I.

Le désordre dans l’ordre. Des employés de chemin de fer débraillés et familiers. Des voyageurs qui protestaient contre le règlement, tout en s’y soumettant. – Christophe était en France.


Après avoir satisfait aux curiosités de la douane, il reprit le train pour Paris. La nuit couvrait les champs, trempés de pluie. Les lumières brutales des gares faisaient ressortir plus durement la tristesse de l’interminable plaine ensevelie dans l’ombre. Les trains que l’on croisait, de plus en plus nombreux, déchiraient l’air de leurs sifflets, qui secouaient la torpeur des voyageurs assoupis. On approchait de Paris.


Une heure avant l’arrivée, Christophe était prêt à descendre: il avait enfoncé son chapeau sur sa tête; il s’était boutonné jusqu’au cou, par crainte des voleurs, dont on lui avait dit que Paris était plein; il s’était levé et rassis vingt fois; il avait vingt fois déplacé sa valise, du filet à la banquette, et de la banquette au filet, pour l’agacement de ses voisins, qu’avec sa maladresse il heurtait, à chaque fois.


Au moment d’entrer en gare, le train s’arrêta en pleine nuit. Christophe s’écrasait la figure contre les vitres, et tâchait vainement de voir. Il se retournait vers ses compagnons de voyage, quêtant un regard qui lui permît d’engager la conversation, de demander où l’on était. Mais ils sommeillaient, ou ils faisaient semblant, l’air renfrognés et ennuyés; aucun ne faisait un mouvement pour s’expliquer l’arrêt. Christophe était surpris de cette inertie: ces êtres rogues et engourdis ressemblaient si peu aux Français qu’il imaginait! Il finit par s’asseoir, découragé, sur sa valise, culbutant à chaque cahot du train, et il s’assoupissait à son tour, quand il fut réveillé par le bruit des portières qu’on ouvrait… Paris!… Ses voisins descendaient.


Bousculant et bousculé, il se dirigea vers la sortie, repoussant les facteurs qui s’offraient à porter son bagage. Soupçonneux comme un paysan, il pensait que chacun voulait le voler. Il avait chargé sur son épaule sa précieuse valise, et il allait son chemin, sans se soucier des apostrophes des gens, au milieu desquels il se frayait un passage. Enfin il se trouva sur le pavé gluant de Paris.


Il était trop préoccupé de sa charge, du gîte qu’il allait choisir, et de l’embarras de voitures où il se trouvait pris, pour penser à rien regarder. La première chose était de se mettre en quête d’une chambre. Ce n’étaient pas les hôtels qui manquaient: ils bloquaient la gare, de tous côtés; leurs noms flamboyaient en lettres de gaz. Christophe chercha le moins brillant: aucun ne lui semblait assez humble pour sa bourse. Enfin dans une rue latérale, il vit une sale auberge, avec une gargote au rez-de-chaussée. Elle s’intitulait Hôtel de la Civilisation. Un gros homme, en bras de chemise, fumait la pipe, à une table; il accourut, en voyant entrer Christophe. Il ne comprit rien à son jargon; mais il jugea du premier coup d’œil l’Allemand gauche et enfantin, qui refusait de laisser prendre son paquet et s’évertuait à lui faire un discours, en une langue invraisemblable. Il le conduisit par un escalier mal odorant à une pièce sans air, qui donnait sur une cour intérieure. Il ne manqua pas de vanter la tranquillité d’un lieu, où ne parvenait aucun des bruits du dehors; et il lui en demanda un bon prix. Christophe, comprenant mal, ignorant les conditions de la vie de Paris, l’épaule cassée par sa charge, accepta tout: il avait hâte d’être seul. Mais à peine fut-il seul que la saleté des choses le saisit; et pour ne pas s’abandonner à la tristesse qui montait en lui, il se hâta de ressortir, après s’être trempé la tête dans l’eau poussiéreuse, qui était grasse au toucher. Il s’efforçait de ne pas voir et de ne pas sentir, pour échapper au dégoût.


Il descendit dans la rue. Le brouillard d’octobre était épais et piquant: il avait cette odeur fade de Paris, où se mêlent les exhalaisons des usines de la banlieue et la lourde haleine de la ville. On ne voyait point à dix pas. La lueur des becs de gaz tremblait comme une bougie qui va s’éteindre. Dans les demi-ténèbres, une cohue de gens roulait en flots contraires. Les voitures se croisaient, se heurtaient, obstruant le passage, refoulant la circulation comme une digue. Les chevaux glissaient sur la boue glacée. Les injures des cochers, les trompes et les cloches des tramways faisaient un vacarme assourdissant. Ce bruit, ce grouillement, cette odeur saisirent Christophe. Il s’arrêta un instant, fut aussitôt poussé par ceux qui marchaient derrière lui, emporté par le courant. Il descendit le boulevard de Strasbourg, ne voyant rien, se jetant gauchement contre les passants. Il n’avait pas mangé depuis le matin. Les cafés qu’il rencontrait à chaque pas l’intimidaient et le dégoûtaient à cause de la foule qui y était entassée. Il s’adressa à un sergent de ville. Mais il était si lent à trouver ses mots que l’autre ne se donna même pas la peine de l’écouter jusqu’au bout, et lui tourna le dos, au milieu de la phrase, en haussant les épaules. Il continua machinalement à marcher. Des gens étaient arrêtés devant une boutique. Il s’arrêta machinalement comme eux. C’était un magasin de photographies et de cartes postales: elles représentaient des filles en chemise, ou sans chemise; des journaux illustrés étalaient des plaisanteries obscènes. Des enfants, des jeunes femmes regardaient tranquillement. Une fille maigre, aux cheveux rouges, voyant Christophe absorbé dans sa contemplation, lui fit des offres. Il la regarda sans comprendre. Elle lui prit le bras, avec un sourire stupide. Il secoua son étreinte, et s’éloigna rougissant de colère. Les cafés-concerts se succédaient; à la porte, des affiches de cabotins grotesques paradaient. La foule était toujours plus dense; Christophe était frappé du nombre de figures vicieuses, de louches rôdeurs, de gueux avilis, de filles plâtrées aux odeurs écœurantes. Il se sentait glacé. La fatigue, la faiblesse, et l’horrible dégoût qui l’étreignait de plus en plus lui donnaient le vertige. Il serra les dents et marcha plus vite. Le brouillard augmentait, à mesure qu’on approchait de la Seine. La cohue des voitures devint inextricable. Un cheval glissa et tomba sur le flanc; le cocher le roua de coups pour le faire relever; la malheureuse bête, étranglée par ses sangles, s’agitait et retombait lamentablement, immobile, comme morte. Ce spectacle banal fut pour Christophe la goutte d’eau qui fait déborder l’âme. Les convulsions de cet être misérable sous les regards indifférents lui firent sentir avec une telle angoisse son propre néant parmi ces milliers d’êtres, – la répulsion que depuis une heure il s’efforçait d’étouffer pour ce bétail humain, pour cette atmosphère souillée, pour ce monde moral ennemi, fit irruption avec une telle violence qu’il suffoqua. Il eut une crise de sanglots. Les passants regardaient, étonnés, ce grand garçon au visage convulsé de douleur. Il marchait, les larmes ruisselant le long de ses joues, sans chercher à les essuyer. On s’arrêtait pour le suivre des yeux, un instant; et, s’il eût été capable de lire dans l’âme de cette foule qui lui semblait hostile, peut-être aurait-il pu voir chez quelques-uns, – mêlée sans doute à un peu d’ironie parisienne – une compassion fraternelle. Mais il ne voyait plus rien: ses pleurs l’aveuglaient.


Il se trouva sur une place, près d’une grande fontaine. Il y baigna ses mains, il y plongea sa figure. Un petit marchand de journaux le regardait faire curieusement, avec des réflexions gouailleuses, mais sans méchanceté; et il lui ramassa son chapeau, que Christophe avait laissé tomber. Le froid glacial de l’eau ranima Christophe. Il se ressaisit. Il revint sur ses pas, évitant de regarder; il ne pensait même plus à manger: il lui eût été impossible de parler à qui que ce fût; un rien eût suffit pour rouvrir la source des larmes. Il était épuisé. Il se trompa de chemin, erra au hasard, se retrouva devant sa maison, au moment où il se croyait définitivement perdu: – il avait oublié jusqu’au nom de la rue où il habitait.


Il rentra dans son infâme logis. À jeun, les yeux brûlants, le cœur et le corps courbaturés, il s’affaissa sur une chaise, dans un coin de sa chambre; il y resta deux heures, incapable de bouger. Enfin il s’arracha à cette apathie, et il se coucha. Il tomba dans une torpeur fiévreuse, d’où il s’éveillait à chaque minute, avec l’illusion d’avoir dormi des heures. La chambre était étouffante; il brûlait des pieds à la tête; il avait une soif horrible; il était en proie à des cauchemars stupides, qui continuaient de s’accrocher à lui, même quand il avait les yeux ouverts; des angoisses aiguës le pénétraient comme des coups de couteau. Au milieu de la nuit, il s’éveilla, pris d’un désespoir si atroce qu’il en aurait hurlé; il s’enfonça les draps dans la bouche, pour qu’on ne l’entendît pas: il se sentait devenir fou. Il s’assit sur son lit, et il alluma. Il était trempé de sueur. Il se leva, il ouvrit sa valise, pour y chercher un mouchoir. Il mit la main sur une vieille Bible, que sa mère avait cachée au milieu de son linge. Christophe n’avait jamais beaucoup lu ce livre; mais ce lui fut un bien inexprimable de le trouver, en cet instant. Cette bible avait appartenu au grand-père, et au père du grand-père. Les chefs de la famille y avaient inscrit, sur une feuille blanche à la fin, leurs noms et les dates importantes de leur vie: naissances, mariages, morts. Le grand-père avait marqué au crayon, de sa grosse écriture, les dates des jours où il avait lu et relu chaque chapitre; le livre était rempli de bouts de papier jauni, où le vieux avait noté ses naïves réflexions. Cette Bible était placée sur une planche, au-dessus de son lit; il la prenait pendant ses longues insomnies, conversant avec elle, plutôt qu’il ne la lisait. Elle lui avait tenu compagnie jusqu’à l’heure de la mort, comme elle avait tenu déjà compagnie à son père. Un siècle des deuils et des joies de la famille se dégageait de ce livre. Christophe se sentit moins seul, avec lui.


Il l’ouvrit aux plus sombres passages:


La vie de l’homme sur la terre est une guerre continuelle, et ses jours sont comme les jours d’un mercenaire…


Si je me couche, je dis: Quand me lèverai-je? Et, étant levé, j’attends le soir avec impatience, et je suis rempli de douleur jusqu’à la nuit…


Quand je dis: mon lit me consolera, le repos assoupira ma plainte, alors tu m’épouvantes par des songes, et tu me troubles par des visions…


Jusqu’à quand ne m’épargneras-tu point? Ne me donneras-tu point quelque relâche, pour que je puisse respirer? Ai-je péché? Que t’ai-je fait, ô gardien des hommes?…


Tout revient au même: Dieu afflige le juste aussi bien que le méchant…


Qu’il me tue! Je ne laisserai pas d’espérer en Lui…


Les cœurs vulgaires ne peuvent comprendre le bienfait, pour un malheureux, de cette tristesse sans bornes. Toute grandeur est bonne, et le comble de la douleur atteint à la délivrance. Ce qui abat, ce qui accable, ce qui détruit irrémédiablement l’âme, c’est la médiocrité de la douleur et de la joie, la souffrance égoïste et mesquine, sans force pour se détacher du plaisir perdu, et prête secrètement à tous les avilissements pour un plaisir nouveau. Christophe était ranimé par l’âpre souffle qui montait du vieux livre: le vent du Sinaï, des vastes solitudes et de la mer puissante, balayait les miasmes. La fièvre de Christophe tomba. Il se recoucha, plus calme, et il dormit d’un trait jusqu’au lendemain. Quand il rouvrit les yeux, le jour était venu. Il vit plus nettement encore l’ignominie de sa chambre; il sentit sa misère et son isolement; mais il les regarda en face. Le découragement était parti; il ne lui restait plus qu’une virile mélancolie. Il redit la parole de Job:


Quand Dieu me tuerait, je ne laisserais pas d’espérer en Lui…


Il se leva et commença le combat, avec tranquillité.


*

Il décida le matin même, de faire les premières démarches. Il connaissait deux seules personnes à Paris, deux jeunes gens de son pays: son ancien ami, Otto Diener, qui était associé à un oncle, marchand de draps, dans le quartier du Mail; et un petit juif de Mayence, Sylvain Kohn, qui devait être employé dans une grande maison de librairie, dont il n’avait pas l’adresse.


Il avait été très intime avec Diener, vers quatorze ou quinze ans [1]. Il avait eu pour lui une de ces amitiés d’enfance, qui devancent l’amour, et qui sont déjà de l’amour. Diener aussi l’avait aimé. Ce gros garçon timide et compassé avait été séduit par la fougueuse indépendance de Christophe; il s’était évertué à l’imiter d’une façon ridicule: ce qui irritait Christophe et le flattait. Alors ils faisaient des projets qui bouleversaient le monde. Puis Diener avait voyagé, pour son éducation commerciale, et ils ne s’étaient plus revus; mais Christophe avait de ses nouvelles par les gens du pays, avec qui Diener était resté en relations régulières.


Quant à Sylvain Kohn, ses rapports avec Christophe avaient eu un autre caractère. Ils s’étaient connus, tout gamins, à l’école, où le petit singe avait joué des tours à Christophe, qui l’étrillait en échange, quand il voyait le piège où il était tombé. Kohn ne se défendait pas; il se laissait rouler, et frotter la figure dans la poussière, en pleurnichant; mais il recommençait aussitôt après, avec une malice inlassable, – jusqu’au jour où il prit peur, Christophe l’ayant menacé sérieusement de le tuer.


Christophe sortit de bonne heure. Il s’arrêta en route, pour déjeuner à un café. Il s’obligeait, malgré son amour propre, à ne perdre aucune occasion de parler en français. Puisqu’il devait vivre à Paris, peut-être des années, il lui fallait s’adapter le plus vite possible aux conditions de la vie, et vaincre ses répugnances. Il s’imposa donc de ne pas prendre garde, bien qu’il en souffrît cruellement, à l’air goguenard du garçon qui écoutait son charabia; et sans se décourager, il bâtissait pesamment des phrases informes, qu’il répétait avec ténacité, jusqu’à ce qu’il fût compris.


