations dictées au jour le jour à mon persoc, mais aucune trace dans ce fouillis personnel que j’appelle mon journal. Peut-être, inconsciemment, ai-je jugé les implications trop effrayantes.

En réponse à mes efforts répétés et maladroits pour percer ce mystère, les Soixante-dix n’ont pu m’offrir que les éclaircissements habituels, consistant en sourires béats assortis de coq-à-l’âne en comparaison desquels le bavardage du plus demeuré des idiots de village de tout le Retz pourrait passer pour une succession d’aphorismes avisés. La plupart du temps, au demeurant, je n’ai pas de réponse du tout.

Un jour, m’étant rapproché de celui que j’ai nommé Del et ayant attendu patiemment qu’il veuille bien s’apercevoir de ma présence, je lui ai posé ma question :

— Pourquoi n’y a-t-il pas d’enfants ?

— Nous sommes les Soixante-dix, a-t-il murmuré.

— Où sont vos bébés ?

Pas de réponse. Pas même de regard gêné éludant la question. Simplement un visage sans expression.

— Lequel est le plus jeune d’entre vous ? ai-je demandé après avoir pris une longue inspiration.

Del a paru réfléchir, aux prises avec un concept qui le dépassait. Je me demande si les Bikuras ont perdu tout sens chronologique au point que de telles questions soient condamnées à ne jamais recevoir de réponse. Mais au bout d’une minute ou deux de silence, il a pointé l’index en direction de l’endroit où Al était accroupi au soleil, son petit métier à tisser primitif à la main.

— C’est lui qui est revenu le dernier, a-t-il dit.

— Revenu ? D’où ?

Il m’a regardé sans aucune émotion ni impatience.

— Tu appartiens au cruciforme, m’a-t-il dit. Tu dois connaître les voies de la croix.

Je hochai lentement la tête. J’en savais assez pour identifier là l’une des nombreuses boucles d’illogisme qui faisaient habituellement dérailler nos conversations. Je m’efforçai de ne pas lâcher le fil ténu d’information qui nous reliait encore en disant :

— Si je comprends bien, Al est le dernier qui soit né. Qui soit revenu. Mais d’autres, après lui… reviendront ?

Je n’étais même pas certain de comprendre ma propre question. Comment se renseigne-t-on sur les choses qui concernent la naissance lorsque l’interlocuteur auquel on a affaire n’a pas de mot pour désigner un enfant et semble ignorer le concept de temps ? Mais Del parut saisir ce que je venais de dire. Il approuva d’un mouvement de tête. Encouragé, je poursuivis :

— Quand le prochain des Soixante-dix naîtra-t-il, ou reviendra-t-il ?

— Personne ne peut revenir tant qu’il n’est pas mort, répliqua Del.

Je crus soudain comprendre.

— Tu veux dire qu’il n’y a pas d’enf… que personne ne reviendra tant que quelqu’un ne mourra pas, murmurai-je. Vous remplacez ceux qui meurent par d’autres pour que les Soixante-dix ne changent jamais de nombre ?

Del répondit par l’un de ces silences que j’avais appris à interpréter comme un assentiment. Le système paraissait relativement simple. Les Bikuras respectaient sérieusement leur nom. Ils maintenaient leur population à soixante-dix, soit le nombre exact de passagers du vaisseau d’ensemencement tombé sur cette planète quatre cents ans auparavant, une coïncidence étant ici improbable. Lorsque l’un d’eux mourait, ils faisaient naître un enfant pour remplacer l’adulte. Simple comme tout.

Mais parfaitement impossible. Les lois de la biologie et de la nature ne fonctionnent pas ainsi. Outre le problème du seuil démographique, il y avait d’autres absurdités évidentes. Bien qu’il soit difficile d’attribuer un âge à ces individus imberbes, il saute aux yeux que la différence entre le plus jeune et le plus âgé n’excède pas dix ans. Bien qu’ils se comportent tous, la plupart du temps, comme des enfants, je serais tenté de dire que leur âge moyen se situe entre quarante et quarante-cinq années standard. Où sont donc leurs vieux ? Où sont les parents, les oncles âgés et les tantes célibataires ? À ce train-là, toute la tribu vieillira à peu près à la même époque. Que se passera-t-il lorsque plus personne ne sera en âge d’avoir des enfants, et qu’il faudra remplacer ceux qui meurent ?

Les Bikuras mènent une vie monotone et sédentaire. Le pourcentage de morts accidentelles, même au bord d’un abîme comme la Faille, doit être faible. Il n’y a aucun prédateur dans la région. Les variations climatiques sont minimes, et je pense que les sources de nourriture sont stables. Malgré tout, je suis sûr qu’il a dû y avoir, au cours des quatre cents ans d’existence de cette singulière tribu, des périodes où la famine a décimé le village, où les lianes ont cédé plus que de coutume sous le poids d’un Bikura, bref, une de ces séries statistiques causées par n’importe quoi, qui font subitement grimper la courbe de mortalité et que les compagnies d’assurances, depuis des temps immémoriaux, ont toujours redoutées partout.

Mais comment s’y prennent-ils, dans ce cas ? Se mettent-ils à procréer subitement pour compenser les pertes avant de reprendre leur petite vie asexuée ? Sont-ils différents des autres groupes humains connus au point de passer par des périodes de rut conjoncturel qui ne surviennent qu’une fois tous les dix ou vingt ans, voire une seule fois dans toute leur existence ? J’en doute.

J’ai beau passer toutes les possibilités en revue, je n’en trouve aucune qui soit vraiment satisfaisante. Supposons que ces gens vivent très longtemps, et qu’ils soient en mesure de se reproduire durant toute leur vie, uniquement pour remplacer les pertes. Cela n’explique pas pourquoi ils ont tous le même âge. Et je ne vois pas comment ils auraient pu acquérir une telle longévité. Les meilleurs produits contre le vieillissement offerts par l’Hégémonie permettent, au mieux, de prolonger la vie active de quelques années au-delà des cent ans fatidiques. L’hygiène de vie et les remèdes préventifs permettent de jouir d’une bonne vitalité jusqu’à soixante-dix ans – presque mon âge – mais si l’on excepte les transplantations clonées, la biotechnologie et les autres luxes réservés aux gens très riches, personne, dans le Retz, ne saurait songer à fonder une famille à soixante-dix ans ou à danser à son cent dixième anniversaire. Si le simple fait de se nourrir de racines de chalme ou de respirer l’air pur du plateau des Pignons avait des effets sensibles sur la longévité humaine, on peut parier que tout Hypérion, à l’heure qu’il est, mâcherait du chalme sur ce plateau, que la planète serait équipée d’un distrans depuis des siècles et que chaque citoyen de l’Hégémonie disposant d’une plaque universelle viendrait y passer ses vacances et sa retraite.

Non. La seule conclusion logique est que les Bikuras mènent une existence normale, qu’ils ont des enfants de manière normale, mais qu’ils les tuent, sauf lorsque l’un des Soixante-dix doit être remplacé. Ils pratiquent peut-être l’abstinence ou une quelconque méthode de limitation des naissances – plutôt que le massacre de leurs nouveau-nés – en attendant que toute la tribu atteigne un âge où le besoin d’un sang nouveau se fasse sentir. Tout le monde se mettrait alors à procréer en même temps, ce qui expliquerait que tous les membres de la tribu ont apparemment toujours le même âge.

Mais qui éduquerait les jeunes ? Et que deviendraient leurs parents et les gens âgés ? Les Bikuras transmettent-ils les rudiments de ce qui pourrait passer, à l’extrême limite, pour une culture, avant de se laisser mourir ? Cela – c’est-à-dire la disparition d’une génération en bloc – correspondrait-il à leur concept de vraie mort ? Les Soixante-dix assassineraient-ils collectivement les individus situés aux deux extrémités de leur courbe démographique en forme de cloche ?

Ce genre de spéculation est tout à fait stérile. Je commence à en avoir furieusement assez de mon incapacité à résoudre les problèmes. Définis-toi une stratégie une bonne fois pour toutes, Paul, et suis-la. Bouge un peu ton cul de jésuite !

Problème : Comment différencier les sexes ?

Solution : Amène quelques-uns de ces pauvres diables, par la persuasion ou par la force, à se prêter à un examen médical. Découvre ce que peuvent cacher le mystère des rôles sexuels et le tabou sur la nudité. Une société qui dépend, pour la limitation de ses naissances, d’une abstinence rigoureuse étalée sur plusieurs années est-elle compatible avec ta théorie ?

Problème : Pourquoi les Soixante-dix tiennent-ils tant à maintenir leur population au niveau de la colonie apportée à l’origine par le vaisseau spatial en perdition ?

Solution : Harcèle-les jusqu’à ce que tu la découvres.

Problème : Où sont les enfants ?

Solution : Ne leur laisse pas de répit jusqu’à ce que tu l’apprennes. Il est possible que leur voyage quotidien dans les profondeurs de la Faille soit lié à cette question. Qui sait s’ils n’ont pas une garderie en bas ? Ou bien un tas de petits ossements ?

Problème : Que signifient exactement les expressions « appartenir au cruciforme » et « suivre la voie de la croix » ? Ne s’agit-il pas, de toute évidence, d’une déformation des croyances religieuses des premiers colons ?

Solution : Découvre-la en allant à la source. Leur descente quotidienne dans l’abîme est-elle liée à des pratiques religieuses ?

Problème : Qu’y a-t-il en bas ?

Solution : Découvre cela en descendant toi-même.

Demain, s’ils respectent leur programme habituel, ils vont tous aller dans les bois durant plusieurs heures pour ramasser des baies. Cette fois-ci, je n’irai pas avec eux.

Je vais descendre dans la Faille.


Cent cinquième jour.


9 h 30. Merci, ô mon Dieu, de m’avoir permis de voir ce que j’ai vu aujourd’hui.

Merci, ô mon Dieu, de m’avoir fait venir ici en cet instant pour y découvrir la preuve de Ta Présence.

11 h 25. Édouard… Édouard !

Il faut que je retourne à la civilisation. Pour vous montrer. Pour montrer au monde entier !

J’ai emballé les affaires dont j’aurai besoin. Les disques et le film de l’imageur sont dans un sac que j’ai tressé avec des fibres d’abeste. J’ai de l’eau, de la nourriture, mon maser avec ses batteries à moitié déchargées, ma tente, des vêtements pour la nuit.

Si seulement le paravolt n’avait pas disparu !

J’ai soupçonné les Bikuras de l’avoir volé, mais j’ai cherché partout dans les huttes et la forêt voisine. Et je ne vois pas très bien ce qu’ils pourraient en faire.

Peu importe.

Je partirai aujourd’hui si je peux. Autrement, le plus tôt possible.

Édouard ! Tout est là, sur le film et les disques !

14 h. Impossible de passer aujourd’hui à travers la forêt des flammes. La fumée m’empêche même de m’approcher de la zone d’activité.

Je suis retourné au village, et j’ai revu les holos. Impossible de se tromper. Le miracle est authentique.

15 h 30. Les Soixante-dix vont rentrer d’un moment à l’autre. Et s’ils savaient… s’ils étaient capables de savoir, rien qu’en me regardant, que je suis allé là-bas ?

Je pourrais me cacher.

Je n’ai aucune raison de me cacher. Dieu ne m’a pas fait venir de si loin pour me montrer ce que j’ai vu et me laisser périr ensuite des mains de ces pauvres enfants.

16 h 15. Les Soixante-dix sont rentrés. Ils ont regagné leurs huttes sans même m’accorder un regard.

Assis sur le seuil de ma cabane, je ne peux pas m’empêcher de sourire, de rire aux éclats et de prier. Tout à l’heure, je suis allé au bord de la falaise dire la messe et communier. Les Bikuras ne se sont pas intéressés à moi.

Quand pourrai-je partir d’ici ? Le contremaître Orlandi et Tuk ont dit que la forêt des flammes demeurait en pleine activité pendant trois mois, cent vingt jours locaux, puis qu’il y avait un répit relatif de deux mois. Tuk et moi sommes arrivés le quatre-vingt-septième jour…

Je ne peux pas attendre encore cent jours pour rapporter la nouvelle au monde, à l’univers tout entier. Si seulement un glisseur pouvait braver la forêt des flammes et me tirer de là ! Si seulement j’avais accès à l’un des infosats qui desservent les plantations !

Tout est possible. D’autres miracles se produiront, maintenant.

23 h 50. Les Soixante-dix sont descendus dans la Faille. Le chœur du vent monte de partout.

Si seulement je pouvais être en bas avec eux !

Je vais faire ce qui s’en rapproche le plus. Je vais m’agenouiller ici, au bord de la falaise, et prier tandis que le vent des abîmes chante ce qui ne peut être, je le sais maintenant, qu’un hymne à la présence bien réelle de mon Dieu.


