4

Le Bénarès atteignit la Bordure le lendemain peu après midi. L’une des mantas était morte dans son harnais à vingt kilomètres à peine de notre destination. A. Bettik la laissa s’en aller avec le courant. L’autre résista jusqu’à ce qu’ils fussent amarrés au quai, puis roula sur le côté, totalement épuisée, ses ouïes laissant passer un mince filet de bulles d’air. Bettik la relâcha aussi, en expliquant qu’elle avait une faible chance de survie si elle se laissait porter quelque temps par le courant.

Les pèlerins étaient debout depuis l’aube pour contempler le paysage qui défilait devant eux. Ils échangeaient peu de paroles. Ils ne trouvaient rien à ajouter au récit de Martin Silenus. Le poète ne paraissait pas s’en soucier. Il continuait de boire du vin au petit déjeuner et de chanter des chansons obscènes pour saluer le lever du soleil.

Le fleuve s’était considérablement élargi depuis la veille. Il formait maintenant un ruban d’autoroute de deux kilomètres de large qui s’enfonçait, gris-bleu, à travers les basses collines vertes du sud de la mer des Hautes Herbes. Il n’y avait pas d’arbres si près de l’océan, et les tons roux et chatoyants des buissons de la Crinière s’étaient progressivement éclaircis pour se rapprocher du vert vif des herbes hautes de deux mètres qui tapissaient les plaines du nord. Toute la matinée, les collines n’avaient cessé de s’aplatir pour ne plus former que des talus herbeux bordant le fleuve de chaque côté. Une bande sombre presque indiscernable flottait juste au-dessus de l’horizon au nord et à l’est, et les pèlerins qui avaient déjà vécu sur des mondes océaniques comprirent que la mer n’était plus très loin, même si celle-ci n’était formée que de milliards d’hectares de hautes herbes.

La Bordure n’avait jamais été un lieu très fréquenté. Aujourd’hui, elle était totalement déserte. La vingtaine de bâtisses alignées de chaque côté de la route qui partait du quai offrait un spectacle d’abandon et de désolation. Certains indices pouvaient laisser supposer que la population avait fui à peine quelques semaines plus tôt. Le Repos du Pèlerin, une vieille taverne vieille de trois siècles, perchée sur une colline juste en dessous de la crête, avait entièrement brûlé.

A. Bettik les accompagna jusqu’au sommet du talus.

— Que comptez-vous faire, à présent ? lui demanda le colonel Kassad.

— D’après les termes du contrat de servage qui nous lie au Temple, nous sommes libres après ce voyage, lui répondit Bettik. Nous vous laissons le Bénarès pour effectuer le voyage de retour. En ce qui nous concerne, nous redescendrons le fleuve avec le radeau. Puis nous continuerons notre route.

— Vous vous ferez évacuer avec les autres réfugiés ? demanda Brawne Lamia.

— Non, répliqua Bettik en souriant. Nous avons nos propres objectifs et nos propres pèlerinages sur Hypérion.

Le groupe avait atteint la crête arrondie du talus. Vu d’en haut, le Bénarès semblait bien petit, amarré à son ponton croulant. Le fleuve coulait dans les lointains bleutés du sud-ouest, au-delà de la ville, puis obliquait vers l’ouest, rétrécissant son cours à l’approche des infranchissables cataractes situées à une douzaine de kilomètres en amont de la Bordure. Au nord et à l’est s’étendait la mer des Hautes Herbes.

— Mon Dieu ! murmura Lamia.

L’impression qu’ils avaient était de se trouver sur la dernière colline avant la fin de la création. Au-dessous d’eux, une succession de quais, de pontons et d’entrepôts marquait la limite de la Bordure et le commencement de la mer des Hautes Herbes. À perte de vue, il n’y avait que l’herbe qui ondoyait sensuellement sous la brise légère et qui semblait venir lécher la base de l’escarpement. Cet océan végétal paraissait infini et ininterrompu. De hauteur apparemment uniforme, il se prolongeait jusqu’aux quatre horizons. Rien n’indiquait la présence des sommets enneigés de la Chaîne Bridée, qui se trouvait, ils le savaient, à huit cents kilomètres de là, au nord-est. L’illusion de contempler une vaste mer émeraude était presque parfaite, jusqu’au frémissement des tiges agitées par le vent, qui ressemblaient à des moutons au large.

— C’est merveilleux ! s’extasia Lamia, qui se trouvait pour la première fois devant un tel spectacle.

— C’est surtout au lever et au coucher du soleil qu’il faut le voir, lui dit le consul.

— Fascinant, murmura Sol Weintraub.

Il souleva l’enfant pour qu’elle puisse admirer aussi. Elle gigota de plaisir et se concentra dans la contemplation de ses petits doigts potelés.

— Un écosystème parfaitement bien conservé, fit Het Masteen d’un ton approbateur. Le Muir serait satisfait.

— Merde ! s’exclama Martin Silenus.

Tous les regards se tournèrent vers lui.

— Il devrait y avoir ici un de ces putains de chariots à vent, fit le poète.

Les quatre hommes qui l’entouraient ainsi que la femme et l’androïde se tournèrent vers le quai abandonné, puis vers la plaine vide.

— Il a du retard, c’est tout, suggéra le consul.

Martin Silenus éclata d’un rire rauque.

— Dites plutôt qu’il est reparti ! Nous avions rendez-vous hier.

Le colonel Kassad prit ses jumelles à amplification électronique et balaya l’horizon en disant :

— À mon avis, il est peu probable qu’il soit reparti sans nous. Ce sont les prêtres du Temple gritchtèque qui devaient nous l’envoyer. Ils ont intérêt à ce que nous fassions ce pèlerinage.

— Nous pouvons le faire à pied, proposa Lénar Hoyt.

Il était plus pâle que jamais, visiblement dans un état de faiblesse avancé, sous l’empire de la douleur ou de la drogue, ou encore des deux à la fois. Il était à peine en état de se tenir debout, et encore moins de marcher.

— Pas question, fit Kassad. Cela représente plusieurs centaines de kilomètres, et ces herbes sont plus hautes que nous.

— Nous avons des boussoles, insista le prêtre.

— Les boussoles ne servent à rien sur Hypérion, fit Kassad, les jumelles toujours braquées sur un point de l’horizon.

— Un indicateur de direction, alors.

— Nous avons un radiogoniomètre, c’est vrai, lui expliqua le consul, mais ce n’est pas là le problème. L’herbe est coupante. Au bout de cinq cents mètres, nous serions en sang.

— Vous oubliez les serpents, dit Kassad en abaissant ses jumelles. C’est un écosystème bien conservé, c’est vrai, mais cela n’a rien à voir avec un jardin d’agrément.

Le père Hoyt soupira et se laissa tomber sur l’herbe rase de la crête. Il y avait presque du soulagement dans sa voix lorsqu’il murmura :

— D’accord, il ne nous reste plus qu’à rebrousser chemin, dans ce cas.

A. Bettik s’avança.

— L’équipage vous attendra volontiers pour vous reconduire à Keats avec le Bénarès si le chariot à vent ne vient pas, dit-il.

— Inutile, répliqua le consul. Prenez le radeau et partez comme prévu.

— Pas si vite ! s’écria Martin Silenus. Je ne me souviens pas qu’on vous ait élu dictateur, amigo. Si ce foutu chariot ne se montre pas, il faudra bien trouver un autre moyen de transport. Nous devons absolument arriver là-bas !

Le consul fit volte-face pour aboyer :

— Quel autre moyen de transport ? Un bateau ? Il nous faudrait au moins deux semaines pour remonter la Crinière et contourner la côte nord jusqu’à Otho ou l’un des autres points de rassemblement. De toute manière, il faudrait qu’un bateau soit disponible. Il est probable que tout ce qui est en état de naviguer a été réquisitionné pour être intégré au dispositif d’évacuation.

— Un dirigeable, peut-être, grogna le poète.

Brawne Lamia éclata de rire.

— C’est vrai qu’il en passe sans arrêt, depuis deux jours que nous remontons le fleuve !

Martin Silenus se tourna rageusement vers elle, le poing fermé, comme s’il voulait la frapper. Puis il sourit.

— Très bien, ma petite dame. Qu’est-ce qu’on fait, alors ? Peut-être qu’un sacrifice humain aux serpents des hautes herbes nous attirerait les bonnes grâces du dieu des transports.

Elle lui jeta un regard arctique.

— Une auto-immolation par le feu serait tout à fait dans vos cordes, mon garçon, dit-elle.

Le colonel Kassad s’interposa. D’une voix de commandement, il lança :

— Ça suffit comme ça, vous deux. Le consul a raison. Le mieux est de rester ici jusqu’à ce que le chariot arrive. H. Masteen et H. Lamia, allez superviser le déchargement de nos affaires avec A. Bettik. Pendant ce temps, le père Hoyt et H. Silenus iront chercher du bois pour faire un grand feu.

— Un grand feu ? Et pourquoi ? demanda le prêtre.

Il trouvait qu’il faisait assez chaud comme ça sur la colline.

— Quand la nuit tombera, il faut que le chariot à vent puisse nous repérer facilement, lui expliqua Kassad. Tout le monde à son poste, maintenant.


En silence, le groupe contemplait le radeau à moteur qui descendait lentement le fleuve dans le crépuscule. Malgré la distance, le consul distinguait la peau bleue des membres de l’équipage. Le long du quai, le Bénarès semblait vieux et abandonné, à l’image de la cité déserte. Lorsque le radeau disparut à l’horizon, le groupe se tourna vers la mer des Hautes Herbes. Les ombres des berges du fleuve se profilaient sur ce que le consul ne pouvait s’empêcher d’appeler mentalement des vagues et de la houle. Au large, l’océan d’herbes semblait changer de couleur et miroitait d’un éclat d’aigue-marine avant de s’assombrir comme pour indiquer la présence de grands fonds. Le ciel lapis se fondit en un crépuscule d’ors et de pourpres, illuminant la crête et donnant des reflets liquides à la peau des pèlerins. Les seuls bruits que l’on entendait étaient les murmures du vent dans les herbes.

— C’est un sacré foutu tas de bagages que nous avons là, pour des gens qui ne font qu’un aller simple, fit remarquer Martin Silenus.

Il n’avait pas tort, se disait le consul. Leurs affaires formaient une belle petite montagne sur le talus herbeux.

— Quelque part au milieu de tout ça, déclara Het Masteen d’une voix tranquille, nous attend peut-être notre salut.

— Que voulez-vous dire ? demanda Brawne Lamia.

— Le salut, c’est possible, fit Martin Silenus en s’étendant sur l’herbe, les mains croisées sous la tête, pour contempler le ciel. Mais avez-vous pensé à vous munir d’un slip antigritche ? Vous pourriez en avoir besoin.

Le Templier secoua lentement la tête. Le crépuscule maintenait son visage dans l’ombre sous le capuchon de son vêtement.

— Il est inutile de nous leurrer ou de minimiser les raisons qui amènent ici chacun d’entre nous, dit-il. Il est temps d’admettre que nous avons tous apporté dans ce pèlerinage quelque chose de particulier avec quoi nous espérons, lorsque le moment sera venu d’affronter le Seigneur de la Douleur, changer le cours inévitable des évènements.

Le poète se mit à rire.

— Dire que je n’ai même pas apporté ma putain de patte de lapin porte-bonheur !

Le capuchon du Templier s’inclina légèrement en avant.

— Vous avez votre manuscrit, peut-être ?

Le poète ne répondit pas.

Het Masteen fit passer son regard invisible sur son voisin de gauche.

— Et vous, colonel, qu’avez-vous dans ces grosses malles qui portent votre nom ? Des armes ?

Kassad le regarda sans répondre.

— Évidemment, fit Het Masteen. Il serait ridicule d’aller à la chasse sans être armé.

— Et moi, demanda Brawne Lamia en croisant les bras. Savez-vous quelle arme secrète je transporte clandestinement ?

— Nous n’avons pas encore eu l’honneur d’entendre votre récit, H. Lamia, fit remarquer le Templier de sa voix posée aux accents étranges. Il serait prématuré de vouloir spéculer là-dessus.

— Et le consul ? demanda Lamia.

— Là, il me semble qu’elle est tout à fait évidente, l’arme que notre ami diplomate tient en réserve.

Le consul s’arracha à la contemplation du coucher de soleil.

— Je n’ai dans mes bagages que quelques vêtements et deux livres à lire, dit-il, sincère.

— Oui, soupira le Templier. Par contre, c’est un bien beau vaisseau que vous avez laissé derrière vous.

Martin Silenus bondit sur ses pieds en entendant ces mots.

— Ce vaisseau de merde ! s’écria-t-il. Je suis sûr que vous pouvez l’appeler ! Sortez votre putain de sifflet magique, j’en ai marre de poireauter ici !

Le consul arracha un brin d’herbe et le fendit méthodiquement en long. Au bout d’une minute, il déclara :

— Même s’il était en mon pouvoir de le faire venir ici – et vous avez entendu comme moi A. Bettik dire que les satcoms et les stations de répéteurs étaient hors service – nous ne pourrions absolument pas nous poser au nord de la Chaîne Bridée. Cela a toujours inévitablement tourné au désastre, même avant que le gritche ne commence à écumer la région située au sud des montagnes.

— D’accord, fit Silenus en agitant nerveusement les bras. Mais nous pourrions au moins quitter ce putain de… gazon ! Qu’est-ce que vous attendez pour l’appeler ?

— Nous en reparlerons demain. Si le chariot à vent n’est toujours pas là, nous envisagerons des solutions de rechange.

— Allez vous faire foutre avec vos…

Mais Silenus fut coupé par Kassad, qui fit un pas en avant en lui tournant le dos, ce qui eut pour effet de le mettre hors du cercle.

— H. Masteen, demanda le colonel, ne nous direz-vous pas quel est votre secret ?

Les derniers feux du couchant permettaient à peine de distinguer le sourire qui flottait sur les lèvres fines du Templier. Il désigna la montagne de bagages.

— Comme vous avez pu le constater, la malle qui m’accompagne est la plus lourde et la plus mystérieuse de toutes.

— C’est un cube de Möbius, affirma le père Hoyt. J’ai vu transporter ainsi des artefacts anciens.

— Ou des bombes à fusion, suggéra Kassad.

Het Masteen secoua la tête.

— Rien d’aussi brutal, leur dit-il.

— N’allez-vous pas nous révéler votre secret ? demanda Lamia.

— Lorsque viendra mon tour de parler.

— Ce n’est pas votre tour ? demanda le consul. Nous pourrions écouter le récit suivant en attendant.

Sol Weintraub se racla la gorge.

— C’est moi qui ai le numéro quatre, dit-il en leur montrant son morceau de papier. Mais je cède volontiers la place à la Voix de l’Arbre Authentique, si tel est son désir.

Il souleva Rachel pour en faire passer le poids d’une épaule à l’autre, tout en lui tapotant affectueusement le derrière.

— Nous avons tout le temps, fit Het Masteen en secouant la tête. Je voulais seulement vous faire comprendre qu’il y a toujours de l’espoir au plus profond du plus sombre désespoir. Nous avons beaucoup appris, jusqu’à présent, en écoutant les récits qui ont été faits. Néanmoins, chacun de nous a le germe d’une promesse enfoui en lui, encore plus loin que nous ne voulons l’admettre.

— Je ne vois vraiment pas en quoi…

Le père Hoyt fut brutalement interrompu par le cri de Martin Silenus :

— Le voilà ! Il a quand même fini par arriver, ce putain de chariot à vent !


Il fallut encore vingt minutes pour que le chariot s’amarre à l’un des pontons. Il venait du nord, et ses voiles formaient des carrés blancs contre la plaine obscure vidée de toutes ses couleurs. Les dernières lueurs du couchant s’étaient éteintes lorsque le gros vaisseau, ayant décrit un large cercle pour se présenter dans l’alignement du talus, ferla ses voiles et s’arrêta progressivement de rouler.

Le consul fut impressionné par ce spectacle. L’engin était en bois, entièrement assemblé à la main, et d’une taille gigantesque. Sa ligne ventrue évoquait celle d’un galion de mer tout droit issu de l’histoire de l’Ancienne Terre. Son unique roue, énorme, placée au centre, devait normalement rester invisible au milieu des herbes de deux mètres. Mais le consul aperçut la partie inférieure de la coque lorsqu’il commença à porter les bagages sur le quai. Il y avait bien six ou sept mètres entre le niveau du sol et le plat-bord, et environ cinq fois cette distance jusqu’au sommet du grand mât. De l’endroit où il se trouvait, haletant sous la charge, il entendait le claquement des bannières, tout en haut, ainsi qu’un bourdonnement continu, presque subsonique, sans doute produit par le volant d’inertie intérieur du vaisseau ou par ses gyroscopes massifs.

Une passerelle sortit de la partie supérieure de la coque et s’inclina jusqu’au quai. Le père Hoyt et Brawne Lamia durent reculer précipitamment pour ne pas se faire écraser.

Le chariot à vent était beaucoup moins bien éclairé que le Bénarès. Ses seules sources d’illumination semblaient consister en une série de lanternes suspendues à des vergues. Aucun équipage ne s’était manifesté durant l’approche du vaisseau, et il n’y avait pas la moindre silhouette en vue sur le pont.

— Holà ! appela le consul au pied de la passerelle.

Personne ne lui répondit.

— Attendez-moi ici un instant, voulez-vous ? fit Kassad.

En cinq enjambées, il se retrouva en haut de la passerelle inclinée. Tandis que les autres le regardaient sans rien dire, il s’immobilisa un instant, toucha sa ceinture à l’endroit où était glissé un petit bâton de la mort, puis disparut à l’intérieur du vaisseau. Quelques minutes plus tard, une lumière s’alluma derrière les larges baies de la poupe, projetant des ombres jaunes trapézoïdales sur l’herbe en contrebas.

— Vous pouvez monter, fit Kassad du haut de la rampe. Il n’y a personne à bord.

Ils durent faire plusieurs voyages pour les bagages. Le consul aida Het Masteen à porter la lourde malle de Möbius et crut sentir dans ses doigts une vibration légère mais soutenue.

— Où est passé ce bordel de Dieu d’équipage ? demanda Martin Silenus quand ils se rassemblèrent sur le pont principal.

Ils avaient fait, en file indienne, le tour des coursives étroites et des cabines, et descendu des escaliers qui étaient plutôt de simples échelles. Les logements prévus pour les passagers étaient à peine plus spacieux que les couchettes qu’ils contenaient. Seule la cabine de poupe, celle du capitaine, si toutefois l’on pouvait se fier aux apparences, était à peu près comparable en volume et en confort aux installations du Bénarès.

— Il est automatique, de toute évidence, fit Kassad.

L’officier de la Force leur montra des drisses qui disparaissaient dans des rainures du pont, des manipulateurs presque invisibles parmi les espars et le gréement, ainsi que tout un mécanisme subtil que l’on devinait à mi-hauteur du mât d’artimon gréé d’une voile latine.

— Je n’ai vu aucun poste de commande, fit observer Brawne Lamia. Pas la moindre disquette ni le plus petit noyau C.

Elle sortit un persoc d’une de ses poches et essaya de se connecter à une interface standard, sur les fréquences de données, de communication, puis biomédicale. Elle n’obtint aucune réponse du vaisseau.

— Ces engins ont toujours eu un minimum d’équipage, murmura le consul. Généralement, des initiés du Temple chargés d’accompagner les pèlerins dans les montagnes.

— Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne sont pas là, déclara Hoyt. Mais nous pouvons supposer qu’il y a quelqu’un, à la station du téléphérique ou à la forteresse de Chronos, qui nous a envoyé ce chariot à vent.

— À moins que tout le monde ne soit mort et qu’il ne soit venu automatiquement, fit Lamia.

Elle regarda, par-dessus son épaule, la toile et le gréement qui craquaient au vent.

— C’est vraiment lugubre, d’être coupé de tout et de tout le monde dans des endroits pareils, reprit-elle. Je ne sais pas comment les coloniaux peuvent supporter cette vie.

Martin Silenus s’approcha alors du groupe et s’adossa au bastingage. Il but une longue gorgée à la bouteille verte qu’il tenait à la main, puis se mit à déclamer :

Où est le Poète ? Montrez-le-moi, mes muses,

Que je le reconnaisse.

C’est l’égal de tout homme,

Fût-il roi ou mendiant

Ou autre créature merveilleuse

Entre le singe et Platon.

C’est l’homme qui avec un oiseau,

Roitelet ou aigle, trouve le chemin

De tous ses instincts.

S’il entend le rugissement du lion

Il sait traduire les sons issus de cette

Gorge puissante.

Pour lui, le feulement du tigre

A un sens et sonne à ses oreilles

Comme sa langue natale.

— Où avez-vous déniché cette bouteille ? lui demanda Kassad.

Martin Silenus sourit. Ses petits yeux brillaient à la lueur de la lanterne.

— La cambuse est amplement pourvue, dit-il. Il y a même un bar. Je me suis permis de le déclarer ouvert.

— Nous devrions peut-être nous restaurer, fit le consul.

Il ne souhaitait, pour sa part, rien d’autre qu’un verre de vin, mais il y avait bien dix heures qu’ils n’avaient rien mangé.

Ils entendirent soudain un grand bruit à tribord et se retournèrent comme un seul homme pour voir la passerelle rentrer dans la coque. Ils firent de nouveau volte-face et levèrent la tête lorsque la toile se déploya sous les vergues et que les drisses se tendirent. Quelque part, un volant d’inertie vibra dans le registre ultrasonique. Les voiles se gonflèrent, le pont s’inclina légèrement et le chariot s’éloigna du quai pour s’enfoncer dans les ténèbres. Les seuls sons que l’on entendait étaient le claquement des voiles et le grincement des cordages, le grondement lointain de la roue et le frottement des herbes sous la coque.

Les six pèlerins regardèrent s’éloigner derrière eux l’ombre de la crête. Le bûcher qu’ils avaient préparé pour signaler leur position et qu’ils n’avaient jamais allumé refléta quelques instants la pâle lueur des étoiles sur ses branches faiblement argentées, puis il n’y eut plus que le ciel et la nuit pour servir de fond aux oscillations rythmées des feux émis par les lanternes de bord.

— Je descends voir s’il y a quelque chose à grignoter, leur dit le consul.

Les autres s’attardèrent quelques instants sur le pont qui trépidait légèrement, admirant le crépuscule qui commençait à s’installer. La mer des Hautes Herbes n’était visible que comme un endroit où finissaient les étoiles et où commençaient les ténèbres. Kassad sortit une lampe-torche pour illuminer une partie du gréement. Les cordages se tendaient, tirés par des mains invisibles, tandis qu’il examinait tous les recoins, de la proue à la poupe. Les autres le regardaient faire en silence. Quand il éteignit la torche, l’obscurité parut soudain moins oppressante et les étoiles un peu plus brillantes. Une riche odeur de fertilité, qui évoquait davantage une ferme au printemps qu’un océan, leur arriva, apportée par une brise qui avait balayé mille kilomètres de prairie.

Peu de temps après, le consul les appela et ils descendirent manger.


La salle à manger était minuscule. Il n’y avait pas de grande table commune. Ils durent utiliser la cabine du capitaine, à l’arrière, en réunissant trois malles bout à bout pour former une table de fortune. Quatre lanternes accrochées aux poutres basses servirent à éclairer l’endroit. Une brise pénétra dans la cabine lorsque Het Masteen ouvrit l’une des larges baies situées au-dessus du lit.

Le consul posa des assiettes pleines de sandwiches sur la plus grosse malle, puis revint quelques instants plus tard avec de gros bols blancs et un thermos. Il servit le café à ses compagnons pendant qu’ils mangeaient.

— C’est excellent, lui dit Fedmahn Kassad. Où avez-vous trouvé tout ça ?

— Le frigo est très bien pourvu. Et il y a encore une chambre froide dans la réserve de poupe.

— Électrique ? demanda Masteen.

— Non. Double isolation seulement.

Martin Silenus renifla un pot, trouva un couteau dans l’une des assiettes et ajouta quelques gros morceaux de raifort à son sandwich. Il se mit à manger, les yeux brillants de larmes.

— Combien de temps dure généralement ce genre de traversée ? demanda Lamia au consul.

Il releva la tête, s’arrachant à la contemplation du cercle que faisait le café noir sur le bord de sa tasse.

— Pardonnez-moi, fit-il. Vous disiez ?

— La traversée de la mer des Hautes Herbes… Elle dure combien de temps ?

— Une nuit et la moitié d’une journée pour atteindre les montagnes, répondit le consul. À condition d’avoir le vent pour nous.

— Et ensuite, combien de temps pour franchir les montagnes ? demanda le père Hoyt.