Il se mit à la recherche de Diener. Suivant son habitude, quand il avait une idée en tête, il ne voyait rien autour de lui. Paris lui faisait, dans cette première promenade, l’impression d’une vieille ville et mal tenue. Christophe était habitué à ses villes du nouvel Empire allemand, à la fois très vieilles et très jeunes, où l’on sent monter l’orgueil d’une force nouvelle: et il était désagréablement surpris par les rues éventrées, les chaussées boueuses, la bousculade des gens, le désordre des voitures, – des véhicules de toute sorte, de toute forme: des vénérables omnibus à chevaux, des tramways à vapeur, à électricité, et de tous les systèmes, – des baraques sur les trottoirs, des manèges de chevaux de bois (ou plutôt de monstres, de gargouilles), sur les places encombrées de statues en redingote; je ne sais quelle pouillasserie de ville du moyen âge, initiée aux bienfaits du suffrage universel, mais qui ne peut se défaire de son vieux fond truand. Le brouillard de la veille s’était changé en une petite pluie pénétrante. Dans beaucoup de boutiques, le gaz était allumé, bien qu’il fût plus de dix heures.


Christophe arriva, non sans avoir erré dans le dédale de rues qui avoisinent la place des Victoires, au magasin qu’il cherchait, rue de la Banque. En entrant, il crut voir, au fond de la boutique longue et obscure, Diener occupé à ranger des ballots, au milieu d’employés. Mais il était un peu myope et se défiait de ses yeux, bien que leur intuition le trompât rarement. Il y eut un remue-ménage parmi les gens du fond, quand Christophe eut dit son nom au commis qui le recevait; et, après un conciliabule, un jeune homme se détacha du groupe, et dit en allemand:


– Monsieur Diener est sorti.


– Sorti? Pour longtemps?


– Je crois. Il vient de sortir.


Christophe réfléchit un instant; puis il dit:


– Très bien. J’attendrai.


L’employé, surpris, se hâta d’ajouter:


– C’est qu’il ne rentrera peut-être pas avant deux ou trois heures.


– Oh! cela ne fait rien, répondit Christophe avec placidité. Je n’ai rien à faire à Paris. Je puis attendre, tout le jour, s’il le faut.


Le jeune homme le regarda avec stupéfaction, croyant qu’il plaisantait. Mais Christophe ne songeait déjà plus à lui. Il s’était assis tranquillement dans un coin, le dos tourné à la rue, et il semblait prêt à y camper.


Le commis retourna au fond du magasin, et chuchota avec ses collègues; ils cherchaient, avec une consternation comique, un moyen de se débarrasser de l’importun.


Après quelques minutes d’incertitude, la porte du bureau s’ouvrit. Monsieur Diener parut. Il avait une large figure rouge, balafrée sur la joue et le menton d’une cicatrice violette, la moustache blonde, les cheveux aplatis, avec une raie sur le côté, un lorgnon d’or, des boutons d’or à son plastron de chemise, et des bagues à ses gros doigts. Il tenait son chapeau et son parapluie. Il vint à Christophe, d’un air dégagé. Christophe, qui rêvassait sur sa chaise, eut un sursaut d’étonnement. Il saisit les mains de Diener, et s’exclama avec une cordialité bruyante, qui fit rire sous cape les employés et rougir Diener. Le majestueux personnage avait ses raisons pour ne pas vouloir reprendre avec Christophe ses relations d’autrefois; et il s’était promis de le tenir à distance, dès le premier abord, par ses manières imposantes. Mais à peine retrouvait-il le regard de Christophe, qu’il se sentait de nouveau un petit garçon en sa présence; il en était furieux et honteux. Il bredouilla précipitamment:


– Dans mon cabinet… Nous serons mieux pour causer.


Christophe reconnut sa prudence habituelle.


Mais, dans le cabinet, dont la porte fut soigneusement refermée, Diener ne s’empressait pas de lui offrir une chaise. Il restait debout, expliquant, avec une lourde maladresse:


– Bien content… J’allais sortir… On croyait que j’étais sorti… Mais il faut que je sorte… Je n’ai qu’une minute… Un rendez-vous urgent…


Christophe comprit que l’employé lui avait menti tout à l’heure, et que le mensonge était convenu avec Diener, pour le mettre à la porte. Le sang lui monta à la tête; mais il se contint, et dit sèchement:


– Rien ne presse.


Diener en eut un haut-le-corps. Il était révolté d’un tel sans-gêne.


– Comment! rien ne presse! dit-il. Une affaire…


Christophe le regarda en face:


– Non.


Le gros garçon baissa les yeux. Il haïssait Christophe, de se sentir si lâche devant lui. Il balbutia avec dépit. Christophe l’interrompit:


– Voici, dit-il. Tu sais…


(Ce tutoiement blessait Diener, qui s’était vainement efforcé, dès les premiers mots, d’établir entre Christophe et lui, la barrière du: vous.)


– … Tu sais pourquoi je suis ici?


– Oui, je sais, dit Diener.


(Il avait été informé par ses correspondants de l’algarade de Christophe, et des poursuites dirigées contre lui.)


– Alors, reprit Christophe, tu sais que je ne suis pas ici pour mon plaisir. J’ai dû fuir. Je n’ai rien. Il faut que je vive.


Diener attendait la demande. Il la reçut avec un mélange de satisfaction – (car elle lui permettait de reprendre sa supériorité sur Christophe) – et de gêne – (car il n’osait pas lui faire sentir cette supériorité, comme il l’eût voulu.)


– Ah! fit-il avec importance, c’est bien fâcheux, bien fâcheux. La vie est difficile ici. Tout est cher. Nous avons des frais énormes. Et tous ces employés…


Christophe l’interrompit avec mépris:


– Je ne te demande pas d’argent.


Diener fut décontenancé. Christophe continua:


– Tes affaires vont bien? Tu as une belle clientèle?


– Oui, oui, pas mal, Dieu merci… dit prudemment Diener. (Il se méfiait.)


Christophe lui lança un regard furieux, et reprit:


– Tu connais beaucoup de monde dans la colonie allemande?


– Oui.


– Eh bien, parle de moi. Ils doivent être musiciens. Ils ont des enfants. Je donnerai des leçons.


Diener prit un air embarrassé.


– Qu’est-ce encore? fit Christophe. Est-ce que tu doutes par hasard que j’en sache assez pour un pareil métier?


Il demandait un service, comme si c’était lui qui le rendait. Diener qui n’eût jamais rien fait pour Christophe que pour avoir le plaisir de le sentir son obligé, était bien résolu à ne pas remuer un doigt pour lui.


– Tu en sais mille fois plus qu’il n’en faut… Seulement…


– Eh bien?


– Eh bien, c’est difficile, très difficile, vois-tu, à cause de ta situation.


– Ma situation?


– Oui… Enfin, cette affaire, ce procès… Si cela venait à se savoir. C’est difficile pour moi. Cela peut me faire beaucoup de tort.


Il s’arrêta, voyant le visage de Christophe se décomposer de colère; et il se hâta d’ajouter:


– Ce n’est pas pour moi… Je n’ai pas peur… Ah si j’étais seul!… C’est mon oncle… Tu sais la maison est à lui, je ne peux rien sans lui…


De plus en plus effrayé par la figure de Christophe et par l’explosion qui se préparait, il dit précipitamment – (il n’était pas mauvais au fond; l’avarice et la vanité luttaient en lui: il eût voulu obliger Christophe mais à bon compte):


– Veux-tu cinquante francs?


Christophe devint cramoisi. Il marcha vers Diener, d’une telle façon que celui-ci recula en toute hâte jusqu’à la porte, qu’il ouvrit, prêt à appeler. Mais Christophe se contenta d’approcher de lui sa tête congestionnée:


– Cochon! dit-il, d’une voix retentissante.


Il le repoussa du chemin, et sortit, au milieu des employés. Sur le seuil, il cracha de dégoût.


*

Il marchait à grands pas dans la rue. Il était ivre de colère. La pluie le dégrisa. Où allait-il? Il ne savait. Il ne connaissait personne. Il s’arrêta, pour réfléchir, devant une librairie, et il regardait, sans voir, les livres à l’étalage. Sur une couverture, un nom d’éditeur le frappa. Il se demanda pourquoi. Il se rappela, après un instant, que c’était le nom de la maison où était employé Sylvain Kohn. Il prit note de l’adresse… Que lui importait? Il n’irait certainement pas… Pourquoi n’irait-il pas? Si ce gueux de Diener, qui avait été son ami, le recevait ainsi, qu’avait-il à attendre d’un drôle qu’il avait traité sans ménagement et qui devait le haïr? D’inutiles humiliations? Son sang se révoltait. – Mais un fond de pessimisme natif, qui lui venait peut-être de son éducation chrétienne, le poussait à éprouver jusqu’au bout la vilenie des gens.


– Je n’ai pas le droit de faire des façons. Il faut avoir tout tenté, avant de crever.


Une voix ajoutait en lui:


– Et je ne crèverai pas.


Il s’assura de nouveau de l’adresse, et il alla chez Kohn. Il était décidé à lui casser la figure, à la première impertinence.


La maison d’édition se trouvait dans le quartier de la Madeleine. Christophe monta à un salon du premier étage, et demanda Sylvain Kohn. Un employé à livrée lui répondit «qu’il ne connaissait pas». Christophe, étonné, crut qu’il prononçait mal, et il répéta la question; mais l’employé, après avoir écouté attentivement, affirma qu’il n’y avait personne de ce nom dans la maison. Tout décontenancé, Christophe s’excusait, et il allait sortir, quand au fond d’un corridor une porte s’ouvrit; et il vit Kohn lui-même, qui reconduisait une dame. Sous le coup de l’affront qu’il venait de subir de Diener, il était disposé à croire en ce moment que tout le monde se moquait de lui. Sa première pensée fut donc que Kohn l’avait vu venir, et qu’il avait donné l’ordre au garçon de dire qu’il n’était pas là. Une telle impudence le suffoqua. Il partait, indigné, lorsqu’il s’entendit appeler. Kohn de ses yeux perçants, l’avait reconnu de loin; et il courait à lui, le sourire aux lèvres, les mains tendues, avec toutes les marques d’une joie exagérée.


Sylvain Kohn était petit, trapu, la face entièrement rasée, à l’américaine, le teint trop rouge, les cheveux trop noirs, une figure large et massive, aux traits gras, les yeux petits, plissés, fureteurs, la bouche un peu de travers, un sourire lourd et malin. Il était mis avec une élégance, qui cherchait à dissimuler les défectuosités de sa taille, ses épaules hautes et la largeur de ses hanches. C’était là l’unique chose qui chagrinât son amour propre; il eût accepté de bon cœur quelques coups de pied au derrière pour avoir deux ou trois pouces de plus et la taille mieux prise. Pour le reste, il était fort satisfait de lui; il se croyait irrésistible. Le plus fort est qu’il l’était. Ce petit juif allemand, ce lourdaud, s’était fait le chroniqueur et l’arbitre des élégances parisiennes. Il écrivait de fades courriers mondains, d’un raffinement compliqué. Il était le champion du beau style français, de l’élégance française, de la galanterie française, de l’esprit français, – Régence, talon rouge, Lauzun. On se moquait de lui; mais cela ne l’empêchait point de réussir. Ceux qui disent que le ridicule tue à Paris ne connaissent point Paris: bien loin d’en mourir, il y a des gens qui en vivent; à Paris, le ridicule mène à tout, même à la gloire, même aux bonnes fortunes. Sylvain Kohn n’en était plus à compter les déclarations que lui valaient, chaque jour, ses marivaudages francfortois.


Il parlait avec un accent lourd et une voix de tête.


– Ah! voilà une surprise! criait-il gaiement, en secouant la main de Christophe dans ses mains boudinées aux doigts courts, qui semblaient tassés dans une peau trop étroite. Il ne pouvait se décider à lâcher Christophe. On eût dit qu’il retrouvait son meilleur ami. Christophe interloqué, se demandait si Kohn se moquait de lui. Mais Kohn ne se moquait pas. Ou bien, s’il se moquait, ce n’était pas plus qu’à l’ordinaire. Kohn n’avait pas de rancune: il était trop intelligent pour cela. Il y avait beau temps qu’il avait oublié les mauvais traitements de Christophe; et, s’il s’en était souvenu, il ne s’en fût guère soucié. Il était ravi de cette occasion de se faire voir à un ancien camarade, dans l’importance de ses fonctions nouvelles et l’élégance de ses manières parisiennes. Il ne mentait pas, en disant sa surprise: la dernière chose du monde à laquelle il se fût attendu était bien une visite de Christophe; et s’il était trop avisé pour ne pas savoir d’avance qu’elle avait un but intéressé, il était des mieux disposés à l’accueillir, par ce seul fait qu’elle était un hommage rendu à son pouvoir.


– Et vous venez du pays? Comment va la maman? demandait-il avec une familiarité qui, en un autre jour, eût choqué Christophe, mais qui lui faisait du bien, maintenant, dans cette ville étrangère.


– Mais comment se fait-il, demanda Christophe, encore un peu soupçonneux, qu’on m’ait répondu tout à l’heure que Monsieur Kohn n’était pas là?


– Monsieur Kohn n’est pas là, dit Sylvain Kohn, en riant. Je ne me nomme plus Kohn. Je m’appelle Hamilton.


Il s’interrompit.


– Pardon! fit-il.


Il alla serrer la main à une dame qui passait, et grimaça des sourires. Puis il revint. Il expliqua que c’était une femme de lettres, célèbre par des romans d’une volupté brûlante. La moderne Sapho avait une décoration violette à son corsage, des formes plantureuses, et des cheveux blond ardent sur une figure réjouie et plâtrée; elle disait des choses prétentieuses d’une voix mâle, qui avait un accent franc-comtois.


Kohn se remit à questionner Christophe. Il s’informait de tous les gens du pays, demandait ce qu’était devenu celui-ci celui-là, mettant une coquetterie à montrer qu’il se souvenait de tous. Christophe avait oublié son antipathie; il répondait, avec une cordialité reconnaissante, donnant une foule de détails, qui étaient absolument indifférents à Kohn, et qu’il interrompit de nouveau.


– Pardon, fit-il encore.


Et il alla saluer une autre visiteuse.


– Ah! ça, demanda Christophe, il n’y a donc que les femmes qui écrivent en France?


Kohn se mit à rire, et dit avec fatuité:


– La France est femme, mon cher. Si vous voulez arriver, faites-en votre profit.


Christophe n’écouta point l’explication, et continua les siennes. Kohn, pour y mettre fin, demanda:


– Mais comment diable, êtes-vous ici?


Voilà! pensa Christophe. Il ne savait rien. C’est pourquoi il était si aimable. Tout va changer, quand il saura.


Il mit un point d’honneur à conter tout ce qui pouvait le compromettre: la rixe avec les soldats, les poursuites contre lui, sa fuite du pays.