Cent sixième jour :


J’ai ouvert les yeux dans un matin parfait. Le ciel avait une couleur turquoise intense, le soleil y était serti comme une petite pierre sanguine. Je suis sorti sur le seuil de ma hutte tandis que la brume s’éclaircissait, que les créatures arboricoles donnaient leur premier concert de piaillements et que l’atmosphère se réchauffait peu à peu. Puis je suis rentré regarder une nouvelle fois mon film et mes disques.

Je m’aperçois que, dans la confusion d’hier, je n’ai pas encore décrit ce que j’ai vu en bas. Je vais essayer de le faire maintenant. J’ai sous les yeux les disques, le film et les notes de mon persoc, mais je continue de remplir ce journal par crainte que tout le reste ne soit détruit un jour.

Il était environ 7 h 30 quand je me suis laissé descendre, hier matin, contre le flanc de la falaise. À voir les Bikuras, il paraissait facile de s’aider des lianes, qui sont en nombre suffisant pour former des sortes d’échelles presque partout. Mais lorsque j’ai commencé à me balancer au-dessus du vide, j’ai senti mon cœur battre à se rompre. Il devait bien y avoir trois mille mètres de dénivellation jusqu’en bas. Agrippé à deux lianes à la fois pour plus de sécurité, je me suis laissé glisser lentement, en évitant de regarder en direction de l’abîme.

Il m’a fallu près d’une heure pour couvrir les cent cinquante mètres que les Bikuras, à n’en pas douter, descendent en dix minutes. Finalement, j’ai atteint la courbe d’un gros rocher en surplomb. Quelques lianes pendaient encore dans le vide, mais la plupart suivaient par en dessous le contour de la roche en direction de la falaise, à une trentaine de mètres vers l’intérieur. Quelques-unes de ces lianes semblaient même avoir été grossièrement tressées pour former des sortes de passerelles sur lesquelles les Bikuras devaient être capables d’avancer sans s’aider des mains. Pour ma part, je les suivis en rampant, en m’aidant des lianes qui pendaient, et en murmurant des prières que je n’avais pas récitées depuis mon enfance. Je gardais les yeux fixés droit devant moi, comme si cela pouvait me faire oublier qu’il n’y avait qu’un vide pratiquement infini sous les rudes cordes qui se balançaient en crissant sous mon poids.

Une corniche assez large longeait la falaise à cet endroit. J’attendis de m’être avancé de trois mètres vers la paroi avant de me laisser glisser, agrippé à une liane, sur la plate-forme située à deux mètres au-dessous de moi.

La corniche avait environ cinq mètres de large et se terminait un peu plus loin, au nord-est, à l’endroit où la masse du surplomb prenait naissance. Je suivis la direction opposée sur une trentaine de pas et m’arrêtai subitement, frappé de stupeur. C’était un véritable sentier qu’il y avait là, gravé dans la roche ! Sa surface polie s’était creusée de plusieurs centimètres. Plus loin, là où la corniche s’incurvait en descendant, des marches avaient été taillées, mais elles aussi étaient usées par les pas au point de former un creux visible en leur milieu.

Je m’assis quelques instants pour digérer cette simple évidence. Quatre cents ans de visites quotidiennes par le groupe des Soixante-dix ne suffisaient d’aucune manière à expliquer l’érosion de cette roche massive. Quelqu’un ou quelque chose devait utiliser ce chemin bien avant que le vaisseau d’ensemencement ne tombe sur la planète. Ce passage servait à quelqu’un ou à quelque chose depuis des millénaires !

Je repris ma progression. On entendait le bruit lointain du vent qui soufflait à travers la Faille, mais je m’aperçus, en tendant l’oreille, que je pouvais capter également le bruit léger du fleuve qui coulait au fond de l’abîme.

Le sentier s’incurvait sur la gauche pour contourner une protubérance de la falaise, et finissait là. Je m’avançai sur une large dalle qui descendait en pente douce, et me trouvai alors devant un spectacle qui me fit faire machinalement le signe de la croix.

La corniche étant orientée nord-sud sur une centaine de mètres, la vue qui s’offrait à l’ouest, à travers la trouée de la Faille, sur une bonne trentaine de kilomètres, portait jusqu’au plateau, à ciel ouvert. Je compris tout de suite que le soleil couchant, chaque soir, devait illuminer cette avancée de la falaise, et je n’aurais pas été surpris d’apprendre qu’à certaines périodes de l’année, en particulier aux solstices de printemps et d’automne, le soleil d’Hypérion, observé de cette plate-forme, donnait l’impression de se coucher directement dans la Faille, les bords embrasés de son orbe effleurant à peine les parois rocheuses teintées de pourpre.

Je me tournai vers l’est pour examiner la falaise. Le sentier de pierre polie conduisait directement à une double porte taillée dans la paroi rocheuse. Plus qu’une double porte, c’était un portail monumental, orné de moulures et de linteaux de pierre finement sculptée. De part et d’autre des deux battants de ce portail s’élevaient de larges fenêtres à vitraux qui devaient faire au moins vingt mètres de haut. Je me rapprochai de la façade. Ceux qui avaient construit ce monument avaient taillé la falaise de granit pour élargir le rebord en dessous du surplomb, et avaient creusé une galerie dans les profondeurs de la roche. Je passai la main sur les reliefs ornementaux profonds qui entouraient le portail. Tout avait été érodé et poli par le temps, même dans cet endroit abrité de presque tous les éléments par la roche en surplomb. Depuis combien de milliers d’années ce… ce temple avait-il été creusé dans la paroi sud de la Faille ?

Les vitraux n’étaient ni en verre ni en plastique, mais semblaient faits d’un matériau épais et translucide, aussi dur, au toucher, que le granit environnant. Et il ne s’agissait pas d’un assemblage de panneaux, mais d’une seule surface où les couleurs se mêlaient, tourbillonnaient et se superposaient comme de l’huile à la surface de l’eau.

Je sortis ma lampe de mon paquetage, appuyai légèrement sur l’un des battants et fus pris d’une soudaine hésitation lorsque le haut portail glissa sans bruit et sans résistance vers l’intérieur.

Je pénétrai dans le vestibule – il n’y a pas d’autre mot – traversai un espace silencieux d’une dizaine de mètres et me retrouvai devant un nouveau mur fait du même matériau translucide que les vitraux qui brillaient derrière moi, emplissant le vestibule d’une lumière dense faite de dizaines de riches tons subtils. Je compris, une fois de plus, qu’à l’heure du couchant les rayons du soleil devaient baigner cet espace d’incroyables faisceaux de lumière multicolore qui, sans aucun doute, traversaient le mur translucide qui était devant moi pour illuminer ce qui se trouvait de l’autre côté.

Je découvris, dans la surface de vitrail, une porte à l’encadrement de métal noir, et je la franchis à son tour.

Sur Pacem, nous avons, tant bien que mal, à l’aide de photos et de films holos, reproduit la basilique de Saint-Pierre à peu près exactement telle qu’elle se dressait dans l’ancien Vatican. Longue de deux cents mètres et large de cent trente-cinq, elle peut accueillir cinquante mille fidèles lorsque Sa Sainteté célèbre la messe. Mais nous n’avons jamais eu plus de cinq mille pratiquants sur Pacem, même lorsque le Concile des Évêques de Tous les Mondes se réunit, tous les quarante-trois ans. Dans l’abside centrale, où se trouve notre copie du Trône de saint Pierre sculpté par Bernin, le grand dôme s’élève de plus de cent trente mètres au-dessus du plancher de l’autel. C’est un espace impressionnant.

L’espace où je me trouvais était encore plus vaste.

Dans la lumière filtrée, je me servis de ma torche pour m’assurer que je me trouvais bien dans une seule salle énorme, un hall géant creusé à même le roc. J’estimai que les murs de pierre polie devaient grimper si haut jusqu’à la coupole que celle-ci ne pouvait pas se trouver bien loin de la surface où les Bikuras avaient édifié leurs huttes. Il n’y avait aucun ornement à l’intérieur, aucun meuble, aucune concession à la forme ou à la fonction, excepté l’objet érigé juste au centre de la grande salle qui résonnait comme une caverne.

Au milieu du grand hall s’élevait un autel, constitué d’un cube de pierre de cinq mètres de côté dont l’origine devait remonter au percement de la falaise. Et au centre de cet autel se dressait une croix.

Elle mesurait quatre mètres de haut sur trois de large, et elle était sculptée dans le style complexe des vieux crucifix de l’Ancienne Terre. La croix faisait face au mur-vitrail comme si elle attendait le soleil et l’explosion de lumière qui embraseraient les diamants incrustés, les saphirs, les cristaux de sang, les lapis, les larmes de reine, les onyx et autres pierres précieuses que je découvrais à la lueur de ma torche en me rapprochant.

Je me mis à genoux pour prier. Éteignant la torche, je dus attendre plusieurs minutes que mes yeux s’accoutument à l’obscurité afin de discerner la croix dans la pénombre fumeuse. C’était là, sans nul doute, le cruciforme dont parlaient les Bikuras. Et il avait été placé ici des millénaires auparavant – dix mille ans, peut-être – bien avant que l’humanité ne quitte pour la première fois l’Ancienne Terre, sans doute avant même que le Christ ne diffuse son message en Galilée.

Je me mis à prier.

Je suis maintenant au soleil, après avoir fini de classer mes disques holos. J’ai pu avoir confirmation, en les revoyant, d’un fait que j’avais à peine remarqué, dans mon excitation, en remontant de ce que j’appelle maintenant « la basilique ». Le sentier continue. Il y a des marches qui descendent dans la Faille. Elles ne sont peut-être pas aussi usées que celles qui mènent à la basilique, mais elles sont tout aussi étonnantes. Dieu seul sait quelles autres merveilles attendent en bas.

Il faut que le monde soit prévenu de cette découverte !

Quelle ironie que ce soit justement moi qui l’aie faite ! Sans l’affaire d’Armaghast et mon exil, il aurait peut-être fallu attendre encore des siècles ! L’Église se serait éteinte avant que ces révélations ne lui insufflent une nouvelle vie !

Mais la découverte est là, et c’est moi qui l’ai faite.

D’une manière ou d’une autre, je réussirai à faire sortir d’ici mon message.


Cent septième jour :


Je suis prisonnier.

Ce matin, je me lavais à l’endroit habituel, non loin du bord de la falaise où le cours d’eau se jette en cascade dans le vide, lorsque j’ai entendu du bruit derrière moi. Del était là, en train de m’observer avec de grands yeux. Je lui ai fait un signe d’amitié de la main, mais il a pris ses jambes à son cou. Cela m’a laissé perplexe. C’était la première fois que je voyais un Bikura courir. J’avais dû enfreindre leur puissant tabou sur la nudité en me montrant torse nu à Del.

Je secouai la tête en souriant, m’habillai et retournai au village. Si j’avais su ce qui m’y attendait, je n’aurais pas eu envie de sourire.

Les Soixante-dix au complet me regardaient approcher. Je me suis arrêté à une dizaine de pas d’Alpha.

— Bonjour, lui ai-je dit.

Il a fait un geste, et six Bikuras se sont jetés sur moi. Immobilisant mes bras et mes jambes, ils m’ont cloué au sol. Bêta s’est avancé, et il – ou elle – a tiré de dessous sa robe une longue pierre à l’arête tranchante. Je me suis débattu comme un diable, mais en vain. Bêta a alors lacéré mes vêtements jusqu’à ce que je me retrouve presque nu.

J’ai cessé de me débattre tandis que les Bikuras s’approchaient pour me regarder, en murmurant des commentaires à voix basse. Je sentais mon cœur battre à se rompre.

— Je regrette d’avoir enfreint vos lois, leur ai-je dit. Mais ce n’est pas une raison pour…

— Silence ! s’est écrié Alpha.

Il s’est tourné vers un grand Bikura, celui qui a une cicatrice à la paume d’une main et que j’appelle Zed.

— Il n’appartient pas au cruciforme, a-t-il dit.

Zed a hoché la tête.

— Laissez-moi vous expliquer…

Alpha m’a fait taire d’un grand coup du dos de la main, qui m’a fait saigner de la lèvre et bourdonner des oreilles. Mais il n’y avait pas plus d’hostilité dans son geste que lorsque je fais taire mon persoc en frappant une touche.

— Qu’allons-nous faire de lui ? a demandé Alpha.

— Ceux qui ne servent pas la croix doivent mourir de la vraie mort, a répondu Bêta tandis que la foule des Bikuras faisait un pas menaçant en avant.

Plusieurs de ces sauvages avaient une pierre tranchante à la main.

— Ceux qui n’appartiennent pas au cruciforme doivent mourir de la vraie mort, a répété Bêta sur le ton de ces litanies religieuses qui acquièrent une autofinalité complaisante à force d’être répétées.

— Mais je sers la croix ! ai-je protesté tandis que la foule me forçait à me relever.