— Moins d’un jour.

— Si le téléphérique est en état de marche, précisa Kassad.

Le consul porta le café brûlant à ses lèvres et fit la grimace.

— Espérons qu’il le sera, dit-il. Sinon…

— Sinon quoi ? demanda Lamia.

— Sinon, reprit Kassad en mettant les mains sur les hanches pour marcher jusqu’à la fenêtre ouverte, nous serons bloqués à six cents kilomètres des Tombeaux du Temps et à un millier de kilomètres des grandes villes du sud.

Le consul secoua la tête.

— Impossible, dit-il. Les prêtres du Temple, ou qui que ce soit d’autre qui orchestre ce pèlerinage, ont veillé à ce que nous arrivions jusqu’ici. Ils feront en sorte que nous puissions aller jusqu’au bout.

Brawne Lamia croisa les bras en fronçant les sourcils.

— En qualité de quoi ? De victimes promises au sacrifice ?

Martin Silenus fit entendre un rire bruyant et sortit sa bouteille :

Quels sont ceux-ci qui viennent au sacrifice ?

À quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux,

Mènes-tu cette génisse qui mugit aux cieux,

Ses flancs soyeux tout parés de guirlandes ?

Quelle ville au bord d’un fleuve ou de la mer,

Ou bâtie sur la montagne, autour de son acropole paisible,

S’est vidée de ce peuple, en ce matin recueilli ?

Tes rues, petite ville, pour toujours

Resteront silencieuses,

Et pas une âme, pour dire pourquoi tu es

Déserte, ne reviendra jamais.

Brawne Lamia glissa la main sous sa tunique et en sortit un couteau laser, pas plus large que son petit doigt, qu’elle pointa sur la tête du poète.

— Misérable avorton de merde ! Un mot de plus de votre part, et je jure que je vous découpe sur place !

Le silence se fit soudain, absolu à l’exception des trépidations étouffées du vaisseau. Le consul se rapprocha discrètement de Martin Silenus tandis que le colonel Kassad faisait deux pas vers Brawne Lamia, par-derrière.

Le poète but une longue gorgée et sourit à la femme aux cheveux bruns. Les lèvres mouillées, il murmura :

— Construisez votre navire de la mort, oh oui, construisez-le !

Les doigts de Lamia étaient exsangues au contact du tube laser. Le consul s’était encore rapproché de Silenus, sans trop savoir ce qu’il allait pouvoir faire. Il imaginait la lueur aveuglante du laser en train de lui dévorer les yeux. Pendant ce temps, Kassad se penchait vers Lamia telle une ombre géante prête à bondir.

— Madame, fit Sol Weintraub de la couchette où il était assis contre la paroi opposée, permettez-moi de vous rappeler qu’il y a un bébé parmi nous.

Lamia tourna vivement la tête à droite. Weintraub avait retiré un tiroir assez profond d’un meuble de rangement et l’avait posé sur la couchette pour en faire un berceau. Il était allé faire la toilette de l’enfant et était revenu juste avant la tirade du poète. Il posa délicatement l’enfant dans son nid capitonné.

— Excusez-moi, fit Lamia en abaissant le laser miniature. C’est qu’il me… porte tellement sur les nerfs !

Weintraub hocha la tête en remuant doucement le tiroir pour bercer l’enfant. Le mouvement du chariot, associé au grondement sourd de la roue, semblait avoir déjà endormi Rachel.

— Nous somme tous sur les nerfs et physiquement épuisés, leur dit Weintraub. Il serait peut-être plus raisonnable que chacun se trouve un endroit où dormir et se retire pour la nuit.

Brawne Lamia soupira et rangea son arme.

— Je ne trouverai jamais le sommeil, dit-elle. Il se passe des choses trop… étranges.

Les autres approuvèrent en hochant la tête. Martin Silenus s’était installé sur le large rebord d’une baie. Il allongea les jambes contre la vitre, but une nouvelle gorgée et demanda à Weintraub :

— Racontez-nous donc votre histoire, mon vieux.

— Oui, fit à son tour le père Hoyt, d’une pâleur cadavérique mais les yeux fiévreux d’excitation. Racontez-nous. Il faut que nous en sachions le plus possible avant d’arriver. Nous aurons ainsi un peu de temps pour réfléchir.

Weintraub passa la main sur son crâne chauve.

— Mon récit n’aura rien de très palpitant, dit-il. C’est la première fois que je viens sur Hypérion. Vous ne m’entendrez parler ni de monstres ni d’actes d’héroïsme. Pour celui qui va vous conter cette histoire, la plus grande aventure épique, c’est de s’adresser à sa classe quand il a oublié ses notes.

— Tant mieux, fit Martin Silenus. Nous avons tous besoin d’un bon soporifique.

Sol Weintraub soupira, rajusta ses lunettes et hocha la tête. Il y avait quelques filets noirs dans sa barbe, mais la plus grande partie était grise. Il baissa la lumière de la lanterne au-dessus du lit où était le bébé, et alla s’asseoir au centre de la grande cabine.

Le consul éteignit les autres lampes et servit du café à ceux qui en voulaient encore. La voix de Sol Weintraub s’éleva, lente et précise dans son phrasé et dans le choix des mots. Avant longtemps, tout le monde fut sous le charme de sa cadence, mêlée au rythme sourd des mouvements du chariot à vent qui progressait imperturbablement vers le nord.

Le récit du lettré : « Amer est le goût du Léthé ».

Sol Weintraub et sa femme Saraï aimaient la vie qu’ils menaient bien avant que la naissance de leur fille, Rachel, ne les comble autant que pouvait l’être ce couple.

Saraï avait vingt-sept ans lorsque l’enfant fut conçu. Sol en avait vingt-neuf. Ni l’un ni l’autre n’avait envisagé de suivre un traitement Poulsen, car ils n’en avaient guère les moyens, mais même ainsi ils pouvaient escompter l’un et l’autre un demi-siècle de bonne santé.

Ils n’avaient jamais quitté le monde de Barnard, l’une des plus anciennes mais aussi plus ternes planètes de l’Hégémonie. Barnard faisait partie du Retz, mais cela faisait peu de différence pour Sol et Saraï dans la mesure où ils ne pouvaient se permettre de se distransporter souvent, et ne le souhaitaient pas vraiment, de toute manière. Sol avait récemment célébré sa dixième année à l’université de Nightenhelser, où il enseignait l’histoire et les belles-lettres tout en poursuivant ses propres recherches sur l’évolution de l’éthique. Nightenhelser était une petite université, de moins de trois mille étudiants, mais sa réputation était grande et elle attirait des jeunes de tout le Retz. Le principal grief des étudiants était que Nightenhelser et l’agglomération de Crawford qui l’entourait constituaient un îlot de civilisation au milieu d’un océan d’ennui. Et c’était vrai. L’université se trouvait à trois mille kilomètres de Bussard, la capitale, et les régions terraformées qui les séparaient étaient exclusivement consacrées à l’agriculture. Il n’y avait eu ni forêts à abattre, ni collines à aménager, ni montagnes à contourner qui auraient pu rompre la plate monotonie des champs de maïs succédant aux champs de haricots puis de blé puis encore de maïs puis aux rizières, à perte de vue. Le poète radical Salmud Brevy avait enseigné quelque temps à Nightenhelser, avant la mutinerie de Glennon-Height. Lorsqu’il avait été radié, avant de se distransporter sur le Vecteur Renaissance, il avait déclaré à ses amis que le comté de Crawford, sur le continent Sud de Sinzer de la planète de Barnard, représentait, à son avis, le Huitième Cercle de la désolation sur le plus infime furoncle au cul de la Création.

Sol et Saraï Weintraub s’y plaisaient cependant. Crawford, avec ses vingt-cinq mille habitants, semblait construite sur le modèle de quelque ville des Grandes Plaines américaines du XIXe siècle. Les rues étaient larges et bordées d’ormes et de grands chênes qui formaient des voûtes épaisses. (Barnard avait été la deuxième colonie extrasolaire de la Terre, aménagée plusieurs siècles avant l’apparition du propulseur Hawking et l’hégire, et les vaisseaux d’ensemencement, à l’époque, étaient énormes.) Les maisons de Crawford évoquaient des styles qui allaient de l’époque victorienne à celle du renouveau canadien. Elles étaient cependant toutes blanches, et posées à l’arrière de pelouses irréprochables.

Les bâtiments de l’université proprement dite étaient d’inspiration géorgienne, avec une prédominance de briques rouges et de colonnades blanches entourant l’ovale de la cour d’honneur. Le bureau de Sol se trouvait au deuxième étage du bâtiment Placher, le plus vieux du campus. L’hiver, il avait vue sur les branches nues qui ciselaient la cour de leurs contours complexes. Il adorait l’odeur de craie et de vieilles boiseries qui n’avait pas changé depuis l’époque où il était lui-même étudiant ici. Chaque jour, en montant dans son bureau, il regardait avec amour les vieilles marches en bois usées par vingt générations d’étudiants de Nightenhelser.

Saraï était née dans une ferme située à mi-chemin de Bussard et de Crawford. Elle avait eu son diplôme de théorie musicale l’année avant celle où Sol avait réussi son doctorat. C’était une jeune femme active et pleine de vie, qui compensait amplement par sa personnalité ce qui lui manquait en beauté selon les canons en vigueur. Elle avait toujours gardé, plus tard, ce charme personnel. Elle avait fait deux années d’études à l’extérieur, à l’université de Lugdunum, sur Deneb Drei, mais elle y avait eu le mal du pays. Les couchers de soleil y étaient trop brusques ; les montagnes si célèbres découpaient la lumière en tranches comme une faux à la lame ébréchée, et elle avait la nostalgie des crépuscules de son monde natal, qui duraient des heures, avec l’Étoile de Barnard flottant à l’horizon comme un gros ballon écarlate tandis que le ciel se figeait pour le soir. Mais ce qui lui manquait peut-être le plus, c’était la plaine parfaite où, petite fille, de sa chambre du deuxième étage, sous les combles à pente abrupte, elle voyait s’approcher, à travers cinquante kilomètres de champs quadrillés, un rideau de tempête bleu ecchymose éclairé de l’intérieur par des éclairs blancs. Et c’était sa famille, aussi, qui manquait à Saraï.

Elle avait connu Sol une semaine après être arrivée à Nightenhelser. Il lui avait fallu trois ans pour se décider à la demander en mariage, et elle avait accepté. Au début, elle ne voyait rien d’extraordinaire chez ce petit étudiant de deuxième cycle. Elle s’habillait toujours à la mode du Retz, s’intéressait au mouvement musical post-destructionniste, lisait Obit et Nihil ainsi que les revues d’avant-garde du Vecteur Renaissance et de TC2. Elle affectait d’être blasée par la vie et d’utiliser un vocabulaire de révolutionnaire, et rien de tout cela n’allait vraiment avec l’étudiant en histoire demi-portion mais assidu qui avait renversé sur elle une salade de fruits à la soirée d’honneur du doyen Moore. Les qualités exotiques qu’auraient pu conférer à Sol Weintraub ses ascendances juives étaient annulées par son accent barnardien, sa garde-robe de la boutique des princes de Crawford, et aussi le fait qu’il était venu à la réception, distraitement, avec sous le bras un exemplaire des Variations sur la Solitude de Detresque.

Pour Sol, cela avait été le coup de foudre. Il ne pouvait détacher son regard de la fille aux pommettes rouges et au rire argentin, ignorant la toilette coûteuse et les ongles démesurés à la mode des mandarins pour ne retenir que le charme pétillant de la jeune fille qui avait tout pour faire des signaux énergiques à un jeune homme esseulé. Sol ignorait qu’il souffrait de la solitude jusqu’à ce qu’il eût rencontré Saraï. Mais après lui avoir serré la main et lui avoir renversé sa salade de fruits sur le corsage, il comprit que la vie sans elle serait éternellement vide s’il ne l’épousait pas.

Ils convolèrent la semaine qui suivit l’annonce du recrutement de Sol comme professeur à l’université. Leur lune de miel se déroula sur Alliance-Maui. C’était la première fois qu’il utilisait le distrans. Ils louèrent pour trois semaines une île mobile sur laquelle ils visitèrent les merveilles de l’archipel Équatorial. Sol ne devait jamais oublier les images paradisiaques de ce voyage au soleil et au vent du grand large. La plus chère et la plus secrète de ces images était celle de Saraï surgissant toute nue de l’océan après un bain de minuit, entourée des mille feux des étoiles de la Centralité et de celles qui brillaient dans le sillage phosphorescent de l’île et sur son propre corps.

Ils voulaient avoir un enfant immédiatement, mais la nature ne leur donna satisfaction qu’au bout de cinq ans.

Sol n’oublierait jamais comment il avait tenu le ventre de Saraï dans le creux de ses mains tandis qu’elle se tordait dans les douleurs. L’accouchement fut difficile, jusqu’au moment où, finalement, incroyablement, Rachel Sarah Weintraub naquit, à 2 h 01 du matin, au Centre Médical du Comté de Crawford.

La présence de l’enfant ne fut pas sans troubler l’existence solipsiste de Sol en tant qu’universitaire distingué, et celle de Saraï en tant que critique musicale pour l’infosphère de Barnard. Mais ils ne s’en plaignirent pas. Les premiers mois mêlèrent continuellement les fatigues et les joies. Tard, le soir, entre deux tétées, Sol entrait sur la pointe des pieds dans la chambre de Rachel pour la regarder dormir dans son berceau. Le plus souvent, Saraï était là aussi, et ils contemplaient ensemble, main dans la main, le miracle d’un bébé en train de dormir sur le ventre, les fesses à l’air, la tête sous le rebord capitonné du berceau.

Rachel était l’un de ces rares enfants qui parviennent à être naturellement charmants sans devenir précocement imbus d’eux-mêmes. À l’âge de deux années standard, sa personnalité et son aspect physique étaient déjà frappants. Elle avait les cheveux châtains, les pommettes rouges et le sourire de sa mère. Ses grands yeux bruns étaient ceux de son père. Les gens disaient qu’elle alliait ce qu’il y avait de mieux dans la sensibilité de Saraï aux qualités intellectuelles de Sol. Un psychologue de leurs amis, spécialiste des enfants, leur avait dit un jour que Rachel, à cinq ans, lui semblait particulièrement douée pour son âge. Elle présentait, d’après lui, tous les signes d’une curiosité intellectuelle parfaitement structurée, avec des tendances profondes à l’empathie et à la compassion ainsi qu’un sens de l’équité aigu.

Un jour, dans son bureau, alors qu’il étudiait des documents datant de l’Ancienne Terre, Sol tomba sur un passage écrit par un critique littéraire du XXe ou du XXIe siècle à propos de la manière dont Béatrice influençait la conception du monde de Dante Alighieri.


Elle seule (Béatrice) avait encore une réalité pour lui ; elle seule donnait encore un sens au monde, et de la beauté. Sa nature devint un phare pour lui, ce que Melville devait appeler plus tard, avec plus de sobriété que nous ne pouvons le faire aujourd’hui, son « méridien de Greenwich »…


Sol s’interrompit pour chercher la définition de « méridien de Greenwich », puis continua sa lecture. Le critique ajoutait une note personnelle :


La plupart d’entre nous, je l’espère, ont une Béatrice dans leur vie, épouse, enfant ou amie, quelqu’un qui, par sa nature même, sa divinité innée ou son intelligence, nous rend inconfortablement conscient de nos mensonges lorsqu’il nous arrive d’en faire.


Sol avait alors arrêté le défilement du texte, et s’était penché vers la fenêtre pour contempler l’enchevêtrement géométrique des branches au-dessus de la cour d’honneur.


Rachel n’était pas d’une perfection insoutenable. À cinq années standard, elle coupa méthodiquement avec une paire de ciseaux les cheveux de ses cinq poupées préférées, puis coupa encore plus court ses propres cheveux. À sept ans, décidant que les travailleurs immigrés qui vivaient dans les maisons délabrées des quartiers sud de la ville n’avaient pas une alimentation assez équilibrée, elle vida tous les garde-manger, congélateurs et synthétiseurs de la maison, réussit à convaincre trois de ses amies de l’accompagner et distribua l’équivalent de plusieurs centaines de marks prélevés sur le budget alimentaire de la famille.

Quand elle atteignit ses dix ans, Rachel, en réponse à un défi lancé par Stubby Berkowitz, voulut grimper au sommet du plus vieil orme de Crawford. Elle était parvenue à quarante mètres du sol, soit à moins de cinq mètres du faite, lorsqu’une branche cassa. Rachel dégringola sur les deux tiers de la distance qui la séparait du sol. Son père fut prévenu sur son persoc au milieu d’un cours sur les conséquences morales du premier désarmement nucléaire sur la Terre. Il quitta sa classe sans un mot et franchit en courant les douze pâtés de maisons qui le séparaient du Centre Médical.

Rachel avait la jambe gauche cassée, deux côtes enfoncées, un poumon perforé et la mâchoire fracturée. Elle flottait dans un bain de liquide nourricier réparateur lorsqu’il fit irruption dans la chambre où elle se trouvait. Elle réussit, en le regardant par-dessus l’épaule de sa mère, à sourire légèrement et à lui dire, à travers l’appareil qui lui plâtrait la mâchoire :

— Papa, j’étais seulement à cinq mètres du sommet, peut-être moins. La prochaine fois, je suis sûre de réussir !


Rachel réussit brillamment dans ses études secondaires. Elle reçut des propositions de bourse de différentes écoles spécialisées sur cinq mondes ainsi que de trois universités, parmi lesquelles figurait Harvard, sur la Nouvelle-Terre. Mais elle préféra s’inscrire à Nightenhelser.

Sol ne fut guère surpris lorsque sa fille choisit, comme matière principale, l’archéologie. L’un des plus chers souvenirs qu’il gardait d’elle était celui des longs après-midi qu’elle passait sous l’auvent, lorsqu’elle avait à peine deux ans, à remuer la terre, ignorant les araignées et les zygopèdes, courant montrer dans la maison chaque bout de plastique et chaque pfennig décoloré qu’elle avait déterré, demandant des explications sur leur origine et sur les gens qui les avaient laissés là.

Elle décrocha son diplôme à dix-neuf ans. Tout l’été, elle travailla à la ferme de sa grand-mère, puis elle se distransporta au début de l’automne. Elle passa alors vingt-huit mois, en temps local, à l’université de Reichs, sur Freeholm. Lorsqu’elle fut de retour chez elle, ce fut comme si les couleurs étaient revenues dans l’univers de Sol et de Saraï.

Durant les deux semaines qui suivirent, leur fille, à présent adulte et responsable d’une manière rarement donnée à des individus faisant deux fois son âge, prit plaisir à se reposer chez elle. Un soir, alors qu’ils se promenaient sur le campus, juste après le coucher du soleil, elle questionna son père sur leur héritage culturel.

— Dis-moi, papa, est-ce que tu te considères toujours comme un juif ?

Surpris par la question, Sol s’était passé la main dans les cheveux avant de répondre :

— Un juif ? Oui, je suppose. Mais cela ne signifie peut-être plus pour moi la même chose qu’avant.

— Est-ce que je suis juive ? avait alors demandé Rachel, dont les joues luisaient dans la pâle clarté du ciel.

— Tu l’es si tu choisis de l’être. Tout cela n’a plus le même sens depuis que l’Ancienne Terre est morte.

— Si j’avais été un garçon, m’aurais-tu fait circoncire ?

Sol avait éclaté de rire, à la fois ravi et embarrassé par la question.

— Je suis très sérieuse, lui avait dit Rachel.

— Je suppose que oui, ma louloute, avait dit Sol en rajustant ses lunettes. Mais je n’y avais jamais réfléchi avant, je l’avoue.

— Es-tu déjà allé à la synagogue de Bussard ?

— Pas depuis ma bar mitzvah, répondit Sol en repensant au jour où, cinquante ans plus tôt, son père avait emprunté le Vikken de l’oncle Richard et avait emmené toute la famille à la capitale pour y célébrer le rite.

— Papa, pourquoi les juifs pensent-ils que tout cela a… moins d’importance maintenant qu’avant l’hégire ?

Sol avait écarté ses mains puissantes, qui ressemblaient plus à celles d’un tailleur de pierres qu’à celles d’un universitaire.

— Voilà une excellente question, Rachel. C’est sans doute parce que la plus grande partie de notre rêve s’est éteinte. Il n’y a plus d’Israël. Le Nouveau Temple a duré moins longtemps que le premier et le deuxième. Dieu a rompu sa parole en détruisant la Terre une seconde fois. Et la diaspora que nous connaissons maintenant est… éternelle.

— Mais il y a d’autres endroits où les juifs conservent leur identité ethnique et religieuse, insista Rachel.

— C’est certain. Sur Hébron, et dans certains secteurs isolés du Confluent, on trouve des communautés entières… hassidiques, orthodoxes, asmonéennes, tout ce que tu voudras. Mais elles ont plutôt tendance à se figer, et à s’orienter vers… les activités touristiques.

— Comme un parc thématique ?

— Si tu veux.

— Est-ce que tu veux bien m’emmener demain au temple Beth-El ? Je pourrais emprunter son strat à Khaki.

— Inutile. Nous pouvons prendre la navette de l’université. C’est d’accord… Cela me fera plaisir d’aller avec toi à la synagogue.

La nuit tombait sous les grands ormes. Les lumières de la ville s’allumèrent de part et d’autre de la grande allée qui conduisait à leur maison.

— Papa, avait déclaré Rachel, je vais te poser une question que j’ai dû répéter mille fois depuis l’âge de deux ans. Est-ce que tu crois en Dieu ?

Sol n’avait pas souri. Il n’avait aucune autre réponse à lui donner que celle qu’il lui avait déjà répétée mille fois :

— J’attends de voir.


Le mémoire d’études supérieures de Rachel portait sur les artefacts d’origine non humaine ou préhégirienne. Durant trois années standard, Sol et Saraï ne virent Rachel qu’en quelques occasions espacées, entrecoupées d’envois de pelures distrans à partir de mondes exotiques relativement proches mais n’appartenant pas au Retz. Ils savaient que ses études sur le terrain n’allaient pas tarder à la conduire bien au-delà du Retz, dans les Confins où le déficit de temps dévorait la vie et les souvenirs de ceux qui restaient derrière.

— Où diable se trouve cet Hypérion ? avait demandé Saraï durant le dernier séjour de Rachel, juste avant le départ de son expédition. On dirait une nouvelle marque de produit à récurer !

— C’est un endroit formidable, maman. Il y a plus d’artefacts non humains sur cette planète que partout ailleurs, à l’exception, sans doute, d’Armaghast.

— Dans ce cas, pourquoi ne vas-tu pas sur Armaghast, qui n’est qu’à quelques mois du Retz ? Pourquoi te contenter du numéro deux ?

— Hypérion n’est pas encore un pôle d’attraction majeur pour les touristes, bien qu’ils commencent à poser des problèmes là-bas aussi. Les gens qui ont de l’argent voyagent de plus en plus en dehors du Retz.

Sol était intervenu, d’une voix soudain rauque.

— Ce sont les labyrinthes que tu as l’intention d’étudier, ou bien les artefacts appelés Tombeaux du Temps ?

— Les Tombeaux du Temps, papa. Je vais travailler avec le professeur Melio Arundez, qui en sait plus que n’importe qui sur les Tombeaux.

— Je croyais qu’ils étaient dangereux, fit Sol d’un ton aussi neutre que possible mais avec un serrement de gorge.

Rachel sourit.

— Tu penses à la légende du gritche ? Il y a deux siècles qu’on n’entend plus parler de ça.

— Mais j’ai vu des documents sur les évènements troublants qui ont accompagné la seconde colonisation… commença Sol.

— Je les ai vus aussi, papa. À l’époque, on ne connaissait pas encore les grosses anguilles de roche qui descendent chasser dans le désert. Elles ont sans doute emporté quelques colons, et cela a dégénéré en panique. Tu sais bien comment naissent les légendes. D’ailleurs, les chasseurs les ont exterminées depuis.

— Aucun vaisseau ne se pose là-bas, insista Sol. Il faut y aller à la voile. Ou à pied. Ou je ne sais par quel foutu moyen de transport archaïque.

Rachel se mit à rire.

— Dans l’ancien temps, les gens qui arrivaient là-bas par la voie aérienne sous-estimaient les effets des champs anentropiques, et il y a eu des accidents, c’est vrai. Mais il y a aujourd’hui une ligne de dirigeables qui fonctionne très bien. Il y a aussi un grand hôtel, appelé forteresse de Chronos, sur les contreforts des montagnes du nord, qui reçoit chaque année des centaines de touristes.

— C’est là que tu descendras ? demanda Saraï.

— Une grande partie du temps. Ça va être fabuleux, maman !