Kohn se tordit de rire:


– Bravo! criait-il, bravo! Ah! la bonne histoire!


Il lui serra la main chaleureusement. Il était enchanté de tout pied de nez à l’autorité; et celui-ci l’amusait d’autant plus qu’il connaissait les héros de l’histoire: le côté comique lui en apparaissait.


– Écoutez, continua-t-il. Il est midi passé. Faites-moi le plaisir… Déjeunez avec moi.


Christophe accepta avec reconnaissance. Il pensait:


– C’est un brave homme, décidément. Je me suis trompé.


Ils sortirent ensemble. Chemin faisant, Christophe hasarda sa requête:


– Vous voyez maintenant quelle est ma situation. Je suis venu ici chercher du travail, des leçons de musique, en attendant que je me sois fait connaître. Pourriez-vous me recommander?


– Comment donc! fit Kohn. À qui vous voudrez. Je connais tout le monde ici. Tout à votre service.


Il était heureux de faire montre de son crédit.


Christophe se confondait en remerciements. Il se sentait le cœur déchargé d’un grand poids.


À table, il dévora, de l’appétit d’un homme qui ne s’était pas repu depuis deux jours. Il s’était noué sa serviette autour du cou, et mangeait avec son couteau. Kohn-Hamilton était horriblement choqué par sa voracité et ses manières paysannes. Il ne fut pas moins blessé du peu d’attention que son convive prêtait à ses vantardises. Il voulait l’éblouir par le récit de ses belles relations et de ses bonnes fortunes; mais c’était peine perdue; Christophe n’écoutait pas, il interrompait sans façons. Sa langue se déliait; il devenait familier. Il avait le cœur gonflé de gratitude et il assommait Kohn, en lui confiant naïvement ses projets d’avenir. Surtout, il l’exaspérait par son insistance à lui prendre la main par-dessus la table et à la presser avec effusion. Et il mit le comble à son irritation, en voulant à la fin trinquer, à la mode allemande, et boire, avec des paroles sentimentales, à ceux qui étaient là-bas et au Vater Rhein. Kohn vit, avec épouvante, le moment où il allait chanter. Les voisins de table les regardaient ironiquement. Kohn prétexta des occupations urgentes, et se leva. Christophe s’accrochait à lui; il voulait savoir quand il pourrait avoir une recommandation, se présenter chez quelqu’un, commencer ses leçons.


– Je vais m’en occuper. Aujourd’hui. Ce soir même, promettait Kohn. J’en parlerai tout à l’heure. Vous pouvez être tranquille.


Christophe insistait.


– Quand saurai-je?


– Demain… Demain… ou après-demain.


– Très bien. Je reviendrai demain.


– Non, non, se hâta de dire Kohn, je vous le ferai savoir. Ne vous dérangez pas.


– Oh! cela ne me dérange pas. Au contraire! N’est-ce pas? Je n’ai rien d’autre à faire à Paris, en attendant.


– Diable, pensa Kohn… Non, reprit-il tout haut j’aime mieux vous écrire. Vous ne me trouveriez pas, ces jours-ci. Donnez-moi votre adresse.


Christophe la lui dicta.


– Parfait. Je vous écrirai demain.


– Demain?


– Demain. Vous pouvez y compter.


Il se dégagea des poignées de main de Christophe, et il se sauva.


Ouf! pensait-il. Voilà un raseur!


Il avertit, en rentrant, le garçon de bureau qu’il ne serait pas là, quand «l’Allemand» viendrait le voir. – Dix minutes après, il l’avait oublié.


Christophe revint à son taudis. Il était attendri.


– Le bon garçon! pensait-il. Comme j’ai été injuste envers lui! Et il ne m’en veut pas!


Ce remords lui pesait; il fut sur le point d’écrire à Kohn combien il était peiné de l’avoir mal jugé autrefois, et qu’il lui demandait pardon du tort qu’il lui avait fait. Il avait les larmes aux yeux en y pensant. Mais il lui était moins aisé d’écrire une lettre qu’une partition; et après avoir pesté dix fois contre l’encre et la plume de l’hôtel, qui en effet étaient ignobles, après avoir barbouillé, raturé, déchiré quatre ou cinq feuilles de papier, il s’impatienta et envoya tout promener.


Le reste de la journée fut long à passer; mais Christophe était si fatigué par sa mauvaise nuit et par les courses du matin qu’il finit par s’assoupir sur sa chaise. Il ne sortit de sa torpeur, vers le soir, que pour se coucher; et il dormit douze heures de suite, sans s’arrêter.


*

Le lendemain, dès huit heures, il commença d’attendre la réponse promise. Il ne doutait pas de l’exactitude de Kohn. Il ne bougea point de chez lui, se disant que Kohn passerait peut-être à l’hôtel, avant de se rendre au bureau. Pour ne pas s’éloigner, vers midi, il se fit monter son déjeuner de la gargote d’en bas. Puis, il attendit de nouveau, sûr que Kohn viendrait au sortir du restaurant. Il marchait dans sa chambre, s’asseyait, se remettait à marcher, ouvrant sa porte, quand il entendait monter des pas dans l’escalier. Il n’avait aucun désir de se promener dans Paris, pour tromper son attente. Il se mit sur son lit. Sa pensée revenait constamment vers la vieille maman, qui pensait aussi à lui, en ce moment, – qui seule pensait à lui. Il se sentait pour elle une tendresse infinie et un remords de l’avoir quittée. Mais il ne lui écrivit pas. Il attendit de pouvoir lui apprendre quelle situation il avait trouvée. Malgré leur profond amour, il ne leur serait pas venu à l’idée, ni à l’un ni à l’autre, de s’écrire pour se dire simplement qu’ils s’aimaient: une lettre était faite pour dire des choses précises. – Couché sur le lit, les mains jointes sous sa tête, il rêvassait. Bien que sa chambre fût éloignée de la rue, le grondement de Paris remplissait le silence; la maison trépidait. – La nuit vint de nouveau, sans avoir apporté de lettre.


Une journée recommença, semblable à la précédente.


Le troisième jour, Christophe, que cette réclusion volontaire commençait à rendre enragé, se décida à sortir. Mais Paris lui causait, depuis le premier soir, une répulsion instinctive. Il n’avait envie de rien voir: nulle curiosité; il était trop préoccupé de sa vie pour prendre plaisir à regarder celle des autres; et les souvenirs du passé, les monuments d’une ville, le laissaient indifférent. À peine dehors, il s’ennuya tellement que, quoiqu’il eût décidé de ne pas retourner chez Kohn avant huit jours, il y alla, tout d’une traite.


Le garçon, qui avait le mot d’ordre, dit que M. Hamilton était parti de Paris pour affaires. Ce fut un coup pour Christophe. Il lui demanda en bégayant quand M. Hamilton devait revenir. L’employé répondit, au hasard:


– Dans une dizaine de jours.


Christophe s’en retourna, consterné, et se terra chez lui, pendant les jours suivants. Il lui était impossible de se remettre au travail. Il s’aperçut avec terreur que ses petites économies, – le peu d’argent que sa mère lui avait envoyé, soigneusement serré dans un mouchoir, au fond de sa valise, – diminuait rapidement. Il se soumit à un régime sévère. Il descendait seulement, vers le soir pour dîner, dans le cabaret d’en bas, où il avait été rapidement connu des clients, sous le nom du «Prussien», ou de «Choucroute». – Il écrivit, au prix de pénibles efforts, deux ou trois lettres à des musiciens français, dont le nom lui était vaguement connu. Un d’eux était mort depuis dix ans. Il leur demandait de vouloir bien lui donner audience. L’orthographe était extravagante, et le style agrémenté de ces longues inversions et de ces formules cérémonieuses, qui sont habituelles en allemand. Il adressait l’épître: «Au Palais de l’Académie de France». – Le seul qui la lut en fit des gorges chaudes avec ses amis.


Après une semaine, Christophe retourna à la librairie. Le hasard le servit, cette fois. Sur le seuil, il croisa Sylvain Kohn, qui sortait. Kohn fit la grimace, en se voyant pincé; mais Christophe était si heureux qu’il ne s’en aperçut pas. Il lui avait ressaisi les mains, suivant son habitude agaçante, et il demandait, joyeux:


– Vous étiez en voyage? Vous avez fait bon voyage.


Kohn acquiesçait, mais ne se déridait pas. Christophe continua:


– Je suis venu, vous savez… On vous a dit, n’est-ce pas?… Eh bien, quoi de nouveau? Vous avez parlé de moi? Qu’est-ce qu’on a répondu?


Kohn se renfrognait de plus en plus. Christophe était surpris de ses manières guindées: ce n’était plus le même homme.


– J’ai parlé de vous, dit Kohn; mais je ne sais rien encore, je n’ai pas eu le temps. J’ai été très pris depuis que je vous ai vu. Des affaires par-dessus la tête. Je ne sais comment j’en viendrai à bout. C’est écrasant. Je finirai par tomber malade.


– Est-ce que vous ne vous sentez pas bien? demanda Christophe, d’un ton de sollicitude inquiète.


Kohn lui jeta un coup d’œil narquois, et répondit:


– Pas bien du tout. Je ne sais ce que j’ai, depuis quelques jours. Je me sens très souffrant.


– Ah! mon Dieu! fit Christophe, en lui prenant le bras. Soignez-vous bien! Il faut vous reposer. Comme je suis fâché de vous avoir donné encore cette peine de plus! Il fallait me le dire. Qu’est-ce que vous sentez, au juste?


Il prenait tellement au sérieux les mauvaises raisons de l’autre que Kohn, gagné par une douce hilarité qu’il cachait de son mieux, fut désarmé par cette candeur comique. L’ironie est un plaisir si cher aux Juifs – (et nombre de chrétiens à Paris sont Juifs sur ce point) – qu’ils ont des indulgences spéciales pour les fâcheux et pour les ennemis mêmes, qui leur offrent une occasion de l’exercer à leurs dépens. D’ailleurs, Kohn ne laissait pas d’être touché par l’intérêt que Christophe prenait à sa personne. Il se sentit disposé à lui rendre service.


– Il me vient une idée, dit-il. En attendant les leçons, feriez-vous des travaux d’édition musicale?


Christophe accepta avec empressement.


– J’ai votre affaire, dit Kohn. Je connais intimement un des chefs d’une grande maison d’éditions musicales, Daniel Hecht. Je vais vous présenter; vous verrez ce qu’il y aura à faire. Moi, vous savez, je n’y connais rien. Mais lui est un vrai musicien. Vous n’aurez pas de peine à vous entendre.


Ils prirent rendez-vous pour le jour suivant. Kohn n’était pas fâché de se débarrasser de Christophe, tout en l’obligeant.


*

Le lendemain, Christophe vint prendre Kohn à son bureau. Il avait, sur son conseil, emporté quelques compositions pour les montrer à Hecht. Ils trouvèrent celui-ci à son magasin de musique, près de l’Opéra. Hecht ne se dérangea pas à leur entrée; il tendit froidement deux doigts à la poignée de main de Kohn, ne répondit pas au salut cérémonieux de Christophe, et, sur la demande de Kohn, il passa avec eux dans une pièce voisine. Il ne leur offrit pas de s’asseoir. Il resta adossé à la cheminée sans feu, les yeux fixés au mur.


Daniel Hecht était un homme d’une quarantaine d’années, grand, froid, correctement mis, un type phénicien très marqué, l’air intelligent et désagréable, figure renfrognée, poil noir, barbe de roi assyrien, longue et carrée. Il ne regardait presque jamais en face, et il avait une façon de parler glaciale et brutale, qui frappait comme une insulte, même quand il disait bonjour. Cette insolence était plus apparente que réelle. Sans doute, elle répondait à une disposition méprisante de son caractère; mais elle tenait encore plus à ce qu’il y avait en lui d’automatique et de guindé.


Les juifs de cette espèce ne sont point rares; et l’opinion n’est pas tendre pour eux: elle taxe d’arrogance cette raideur cassante, qui est souvent le fait d’une gaucherie incurable de corps et d’âme.


Sylvain Kohn présentait son protégé, sur un ton de prétentieux badinage, avec des éloges exagérés. Christophe, décontenancé par l’accueil, se balançait, son chapeau et ses manuscrits à la main. Lorsque Kohn eut fini, Hecht, qui jusque-là ne semblait pas s’être douté que Christophe fût là, tourna dédaigneusement la tête vers lui, et, sans le regarder, dit:


– Krafft… Christophe Krafft… Je n’ai jamais entendu ce nom.


Christophe reçut cette parole, comme un coup de poing en pleine poitrine. Le rouge lui monta au visage. Il répondit avec colère:


– Vous l’entendrez plus tard.


Hecht ne sourcilla point, et continua imperturbablement, comme si Christophe n’existait pas:


– Krafft… non je ne connais pas.


Il était de ces gens, pour qui c’est déjà une mauvaise note que de n’être pas connu d’eux.


Il continua, en allemand:


– Et vous êtes du Rhein-Land?… C’est étonnant combien il y a de gens là-bas qui se mêlent de musique! Je crois qu’il n’y en a pas un qui ne prétende être musicien.


Il voulait dire une plaisanterie et non une insolence; mais Christophe le prit autrement. Il eût répliqué, si Kohn ne l’avait devancé.


– Ah! pardon, pardon, disait-il à Hecht, vous me rendrez cette justice que moi, je n’y entends rien.


– Cela fait votre éloge, répondit Hecht.


– S’il faut ne pas être musicien pour vous plaire, dit sèchement Christophe, je suis fâché, je ne fais pas l’affaire.


Hecht, la tête toujours tournée de côté, reprit, avec la même indifférence:


– Vous avez déjà écrit de la musique? Qu’est-ce que vous avez écrit? Des lieder, naturellement?


– Des lieder, deux symphonies, des poèmes symphoniques, des quatuors, des suites pour piano, de la musique de scène, dit Christophe bouillonnant.


– On écrit beaucoup en Allemagne, fit Hecht, avec une politesse dédaigneuse.


Il était d’autant plus méfiant, à l’égard du nouveau venu, que celui-ci avait écrit tant d’œuvres, et que lui, Daniel Hecht, ne les connaissait pas.


– Eh bien, dit-il, je pourrais peut-être vous occuper, puisque vous m’êtes recommandé par mon ami Hamilton. Nous faisons en ce moment une collection, une Bibliothèque de la jeunesse, où nous publions des morceaux de piano faciles. Sauriez-vous nous «simplifier» le Carnaval de Schumann, et l’arranger à quatre, six et huit mains?