J’agrippai le crucifix que je porte au cou et réussis, malgré la pression des Bikuras, à le brandir au-dessus de mon front. Alpha leva aussitôt les deux mains, et le silence se fit. Brusquement, on entendit de nouveau la rivière qui coulait trois mille mètres plus bas, au fond de la Faille.

— C’est vrai qu’il porte une croix, dit Alpha.

Del s’avança.

— Mais il n’appartient pas au cruciforme ! protesta-t-il. Je l’ai vu. Ce n’est pas ce que nous pensions. Il n’appartient pas au cruciforme !

Il y avait une violence meurtrière dans sa voix.

Je me maudis d’avoir été si stupide et si imprévoyant. L’avenir de l’Église dépendait de ma survie, et j’avais gâché toutes mes chances en agissant comme si les Bikuras étaient des enfants bornés et inoffensifs !

— Ceux qui ne servent pas la croix doivent mourir de la vraie mort, répéta alors Bêta.

C’était le ton d’une sentence sans appel.

Soixante-dix mains se levèrent avec leurs pierres tranchantes lorsque je hurlai, sachant que je jouais ma dernière carte et que je courais le risque d’attiser leur fureur.

— Je suis descendu dans la Faille et j’ai prié devant votre autel ! Je suis le serviteur de la croix !

Alpha et les autres hésitèrent. Je vis qu’ils peinaient sur cette nouvelle idée.

— Je sers la croix, et je veux appartenir au cruciforme, déclarai-je d’une voix aussi calme que possible. J’ai prié devant votre autel.

— Ceux qui ne servent pas la croix doivent mourir de la vraie mort, a rappelé Gamma.

— Il sert la croix, a répliqué tranquillement Alpha. Il a prié dans la salle.

— C’est impossible, a fait Zed. Ce sont les Soixante-dix qui prient là-bas, et il ne fait pas partie des Soixante-dix.

— Nous savions déjà qu’il n’en fait pas partie, dit Alpha en plissant légèrement le front devant le problème de concordance des temps.

— Il n’appartient pas au cruciforme, murmura Delta prime.

— Ceux qui n’appartiennent pas au cruciforme doivent mourir de la vraie mort, renchérit Bêta.

— Il sert la croix, fit remarquer Alpha. Est-ce qu’il ne pourrait pas appartenir au cruciforme ?

Un cri collectif s’éleva. Au milieu du vacarme et de l’agitation, j’essayai de me dégager, mais les mains qui m’immobilisaient ne cédèrent pas.

— Il ne fait pas partie des Soixante-dix et il n’appartient pas au cruciforme, résuma Bêta d’une voix qui semblait maintenant plus intriguée qu’hostile. Pourquoi ne devrait-il pas mourir de la vraie mort ? Il faut que nous lui tranchions la gorge avec nos pierres pour faire couler le sang jusqu’à ce que son cœur s’arrête de battre. Il n’appartient pas au cruciforme.

— Mais il sert la croix, dit Alpha. Il pourrait très bien appartenir au cruciforme.

Cette fois-ci, un lourd silence accueillit la remarque.

— Il sert la croix et il a prié dans la salle du cruciforme, déclara Alpha. Il ne doit pas mourir de la vraie mort.

— Ils meurent tous de la vraie mort, fit un Bikura dont je ne reconnus pas la voix.

J’avais mal aux bras à force de maintenir la croix levée.

— Excepté les Soixante-dix, acheva le Bikura anonyme.

— C’est parce qu’ils ont servi la croix, et qu’ils ont prié dans la salle, et qu’ils ont appartenu au cruciforme, répliqua Alpha. Ne doit-il pas, lui aussi, appartenir au cruciforme ?

Brandissant ma petite croix métallique, j’attendais leur verdict. J’avais peur de mourir, certes, mais la plus grande partie de moi esprit, étrangement détachée du reste, regrettait surtout que je ne puisse faire parvenir au reste médusé du monde la nouvelle de l’existence de cette incroyable basilique.

— Venez, il faut que nous en discutions, dit Bêta aux autres Bikuras.

Ils regagnèrent silencieusement le centre du village en me poussant parmi eux.

Ils m’ont enfermé dans ma hutte. Je n’ai pas eu la moindre occasion de m’emparer de mon maser. Plusieurs d’entre eux me maintenaient tandis qu’ils vidaient la hutte de la plus grande partie de mes possessions. Ils m’ont pris tous mes vêtements. Ils ne m’ont laissé, pour me couvrir, que l’une de leurs robes grossières.

Plus le temps passe, plus je me morfonds, et plus je me sens gagné par une fureur sourde. Ils m’ont pris mon persoc, mon imageur, mes plaquettes et mes disques. Je n’ai plus rien. Il y a bien une caisse, encore fermée, d’équipement médical à l’emplacement de mon ancien camp, mais en quoi pourrait-elle m’aider à garder trace du miracle de la Faille ? S’ils détruisent les objets qu’ils m’ont pris… et s’ils me détruisent aussi… il n’y aura plus nulle part aucune mention de la basilique.

Si j’avais une arme, je pourrais tuer mes gardiens et…

Mon Dieu ! Quelles idées me viennent à l’esprit ! Que dois-je faire, Édouard ?

Même si je survis à tout cela, même si je retourne un jour à Keats, et si je parviens à regagner le Retz, qui me croira, au bout de neuf ans d’absence, compte tenu du déficit de temps dû au saut quantique ? Un pauvre vieillard qui revient avec les mêmes mensonges que ceux qui ont causé son exil…

Mon Dieu ! S’ils détruisent mes preuves, mieux vaut qu’ils me détruisent avec !


Cent dixième jour :


Ils ont mis trois jours pour décider finalement de mon sort. Zed et celui que j’appelle Thêta prime sont venus me chercher peu après midi. L’éclat de la lumière solaire m’a fait cligner des yeux. Les Soixante-dix étaient assemblés en large demi-cercle au bord de la falaise. Je m’attendais vraiment à ce qu’ils me précipitent dans l’abîme. C’est alors que j’ai remarqué le feu.

J’avais supposé que les Bikuras étaient si primitifs qu’ils avaient perdu l’art d’allumer et d’entretenir un feu. Ils n’utilisaient pas le feu pour se chauffer, et leurs huttes étaient toujours plongées dans la pénombre. Je ne les avais jamais vus faire cuire des aliments, pas même les petites créatures arboricoles qu’ils dévoraient à l’occasion. Mais c’était bien un grand feu qu’ils avaient allumé aujourd’hui, et je ne voyais pas qui d’autre aurait pu le faire à leur place.

Je me penchai pour voir ce qui alimentait les flammes. Ils étaient en train de détruire mes vêtements, mon persoc, mes notes d’ethnologie, mes bandes, mes disques, mes plaquettes, mon imageur, tous les supports de mes précieuses informations. Je me mis à hurler, je voulus me jeter au milieu des flammes, je les traitai de noms que je n’avais pas prononcés depuis l’époque où, gamin, je traînais dans les rues. Ils demeurèrent impassibles. Finalement, Alpha se rapprocha de moi pour me dire à voix basse :

— Tu vas appartenir au cruciforme.

Je m’en fichais complètement. Ils me reconduisirent dans ma hutte, où je sanglotai pendant plus d’une heure.

Il n’y a pas de gardien devant ma porte. Je suis sorti sur le seuil, prêt à m’élancer vers la forêt des flammes. J’ai même pensé, moyen plus simple et tout aussi radical, à me jeter dans la Faille.

Mais je n’en ai rien fait.

Le soleil va bientôt se coucher. Déjà, le vent commence à faire entendre sa chanson.

Bientôt… très bientôt…


Cent douzième jour :


Cela fait seulement deux jours ? Il me semble pourtant qu’une éternité est passée.

Cela n’est pas parti ce matin. Cela n’est pas parti.

La plaquette du scanneur médical est devant moi, mais je n’arrive pas à y croire. Et pourtant… J’appartiens bien au cruciforme, maintenant.

Ils sont venus me chercher juste avant le coucher du soleil. Tous ensemble. Je ne leur ai opposé aucune résistance tandis qu’ils m’entraînaient vers le bord de l’abîme. Ils sont encore plus agiles pour se servir des lianes que je ne l’avais imaginé. J’ai ralenti leur descente, mais ils ont été patients avec moi. Ils m’ont montré les passages les plus faciles et les plus courts.

Le soleil d’Hypérion était descendu au-dessous des nuages bas, et il était visible au-dessus de la crête de la paroi ouest tandis que nous franchissions les derniers mètres qui nous séparaient de la basilique. La chanson du vent était plus forte qu’à l’accoutumée, comme si nous nous trouvions parmi les tuyaux d’un gigantesque orgue d’église. Les basses étaient si puissantes que mes os et mes dents vibraient en harmonie avec elles, et les aigus étaient si perçants qu’ils devaient grimper haut dans le domaine ultrasonique.

Alpha a ouvert les grandes portes, et nous sommes entrés dans le vestibule puis dans la salle centrale de la basilique. Les Soixante-dix ont formé un large cercle autour de l’autel et de sa croix géante. Il n’y a eu ni chant ni litanie. Pas la moindre cérémonie. Nous sommes simplement restés là en silence tandis que le vent rugissait contre les colonnes cannelées de l’extérieur et résonnait dans la grande salle creusée à même le roc. Il résonnait de plus en plus fort, si fort que je dus me boucher les oreilles des deux mains pendant que les rayons maintenant horizontaux d’un soleil vaporeux emplissaient tout l’espace de leurs tons sombres, ambrés, dorés, lapis-lazuli, puis de nouveaux ambrés. Ces couleurs étaient si intenses qu’elles chargeaient l’atmosphère d’une lumière dense et collaient à la peau comme de la peinture. J’observai la manière dont la croix capturait cette lumière et la retenait dans chacune de ses milliers de petites pierres précieuses. Elle la retenait, semblait-il, même après que le soleil se fut couché et que les vitraux eurent retrouvé leur couleur grise du crépuscule. C’était comme si le grand crucifix, après avoir absorbé cette lumière, la renvoyait sur nous, en nous. Puis même la croix finit par s’assombrir, les vents moururent, et dans la pénombre soudaine j’entendis la voix d’Alpha qui disait :

— Emmenez-le.

Nous sommes ressortis sur la large corniche de pierre, où Bêta nous attendait avec des torches. Tandis qu’il les faisait passer à quelques-uns de ses compagnons, je me demandai si le feu, pour les Bikuras, n’était pas réservé aux rites sacrés. Mais Bêta descendait déjà les étroites marches de pierre qui conduisaient dans les profondeurs de la gorge, et les autres le suivaient.

J’avançai très lentement, au début, terrorisé, agrippant la moindre saillie de la roche, la moindre racine susceptible de me rassurer. L’abîme, sur ma droite, était si vertigineux que cette descente paraissait presque absurde. Emprunter ces vieilles marches de pierre était mille fois plus effrayant que de se balancer aux lianes du sommet de la falaise. Il fallait regarder vers le bas chaque fois que l’on posait le pied sur une pierre étroite que l’âge avait rendue glissante. La chute semblait inévitable, et elle ne pardonnerait pas.

J’avais envie de leur dire d’arrêter, de me laisser regagner au moins l’abri de la basilique, mais le plus gros de la troupe des Bikuras descendait derrière moi, et il était fort improbable qu’ils acceptent de s’aplatir contre la paroi pour me laisser remonter. De plus, ma curiosité à propos de ce qu’il y avait en bas était encore plus grande que ma peur. Je m’arrêtai donc assez longtemps pour lever les yeux vers le bord de l’abîme, à trois cents mètres de moi, et voir que les nuages étaient partis, que les étoiles brillaient, et que le ballet nocturne des météores et de leurs traînes se jouait déjà sur un fond de ciel d’encre. Puis je baissai la tête, me mis à réciter mon rosaire à voix basse et suivis la torche et les Bikuras dans les troubles profondeurs de la Faille.

Je ne parvenais pas à croire que les marches de pierre nous conduiraient jusqu’en bas, mais ce fut bien le cas. Il devait être un peu après minuit lorsque je compris que nous arriverions à la rivière. J’estimai que nous aurions à descendre jusqu’au lendemain à midi, mais je me trompais.

Nous atteignîmes la base de la Faille un peu avant le lever du soleil. Les étoiles brillaient encore à travers la fente de ciel entre les deux parois qui grimpaient jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Épuisé, chancelant sur les dernières marches, m’apercevant à peine que c’étaient les dernières, je levai la tête en me demandant stupidement si les étoiles, là-haut, allaient rester visibles en plein jour comme cela avait été le cas du fond d’un puits où je m’étais laissé descendre un jour, lorsque j’étais enfant à Villefranche-sur-Saône.

— C’est ici, dit Bêta.