— Pas trop fabuleux quand même, j’espère, avait dit Saraï.

Et ils avaient souri tous les trois.


Rachel resta quatre ans en transit. Pour elle, ce ne furent que quelques semaines de fugue cryotechnique, mais Sol souffrit de son absence encore plus que si elle avait été quelque part dans le Retz, occupée et inaccessible. L’idée qu’elle s’éloignait de lui à une vitesse supraluminique, enveloppée du cocon quantique artificiel de l’effet Hawking, lui semblait effrayante et de mauvais présage.

Ils avaient toujours de nombreuses activités. Saraï avait abandonné la critique pour se consacrer davantage à des problèmes locaux liés à l’environnement, mais pour Sol ce furent des années particulièrement productives, durant lesquelles il fit paraître son deuxième livre, bientôt suivi d’un troisième. Le deuxième, Repères moraux, connut un tel succès qu’il fut sollicité dans tout le Retz pour donner des conférences et participer à des symposiums. Il y alla quelquefois seul, quelquefois avec Saraï, mais, bien que l’idée de voyager ne leur déplût pas en soi, ils se lassèrent vite des changements de nourriture, de gravité et de lumière solaire, et Sol préféra, au bout d’un moment, rester chez lui pour se consacrer à des recherches sur son prochain livre ou participer à des conférences, le cas échéant, par l’intermédiaire du système interactif de l’université.

Cinq années s’étaient presque écoulées depuis le départ de Rachel lorsque Sol fit un rêve qui allait bouleverser sa vie.


Il se voyait, dans ce rêve, errant à travers un énorme espace parsemé de colonnes de la hauteur d’un séquoia de bonne taille, avec un plafond trop haut pour être discernable, qui laissait passer des rayons d’une lumière rouge presque solide. De temps à autre, il apercevait des formes mouvantes, de chaque côté, dans la pénombre. Il crut ainsi voir, à un moment, une paire de jambes de pierre qui s’élevaient dans la nuit comme des sculptures monumentales. Il lui sembla distinguer également une sorte de scarabée de cristal qui tournait, très haut au-dessus de sa tête, illuminé de l’intérieur par des faisceaux de lumière froide.

Finalement, il s’arrêta pour se reposer. Derrière lui, au loin, il entendit ce qui ressemblait à une immense conflagration, comme si des forêts et des cités entières étaient en train de brûler. Devant lui brillaient les lumières vers lesquelles il se dirigeait depuis le début, deux ovales d’un rouge grenat.

Il épongeait la sueur de son front lorsqu’une voix retentissante, venue de nulle part, lui dit :


— Sol ! Prends ta fille, ta fille unique, Rachel, que tu aimes, et rends-toi sur le monde qu’on appelle Hypérion pour l’immoler par le feu à l’un des endroits que je t’indiquerai.


Et dans son rêve, Sol s’était dressé pour s’écrier :

— Tu ne peux pas parler sérieusement !

Et il avait repris son chemin dans la pénombre, toujours guidé par les ovales grenat qui brillaient maintenant comme des lunes sanglantes flottant au-dessus d’une plaine indistincte. Et lorsqu’il s’était de nouveau arrêté, la voix retentissante avait répété :


— Sol ! Prends ta fille, ta fille unique, Rachel, que tu aimes, et rends-toi sur le monde qu’on appelle Hypérion pour l’immoler par le feu à l’un des endroits que je t’indiquerai.


Sol avait alors secoué le poids de cette voix puissante, et il s’était adressé de manière distincte aux ténèbres en leur disant :

— J’avais bien entendu la première fois… La réponse est toujours non !

Il avait compris, à ce moment-là, qu’il était en train de rêver, et une partie de lui-même avait apprécié l’ironie du scénario. Mais une autre partie de lui ne demandait qu’à se réveiller au plus vite. Au lieu de cela, cependant, il se retrouva soudain sur une terrasse basse qui dominait une vaste salle où Rachel était étendue, nue, sur une énorme roche. La scène était éclairée par les deux ovales rouges. Sol s’aperçut alors qu’il tenait quelque chose dans la main droite. Baissant les yeux, il vit un long poignard à lame courbe, d’une seule pièce, qui semblait en corne.

La voix, qui donnait plus que jamais à Sol l’impression de correspondre à l’idée que se faisait de la voix de Dieu le réalisateur d’une production holo à bon marché, s’éleva de nouveau :


— Sol ! Il faut m’écouter attentivement. L’avenir de l’humanité dépend de ton obéissance en la matière. Tu dois prendre ta fille, ta fille unique, Rachel, que tu aimes, et te rendre sur le monde qu’on appelle Hypérion pour l’immoler par le feu à l’un des endroits que je t’indiquerai.


Sol, las de ce rêve qui le mettait quelque peu mal à l’aise, s’était alors tourné pour jeter au loin le poignard dans la nuit. Et quand il avait voulu voir de nouveau sa fille, toute la scène avait disparu. Seuls les ovales rouges demeuraient, plus près de lui que jamais, et il se rendait compte, maintenant, qu’il s’agissait de gemmes à multiples facettes, chacun de la taille d’un petit monde.


— Sol ? Je t’ai donné ta chance, Sol Weintraub. Si tu changes d’avis un jour, tu sais où me trouver.


Il s’était alors réveillé, riant et frissonnant en même temps de ce cauchemar. Ce qui l’amusait, surtout, c’était l’idée que le Talmud et l’Ancien Testament tout entiers auraient pu n’être rien d’autre qu’un vaste mélodrame cosmique de série Z.


À peu près vers l’époque où Sol faisait ce rêve, Rachel se trouvait sur Hypérion, où elle achevait sa première année de recherches. Les gens de son équipe, composée de neuf archéologues et de six physiciens, trouvaient la forteresse de Chronos fascinante mais beaucoup trop fréquentée par les touristes et les candidats au pèlerinage gritchtèque. Ils avaient donc, après avoir passé un mois à faire la navette entre le site et l’hôtel, établi un camp permanent entre les ruines de la cité et le petit canyon abritant les Tombeaux du Temps.

Pendant qu’une moitié de l’équipe creusait le site plus récent de la cité inachevée, deux des collègues de Rachel l’aidaient à dresser un catalogue complet des différents aspects des Tombeaux. Les physiciens étaient fascinés par les champs anentropiques, et passaient une grande partie de leur temps à planter des petits drapeaux de toutes les couleurs pour marquer les limites de ce que l’on appelait les marées du temps.

L’équipe de Rachel concentrait son travail sur la structure appelée le Sphinx, bien que la créature de pierre n’eût l’aspect ni humain ni léonin. Il n’était même pas certain que ce fût la représentation d’une créature, malgré les lignes légèrement ondulées, au sommet du monolithe, qui suggéraient des courbes vivantes, et les appendices évasés, qui faisaient immédiatement penser à des ailes. Contrairement aux autres Tombeaux, ouverts et facilement visibles à l’intérieur, le Sphinx était un assemblage de gros blocs ménageant des alvéoles et des passages étroits, certains se resserrant progressivement de manière infranchissable, d’autres s’élargissant aux dimensions d’un auditorium, mais ne menant nulle part, de toute manière, et revenant seulement sur eux-mêmes. Il n’y avait ni crypte, ni salle du trésor, ni sarcophages pillés, ni fresques, ni passages secrets. Rien d’autre qu’un labyrinthe de corridors insensés aux parois suintantes.

Rachel et son petit ami, Melio Arundez, commencèrent à établir un relevé du Sphinx, selon une méthode en usage depuis au moins sept cents ans et expérimentée déjà au XXe siècle sur les pyramides égyptiennes. Après avoir disposé des détecteurs sensibles de radiations et de rayonnement cosmique au point le plus bas du Sphinx, ils enregistrèrent les temps d’arrivée et les diagrammes de déviation des particules qui franchissaient la masse de pierre au-dessus d’eux, essayant de découvrir des chambres ou des passages secrets que même les radars à haute résolution n’avaient pu déceler. En raison de la présence des touristes, assez nombreux en cette saison, et du Conseil intérieur d’Hypérion, qui craignait que ces recherches n’endommagent les Tombeaux du Temps, Rachel et Melio quittaient le campement chaque soir à minuit, mettaient une heure pour traverser, parfois en rampant, le dédale des corridors, qu’ils avaient équipés de globes lumineux bleuâtres, puis restaient, accroupis sous des centaines de milliers de tonnes de pierre, surveiller leurs instruments jusqu’au matin, les oreilles pleines du ping des particules nées dans le ventre des étoiles mourantes.

Les marées du temps n’avaient pas posé de problème particulier au Sphinx. De tous les Tombeaux, il semblait être le moins protégé par les champs anentropiques, et les physiciens avaient soigneusement établi le diagramme des moments où les maximums des marées pouvaient constituer une menace. La marée haute se situait à 10 h, et elle refluait seulement vingt minutes plus tard en direction du Tombeau de Jade, qui se trouvait à cinq cents mètres au sud. Les touristes n’avaient pas le droit de s’approcher du Sphinx avant midi. Pour s’assurer une marge de sécurité suffisante, les responsables du site faisaient en sorte que tout le monde soit parti avant 9h. L’équipe des physiciens avait installé des capteurs chronotropes en différents points du sentier et des passerelles qui desservaient les Tombeaux, à la fois pour détecter les variations des marées et pour mettre les visiteurs en garde.

Rachel était à peine à trois semaines de la fin de son année de recherches sur Hypérion lorsqu’elle se leva, une nuit, quitta son amant qui dormait à côté d’elle et prit une jeep à effet de sol pour se rendre du campement aux Tombeaux. Melio et elle avaient décidé qu’il était stupide d’aller chaque nuit surveiller tous les deux les appareils, et qu’il valait mieux alterner. Pendant que l’un des deux restait travailler au site, l’autre pouvait classer les données et les préparer en vue de leur projet final, l’établissement d’un relevé radar de toutes les dunes situées entre le Tombeau de Jade et l’Obélisque.

La nuit était splendide et fraîche. Les étoiles emplissaient le ciel d’un horizon à l’autre. Il y en avait quatre ou cinq fois plus que dans celui du monde de Barnard où Rachel avait grandi. Les dunes plates semblaient bruire et onduler sous la brise qui soufflait des montagnes du sud.

Rachel trouva le site encore éclairé. L’équipe des physiciens venait de terminer sa journée et était en train de charger la jeep. Elle échangea quelques mots avec eux, se fit une tasse de café tandis qu’ils s’éloignaient, prit son sac à dos et s’avança sur le sentier qui menait au Sphinx en une vingtaine de minutes.

Pour la centième fois, elle se demanda qui avait bien pu édifier ces Tombeaux, et dans quel but. La datation des matériaux n’avait rien révélé en raison des effets exercés par les champs anentropiques. Seule l’analyse des Tombeaux, en relation avec l’érosion du canyon et avec les autres formations géologiques environnantes, avait pu suggérer un âge d’un demi-million d’années au moins. Le sentiment général était que les architectes des Tombeaux du Temps appartenaient à une espèce humanoïde, bien que rien d’autre que l’échelle globale des constructions ne suggérât une telle chose. Les galeries du Sphinx ne révélaient rien de particulier à cet égard. Si certaines étaient de forme et de taille à peu près humaines, le même couloir, quelques mètres plus loin, pouvait très bien se resserrer au point de n’être plus qu’un tube de la taille d’une canalisation d’égout, puis s’élargir soudain aux dimensions d’une caverne qui n’avait rien de naturel. Les entrées, si toutefois elles pouvaient être appelées ainsi, car elles ne s’ouvraient sur rien de particulier, avaient parfois la forme d’un triangle, parfois celle d’un trapèze ou d’un décagone, quand ce n’était pas celle d’un simple rectangle.

Rachel descendit les vingt derniers mètres de pente abrupte en rampant et en faisant glisser son sac à dos devant elle. Les globes lumineux sans émission de chaleur donnaient à la roche et à sa peau une coloration exsangue et bleutée. La « caverne », lorsqu’elle l’atteignit enfin, lui apparut comme un havre d’odeurs et de désordre humains. Plusieurs fauteuils pliants occupaient le petit espace libre central tandis que des détecteurs, oscilloscopes et autres appareils s’alignaient sur la table étroite adossée à la paroi nord. Une planche sur des chevalets, le long du mur opposé, était garnie de tasses à café, d’un jeu d’échecs, d’un beignet à moitié mangé, de deux livres à couverture souple et d’une sorte de jouet de plastique représentant un chien dans l’herbe.

Rachel s’installa, posa son thermos près de la garniture de plastique et regarda les détecteurs de rayonnement cosmique. Les relevés semblaient inchangés. Pas la moindre caverne ni le moindre passage secret. Tout au plus quelques cavités que le radar avait négligées. Dès le lendemain matin, Melio et Stefan avaient l’intention de mettre en place une sonde munie d’un filament imageur, puis de faire un prélèvement d’air avant d’explorer ces cavités avec le micromanipulateur. Jusqu’à présent, ils avaient découvert une dizaine de crevasses du même genre, et leur exploration n’avait rien révélé d’extraordinaire. La plaisanterie qui circulait au camp était que la prochaine cavité, pas plus grosse que le poing, recèlerait des mini-sarcophages, des urnes en miniature et une toute petite momie ou, comme disait Melio, un « Toutankhamon lilliputien ».

Machinalement, Rachel essaya les canaux de communication de son persoc. Rien ne passait. Normal, sous quarante mètres de pierre. Il avait été question de tirer une ligne téléphonique à partir de la surface, mais l’urgence ne s’en était jamais vraiment fait ressentir, et leur séjour arrivait maintenant à sa fin. Elle ajusta les réglages de réception du persoc sur les émissions des capteurs, et se prépara à une longue nuit d’ennui.

Elle songea à cette merveilleuse histoire du pharaon de l’Ancienne Terre – Khéops, si son souvenir était bien exact – qui, après avoir autorisé la construction de son énorme pyramide et accepté que la chambre sépulcrale soit profondément enterrée sous le centre de l’édifice, était demeuré ensuite éveillé toute la nuit, durant des années, en proie à une panique claustrophobique à l’idée des centaines de milliers de tonnes de pierre qui seraient au-dessus de sa tête pour l’éternité. Finalement, le pharaon avait ordonné que la salle sépulcrale soit placée aux deux tiers de la hauteur de la Grande Pyramide. Solution peu orthodoxe. Mais Rachel comprenait la position du roi. Et elle espérait, où qu’il soit maintenant, qu’il dormait mieux ainsi.

Elle avait presque succombé elle-même au sommeil lorsque son persoc se mit brusquement à bourdonner. Il était exactement 2 h 15. Les détecteurs hurlèrent, et elle bondit sur ses pieds. D’après les instruments, le Sphinx avait maintenant une douzaine de nouvelles salles, dont certaines étaient plus grandes que la structure totale. Rachel régla fébrilement l’affichage des moniteurs, et l’air devint flou tandis que les modèles changeaient de forme sous ses yeux. Les dessins des corridors s’enroulaient sur eux-mêmes comme des rubans de Möbius en rotation. Les capteurs extérieurs indiquaient que le sommet du Sphinx se courbait et s’agitait comme du polyflexe au vent – ou bien comme des ailes.

Rachel ne doutait pas qu’elle eût affaire à une forme de défaillance multiple du matériel, mais elle s’acharnait à recalibrer les données et à les retraiter sur son persoc lorsque plusieurs choses se produisirent en même temps.

Elle entendit un lourd bruit de pas dans le corridor au-dessus d’elle.

Tous les systèmes de visualisation s’éteignirent.

Quelque part, dans le dédale des couloirs, un signal d’alarme branché sur les marées du temps retentit.

Toutes les lumières s’éteignirent.

Ce dernier évènement était insensé. Les appareils avaient tous une alimentation autonome, et même une explosion nucléaire n’aurait pas pu avoir d’effet sur eux. Les éclairages qu’ils utilisaient dans la caverne avaient des batteries d’une durée de vie de dix ans. Quant aux globes qui éclairaient les galeries, ils étaient bioluminescents et ne nécessitaient aucune source d’énergie.

Toutes les lumières s’étaient quand même éteintes. Rachel sortit une torche laser de la poche du genou de sa combinaison et l’actionna. Il ne se passa rien.

Pour la première fois de sa vie, Rachel Weintraub sentit la terreur l’agripper comme une main se refermant sur son cœur. Elle ne pouvait plus respirer. Durant trente secondes, elle se força à demeurer parfaitement immobile, sans même écouter, attendant simplement que la panique reflue. Lorsqu’elle put enfin respirer sans haleter, elle se dirigea en tâtonnant vers les instruments et essaya de les faire fonctionner. En vain. Soulevant son persoc, elle fit tourner le disque du pouce. Rien ne se passa non plus. Tout cela était absolument impossible, bien entendu. L’objet était pratiquement indestructible, et son alimentation à toute épreuve.

Elle entendait ses propres pulsations, mais elle maîtrisait mieux la panique et commença à se diriger, toujours à tâtons, vers la seule issue de la caverne. L’idée qu’il lui faudrait retrouver son chemin, à travers le dédale des galeries, dans l’obscurité totale, la rendait folle. Mais elle ne voyait aucun autre moyen de procéder.

Une seconde… Il y avait des lumières un peu partout à l’intérieur du Sphinx, mais l’équipe de recherches à laquelle elle appartenait avait suspendu les globes d’éclairage. Oui, ils étaient suspendus à un câble en perlon qui remontait jusqu’à la surface, et qu’il lui suffisait de suivre.

Parfait.

Elle sentit sous ses doigts, en se rapprochant de la sortie, la froideur de la roche. Était-elle si froide que cela à son arrivée ?

C’est alors qu’elle entendit, très distinctement, le bruit de quelque chose qui raclait la galerie en pente.

— Melio ? cria-t-elle dans l’obscurité. Tanya ? Kurt ?

Le frottement se rapprochait d’elle. Elle recula, renversant dans le noir un fauteuil et un appareil. Elle sentit quelque chose qui lui touchait les cheveux. Elle poussa un cri étouffé et leva la main.

Le plafond était plus bas qu’avant. La dalle de pierre massive, de cinq mètres carrés environ, descendit encore au moment même où elle levait l’autre main pour la toucher. L’ouverture de la galerie était à mi-hauteur de la paroi. Elle avança vers elle en titubant, les mains tendues en avant, comme une aveugle. Elle trébucha sur un fauteuil pliant, trouva la tablette aux instruments, la suivit jusqu’à la paroi et… sentit le bord inférieur de la galerie disparaître tandis que le plafond continuait de descendre. Elle dut retirer promptement ses doigts avant qu’ils ne fussent sectionnés.

Elle s’assit par terre dans le noir. Le haut d’un oscilloscope entra en contact avec le plafond. La table se mit à craquer, puis s’effondra dans un grand bruit. Rachel ne cessait de bouger la tête d’un côté puis de l’autre, par petits mouvements courts et désespérés. Il y eut un grincement métallique rauque, presque un bruit de respiration, à moins d’un mètre d’elle. Elle recula lentement, en se traînant par terre au milieu des débris des appareils. La respiration se fit plus forte.

Quelque chose d’acéré, d’une froideur extrême, lui saisit le poignet.

À la fin, elle hurla.


Il n’y avait pas de mégatransmetteur sur Hypérion à cette époque, et le vaisseau de spin Farraux n’avait pas non plus de mégatrans à son bord. Sol et Saraï n’apprirent donc l’accident survenu à leur fille que lorsque le consulat de l’Hégémonie sur Parvati avisa l’université que Rachel était blessée, inconsciente mais dans un état stationnaire, et qu’elle était rapatriée sur le Vecteur Renaissance à bord d’un vaisseau-torche-hôpital. Le voyage prendrait un peu plus de dix jours en temps de transit, avec un déficit de temps égal à cinq mois. Ces cinq mois représentaient un vrai supplice pour Sol et Saraï, qui eurent mille fois le temps d’imaginer le pire avant que le vaisseau-hôpital n’arrive au noyau distrans de Renaissance. Ils n’avaient pas revu leur fille depuis huit ans.

Le Centre Médical de Vinci était une tour flottante soutenue par une énergie à diffusion directe. La vue sur la mer de Côme était époustouflante, mais ni Sol ni Saraï n’avaient le temps de s’attarder tandis qu’ils parcouraient les corridors à la recherche de leur fille. Le docteur Singh et Melio Arundez les accueillirent dans le moyeu de la section des soins intensifs. Les présentations expédiées, Saraï demanda :

— Où est-elle ?

— Elle dort, fit le docteur Singh, une grande femme d’allure aristocratique mais au regard empreint de gentillesse. Pour autant que nous puissions l’affirmer, elle ne souffre d’aucune commotion… euh… physique. Mais elle est restée longtemps dans le coma, depuis dix-sept semaines de son temps réel, exactement, et il n’y a qu’une dizaine de jours que ses ondes cérébrales indiquent qu’elle a quitté le coma pour présenter plutôt les symptômes d’un profond sommeil.

— Je ne comprends pas, déclara Sol. Que s’est-il passé là-bas ? Un accident ? Un choc ?

— Il s’est effectivement passé quelque chose, intervint Melio Arundez, mais nous ne savons pas quoi exactement. Rachel était à l’intérieur de l’un des artefacts, toute seule, et ni son persoc ni les autres instruments n’ont rien enregistré d’extraordinaire. Mais il y a eu, cette nuit-là, un pic d’activité concernant ce que nous appelons les champs anentropiques.

— Les marées du temps, coupa Sol. Nous savons ce que c’est. Continuez.

Arundez hocha la tête et courba les mains comme pour modeler l’air.

— Cela ressemble à une… surcharge locale. Un mini raz-de-marée, si vous voulez, par rapport à une marée normale. Le Sphinx – c’est le nom de l’artefact où se trouvait Rachel – a été totalement submergé. C’est-à-dire qu’il n’y a eu aucune destruction physique, mais… Rachel a été retrouvée inanimée, et…

Il se tourna vers le docteur Singh comme pour lui demander de l’aide.

— Votre fille était dans le coma, dit-elle. Nous ne pouvions pas, dans cet état, lui faire subir la fugue cryotechnique…

— Elle a fait le saut quantique sans être en état de fugue ? s’étonna Sol.

Il avait lu, quelque part, que les voyageurs soumis directement à l’effet Hawking pouvaient souffrir de graves séquelles psychologiques.

— Rassurez-vous, lui dit Singh. Dans l’état d’inconscience où elle se trouvait, elle était tout aussi protégée que dans la fugue.

— Est-elle… blessée ? demanda Saraï.

— Nous l’ignorons. Ses paramètres vitaux sont tous proches de la normale. Son activité cérébrale est à la limite de la conscience. Le seul problème est que son organisme semble avoir absorbé… Disons que les champs anentropiques l’ont contaminée.

Sol se passa la main sur le front.

— Des radiations ? demanda-t-il.

— Pas exactement. Euh… C’est un cas tout à fait nouveau pour nous. Des spécialistes du vieillissement doivent arriver ici cet après-midi, de TC2, Lusus et Metaxas.

Sol la regarda dans les yeux.

— Vous voulez dire que Rachel a contracté sur Hypérion une maladie du vieillissement ? Quelque chose comme le syndrome de Mathusalem ou la maladie d’Alzheimer ?

— Non, soupira le docteur Singh. La maladie de votre fille n’a pas de nom, en fait. Les gens qui la soignent ici l’appellent provisoirement maladie de Merlin. Le vieillissement de Rachel s’opère dans le temps à la vitesse normale, mais… dans le mauvais sens, semble-t-il.

Saraï s’avança alors vers elle, en la regardant comme si elle était complètement folle.

— Je veux voir ma fille, dit-elle d’une voix calme mais ferme. J’exige de la voir immédiatement.


Rachel se réveilla moins de quarante heures après l’arrivée de Sol et de Saraï. En quelques minutes, elle fut d’attaque, assise dans son lit, discutant pendant que les infirmiers et les médecins s’affairaient autour d’elle.

— Papa ! Maman ! Que faites-vous ici ?

Mais avant qu’ils puissent répondre, elle regarda autour d’elle en cillant et ajouta :

Je ne comprends pas. Où sommes-nous ? Nous ne sommes pas à Keats ?

Saraï lui prit la main.

— Nous sommes sur le Vecteur Renaissance, ma chérie, dans un hôpital de Vinci.

— Renaissance ? fit Rachel en écarquillant presque comiquement les yeux. Nous sommes dans le Retz ?

Elle regarda de nouveau autour d’elle, totalement éberluée.

— Rachel, quelle est la dernière chose dont vous ayez gardé le souvenir ? lui demanda le docteur Singh.

La jeune femme se tourna, sans comprendre, vers le médecin.