Christophe tressauta:


– Et voilà ce que vous m’offrez, à moi, à moi!…


Ce «moi» naïf fit la joie de Kohn; mais Hecht prit un air offensé:


– Je ne vois pas ce qui peut vous étonner, dit il. Ce n’est point là un travail si facile! S’il vous paraît trop aisé, tant mieux! Nous verrons ensuite. Vous me dites que vous êtes bon musicien. Je dois vous croire. Mais enfin, je ne vous connais pas.


Il pensait, à part lui:


– Si on croyait tous ces gaillards-là, ils feraient la barbe à Johannes Brahms lui-même.


Christophe, sans répondre, – (car il s’était promis de réprimer ses emportements) – enfonça son chapeau sur sa tête, et se dirigea vers la porte. Kohn l’arrêta, en riant:


– Attendez, attendez donc! dit-il.


Et, se tournant vers Hecht:


– Il a justement apporté quelques-uns de ses morceaux, pour que vous puissiez vous faire une idée.


– Ah! dit Hecht ennuyé. Eh bien, voyons cela.


Christophe, sans un mot, tendit les manuscrits. Hecht y jeta les yeux négligemment.


– Qu’est-ce que c’est? Une suite pour piano… (Lisant:) Une journée… Ah! toujours de la musique à programme…


Malgré son indifférence apparente, il lisait avec grande attention. Il était excellent musicien, possédait son métier, d’ailleurs ne voyait rien au delà; dès les premières mesures, il sentit parfaitement à qui il avait affaire. Il se tut, feuilletant l’œuvre, d’un air dédaigneux; il était très frappé du talent qu’elle révélait; mais sa morgue naturelle et son amour-propre froissé par les façons de Christophe lui défendaient d’en rien montrer. Il alla jusqu’au bout, en silence, ne perdant pas une note:


– Oui, dit-il enfin, d’un ton protecteur, c’est assez bien écrit.


Une critique violente eût moins blessé Christophe.


– Je n’ai pas besoin qu’on me le dise, fit-il, exaspéré.


– J’imagine, pourtant, dit Hecht, que si vous me montrez ce morceau, c’est pour que je vous dise ce que j’en pense.


– En aucune façon.


– Alors, fit Hecht, piqué, je ne vois pas ce que vous venez me demander.


– Je vous demande du travail, pas autre chose.


– Je n’ai rien autre à vous offrir, pour le moment, que ce que je vous ai dit. Encore n’en suis-je pas sûr. J’ai dit que cela se pourrait.


– Et vous n’avez pas d’autre moyen d’occuper un musicien comme moi?


– Un musicien comme vous? dit Hecht, d’un ton d’ironie blessante. D’aussi bons musiciens que vous, pour le moins, n’ont pas cru cette occupation au-dessous de leur dignité. Certains, que je pourrais nommer, et qui sont maintenant bien connus à Paris, m’en ont été reconnaissants.


– C’est qu’ils sont des jean-foutre, éclata Christophe. (Il connaissait déjà des finesses de la langue française.) – Vous vous trompez, si vous croyez que vous avez affaire à quelqu’un de leur espèce. Croyez-vous m’en imposer avec vos façons de ne pas me regarder en face et de me parler du bout des dents? Vous n’avez même pas daigné répondre à mon salut, quand je suis entré. Mais qu’est-ce que vous êtes donc, pour en user ainsi avec moi? Êtes-vous seulement musicien? Avez-vous jamais rien écrit? Et vous prétendez m’apprendre comment on écrit, à moi, dont c’est la vie d’écrire!… Et vous ne trouvez rien de mieux à m’offrir, après avoir lu ma musique, que de châtrer de grands musiciens et de faire des saloperies sur leurs œuvres, pour faire danser les petites filles!… Adressez-vous à vos Parisiens, s’ils sont assez lâches pour se laisser faire la leçon par vous! Pour moi, j’aime mieux crever!


Impossible d’arrêter le torrent.


Hecht dit, glacial:


– Vous êtes libre.


Christophe sortit, en faisant claquer les portes. Hecht haussa les épaules, et dit à Sylvain Kohn, qui riait:


– Il y viendra, comme les autres.


Au fond, il l’estimait. Il était assez intelligent pour sentir la valeur non seulement des œuvres, mais des hommes. Sous l’emportement injurieux de Christophe il avait discerné une force, dont il savait la rareté, – dans le monde artistique plus qu’ailleurs. Mais son amour-propre s’était buté: à aucun prix il n’eût consenti à reconnaître ses torts. Il avait le besoin loyal de rendre justice à Christophe, et il était incapable de le faire, à moins que Christophe ne s’humiliât devant lui. Il attendit que Christophe lui revînt: son triste scepticisme et son expérience de la vie lui avaient fait connaître l’avilissement inévitable des volontés par la misère.


*

Christophe rentra chez lui. La colère avait fait place à l’abattement. Il se sentait perdu. Le faible appui sur lequel il comptait s’était écroulé. Il ne doutait pas qu’il ne se fût fait un ennemi mortel, non seulement de Hecht, mais de Kohn qui l’avait présenté. C’était la solitude absolue dans une ville ennemie. En dehors de Diener et de Kohn, il ne connaissait personne. Son amie Corinne, la belle actrice, avec qui il s’était lié en Allemagne, n’était pas à Paris; elle faisait encore une tournée à l’étranger, en Amérique, et cette fois pour son compte: car elle était devenue célèbre; les journaux publiaient de bruyants échos de son voyage. Quant à la petite institutrice française, qu’il avait, sans le vouloir, fait renvoyer de sa place, et dont la pensée avait été longtemps pour lui un remords, combien de fois s’était-il promis de la retrouver, quand il serait à Paris! Mais maintenant qu’il était à Paris, il s’apercevait qu’il n’avait oublié qu’une chose: son nom. Impossible de se le rappeler. Il ne se souvenait que du prénom: Antoinette. Au reste quand la mémoire lui serait revenue, le moyen de retrouver une pauvre petite institutrice, dans cette fourmilière humaine!


Il fallait s’assurer au plus tôt de quoi vivre. Il restait à Christophe cinq francs. Il prit sur lui, malgré sa répugnance, de demander à son hôte, le gros cabaretier, s’il ne connaîtrait pas dans le quartier des gens à qui il pourrait donner des leçons de piano. L’homme tenait déjà en médiocre estime un locataire qui ne mangeait qu’une fois par jour, et qui parlait allemand; il perdit tout respect, quand il sut que ce n’était qu’un musicien. Il était un Français de la vieille race pour qui la musique est un métier de feignant. Il se gaussa:


– Du piano!… Vous tapez de ça? Compliments!… C’est-y curieux tout de même de faire ce métier-là par goût! Moi, toute musique me fait l’effet, comme s’il pleuvait… Après ça, vous pourriez peut-être m’apprendre. Qu’est-ce que vous en diriez, vous autres? cria-t-il en se tournant vers des ouvriers qui buvaient. Ils rirent bruyamment.


– C’est un joli métier, fit l’un. Pas salissant. Et puis, ça plaît aux dames.


Christophe comprenait mal le français, et plus mal la moquerie: il cherchait ses mots; il ne savait pas s’il devait se fâcher. La femme du patron eut pitié de lui:


– Allons, allons, Philippe, tu n’es pas sérieux, dit-elle à son mari. – Tout de même, continua-t-elle, en s’adressant à Christophe, il y aurait peut-être bien quelqu’un qui ferait votre affaire.


– Qui donc? demanda le mari.


– La petite Grasset. Tu sais, on lui a acheté un piano.


– Ah! ces poseurs! C’est vrai.


On apprit à Christophe qu’il s’agissait de la fille du boucher: ses parents voulaient en faire une demoiselle; ils consentiraient à ce qu’elle prît des leçons, quand ce ne serait que pour faire jaser. La femme de l’hôtelier promit de s’en occuper.


Le lendemain, elle dit à Christophe que la bouchère voulait le voir. Il alla chez elle. Il la trouva à son comptoir, au milieu des cadavres de bêtes. Cette belle femme au teint fleuri, au sourire doucereux, prit un air digne, quand elle sut pourquoi il venait. Tout de suite elle aborda la question de prix, se hâtant d’ajouter qu’elle ne voulait pas y mettre beaucoup, parce que le piano est une chose agréable mais pas nécessaire; elle lui offrit un franc l’heure. Après quoi, elle demanda à Christophe, d’un air méfiant, si au moins il savait bien la musique. Elle parut se rassurer et devint plus aimable, quand il dit que non seulement il la savait, mais qu’il en écrivait: son amour-propre en fut flatté; elle se promit de répandre dans le quartier la nouvelle que sa fille prenait des leçons avec un compositeur.


Quand Christophe se vit, le lendemain, assis près du piano, – un horrible instrument, acheté d’occasion, et qui sonnait comme une guitare, – avec la petite bouchère, dont les doigts courts et gros trébuchaient sur les touches, – qui était incapable de distinguer un son d’un autre, – qui se tortillait d’ennui, – qui lui bâillait au nez, dès les premières minutes, – quand il eut à subir la surveillance de la mère et sa conversation, ses idées sur la musique et sur l’éducation musicale, – il se sentit si misérable, si misérablement humilié qu’il n’avait même plus la force de s’indigner. Il rentrait dans un état d’accablement; certains soirs, il ne pouvait dîner. S’il en était tombé là au bout de quelques semaines, où ne descendrait-il pas, par la suite? À quoi lui avait-il servi de se révolter contre l’offre de Hecht? Ce qu’il avait accepté était plus dégradant encore.


Un soir, dans sa chambre, les larmes le prirent; il se jeta désespérément à genoux devant son lit, il pria… Qui priait-il? Qui pouvait-il prier? Il ne croyait pas en Dieu, il croyait qu’il n’y avait point de Dieu… Mais il fallait prier, il fallait se prier. Il n’y a que les médiocres qui ne prient jamais. Ils ne savent pas la nécessité où sont les âmes fortes de faire retraite dans leur sanctuaire. Au sortir des humiliations de la journée, Christophe sentit, dans le silence bourdonnant de son cœur, la présence de son Être éternel. Les flots de la misérable vie s’agitaient au-dessus de Lui: qu’y avait-il de commun entre elle et Lui? Toutes les douleurs du monde, acharnées à détruire, venaient se briser contre son roc. Christophe entendait battre ses artères, comme une mer intérieure; et une voix répétait:


– Éternel… Je suis… je suis…


Il la connaissait bien: si loin qu’il se souvînt, il avait toujours entendu cette voix. Il lui arrivait de l’oublier; pendant des mois, il cessait d’avoir conscience de son rythme puissant et monotone; mais il savait qu’elle était là, qu’elle ne cessait jamais, pareille à l’Océan qui gronde dans la nuit. Il retrouva dans cette musique le calme et l’énergie qu’il y puisait chaque fois qu’il s’y retrempait. Il se releva, apaisé. Non, la dure vie qu’il menait n’avait rien du moins dont il dût avoir honte; il pouvait manger son pain sans rougir; ceux qui le lui faisaient acheter à ce prix, c’était à eux de rougir. Patience! Le temps viendrait…


Mais le lendemain, la patience recommençait à lui manquer; et malgré ses efforts, il finit par éclater de rage, un jour pendant la leçon, contre la stupide pécore, impertinente par surcroît, qui se moquait de son accent, et mettait une malice de singe à faire le contraire de ce qu’il disait. Aux cris de colère de Christophe répondirent les hurlements de la donzelle, effrayée et indignée qu’un homme qu’elle payait osât lui manquer de respect. Elle cria qu’il l’avait battue: – (Christophe lui avait secoué le bras assez rudement). La mère se précipita comme une furie, couvrit sa fille de baisers et Christophe d’invectives. Le boucher parut à son tour, et déclara qu’il n’admettait pas qu’un gueux de Prussien, se permît de toucher à sa fille. Christophe, blême de colère, honteux, incertain s’il n’étranglerait pas l’homme, la femme, et la fille, se sauva sous l’averse. Ses hôtes, qui le virent rentrer, bouleversé, n’eurent pas de peine à se faire raconter l’histoire; et leur malveillance pour les voisins en fut réjouie. Mais le soir, tout le quartier répétait que l’Allemand était une brute, qui battait les enfants.


*

Christophe fit de nouvelles démarches chez des marchands de musique: elles ne servirent à rien. Il trouvait les Français peu accueillants; et leur agitation désordonnée l’ahurissait. Il avait l’impression d’une société anarchique, dirigée par une bureaucratie rogue et despotique.


Un soir qu’il errait sur les boulevards, découragé de l’inutilité de ses efforts, il vit Sylvain Kohn qui venait en sens inverse. Convaincu qu’ils étaient brouillés, il détourna les yeux, et tâcha de passer inaperçu. Mais Kohn l’appela:


– Et qu’étiez-vous devenu depuis ce fameux jour? demanda-t-il en riant. Je voulais aller chez vous; mais je n’ai plus votre adresse… Tudieu, mon cher, je ne vous connaissais pas. Vous avez été épique.


Christophe le regarda surpris, et un peu honteux:


– Vous ne m’en voulez pas?


– Vous en vouloir? Quelle idée?


Bien loin de lui en vouloir, il avait été réjoui de la façon dont Christophe avait étrillé Hecht: il avait passé un bon moment. Il lui était fort indifférent que Hecht ou que Christophe eût raison; il n’envisageait les gens que d’après le degré d’amusement qu’ils pouvaient avoir pour lui; et il avait entrevu en Christophe une source de haut comique, dont il se promettait bien de profiter.


– Il fallait venir me voir, continua-t-il. Je vous attendais. Qu’est-ce que vous faites ce soir? Vous allez venir dîner. Je ne vous lâche plus. Nous serons entre nous: quelques artistes, qui nous réunissons, une fois par quinzaine. Il faut que vous connaissiez ce monde-là. Venez. Je vous présenterai.


Christophe s’excusait en vain sur sa tenue. Sylvain Kohl l’emmena.


Ils entrèrent dans un restaurant des boulevards, et montèrent au premier. Christophe se trouva au milieu d’une trentaine de jeunes gens, de vingt à trente-cinq ans, qui discutaient avec animation. Kohn le présenta, comme venant de s’échapper des prisons d’Allemagne. Ils ne firent aucune attention à lui, et n’interrompirent même pas leur discussion passionnée où Kohn, à peine arrivé, se jeta à la nage.