C’étaient les premiers mots qui étaient prononcés depuis de nombreuses heures, et le bruit de la rivière les avait rendus presque inaudibles. Les Soixante-dix s’immobilisèrent sur place. Je me laissai tomber à genoux, puis sur le côté. Je ne voyais pas comment j’allais faire pour remonter toutes ces marches. Ni en un jour, ni en une semaine, ni dans toute l’éternité, peut-être. Je fermai les yeux, pensant que j’allais m’endormir, mais la sourde tension nerveuse qui m’habitait continuait de brûler en moi. Je tournai les yeux vers l’autre côté des gorges. La rivière était beaucoup plus large que je ne l’avais imaginé. Elle devait faire au moins soixante-dix mètres à cet endroit. Le bruit qu’elle produisait était plus qu’un simple vacarme. J’avais l’impression d’être englouti par le rugissement de quelque gigantesque bête.

Je me redressai pour fixer une tache d’obscurité dans la paroi qui s’élevait de l’autre côté. C’était une ombre plus noire que toutes les ombres, dont les contours réguliers contrastaient avec le réseau dentelé des saillies, crevasses et arêtes qui parsemaient la surface de la falaise. Un carré parfait de ténèbres mates, de trente mètres de côté au moins. Peut-être un trou ou une porte dans le mur rocheux. Je me remis debout en titubant, et me tournai vers l’aval, du côté de la paroi que nous venions de descendre. C’était bien là, effectivement. C’était là que s’ouvrait, à peine visible à la lueur des étoiles, la deuxième entrée, vers laquelle, déjà, Bêta et les autres se dirigeaient.

J’avais trouvé l’un des accès du labyrinthe d’Hypérion. « Saviez-vous qu’Hypérion est l’une des neuf planètes labyrinthiennes ? » m’avait demandé quelqu’un à bord du vaisseau de descente. Oui, c’était le jeune prêtre nommé Hoyt. J’avais répondu oui, et je n’y avais plus pensé. Je m’intéressais aux Bikuras – ou plutôt aux souffrances d’un exil que j’avais cherché – et non aux labyrinthes ou à leurs créateurs.

Neuf planètes labyrinthiennes. Neuf sur les cent soixante-seize mondes du Retz, sans compter les quelque deux cents planètes-colonies ou protectorats. Neuf planètes sur plus de huit mille explorées – ne fût-ce que sommairement – depuis l’hégire.

Il y a des historiens-archéologues planétaires qui consacrent leur vie entière à l’étude des labyrinthes. Je ne fais pas partie du nombre. J’ai toujours considéré qu’il s’agissait d’un sujet stérile, irréel, à la limite. Mais, aujourd’hui, j’ai vu de près l’un d’entre eux, en compagnie des Soixante-dix, avec, pour fond sonore, le rugissement et les trépidations du fleuve Kans, dont l’écume menaçait de noyer nos torches.

Ces labyrinthes ont été creusés… taillés… créés il y a plus de trois cent mille années standard. Ils se ressemblent tous dans le détail, et leur origine est inexpliquée.

Les planètes labyrinthiennes sont toutes de type terrestre, au moins 7,9 sur l’échelle de Solmev, gravitant autour d’une étoile de type G, et cependant toujours mortes au plan tectonique, ce qui les rapproche plus de Mars que de l’Ancienne Terre. Les galeries proprement dites sont situées à de très grandes profondeurs – dix mille mètres au moins, parfois trente mille. Elles taraudent la croûte de la planète comme des catacombes. Sur Svoboda, non loin du système de Pacem, plus de huit cent mille kilomètres de labyrinthes ont été explorés par des sondes téléguidées. Sur toutes les planètes, les galeries ont une section carrée de trente mètres de côté et sont le fruit d’une technologie inconnue de l’Hégémonie. J’ai lu un jour dans une revue d’archéologie que Kemp-Höltzer et Weinstein avaient postulé l’existence de « tunneliers à fusion », qui expliqueraient la coupe parfaitement lisse des parois et l’absence de résidus de forage. Mais leur théorie n’explique pas d’où venaient les bâtisseurs de ces étranges ouvrages, ni pourquoi ils auraient passé des siècles à créer ce réseau de tunnels dont nous ne comprenons pas l’utilité. Tous les mondes labyrinthiens – y compris Hypérion – ont été étudiés de près, mais on n’a jamais rien trouvé. Aucune trace de machine excavatrice, aucun casque rouillé ayant appartenu à un mineur, pas le moindre bout de plastique ou d’emballage de tablette stim en décomposition. Les chercheurs n’ont même pas pu découvrir les puits d’accès. Et la présence, dans ces galeries, de métaux lourds ou précieux n’est pas suffisante pour expliquer le monumental effort des bâtisseurs de labyrinthes, dont aucune légende, aucun artefact n’est jamais parvenu jusqu’à nous. Le mystère m’intriguait modérément depuis des années, mais je ne m’étais jamais vraiment senti concerné. Jusqu’à maintenant.

Nous sommes entrés dans la gueule du tunnel, qui ne formait pas, ici, un carré parfait. La gravité et l’érosion avaient transformé la galerie, sur une centaine de mètres à partir de la falaise, en une caverne aux murs irréguliers. Bêta s’arrêta juste à l’endroit où le sol devenait lisse, et éteignit sa torche. Les autres Bikuras, derrière lui, l’imitèrent.

Il faisait très noir. La galerie était suffisamment incurvée pour que la lumière stellaire n’arrive pas jusqu’à nous. Ce n’était pas la première fois que je me trouvais dans une caverne. Sans torches, je ne m’attendais pas à ce que ma vision s’adapte à l’obscurité quasi totale. Mais je me trompais.

Trente secondes plus tard, je perçus une lueur rosée, très faible au début, puis de plus en plus riche, jusqu’à ce que la caverne devienne plus lumineuse que la Faille elle-même, plus lumineuse que Pacem à la lueur de ses lunes trines. Cette lumière irradiait d’une centaine, d’un millier de sources dont je ne distinguai la nature que lorsque les Bikuras se mirent tous à genoux pour prier avec dévotion.

Les murs et le plafond de la caverne étaient incrustés de croix dont la taille allait de quelques millimètres à près d’un mètre de long. Chacune diffusait une lueur d’un rose intense. Invisibles à la lumière des torches, ces croix baignaient maintenant la caverne d’une clarté irréelle. Je m’approchai de celle qui était la plus proche de moi, incrustée dans la paroi. Elle faisait une trentaine de centimètres de large, et émettait une douce lueur pulsée, organique. Ce n’était ni une excroissance sculptée de la paroi ni un objet fixé à celle-ci. C’était quelque chose de nettement organique, de vivant, évoquant un corail mou et tiède au toucher.

Il y eut alors un très léger bruit, ou plutôt une sorte de perturbation de l’air. Je me retournai juste à temps pour voir une ombre entrer dans la caverne.

Les Bikuras étaient toujours à genoux, la tête inclinée en avant, les yeux baissés. Je demeurai debout, sans quitter un seul instant des yeux la chose qui se déplaçait maintenant au milieu des Soixante-dix.

Elle avait une forme vaguement humanoïde, mais ce n’était en aucun cas une créature humaine. Elle faisait au minimum trois mètres de haut. Même lorsqu’elle était immobile, sa surface argentée semblait en mouvement comme du mercure en suspens dans l’air. La lueur rosée des croix incrustées dans les parois de la galerie se réfléchissait sur les lames de métal incurvées qui sortaient de son front, sur ses quatre poignets, ses coudes bizarrement articulés, ses genoux, son dos hérissé d’une armure, son thorax. La créature circula quelques instants, comme si elle glissait sur le sol, parmi les Bikuras agenouillés, puis elle tendit quatre longs bras, prolongés par des mains dont les doigts cliquetèrent comme des scalpels chromés, en un geste qui me rappela, absurdement, Sa Sainteté en train de donner, sur Pacem, sa bénédiction aux fidèles.

Il ne faisait aucun doute que j’avais devant moi le légendaire gritche.

J’ai dû faire, à ce moment-là, un mouvement ou un léger bruit, car de grands yeux rouges se sont tournés vers moi, et je me suis trouvé hypnotisé par les jeux de lumière derrière leurs multiples facettes. Il ne s’agissait pas seulement de reflets, mais d’une terrible lumière rouge sang qui semblait brûler à l’intérieur du crâne hérissé de cette créature, et vibrer dans les terribles prismes logés dans des orbites où Dieu a voulu que se situent les yeux.

Puis le gritche s’est déplacé, ou plutôt a cessé de se trouver à un endroit pour être aussitôt à un autre, à moins d’un mètre de moi, ses bras aux articulations étranges m’entourant d’une barrière de lames organiques et d’acier liquide argenté. Haletant, incapable de trouver mon souffle, je vis mon propre reflet, au visage blême et déformé, dansant à la surface de la carapace métallique et des yeux à facettes de la créature.

Je dois avouer que ce que je ressentais tenait plus de l’exaltation que de la peur. Quelque chose d’inexplicable était en train de se produire. Formé à la casuistique jésuite, trempé au bain glacé de la science, je n’en comprenais pas moins, en cette seconde, les anciennes obsessions des religieux de toutes les époques pour d’autres formes de peur spirituelle : les affres de l’exorcisme, la danse folle des derviches, le rituel des figurines du Tarot, l’abandon presque érotique des séances spirites, l’usage des langues sacrées ou la transe du gnosticisme zen. Je compris, en cet instant, à quel point l’affirmation de l’existence des démons ou l’invocation satanique peuvent renforcer la réalité de leur antithèse mystique, le Dieu d’Abraham.

Ce n’étaient pas des réflexions en paroles que je me faisais là, mais je sentais néanmoins ces choses au plus profond de moi-même tandis que j’attendais l’étreinte du gritche avec le frémissement imperceptible d’une jeune vierge au soir de ses noces.

Il disparut alors.

Il n’y eut ni coup de tonnerre, ni soudaine odeur de soufre, ni même irruption d’air compensatrice et scientifiquement rassurante. À un moment, la chose était là, m’entourant de sa somptueuse certitude de mort acérée, et au moment suivant, elle avait disparu.

Tous mes sens engourdis, je clignai stupidement des yeux tandis qu’Alpha se levait pour s’avancer vers moi dans cette semi-clarté digne de Jérôme Bosch. Il s’arrêta à l’endroit même que le gritche avait occupé, les bras tendus dans une imitation pathétique de la perfection mortelle dont je venais d’être le témoin. Mais il n’y avait pas le moindre signe, sur le visage inexpressif du Bikura, qu’il eût vu la créature. Il fit un geste gauche, les mains écartées, qui semblait inclure le labyrinthe, les parois de la galerie et les dizaines de croix incrustées.

— Cruciforme, déclara-t-il.

Les Soixante-dix se levèrent, se regroupèrent derrière lui et s’agenouillèrent de nouveau. Je vis leurs visages placides à la lueur rosée, et je m’agenouillai comme eux.

— Tu serviras la croix durant chacun de tes jours, dit Alpha sur le ton et la cadence d’une litanie.

Les autres Bikuras reprirent ces mots en chœur, presque comme un hymne.

— Tu appartiendras à la croix durant chacun de tes jours, reprit Alpha.

Les autres répétèrent de la même manière tandis qu’il tendait la main pour détacher un petit cruciforme de la paroi. Il ne faisait pas plus d’une douzaine de centimètres de long, et il se décolla avec un léger bruit de ventouse. Son éclat faiblit aussitôt. Alpha sortit une lanière de dessous sa robe, la noua à une protubérance au sommet de la croix et leva celle-ci au-dessus de ma tête.

— Tu appartiens à la croix maintenant et pour toujours, dit-il.

— Maintenant et pour toujours, répétèrent en chœur les Bikuras.

— Amen, chuchotai-je.

Bêta me fit signe d’ouvrir le devant de ma robe. Alpha fit descendre la petite croix jusqu’à ce que la lanière soit passée autour de mon cou. Je sentis le contact froid contre ma poitrine. Le dos de la croix était parfaitement plat et lisse.

Les Bikuras se remirent debout et se dirigèrent vers la sortie de la galerie, l’air de nouveau apathique et indifférent. Je les laissai sortir, et touchai la croix avec précaution. Je la soulevai pour l’examiner de plus près. Elle était froide et inerte. S’il s’agissait vraiment, quelques instants plus tôt, de quelque chose de vivant, cela n’en avait plus l’air, à présent. Son aspect faisait toujours penser à du corail plutôt qu’à de la pierre ou à du cristal. Il n’y avait pas la moindre ventouse ni le moindre filament adhésif sur son dos lisse, et je me demandai quels effets photochimiques avaient bien pu causer sa luminescence sur la paroi. Peut-être du phosphore ; ou une bioluminescence quelconque. L’évolution naturelle suivait des voies bien mystérieuses. En quoi la présence des croix sur les murs de cette galerie était-elle liée aux centaines de milliers d’années qui avaient été nécessaires au soulèvement de ce plateau de telle sorte que la rivière et le ravin mettent au jour la section d’une galerie ? Il y aurait eu de quoi méditer sur la basilique et sur ses créateurs, sur les Bikuras, sur le gritche, sur moi-même. Finalement, je cessai de spéculer et fermai les yeux pour prier.