— La dernière chose dont je me… Je me souviens que je me suis couchée à côté de Melio juste après… après…

Elle regarda ses parents, puis se toucha la joue du bout des doigts.

— Et Melio ? Tous les autres ? Ils sont…

— Tous les membres de l’expédition vont bien, fit le docteur Singh pour la calmer. Vous avez eu un léger accident. Dix-sept semaines ont passé depuis. Vous êtes en sécurité dans le Retz. Tout le monde va très bien.

— Dix-sept semaines…

Sous le reste de son bronzage, Rachel était devenue très pâle.

— Comment te sens-tu, ma petite fille ? lui demanda Sol en lui prenant la main.

Elle voulut lui serrer les doigts, mais elle était d’une faiblesse qui fendit le cœur à Sol.

— Je ne sais pas, réussit-elle à dire. J’ai… la tête qui tourne. Tout est si… embrouillé !

Saraï s’assit au bord du lit et la serra dans ses bras.

— C’est fini, maintenant, mon bébé. Tout va aller très bien, tu verras.

Melio entra à ce moment-là dans la chambre. Il n’était pas rasé, et ses cheveux étaient hirsutes après le somme qu’il venait de faire dans le petit salon attenant.

— Rachel ?

Elle se tourna vers lui sans quitter les bras protecteurs de sa mère.

— Salut, dit-elle, presque timide. Je suis revenue, tu vois.


L’opinion de Sol avait toujours été que la médecine n’avait guère changé depuis l’époque des sangsues et des cataplasmes. Aujourd’hui, ils vous mettaient dans des centrifugeuses, ils réalignaient le champ magnétique de votre corps, ils vous bombardaient d’ondes soniques, ils vous mettaient des sondes cellulaires pour ausculter votre ARN, mais ils finissaient par avouer leur ignorance sans le dire vraiment en toutes lettres. La seule chose qui changeait tout le temps, c’était la note à payer, toujours plus élevée.

Il était à demi assoupi dans son fauteuil lorsque la voix de Rachel le fit sursauter.

— Papa ?

Il se redressa, lui prit la main.

— Là, ma petite fille.

— Papa, dis-moi où je suis ! Que s’est-il passé ?

— Tu es sur Renaissance, à l’hôpital, ma chérie. Il y a eu un accident sur Hypérion. Tout va bien, à présent, sauf en ce qui concerne ta mémoire, qui a été légèrement affectée.

Elle accentua la pression de sa main.

— Un hôpital ? Dans le Retz ? Comment suis-je arrivée ici ? Depuis combien de temps ?

— Cinq semaines environ, chuchota Sol. Quel est ton dernier souvenir, Rachel ?

Elle se laissa aller en arrière contre son oreiller et porta la main à son front, sur lequel étaient disposés de minuscules capteurs.

— Melio et moi, nous étions allés à une réunion. Pour discuter avec les autres de la possibilité d’installer du matériel à l’intérieur du Sphinx. Oh ! mais j’ai oublié de te parler de Melio, papa ! C’est mon…

— Oui, soupira Sol en tendant son persoc à Rachel. Écoute bien ce qui est enregistré là-dessus, ma petite fille.

Il quitta la chambre.

Elle mit le persoc en marche et cligna plusieurs fois des paupières tandis que sa propre voix lui parlait :

— Bon, tu viens de te réveiller et tu ne sais plus où tu en es. Il t’est arrivé quelque chose, Rachel. Écoute bien.

« Cet enregistrement date du douzième jour du mois Dix, année 457 de l’hégire, ou 2739 selon l’ancien calendrier. Oui, je sais, cela fait six mois standard plus tard que ton dernier souvenir. Mais ouvre bien les oreilles.

« Il est arrivé quelque chose à l’intérieur du Sphinx. Tu t’es fait prendre par la marée du temps, qui t’a changée. Tu vieillis à l’envers, même si ça parait complètement idiot. Tu rajeunis à chaque instant qui passe. Mais ce n’est pas le plus important. Quand tu dors… quand nous dormons, tu oublies. Tu perds un jour, chaque fois, de tout ce qui s’est passé avant l’accident. Ne me demande pas pourquoi c’est ainsi. Les médecins n’y comprennent rien. Les spécialistes sont perdus. Si tu veux une comparaison, pense à un virus de l’ancien temps, qui dévorerait les données enregistrées dans ton cerveau, à partir des dernières entrées.

« Ils ignorent pourquoi ta mémoire régresse pendant ton sommeil. Ils ont essayé de te donner des pilules antisommeil, mais au bout d’une trentaine d’heures tu deviens complètement catatonique et le virus continue de faire son œuvre. Voilà.

« Veux-tu que je te dise ? Cette façon de te parler à la troisième personne a un effet thérapeutique. En réalité, j’attends qu’ils viennent me chercher pour me conduire en salle d’imagerie. Et je sais que je m’endormirai en revenant, et que j’oublierai encore tout. Ça me fout vraiment la frousse.

« Bon, tu vas maintenant écouter un petit speech qui te mettra au courant de tout ce qui s’est passé depuis l’accident. Ah oui ! maman et papa sont ici, et ils sont au courant, pour Melio. En fait, c’est moi qui ne sais plus très bien où j’en suis. Quand avons-nous couché ensemble pour la première fois, hein ? Deux mois après notre arrivée sur Hypérion ? Dans ce cas, il ne nous resterait plus que quelques semaines pour que nous redevenions de simples connaissances. Dépêche-toi de profiter de tes souvenirs pendant que c’est encore possible, ma grande.

« Signé, Rachel d’hier.

Lorsque Sol rentra dans la chambre, il trouva sa fille assise raide dans son lit, serrant encore le persoc dans ses mains, le visage blême et l’air terrifié.

— Papa…

Il alla s’asseoir auprès d’elle et la laissa pleurer… pour le vingtième jour d’affilée.


Huit semaines standard après l’arrivée de Rachel sur Renaissance, Sol et Saraï firent leurs adieux à Rachel et à Melio sur le multiport distrans de Vinci, d’où ils regagnèrent leur monde de Barnard.

— Elle n’aurait pas dû quitter si tôt l’hôpital, murmura Saraï tandis qu’ils prenaient place dans la navette du soir en partance pour Crawford.

Sous eux, le continent fut bientôt une mosaïque de carrés et de rectangles prêts à être moissonnés. Sol posa la main sur le genou de sa femme et se pencha vers elle.

— Les médecins n’auraient pas mieux demandé que de la garder éternellement, dit-il, mais uniquement pour satisfaire leur curiosité. Je crois qu’ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour l’aider… c’est-à-dire rien du tout. Elle a maintenant sa propre vie à vivre.

— Mais pourquoi est-elle partie avec… ce garçon ? Elle le connaît à peine.

Il soupira et se laissa aller en arrière contre le dossier de son siège.

— Dans deux semaines, elle ne se souviendra même plus de lui, fit-il. Tout au moins par rapport à leurs relations actuelles. Il faut essayer de comprendre le point de vue de Rachel, Saraï. Elle se bat chaque matin pour essayer de s’y retrouver dans un monde pour elle insensé. Elle a vingt-cinq ans, et elle est amoureuse. Laisse-la profiter de son bonheur.

Saraï se tourna vers le hublot. Ensemble, sans parler, ils contemplèrent le soleil rouge suspendu à l’orée du soir comme un ballon au bout d’une ficelle.


Le deuxième semestre universitaire était déjà bien avancé lorsque Rachel appela son père. C’était un message unidirectionnel par câble distrans, émis à partir de Freeholm, et son image flottait au centre de la fosse holo comme un fantôme à l’aspect étrangement familier.

— Salut, m’man. Salut, p’pa. Désolée de n’avoir pas eu le temps d’appeler ces dernières semaines. Vous savez sans doute que j’ai quitté l’université. Et Melio, par la même occasion. C’était stupide, de ma part, de vouloir m’inscrire à de nouveaux cours. J’oubliais le mardi ce que j’avais fait le lundi. Même avec des disquettes et un persoc, le combat était perdu d’avance. Je m’inscrirai peut-être en première année. Je n’ai rien oublié du programme ! Mais je dis ça juste pour plaisanter…

« Ça ne pouvait pas continuer comme ça avec Melio. C’est du moins ce que me disent mes notes. Ce n’est pas sa faute, j’en suis persuadée. Il a été patient et adorable jusqu’au bout. Mais… on ne peut pas faire démarrer ainsi chaque jour une relation à partir de rien… Notre chambre était pleine de photos de nous, de notes que je m’étais écrites à moi-même, de holos pris sur Hypérion. Pourtant… il faut me comprendre… Chaque matin, il était devenu pour moi un étranger. Ce n’est qu’au milieu de l’après-midi que je commençais à croire à ce qu’il avait été pour moi, même si je n’en gardais aucun souvenir. Le soir, je pleurais dans ses bras… et je finissais, tôt ou tard, par m’endormir. Oui, je pense que c’est bien mieux ainsi.

L’image de Rachel sembla hésiter, se tourna à demi comme si elle voulait mettre fin à la communication, puis se ravisa. En souriant, elle ajouta :

— J’ai laissé tomber mes études pour quelque temps. Le Centre Médical de Freeholm voudrait m’avoir à plein temps, mais il faudrait qu’il y mette le prix. J’ai une proposition de l’Institut de Recherche de Tau Ceti qui me paraît difficile à battre. Ils m’offrent… Je crois qu’ils appellent ça un poste de « chercheur honoraire ». C’est plus que ce que nous avons payé en tout pour mes quatre ans d’études à Nightenhelser et pour mon séjour à Reichs. J’ai quand même refusé. Je continue de suivre chaque jour le traitement de l’hôpital, mais les transplantations d’ARN me laissent des bleus et me dépriment un peu. Sans doute parce que, chaque matin, quand je me lève, je ne me rappelle pas comment j’ai eu ces bleus, hi ! hi !

« N’importe comment, je compte habiter quelque temps chez Tanya, et puis… j’ai pensé que je pourrais ensuite revenir quelque temps à la maison. Ça va être bientôt le deuxième mois, et mon anniversaire. J’aurai de nouveau vingt-deux ans. Ça fait tout drôle, hein ? Mais c’est plus facile pour moi d’être avec des gens que je connais. J’ai rencontré Tanya pour la première fois juste après mon arrivée ici. Je venais d’avoir vingt-deux ans. Alors, vous comprenez…

« Est-ce que ma chambre est toujours là, maman, ou l’as-tu transformée en salon de mah-jong, comme tu menaçais tout le temps de le faire ? Écrivez-moi vite, ou appelez-moi. La prochaine fois, je me fendrai d’une communication double voie, pour qu’on puisse discuter vraiment. En attendant, si vous… C’est-à-dire…

Elle fit un joyeux signe de main en ajoutant :

— Faut qu’j’y aille, salut, les poilus, je vous adore tous les deux !


Sol fit le voyage à Bussard, la semaine précédant l’anniversaire de Rachel, pour l’accueillir à l’unique terminex distrans public de la planète. Ce fut lui qui la vit le premier, au milieu de ses bagages, près de l’horloge florale. Elle avait un aspect très jeune, mais pas tellement plus jeune, après tout, que le jour où ils s’étaient quittés sur le Vecteur Renaissance. Ou plutôt, se dit-il en la regardant mieux, c’était dans son maintien qu’il y avait une différence. Elle semblait beaucoup moins assurée qu’avant. Mais il secoua la tête pour chasser ces pensées, cria son nom et courut la serrer dans ses bras.

L’expression d’étonnement sur le visage de Rachel, quand il la lâcha, était si intense qu’il ne put l’ignorer.

— Qu’y a-t-il, ma chérie ? demanda-t-il. Quelque chose ne va pas ?

C’était l’une des rares fois où sa fille avait semblé à court de mots.

— Je… Tu… J’avais oublié, bredouilla-t-elle.

Elle secoua la tête d’une manière qu’il connaissait bien, et réussit à rire et à pleurer en même temps.

— Tu n’es plus tout à fait le même, c’est tout, lui dit-elle. Je me souviens du jour où j’ai quitté la maison comme si c’était hier. Alors, tu comprends… Quand j’ai vu tes cheveux…

Elle porta la main devant sa bouche. Sol se passa les doigts dans les cheveux.

— Je vois, dit-il, soudain lui-même au bord du rire et des larmes. Pour toi, ça fait un peu plus de onze ans, avec tous tes voyages. Et tu me retrouves vieux et chauve.

Il lui ouvrit de nouveau ses bras.

— Bienvenue à la maison, petite.

Rachel se blottit dans le cercle protecteur que lui offrait son père.


Durant plusieurs mois, les choses se passèrent très bien. Rachel, entourée d’objets familiers, se sentait plus en sécurité. Et pour Saraï, le chagrin causé par la maladie de sa fille était provisoirement compensé par le plaisir de l’avoir de nouveau auprès d’elle.

Chaque matin, Rachel se levait de bonne heure et prenait connaissance de son « aide-mémoire » personnel, qui contenait des images de Sol et de Saraï d’une douzaine d’années plus vieilles que dans son souvenir. Sol essayait d’imaginer ce qu’éprouvait sa fille en se réveillant dans son lit, âgée de vingt-deux ans, la mémoire pleine d’images décalées, en vacances chez elle avant de retourner à ses études sur une autre planète, quand elle voyait ses parents plus vieux, la maison changée, la ville différente, les nouvelles étranges, des années d’histoire ayant passé sans qu’elle s’en aperçoive.

Il en était incapable.


Leur première erreur fut d’accéder à la demande de Rachel en invitant ses anciens amis à son vingt-deuxième anniversaire. Ils vinrent tous, comme la première fois : l’irrésistible Niki, Don Stewart et son copain Howard, Kathi Obeg, Marta Tyn et sa meilleure amie, Linna McKyler. Tous de fraîche date à l’université, tous à peine sortis du cocon de leur enfance et prêts à se tisser une nouvelle vie d’adulte.

Rachel les avait tous revus depuis son retour, mais… elle s’endormait chaque soir, et elle oubliait. Et, cette fois-là, Sol et Saraï oublièrent qu’elle avait oublié.

Niki avait trente-quatre ans et deux enfants. Elle était toujours débordante d’énergie et d’un comique irrésistible, mais d’une autre génération, selon les critères de Rachel. Don et Howard parlèrent de leurs investissements, des prouesses sportives de leurs enfants et de leurs projets de vacances. Kathi était toute désorientée, elle n’adressa que deux fois la parole à Rachel, et encore comme s’il s’agissait d’une autre personne qui voulait se faire passer pour elle. Marta ne cacha pas sa jalousie devant la jeunesse de Rachel. Linna, qui s’était convertie entre-temps au gnosticisme zen, se mit à pleurer au milieu de la soirée et partit la première.

Lorsque tout le monde eut pris congé, Rachel, au milieu du champ de bataille du salon, contempla le gâteau à moitié intact, mais ne pleura pas. Avant de monter se coucher, elle serra sa mère dans ses bras et murmura à l’oreille de son père :

— Je t’en prie, papa, ne me laisse plus jamais recommencer une telle bêtise.

Puis elle alla se coucher.


Ce printemps-là, Sol refit le même cauchemar. Il était perdu dans un endroit vaste et noir, éclairé seulement par deux globes rouges. Et la voix, qu’il ne trouvait nullement absurde, lui dit sur un ton monocorde :


— Sol ! Prends ta fille, ta fille unique, Rachel, que tu aimes, et rends-toi sur le monde qu’on appelle Hypérion pour l’immoler par le feu à l’un des endroits que je t’indiquerai.


Sol avait hurlé dans les ténèbres de son rêve :

— Tu me l’as déjà prise, salaud ! Que faut-il donc que je fasse pour que tu me la rendes ? Dis-moi ce que je dois faire, maudit !

Il s’était alors réveillé, en sueur, les yeux pleins de larmes et le cœur plein de rage. Dans la chambre voisine, Rachel dormait, dévorée par son virus.


Au cours des mois suivants, Sol chercha par tous les moyens à rassembler le plus possible d’informations sur Hypérion, les Tombeaux du Temps et le gritche. En tant que chercheur aguerri, il fut surpris de constater que les documents sur la question, compte tenu de son caractère spectaculaire, étaient très peu nombreux. Il y avait l’Église gritchtèque, naturellement. Il n’existait aucun temple de cette dénomination sur le monde de Barnard, mais il pouvait contacter ceux des autres planètes du Retz. Cependant, il s’aperçut bientôt que rassembler des faits à partir des écrits concernant le culte gritchtèque revenait à essayer de dresser un plan de Sarnath en visitant un monastère bouddhiste. Le dogme gritchtèque faisait bien allusion au temps, mais uniquement dans la mesure où le gritche était censé être « l’ange du châtiment, venu d’au-delà du temps ». Et ce « temps authentique » n’existait plus pour la race humaine depuis que l’Ancienne Terre était morte. Les quatre siècles qui avaient passé depuis se situaient dans un « temps factice ». Ce genre de langage à double sens n’évoquait rien d’autre, pour Sol, que la pommade égocentrique commune à presque toutes les religions. Néanmoins, il avait l’intention d’aller visiter un temple gritchtèque dès qu’il aurait exploré des voies de recherche un peu plus sérieuses.

Melio Arundez organisa une nouvelle expédition sur Hypérion, également patronnée par l’université de Reichs, avec pour objectif officiel l’étude des phénomènes liés aux marées du temps et à la maladie de Merlin dont souffrait Rachel. Fait important, le Protectorat de l’Hégémonie avait décidé d’envoyer, à l’occasion de cette expédition, un émetteur distrans destiné au consulat de Keats. Ce qui n’empêchait pas qu’il faudrait au moins trois ans, en temps du Retz, pour que l’expédition arrive sur Hypérion. La première réaction de Sol avait été de vouloir partir avec Arundez et son équipe. Dans tout holodrame qui se respecte, les protagonistes retournent toujours sur les lieux de l’action. Mais il avait rapidement surmonté cette impulsion. Il était avant tout historien et philosophe. Il ne pouvait espérer apporter qu’une modique contribution au succès d’une telle entreprise. Rachel manifestait toujours un talent et un intérêt prometteurs en tant qu’étudiante en archéologie, mais ses capacités déclinaient chaque jour, et Sol ne pensait pas qu’elle gagnerait à retourner sur les lieux de son accident. Chaque matin, elle aurait un choc en se réveillant sur un monde inconnu, pour accomplir une mission qu’elle serait de moins en moins apte à accomplir. Saraï ne permettrait jamais une telle chose.

Il laissa momentanément de côté le livre auquel il travaillait actuellement, une analyse des théories de Kierkegaard sur l’éthique en tant que moralité de compromis, appliquées à l’appareil légal de l’Hégémonie. Puis il s’occupa de rechercher des informations ésotériques sur le temps, sur Hypérion et sur l’histoire d’Abraham.

Les mois qu’il passa à poursuivre ses activités habituelles et à réunir des informations ne suffirent pas à satisfaire son besoin d’action. Régulièrement, il s’en prenait, pour se libérer de ses frustrations, aux représentants des différentes spécialités scientifiques et médicales qui défilaient pour examiner Rachel comme des pèlerins dans un lieu saint.

— Comment est-ce possible ? hurla-t-il à la figure de l’un de ces spécialistes, qui avait commis l’erreur de se montrer à la fois suffisant et condescendant avec le père de la jeune malade et qui avait un crâne si dégarni que les traits de son visage semblaient dessinés sur une boule de billard. Elle commence à rapetisser ! s’exclama-t-il en saisissant littéralement par le col de sa blouse le pauvre homme qui reculait. Cela ne se voit pas immédiatement, mais sa masse osseuse est en train de diminuer. Comment peut-on seulement concevoir qu’elle puisse redevenir enfant ? Qu’en est-il de cette foutue loi de la conservation de la masse ?

Le spécialiste avait remué les lèvres, mais il était trop terrifié pour qu’il en sorte un son. L’un de ses collègues, barbu, avait expliqué à sa place :

— Voyez-vous, H. Weintraub, vous devez comprendre que votre fille habite actuellement… hum… Essayez d’imaginer un espace local où l’entropie serait inversée.

Sol fit volte-face pour affronter le barbu.

— Essayez-vous de m’expliquer qu’elle est simplement prisonnière d’une bulle de régression ?

— Euh… pas tout à fait, déclara l’homme en se massant le menton. Pour choisir une analogie peut-être plus appropriée – biologiquement, tout au moins – disons que, chez elle, le mécanisme de vie et de métabolisme semble avoir été inversé, et que…

— Ridicule ! coupa Sol. Si c’était le cas, ses fonctions de nutrition seraient remplacées par des fonctions d’excrétion. Elle régurgiterait sa nourriture, etc. Et que faites-vous de la sphère neurologique ? Inversez les influx électrochimiques, et vous n’obtiendrez que de l’incohérence. Son cerveau fonctionne parfaitement, messieurs ! C’est sa mémoire qui disparaît. Pourquoi ? Êtes-vous capables de me l’expliquer ?

Le premier spécialiste avait fini par retrouver sa voix.

— Nous ignorons la réponse à cette question, H. Weintraub, dit-il. Mathématiquement, l’organisme de votre fille ressemble à une équation à effet de temps inversé… ou peut-être à un objet qui serait passé au travers d’un trou noir en rotation rapide. Nous ne savons pas comment une telle chose a pu se produire ni pourquoi ce qui est physiquement impossible est arrivé en l’occurrence. Nos connaissances en la matière ne sont pas suffisantes.

Sol leur serra la main.

— Très bien, dit-il. C’est tout ce que je voulais savoir, messieurs. Je vous souhaite bon voyage.


Le soir de son vingt et unième anniversaire, Rachel alla frapper à la porte de son père une heure après qu’ils se furent retirés.

— Papa ?

— Qu’y a-t-il, ma petite fille ?

Passant une robe de chambre, il la rejoignit sur le seuil en demandant :

— Tu n’arrives pas à dormir ?

— Ça fait deux nuits que je me couche tard, avoua-t-elle. J’ai pris des pilules anti-sommeil pour me mettre mon aide-mémoire à jour.

Sol hocha silencieusement la tête.

— Papa, tu ne veux pas descendre boire un verre avec moi ? Il y a plusieurs choses dont j’aimerais te parler.

Il prit ses lunettes sur la table de nuit et la rejoignit en bas.

Ce fut la première et la dernière fois qu’il se cuita avec sa fille. Ce ne fut pas une cuite retentissante. Ils bavardèrent en plaisantant et en faisant des calembours jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus continuer tant ils pouffaient. Rachel commença une histoire, s’arrêta pour boire au moment le plus drôle et faillit recracher son whisky par le nez dans son verre tant elle riait. Chacun d’eux pensait que c’était la chose la plus drôle qui leur fût jamais arrivée.

— Je vais chercher une autre bouteille, fit Sol lorsque les larmes eurent cessé de jaillir. Le doyen Moore m’a offert un excellent scotch à Noël… Si je me souviens bien…

Quand il revint, marchant comme sur des neufs, Rachel s’était assise droite sur le canapé et avait ramené ses cheveux en arrière avec sa main. Il lui versa une petite quantité d’alcool, et ils burent en silence pendant quelques instants.

— Papa ?

— Oui, Rachel ?

— J’ai bien réfléchi à tout. Je me suis vue, je me suis écoutée, j’ai vu les holos de Linna et des autres, à l’âge mûr…

— N’exagérons rien, lui dit Sol. Linna n’a pas encore trente-cinq ans.

— Enfin, plus vieux. Tu vois ce que je veux dire, quoi. Donc, j’ai lu les rapports médicaux, j’ai examiné les photos d’Hypérion, et… tu ne sais pas ?

— Quoi ?

— Je n’arrive pas à y croire, papa !

Il posa son verre et regarda sa fille. Elle avait un visage plus épanoui que jamais, plus direct, et même plus beau.

— Je veux dire que j’y crois, bien sûr, reprit-elle avec un petit rire apeuré. Je sais bien que maman et toi vous ne me joueriez pas un tour aussi cruel. Et puis, il y a… votre âge. Et les nouvelles du monde. Je suis bien obligée d’admettre que c’est réel, mais je ne peux pas y croire. Est-ce que tu me comprends, papa ?

— Oui, murmura Sol.

— Je me suis réveillée, ce matin, en me disant : « Bravo ! Demain, j’ai mon examen de paléontologie, et je n’ai presque pas révisé. » J’avais tellement envie de donner une leçon à Roger Sherman, qui se croit si futé…

Sol but une gorgée de whisky.

— Roger est mort il y a trois ans dans un accident d’avion au sud de Bussard, dit-il.

Il n’aurait pas dit cela s’il n’avait pas tant bu. Mais il fallait qu’il sache quelle autre Rachel se cachait dans celle qu’il avait devant lui.