Christophe, intimidé par cette société d’élite, se taisait, et il était tout oreilles. Il ne réussissait pas à comprendre – ayant peine à suivre la volubilité de parole française – quels grands intérêts artistiques étaient débattus. Il avait beau écouter, il ne distinguait que des mots comme «trust», «accaparement», «baisse des prix», «chiffres des recettes», mêlés à ceux de «dignité de l’art» et de «droits de l’écrivain». Il finit par s’apercevoir qu’il s’agissait d’affaires commerciales. Un certain nombre d’auteurs, appartenant, semblait-il, à une société financière, s’indignaient contre les tentatives qui étaient faites pour constituer une société rivale, disputant à la leur son monopole d’exploitation. La défection de quelques-uns de leurs associés, qui avaient trouvé avantageux de passer, armes et bagages, dans la maison rivale, les jetait dans des transports de fureur. Ils ne parlaient de guère moins que de couper des têtes «… Déchéance… Trahison… Flétrissure… Vendus…»


D’autres ne s’en prenaient pas aux vivants: ils en avaient aux morts, dont la copie gratuite obstruait le marché. L’œuvre de Musset venait de tomber dans le domaine public, et, à ce qu’il paraissait, on l’achetait beaucoup trop. Aussi réclamaient-ils de l’État une protection énergique, frappant de lourdes taxes les chefs-d’œuvre du passé, afin de s’opposer à leur diffusion à prix réduits, qu’ils taxaient aigrement de concurrence déloyale pour la marchandise des artistes d’à présent.


Ils s’interrompirent les uns et les autres pour écouter les chiffres des recettes qu’avaient faites telle et telle pièce dans la soirée d’hier. Tous s’extasièrent sur la chance d’un vétéran de l’art dramatique, célèbre dans les deux mondes, – qu’ils méprisaient, mais qu’ils enviaient encore plus. – Des rentes des auteurs ils passèrent à celles des critiques. Ils s’entretinrent de celles que touchait – (pure calomnie sans doute?) – un de leurs confrères connu, pour chaque première représentation d’un théâtre des boulevards, afin d’en dire du bien. C’était un honnête homme: une fois le marché conclu, il le tenait loyalement; mais son grand art était – (à ce qu’ils prétendaient) – de faire de la pièce des éloges qui la fissent tomber le plus promptement possible, afin qu’il y eût des premières souvent. Le conte – (le compte) – fit rire, mais n’étonna point.


Au travers de tout cela, ils disaient de grands mots; ils parlaient de «poésie», d’«art pour l’art». Dans ce bruit de gros sous, cela sonnait: «l’art pour l’argent»; et ces mœurs de maquignons, nouvellement introduites dans la littérature française, scandalisaient Christophe. Comme il ne comprenait rien aux questions d’argent, il avait renoncé à suivre la discussion, quand ils finirent par parler de littérature, – ou, plutôt de littérateurs, – Christophe dressa l’oreille, en entendant le nom de Victor Hugo.


Il s’agissait de savoir s’il avait été cocu. Ils discutèrent longuement sur les amours de Sainte-Beuve et de madame Hugo. Après quoi, ils parlèrent des amants de George Sand et de leurs mérites respectifs. C’était après avoir tout exploré dans la maison des grands hommes, visité les placards, retourné les tiroirs, et vidé les armoires, elle fouillait l’alcôve. La pose de monsieur de Lauzun, à plat ventre sous le lit du roi et de la Montespan, était de celles qu’elle affectionnait, dans son culte pour l’histoire et pour la vérité: – (ils avaient tous, en ce temps, le culte de la vérité). Les convives de Christophe montrèrent qu’ils en étaient possédés: rien ne les lassait dans cette recherche du vrai. Ils l’étendaient à l’art d’aujourd’hui, comme à l’art du passé; et ils analysèrent la vie privée de certains des plus notoires contemporains, avec la même passion d’exactitude. C’était une chose curieuse qu’ils connussent les moindres détails de scènes, qui d’habitude se passent de tout témoin. C’était à croire que les intéressés avaient été les premiers à fournir le public des renseignements exacts, par dévouement pour la vérité.


Christophe, de plus en plus gêné, essayait de causer d’autre chose avec ses voisins. Mais aucun ne s’occupait de lui. Ils avaient bien commencé par lui poser quelques vagues questions sur l’Allemagne, – questions qui lui avaient révélé, à son grand étonnement, l’ignorance absolue, où étaient ces gens distingués et qui semblaient instruits, des choses les plus élémentaires de leur métier – littérature et art – en dehors de Paris; tout au plus s’ils avaient entendu parler de quelques grands noms: Hauptmann, Sudermann, Liebermann, Strauss (David, Johann, ou Richard?) parmi lesquels ils s’aventuraient prudemment, de peur de faire quelque fâcheuse confusion. Au reste, s’ils avaient questionné Christophe, c’était par politesse, non par curiosité: ils n’en avaient aucune; à peine s’ils prirent garde à ce qu’il répondait; ils se hâtèrent de revenir aux questions parisiennes qui délectaient le reste de la table.


Christophe timidement tenta de parler de musique. Aucun de ces littérateurs n’était musicien. Au fond ils regardaient la musique comme un art inférieur. Mais son succès croissant, depuis quelques années, leur causait un secret dépit; et, puisqu’elle était à la mode, ils feignaient de s’y intéresser. Ils faisaient grand bruit surtout d’un récent opéra, dont ils n’étaient pas loin de faire dater la musique, ou tout au moins l’ère nouvelle de la musique. Leur ignorance et leur snobisme s’accommodaient de cette idée, qui les dispensait de connaître le reste. L’auteur de cet opéra, un Parisien, dont Christophe entendait le nom pour la première fois, avait, disaient certains, fait table rase de tout ce qui était avant lui, renouvelé de toutes pièces, re-créé la musique. Christophe sursauta. Il ne demandait pas mieux que de croire au génie. Mais un génie de cette trempe, qui d’un coup anéantissait le passé!… Nom de nom! C’était un gaillard; comment diable avait-il pu faire? – Il demanda des explications. Les autres, qui eussent été bien embarrassés pour lui en donner, et que Christophe assommait, l’adressèrent au musicien de la bande, le grand critique musical Théophile Goujart, qui lui parla aussitôt de septièmes et de neuvièmes. Christophe le suivit sur ce terrain. Goujart savait la musique à peu près comme Sganarelle savait le latin…


Vous n’entendez point le latin?


– Non.


– (Avec enthousiasme) Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter… bonus, bona, bonum


Se trouvant en présence d’un homme qui «entendait le latin», il se replia prudemment dans le maquis de l’esthétique. De ce refuge inexpugnable, il se mit à fusiller Beethoven, Wagner, et l’art classique, qui n’étaient pas en cause: (mais, en France, on ne peut louer un artiste, sans lui offrir en holocauste tous ceux qui ne sont pas comme lui). Il proclamait l’avènement d’un art nouveau, foulant aux pieds les conventions du passé. Il parlait d’une langue musicale, qui venait d’être découverte par le Christophe Colomb de la musique parisienne, et qui supprimait totalement la langue des classiques, en faisant une langue morte.


Christophe, tout en réservant son opinion sur le génie novateur, dont il attendait d’avoir vu les œuvres, se sentait en défiance contre ce Baal musical, à qui l’on sacrifiait la musique tout entière. Il était scandalisé d’entendre parler ainsi des maîtres; et il ne se rappelait pas que naguère, en Allemagne, il en avait dit bien d’autres. Lui qui se croyait là-bas un révolutionnaire en art, lui qui scandalisait par sa hardiesse de jugement et sa verte franchise, – dès les premiers mots en France, il se sentait devenu conservateur. Il voulut discuter, et il eut le mauvais goût de le faire, non pas en homme bien élevé, qui avance des arguments et ne les démontre pas, mais en homme du métier, qui va chercher des faits précis, et qui vous en assomme. Il ne craignit pas d’entrer dans des explications techniques; et sa voix, en discutant, montait à des intonations, bien faites pour blesser les oreilles d’une société d’élite, où ses arguments et la chaleur qu’il mettait à les soutenir paraissaient également ridicules. Le critique se hâta de mettre fin par un mot dit d’esprit à une discussion fastidieuse, où Christophe venait de s’apercevoir avec stupéfaction que son interlocuteur ne savait rien de ce dont il parlait. L’opinion était faite désormais sur l’Allemand pédantesque et suranné; et, sans qu’on la connût, sa musique fut jugée détestable. Mais l’attention de cette trentaine de jeunes gens, aux yeux railleurs, prompts à saisir les ridicules, avait été ramenée vers ce personnage bizarre, qui agitait avec des mouvements gauches et violents des bras maigres aux mains énormes, et qui dardait des regards furibonds, en criant d’une voix suraiguë. Sylvain Kohn entreprit d’en donner la comédie à ses amis.


La conversation s’était définitivement écartée de la littérature pour s’attacher aux femmes. À vrai dire, c’étaient les deux faces d’un même sujet: car dans leur littérature il n’était guère question que de femmes, et dans leurs femmes que de littérature, tant elles étaient frottées de choses ou de gens de lettres.


On parlait d’une honneste dame, connue dans le monde parisien, qui venait de faire épouser son amant à sa fille, pour mieux se le réserver. Christophe s’agitait sur sa chaise et faisait une grimace de dégoût. Kohn s’en aperçut; et, poussant du coude son voisin, il fit remarquer que le sujet semblait passionner l’Allemand, qui sans doute brûlait d’envie de connaître la dame. Christophe rougit, balbutia, puis finit par dire avec colère que de telles femmes il fallait les fouetter. Un éclat de rire homérique accueillit sa proposition; et Sylvain Kohn, d’un ton flûté, protesta qu’on ne devait pas toucher une femme, même avec une fleur… etc… etc… (Il était à Paris, le chevalier de l’Amour) – Christophe répondit qu’une femme de cette espèce n’était ni plus ni moins qu’une chienne, et qu’avec les chiens vicieux il n’y avait qu’un remède: le fouet. On se récria bruyamment. Christophe dit que leur galanterie était de l’hypocrisie, que c’étaient toujours ceux qui respectaient le moins les femmes, qui parlaient le plus de les respecter; et il s’indigna contre leurs récits scandaleux. On lui opposa qu’il n’y avait là aucun scandale, rien que de naturel; et tous furent d’accord pour reconnaître en l’héroïne de l’histoire non seulement une femme charmante, mais la Femme, par excellence. L’Allemand s’exclama. Sylvain Kohn lui demanda sournoisement comment était donc la Femme, telle qu’il l’imaginait. Christophe sentit qu’on lui tendait un panneau; mais il y donna en plein, emporté par sa violence et par sa conviction. Il se mit à expliquer à ces Parisiens gouailleurs ses idées sur l’amour. Il ne trouvait pas ses mots, il les cherchait pesamment, finissant par pêcher dans sa mémoire des expressions invraisemblables, disant des énormités qui faisaient la joie de l’auditoire, et ne se troublant pas, avec un sérieux admirable, une insouciance touchante du ridicule: car il ne pouvait pas ne pas voir qu’ils se moquaient de lui effrontément. À la fin, il s’empêtra dans une phrase, n’en put sortir, donna un coup de poing sur la table, et se tut.


On essaya de le relancer dans la discussion; mais il fronça les sourcils, et il ne broncha plus, les coudes sur la table, honteux et irrité. Il ne desserra plus les dents jusqu’à la fin du dîner; si ce n’est pour manger et pour boire. Il buvait énormément, au contraire de ces Français, qui touchaient à peine à leurs vins. Son voisin l’y encourageait malignement, et remplissait son verre, qu’il vidait sans y penser. Mais, quoiqu’il ne fût pas habitué à ces excès de table, surtout après les semaines de privations qu’il venait de passer, il tint bon et ne donna pas le spectacle ridicule que les autres espéraient. Il restait absorbé; on ne faisait plus attention à lui: on pensait qu’il était assoupi par le vin. En outre de la fatigue qu’il avait à suivre une conversation française, il était las de n’entendre parler que de littérature, – acteurs, auteurs, éditeurs, bavardages de coulisses ou d’alcôves littéraires: à cela se réduisait le monde! Au milieu de ces figures nouvelles et de ce bruit de paroles, il ne parvenait à fixer en lui ni une physionomie, ni une pensée. Ses yeux de myope, vagues et absorbés, faisaient le tour de la table lentement, se posant sur les gens et ne semblant pas les voir. Il les voyait pourtant mieux que quiconque; mais il n’en avait pas conscience. Son regard n’était point comme celui de ces Parisiens et de ces Juifs, qui happe à coups de bec des lambeaux d’objets, menus, menus, menus, et les dépèce en un instant. Il s’imprégnait longuement, en silence, des êtres, comme une éponge; et il les emportait. Il lui semblait n’avoir rien vu, et ne se souvenir de rien. Longtemps après, – des heures, souvent des jours, – lorsqu’il était seul et regardait en lui, il s’apercevait qu’il avait tout raflé.


Pour l’instant, il n’avait l’air que d’un lourdaud d’Allemand, qui s’empiffrait de mangeaille, attentif seulement à ne pas perdre une goulée. Et il ne distinguait rien, sinon qu’en écoutant les convives s’interpeller par leurs noms, il se demandait, avec une insistance d’ivrogne, pourquoi tant de ces Français avaient des noms étrangers: flamands, allemands, juifs, levantins, anglo ou hispano-américains…


Il ne s’aperçut pas que l’on se levait de table. Il restait seul assis; et il rêvait des collines rhénanes, des grands bois, des champs labourés, des prairies au bord de l’eau, de la vieille maman. Quelques convives causaient encore, debout, à l’autre bout de la salle. La plupart étaient déjà partis. Enfin il se décida, se leva, à son tour, et, ne regardant personne, il alla chercher son manteau et son chapeau accrochés à l’entrée. Après les avoir mis, il partait sans dire bonsoir, quand, par l’entrebâillement d’une porte, il aperçut dans un cabinet voisin un objet qui le fascina: un piano. Il y avait plusieurs semaines qu’il n’avait touché à un instrument de musique. Il entra, caressa amoureusement les touches, s’assit, et, son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, il commença de jouer. Il avait parfaitement oublié où il était. Il ne remarqua point que deux personnes se glissaient dans la pièce pour l’entendre. L’une était Sylvain Kohn, passionné de musique, – Dieu sait pourquoi! car il n’y comprenait rien, et il aimait autant la mauvaise que la bonne. L’autre était le critique musical, Théophile Goujart. Celui-là – (c’était plus simple,) – ne comprenait ni n’aimait la musique; mais cela ne le gênait point pour en parler. Au contraire: il n’y a pas d’esprits plus libres que ceux qui ne savent point ce dont ils parlent: car il leur est indifférent d’en dire une chose plutôt qu’une autre.