Lorsque je ressortis de la caverne, le cruciforme toujours froid sous ma robe contre ma poitrine, les Soixante-dix étaient prêts, visiblement, à commencer l’ascension des trois mille mètres de marches de la paroi. Levant la tête, j’aperçus un coin de ciel pâle annonçant l’aube entre les lèvres de la Faille.

— Non ! m’écriai-je d’une voix qui couvrait à peine le rugissement de la rivière. Vous ne comprenez pas que j’ai besoin de me reposer ? Me reposer !

Je me laissai tomber à genoux dans le sable, mais cinq ou six Bikuras vinrent me remettre sans brutalité sur mes pieds et me poussèrent vers les marches.

J’ai essayé, Dieu sait que j’ai essayé ; mais au bout de deux ou trois heures, mes jambes refusèrent de me porter davantage, et je m’écroulai sur la roche en pente, incapable de faire un mouvement pour prévenir une chute verticale de six cents mètres. Je me souviens que mon dernier réflexe fut de toucher le cruciforme, sous ma robe, avant qu’une demi-douzaine de mains m’empoignent pour arrêter ma chute, me soulever et me porter. Je ne me rappelle rien d’autre.

Jusqu’à ce matin. À mon réveil, le soleil levant pénétrait dans ma hutte. Je ne portais rien d’autre que ma robe, et un geste me confirma que le cruciforme pendait toujours à sa lanière. Mais tandis que je voyais le soleil poursuivre son ascension au-dessus de la forêt, je me rendis compte que j’avais perdu un jour, que j’avais dormi non seulement durant toute l’ascension (comment ces petits hommes avaient-ils réussi à me porter sur deux mille cinq cents mètres de paroi verticale ?), mais également durant toute la journée suivante et toute la nuit.

Je regardai autour de moi. Mon persoc et mon matériel d’enregistrement avaient été détruits. Seul mon scanneur médical était encore là, avec quelques boîtes de documents anthropologiques que je ne pouvais utiliser en l’absence de tout équipement pour les lire. Je secouai la tête et sortis pour aller me laver en amont du cours d’eau.

Les Bikuras devaient dormir. Dès lors que j’avais participé à leur rituel et que j’« appartenais au cruciforme », ils semblaient avoir perdu tout intérêt à mon endroit. Je décidai, tout en me déshabillant pour me laver, de leur rendre la pareille. J’étais déterminé, dès que je reprendrais des forces, à leur fausser compagnie, en contournant la forêt des flammes si nécessaire. Peut-être en descendant au fond de la Faille et en suivant le Kans. Plus que jamais, il était indispensable de faire parvenir au monde extérieur la nouvelle de l’existence de ces miraculeux artefacts.

Pâle et frissonnant à la lueur de l’aube, je saisis la lanière du petit cruciforme pour la faire passer par-dessus ma tête.

Le cruciforme ne bougea pas.

Il était fixé à moi comme s’il faisait partie de ma chair. J’eus beau tirer dessus, le tordre, le griffer, essayer de l’arracher par la lanière jusqu’à ce qu’elle se casse et demeure pendante, je n’obtins aucun résultat. Le cruciforme était dans ma chair. À part les égratignures que je m’étais faites avec mes propres ongles, je ne ressentais rien, aucune douleur à l’endroit où il était fixé. Dans mon âme, par contre, régnait la plus folle terreur à l’idée de cette chose qui s’était attachée à moi. Mais passé le premier moment de panique, je remis ma robe et regagnai le village d’un pas rapide.

Mon couteau avait disparu, de même que mon maser, mes ciseaux, mon rasoir, tout ce qui aurait pu m’aider à décoller l’excroissance fixée à ma poitrine. Mes ongles avaient laissé des sillons rouges sur les boursouflures de ma chair et tout autour. C’est alors que je me souvins du scanneur. Je passai le capteur sur ma poitrine, lus les données affichées sur l’écran et secouai la tête, incrédule. Puis je me scannai sur tout le corps. Au bout d’un moment, je demandai les résultats imprimés de l’examen et demeurai très longtemps immobile.

J’ai les documents en main. Le cruciforme est parfaitement visible, à la fois sur les images soniques et transversales, de même que les fibres internes, ramifiées comme des tentacules ou des racines à travers mon corps tout entier !

Des ganglions excédentaires irradient à partir d’un gros noyau situé au-dessus du sternum jusqu’à des corps filamenteux qui se trouvent partout ! Un vrai cauchemar de nématodes… Pour autant que je puisse le déterminer avec mon scanneur portatif, cette chaîne de nématodes se termine dans le noyau amygdalien et dans les autres noyaux gris de la base de chaque hémisphère cérébral. Ma température, mon métabolisme et ma numération lymphocytaire sont normaux. Il n’y a eu aucune invasion de tissus étrangers. D’après le scanneur, les filaments nématoïdes résultent d’une métastase étendue mais simple. Toujours d’après le scanneur, le cruciforme proprement dit est composé de tissus familiers, dont l’ADN est le même que le mien.

Je fais partie du cruciforme.


Cent seizième jour :


Chaque jour, j’arpente le territoire de ma cage, délimité par la forêt des flammes à l’est et au sud, les versants abrupts des forêts au nord-est et la Faille au nord et à l’ouest. Les Soixante-dix ne me laissent pas descendre dans la Faille au-delà de la basilique. Le cruciforme, lui, ne me laisse pas m’éloigner de plus d’une dizaine de kilomètres de la Faille.

Je ne voulais pas le croire au début. J’avais pris la décision de m’engager vaille que vaille dans la forêt des flammes, en remettant mon sort entre les mains de Dieu, mais je n’avais pas fait deux kilomètres à l’intérieur de la forêt lorsque j’ai senti une violente douleur à la poitrine, aux bras et à la tête. J’étais certain qu’il s’agissait d’une attaque cardiaque aiguë, mais les symptômes ont cessé dès que j’ai rebroussé chemin en direction de la Faille. J’ai fait plusieurs tests, et le résultat n’a pas varié. Chaque fois que je m’enfonçais parmi les teslas, la douleur reprenait et me forçait à m’arrêter et à faire volte-face.

Je commence à comprendre un certain nombre de choses. Hier, je suis tombé, en explorant la région située au nord, sur l’épave du fameux vaisseau d’ensemencement. Il n’en reste qu’une carcasse rouillée à moitié envahie par la végétation au milieu des rochers qui bordent la forêt des flammes. Accroupi près des nervures métalliques à nu de ce vaisseau, j’ai essayé d’imaginer la joie des soixante-dix survivants, leur découverte de la Faille et de la basilique, et…

Je ne sais plus. Les conjectures, à ce stade, ne servent plus à rien, mais les suspicions demeurent. Demain, je ferai une nouvelle tentative pour obtenir que l’un des Bikuras se laisse examiner physiquement. Maintenant que j’« appartiens au cruciforme », ils accepteront peut-être plus facilement.

Chaque jour, je me passe au scanneur. Les nématodes sont toujours là. Ils ont peut-être légèrement grossi, mais c’est difficile à dire. Je suis persuadé qu’ils ont un rôle purement parasitaire, bien que cela ne se voie pas sur moi. J’observe mon visage dans le plan d’eau au pied de la cascade, et je ne vois que la physionomie vieillissante que j’ai appris, depuis quelques années, à détester. Ce matin, tout en contemplant dans l’eau mon reflet, j’ai ouvert grand la bouche, en m’attendant presque à voir, sur mon palais et au fond de ma gorge, des filaments gris et des grappes de nématodes. Mais il n’en a rien été.


Cent dix-septième jour :


Les Bikuras sont asexués. Ni célibataires, ni hermaphrodites, ni avortons, mais véritablement asexués. Ils sont tout aussi dépourvus d’organes génitaux externes ou internes qu’un poupon de mousse lovée. Rien n’indique que leur pénis, leurs testicules ou les organes féminins correspondants se soient atrophiés ou aient été chirurgicalement altérés. Il n’y a tout simplement aucun signe qu’ils aient jamais existé. L’urine passe par un urètre simplifié qui aboutit à une petite poche contiguë à l’anus. Un cloaque rudimentaire, en quelque sorte.

Bêta s’est laissé examiner. Le scanneur a confirmé ce que mes yeux avaient refusé de croire. Del et Thêta ont également accepté de se soumettre à l’examen. Je suis absolument certain que les Soixante-dix sont tous comme eux. Rien n’indique que les Bikuras aient été… modifiés. Je pense qu’ils sont nés ainsi, mais de quels parents ? Et comment ces blocs inachevés d’argile humaine font-ils pour se reproduire ? Tout cela, d’une manière ou d’une autre, doit être lié au mystère du cruciforme.

Après avoir fini l’examen des trois Bikuras, je me suis déshabillé pour m’étudier. Le cruciforme sort de ma poitrine comme une crête rose de tissu cicatriciel, mais je suis toujours un homme.

Pour combien de temps ?


Cent trente-troisième jour :


Alpha est mort.

J’étais avec lui, il y a trois jours, au milieu de la matinée, lorsqu’il est tombé. Nous étions à trois ou quatre kilomètres du village, à l’est, en train de chercher des tubercules de chalme parmi les gros blocs qui bordent la Faille. Il avait beaucoup plu la veille et l’avant-veille, ce qui avait rendu la roche extrêmement glissante. J’ai levé les yeux juste au moment où il a perdu l’équilibre sur la pente d’un rocher qui surplombait l’abîme. Il n’a pas poussé le moindre cri. Le seul son que j’ai entendu a été le frottement rêche de sa robe sur la pierre, suivi, plusieurs secondes après, d’un bruit écœurant de citrouille éclatée tandis que son corps s’écrasait sur une corniche située quatre-vingts mètres plus bas.

Il m’a fallu une heure pour descendre jusqu’à lui. Avant même d’entamer ma périlleuse mission, je savais qu’il serait trop tard pour l’aider, mais c’était mon devoir de le faire.

Le corps d’Alpha était à moitié coincé entre deux gros rochers. Il avait dû être tué sur le coup. Ses bras et ses jambes étaient disloqués, et tout le côté droit du crâne était défoncé. La roche humide était jonchée de sang et de débris de matière cérébrale évoquant les restes d’un sinistre pique-nique. Je pleurai quelques instants à côté du pauvre petit corps. J’ignore pourquoi, mais je versai des larmes abondantes. Puis je lui administrai l’extrême-onction, en priant Dieu qu’il accepte l’âme de cette pathétique créature asexuée. Un peu plus tard, j’enveloppai le corps dans des lianes et commençai laborieusement à grimper les quatre-vingts mètres de falaise, en m’arrêtant fréquemment pour reprendre mon souffle.

Lorsque j’eus enfin hissé le corps et regagné le village, je constatai avec étonnement que la vue du cadavre ne soulevait pas grand intérêt. Seuls Bêta et une demi-douzaine d’autres s’approchèrent, au bout d’un moment, pour le regarder. Personne ne me demanda comment il était mort. Au bout de quelques minutes, chacun retourna à ses occupations.

Je traînai le corps jusqu’au plateau où j’avais enterré Tuk de nombreuses semaines auparavant. Je peinais pour creuser une fosse peu profonde avec une pierre plate lorsque Gamma est arrivé. Les yeux du Bikura se sont agrandis. L’espace d’une seconde, il m’a semblé lire une sorte d’émotion dans son visage autrement inexpressif.

— Que fais-tu ? m’a-t-il demandé.

— Je l’enterre.

J’étais trop fatigué pour en dire plus. Je me suis adossé à une grosse racine de chalme pour souffler un peu.

— Non, a-t-il dit sur un ton impératif. Il appartient au cruciforme.

Je l’ai suivi des yeux tandis qu’il s’éloignait rapidement vers le village. Quand il a été hors de vue, j’ai tiré sur la toile grossière dans laquelle j’avais enveloppé le corps.

Alpha était bien mort, cela ne faisait aucun doute. Quelle importance, pour lui ou pour l’univers, qu’il ait appartenu ou non au cruciforme ? La chute lui avait arraché presque tous ses vêtements et lui avait ôté toute sa dignité. Le côté droit de son crâne avait éclaté et s’était vidé comme un neuf à la coque. Un œil aveugle, à la cornée de plus en plus opaque, était fixé sur le ciel d’Hypérion tandis que l’autre regardait mollement à travers l’étroite fente des paupières gonflées. Sa cage thoracique était tellement défoncée que des éclats d’os perçaient à travers la peau. Les deux bras étaient disloqués, et la jambe gauche avait été presque arrachée. J’avais procédé à un examen de pure forme avec le scanneur, qui avait révélé de graves dommages internes. Même le cœur avait été littéralement réduit en bouillie par la chute.