— Je sais, dit-elle en remontant ses genoux sous son menton. Je me suis mise à jour sur tous les gens que je connais. Gram est morte. Le professeur Eikhardt a pris sa retraite. Niki a épousé je ne sais quel… voyageur de commerce. Il se passe beaucoup de choses en quatre ans.

— Plus de onze ans, corrigea Sol. Ton aller-retour sur Hypérion t’a donné six ans de retard sur nous.

— Ça, c’est normal ! s’écria Rachel. Il y a des tas de gens qui voyagent à l’extérieur du Retz. Ils ne sont pas traumatisés pour autant !

Sol hocha lentement la tête.

— Ton cas est différent, ma petite fille.

Elle parvint à sourire, et but le reste de son scotch.

— Ça, c’est le plus bel euphémisme que j’aie jamais entendu, dit-elle en reposant son verre dans un bruit sec. Voilà donc ce que j’ai décidé… Je viens de passer un jour et demi à trier toutes les notes qu’elle… que j’ai rassemblées pour me faire comprendre où j’en suis. Et je constate que ça ne m’aide pas du tout !

Sol demeurait parfaitement immobile, osant à peine respirer.

— Je veux dire, continua Rachel, que je sais que je vais rajeunir chaque jour, et perdre le souvenir de gens que je n’aurai même pas encore rencontrés… Et qu’est-ce qui va se passer ensuite ? Je deviendrai de plus en plus petite et de moins en moins capable de comprendre, jusqu’au moment où… je disparaîtrai, comme ça ? Bon Dieu ! C’est vraiment cocasse, tu ne trouves pas ?

Elle s’était courbée davantage en avant, enserrant plus fort ses genoux de ses deux mains croisées.

— Non, fit Sol d’une voix douce.

— Je sais. Ça ne l’est pas du tout, soupira Rachel, dont les grands yeux noirs s’étaient embués de larmes. Ce doit être le pire cauchemar, pour maman et pour toi, de me voir chaque matin descendre l’escalier avec des souvenirs qui, pour moi, sont d’hier, jusqu’à ce que ma propre voix m’explique que cet hier est déjà passé depuis des années, et que j’ai eu une liaison avec quelqu’un qui s’appelle Amelio…

— Melio, souffla Sol.

— Peu importe. Comprends que ça ne m’aide pas du tout, papa. J’ai à peine le temps d’absorber tout ça qu’il faut encore que j’aille me coucher, et… tu connais la suite mieux que moi.

— Qu’est-ce que… commença Sol avant de se racler la gorge. Qu’est-ce que tu voudrais que nous fassions, ma petite fille ?

Elle le regarda dans les yeux, puis sourit. C’était le même sourire que celui dont elle l’avait gratifié dans les cinq premières semaines de son existence.

— Ne me dis rien, papa, fit-elle d’une voix ferme. Ne me laisse pas m’expliquer quoi que ce soit. Ça fait trop mal. Je n’ai jamais vécu tout cela, tu comprends ?

Elle s’interrompit pour se passer la main sur le front avant de continuer :

— Tu comprends ce que je veux dire, n’est-ce pas ? La Rachel qui est allée sur une autre planète et qui est tombée amoureuse et qui a souffert, c’est une autre Rachel ! Je n’ai pas à souffrir pour elle ! Tu me comprends, dis ?

Elle pleurait, à présent.

Je te comprends, fit Sol en lui ouvrant ses bras pour la consoler.

Il sentit sa chaleur et ses larmes contre son torse.

— Je te comprends très bien, ajouta-t-il.


Plusieurs messages distrans leur parvinrent d’Hypérion, cette année-là, mais ils n’apportèrent rien. La nature et la source des champs anentropiques demeuraient un mystère. Aucune activité particulière des marées du temps n’avait été enregistrée aux alentours du Sphinx. Des expériences sur des animaux de laboratoire dans les régions des marées s’étaient soldées par la mort de certains sujets, mais la maladie de Merlin n’avait pu être reproduite. Melio achevait chacun de ses messages par les mots : « Tout mon amour à Rachel. »


Sol et Saraï empruntèrent de l’argent à l’université de Reichs pour se soumettre, dans une clinique de Bussard, à un traitement Poulsen simplifié. Ils étaient déjà trop vieux pour songer à prolonger leur existence d’une centaine d’années, mais cela leur redonna l’aspect d’un couple de quinquagénaires plutôt que de septuagénaires. Ils étudièrent attentivement leurs vieilles photos de famille, et n’eurent pas trop de difficulté à s’habiller comme ils le faisaient une quinzaine d’années plus tôt.

Rachel, âgée maintenant de seize ans, descendit deux par deux les marches d’escalier avec son persoc branché sur la radio universitaire.

— Est-ce que je peux avoir des soufflettes de riz ?

— C’est ce que tu prends chaque matin, lui dit Saraï en souriant.

— Je sais, mais il pourrait ne plus en rester, ou je ne sais quoi. J’ai entendu le téléphone. C’était Niki ?

— Non, fit Sol.

— Zut ! s’exclama Rachel. Pardon, s’excusa-t-elle aussitôt. Mais elle avait promis de m’appeler dès que les résultats des épreuves communes seraient affichés. Ça fait déjà trois semaines que les contrôles ont eu lieu ! On devrait me mettre au courant, quand même !

— Ne t’inquiète pas, lui dit Saraï en posant la cafetière sur la table puis en servant Rachel et elle-même. Je suis sûre que tes résultats seront assez bons pour te donner accès à l’établissement de ton choix.

— Maman… soupira Rachel. Tu ne peux pas savoir. Ils ne font pas de cadeaux, tu sais.

Elle fronça les sourcils.

— Tu n’aurais pas vu mon ansible de maths ? Je ne retrouve plus rien avec le désordre qu’il y a dans ma chambre.

Sol s’éclaircit la voix.

— Pas d’école, aujourd’hui, ma petite fille.

— Pas d’école ? s’étonna Rachel en ouvrant de grands yeux. Un mardi ? À six semaines de la remise des diplômes ? Et pourquoi ça ?

— Tu as été souffrante, déclara Saraï avec fermeté. Tu peux rester à la maison aujourd’hui. Juste aujourd’hui.

Le front de Rachel se plissa de plus belle.

— Souffrante ? Je ne me sens pas souffrante, maman, mais simplement toute drôle. Comme si quelque chose clochait, mais je ne sais pas quoi au juste. Par exemple, pourquoi est-ce que le canapé n’est plus à sa place dans le salon des médias ? Et où est passé Chips ? Je n’ai fait que l’appeler, mais il ne vient pas.

Sol lui prit gentiment le poignet.

— Tu as été un peu fatiguée, lui dit-il. Le docteur a dit que tu te réveillerais peut-être avec quelques trous de mémoire. Nous allons en parler un peu en nous promenant jusqu’au campus, si tu veux. D’accord ?

Rachel leva vers lui un visage radieux.

— Manquer les cours et faire un tour sur le campus ? D’accord.

Elle feignit un instant la consternation avant d’ajouter :

— Pourvu qu’on ne tombe pas sur Roger Sherman ! Il est en première année de maths, et je ne peux pas le voir !

— Tu ne risques pas de le rencontrer, ma petite fille. Tu es prête ?

— Un instant.

Elle se pencha vers sa mère pour l’embrasser.

— Salut, poilue !

— À plus tard, tête de lard, fit Saraï.

— Ça y est, dit Rachel en secouant ses longs cheveux. Je suis prête, papa.


Les voyages fréquents à Bussard avaient rendu nécessaire l’achat d’un VEM et, par une fraîche matinée d’automne, Sol prit la route la plus longue, bien au-dessous des couloirs de circulation, décidé à profiter du spectacle et des senteurs des champs moissonnés qui s’étendaient de part et d’autre. Plusieurs paysans qui travaillaient là lui firent signe en le voyant passer.

Bussard s’était étendu de manière impressionnante depuis l’enfance de Sol, mais la synagogue était toujours au même endroit, à la limite de l’un des quartiers les plus anciens de la ville. C’était un vieux temple, Sol se sentait très vieux, et même la calotte qu’il posa sur sa tête, en entrant, lui parut terriblement vieille, usée par des dizaines d’années. Seul le rabbin était jeune. Il devait avoir tout de même quarante ans passés, se disait Sol en voyant les cheveux clairsemés qui dépassaient autour de la kippa noire. Cependant, à ses yeux, c’était encore un jeune homme, et il fut soulagé quand le rabbin lui suggéra de poursuivre leur conversation dans le jardin public qui se trouvait de l’autre côté de la rue.

Ils s’assirent sur un banc. Sol s’aperçut qu’il avait gardé sa kippa, et il la fit passer, gêné, d’une main dans l’autre. Il flottait dans l’air une odeur de feuilles brûlées et de pluie de la nuit précédente.

— Je ne comprends pas très bien, H. Weintraub, lui dit le rabbin, si c’est votre rêve qui vous dérange ou si vous êtes troublé par le fait que la maladie de votre fille a commencé juste après ce rêve.

Sol leva la tête vers la lumière du soleil.

— Ni l’un ni l’autre, dit-il. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a un rapport.

Le rabbin se passa le doigt sur la lèvre inférieure.

— Quel âge a votre fille ?

— Treize ans, fit Sol après une légère hésitation.

— Et sa maladie… est très grave ? Elle met ses jours en danger ?

— Pas pour le moment, déclara Sol.

Le rabbin croisa les mains sur son ventre replet.

— Vous ne croyez pas… Vous permettez que je vous appelle Sol ?

— Bien sûr.

— Vous ne croyez pas, Sol, que c’est à la suite de ce rêve, et par votre faute, que votre petite fille est tombée malade, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Sol en se demandant si c’était bien la vérité.

— Vous pouvez m’appeler Mortie, Sol.

— Très bien, Mortie. Non, je ne suis pas venu vous trouver parce que je me sentais coupable de la maladie de ma fille ou de quoi que ce soit. Mais j’ai tout de même le sentiment que mon subconscient essaie de me dire quelque chose.

Mortie se balança légèrement d’avant en arrière.

— Peut-être qu’un psychologue ou un neurologue pourrait vous aider davantage, Sol. Je ne vois pas très bien ce que je…

— C’est l’histoire d’Abraham qui m’intéresse, interrompit Sol. Je veux dire que j’ai quelque expérience de différents systèmes d’éthique, mais il m’est difficile de comprendre celui qui commence, pour un père, par l’ordre de sacrifier son fils.

— Mais non, mais non ! protesta le rabbin en agitant comiquement devant lui des doigts d’enfant. Le moment venu, Dieu a retenu la main d’Abraham. Il n’aurait jamais accepté qu’un sacrifice soit commis en son nom. Il voulait seulement une obéissance aveugle à son commandement et…

— Je sais, murmura Sol. Une obéissance aveugle. Mais il est dit : « Alors Abraham avança la main et prit le couteau pour tuer son fils ». Dieu avait dû lire dans son âme et voir qu’Abraham était prêt à faire périr Isaac. Une simple démonstration d’obéissance, sans engagement total, n’aurait pas apaisé le Dieu de la Genèse. Mais que se serait-il passé si Abraham avait aimé son fils plus que Dieu ?

Mortie pianota quelques instants sur son genou, puis saisit le bras de Sol.

— Je vois que la maladie de votre fille vous bouleverse, dit-il. Mais ne mélangez pas cela avec un document écrit depuis huit mille ans. Parlez-moi d’elle. Les enfants ne meurent plus de maladie, aujourd’hui. Pas dans le Retz.

Sol se leva, un sourire aux lèvres, et fit un pas en arrière pour libérer son bras.

— J’aimerais bien bavarder encore un peu avec vous, Mortie, sincèrement, dit-il. Mais il faut que je rentre. J’ai un cours dans la soirée.

— Viendrez-vous au temple pour le sabbat ? demanda le rabbin en lui tendant ses doigts courts pour un dernier contact humain.

Sol déposa la kippa dans le creux de sa main.

— Un de ces jours, peut-être, dit-il. Je viendrai un de ces jours, Mortie.


Vers la fin du même automne, Sol vit un jour, en regardant par la fenêtre de son bureau, la silhouette sombre d’un homme qui se tenait au pied de l’orme aux branches nues devant la maison. Les médias, se dit-il avec un serrement de cœur. Depuis dix ans, il appréhendait le moment où leur secret serait découvert et où leur vie secrète à Crawford prendrait fin. Il sortit, dans l’air glacé du soir, et reconnut aussitôt le visage de l’homme.

— Melio ! s’écria-t-il.

L’archéologue avait les mains dans les poches de sa longue vareuse bleu marine. Malgré les dix années qui s’étaient écoulées depuis leur dernière rencontre, Arundez n’avait pas tellement vieilli. Il devait avoir un peu moins de trente ans, se disait Sol. Mais son visage hâlé par le soleil était sillonné de rides de tourment. Il lui serra la main, presque timidement.

— Sol !

— Je ne savais pas que vous étiez de retour. Entrez donc.

— Non, fit l’archéologue en reculant d’un pas. Il y a une heure que je suis devant votre porte, Sol. Je n’ai pas eu le courage de venir frapper.

Sol ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se contenta de hocher la tête. Il mit, lui aussi, les mains dans ses poches, à cause du froid. Les premières étoiles apparaissaient au-dessus des pignons noirs de la maison.

— Rachel est sortie, dit-il finalement. Elle est allée à la bibliothèque. Elle croit… Elle croit qu’elle a un devoir d’histoire à rendre.

Melio prit une inspiration pénible et hocha la tête à son tour.

— Sol, dit-il d’une voix rauque, il faut que vous compreniez, Saraï et vous, que nous avons vraiment fait tout ce que nous avons pu. Nous sommes restés près de trois ans sur Hypérion, toute l’équipe. Nous serions restés davantage si l’université ne nous avait pas coupé les vivres. Nous n’avons rien trouvé qui…

— Je sais, murmura Sol. Nous vous remercions de nous avoir envoyé ces messages distrans.

— J’ai moi-même passé des mois entiers à l’intérieur du Sphinx, reprit Melio. D’après les instruments, il ne s’agissait que de pierre inerte, mais à certains moments j’ai eu l’impression que quelque chose

Il secoua de nouveau la tête.

— Je lui ai failli, Sol.

— Ne dites pas cela, fit Sol en agrippant l’épaule du jeune homme à travers sa vareuse. Mais j’ai une question à vous poser. Nous avons contacté les sénateurs qui nous représentent, et même les plus hauts responsables du Conseil des Sciences… Personne n’a pu nous expliquer pourquoi l’Hégémonie n’a pas consacré plus de temps et d’argent à enquêter sur les phénomènes qui se sont produits sur Hypérion. Il me semble que le Retz aurait dû depuis longtemps coloniser ce monde, ne serait-ce que pour le potentiel scientifique qu’il représente. Comment une énigme aussi mystérieuse que les Tombeaux du Temps a-t-elle pu demeurer ignorée si longtemps ?

— Je comprends très bien ce que vous voulez dire, Sol. Même l’arrêt des crédits de l’université nous a paru suspect. Tout se passe comme si l’Hégémonie avait pour politique délibérée d’éviter tout ce qui touche à Hypérion.

— Vous croyez que…

Sol fut interrompu par Rachel, qui s’approchait d’eux dans la lumière automnale du soir. Elle avait les mains profondément enfoncées dans son blazer rouge, ses cheveux étaient coupés court dans l’ancien style des adolescents d’un peu partout, et ses joues rebondies étaient rouges sous le froid mordant. Elle était, en fait, à la frontière de l’enfance et de l’adolescence, avec ses longues jambes cachées par des jeans, ses tennis et son blazer qui aurait pu la faire passer de loin pour un garçon. Elle leur sourit en les apercevant.

— Salut, p’pa, dit-elle en s’approchant dans la pénombre, inclinant timidement la tête à l’intention de Melio. Excusez-moi, je ne voulais pas interrompre votre conversation.

Sol prit une profonde inspiration.

— Ce n’est pas grave, ma petite fille, dit-il. Rachel, je te présente le professeur Arundez, de l’université de Reichs, sur Freeholm. Professeur Arundez, ma fille, Rachel.

— Très heureuse de faire votre connaissance, fit Rachel, véritablement rayonnante à présent. Ouah ! Reichs ! J’ai vu le programme des cours. J’aimerais tellement pouvoir y aller un jour !

Melio s’inclina raidement, comme s’il avait, se disait Sol, du mal à courber les épaules.

— Est-ce que… commença Melio… Est-ce que vous avez une idée de ce que vous aimeriez étudier ?

La douleur dans sa voix devait être perceptible, même pour Rachel, mais elle se contenta de hausser les épaules en riant.

— Ben… N’importe quoi, à vrai dire. Le vieux Eikhardt – c’est mon prof de paléontologie et d’archéologie à l’école où je suis des cours spéciaux – dit qu’ils ont là-bas une section formidable d’artefacts anciens et classiques.

— C’est vrai, réussit à dire Melio.

Le regard de Rachel se porta timidement de cet homme à son père, comme si elle sentait une tension qu’elle était incapable de définir.

— Bon, dit-elle, vous devez avoir beaucoup de choses à vous dire, et je ne voudrais pas vous interrompre plus longtemps. Je rentre, il est l’heure d’aller me coucher, je pense. Maman dit que je ne dois pas veiller, avec ce virus de la méningite ou je ne sais trop quoi que j’ai attrapé, car ça risquerait de me porter sur le système. Je suis heureuse d’avoir fait votre connaissance, professeur Arundez. Et j’espère que nous nous reverrons à Reichs un de ces jours.

— Je l’espère aussi, lui dit Melio en la regardant avec une telle intensité, dans la semi-obscurité de la rue, que Sol eut l’impression qu’il cherchait à mémoriser cette scène dans ses moindres détails.

— Bon, ben… Bonne nuit, alors, fit Rachel en s’éloignant à reculons sur le trottoir, ses semelles crissant légèrement. À demain, p’pa.

— Bonne nuit, Rachel.

Elle s’arrêta encore dans l’encadrement de la porte d’entrée. La lumière du porche la faisait paraître beaucoup plus jeune que les treize ans qu’elle avait.

— Salut, poilu ! lança-t-elle.

— À plus tard, tête de lard, lui répondit Sol, et il vit les lèvres de Melio remuer à l’unisson.

Ils demeurèrent quelque temps sur le trottoir en silence tandis que la nuit s’installait sur la ville. Une bicyclette passa dans la rue, faisant craquer les feuilles mortes, les rayons de ses roues brillant dans la lumière diffusée par les vieux réverbères.

— Entrez, dit Sol. Saraï sera heureuse de vous revoir. Rachel sera dans sa chambre.

— Non, merci, lui dit Melio, les mains toujours dans les poches, immobile dans l’ombre. J’ai besoin de… J’ai commis une erreur, Sol.

Il commença à s’éloigner, s’arrêta puis tourna la tête.

— Je vous appellerai de Freeholm, dit-il. Nous mettrons sur pied une nouvelle expédition.

Sol hocha la tête.

Trois ans de transit, songea-t-il. Si elle partait ce soir avec lui, elle aurait… moins de dix ans en arrivant.

— Entendu, répondit-il.

Melio agita la main pour lui dire au revoir, puis s’éloigna en faisant craquer les feuilles mortes sous ses pas.

Sol ne devait plus jamais le revoir en personne.


Le plus grand temple gritchtèque du Retz se trouvait sur Lusus, et Sol s’y distransporta quelques semaines avant le dixième anniversaire de Rachel. Le bâtiment proprement dit n’était pas beaucoup plus grand qu’une cathédrale de l’Ancienne Terre, mais il semblait gigantesque, avec ses effets d’arcs-boutants auxquels il ne manquait qu’une église, ses étages supérieurs déformés et ses murs extérieurs en verre fumé. L’humeur de Sol était au plus bas, et la lourde gravité lusienne n’était pas de nature à l’alléger. Malgré son rendez-vous avec l’évêque, il dut attendre cinq bonnes heures avant d’être introduit dans le saint des saints. Il passa la plus grande partie de ce temps à contempler l’imposante sculpture d’acier polychrome, de vingt mètres de haut, qui tournait lentement sur elle-même et qui représentait peut-être le gritche légendaire. C’était à coup sûr en même temps un hommage abstrait à toutes les armes coupantes et tranchantes qui eussent jamais été inventées. Mais ce qui intéressait le plus Sol Weintraub, c’étaient les deux globes rouges qui flottaient à l’intérieur de l’espace de cauchemar censé représenter un crâne.

— H. Weintraub ?

— Votre Excellence, murmura Sol.

Il remarqua que les acolytes, exorcistes, assesseurs et huissiers qui lui avaient tenu compagnie durant sa longue attente se prosternaient sur les dalles de pierre noire à l’arrivée du grand prêtre. Il fit un effort pour s’incliner de manière aussi respectueuse que possible.

— Avancez, avancez, je vous en prie, H. Weintraub, dit le prêtre en indiquant l’entrée du sanctuaire gritchtèque d’un geste large de son bras à la manche pendante.

Sol passa dans une salle sombre où chaque bruit résonnait et qui n’était pas sans lui rappeler le décor de son rêve. Il prit un siège que lui indiquait l’évêque. Tandis que ce dernier prenait place sur ce qui ressemblait à un petit trône derrière un bureau sculpté de manière complexe mais indubitablement moderne, Sol s’avisa que le grand prêtre était natif de Lusus, avec l’embonpoint et le double menton typiques, qui ne l’empêchaient pas d’être impressionnant comme tous les résidents de cette planète. Sa robe était d’un rouge agressif, couleur de sang artériel, et coulait en plis qui évoquaient plus un liquide retenu par des barrières transparentes qu’un tissu de soie ou de velours bordé d’hermine couleur d’onyx. L’évêque avait un gros anneau rouge ou noir à chaque doigt, et l’alternance de ces deux couleurs produisait sur Sol un effet extrêmement troublant.

— Votre Excellence… commença Sol, je vous prie d’avance de m’excuser si j’ai enfreint le protocole de votre Église gritchtèque ou si je l’enfreins plus tard. J’avoue mon ignorance presque totale en la matière, mais c’est le peu que je connais déjà qui m’amène ici. Pardonnez-moi donc si j’utilise inconsidérément les titres ou les appellations. Ces maladresses ne seront dues qu’à l’imperfection de mes connaissances.

L’évêque fit tortiller ses doigts devant Sol. Les pierres rouges et noires scintillèrent dans la lumière diffuse.

— Les titres n’ont pas beaucoup d’importance, H. Weintraub. Il est acceptable, pour un non-croyant, de nous appeler « Votre Excellence ». Nous vous ferons cependant remarquer que la dénomination officielle de notre modeste culte est l’Église de l’Expiation Finale, et que l’entité que le monde appelle si légèrement le gritche est pour nous, dans les rares cas où nous nous référons à son nom, le Seigneur de la Douleur, ou encore, plus communément, l’Avatar. Mais veuillez maintenant formuler la très importante requête que vous dites avoir à nous présenter.

Sol s’inclina légèrement.

— Votre Excellence, je ne suis qu’un simple enseignant…

— Pardonnez-moi de vous interrompre, H. Weintraub, mais vous êtes beaucoup plus qu’un enseignant. Vous êtes un très grand érudit. Vos écrits sur l’herméneutique morale ont retenu notre attention. Vos interprétations sont quelquefois erronées, mais fort intéressantes. Nous les citons régulièrement dans nos cours sur l’apologétique doctrinale. Poursuivez, je vous prie.

Sol cligna plusieurs fois des paupières. Ses travaux étaient pratiquement inconnus en dehors des sphères académiques les plus étroites, et cette déclaration le troublait. Dans les cinq secondes qui lui furent nécessaires pour retrouver ses esprits, cependant, il préféra se dire que l’évêque gritchtèque avait un excellent secrétariat et aimait se documenter sur les gens à qui il avait affaire.

— Votre Excellence, mes antécédents n’ont rien à voir avec la question qui m’amène ici. Je vous ai demandé cette audience parce que mon enfant… ma fille… a contracté une maladie… à la suite, peut-être, de certaines recherches qu’elle menait dans un domaine qui a pour votre Église une grande importance. Je veux parler, naturellement, de ce que l’on appelle les Tombeaux du Temps, sur la planète Hypérion.

L’évêque hocha lentement la tête. Sol se demanda s’il connaissait déjà l’histoire de Rachel.

— Vous savez sans doute, H. Weintraub, que la région à laquelle vous faites allusion – et que nous appelons les Arches de l’Alliance – a été récemment interdite aux soi-disant chercheurs par le Conseil intérieur d’Hypérion ?

— Oui, Votre Excellence. Je l’ai appris récemment. Dois-je comprendre que votre Église a exercé une influence sur cette décision légale ?