Théophile Goujart était un gros homme, râblé et musclé, la barbe noire, de lourds accroche-cœur sur le front, un front qui se fronçait de grosses rides inexpressives, une figure mal équarrie, comme grossièrement sculptée dans du bois, les bras courts, les jambes courtes, une grasse poitrine: une sorte de marchand de bois, ou de portefaix auvergnat. Il avait des manières vulgaires et le verbe arrogant. Il était entré dans la musique par la politique, qui, dans ce temps-là, en France, était le seul moyen d’arriver. Il s’était attaché à la fortune d’un ministre de sa province, dont il s’était découvert vaguement parent ou allié, – quelque fils «du bâtard de son apothicaire». – Les ministres ne sont pas éternels. Quand le sien avait paru près de sombrer, Théophile Goujart avait abandonné le bateau, après en avoir emporté tout ce qu’il pouvait prendre, notamment des décorations: car il aimait la gloire. Las de la politique, où depuis quelque temps il commençait à recevoir, pour le compte de son patron, et même pour le sien, quelques coups assez rudes, il avait cherché, à l’abri des orages, une situation de tout repos, où il pourrait ennuyer les autres, sans être ennuyé lui-même. La critique était tout indiquée. Justement, une place de critique musical était vacante dans un des grands journaux parisiens. Le titulaire, un jeune compositeur de talent, avait été congédié, parce qu’il s’obstinait à dire ce qu’il pensait des œuvres et des auteurs. Goujart ne s’était jamais occupé de musique, et il ne savait rien: on le choisit sans hésiter. On en avait assez des gens compétents; au moins, avec Goujart, on n’avait rien à craindre; il n’attachait pas une importance ridicule à ses opinions; toujours aux ordres de la direction, et prêt à en faire passer les éreintements et les réclames. Qu’il ne fût pas musicien, c’était une considération secondaire. La musique, chacun en sait assez en France. Goujart avait vite acquis la science indispensable. Le moyen était simple: il s’agissait, aux concerts, de prendre pour voisin quelque bon musicien, si possible un compositeur, et de lui faire dire ce qu’il pensait des œuvres qu’on jouait. Au bout de quelques mois de cet apprentissage, on connaissait le métier: l’oison pouvait voler. À la vérité, ce n’était pas comme un aigle; et Dieu sait les sottises que Goujart déposait dans sa feuille, avec autorité! Il écoutait et lisait à tort et à travers, embrouillait tout dans sa lourde cervelle, et faisait arrogamment la leçon aux autres; il écrivait dans un style prétentieux, bariolé de calembours, et lardé de pédantismes agressifs; il avait une mentalité de pion de collège. Parfois, de loin en loin, il s’était attiré de cruelles ripostes: dans ces cas-là, il faisait le mort, et se gardait bien de répondre. Il était à la fois un gros finaud et un grossier personnage, insolent ou plat, selon les circonstances. Il faisait des courbettes aux chers maîtres, pourvus d’une situation ou d’une gloire officielle: (c’était le seul moyen qu’il eût d’évaluer sûrement le mérite musical.) Il traitait dédaigneusement les autres, et exploitait les faméliques. – Ce n’était pas une bête.


Malgré l’autorité acquise et sa réputation, dans son for intérieur il savait qu’il ne savait rien en musique et il avait conscience que Christophe s’y connaissait très bien. Il se serait gardé de le dire; mais cela lui en imposait. – Et maintenant, il écoutait Christophe, qui jouait; et il s’évertuait à comprendre, l’air absorbé, profond, ne pensant à rien; il ne voyait goutte dans ce brouillard de notes, et il hochait la tête en connaisseur, mesurant ses signes d’approbation sur les clignements d’yeux de Sylvain Kohn, qui avait grand peine à rester tranquille.


Enfin, Christophe dont la conscience émergeait peu à peu des fumées du vin et de la musique, se rendit compte vaguement de la pantomime qui avait lieu derrière son dos; et, se tournant, il vit les deux amateurs. Ils se jetèrent aussitôt sur lui, et lui secouèrent les mains avec énergie, – Sylvain Kohn glapissant qu’il avait joué comme un dieu, Goujart affirmant d’un air doctoral qu’il avait la main gauche de Rubinstein et la main droite de Paderewski – (à moins que ce ne fût le contraire). – Ils s’accordaient tous deux à déclarer qu’un tel talent ne devrait pas rester sous le boisseau, et ils s’engagèrent à le mettre en valeur. Pour commencer, tous deux comptaient bien en tirer pour eux-mêmes tout l’honneur et le profit possibles.


*

Dès le lendemain, Sylvain Kohn invita Christophe à venir chez lui, mettant aimablement à sa disposition l’excellent piano qu’il avait, et dont il ne faisait rien. Christophe, qui mourait de musique rentrée, accepta, sans se faire prier, et il usa de l’invitation.


Les premiers soirs, tout alla bien. Christophe était tout au bonheur de jouer; et Sylvain Kohn mettait une certaine discrétion à l’en laisser jouir en paix. Lui-même en jouissait sincèrement. Par un de ces phénomènes bizarres, que chacun peut observer, cet homme qui n’était pas musicien, qui n’était pas artiste, qui avait le cœur le plus sec, le plus dénué de toute poésie, de toute bonté profonde, était pris sensuellement par ces musiques, qu’il ne comprenait pas, mais d’où se dégageait pour lui une force de volupté. Malheureusement, il ne pouvait pas se taire. Il fallait qu’il parlât, tout haut, pendant que Christophe jouait. Il soulignait la musique d’exclamations emphatiques, comme un snob au concert, ou bien il faisait des réflexions saugrenues. Alors, Christophe tapait le piano, et déclarait qu’il ne pouvait pas continuer ainsi. Kohn s’évertuait à se taire; mais c’était plus fort que lui: il se remettait aussitôt à ricaner, gémir, siffloter, tapoter, fredonner, imiter les instruments. Et quand le morceau était fini, il eût crevé s’il n’avait fait part à Christophe de ses ineptes réflexions.


Il était un curieux mélange de sentimentalité germanique, de blague parisienne, et de fatuité qui lui appartenait en propre. Tantôt c’étaient des jugements apprêtés et précieux, tantôt des comparaisons extravagantes, tantôt des indécences, des obscénités, insanités, des coquecigrues [2]. Pour louer Beethoven il y voyait des polissonneries, une sensualité lubrique. Il trouvait un élégant badinage dans de sombres pensées. Le quatuor en ut dièze mineur lui semblait aimablement crâne. Le sublime adagio de la Neuvième Symphonie lui rappelait Chérubin. Après les trois coups qui ouvrent la Symphonie en ut mineur, il criait: «N’entrez pas! Il y a quelqu’un!» Il admirait la bataille de Heldenlelben, parce qu’il prétendait y reconnaître le ronflement d’une automobile. Et partout, des images pour expliquer les morceaux, et des images puériles, incongrues. On se demandait comment il pouvait aimer la musique. Cependant, il l’aimait; à certaines de ces pages, qu’il comprenait de la façon la plus cocasse, les larmes lui venaient aux yeux. Mais, après avoir été ému par une scène de Wagner, il tapotait sur le piano un galop d’Offenbach, ou chantonnait une scie de café-concert, après l’Ode à la joie. Alors Christophe bondissait et il hurlait de colère. – Mais le pire n’était pas quand Sylvain Kohn était absurde; c’était quand il voulait dire des choses profondes et délicates, quand il voulait poser aux yeux de Christophe, quand c’était Hamilton, et non Sylvain Kohn, qui parlait. Dans ces moments-là, Christophe dardait sur lui un regard chargé de haine, et il l’écrasait sous des paroles froidement injurieuses qui blessaient l’amour-propre de Hamilton: les séances de piano se terminaient fréquemment par des brouilles. Mais le lendemain, Kohn avait oublié; et Christophe qui avait remord de sa violence, s’obligeait à revenir.


Tout cela n’eût été rien, si Kohn avait pu se retenir d’inviter des amis à entendre Christophe. Mais il avait besoin de faire montre de son musicien. – La première fois que Christophe trouva chez Kohn trois ou quatre petits Juifs et la maîtresse de Kohn, une grande fille enfarinée, bête comme un panier, qui répétait des calembours ineptes et parlait de ce qu’elle avait mangé, mais qui se croyait musicienne, parce qu’elle étalait ses cuisses, chaque soir, dans une Revue des Variétés, – Christophe fit grise mine. La deuxième fois il déclara tout net à Sylvain Kohn qu’il ne jouerait plus chez lui. Sylvain Kohn jura ses grands dieux qu’il n’inviterait plus personne. Mais il continua en cachette, installant ses invités dans une pièce voisine. Naturellement, Christophe finit par s’en apercevoir; il s’en alla, furieux, et cette fois, ne revint plus.


Toutefois, il devait ménager Kohn, qui le présentait dans des familles cosmopolites et lui trouvait des leçons.


*

De son côté, Théophile Goujart vint, quelques jours après, chercher Christophe dans son taudis. Il ne se montra pas offusqué de le trouver si mal logé. Au contraire: il fut charmant. Il lui dit:


– J’ai pensé que cela vous ferait plaisir d’entendre un peu de musique; et comme j’ai mes entrées partout, je suis venu vous prendre.


Christophe fut ravi. Il trouva l’attention délicate et remercia avec effusion. Goujart était tout différent de ce qu’il l’avait vu le premier soir. Seul à seul avec lui, il était sans morgue, bon enfant, timide, cherchant à s’instruire. Ce n’était que lorsqu’il se trouvait avec d’autres qu’il reprenait instantanément son air supérieur et son ton cassant. D’ailleurs, son désir de s’instruire avait toujours un caractère pratique. Il n’était pas curieux de ce qui n’était pas d’actualité. Pour le moment, il voulait savoir ce que Christophe pensait d’une partition qu’il avait reçue, et dont il eût été bien embarrassé pour rendre compte: car il lisait à peine ses notes.


Ils allèrent ensemble à un concert symphonique. L’entrée en était commune avec un music-hall. Par un boyau sinueux, on accédait à une salle sans dégagements: l’atmosphère était étouffante; les sièges, trop étroits, entassés; une partie du public se tenait debout, bloquant toutes les issues: – l’inconfortable français. Un homme, qui semblait rongé d’un incurable ennui, dirigeait au galop une symphonie de Beethoven, comme s’il avait hâte que ce fût fini. Les flons-flons d’une danse du ventre venaient, du café-concert voisin, se mêler à la marche funèbre de l’Héroïque. Le public arrivait toujours, s’installait, se lorgnait. Quand il eut fini d’arriver, il commença de partir. Christophe tendait les forces de son cerveau pour suivre le fil de l’œuvre, à travers cette foire; et, au prix d’efforts énergiques, il parvenait à y avoir du plaisir, – (car l’orchestre était habile, et Christophe était sevré depuis longtemps de musique symphonique), – quand Goujart le prit par le bras, et lui dit, au milieu du concert:


– Maintenant, nous partons. Nous allons à un autre concert.


Christophe fronça le sourcil; mais il ne répliqua point, et il suivit son guide. Ils traversèrent la moitié de Paris. Ils arrivèrent dans une autre salle, qui sentait l’écurie, et où, à d’autres heures, on jouait des féeries et des pièces populaires: – (la musique, à Paris, est comme ces ouvriers pauvres qui se mettent à deux pour louer un logement: lorsque l’un sort du lit, l’autre entre dans les draps chauds.) – Point d’air, naturellement: depuis le roi Louis XIV, les Français le jugent malsain; et l’hygiène des théâtres, comme autrefois celle de Versailles, est qu’on n’y respire point. Un noble vieillard, avec des gestes de dompteur, déchaînait un acte de Wagner: la malheureuse bête – l’acte – ressemblait à ces lions de ménagerie, ahuris d’affronter les feux de la rampe, et qu’il faut cravacher pour les faire ressouvenir qu’ils sont pourtant des lions. De grosses pharisiennes et de petites bécasses assistaient à cette exhibition, le sourire sur les lèvres. Après que le lion eut fait le beau, que le dompteur eut salué, et qu’ils eurent été récompensés tous deux par le tapage du public, Goujart eut la prétention d’emmener encore Christophe à un troisième concert. Mais, cette fois, Christophe fixa ses mains aux bras de son fauteuil, et il déclara qu’il ne bougerait plus: il en avait assez de courir d’un concert à l’autre, attrapant au passage, ici des miettes de symphonie, là des bribes de concerto. En vain, Goujart essayait de lui expliquer que la critique musicale à Paris était un métier, où il était plus essentiel de voir que d’écouter. Christophe protesta que la musique n’était pas faite pour être entendue en fiacre, et qu’elle voulait du recueillement. Ce mélange de concerts lui tournait le cœur: un seul lui suffisait, à la fois.


Il était bien surpris de cette incontinence musicale. Il croyait, comme la plupart des Allemands, que la musique tenait en France peu de place; et il s’attendait à ce qu’on la lui servît par petites rations, mais très soignées. On lui offrit, pour commencer, quinze concerts en sept jours. Il y en avait pour tous les soirs de la semaine, et souvent deux ou trois par soir, à la même heure, dans des quartiers différents. Pour le dimanche, il y en avait quatre, à la même heure, toujours. Christophe admirait cet appétit de musique. Il n’était pas moins frappé de l’abondance des programmes. Il pensait jusque-là que ses compatriotes avaient la spécialité de ces goinfreries de sons, qui lui avaient plus d’une fois répugné en Allemagne. Il constata que les Parisiens leur eussent rendu des points à table. On leur faisait bonne mesure: deux symphonies, un concerto, une ou deux ouvertures, un acte de drame lyrique. Et de toute provenance: allemand, russe, scandinave, français, – bière, champagne, orgeat et vin, – ils avalaient tout, sans broncher. Christophe s’émerveillait que les oiselles de Paris eussent un aussi vaste estomac. Cela ne les gênait guère! Le tonneau des Danaïdes… Il ne restait rien au fond.


Christophe ne tarda pas à remarquer que cette quantité de musique se réduisait en somme à fort peu de chose. Il trouvait à tous les concerts les mêmes figures et les mêmes morceaux. Ces programmes copieux ne sortaient jamais du même cercle. Presque rien avant Beethoven. Presque rien après Wagner. Et dans l’intervalle, que de lacunes! Il semblait que la musique se réduisît à cinq ou six noms célèbres en Allemagne, à trois ou quatre en France, et, depuis l’alliance franco-russe, à une demi-douzaine de morceaux moscovites. – Rien des anciens Français. Rien des grands Italiens. Rien des colosses Allemands du XVIIe et du XVIIIe siècles. Rien de la musique allemande contemporaine, à l’exception du seul Richard Strauss, qui, plus avisé que les autres, venait lui-même chaque année imposer ses œuvres nouvelles au public parisien. Rien de la musique belge. Rien de la musique tchèque. Mais le plus étonnant: presque rien de la musique française contemporaine. – Cependant tout le monde en parlait, en termes mystérieux, comme d’une chose qui révolutionnait le monde. Christophe était à l’affût des occasions d’en entendre; il avait une large curiosité, sans parti pris: il brûlait du désir de connaître du nouveau, d’admirer des œuvres de génie. Mais malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à en entendre: car il ne comptait pas trois ou quatre petits morceaux, assez finement écrits, mais froids et sagement compliqués, auxquels, il n’avait pas prêté grande attention.