J’avançai la main pour toucher la peau glacée. La rigidité cadavérique était déjà en train de s’installer. Mes doigts rencontrèrent la crête de peau où était incrusté le cruciforme, et se retirèrent précipitamment.

Le cruciforme était chaud !

— Ne reste pas là.

Je levai les yeux. Bêta était là avec le reste des Bikuras. Je ne doutais pas qu’ils fussent capables de me mettre à mort dans la seconde suivante si je refusais de m’éloigner du corps. Mais tout en leur obéissant, je fus traversé, dans une partie de mon esprit apeuré, par la pensée idiote que les Soixante-dix étaient maintenant devenus les Soixante-neuf, et je fus pris d’une folle envie de rire.

Les Bikuras soulevèrent le corps et retournèrent avec lui au village. Bêta leva les yeux vers le ciel, se tourna vers moi et me dit :

— Le moment est presque venu. Suis-nous.

Nous descendîmes dans la Faille. Le corps d’Alpha fut soigneusement attaché dans un panier de lianes et descendu en même temps que nous au bout d’une corde.

Le soleil n’illuminait pas encore l’intérieur de la basilique quand ils placèrent Alpha sur le gigantesque autel et lui ôtèrent les haillons qui le couvraient encore.

J’ignore à quoi je m’attendais ensuite. Sans doute un acte de cannibalisme rituel. Rien n’aurait pu me surprendre, à vrai dire. Mais au lieu de cela, l’un des Bikuras leva les deux bras, au moment même où les premiers rayons de lumière colorée pénétraient dans la basilique, et se mit à psalmodier :

— Tu serviras la croix toute ta vie.

Les autres Bikuras s’agenouillèrent et répétèrent cette phrase. Je demeurai debout, sans rien dire.

— Tu appartiendras au cruciforme toute ta vie, reprit le petit Bikura, et la basilique résonna de toutes les voix qui répétèrent cela en chœur. Une lumière de la couleur et de la texture du sang coagulé projeta l’ombre énorme de la croix sur le mur opposé.

— Tu appartiens au cruciforme aujourd’hui et toujours, pour l’éternité, psalmodia le Bikura tandis que le vent de la Faille se levait à l’extérieur et que les formidables tuyaux d’orgue de l’abîme faisaient entendre leur gémissement d’enfant torturé.

Lorsque le chœur des Bikuras eut repris la phrase, je ne murmurai pas amen. Je demeurai là, immobile, tandis que les autres se dirigeaient vers la sortie avec la soudaine indifférence d’un groupe d’enfants gâtés qui ont perdu tout intérêt pour leur jeu.

— Tu n’as aucune raison de rester, me dit Bêta lorsque tout le monde fut sorti.

— Je préfère rester, répliquai-je en m’attendant à être forcé d’obéir.

Bêta fit cependant volte-face sans le moindre haussement d’épaules, et me laissa tout seul. La lumière s’affaiblit. J’allai jusqu’à l’entrée de la galerie pour contempler le coucher du soleil. Lorsque je retournai vers l’autel, cela avait commencé.

Un jour, il y a de cela des années, à l’école, on nous avait passé un holo en temps décalé représentant la décomposition d’une souris du désert. Une semaine de lent et patient travail de recyclage de la nature accélérée en trente secondes d’horreur. Le petit animal avait soudain gonflé, d’une manière presque comique, puis la chair s’était étirée et ulcérée, des asticots avaient grouillé dans la bouche, les yeux, les plaies béantes. Finalement, en une incroyable tornade – je ne vois pas d’autre mot pour décrire cela – la chair avait été nettoyée des os par une myriade d’asticots tourbillonnant en une folle spirale de droite à gauche, l’un derrière l’autre, dans un flou d’accélération qui ne laissa subsister rien d’autre que la peau, le cartilage et les os.

Mais c’était un cadavre humain que j’étais en train de contempler.

La dernière lueur du jour s’estompait rapidement. Aucun son ne se faisait entendre dans le silence résonnant de la basilique excepté le battement de mes propres artères à mes oreilles. Je vis le corps d’Alpha s’agiter d’abord de plusieurs tressaillements, puis se mettre à vibrer de plus en plus fort, comme pour léviter au-dessus de l’autel dans la violence spasmodique d’une décomposition soudaine. L’espace de quelques secondes, le cruciforme sembla augmenter de volume et changer de couleur pour devenir vermeil, puis aussi écarlate qu’un morceau de viande crue. J’eus alors l’impression de voir le réseau de filaments et de nématodes maintenir la cohésion du corps en décomposition comme les fils métalliques de l’armature d’un modèle de sculpteur en train de fondre.

Les chairs étaient en train de se remodeler sous mes yeux.

Je passai toute la nuit dans la basilique. L’autel était entouré d’une lueur qui irradiait du cruciforme incrusté dans la poitrine d’Alpha. Chaque fois qu’un mouvement animait celui-ci, la lueur projetait sur les murs des ombres étranges.

Je ne quittai la basilique qu’au troisième jour, à la suite d’Alpha. Mais c’était dès le premier soir que la plupart des modifications visibles avaient pris place. Le corps du petit Bikura auquel j’avais donné le nom d’Alpha avait été détruit puis reconstitué sous mes yeux. Le résultat n’était pas tout à fait Alpha, mais ce n’était pas tout à fait autre chose non plus. En tout cas, c’était quelqu’un d’entier. Son visage lisse, sans traits, ressemblait à celui d’un poupon de mousse lovée au léger sourire figé. À l’aube du troisième jour, j’avais vu sa poitrine se soulever, et j’avais entendu son premier souffle, comme un bruit d’eau versée dans une gourde en cuir. Peu après midi, j’avais quitté la basilique pour grimper aux lianes.

Alpha m’avait précédé.

Il ne dit pas un mot, ne semble pas comprendre les questions qu’on lui pose. Son regard reste fixe, et son visage se fige de temps à autre, comme s’il entendait une voix lointaine qui l’appelle.

Personne ne nous a prêté attention lorsque nous sommes revenus au village. Alpha s’est dirigé vers une hutte vide où il se trouve en ce moment. Je suis dans la mienne. Il y a une minute, j’ai passé la main sous ma robe pour tâter la crête de chair qui entoure le cruciforme. Il est là, tranquille. Il attend.


Cent quarantième jour :


Je suis en train de guérir de mes blessures et de la perte de sang. Il est impossible de l’extirper avec une pierre tranchante.

Il n’aime pas la douleur. J’ai perdu connaissance bien avant que la douleur ou la perte de sang ne le justifient. Chaque fois, j’ai essayé encore avec la pierre, et il m’a fait reperdre connaissance. Il ne supporte pas la douleur.


Cent cinquante-huitième jour :


Alpha commence à dire quelques mots. Il semble plus lent, plus borné, à peine conscient de ma présence (ou de celle des autres), mais il marche et il se nourrit. J’ai même l’impression qu’il me reconnaît dans une certaine mesure. Le scanneur indique que son cœur et ses organes sont ceux d’un jeune homme, qui pourrait avoir dans les seize ans.

Il ne me reste plus que cinquante jours en temps local à attendre pour que l’activité de la forêt des flammes se calme suffisamment et me permette de m’en aller, quelle que soit la souffrance que cela me coûtera. Nous verrons bien qui résistera le mieux à la douleur.


Cent soixante-treizième jour :


Quelqu’un d’autre est mort.

Celui que j’appelle Will – c’est celui qui a un doigt cassé – n’était pas rentré depuis une semaine. Hier, les Bikuras ont parcouru plusieurs kilomètres en direction du nord-est, comme s’ils étaient guidés par une balise, et ont retrouvé ses restes près du précipice.

Il semble qu’une branche ait cédé sous son poids alors qu’il descendait cueillir du chalme. La mort a dû être instantanée, vu l’état de sa nuque brisée, mais c’est l’endroit où il est tombé qui est le plus important. Le cadavre – si toutefois on peut l’appeler ainsi – gisait entre deux hauts cônes de boue marquant l’emplacement des galeries de ces gros insectes rouges que Tuk appelait des mantes de feu. En l’espace de quelques jours, ils ont tout dévoré pour ne laisser que les os, quelques tendons et des lambeaux de tissu. Le cruciforme était fixé à la cage thoracique comme une croix précieuse déposée dans le sarcophage de quelque pape depuis longtemps décédé.

C’est une chose terrible, mais je ne puis m’empêcher d’éprouver, au-delà de ma tristesse, un léger sentiment de triomphe. Il est impossible que le cruciforme puisse régénérer quoi que ce soit à partir de ces os nus. Même s’il n’obéit pas aux lois de la logique, ce maudit parasite doit respecter la loi de la conservation des masses. Le Bikura que j’appelais Will est mort de la vraie mort. Les Soixante-dix, désormais, devront s’appeler les Soixante-neuf.


Cent soixante-quatorzième jour :


Je suis un crétin.

Je me suis renseigné à propos de Will et de la vraie mort. C’est le manque de réaction des Bikuras qui m’a mis la puce à l’oreille. Ils ont pris le cruciforme en laissant le squelette à l’endroit où il se trouvait, sans essayer de transporter ses restes dans la basilique. La nuit dernière, je n’ai pas pu dormir parce que j’étais tourmenté à l’idée que c’était moi qui devrais faire le soixante-dixième.

— Quelle tristesse, leur ai-je dit, que l’un de vous soit mort de la vraie mort. Que va devenir votre groupe ?

Bêta m’a regardé avec surprise.

— Il ne peut pas mourir de la vraie mort, a répliqué le petit androgyne au crâne chauve. Il fait partie du cruciforme.

Je n’ai découvert la vérité que quelque temps après, en continuant de passer au scanneur le reste de la tribu. Celui que j’ai baptisé Thêta n’a pas changé d’aspect ni de comportement, mais il porte maintenant deux cruciformes incrustés dans sa chair. Je suis sûr qu’il va bientôt se mettre à enfler obscènement, comme un vulgaire E. Coli dans une boîte de Pétri. Et quand il (ou elle) mourra, deux Bikuras sortiront de la tombe, et les Soixante-dix se retrouveront au complet.

J’ai l’impression que je vais devenir fou.


Cent quatre-vingt-quinzième jour :


J’ai passé des semaines à étudier ce maudit parasite, et je n’ai toujours pas la moindre idée sur la manière dont il fonctionne. Pis encore, cette question m’est devenue indifférente. J’ai d’autres préoccupations plus importantes.

Comment Dieu a-t-il pu permettre une telle obscénité ?

Pourquoi les Bikuras sont-ils punis de cette manière ?

Pourquoi ai-je été choisi pour partager leur sort ?

Je pose toutes ces questions dans mes prières du soir, mais aucune autre réponse que le hurlement sanglant du vent dans la Faille ne me parvient.


Deux cent quatorzième jour :


Je voulais consacrer les dix dernières pages aux notes prises sur le terrain et à un certain nombre de conjectures techniques, mais j’écris ici mes derniers mots avant de partir affronter la forêt des flammes demain matin.

Sans le moindre doute, j’ai découvert ici ce qu’il peut y avoir de plus bas dans les eaux croupies des sociétés humaines. Les Bikuras ont réalisé le rêve humain de l’immortalité, mais ils ont payé celle-ci de leur humanité et de leur âme immortelle.

Je peux te dire, Édouard, que j’ai passé des heures et des heures à lutter avec ma foi – ou plutôt mon absence de foi – mais que j’ai maintenant retrouvé, dans ce recoin effrayant d’un monde presque oublié, aux prises avec mon répugnant parasite, une ferveur que je n’avais pas connue depuis les jours où toi et moi nous étions enfants. J’ai compris la nécessité d’une foi pure, aveugle, qui vole dans les plumes de la raison, pour se protéger, autant que faire se peut, dans l’océan menaçant et infini d’un univers soumis à des lois aveugles et totalement insensibles aux pauvres créatures de raison qui l’habitent.

Jour après jour, j’ai essayé de m’éloigner de la Faille. Jour après jour, j’ai enduré des souffrances si pénibles qu’elles sont devenues une partie tangible de mon univers, tout comme le soleil trop petit ou le ciel d’émeraude et de lapis-lazuli. La douleur a fini par devenir mon alliée, mon ange gardien, mon dernier lien avec l’humanité. Le cruciforme n’aime pas la souffrance. Moi non plus, mais je suis prêt, comme lui, à l’utiliser pour servir mes fins. Et je le ferai consciemment, non pas instinctivement comme la masse sans cervelle de tissus étrangers incrustés dans ma chair. Cette chose cherche machinalement à éviter la mort à tout prix. Ce n’est pas que je la recherche, pour ma part, mais je préfère la souffrance ou la mort à une vie végétative éternelle. La vie est quelque chose de sacré – je m’accroche encore à ce dogme comme à un élément central de la pensée et de l’enseignement de l’Église durant ces derniers vingt-huit siècles, au cours desquels elle a eu, à vrai dire, si peu de prix – mais l’âme est encore plus sacrée.