L’évêque n’eut aucune réaction. Au loin, par-delà la pénombre troublée d’encens, un carillon très faible se fit entendre.

— Quoi qu’il en soit, reprit Sol, j’avais espéré, Votre Excellence, que la doctrine de votre Église pourrait jeter quelque lumière sur la maladie de ma fille.

L’évêque pencha la tête en avant de telle manière que l’unique rayon de lumière qui éclairait les lieux faisait luire son front, laissant ses yeux dans l’ombre.

— Souhaitez-vous être religieusement initié aux mystères de notre Église, H. Weintraub ?

Sol passa un doigt dans sa barbe.

— Non, Votre Excellence, à moins que cette initiation ne soit en mesure d’améliorer le bien-être de mon enfant.

— Votre fille désire peut-être faire partie de l’Église de l’Expiation Finale ?

Sol hésita un bref instant.

— Je vous répète, Excellence, que tout ce qu’elle désire, c’est guérir. Si vous pensez qu’elle peut atteindre ce but en embrassant votre foi, nous envisagerons sérieusement cette éventualité.

L’évêque se laissa aller en arrière sur son trône dans un froissement d’étoffe dont le rouge semblait couler de lui comme un liquide dans la demi-obscurité.

— C’est de bien-être physique, H. Weintraub, que vous voulez parler. Notre Église est l’arbitre final du salut spirituel. Avez-vous conscience de ce que le premier découle invariablement du second ?

— Je sais qu’il s’agit là d’une très ancienne et très respectable proposition, répondit Sol. Ce qui nous intéresse, ma femme et moi, c’est le bien-être total de notre enfant.

L’évêque appuya son large menton sur son poing.

— Puis-je savoir la nature du mal qui ronge votre fille, H. Weintraub ?

— C’est… une maladie liée à l’écoulement du temps, Votre Excellence.

L’évêque se pencha en avant, soudain tendu.

— Et dans quel lieu saint dites-vous qu’elle a contracté ce mal, H. Weintraub ?

— Dans l’artefact que l’on appelle le Sphinx, Votre Excellence.

L’évêque se leva alors si vivement que plusieurs papiers de son bureau volèrent jusqu’au sol. Même sans les plis de sa robe, cet homme devait faire au moins deux fois la masse de Sol, qu’il dominait à présent comme une figure incarnée de la mort rouge.

— Vous pouvez vous retirer ! fit-il d’une voix tonitruante. Votre fille est la plus bénie et la plus maudite des créatures de ce monde. Il n’y a rien que vous ou cette Église – ou quoi que ce soit de ce côté-ci de la vie – puissiez faire pour elle.

— Votre Excellence, insista Sol sans se démonter, si la moindre possibilité existait de…

— Non ! s’écria l’évêque, dont le rouge, à présent, s’était communiqué au visage.

Il frappa du poing sur son bureau. Des assesseurs et des exorcistes se présentèrent sur le seuil. Leurs robes noires ourlées de rouge formaient un sinistre complément au costume de l’évêque. À côté d’eux, les huissiers tout en noir se confondaient avec les ombres.

— L’audience est terminée, déclara l’évêque d’une voix moins forte mais tout aussi déterminée. Votre fille a été choisie par l’Avatar pour expier d’une manière que tous les pécheurs et infidèles devront connaître un jour. Un jour très prochain.

— Votre Excellence, si vous pouviez m’accorder cinq minutes de plus…

L’évêque fit claquer ses doigts, et deux exorcistes s’avancèrent pour le reconduire. C’étaient des Lusiens. Un seul d’entre eux aurait pu maîtriser cinq universitaires de la taille de Sol.

— Votre Excellence… protesta Sol en libérant d’une secousse son bras prisonnier de la main de l’un des assesseurs.

Mais trois autres exorcistes s’avançaient déjà pour prêter main-forte aux acolytes musclés. L’évêque leur tournait le dos et semblait absorbé dans la contemplation des ténèbres.

L’antichambre du sanctuaire résonna des hurlements de Sol et de ses piétinements. Il y eut au moins un cri de douleur lancé par l’un des exorcistes lorsque le pied de Sol entra malencontreusement en contact avec l’une des parties les plus sacrées de son individu. Mais cela n’affecta nullement l’issue du débat. Il se retrouva sur le trottoir du temple tandis que le dernier huissier lui lançait son chapeau aplati comme une crêpe.

Il séjourna encore dix jours sur Lusus, sans que cela ne lui rapporte rien de plus qu’un surcroît de fatigue gravifique. Les bureaucrates du Temple refusaient de répondre à ses appels. Les tribunaux se déclaraient incompétents. Les exorcistes l’attendaient à l’entrée du vestibule.

Sol se distransporta alors sur la Nouvelle-Terre et sur le Vecteur Renaissance, sur Fuji et sur Tau Ceti Central, sur Deneb Drei et Deneb Vier. Partout, les portes des temples gritchtèques lui restèrent obstinément fermées.

Frustré, à bout de forces et d’argent, il regagna le monde de Barnard, sortit son VEM du parking longue durée et arriva chez lui une heure avant l’anniversaire de Rachel.

— Tu m’as rapporté quelque chose, papa ? demanda d’un air joyeux la petite fille de dix ans à qui Saraï avait dit, ce matin-là, que son père était parti en voyage.

Il lui tendit un paquet cadeau. C’était la série complète de La Petite Fille de la Maison verte. Mais ce n’était pas tout à fait le présent qu’il aurait souhaité lui rapporter.

— Je peux l’ouvrir ?

— Plus tard, ma chérie. Avec le reste.

— Oh, papa, s’il te plaît ! Juste celui-là, avant que Niki et les autres arrivent !

Sol interrogea Saraï du regard. Elle secoua presque imperceptiblement la tête. Rachel se souvenait qu’elle avait invité Niki, Linna et d’autres amis, mais Saraï n’avait pas encore eu le courage d’inventer une excuse.

— Très bien, dit-il. Juste celui-là avant que les autres arrivent.

Tandis que la petite Rachel déchirait l’emballage de son cadeau, Sol aperçut dans la salle de séjour le paquet géant, entouré de ruban rouge. C’était la bicyclette, naturellement. Rachel en réclamait une depuis un an. Il se demanda, accablé, comment elle allait réagir, le lendemain, en voyant son nouveau vélo la veille de son anniversaire. Le mieux était peut-être de s’en débarrasser quand elle irait se coucher.

Il se laissa tomber sur le canapé. Le ruban rouge lui rappelait la robe de l’évêque.


Saraï n’avait jamais renoncé facilement au passé. Chaque fois qu’elle avait mis de côté, après les avoir lavés et repassés, les vêtements de Rachel devenus trop petits, elle avait versé des larmes secrètes dont Sol avait eu, d’une manière ou d’une autre, connaissance. Elle avait chéri chaque phase de l’enfance de Rachel et, par-dessus tout, la normalité banale du quotidien, qu’elle acceptait tranquillement comme le meilleur que la vie ait à lui donner. Elle avait toujours pensé que l’essence de l’expérience humaine ne résidait pas avant tout dans les moments exceptionnels, les jours de mariage ou de triomphe que l’on cerclait de rouge sur les calendriers de l’ancien temps, mais plutôt dans le flot inaperçu des petites choses courantes tels les après-midi de week-end où chaque membre de la famille s’occupait à des activités personnelles, croisant les autres sans s’en apercevoir ou échangeant avec eux des propos aussitôt oubliés. C’était la somme de tous ces instants qui créait une synergie éminemment importante et éternelle.

Il trouva Saraï dans le grenier, en train de pleurer silencieusement tout en fouillant dans de vieilles malles. Mais ce n’étaient pas les larmes résignées qu’elle avait autrefois versées sur l’inévitable fin des petites choses. C’étaient des larmes de rage. Saraï Weintraub était furieuse.

— Que fais-tu ? lui demanda Sol.

— Rachel a besoin de vêtements. Plus rien ne lui va. Ses affaires sont devenues trop grandes. Je suis sûre que j’en ai rangé dans une de ces malles.

— Laisse ça, Saraï. Nous en achèterons.

Elle secoua la tête.

— Pour qu’elle me demande, chaque jour, où sont passés les vêtements qu’elle aime ? Non. Je suis sûre qu’ils sont là, quelque part.

— Tu le feras plus tard.

— Merde ! Tu ne comprends pas ? Il n’y a pas de plus tard !

Elle se détourna alors, et enfouit son visage dans ses mains.

— Excuse-moi, dit-elle.

Il la serra tendrement contre lui. Malgré le traitement Poulsen, ses bras nus étaient beaucoup plus maigres que dans son souvenir. Des cordes et des nœuds sous une peau parcheminée. Il la serra encore plus fort.

— Excuse-moi, répéta-t-elle en donnant libre cours à ses sanglots. Mais ce qui nous arrive n’est pas juste !

— Non, admit Sol. Ce n’est pas juste.

La lumière du soleil qui filtrait à travers les carreaux poussiéreux du grenier avait quelque chose de froid et de triste qui rappelait l’atmosphère d’une cathédrale. Pourtant, Sol avait toujours aimé les odeurs de grenier, la chaleur, le renfermé et, surtout, les promesses recelées par un endroit généralement sous-utilisé et rempli de futurs trésors. Mais pour aujourd’hui, c’était fichu.

Il s’accroupit devant une vieille malle.

— Très bien, dit-il. Nous allons chercher ensemble.


Rachel continuait d’être heureuse, insouciante et active, à peine désorientée par les contradictions qui s’offraient à elle chaque matin quand elle se réveillait. À mesure qu’elle rajeunissait, il devenait de plus en plus facile de lui trouver une explication pour les changements qui lui semblaient s’être produits du jour au lendemain. Pourquoi le vieil orme devant la maison avait disparu, pourquoi la demeure de style colonial du voisin, H. Nesbitt, avait été remplacée par un immeuble, pourquoi ses amis ne venaient pas la voir. Sol comprit alors, plus que jamais, à quel point l’esprit d’un enfant était flexible. Il imaginait maintenant Rachel chevauchant la crête de l’énorme vague du temps, incapable de voir les sombres profondeurs de l’océan sous elle, gardant son équilibre grâce à ses maigres réserves de souvenirs et à son engagement total dans les douze ou quinze heures de temps présent qui lui étaient dévolues chaque jour.

Ni Sol ni Saraï ne désiraient que leur fille fût tenue à l’écart des autres enfants, mais il était difficile d’établir et de maintenir un contact. Rachel était toujours ravie d’aller jouer avec la « nouvelle » ou le « nouveau » du quartier, enfants d’enseignants de l’université, voire petits-enfants de leurs amis ou même, pendant un moment, la propre fille de Niki. C’étaient les autres qui devaient s’habituer à se voir approcher chaque jour comme des inconnus, et peu d’entre eux avaient le goût de poursuivre des relations aussi déroutantes avec une compagne de jeu qui les oubliait régulièrement.

L’histoire de la petite fille et de sa maladie très particulière n’était plus, naturellement, un secret pour personne à Crawford. Toute l’université était au courant dès la première année du retour de Rachel, et bientôt toute la ville le sut. Les habitants de Crawford réagirent comme il en a toujours été dans toute petite ville qui se respecte. Certaines langues ne cessaient de s’agiter pour se lamenter du malheur des autres, d’autres ne pouvaient cacher leur plaisir, mais dans l’ensemble la petite communauté serra les coudes autour de la famille Weintraub et les abrita sous son aile comme une mère poule protégeant maladroitement ses poussins.

Tant bien que mal, ils continuaient de mener une existence à peu près normale, même lorsque Sol fut obligé de prendre sa retraite de manière anticipée pour mieux pouvoir se consacrer aux voyages qu’il faisait toujours à la recherche d’un traitement pour Rachel. À l’université, personne ne fit jamais allusion aux véritables raisons de son départ.

C’était trop beau pour durer, naturellement. Un matin de printemps, lorsque Sol sortit sur le pas de sa porte et vit sa petite fille de sept ans revenir en larmes du jardin public, entourée et suivie d’une horde de médiatiques aux implants-caméras brillants et aux persocs tendus, il comprit qu’une phase de leur vie venait de prendre fin à jamais. Il courut vers Rachel pour la saisir dans ses bras.

— H. Weintraub, est-il vrai que votre fille ait attrapé une maladie du temps incurable ? Que va-t-il se passer dans sept ans ? Est-ce qu’elle guérira d’un coup ?

— H. Weintraub ! H. Weintraub ! Rachel nous dit qu’elle pense que Raben Dowell est Président et que nous sommes en 2711. Ces trente-quatre ans sont-ils complètement perdus pour elle, ou bien s’agit-il d’une illusion causée par la maladie de Merlin ?

— Rachel ! Est-ce que tu te souviens d’avoir été une femme adulte ? Quel effet ça te fait d’être redevenue enfant ?

— H. Weintraub ! H. Weintraub ! Juste une photo, s’il vous plaît ! Que diriez-vous de tenir à la main une photo de Rachel plus âgée et de poser avec la gosse ?

— H. Weintraub ! Est-il vrai que Rachel soit sous le coup de la malédiction des Tombeaux du Temps ? Est-ce qu’elle a vu le gritche ?

— Hé, Weintraub ! Sol ! Hé, Solly ! Qu’est-ce que vous allez faire, vous et votre petite dame, lorsque la gamine aura disparu ?

L’un des médiatiques bloquait à Sol l’accès à sa porte d’entrée. Il se pencha en avant, et les lentilles stéréo de ses yeux s’allongèrent tandis qu’il zoomait pour faire un gros plan de Rachel. Sol l’agrippa par les cheveux, opportunément réunis en queue de cheval, et l’écarta violemment.

La meute hurla devant leur maison durant sept semaines. Sol comprit ce qu’il avait su jadis, puis oublié. Les petites communautés étaient fréquemment ennuyeuses, toujours désagréablement empreintes d’esprit paroissial, souvent insupportablement indiscrètes dans les relations de personne à personne, mais elles n’étaient jamais tombées dans les travers vicieux hérités d’un prétendu « droit du public à l’information ».

C’était le cas du Retz. Plutôt que de voir sa famille assiégée de manière permanente par les médias en folie, Sol décida de passer lui-même à l’offensive. Il s’arrangea pour donner des interviews sur les chaînes d’information distrans les plus regardées, participa à des débats de l’Assemblée de la Pangermie et assista personnellement au Grand Symposium du Confluent sur la recherche médicale. En l’espace de dix mois standard, il put ainsi réclamer de l’aide pour sa fille sur quatre-vingts planètes.

Les propositions affluèrent de dix mille sources variées, mais le gros des réponses émanait de guérisseurs, de promoteurs immobiliers, d’instituts privés de toutes sortes et de chercheurs isolés offrant leurs services en échange d’un peu de publicité. Les adeptes de l’Église gritchtèque ou d’autres cultes apocalyptiques soutenaient que Rachel devait faire face à un châtiment mérité. Certaines firmes de publicité offraient à Rachel de « patronner » une marque, et de nombreux agents proposaient de « gérer » les rapports de la petite fille avec ces firmes. Le bon peuple offrait sa sympathie, souvent accompagnée d’une petite offrande pécuniaire. Les scientifiques faisaient part de leur scepticisme, les producteurs de holos et les éditeurs voulaient acheter les droits exclusifs d’une biographie de Rachel.

L’université de Reichs constitua un secrétariat spécialement chargé de trier les différentes propositions en fonction de l’utilité qu’elles pourraient avoir pour Rachel. La plupart des messages furent rejetés. Quelques offres de médecins ou de chercheurs furent mises de côté pour examen plus approfondi. Finalement, aucune voie ne semblait se présenter qui n’eût déjà été essayée par Reichs ou par Sol.

Un message distrans attira cependant l’attention de ce dernier. Il provenait de l’administrateur du kibboutz K’far Shalom d’Hébron, et disait simplement :


SI C’EST TROP DUR À SUPPORTER, VENEZ.


Cela devint rapidement insupportable, en effet. Au bout de quelques mois de battage médiatique, le siège sembla sur le point d’être levé, mais il ne s’agissait en réalité que du prélude du second acte. La presse télécopiée surnommait maintenant Sol le « Juif errant » et le présentait comme un père désespéré voyageant de planète en planète à la recherche d’un remède à la curieuse maladie de sa fille. Appellation pleine d’ironie dans la mesure où Sol avait toujours détesté les voyages. Saraï, évidemment, était la « mère éplorée ». Rachel était « l’enfant marquée par le destin » ou, dans un titre particulièrement inspiré, « la victime virginale de la malédiction des Tombeaux du Temps ». Aucun membre de la famille ne pouvait espérer sortir sans trouver un médiatique ou un imageur quelconque dissimulé derrière un arbre du voisinage.

Crawford s’aperçut vite qu’il y avait de l’argent à tirer de l’infortune des Weintraub. Au début, la petite ville avait gardé sa dignité, mais lorsque des entreprises de Bussard vinrent installer leurs boutiques de T-shirts et de souvenirs, leurs animations automatiques et leurs visites guidées pour les touristes de plus en plus nombreux, les commerçants locaux commencèrent par s’agiter, par hésiter, puis décidèrent à l’unanimité que, s’il y avait des affaires à faire, il n’était pas question que les bénéfices aillent à des gens de l’extérieur.

Après quatre cent trente-huit années standard de tranquillité relative, la petite ville de Crawford s’équipa d’un terminex distrans. Ainsi, les visiteurs n’eurent plus à supporter les vingt minutes de vol à partir de Bussard. La foule des touristes grossit encore.


Le jour où ils déménagèrent, il pleuvait à verse. Les rues étaient désertes. Rachel ne pleura pas, mais ses grands yeux demeurèrent brillants toute la journée. Elle ne s’exprimait qu’à mi-voix. Dans dix jours, elle fêterait son sixième anniversaire.

— Pourquoi est-ce que nous devons changer de maison, papa ?

— Il le faut, ma chérie.

— Mais pourquoi ?

— Nous ne pouvons pas faire autrement, ma petite fille. Tu verras qu’Hébron te plaira. Il y a beaucoup de jardins là-bas.

— Mais pourquoi est-ce qu’on ne m’a pas prévenue avant ?

— Nous t’en avons parlé, ma colombe. Tu as dû l’oublier.

— Et papi et mamie, et l’oncle Richard, la tante Tetha, l’oncle Saül et tous les autres ?

— Ils pourront venir nous voir quand ils voudront.

— Et Niki et Linna, et tous mes amis ?

Sol ne répondit pas. Il transporta le reste des bagages dans le VEM. La maison était vide, déjà vendue. Les meubles avaient été vendus ou transportés sur Hébron. Durant toute la dernière semaine, il y avait eu un flot continu de visites d’amis, de parents et de collègues. Même certains membres de l’équipe soignante de Reichs, qui s’occupaient de Rachel depuis dix-huit ans, étaient venus leur dire adieu. Mais aujourd’hui, la rue était déserte. La pluie ruisselait sur la verrière en perspex du vieux VEM, formant des arabesques complexes. Ils demeurèrent tous les trois un bon moment immobiles, contemplant leur maison, à l’intérieur du véhicule qui sentait la laine et les cheveux mouillés.

Rachel serrait très fort dans ses bras l’ours en peluche que Saraï avait repêché du grenier six mois plus tôt.

— Ce n’est pas juste, dit-elle.

— C’est vrai, reconnut Sol. Ce n’est pas juste, ma petite fille.


Hébron était un monde de déserts. Quatre siècles de terraformation en avaient rendu l’atmosphère respirable et avaient permis la culture de quelques millions d’hectares de sol. Les êtres vivants qui le peuplaient avant la colonisation étaient minuscules, coriaces et infiniment rusés, ce en quoi ils ne le cédaient en rien aux créatures importées de l’Ancienne Terre, race humaine y comprise.

— Oh ! fit Sol le jour où ils arrivèrent dans le village de Dan, au-dessus du kibboutz de K’far Shalom, écrasé de soleil. Nous sommes vraiment des masochistes, nous les juifs. Vingt mille mondes recensés s’offraient à nous au début de l’hégire, et c’est celui-là que ces schmucks ont choisi !

Mais ce n’était pas tout à fait par masochisme que Sol et les siens, tout comme les premiers colons, avaient choisi Hébron. Si la planète était principalement un désert, ses régions fertiles étaient d’une richesse presque effrayante. L’université du Sinaï était respectée dans tout le Retz, et son Centre Médical attirait des curistes fortunés qui constituaient une source de revenus non négligeable pour la communauté. Hébron disposait d’un seul terminex distrans, situé à la Nouvelle-Jérusalem, et interdisait d’en ouvrir d’autres. N’étant membre ni de l’Hégémonie ni du Protectorat, elle pouvait taxer lourdement ceux qui faisaient usage de ses installations distrans et se permettre de limiter les déplacements des touristes à la Nouvelle-Jérusalem. Pour un juif à la recherche d’un peu de tranquillité, c’était peut-être le plus sûr des trois cents mondes foulés par le pied de l’homme.

Le kibboutz vivait sur un mode communautaire plus par tradition que par nécessité économique réelle. Les Weintraub se virent attribuer une maison modeste en pisé, avec plus de courbes que d’angles droits et des planchers de bois rustique. Mais ils avaient une magnifique vue sur le désert infini au-delà des orangeraies et des oliveraies. Le soleil ardent semblait tout dessécher, se disait Sol, même les soucis et les mauvais rêves. La lumière était épaisse au point d’être presque tangible. Le soir, leur maison luisait d’une lumière rose durant une bonne heure après le coucher du soleil.


Chaque matin, Sol venait s’asseoir au bord du lit de sa fille jusqu’à ce qu’elle s’éveille. Les premières minutes de confusion lui étaient particulièrement pénibles, mais il tenait à être la première chose sur laquelle Rachel posait les yeux. Il la serrait contre lui lorsqu’elle posait ses questions :

— Où sommes-nous, papa ?

— Dans un endroit merveilleux, ma colombe. Je t’expliquerai tout cela pendant que nous déjeunerons.

— Comment sommes-nous arrivés ici ?

— Par distrans, par la voie des airs et un peu à pied. Ce n’est pas tellement loin, mais assez loin pour en faire une aventure merveilleuse.

— Mais c’est mon lit, mes animaux en peluche… Pourquoi est-ce que je ne me rappelle pas comment nous sommes arrivés ici ?

Sol la prenait alors doucement par les épaules, et la regardait dans les yeux.

— Tu as eu un léger accident, Rachel. Tu te souviens, dans l’histoire du Crapaud qui avait le mal du pays, quand Terrence se cogne la tête et oublie, pendant quelques jours, dans quel endroit il se trouve ? C’est un peu cela qui t’est arrivé.

— Et je vais mieux, maintenant ?

— Oui, ma chérie. Tu vas beaucoup mieux.

L’odeur du petit déjeuner montait alors jusqu’à eux, et ils sortaient sur la terrasse, où Saraï les attendait.


Rachel n’avait jamais eu autant de compagnons de jeu. Le kibboutz possédait une école où elle était toujours la bienvenue. Chaque fois qu’elle voulait y aller, les enfants l’accueillaient comme si c’était la première fois. L’après-midi, elle jouait avec eux dans les vergers ou le long des falaises.

Avner, Robert et Ephraïm, les anciens du Conseil, encourageaient Sol à travailler à son livre. Hébron se flattait de donner asile, en tant que citoyens ou résidents à long terme, à un très grand nombre d’érudits, artistes, compositeurs, musiciens, philosophes et écrivains en tous genres. La maison, disaient-ils, était un cadeau de l’État. La pension de Sol, bien que modeste selon les critères du Retz, était plus que suffisante pour faire face à leurs besoins ici. À sa grande surprise, cependant, Sol s’aperçut que le labeur physique ne lui déplaisait pas. Il découvrit que tout en soignant les orangers, en ôtant les pierres d’un champ laissé à l’abandon ou en réparant un mur sur les hauteurs du village, il avait l’esprit plus libre, pour penser, que depuis de nombreuses années. Il pouvait rivaliser avec Kierkegaard en attendant que le mortier prenne, ou trouver de nouveaux angles pour expliquer la pensée de Kant ou celle de Vandeur en examinant soigneusement les pommes pour voir si elles n’étaient pas véreuses. À l’âge de soixante-treize ans, Sol eut ses premiers cals aux mains.

Le soir, il jouait un peu avec Rachel, puis faisait une promenade à pied avec Saraï dans les collines tandis que Judith ou une autre fille du voisinage surveillait leur enfant endormi. Un week-end, ils allèrent à la Nouvelle-Jérusalem, juste Saraï et lui, seuls pour la première fois depuis que Rachel était revenue vivre avec eux, dix-sept années standard auparavant.