*

En attendant de se faire une opinion par lui-même, Christophe chercha à se renseigner auprès de la critique musicale.


Ce n’était pas aisé. Elle ressemblait à la cour du roi Pétaud [3]. Non seulement les différents feuilles musicales se contredisaient l’une l’autre à cœur-joie; mais chacune d’elles se contredisait elle-même, d’un article à l’autre. Il y aurait eu de quoi en perdre la tête, si l’on avait tout lu. Heureusement, chaque rédacteur ne lisait que ses propres articles, et le public n’en lisait aucun. Mais Christophe, qui voulait se faire une idée exacte des musiciens français, s’acharnait à ne rien passer; et il admirait le calme guilleret de ce peuple, qui se mouvait dans la contradiction, comme un poisson dans l’eau.


Au milieu de ces divergences d’opinions, une chose le frappa: l’air doctoral des critiques. Qui donc avait prétendu que les Français étaient d’aimables fantaisistes, qui ne croyaient à rien? Ceux que voyait Christophe était enharnachés de plus de science musicale, – même quand ils ne savaient rien, – que toute la critique d’outre-Rhin.


En ce temps-là, les critiques musicaux français s’étaient décidés à apprendre la musique. Il y en avait même quelques-uns qui la savaient: c’étaient des originaux; ils s’étaient donné la peine de réfléchir sur leur art et de penser par eux-mêmes. Ceux-là, naturellement, n’étaient pas très connus: ils restaient cantonnés dans leurs petites revues; à une ou deux exceptions près, les journaux n’étaient pas pour eux. Braves gens, intelligents, intéressants, que leur isolement inclinait parfois au paradoxe, et l’habitude de causer tout seuls, à l’intolérance de jugement et au bavardage. – Les autres avaient appris hâtivement les rudiments de l’harmonie; et ils restaient ébahis devant leur science récente. Ainsi que monsieur Jourdain, lorsqu’il vient d’apprendre les règles de la grammaire, ils étaient dans l’émerveillement:


D, a, Da, F, a, Fa, R, a, Ra… Ah! que cela est beau!… Ah! la belle chose que de savoir quelque chose…


Ils ne parlaient plus que de sujet et de contre-sujet, d’harmoniques et de sons résultants, d’enchaînement de neuvièmes et de successions de tierces majeures. Quand ils avaient nommé les suites d’harmonie qui se déroulaient dans une page, ils s’épongeaient le front avec fierté: ils croyaient avoir expliqué le morceau; ils croyaient presque l’avoir écrit. À vrai dire, ils n’avaient fait que le répéter, en termes d’école, comme un collégien, qui fait l’analyse grammaticale d’une page de Cicéron. Mais il était si difficile aux meilleurs de concevoir la musique comme une langue naturelle de l’âme que, lorsqu’ils n’en faisaient pas une succursale de la peinture, ils la logeaient dans les faubourgs de la science, et ils la réduisaient à des problèmes de construction harmonique. Des gens aussi savants devaient naturellement en remontrer aux musiciens passés. Ils trouvaient des fautes dans Beethoven, donnaient de la férule à Wagner. Pour Berlioz et pour Gluck, ils en faisaient des gorges chaudes. Rien n’existait pour eux, à cette heure de la mode, que Jean-Sébastien Bach, et Claude Debussy. Encore le premier, dont on avait beaucoup abusé dans ces dernières années, commençait-il à paraître pédant, perruque, et, pour tout dire, un peu coco. Les gens très distingués prônaient mystérieusement Rameau, et Couperin dit le Grand.


Entre ces savants hommes, des luttes épiques s’élevaient. Ils étaient tous musiciens; mais comme ils ne l’étaient pas tous de la même manière, ils prétendaient, chacun, que sa manière seule était la bonne, et ils criaient: raca! sur celles de leurs confrères. Ils se traitaient mutuellement de faux littérateurs et de faux savants; ils se lançaient à la tête les mots d’idéalisme et de matérialisme, de symbolisme et de vérisme, de subjectivisme et d’objectivisme. Christophe se disait que ce n’était pas la peine d’être venu d’Allemagne, pour trouver à Paris des querelles d’Allemands. Au lieu de savoir gré à la bonne musique de leur offrir à tous tant de façons diverses d’en jouir, ils ne toléraient pas d’autre façon que la leur; et un nouveau Lutrin, une guerre acharnée, divisait en ce moment les musiciens en deux armées: celle du contrepoint et celle de l’harmonie. Comme les Gros-boutiens et les Petits-boutiens [4], les uns soutenaient âprement que la musique devait se lire horizontalement, et les autres qu’elle devait se lire verticalement. Ceux-ci ne voulaient entendre parler que d’accords savoureux, d’enchaînements fondants, d’harmonies succulentes: ils parlaient de musique, comme d’une boutique de pâtisserie. Ceux-là n’admettaient point qu’on s’occupât de l’oreille, cette guenille: la musique était pour eux un discours, une Assemblée parlementaire, où les orateurs parlaient tous à la fois, sans s’occuper de leurs voisins, jusqu’à ce qu’ils eussent fini; tant pis si on ne les entendait pas! On pourrait lire leurs discours, le lendemain, au Journal officiel: la musique était faite pour être lue, et non pour être entendue. Quand Christophe ouït parler, pour la première fois, de cette querelle entre les Horizontalistes et les Verticalistes, il pensa qu’ils étaient tous fous. Sommé de prendre parti entre l’armée de la Succession et l’armée de la Superposition, il leur répondit par sa devise habituelle, qui n’était pas tout à fait celle de Sosie [5]:


– Messieurs, ennemi de tout le monde!


Et comme ils insistaient, demandant:


– De l’harmonie et du contrepoint, qu’est-ce qui importe le plus en musique?


Il répondit:


– La musique. Montrez-moi donc la vôtre!


Sur leur musique, ils étaient tous d’accord. Ces batailleurs intrépides, qui se gourmaient à qui mieux mieux, quand ils ne gourmaient point quelque vieux mort illustre, dont la célébrité avait trop duré, se trouvaient réconciliés en une passion commune: l’ardeur de leur patriotisme musical. La France était pour eux le grand peuple musical. Ils proclamaient sur tous les tons la déchéance de l’Allemagne. Christophe n’en était pas blessé. Il l’avait tellement décrétée lui-même qu’il ne pouvait de bonne foi contredire à ce jugement. Mais la suprématie de la musique française l’étonnait un peu: à vrai dire, il en voyait peu de traces dans le passé. Les musiciens français affirmaient cependant que leur art avait été admirable, en des temps très anciens. Pour mieux glorifier la musique française, ils commençaient par ridiculiser toutes les gloires françaises du siècle dernier, à part celle d’un seul maître très bon, très pur, qui était Belge. Cette exécution faite, on en était plus à l’aise pour admirer des maîtres archaïques, qui tous étaient oubliés, et dont certains étaient restés jusqu’à ce jour totalement inconnus. Au rebours des écoles laïques de France, qui font dater le monde de la Révolution française, les musiciens regardaient celle-ci comme une chaîne de montagnes, qu’il fallait gravir pour contempler, derrière, l’âge d’or de la musique, l’Eldorado de l’art. Après une longue éclipse, l’âge d’or allait renaître: la dure muraille s’effondrait; un magicien des sons faisait refleurir un printemps merveilleux; le vieux arbre de musique revêtait un jeune plumage tendre; dans le parterre d’harmonies, mille fleurs ouvraient leurs yeux riants à l’aurore nouvelle; on entendait bruire les sources argentines, le chant frais des ruisseaux… C’était une idylle.


Christophe était ravi. Mais quand il regardait les affiches des théâtres parisiens, il y voyait toujours les noms de Meyerbeer, de Gounod, de Massenet, voire de Mascagni et de Leoncavallo, qu’il ne connaissait que trop; et il demandait à ses amis si cette musique impudente, ces pâmoisons de filles, ces fleurs artificielles, cette boutique de parfumeur, étaient les jardins d’Armide, qu’ils lui avaient promis. Ils se récriaient, d’un air offensé: c’étaient à les en croire, les derniers vestiges d’un âge moribond; personne n’y songeait plus. – À la vérité, Cavaleria Rusticana trônait à l’Opéra-Comique, et Pagliacci à l’Opéra; Massenet et Gounod faisaient le maximum; et la trinité musicale: Mignon, Les Huguenots et Faust, avaient gaillardement passé le cap de la millième représentation. – Mais c’étaient là des accidents sans importance; il n’y avait qu’à ne pas les voir. Quand un fait impertinent dérange une théorie, rien n’est plus simple que de le nier. Les critiques français niaient ces œuvres effrontées, ils niaient le public qui les applaudissait; et il n’aurait pas fallu les pousser beaucoup pour leur faire nier le théâtre musical tout entier. Le théâtre musical était pour eux un genre littéraire, donc impur. (Comme ils étaient tous littérateurs, ils se défendaient tous de l’être.) Toute musique expressive, descriptive, suggestive, en un mot toute musique qui voulait dire quelque chose, était taxée d’impure. – Dans chaque Français, il y a un Robespierre. Il faut toujours qu’il décapite quelqu’un ou quelque chose, afin de le rendre pur. – Les grands critiques français n’admettaient que la musique pure, et laissaient l’autre à la canaille.


Christophe se sentait mortifié, en songeant combien son goût était canaille. Ce qui le consolait un peu, c’était de voir que tous ces musiciens qui méprisaient le théâtre écrivaient pour le théâtre: il n’en était pas un qui ne composât des opéras. – Mais c’était là sans doute encore un accident sans importance. Il fallait les juger, comme ils le voulaient être, d’après leur musique pure. Christophe chercha leur musique pure.


*

Théophile Goujart le conduisit aux concerts d’une Société qui se consacrait à l’art national. Là, les gloires nouvelles étaient élaborées et couvées longuement. C’était un grand cénacle, une petite église, à plusieurs chapelles. Chaque chapelle avait son saint, chaque saint avait ses clients, qui médisaient volontiers du saint de la chapelle voisine. Entre tous ces saints, Christophe ne fit d’abord pas grande différence. Comme c’était naturel, avec ses habitudes d’un art tout autre, il ne comprenait rien à cette musique nouvelle, et comprenait d’autant moins qu’il croyait la comprendre.


Tout lui semblait baigné dans un demi-jour perpétuel. On eût dit une grisaille, où les lignes s’estompaient, s’enfonçaient, émergeaient par moments, s’effaçaient de nouveau. Parmi ces lignes, il y avait des dessins raides, rêches et secs, tracés comme à l’équerre, qui se repliaient avec des angles pointus, comme le coude d’une femme maigre. Il y en avait d’onduleux, qui se tortillaient comme des fumées de cigares. Mais tous étaient dans le gris. N’y avait-il donc plus de soleil en France? Christophe, qui, depuis son arrivée à Paris, n’avait eu que la pluie et le brouillard, était porté à le croire; mais c’est le rôle de l’artiste de créer le soleil, lorsqu’il n’y en a pas. Ceux-ci allumaient bien leur petite lanterne; seulement, elle était comme celle des vers luisants: elle ne réchauffait rien et éclairait à peine. Les titres des œuvres changeaient: il était parfois question de printemps, de midi, d’amour, de joie de vivre, de course à travers les champs; la musique, elle, ne changeait point; elle était uniformément douce, pâle, engourdie, anémique, étiolée. – C’était alors la mode en France, parmi les délicats, de parler bas en musique. Et l’on avait raison: car dès qu’on parlait haut, c’était pour crier: pas de milieu. On n’avait le choix qu’entre un assoupissement distingué et des déclamations de mélo.


Christophe, secouant la torpeur qui commençait à le gagner, regarda son programme; et il fut surpris de voir que ces petits brouillards qui passaient dans le ciel gris avaient la prétention de représenter des sujets précis. Car, en dépit des théories, cette musique pure était presque toujours de la musique à programme, ou tout au moins à sujets. Ils avaient beau médire de la littérature: il leur fallait une béquille littéraire sur laquelle s’appuyer. Étranges béquilles! Christophe remarqua la puérilité bizarre des sujets qu’ils s’astreignaient à peindre. C’étaient des vergers, des potagers, des poulaillers, des ménageries musicales, de vrais Jardins des Plantes. Certains transposaient pour orchestre ou pour piano les tableaux du Louvre, ou les fresques de l’Opéra; ils mettaient en musique Guyp, Baudry et Paul Potter; des notes explicatives aidaient à reconnaître, ici la pomme de Pâris, là l’auberge hollandaise, ou la croupe d’un cheval blanc. Cela semblait à Christophe des jeux de vieux enfants, qui ne s’intéressaient qu’à des images et qui, ne sachant pas dessiner, barbouillaient leurs cahiers de tout ce qui leur passait par la tête, inscrivant naïvement au-dessous, en grosses lettres, que c’était le portrait d’une maison ou d’un arbre.


À côté de ces imagiers aveugles, qui voyaient avec leurs oreilles, il y avait aussi des philosophes: ils traitaient en musique des problèmes métaphysiques; leurs symphonies étaient la lutte de principes abstraits, l’exposé d’un symbole ou d’une religion. Les mêmes, dans leurs opéras, abordaient l’étude des questions juridiques et sociales de leur temps: la Déclaration des Droits de la Femme et du Citoyen. On ne désespérait pas de mettre sur le chantier la question du divorce, la recherche de la paternité, et la séparation de l’Église et de l’État. Ils se divisaient en deux camps: les symbolistes laïques et les symbolistes cléricaux. Ils faisaient chanter des chiffonniers philosophes, des grisettes sociologues, des boulangers prophétiques, des pêcheurs apostoliques. Gœthe parlait déjà des artistes de son époque, «qui reproduisaient les idées de Kant dans les tableaux allégoriques». Ceux du temps de Christophe mettaient la sociologie en doubles croches. Zola, Nietzsche, Mæterlink, Barrès, Jaurès, Mendès, l’Évangile et le Moulin Rouge, alimentaient la citerne, où les auteurs d’opéras et de symphonies venaient puiser leurs pensées. Nombre d’entre eux, grisés par l’exemple de Wagner, s’étaient écriés: «Et moi aussi, je suis poète!» – et ils alignaient avec confiance sous leurs lignes de musique des bouts-rimés, ou non rimés, en style d’école primaire ou de feuilleton décadent.


Tous ces penseurs et ces poètes étaient des partisans de la musique pure. Mais ils aimaient mieux en parler qu’en écrire. – Il leur arrivait pourtant quelquefois d’en écrire. C’était alors de la musique qui ne voulait rien dire. Le malheur était qu’elle y réussissait souvent: elle ne disait rien du tout – du moins à Christophe. – Il est vrai qu’il n’en avait pas la clef.