Je me rends compte, à présent, que ce que j’essayais de faire avec les fouilles d’Armaghast n’aurait pas conduit à un renouveau de l’Église, mais tout au plus à une existence factice comme celle qui anime ces pauvres cadavres ambulants. Si l’Église est condamnée à mourir, qu’elle meure, mais en toute gloire, en pleine connaissance de sa renaissance dans le Christ. Elle doit s’enfoncer dans les ténèbres non pas de son plein gré, mais dignement, bravement, forte de toute sa foi, comme les millions de croyants qui nous ont précédés, toutes ces générations qui ont fait face à la mort dans le silence désespéré des camps d’extermination, devant les boules de feu de l’apocalypse nucléaire, dans les services des cancéreux des hôpitaux ou au milieu des pogroms. Tous, ils ont rejoint la nuit éternelle, non pas avec espoir, mais en priant qu’il y ait une raison à tout cela, quelque chose qui justifie le prix de leurs souffrances et de leurs sacrifices. Mais les ténèbres les ont engloutis sans leur donner la moindre assurance préalable, la moindre théorie logique ou convaincante autre qu’un mince fil d’espoir rattaché à la trop fragile conviction de la foi. Et s’ils ont su garder ce mince espoir face à la nuit noire, je dois être capable d’en faire autant, et l’Église aussi.

Je ne crois plus qu’un traitement ou une opération chirurgicale puisse me guérir de cette abomination, mais si quelqu’un pouvait l’exciser pour l’étudier et la détruire, même au prix de ma propre mort, je m’estimerais satisfait.

La forêt des flammes ne sera jamais plus calme qu’en ce moment. Au lit, à présent. Demain, je pars avant l’aube.


Deux cent quinzième jour :


Il n’existe aucune sortie.

Quatorze kilomètres à travers la forêt. Quelques explosions de flammes éparses, mais rien d’impénétrable. Trois semaines de marche, et j’aurais pu passer.

Mais le cruciforme ne me laisse pas partir.

La douleur ressemble à celle d’une crise cardiaque sans fin. Mais j’ai continué d’avancer en chancelant dans la poussière de cendre. J’ai fini par perdre connaissance. Lorsque je suis revenu à moi, j’étais déjà en train de ramper en direction de la Faille ! J’ai fait dix fois demi-tour, pour marcher sur un kilomètre, ramper sur cinquante mètres, perdre connaissance et reprendre mes sens à l’endroit d’où j’étais parti. Cette bataille insensée pour la possession de mon corps a duré toute la journée.

Peu avant le coucher du soleil, les Bikuras sont entrés dans la forêt, m’ont trouvé à cinq kilomètres de la Faille et m’ont ramené avec eux.

Mon bon Jésus, comment as-tu pu permettre ces choses ?

Il ne me reste plus aucun espoir, à moins que quelqu’un ne vienne me chercher jusqu’ici.


Deux cent vingt-troisième jour :


Nouvelle tentative. Nouvelles souffrances. Nouvel échec.


Deux cent cinquante-septième jour :


C’est mon anniversaire aujourd’hui. J’ai soixante-huit ans standard. Le travail avance bien sur le chantier de la chapelle que j’édifie à proximité de la Faille. J’ai tenté hier de descendre jusqu’au fleuve, mais Bêta et quatre autres Bikuras m’en ont empêché.


Deux cent quatre-vingtième jour :


Une année locale sur Hypérion. Une année de purgatoire. Ou bien est-ce l’enfer ?


Trois cent onzième jour :


En taillant les pierres de la chapelle sur une saillie en contrebas du plateau où elle s’élèvera, j’ai fait une découverte : les tubes du paravolt, que les Bikuras ont dû jeter dans l’abîme la nuit où ils ont assassiné Tuk, il y a exactement deux cent vingt-trois jours de cela.

Ces tubes pourraient me permettre de traverser la forêt des flammes à n’importe quel moment si le cruciforme le voulait bien. Mais il ne veut pas. Si seulement ils n’avaient pas détruit ma trousse médicale, avec les analgésiques ! Mais à force de contempler ces tubes, il m’est venu une idée.

Mes expériences sommaires avec le scanneur médical ont continué. Il y a une quinzaine de jours, lorsque Thêta s’est cassé la jambe en trois endroits, j’ai observé attentivement la réaction du cruciforme. Le parasite a fait de son mieux pour contrer la douleur. Thêta était sans connaissance, la plupart du temps, et son corps produisait d’incroyables quantités d’endorphines. Mais les fractures étaient trop douloureuses, et les Bikuras, le quatrième jour, lui ont tranché la gorge et l’ont descendu dans la basilique. Le cruciforme a eu moins de mal à le ressusciter qu’à supporter la douleur sur une longue période de temps. Mais juste avant le meurtre, mon scanneur avait eu le temps d’enregistrer un retrait appréciable des nématodes de certaines parties de son système nerveux central.

J’ignore s’il serait possible de s’infliger – ou de supporter – des niveaux de douleur non mortels mais susceptibles de provoquer le retrait total du cruciforme. Tout ce que je sais, cependant, c’est que les Bikuras ne le permettraient pas.

Toute la journée, assis sur le rebord de la saillie en contrebas de la chapelle en construction, j’ai beaucoup réfléchi à toutes ces possibilités.


Quatre cent trente-huitième jour :


La chapelle est achevée. C’est l’œuvre de ma vie.

Ce soir, pendant que les Bikuras descendaient dans la Faille pour procéder à leur parodie quotidienne de culte, j’ai célébré la messe sur le nouvel autel. J’avais préparé le pain avec de la farine de chalme, et je suppose qu’il avait le même goût douceâtre que les feuilles dont se nourrissent les Bikuras, mais pour moi il avait la saveur de ma première hostie, le jour de ma communion à Villefranche-sur-Saône.

Demain matin, je ferai ce qui est prévu. Je pense que tout est prêt. Mon journal et les enregistrements du scanneur seront dans une pochette en fibre d’abeste. Je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus.

Le vin de messe n’était rien d’autre que de l’eau, mais la lumière du crépuscule lui donnait la couleur vermeille du sang, et son goût était celui du vin consacré.

L’astuce consistera à pénétrer le plus profondément possible à l’intérieur de la forêt des flammes. Il me faudra tabler sur une activité suffisante des teslas, même en période calme.

Adieu, Édouard. Je doute que tu sois toujours en vie, et même si tu l’es, je ne vois guère comment nous pourrions nous retrouver un jour, séparés que nous sommes, non seulement par des années de distance, mais par un gouffre plus vaste, en forme de croix. Mon espoir de te revoir ne se situe pas dans cette vie, mais dans l’autre. Étrange, de m’entendre de nouveau parler ainsi, n’est-ce pas ? Il faut que je te dise, Édouard, qu’après toutes ces décennies d’incertitude, et malgré la grande peur qui m’étreint quant à ce qui m’attend, mon cœur et mon âme sont en paix.


Mon Dieu,

Je suis contrit de t’avoir offensé.

J’abhorre tous mes péchés,

Parce qu’ils me barrent l’accès du ciel,

Et me font endurer les souffrances de l’enfer,

Mais par-dessus tout parce que je t’ai déplu.

Mon Dieu,

Toi qui n’es que bonté,

Et mérites tout mon amour,

Accepte ma promesse de m’amender,

Avec la grâce infinie de ton aide,

De confesser tous mes péchés et de faire pénitence.

Amen.


Minuit :


Les rayons du soleil couchant pénètrent par la fenêtre ouverte de la chapelle et baignent l’autel, le calice grossièrement taillé et moi d’une lumière ambrée. Le vent de la Faille mugit les derniers soupirs de ce genre qu’avec un peu de chance et l’aide de Dieu j’entendrai jamais.

— Ce sont ses derniers mots, déclara Lénar Hoyt après avoir achevé sa lecture.

Les six visages des pèlerins assis autour de la table se levèrent vers lui, comme émergeant d’un rêve commun. Penchant la tête en arrière, le consul vit qu’Hypérion était maintenant beaucoup plus proche et occupait un bon tiers du ciel, éclipsant les étoiles de son éclat froid.

— Je suis arrivé dix semaines après avoir vu le père Duré pour la dernière fois, continua Hoyt d’une voix rauque. Plus de huit années s’étaient écoulées sur Hypérion, et la dernière inscription du journal datait de sept ans.

Le prêtre souffrait visiblement. Son visage, où perlait la transpiration, avait maintenant une pâleur morbide.

— Il m’a fallu un peu moins d’un mois pour remonter la rivière, à partir de Port-Romance, jusqu’à la plantation de Perecebo, reprit-il en se forçant à maîtriser sa voix. J’espérais que les planteurs de fibroplastes ne me refuseraient pas la vérité, même s’ils ne veulent généralement pas avoir affaire aux fonctionnaires du consulat ou du Conseil intérieur. Je ne me trompais pas sur ce point. Le contremaître de Perecebo, un nommé Orlandi, se souvenait très bien du père Duré, de même que sa nouvelle épouse, la Semfa dont il est fait mention dans le carnet. Quant au directeur de la plantation, il a essayé d’organiser plusieurs expéditions de recherche sur le plateau, mais ses tentatives ont échoué en raison d’une recrudescence de l’activité des teslas au cours des dernières saisons. Au bout de plusieurs années, il a perdu tout espoir de retrouver son employé Tuk ou le père Duré vivants. Cependant, il a engagé, à mon arrivée, deux pilotes de brousse pour explorer la Faille avec des glisseurs de la plantation. Nous avons survolé la région aussi longtemps que nous l’avons pu, en comptant sur nos détecteurs d’obstacles et sur la chance pour nous conduire en territoire bikura. Mais, même en évitant de cette manière une grande partie de la forêt des flammes, nous avons perdu quatre hommes et un glisseur que nous ont pris les teslas.

Le père Hoyt s’interrompit en vacillant légèrement. Agrippant le bord de la table pour s’empêcher de trembler, il s’éclaircit la voix et poursuivit :

— Je n’ai plus grand-chose à ajouter. Nous avons fini par repérer le village. Les Bikuras, tous les soixante-dix, se sont montrés aussi bornés et aussi peu communicatifs que le suggère son journal. J’ai tout de même pu leur faire confirmer que le père Duré avait trouvé la mort en essayant de s’enfoncer dans la forêt des flammes. La pochette en abeste avait résisté au feu, et nous y avons trouvé son carnet et les enregistrements médicaux.

Hoyt fit du regard le tour de l’assistance, puis continua en baissant les yeux :

— Nous avons réussi à nous faire indiquer l’endroit où le père Duré était mort. Ils ne… ils ne l’avaient pas enterré. Ses restes étaient plus qu’à moitié carbonisés et décomposés, mais suffisamment complets pour nous montrer que l’intensité des décharges des teslas avait été suffisante pour détruire le… cruciforme en même temps que son corps.

Le père Duré est mort de la vraie mort. Nous avons ramené ses restes à la plantation de Perecebo, où ils ont été ensevelis après la célébration d’un service funèbre complet. (Il prit une profonde inspiration.) Malgré mes protestations vigoureuses, H. Orlandi a ordonné la destruction du village et d’une partie de la paroi de la Faille à l’aide de charges creuses nucléaires qu’il avait apportées de la plantation. Je ne pense pas qu’un seul Bikura ait pu survivre à cela, et il est probable que l’entrée du labyrinthe et celle de la « basilique » ont été obstruées par l’éboulement.

Souffrant de plusieurs blessures ou affections contractées au cours de l’expédition, j’ai dû séjourner plusieurs mois à la plantation avant de pouvoir retourner sur le continent septentrional, d’où j’ai gagné Pacem. Personne n’est au courant de l’existence de ce journal à l’exception de H. Orlandi et de Monseigneur Édouard, ainsi, naturellement, que tous ses supérieurs auxquels il aura jugé bon de révéler la chose. Mais, à ma connaissance, l’Église n’a encore publié aucun communiqué relatif au journal du père Duré.

Le père Hoyt, qui était debout, se rassit alors. La sueur dégoulinait sur son menton, et son visage, à la lumière réfléchie d’Hypérion, était d’une pâleur bleuâtre.

— Et… c’est tout ? demanda Martin Silenus.

— Oui, réussit à murmurer le père Hoyt.

— Madame, messieurs, fit Het Masteen, il commence à se faire tard. Je vous suggère donc d’aller rassembler vos bagages et de gagner, dans une demi-heure au plus, le vaisseau de notre ami le consul, que vous trouverez dans la sphère n°11. Je vous rejoindrai plus tard à la surface avec l’un des vaisseaux de descente de l’arbre.


Presque tout le groupe fut prêt en moins de quinze minutes. Les Templiers avaient aménagé une passerelle de service reliant l’un des quais intérieurs de la sphère au balcon supérieur du vaisseau. Le consul passa le premier dans le grand salon tandis que les clones d’équipage apportaient les bagages puis se retiraient.