Tout était loin d’être idyllique, cependant. Trop fréquentes étaient les nuits où Sol se réveillait tout seul dans le lit et marchait, sur la pointe des pieds, jusqu’à la chambre de Rachel, pour voir Saraï penchée au-dessus du lit où dormait l’enfant. Souvent, à la fin d’une longue journée, tandis qu’il lui donnait son bain dans la vieille baignoire de céramique ou qu’il la bordait dans sa chambre aux murs baignés d’une lumière rosée, la petite fille lui disait :

— J’aime bien être ici, papa, mais est-ce qu’on ne pourrait pas rentrer à la maison demain ?

Et Sol se contentait de hocher la tête.

Après une dernière histoire dans son lit, après la berceuse et le dernier baiser, quand il était sûr qu’elle dormait, il sortait de la chambre à reculons, sur la pointe des pieds, pour entendre, étouffé par les couvertures, un ultime : « Salut, poilu » auquel il se devait de répondre par le traditionnel : « À plus tard, tête de lard ». Puis, s’étant lui-même glissé dans son lit à côté de la forme probablement endormie, à en juger par sa respiration paisible, de la femme qu’il aimait, il contemplait les rayons de lumière pâle de l’une des deux petites lunes d’Hébron, ou peut-être des deux, qui se déplaçaient sur les murs de pisé, et il parlait à Dieu.


Sol parlait à Dieu depuis des mois avant de prendre véritablement conscience de ce qu’il faisait. Cette idée l’amusait. Les entretiens n’étaient nullement des prières, mais prenaient la forme de monologues furieux, juste à la limite de la diatribe, qui devenaient de vigoureuses altercations avec lui-même. Mais peut-être pas seulement cela. Il s’avisa en effet un jour que les sujets de ces débats très mouvementés étaient si profonds, les enjeux si sérieux et les champs de discussion si vastes que le seul être à qui il pouvait véritablement s’en prendre pour toutes ces déficiences était Dieu lui-même. Mais comme le concept d’un Dieu personnel, ne dormant pas la nuit, penché sur les problèmes des hommes, lui avait toujours paru totalement absurde, la simple pensée de ces conversations le faisait douter de sa propre santé mentale.

Cependant, les entretiens continuaient.

Sol aurait voulu savoir comment toute une éthique – et, à plus forte raison, une religion assez indomptable pour avoir survécu à tous les maux que l’humanité avait pu accumuler sur elle – pouvait découler d’une injonction divine à un père d’assassiner son fils. Sol ne tenait pas compte du fait que le commandement avait été annulé à la dernière seconde. Il refusait de considérer qu’il s’agissait d’un test d’obéissance. En fait, l’idée même que c’était son obéissance qui avait fait d’Abraham le père de toutes les tribus d’Israël le mettait dans une colère noire.

Après avoir consacré cinquante-cinq années de sa vie à l’étude des systèmes éthiques, Sol Weintraub en était arrivé à une conclusion unique et inébranlable. Pour lui, toute allégeance à une divinité ou bien à un concept ou encore à un principe universel qui plaçait l’obéissance avant un comportement décent face à une créature humaine innocente était nécessairement mauvaise.


— Et comment définis-tu donc l’innocence ? lui demanda la voix vaguement amusée et un peu agacée qu’il associait à ces discussions.

— Un enfant est toujours innocent, répliqua Sol. Isaac était innocent. Rachel l’est aussi.

— Le simple fait d’être enfant la rend innocente ?

— Oui.

— Et il n’existe pas de situation dans laquelle le sang des innocents doive être versé pour une cause plus large ?

— Non.

— Mais je suppose que l’innocence n’est pas l’apanage des enfants ?

Sol hésita, redoutant un piège, essayant de deviner où son interlocuteur subconscient voulait l’entraîner. Mais il ne trouva rien.

— Non, répondit-il. Il n’y a pas que les enfants qui soient innocents.

— Par exemple Rachel ? À l’âge de vingt-quatre ans ? Et, quel que soit son âge, un innocent ne peut être sacrifié ?

— C’est exact.

— C’est peut-être là une partie de la leçon qu’Abraham avait besoin d’apprendre avant d’être le père de la plus bénie d’entre toutes les nations de la Terre.

— Quelle leçon ? demanda Sol. Quelle leçon ?


Mais la voix dans sa tête avait disparu, et il n’entendait plus que les cris des oiseaux de nuit à l’extérieur, et la respiration lente et rythmée de Saraï à côté de lui.


Rachel savait encore lire à l’âge de cinq ans. Sol avait du mal à se rappeler à quel moment elle avait appris. Il lui semblait qu’elle avait toujours su.

— À quatre ans, lui dit Saraï. C’était le début de l’été, trois mois après son anniversaire. Nous étions en train de pique-niquer dans la prairie sur les hauteurs de l’université. Rachel feuilletait un livre, Winnie l’ourson, et tout à coup elle nous a dit : « J’entends une voix dans ma tête. »

Sol se souvenait, maintenant.

Il se souvenait également de la joie que Saraï et lui avaient éprouvée devant les progrès étonnants de Rachel pour son âge. Il l’oubliait d’autant moins qu’ils se trouvaient actuellement confrontés au processus inverse.

— Papa, demanda Rachel, allongée par terre dans son bureau, laborieusement occupée à colorier un album, c’était il y a combien de jours, l’anniversaire de maman ?

— C’était lundi, répondit distraitement Sol, plongé dans la lecture de son livre.

L’anniversaire de Saraï n’était pas encore passé, mais Rachel s’en souvenait.

— Je sais bien, répondit Rachel. Mais je te demande combien de jours !

— Nous sommes jeudi, fit Sol.

Il était en train de lire un long traité talmudique sur l’obéissance.

— Je le sais aussi ! s’impatienta Rachel. Mais ça fait combien de jours ?

Sol posa son livre sur le bureau.

— Tu connais les jours de la semaine ?

Le monde de Barnard, au contraire de Hébron, utilisait l’ancien calendrier.

— Bien sûr, répondit fièrement Rachel. Samedi, dimanche, lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi…

— Tu as déjà dit samedi.

— D’accord, mais combien de jours ?

— Sais-tu compter de lundi à jeudi ?

Rachel fronça les sourcils, remua les lèvres, recommença, essaya de compter sur ses doigts.

— Quatre jours ?

— Très bien, lui dit Sol. Peux-tu me dire à combien est égal quatre ôté de dix, ma chérie ?

— Qu’est-ce que ça veut dire, ôté ?

Sol se força à replonger le nez dans son traité.

— Ce n’est pas grave, dit-il. Tu apprendras bientôt cela à l’école.

— Quand on rentrera à la maison ?

— Oui.


Un matin, après que Rachel fut sortie avec Judith pour jouer avec les autres enfants – elle était maintenant trop jeune pour continuer d’aller à l’école – Saraï dit à Sol :

— Il faut que nous la conduisions sur Hypérion.

— Hein ? demanda-t-il en ouvrant de grands yeux.

— Tu as entendu ce que j’ai dit. Nous ne devons pas attendre qu’elle soit trop jeune pour marcher ou parler. Nous-mêmes, nous ne rajeunissons pas. Je sais que cela peut paraître étrange, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec un rire un peu jaune. Mais nous vieillissons vite. Et le traitement Poulsen n’aura plus aucun effet sur nous d’ici un an ou deux.

— Saraï, aurais-tu oublié ce que nous ont dit les médecins ? Rachel ne survivrait pas à une nouvelle fugue cryotechnique. Et il est impossible d’affronter un voyage supraluminique sans être en état de fugue. L’effet Hawking peut provoquer la folie… ou pis.

— Peu importe, dit Saraï. Il faut que Rachel retourne sur Hypérion.

— Comment peux-tu donc parler ainsi ? demanda Sol, furieux. Elle lui saisit la main.

— Crois-tu être le seul à faire ces rêves ?

— Ces rêves ? balbutia-t-il.

Elle soupira et retourna s’asseoir devant la table blanche de la cuisine. La lumière du matin tombait sur les plantes du rebord de la fenêtre comme la lueur jaune d’un projecteur.

— Cet endroit sombre, dit-elle. Ces deux petites lumières rouges. La voix… qui nous ordonne d’aller sur Hypérion… pour… offrir un sacrifice.

Sol passa le bout de sa langue sur ses lèvres sèches. Son cœur battait à coups redoublés.

— Quel est… le nom qui a été prononcé ? demanda-t-il.

Saraï lui lança un regard étrange.

— Nos deux noms. Si tu n’avais pas été là… dans le rêve, avec moi… je n’aurais jamais pu le supporter pendant toutes ces années.

Il se laissa tomber sur une chaise. Puis il regarda ses mains et ses avant-bras, posés sur la table, comme si c’étaient ceux d’un étranger. Les articulations des doigts commençaient à s’élargir sous les effets de l’arthrose. Les veines des avant-bras ressortaient fortement et les taches hépatiques étaient nombreuses. Mais c’étaient ses mains et ses bras, naturellement.

— Tu ne m’en as jamais parlé, murmura-t-il. Tu n’as jamais dit un mot de…

Cette fois-ci, le rire de Saraï fut totalement dépourvu d’amertume.

— Comme si c’était nécessaire ! Combien de fois ne nous sommes-nous pas réveillés tous les deux dans le noir ? Tu étais couvert de sueur. Dès le début, j’ai su que ce n’était pas seulement un rêve. Il faut y aller, Sol. Il faut aller sur Hypérion.

Il retourna la main qu’il regardait et qui lui semblait toujours appartenir à quelqu’un d’autre.

— Pourquoi, Saraï ? Pour l’amour de Dieu, pourquoi ? Tu sais très bien que nous ne pouvons pas… sacrifier Rachel !

— Bien sûr que non. Comment n’y as-tu pas pensé ? Il faut que nous allions sur Hypérion, là où le rêve nous demandera d’aller, pour… nous offrir en sacrifice à sa place !

— Nous offrir en sacrifice à sa place… répéta Sol.

Il se demandait si son cœur n’allait pas lâcher. Il avait terriblement mal dans la poitrine, il n’arrivait plus à respirer. Il demeura silencieux durant une bonne minute, convaincu que s’il essayait de prononcer un mot, seul un sanglot sortirait de sa gorge. Finalement, il réussit à demander :

— Depuis combien de temps… as-tu cette idée dans la tête, Saraï ?

— Tu veux dire depuis combien de temps je sais ce qu’il nous reste à faire ? Un peu plus d’un an. Depuis le cinquième anniversaire de Rachel.

— Un an ! Et tu ne m’as rien dit pendant tout ce temps !

— J’attendais que tu te décides. Que l’idée te vienne toute seule.

Il secoua la tête. Tout semblait tellement lointain autour de lui. Même les murs étaient légèrement déformés.

— C’est impossible, dit-il. Cela semble… Je ne sais pas. Il faut que j’y réfléchisse, Saraï.

Il regarda la main d’un étranger qui caressait les cheveux familiers de Saraï.

Elle hocha lentement la tête.


Sol alla passer trois jours et trois nuits dans les montagnes arides, ne se nourrissant que du pain dur qu’il avait emporté et buvant l’eau de son thermos à condensation.

Dix mille fois, au cours des vingt dernières années, il avait souhaité de tout son cœur avoir la maladie de Rachel à sa place. Si quelqu’un devait souffrir, que ce soit le père et non l’enfant. Mais tous les parents devaient réagir ainsi. Chaque fois que leur enfant était blessé ou gisait terrassé par la fièvre, c’était ce qu’ils devaient se dire. Mais cela ne pouvait être aussi simple.

Dans la chaleur torride du troisième après-midi, alors qu’il s’était à moitié endormi à l’ombre d’une mince table rocheuse, Sol apprit que cela n’était effectivement pas aussi simple.


— Abraham pouvait-il répondre cela à Dieu ? Qu’il se proposait en sacrifice à la place d’Isaac ?

— Abraham aurait pu répondre cela, mais pas toi.

— Et pourquoi pas moi ?


Comme en réponse, Sol eut une vision fébrile d’adultes nus encadrés d’hommes en armes, faisant la queue devant des fours crématoires, et de mères cachant leurs bébés sous des piles de vêtements. Il vit des hommes et des femmes dont la chair brûlée pendait en lambeaux, éloignant leurs enfants inanimés des cendres de ce qui avait été une grande ville. Sol savait que ces images n’appartenaient pas à un rêve, mais qu’elles étaient tirées du Premier et du Second Holocauste. Et il comprit la réponse avant que la voix dans sa tête ne reprenne :


— Les parents se sont déjà offerts en sacrifice. Et il a été accepté. Nous avons dépassé ce stade.

— Mais que veux-tu, alors ? Que veux-tu donc ?


Il n’eut que le silence pour réponse. Il se remit debout, dans la clarté aveuglante du soleil, et faillit tomber. Un gros oiseau noir décrivit des cercles au-dessus de sa tête ou bien dans sa vision. Il secoua le poing en direction du ciel couleur d’acier de canon.


— Tu te sers des nazis comme instrument. Des fous. Des monstres. Tu n’es toi-même qu’un foutu monstre.

— Non.


La terre bascula, et Sol tomba sur le côté contre le tranchant de plusieurs cailloux pointus. Il avait l’impression de s’adosser à un mur hérissé de tessons de bouteille. Un caillou de la taille de son poing lui meurtrissait la joue.


— La seule réponse correcte pour Abraham était l’obéissance, pensa Sol. D’un point de vue éthique, Abraham était lui-même un enfant. Tous les hommes l’étaient à cette époque-là. La réponse correcte, pour les enfants d’Abraham, était de devenir des adultes et de s’offrir eux-mêmes en sacrifice à la place de leur père. Mais quelle est la bonne réponse dans notre cas ?


Il n’y eut pas d’écho à sa pensée. La terre et le ciel cessèrent de tourner. Au bout d’un moment, il se releva en tremblant, essuya le sang et la poussière sur sa joue puis reprit lentement le chemin de la vallée.


— Non, dit-il à Saraï. Nous n’irons pas sur Hypérion. Ce n’est pas la bonne solution.

— Tu préfères que nous ne fassions rien, alors…

Les lèvres de Saraï étaient blêmes en répondant, mais sa voix était ferme et bien contrôlée.

— Non. Je veux simplement éviter de faire ce qu’il ne faut pas.

Elle souffla bruyamment, puis fit un geste du bras en direction de la fenêtre où leur petite fille de quatre ans était visible, dans la cour, entourée de ses jouets.

— Tu crois qu’elle a le temps d’attendre indéfiniment que nous discutions sur la bonne ou la mauvaise solution ?

— Assieds-toi, Saraï.

Elle demeura debout. Il y avait du sucre en poudre sur le devant de sa robe beige en coton. Il se souvint soudain de la jeune femme nue surgissant dans le sillage phosphorescent de l’île mobile d’Alliance-Maui.

— Il faut que nous fassions quelque chose, dit-elle.

— Nous avons consulté une centaine d’experts médicaux et scientifiques. Elle a été examinée, testée, tripotée, torturée dans des douzaines d’hôpitaux. J’ai voulu demander conseil aux prêtres gritchtèques de tous les mondes du Retz. Ils m’ont fermé la porte au nez. Melio et les autres spécialistes d’Hypérion, à l’université de Reichs, affirment qu’il n’y a rien, dans la doctrine gritchtèque, qui évoque de près ou de loin la maladie de Merlin. Les indigènes d’Hypérion n’ont aucune légende de ce genre qui puisse nous orienter vers un remède. Les recherches sur le terrain ont duré trois ans et ont toutes échoué. Aujourd’hui, elles sont interdites. L’accès aux Tombeaux du Temps n’est réservé qu’aux soi-disant pèlerins. Même un simple visa est presque impossible à obtenir. Sans compter que le voyage pourrait être fatal à Rachel.

Il s’interrompit, haletant, et toucha de nouveau le bras de Saraï.

— Je regrette d’avoir à le répéter, mais je crois que nous avons fait tout ce qui pouvait être fait.

— Ce n’est pas assez, lui dit Saraï. Pourquoi ne pas y aller en tant que pèlerins ?

Il croisa les bras de frustration.

— L’Église gritchtèque choisit ses victimes sacrificielles parmi des milliers de volontaires. Le Retz est rempli de fanatiques stupides et suicidaires. Peu d’entre eux reviennent de ce pèlerinage.

— Cela ne prouve-t-il pas déjà quelque chose ? souffla Saraï en se penchant en avant. Il y a quelqu’un ou je ne sais quoi qui s’acharne sur ces pauvres gens.

— Des pillards ou bien des bandits.

— C’est le golem, fit-elle en secouant la tête.

— Tu veux dire le gritche.

— Le golem, insista Saraï. Le même que celui que nous voyons dans notre rêve.

— Je n’ai jamais vu de golem, fit Sol, mal à l’aise. De quoi parles-tu ?

— Ces yeux rouges qui brillent dans le noir. C’est le golem que Rachel a entendu quand elle était à l’intérieur du Sphinx.

— Comment sais-tu ce qu’elle a pu entendre ?

— C’est dans le rêve. Juste avant le moment où nous entrons dans l’endroit où le golem nous attend.

— Nous n’avons pas fait le même rêve, dans ce cas. Saraï, Saraï… Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de tout cela avant ?

— Je croyais que j’étais en train de devenir folle, soupira-t-elle.

Songeant à ses conversations secrètes avec Dieu, Sol entoura du bras la taille de sa femme.

— Oh, Sol ! gémit-elle en se serrant contre lui. Cet endroit fait si mal à regarder ! Cette impression de solitude est si écrasante !

Il l’embrassa sur la joue. Ils avaient essayé de rentrer chez eux – c’était toujours pour eux le monde de Barnard – une demi-douzaine de fois, pour rendre visite à leurs amis et à leur famille, mais chaque fois leur plaisir avait été gâché par une invasion de touristes et de médiatiques. Ce n’était la faute de personne. Les nouvelles voyageaient de manière quasi instantanée à travers la méga-infosphère de cent soixante mondes du Retz. Pour assouvir sa curiosité, il suffisait d’insérer sa carte universelle dans la rainure d’un terminex et de traverser une porte distrans. Ils avaient bien essayé d’arriver à l’improviste, en voyageant incognito, mais ils n’avaient pas l’entraînement d’un agent secret et leurs efforts eurent des résultats pitoyables. Moins de vingt-quatre heures après leur arrivée dans le Retz, ils étaient assiégés. Les instituts de recherche et les grands centres médicaux fournissaient des écrans de sécurité pour ces visites, mais les amis et la famille en souffraient. Rachel était toujours à la une.

— Nous pourrions inviter encore Tetha et Richard… commença Saraï.

— J’ai une meilleure idée, lui dit Sol. Vas-y toi, Saraï. Tu as envie de revoir ta sœur, mais je sais que tu aimerais aussi te retrouver chez toi, retrouver les odeurs des champs et les couchers de soleil là où il n’y a pas d’iguanes… Pars !

— Partir toute seule ? Je ne pourrais pas abandonner Rachel !

— Ridicule ! Ce serait la deuxième fois en vingt ans – presque quarante, si l’on compte les jours bénis d’avant. Deux fois, même en vingt ans, je ne crois pas que l’on puisse parler d’abandon. Je me demande même comment notre famille a pu demeurer unie si longtemps, après être restée en vase clos pendant toutes ces années.

Saraï gardait les yeux obstinément baissés, apparemment perdue dans la contemplation de la nappe.

— Et tu crois que les médiatiques ne me retrouveraient pas ?

— Je pense que c’est uniquement à Rachel qu’ils s’intéressent. Mais s’ils en ont après toi, tu pourras toujours rentrer au bout d’une semaine, après avoir rendu visite à tout le monde.

— Une semaine… Je ne pourrais jamais…

— Bien sûr que tu le peux. Tu le dois, même. Cela me donnera l’occasion de passer un peu plus de temps avec Rachel, et lorsque tu rentreras, les batteries rechargées, je m’occuperai égoïstement de mon bouquin.

— Celui sur Kierkegaard ?

— Non. Quelque chose d’autre que j’ai dans la tête depuis un moment, et que je compte intituler Le Problème d’Abraham.

— Un peu maladroit comme titre, fit remarquer Saraï.

— Le problème n’a rien d’élégant non plus. Va faire tes valises, maintenant. Nous t’accompagnerons demain jusqu’à la Nouvelle-Jérusalem, pour que tu puisses te distransporter avant le sabbat.

— Je vais y réfléchir, dit-elle d’un air peu convaincu.

— Tu vas faire tes valises, répéta Sol en la serrant dans ses bras.

Quand il la lâcha, il lui avait fait faire un demi-tour complet sur elle-même, de sorte qu’elle faisait maintenant face au couloir et à la porte de la chambre.

— Va, dit-il. Et quand tu reviendras, j’aurai trouvé un moyen d’agir.

— Tu me le promets ? demanda Saraï en se retournant sur le seuil.

— Je te le promets, dit-il en la regardant d’un air solennel. Je trouverai un moyen avant que le temps ne détruise tout. Aussi vrai que je suis son père, je jure de trouver un moyen.

Elle hocha la tête, plus rassurée qu’il ne l’avait vue depuis des mois.

— Je vais faire mes valises, dit-elle.


Le lendemain, après être rentré de la Nouvelle-Jérusalem avec Rachel, Sol sortit arroser leur maigre pelouse tandis que l’enfant jouait sagement à l’intérieur. Lorsqu’il rentra, la lumière rosée du couchant donnait aux murs des reflets évoquant le calme chaud et immense de l’océan. Mais Rachel n’était pas dans sa chambre ni dans aucun de ses endroits habituels.

— Rachel ?

N’obtenant pas de réponse, il se prépara à sortir alerter les voisins, mais entendit soudain un faible bruit du côté du placard où Saraï rangeait des affaires de toute sorte. Il ouvrit doucement la porte.

Elle était là, sous les vêtements de la penderie. Le sol était jonché de photos et de pastilles holos qui la représentaient étudiante, à la maison, le jour de son départ pour l’université, ou bien sur Hypérion, au pied d’une montagne sculptée. Le persoc de travail de Rachel débitait un enregistrement à voix basse sur les genoux de la petite fille. Le cœur de Sol se serra quand il entendit la voix familière et assurée de la jeune femme.

— Papa, dit la petite fille assise par terre, sa voix aiguë s’élevant comme l’écho effrayant de celle du persoc, tu ne m’avais jamais dit que j’avais une sœur !

— Tu n’en as pas, ma chérie.

Elle plissa le front.

— C’est maman, alors, quand elle était… bien moins vieille ? Hmmm… C’est impossible, elle dit qu’elle s’appelle Rachel, elle aussi. Comment…

— Je t’expliquerai, lui dit Sol en s’apercevant tout à coup que l’holophone était en train de sonner dans la salle de séjour. Attends-moi un instant, ma chérie. Je reviens tout de suite.

L’image qui se forma au-dessus de la fosse était celle d’un homme qu’il n’avait jamais vu avant. Il n’activa pas son propre imageur, pressé de se débarrasser de l’intrus.

— Oui ? fit-il d’une voix brusque.

— H. Weintraub ? Vous êtes bien H. Weintraub du monde de Barnard, actuellement dans le village de Dan, sur Hébron ?

Il allait couper la communication, mais se ravisa. Leur code d’accès n’était pas sur la liste officielle. Il arrivait qu’un représentant les appelle de la Nouvelle-Jérusalem, mais les communications de l’extérieur étaient rarissimes. Et il s’avisa soudain, la gorge serrée, que le soleil était déjà couché et que c’était le jour du sabbat. Seuls étaient autorisés les appels urgents.

— Oui, répondit-il.

— H. Weintraub, fit l’homme, dont le regard se perdait par-delà les épaules de Sol, un très grave accident vient de se produire.


Lorsque Rachel ouvrit les yeux, son père était assis au bord du lit. Il semblait épuisé. Ses yeux étaient rouges, et ses joues étaient couvertes d’un duvet gris qui dépassait les limites de sa barbe.

— Bonjour, p’pa.

— Bonjour, ma colombe.

Elle regarda autour d’elle, battant des paupières. Quelques-unes de ses poupées étaient là avec ses jouets favoris, mais ce n’était pas sa chambre. La lumière était différente. L’air était différent. Son papa n’était pas le même.

— Où sommes-nous ? demanda-t-elle.

— Nous sommes partis en voyage, ma chérie.

— Dans quel endroit ?

— Ça n’a pas d’importance pour le moment. Debout, mon bébé. Ton bain t’attend, et il faut nous préparer ensuite.

Une robe noire qu’elle n’avait jamais vue avant était étalée au pied du lit. Elle la regarda, puis se tourna de nouveau vers son père.

— Qu’est-ce qu’il y a, papa ? Où est maman ?