— Ce vieil instrument est fascinant, dit le colonel Kassad en passant la main sur le couvercle du Steinway. C’est un clavecin ?

— Un piano, répondit le consul. De l’époque préhégirienne. Est-ce que tout le monde est là ?

— Il ne manque que Hoyt, fit Brawne Lamia en s’asseyant sur un coussin de la fosse de projection.

Het Masteen entra à ce moment-là.

— Le vaisseau de guerre de l’Hégémonie vous accorde l’autorisation de vous poser sur l’astroport de Keats, dit-il. Je vais envoyer un membre de l’équipage voir si H. Hoyt a besoin d’aide.

— Inutile, fit le consul en modulant sa voix. J’aimerais y aller moi-même. Pouvez-vous m’indiquer le chemin ?

Le commandant du vaisseau-arbre regarda longuement le consul, puis glissa la main dans les plis de sa robe.

— Bon voyage, dit-il en lui tendant une plaquette. Nous nous retrouverons à la surface, avant notre départ à minuit, aux portes du Temple gritchtèque de Keats.

Le consul s’inclina.

— J’ai eu plaisir à voyager sous la protection des hautes branches de l’Arbre, Het Masteen, déclara-t-il cérémonieusement avant de se tourner vers les autres pour ajouter :

— Installez-vous aussi confortablement que possible dans le salon ou dans la bibliothèque située juste au-dessous. Le vaisseau pourvoira à vos besoins et répondra à toutes vos questions. Nous partirons dès que je serai de retour avec le père Hoyt.


La nacelle à environnement contrôlé du prêtre était sur une branche secondaire, à peu près à mi-hauteur du vaisseau-arbre. Comme s’y attendait le consul, la plaque d’orientation persoc que lui avait donnée Het Masteen pouvait servir de passe pour ouvrir la serrure palmaire. Après avoir passé plusieurs minutes à actionner le carillon et à tambouriner vainement sur le portail, il se servit du passe pour pénétrer dans la nacelle.

Le père Hoyt était à genoux au centre de la moquette-pelouse, et il se tordait de douleur. Des vêtements et des objets divers ainsi que le contenu d’une trousse médicale standard étaient éparpillés autour de lui. Il avait arraché sa vareuse et son faux col, et avait transpiré à travers sa chemise, dont les plis mouillés collaient à sa peau, déchirés aux endroits où ses doigts fébriles avaient tiré sur le tissu délicat. La lumière d’Hypérion filtrait à travers la paroi de la nacelle, donnant au tableau un aspect étrange, comme s’ils étaient sous la mer ou bien, se disait le consul, à l’intérieur d’une cathédrale.

Les traits de Lénar Hoyt étaient déformés par une souffrance atroce tandis que ses mains labouraient sa poitrine. Les muscles de ses avant-bras saillaient comme des serpents vivants sous sa peau blafarde.

— La seringue… n’a pas fonctionné, haleta-t-il. S’il vous plaît…

Le consul hocha la tête, commanda à la porte de se refermer, puis s’agenouilla aux côtés du prêtre. Il retira la seringue automatique défectueuse de la main crispée du prêtre et éjecta la cartouche. Ultramorphine. Il hocha de nouveau la tête et prit une seringue neuve dans la trousse qu’il avait apportée de son vaisseau. Il lui fallut moins de cinq secondes pour charger la cartouche.

— Vite…, supplia Hoyt.

Son corps était agité de spasmes. Le consul voyait presque les ondes de douleur qui le traversaient.

— Voilà, fit-il d’une voix sourde. Mais je veux le reste de l’histoire d’abord.

Hoyt leva vers lui des yeux hagards tout en essayant de tendre la main vers la seringue.

Transpirant à son tour, le consul éloigna lentement la seringue hors de sa portée.

— Vous l’aurez dans une seconde, dès que j’aurai entendu la suite de votre histoire. C’est très important pour moi.

— Seigneur ! sanglota Hoyt. Par pitié !

— Dites-moi la vérité d’abord, haleta le consul.

Le père Hoyt retomba sur ses avant-bras, respirant par saccades.

— Putain de salaud ! s’écria-t-il.

Il prit plusieurs inspirations profondes, retint l’air dans ses poumons jusqu’à ce qu’il cesse de trembler, puis tenta de se redresser. Lorsqu’il regarda de nouveau le consul, celui-ci crut lire une sorte de soulagement dans ses yeux égarés.

— Ensuite, vous me ferez… la piqûre ? demanda-t-il.

— C’est promis.

— D’accord…, fit Hoyt dans un souffle amer. Voilà la vérité… La plantation de Perecebo… Comme je l’ai raconté. Nous sommes arrivés… début octobre. Lycius… huit ans après la disparition de Duré… Seigneur ! J’ai mal ! L’alcool ne me fait plus rien, et les endos ne marchent plus du tout. Il n’y a que… l’ultramorphine pure…

— Je sais, murmura le consul. Tout est prêt. Dès que vous aurez achevé l’histoire.

Le prêtre baissa la tête. La sueur dégoulinait sur ses joues et son nez, et tombait dans l’herbe courte de la moquette. Le consul vit ses muscles se tendre comme s’il se préparait à attaquer, puis un nouveau spasme de douleur secoua son corps décharné, et ses épaules s’affaissèrent.

— Le glisseur n’a pas été détruit… par les teslas. Avec Semfa et… deux autres hommes, je suis descendu explorer la Faille pendant que… Orlandi remontait le fleuve. Son glisseur… a dû attendre, pour passer, que les teslas se calment…

Les Bikuras sont venus pendant la nuit. Ils ont tué… tué Semfa, le pilote, l’autre homme… oublié son nom… Ils m’ont laissé… vivant.

Hoyt voulut toucher son crucifix sur sa poitrine, mais s’aperçut qu’il l’avait déjà arraché. Il eut un rire bref, qui faillit se terminer en sanglot.

— Ils m’ont… parlé de la croix, du cruciforme… et du « Fils des flammes ». Le lendemain, ils m’ont… emmené voir celui… qu’ils appelaient ainsi…

Hoyt se redressa péniblement et porta soudain les mains à son visage, qu’il laboura de ses ongles. Ses yeux étaient agrandis, il avait visiblement oublié l’ultramorphine malgré la douleur.

— Environ trois kilomètres à l’intérieur de la forêt des flammes… un énorme tesla, quatre-vingts, cent mètres de haut, peut-être. Relativement calme à ce moment-là, mais l’air… chargé d’électricité, tout autour… et des cendres partout.

Les Bikuras avaient peur… de s’approcher. Ils ont prié, à genoux, leur maudit crâne chauve baissé… Mais je me suis… avancé, tout près. Il le fallait… Mon Dieu ! C’était lui… Duré… Ce qu’il en restait, tout au moins…

« Il avait confectionné une échelle… pour grimper… à trois ou quatre mètres du sol. Il avait fait une sorte de plate-forme… en abeste… pour ses pieds. Et avec les tubes arrachés au paravolt… et brisés comme des piquets pointus…, en se servant, sans doute, d’une pierre pour les enfoncer…, il s’était cloué à l’arbre et à la plate-forme.

« Son bras gauche… Il avait enfoncé le piquet entre le cubitus et le radius… en évitant les veines… exactement comme ces foutus Romains… Pour que ça tienne tant que le squelette demeurerait intact… L’autre main… la paume en bas… Il avait planté le piquet d’abord… aiguisé aux deux bouts… Puis… empalé sa main droite… et recourbé le piquet, je ne sais comment… comme un crochet.

« L’échelle était tombée… depuis longtemps… mais c’était de l’abeste. Ça ne brûle pas… Je m’en suis servi pour grimper jusqu’à lui… Tout avait brûlé depuis des années… Vêtements, peau, chair… mais il avait toujours la pochette en abeste autour du cou.

« Les piquets de métal continuaient de conduire le courant, même quand… C’était quelque chose que je sentais… que je pouvais voir sous mes yeux… parcourant ce qu’il restait du corps…

« Ce corps avait encore l’aspect de Paul Duré… Très important… Je l’ai bien expliqué à Monseigneur… Plus d’épiderme… La chair à vif, ou carbonisée… Les nerfs et le reste, visibles… comme un réseau de capillaires gris ou jaunes… Seigneur, quelle puanteur ! Mais cela avait encore l’aspect de Paul Duré !

« J’ai tout compris, à ce moment-là. Même avant de lire son journal. J’ai compris qu’il était resté cloué là… sept années entières… Ô mon Dieu ! Mourant… Ressuscitant… Forcé à vivre par le cruciforme… Traversé à chaque seconde de ces sept années par des décharges électriques… Livré aux flammes… à la douleur… à la faim… tandis que ce maudit… cruciforme… devait puiser, pour le nourrir… ou ce qu’il restait de lui… la substance de l’arbre… de l’air, peut-être… reconstituant tout ce qui pouvait l’être… le forçant à sentir la douleur, encore et encore et encore…

« Mais il a fini par gagner… La souffrance était son alliée… Doux Jésus ! Au lieu de quelques heures cloué à l’arbre, un coup de lance et puis le repos… il est resté ainsi sept ans ! Mais… il a gagné. Lorsque j’ai retiré la pochette, le cruciforme est tombé… Il s’est détaché, simplement, avec ses longues racines couleur de sang… Puis la chose… la chose dont j’étais sûr qu’il s’agissait d’un cadavre… l’homme a levé la tête. Ses yeux blancs étaient sans paupières… Il n’avait plus de lèvres… Mais il m’a regardé, et il a souri… Puis il est mort, réellement mort… dans mes bras. Pour la dix millième fois, peut-être… mais c’était la bonne… Il m’a souri et il est mort.

Hoyt se tut, communiant en silence avec sa propre souffrance, puis continua, serrant les dents entre chaque bribe de phrase :

— Les Bikuras m’ont… ramené à la Faille… Orlandi est arrivé… le lendemain… Il m’a libéré… avec Semfa… Je n’ai pas… Il a détruit le village au laser… brûlé les Bikuras sur place… Ils nous regardaient avec leurs yeux… de moutons hébétés… Je n’ai pas… essayé de m’interposer… Je riais aux éclats ! Pardonne-moi, ô mon Dieu ! Orlandi a tout nettoyé… avec des charges creuses… nucléaires… habituellement utilisées pour… défricher la jungle… autour des matrices de fibroplastes.

Hoyt regarda le consul dans les yeux, en esquissant un geste maladroit de la main droite.

— Les analgésiques faisaient de l’effet, au début… Mais chaque année… chaque année qui passait… c’était pire. Même en état de fugue… Cette douleur ! Je n’aurais pu rester ainsi, de toute manière… Comment a-t-il pu… pendant sept ans ! Mon Dieu !

Le père Hoyt agrippa la moquette d’une main. Le consul le retint au moment où il allait s’écrouler et lui fit l’injection, rapidement, au-dessous de l’aisselle, vidant toute l’ampoule d’ultramorphine. Puis il le laissa doucement retomber, inanimé, dans l’herbe verte. Sa vision était trouble. Il écarta rapidement la chemise trempée du prêtre. C’était bien là, comme il s’y attendait. Incrusté dans la peau blême et lisse de son torse, un bourrelet vermeil ressortait comme une espèce de gros ver en forme de croix. Le consul retint sa respiration et retourna le prêtre sur le ventre. Le second cruciforme était là, lui aussi, un peu plus petit, serti entre les omoplates. Il sembla vibrer d’une légère pulsation lorsque le consul passa le doigt sur la crête de chair boursouflée.

Sans perdre de temps, il rassembla les affaires du prêtre et remit un peu d’ordre dans la pièce. Puis il habilla le père Hoyt avec autant de douceur et de ménagements que s’il s’agissait du corps d’un défunt très proche.

Son persoc bourdonna à ce moment-là.

— Il est l’heure de partir, fit la voix du colonel Kassad.

— Nous arrivons, répondit le consul.

Il programma le persoc pour qu’il fasse enlever les bagages par les clones d’équipage, mais porta le prêtre lui-même. Le malheureux ne pesait pas plus lourd qu’une plume.

Le diaphragme de la nacelle s’ouvrit et il sortit, quittant la pénombre des frondaisons pour s’avancer vers l’éclat bleu-vert de la planète qui occupait maintenant la presque totalité du ciel. Tout en cherchant ce qu’il allait dire aux autres, il s’arrêta quelques secondes pour regarder le visage de l’homme assoupi. Puis il leva les yeux vers Hypérion, et continua son chemin. Même si la gravité avait été celle de la Terre, il savait que le prêtre n’aurait pas pesé beaucoup plus lourd dans ses bras.

Il avait eu un fils, naguère, qui était mort. Et en portant Hoyt, il connut de nouveau la sensation de conduire un fils endormi dans son lit.

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