Il lui caressa la joue. C’était le troisième matin depuis l’accident. L’enterrement avait lieu aujourd’hui. Il le lui avait dit chacun des jours précédents, parce qu’il ne pouvait pas imaginer de lui mentir. C’eût été une trahison ultime, à la fois envers Rachel et Saraï. Mais il ne savait pas s’il aurait le courage de le refaire.

— Il y a eu un accident… commença-t-il d’une voix rauque de douleur. Maman est morte. Nous allons lui dire au revoir au cimetière aujourd’hui.

Il se tut. Il savait qu’il faudrait une minute entière à Rachel pour accuser le coup. Le premier jour, il ignorait si une petite fille de quatre ans était capable de bien saisir le concept de la mort. Aujourd’hui, il savait que Rachel en était capable.

Un peu plus tard, tandis qu’il serrait dans ses bras l’enfant sanglotante, Sol essaya de comprendre l’accident qu’il lui avait décrit en quelques mots. Les VEM étaient de loin le moyen de transport individuel le plus sûr que l’humanité eût jamais inventé. Leur système de sustentation pouvait avoir des défaillances, mais même ainsi la charge résiduelle des générateurs EM était suffisante pour permettre à la cabine de descendre au sol en toute sécurité à partir de n’importe quelle altitude. La conception de base des équipements anticollision des VEM n’avait pas changé depuis des siècles. Elle était jugée à toute épreuve. Pourtant, tous les systèmes furent inefficaces. En l’occurrence, il s’agissait d’un jeune couple en virée dans un VEM volé, en dehors de tous les couloirs de circulation, évoluant à la vitesse de Mach 1,5 avec toutes ses lumières et tous ses transpondeurs éteints pour échapper à la détection. Un hasard extraordinaire avait fait que le vieux Vikken de la tante Tetha descendait au même moment vers l’aire de parking de l’opéra de Bussard. Outre Saraï, la tante Tetha et les deux jeunes occupants de l’appareil volé, la collision avait fait trois autres victimes, touchées par des fragments des VEM qui avaient été projetés jusqu’à l’intérieur de l’opéra lui-même.

Saraï !

— Est-ce que maman reviendra un jour avec nous ? demanda Rachel entre deux sanglots.

Elle avait posé la même question les deux jours précédents.

— Je ne sais pas, ma chérie, lui répondit Sol.

Et il était sincère.


Les funérailles eurent lieu au cimetière de la famille, dans le comté de Kates, sur le monde de Barnard. La presse n’envahit pas le cimetière, mais des médiatiques survolèrent les arbres qui se trouvaient en bordure et se pressèrent contre les grilles noires comme une sinistre et dangereuse marée humaine.

Richard demanda à Sol de rester quelques jours chez lui avec Rachel, mais c’était une trop lourde épreuve à infliger au paisible fermier si jamais la presse s’en apercevait. Il se contenta de donner tristement l’accolade à son beau-frère, prononça quelques mots face à la meute des médiatiques de l’autre côté de la grille et retourna sur Hébron avec sa petite fille accablée et muette.

Les médiatiques les suivirent jusqu’à la Nouvelle-Jérusalem. Ils essayèrent ensuite de parvenir jusqu’à Dan, mais la police militaire arrêta le VEM qu’ils avaient affrété, en mit une douzaine en prison à titre d’exemple et annula les visas distrans des autres.


Le soir même, Sol alla se promener sur la crête qui dominait le village pendant que Judith veillait sur la petite fille endormie. Il s’aperçut que ses conversations avec Dieu étaient devenues audibles, et résista à l’envie de secouer le poing en direction du ciel, de crier des obscénités ou de jeter des pierres. Au lieu de tout cela, il posa de nouvelles questions, qui se terminaient toutes par le même mot : Pourquoi ?

Il ne reçut pas de réponse. Le soleil d’Hébron se posa derrière les montagnes lointaines, et la roche, autour de lui, brillait en restituant la chaleur du jour. Il s’assit sur un bloc et se frotta les tempes des deux mains.

Saraï !

Ils avaient vécu une longue existence ensemble, malgré la tragédie qui les avait frappés. Quelle ironie, qu’au moment où elle prenait pour la première fois un peu de repos chez sa sœur…

Il se mit à gémir tout haut.

Le piège, naturellement, c’était qu’ils n’avaient su voir que la maladie de Rachel. Ni elle ni lui n’avaient été capables d’envisager ce qui allait se passer après la… mort ? la disparition ? de leur fille. Le monde était articulé autour des jours que vivait Rachel, et ils n’avaient pas accordé une seule pensée à la possibilité d’un accident, cette antilogique perverse d’un univers au tranchant acéré. Sol était sûr que Saraï avait envisagé comme lui le suicide, mais aucun des deux n’aurait pu se résoudre à abandonner l’autre. Ni Rachel, bien sûr. Il n’avait jamais songé qu’il pourrait se retrouver seul avec sa fille si…

Saraï !

C’est à ce moment-là que Sol se rendit compte que le dialogue souvent amer et virulent que son peuple entretenait avec Dieu depuis tant de millénaires n’avait pas pris fin avec la mort de l’Ancienne Terre… ni avec la nouvelle diaspora, mais se poursuivait encore. Rachel, Saraï et lui en faisaient partie, et ce n’était pas fini.

Il laissa la douleur le pénétrer. Elle prit la forme d’une résolution acérée comme une arme d’acier aux multiples lames.

Debout sur la crête, il versa des larmes amères dans l’obscurité qui tombait.

Le lendemain matin, lorsque les rayons du soleil envahirent la chambre de Rachel et qu’elle ouvrit les yeux pour lui dire bonjour, il était là pour lui répondre :

— Bonjour, ma chérie.

— Où sommes-nous, papa ?

— Nous sommes en voyage, dans un très bel endroit.

— Où est maman ?

— Elle est chez ta tante Tetha, aujourd’hui.

— Est-ce qu’elle reviendra demain ?

— Oui, ma petite fille. Et maintenant, nous allons t’habiller et puis nous descendrons prendre le petit déjeuner.


Sol posa sa candidature auprès de l’Église gritchtèque lorsque Rachel eut trois ans. Les voyages à Hypérion étaient sévèrement limités, et l’accès aux Tombeaux du Temps était devenu presque impossible. Seuls les pèlerinages gritchtèques pouvaient encore pénétrer dans cette région.

Rachel était triste que sa mère ne soit pas là pour fêter son anniversaire, mais la présence de plusieurs jeunes enfants du kibboutz contribua à la distraire un peu. Son plus beau cadeau fut un livre de contes de fées somptueusement illustré, que Saraï avait choisi à la Nouvelle-Jérusalem plusieurs mois auparavant.

Sol lut quelques contes à Rachel avant l’heure de dormir. Il y avait sept mois qu’elle ne savait plus déchiffrer les caractères toute seule, mais elle adorait les histoires, particulièrement La Belle au bois dormant, qu’elle lui fit relire une deuxième fois.

— Je vais le montrer à maman, dit-elle dans un bâillement tandis que Sol éteignait la lumière.

— Bonne nuit, ma petite fille, dit-il à voix basse, en s’arrêtant sur le seuil de la chambre.

— Papa ?

— Oui ?

— Salut, poilu.

— À plus tard, tête de lard.

Il l’entendit pouffer dans l’oreiller.


Ce n’était pas tellement différent, se disait Sol les deux dernières années, du spectacle d’un être aimé que l’on voit sombrer dans la vieillesse et la mort. Mais c’était pis. Bien pis.

Les dents définitives de Rachel étaient tombées l’une après l’autre entre huit et deux ans. Les dents de lait les avaient remplacées, mais à dix-huit mois elles avaient commencé à lui rentrer dans la mâchoire.

Ses cheveux, dont elle tirait une si grande fierté, étaient devenus plus courts et plus fins. Son visage avait perdu peu à peu ses traits. Son menton et ses pommettes s’étaient arrondis. Sa coordination avait faibli par degrés. Un jour, elle n’avait plus été capable de tenir correctement une fourchette ou un crayon. Le jour où elle ne sut plus marcher, Sol la déposa dans son berceau plus tôt que d’habitude et s’enferma dans son bureau pour se cuiter tranquillement à mort.

C’était le langage qui était le plus dur pour lui. La perte de vocabulaire était comme un pont qui brûlait entre Rachel et lui. C’était leur dernier lien d’espoir qui disparaissait. Quelque temps après son deuxième anniversaire, l’ayant bordée dans son lit, il s’était retourné sur le seuil et avait lancé :

— Salut, poilu !

— Hein ?

— Salut, poilu !

Elle avait gloussé de rire.

— Il faut répondre : « À plus tard, tête de lard », lui avait dit Sol. Mais il avait fallu lui expliquer ce que c’était qu’un poilu et une tête de lard.

— À ta, têtard, avait gloussé Rachel.

Le lendemain matin, elle avait tout oublié.


Il emmena Rachel avec lui lorsqu’il retourna voyager dans le Retz, ignorant les médiatiques, insistant auprès de l’Église gritchtèque pour qu’on l’accepte dans un pèlerinage, faisant le siège du Sénat pour obtenir un visa et la permission de se rendre dans les zones interdites d’Hypérion. Il retourna voir les instituts de recherche et les établissements hospitaliers susceptibles de lui proposer un traitement pour Rachel. Plusieurs mois furent ainsi perdus, les médecins admettant un par un leur échec. Quand il rentra sur Hébron, Rachel avait quinze mois standard. Dans l’ancien système de mesures de la planète, elle pesait vingt-cinq livres et faisait trente pouces de haut. Elle ne savait plus s’habiller toute seule. Son vocabulaire ne comportait que vingt-cinq mots, parmi lesquels « maman » et « papa » revenaient le plus souvent.


Sol adorait porter sa fille dans ses bras. Il y avait des moments où le poids de sa tête contre sa joue, sa chaleur contre sa poitrine ou l’odeur de sa peau lui faisaient oublier l’injustice atroce de tout ce qu’il endurait. Dans ces moments, il aurait pu être momentanément en paix avec le reste de l’univers si seulement Saraï avait été à ses côtés. Quoi qu’il en soit, il y avait des trêves dans ses conversations furieuses avec un Dieu auquel il ne croyait pas.


— Quelles raisons peut-il donc y avoir à tout cela ?

— Quelles raisons visibles y a-t-il jamais eu à la souffrance, sous toutes ses formes, subie par l’humanité ?

— Exactement, pensa Sol, en se demandant s’il avait marqué un point pour la première fois. Il en doutait.

— Le fait qu’une chose ne soit pas visible ne signifie nullement qu’elle n’existe pas.

— Quelle formulation maladroite ! Trois négations pour aboutir à une affirmation, particulièrement aussi peu profonde que celle-là !

— Précisément, Sol. Tu commences à comprendre où tout cela peut mener.

— Hein ?


Il n’y eut pas de réponse à cette dernière pensée. Sol demeura allongé sur son lit, écoutant le sifflement du vent du désert.


Le dernier mot de Rachel fut « maman », prononcé à l’âge de cinq mois.

Elle se réveilla dans son berceau et ne demanda pas – elle en était incapable – où elle était. Son univers était fait de biberons, de sommeil et de jouets en caoutchouc. Quelquefois, quand elle pleurait, Sol se demandait si c’était pour réclamer sa mère.

Il faisait ses courses dans les magasins de Dan. Il emmenait le bébé avec lui quand il achetait les couches, les accessoires pour la toilette ou un nouveau jouet.

La semaine qui précéda son départ pour Tau Ceti Central, Ephraïm et deux autres anciens lui rendirent visite pour discuter avec lui. C’était le soir, et les dernières lueurs du crépuscule se reflétaient sur le crâne chauve d’Ephraïm.

— Nous nous faisons du souci pour toi, Sol, lui dit-il. Les semaines qui viennent vont être difficiles. Les femmes voudraient faire quelque chose pour t’aider. Nous aussi.

Il posa la main sur le bras de l’ancien.

— J’apprécie beaucoup, Ephraïm. J’apprécie tout ce que vous avez fait pour moi depuis des années. Nous nous sentons chez nous ici. Saraï aurait aimé… Elle aurait aimé que je vous remercie pour tout. Mais nous partons dimanche. Ne vous inquiétez pas pour Rachel, elle va aller mieux.

Les trois hommes assis sur le banc de bois échangèrent des regards étonnés. Avner demanda :

— Ils ont découvert un traitement ?

— Non, lui répondit Sol. Mais j’ai une bonne raison d’espérer.

— L’espoir, c’est bien, fit Robert, prudent.

Sol lui sourit, ses dents blanches luisant contre le gris de sa barbe.

— Heureusement, murmura-t-il. Quelquefois, c’est tout ce qu’il nous reste.


La caméra holo du studio zooma pour faire un gros plan de Rachel, dans les bras de Sol, sur le plateau de l’émission « Entre nous ».

— Vous affirmez donc, fit Devon Whiteshire, présentateur du show et troisième visage le plus populaire de toute l’infosphère du Retz, que le refus de l’Église gritchtèque de vous laisser retourner dans les Tombeaux du Temps, ainsi que les réticences de l’Hégémonie à vous fournir un visa, condamnent votre enfant à… l’extinction ?

— Tout à fait, déclara Sol. Le voyage à Hypérion ne peut s’effectuer en moins de six semaines. Rachel n’a plus maintenant que six semaines. Tout nouveau délai imposé par l’Église gritchtèque ou la bureaucratie du Retz se soldera par la mort de ce bébé.

Un frémissement parcourut les spectateurs présents dans le studio. Devon Whiteshire se tourna vers l’imageur le plus proche. Son visage osseux et bon enfant emplit l’écran.

— Cet homme ignore s’il pourra sauver sa fille, dit-il d’une voix puissante chargée d’intonations subtiles. Mais tout ce qu’il demande, c’est qu’on lui donne une chance. Pensez-vous que son bébé et lui méritent une telle chance ? Si oui, appelez vos représentants planétaires et le temple gritchtèque le plus proche de votre domicile. Leurs numéros devraient apparaître sur votre écran… Voilà…

Il se tourna de nouveau vers Sol.

— Nous vous souhaitons bonne chance, H. Weintraub. Et… (posant sa large main sur la joue du bébé) bonne chance à toi aussi, ma poupée.

La caméra resta braquée sur Rachel jusqu’à la disparition de l’image en un fondu au noir.


L’effet Hawking causait des nausées, des vertiges, des maux de tête et des hallucinations. Durant la première partie du voyage, d’une durée de dix jours, effectuée jusqu’à Parvati à bord d’un vaisseau-torche de l’Hégémonie appelé l’Intrépide, Sol garda Rachel dans ses bras, stoïque. Ils étaient les seuls passagers pleinement conscients à bord du vaisseau de guerre. Au début, Rachel pleura beaucoup. Au bout de quelques heures, cependant, elle se calma, ses grands yeux bruns continuellement levés vers lui. Sol se souvenait du jour où elle était née. Les infirmières l’avaient prise des bras de Saraï pour la lui donner. Ses cheveux n’étaient pas beaucoup plus courts que maintenant, et ses grands yeux n’étaient pas moins profonds.

Finalement, ils s’endormirent tous les deux d’épuisement.

Sol rêva qu’il avançait à l’intérieur d’un énorme édifice dont les colonnes avaient chacune la taille d’un séquoia géant et dont le plafond était si haut qu’on l’apercevait à peine. Une lumière vermeille baignait le vide glacé de ces lieux. Il fut surpris de voir qu’il tenait toujours le bébé dans ses bras. Rachel enfant n’avait jamais, jusque-là, fait partie de ses rêves. Le bébé le regardait avec intensité, et Sol se sentait en contact avec la conscience de sa fille aussi sûrement que si elle avait pu parler.

Soudain, une voix différente, immense et glacée, se réverbéra dans l’édifice désert :


— Sol ! Prends ta fille, ta fille unique, Rachel, que tu aimes, et rends-toi sur le monde qu’on appelle Hypérion pour l’immoler par le feu à l’un des endroits que je t’indiquerai.


Hésitant, il baissa les yeux vers l’enfant. Les yeux lumineux de Rachel étaient fixés sur lui. Il perçut un oui muet. Il la serra un peu plus fort dans ses bras et s’avança pour apostropher les ténèbres silencieuses :


— Écoute-moi bien ! Il n’y aura plus de sacrifice, ni d’enfants ni de parents. Il n’y aura plus d’autre sacrifice que pour nos semblables les humains. Le temps de l’obéissance et de l’expiation est passé !


Il tendit l’oreille. Il sentait les battements de cœur de Rachel et la chaleur de son petit corps contre son bras. De tout en haut descendait le sifflement froid du vent à travers des fissures invisibles. Il mit les mains en porte-voix autour de ses lèvres et cria :


— C’est fini ! Plus jamais ! Laisse-nous tranquilles ou bien mets-toi de notre côté comme père et non comme demandeur de sacrifices. Tu as le choix d’Abraham !


Rachel s’agita dans ses bras tandis qu’un grondement montait du sol de pierre. Les colonnes se mirent à vibrer. La lumière vermeille s’assombrit puis s’éteignit, ne laissant plus que les ténèbres autour d’eux. Au loin, des pas monstrueux retentirent. Sol serra très fort Rachel contre lui tandis qu’un vent violent soufflait à ses oreilles.

Une lueur les sortit du cauchemar. C’était celle de l’Intrépide, à bord duquel ils fonçaient vers Parvati pour embarquer sur le vaisseau-arbre Yggdrasill à destination de la planète Hypérion. Sol sourit à sa petite fille âgée de sept semaines. Elle lui rendit son sourire.

Ce devait être le dernier – ou le premier.

La cabine principale du chariot à vent demeura quelque temps plongée dans le silence lorsque le vieux lettré eut fini son récit. Sol Weintraub s’éclaircit la voix et but un peu d’eau dans un gobelet de cristal. Rachel dormait profondément dans le berceau improvisé avec un tiroir. Le chariot à vent oscillait doucement dans sa course. Le ronflement de la grande roue et le bourdonnement du gyroscope principal formaient un fond sonore qui les berçait.

— Mon Dieu ! fit Brawne Lamia à voix basse.

Elle était sur le point d’ajouter quelque chose lorsqu’elle se ravisa en secouant la tête.

Les yeux fermés, Martin Silenus récita :

Puisque, par le rejet de la moindre rancœur

L’âme recouvre, libre, une entière innocence,

Et reconnaît enfin qu’elle donne naissance

Elle-même à sa paix, son bonheur,

Et que son doux vouloir est le vouloir divin,

Quand bien même on lui ferait la tête,

Quand même vingt soufflets gronderaient en tempête,

Mon enfant peut garder un cœur doux et serein.

— William Butler Yeats ? demanda Sol Weintraub.

Silenus hocha la tête.

— « Prière pour ma fille », dit-il.

— Je crois que je vais aller prendre un peu l’air sur le pont avant de rentrer, déclara le consul. Quelqu’un veut-il m’accompagner ?

Tout le monde le suivit. La brise soulevée par leur passage était rafraîchissante tandis qu’ils se tenaient sur le gaillard d’arrière, contemplant la mer des Hautes Herbes qui défilait en grondant sous eux. Le ciel au-dessus d’eux était une grosse soupière saupoudrée d’étoiles et sillonnée de météores. Les voiles et le gréement craquaient, produisant des bruits aussi vieux que les premiers temps des voyages humains.

— Je pense que nous devrions monter la garde, cette nuit, déclara le colonel Kassad. Une sentinelle veillera pendant que les autres dormiront. Elle sera relevée toutes les deux heures.

— D’accord, fit le consul. Je prends la première garde.

— Demain matin… commença Kassad…

— Regardez ! s’écria le père Hoyt.

Ils suivirent la direction de son doigt. Entre les constellations scintillantes, des boules de feu multicolores éclataient, vertes, mauves, orangées et de nouveau vertes, illuminant la grande plaine herbeuse autour d’eux comme des boules de foudre en grappes. Les étoiles et les météores, à côté de ce feu d’artifice soudain, étaient devenus pâles et insignifiants.

— Des explosions ? demanda le prêtre.

— Une bataille spatiale, estima Kassad. Cislunaire. Armes de fusion.

Il descendit rapidement dans l’entrepont.

— L’Arbre ! s’exclama Het Masteen.

Il désigna une tache de lumière qui se déplaçait au milieu des explosions comme un brandon au milieu d’un feu d’artifice.

Kassad remonta avec ses jumelles à amplification, qu’il fit passer à tout le monde.

— Les Extros ? demanda Lamia. Ils ont lancé leur invasion ?

— Il y a de fortes chances pour que ce soient les Extros, répondit Kassad. Mais je pense qu’il s’agit seulement d’un raid de reconnaissance. Vous voyez les essaims ? Là, ce sont les missiles de l’Hégémonie que font exploser les systèmes de contre-mesures des croiseurs extros.

Les jumelles arrivèrent jusqu’au consul. Les éclairs étaient maintenant bien visibles, avec leurs couronnes de flammes brèves. Il discerna l’ombre et la traîne d’au moins deux croiseurs poursuivis par des vaisseaux de l’Hégémonie.

— Je ne crois pas… commença Kassad…

Il s’arrêta net tandis que les voiles de leur chariot et les herbes de la plaine s’embrasaient d’une lueur orange.

— Mon Dieu ! murmura le père Hoyt. Ils ont touché le vaisseau-arbre !

Le consul braqua les jumelles sur la gauche. On voyait le nimbe grandissant des flammes à l’œil nu ; mais avec les jumelles, le tronc principal d’un kilomètre de long et les branches secondaires de l’Yggdrasill demeurèrent un instant visibles, entourés de longues flammes qui se courbaient dans l’espace sous l’effet des champs de confinement saturés et de l’oxygène qui brûlait. Puis le nuage orangé se contracta, devint flou et s’effilocha, rendant le tronc visible, l’espace d’une seconde, alors même qu’il s’embrasait une dernière fois et disparaissait comme les dernières braises d’un feu qui s’éteint. Rien n’avait pu survivre. Le vaisseau-arbre Yggdrasill avait péri avec tout son équipage, ses clones et ses maîtres d’ergs semi-sentients.

Le consul se tourna vers Het Masteen et lui tendit, un peu tard, les jumelles.

— Je… Je suis navré, murmura-t-il.

Le Templier ne prit pas les jumelles. Lentement, il baissa la tête, rajusta son capuchon puis descendit sans dire un mot.

Le vaisseau-arbre se désintégra dans une explosion finale. Dix minutes plus tard, lorsque la nuit fut redevenue calme, Brawne Lamia demanda :

— Vous croyez qu’ils les ont eus tous ?

— Les Extros ? demanda Kassad. Il est probable que non. Ces croiseurs sont faits pour la défense et la rapidité. Ils doivent déjà être à des minutes-lumière.

— Est-ce que le vaisseau-arbre était leur objectif principal, à votre avis ? demanda Silenus, qui semblait soudain étrangement sobre.

— Je ne crois pas, répondit Kassad. Il formait pour eux une cible tentante, c’est tout.

— Une cible tentante… répéta Sol Weintraub en secouant la tête. Je crois que je vais aller me reposer quelques heures, ajouta-t-il. L’aube n’est plus très loin.

Un par un, les autres le suivirent. Kassad et le consul demeurèrent seuls sur le pont.

— Où dois-je monter la garde ? demanda le consul.

— Faites une ronde, suggéra le colonel. De la coursive au pied de l’échelle de descente, vous pouvez surveiller toutes les portes des cabines et l’entrée de la cambuse et de la salle à manger. Vous pouvez ensuite monter sur le pont et sur la passerelle. Laissez les lanternes allumées. Avez-vous une arme ?

Le consul secoua négativement la tête.

Kassad lui tendit son bâton de la mort.

— Il est réglé sur faisceau serré, dit-il. Environ cinquante centimètres sur une distance de dix mètres. Ne vous en servez que si vous êtes sûr d’avoir vu un intrus. La pastille piquetée qui glisse en avant est la sécurité. Elle est enclenchée.

Le consul hocha la tête, en s’assurant que son doigt n’était pas en contact avec le bouton de tir.

— Je viendrai prendre la relève dans deux heures, annonça Kassad.

Il consulta son persoc.

— L’aube se lèvera avant la fin de ma faction, ajouta-t-il.

Il leva les yeux vers le ciel, comme s’il s’attendait à voir l’Yggdrasill réapparaître et continuer son chemin comme une luciole à travers le ciel. Mais seules les étoiles scintillaient là-haut. À l’horizon nord-est, une masse noire en mouvement annonçait un orage.

— Quel gâchis ! fit le colonel Kassad en secouant la tête.

Puis il descendit dans l’entrepont.

Le consul demeura quelques instants au même endroit, écoutant le bruit du vent dans la toile, les craquements du gréement et le grondement de la roue. Au bout d’un moment, il se tourna vers le bastingage et contempla les ténèbres, perdu dans ses réflexions.

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