Pour comprendre une musique étrangère, on doit se donner la peine d’en apprendre la langue, et ne pas croire qu’on la sait d’avance. Christophe le croyait comme tout bon Allemand. Il était excusable. Beaucoup de Français eux-mêmes ne la comprenaient pas mieux que lui. Comme ces Allemands du temps du roi Louis XIV, qui s’évertuaient à parler français et qui avaient fini par oublier leur langue, les musiciens français du XIXe siècle avaient si longtemps désappris la leur que leur musique était devenue un idiome étranger. Ce n’était que depuis peu qu’un mouvement avait commencé pour parler français en France. Ils n’y réussissaient pas tous: l’habitude était bien forte; et à part quelques-uns, leur français était belge, ou gardait un fumet germanique. Il était donc naturel qu’un Allemand s’y trompât et déclarât, avec son assurance ordinaire, que c’était là du mauvais allemand, qui ne signifiait rien, puisque lui, n’y comprenait rien.


Christophe ne s’en faisait pas faute. Les symphonies françaises lui semblaient une dialectique abstraite, où les thèmes musicaux s’opposaient ou se superposaient, à la façon d’opérations arithmétiques: pour exprimer leurs combinaisons, on aurait pu aussi bien les remplacer par des chiffres, ou par des lettres de l’alphabet. L’un bâtissait une œuvre sur l’épanouissement progressif d’une formule sonore, qui, n’apparaissant complète que dans la dernière page de la dernière partie, restait à l’état de larve pendant les neuf dixièmes de l’œuvre. L’autre échafaudait des variations sur un thème, qui ne se montrait qu’à la fin, descendant peu à peu du compliqué au simple. C’étaient des joujoux très savants. Il fallait être à la fois très vieux et très enfant pour pouvoir s’en amuser. Cela avait coûté aux inventeurs des efforts inouïs. Ils mettaient des années à écrire une fantaisie. Ils se faisaient des cheveux blancs à chercher de nouvelles combinaisons d’accords, – pour exprimer…? Peu importe! Des expressions nouvelles. Comme l’organe crée le besoin, dit-on, l’expression finit toujours par créer la pensée: l’essentiel est qu’elle soit nouvelle. Du nouveau, à tout prix! Ils avaient la frayeur maladive du «déjà dit». Les meilleurs en étaient paralysés. On sentait qu’ils étaient toujours occupés à se surveiller peureusement, à effacer ce qu’ils avaient écrit, à se demander: «Ah! mon Dieu! où est-ce que j’ai déjà lu cela?»… Il y a des musiciens, – surtout en Allemagne, – qui passent leur temps à coller bout à bout les phrases des autres. Ceux de France contrôlaient pour chacune de leurs phrases, si elle ne se trouvait pas dans leurs listes de mélodies déjà employées par d’autres, et à gratter, gratter, pour changer la forme de son nez, jusqu’à ce qu’il ne ressemblât plus à aucun nez connu, ni même à aucun nez.


Avec tout cela, ils ne trompaient pas Christophe: ils avaient beau s’affubler d’un langage compliqué et mimer des emportements surhumains, des convulsions d’orchestre, ou cultiver des harmonies inorganiques, des monotonies obsédantes, des déclamations à la Sarah Bernhardt, qui partaient à côté du ton, et continuaient, pendant des heures, à marcher, comme des mulets, à demi-assoupis, sur le bord de la pente glissante, – Christophe retrouvait, sous le masque, de petites âmes froides et fades, outrageusement parfumées, à la façon de Gounod et de Massenet, mais avec moins de naturel. Et il se redisait le mot injuste de Gluck, à propos des Français:


– Laissez-les faire: ils retourneront toujours à leurs ponts-neufs.


Seulement ils s’appliquaient à les rendre très savants. Ils prenaient des chansons populaires pour thèmes de symphonies doctorales, comme des thèses de Sorbonne. C’était le grand jeu du jour. Tous les chants populaires et de tous les pays y passaient à tour de rôle. – Ils faisaient avec cela des Neuvième Symphonie et des Quatuor de Franck, mais beaucoup plus difficiles. L’un d’eux pensait-il une petite phrase bien claire? Vite, il se hâtait d’en introduire une seconde au milieu, qui ne signifiait rien, mais qui râpait cruellement contre la première. – Et l’on sentait que ces pauvres gens étaient si calmes, si pondérés!…


Pour conduire ces œuvres, un jeune chef d’orchestre correct et hagard, se démenait, foudroyait, faisait des gestes à la Michel-Ange, comme s’il s’agissait de soulever des armées de Beethoven ou de Wagner. Le public, composé de mondains qui mourraient d’ennui, mais qui pour rien au monde n’eussent renoncé à l’honneur de payer chèrement un ennui glorieux, et de petits apprentis, heureux de se prouver leur science d’école, en démêlant au passage les ficelles du métier, dépensait un enthousiasme frénétique, comme les gestes du chef d’orchestre et les clameurs de la musique…


– Tu parles!… disait Christophe.


(Car il était devenu un Parisien accompli.)


Mais il est plus facile de pénétrer l’argot de Paris que sa musique. Christophe jugeait, avec la passion qu’il mettait à tout, et avec l’incapacité native des Allemands à comprendre l’art français. Du moins, il était de bonne foi et ne demandait qu’à reconnaître ses erreurs, si on lui prouvait qu’il s’était trompé. Aussi, ne se regardait-il point comme lié par son jugement, et il laissait la porte grande ouverte aux impressions nouvelles, qui pourraient le changer.


Dès à présent, il ne laissait pas de reconnaître dans cette musique beaucoup de talent, un matériel intéressant, de curieuses trouvailles de rythmes et d’harmonies, un assortiment d’étoffes fines, moelleuses et brillantes, un papillotage de couleurs, une dépense continuelle d’invention et d’esprit. Christophe s’en amusait, et il en faisait son profit. Tous ces petits maîtres avaient infiniment plus de liberté d’esprit que les musiciens d’Allemagne; ils quittaient bravement la grande route, et se lançaient à travers bois. Ils cherchaient à se perdre. Mais c’étaient de si sages petits enfants qu’ils n’y parvenaient point. Les uns, au bout de vingt pas, retombaient sur le grand chemin. Les autres se lassaient tout de suite, s’arrêtaient n’importe où. Il y en avait qui étaient presque arrivés à des sentiers nouveaux; mais, au lieu de poursuivre, ils s’asseyaient à la lisière, et musaient sous un arbre. Ce qui leur manquait le plus, c’était la volonté, la force; ils avaient tous les dons, – moins un: la vie puissante. Surtout, il semblait que cette quantité d’efforts fussent utilisés d’une façon confuse et se perdissent en route. Il était rare que ces artistes sussent prendre nettement conscience de leur nature et coordonner leurs forces avec constance en vue d’un but donné. Effet ordinaire de l’anarchie française: elle dépense des ressources énormes de talent et de bonne volonté à s’annihiler par ses incertitudes et ses contradictions. Il était presque sans exemple qu’un de leurs grands musiciens, un Berlioz, un Saint-Saëns, – pour ne pas nommer les plus récents, – ne se fût pas embourbé en soi-même, acharné à se détruire, renié, faute d’énergie, faute de foi, faute surtout de boussole intérieure.


Christophe, avec le dédain insolent des Allemands d’alors, pensait:


– Les Français ne savent que se gaspiller en inventions dont il ne font rien. Il leur faut toujours un maître d’une autre race, un Gluck ou un Napoléon, qui vienne tirer parti de leur Révolution.


Et il souriait à l’idée d’un Dix-huit Brumaire.


*

Cependant, au milieu de l’anarchie, un groupe s’efforçait de restaurer l’ordre et la discipline dans l’esprit des artistes. Pour commencer, il avait pris un nom latin, évoquant le souvenir d’une institution cléricale, qui avait fleuri, il y avait quelque quatorze cents ans, au temps de la grande Invasion des Goths et des Vandales. Christophe était un peu surpris que l’on remontât si loin. Certes, il est bon de dominer son temps. Mais on pouvait craindre qu’une tour de quatorze siècles de haut ne fût un observatoire incommode, d’où il fût plus aisé de suivre les mouvements des étoiles que ceux des hommes d’aujourd’hui. Christophe se rassura vite, en voyant que les fils de saint Grégoire ne restaient que rarement sur leur tour; ils y montaient seulement, afin de sonner les cloches. Tout le reste du temps, ils le passaient à l’église d’en bas. Christophe, qui assista à quelques-uns des offices, fut un peu de temps avant de s’apercevoir qu’ils étaient du culte catholique; il était convaincu d’abord qu’ils appartenaient au rite de quelque petite secte protestante. Un public prosterné; des disciples pieux, intolérants, volontiers agressifs; à leur tête, un homme très pur, très froid, volontaire et un peu enfantin, maintenant l’intégrité de la doctrine religieuse, morale et artistique, expliquant en termes abstraits l’Évangile de la musique au petit peuple des élus, et damnant avec tranquillité l’Orgueil et l’Hérésie. Il leur attribuait toutes les fautes de l’art et les vices de l’humanité: la Renaissance, la Réforme, et le judaïsme actuel, qu’il mettait dans le même sac. Les Juifs de la musique étaient brûlés en effigie, après avoir été affublés de costumes infamants. Le colossal Hændel recevait les étrivières. Seul, Jean-Sébastien Bach obtenait d’être sauvé, par la grâce du Seigneur, qui reconnaissait en lui «un protestant par erreur».


Le temple de la rue Saint-Jacques exerçait un apostolat: on y sauvait les âmes et la musique. On enseignait méthodiquement les règles du génie. De laborieux élèves appliquaient ces recettes, avec beaucoup de peine et une certitude absolue. On eût dit qu’ils voulaient racheter par leurs pieuses fatigues la légèreté coupable de leurs grands-pères: les Auber, les Adam, et cet archidamné, cet âne diablotique, Berlioz, le diable en personne, diabolus in musica. Avec une louable ardeur et une piété sincère, on répandait le culte des maîtres reconnus. En une dizaine d’années, l’œuvre accomplie était considérable; la musique française en était transformée. Ce n’étaient pas seulement les critiques français, c’étaient les musiciens eux-mêmes qui avaient appris la musique. On voyait maintenant des compositeurs et jusqu’à des virtuoses, qui connaissaient l’œuvre de Bach! – Surtout, on avait fait un grand effort pour combattre l’esprit casanier des Français. Ces gens-là se calfeutrent chez eux; ils ont peine à sortir. Aussi, leur musique manque d’air: musique de chambre close, de chaise longue, musique qui ne marche pas. Tout le contraire d’un Beethoven, composant à travers les champs, dégringolant les pentes, marchant à grandes enjambées, sous le soleil et la pluie, et effrayant les troupeaux par ses gestes et par ses cris! Il n’y avait pas de danger que les musiciens de Paris dérangeassent leurs voisins par le fracas de leur inspiration, comme l’ours de Bonn. Ils mettaient, quand ils composaient, une sourdine à leur pensée; et des tentures empêchaient les bruits du dehors d’arriver jusqu’à eux.


La Schola avait tâché de renouveler l’air; elle avait ouvert les fenêtres sur le passé. Sur le passé seulement. C’était les ouvrir sur la cour, et non pas sur la rue. Cela ne servait pas à grand’chose. À peine la fenêtre ouverte, ils repoussaient le battant, comme de vieilles dames qui ont peur de s’enrhumer. Il entrait par là quelques bouffées du moyen age, de Bach, de Palestrina, de chansons populaires. Mais qu’était-ce que cela? La chambre n’en continuait pas moins de sentir le renfermé. Au fond, ils s’y trouvaient bien; ils se méfiaient des grands courants modernes. Et s’ils connaissaient plus de choses que les autres, ils niaient aussi plus de choses. La musique prenait dans ce milieu un caractère doctrinal; ce n’était pas un délassement: les concerts devenaient des leçons d’histoire, ou des exemples, d’édification. On académisait les pensées avancées. Le grand Bach, torrentueux, était reçu, assagi, dans le giron de l’Église. Sa musique subissait dans le cerveau scholastique une transformation analogue à celle de la Bible furibonde et sensuelle dans des cerveaux d’Anglais. La doctrine qu’on prônait était un éclectisme aristocratique, qui s’efforçait d’unir les caractères distinctifs de trois ou quatre grandes époques musicales, du VIe au XXe siècle. S’il avait été possible de la réaliser, on eût obtenu en musique l’équivalent de ces constructions hybrides, élevées par un vice-roi des Indes, au retour de ses voyages, avec des matériaux précieux, ramassés à tous les coins du globe. Mais le bon sens français les sauvait des excès de cette barbarie érudite; ils se gardaient bien d’appliquer leurs théories; ils agissaient avec elles, comme Molière, avec ses médecins: ils prenaient l’ordonnance, et ils ne la suivaient pas. Les plus forts allaient leur chemin. Le reste du troupeau s’en tenait dans la pratique à des exercices savants de contre-point fort durs: on les nommait sonates, quatuors et symphonies… – «Sonate, que me veux-tu?» – Elle ne voulait rien du tout, qu’être une sonate. La pensée en était abstraite et anonyme, appliquée et sans joie. C’était un art de parfait notaire. Christophe, qui avait d’abord su gré aux Français de ne pas aimer Brahms, se disait à présent qu’il y avait beaucoup de petits Brahms en France. Tous ces bons ouvriers, laborieux, consciencieux, étaient pleins de vertus. Christophe sortit de leur compagnie, extrêmement édifié, mais pénétré d’ennui. C’était très bien, très bien…


Qu’il faisait beau, dehors!


*

Il y avait pourtant à Paris, parmi les musiciens quelques indépendants, dégagés de toute école. C’étaient les seuls qui intéressassent Christophe. Seuls, ils peuvent donner la mesure de la vitalité d’un art. Écoles et cénacles n’en expriment qu’une mode superficielle ou des théories fabriquées. Mais les indépendants, qui se retirent en eux-mêmes, ont plus de chance d’y trouver la pensée véritable de leur temps et de leur race. Il est vrai que, par là, ils sont pour un étranger plus difficiles encore à comprendre que les autres. Ce fut ce qui advint, quand Christophe entendit pour la première fois cette œuvre fameuse, dont les Français disaient mille extravagances, et que certains proclamaient la plus grande révolution musicale accomplie depuis dix siècles. – (Les siècles ne leur coûtent guère! ils sortent peu du leur)…


Théophile Goujart et Sylvain Kohn menèrent Christophe à l’Opéra-Comique, pour entendre Pelléas et Mélisande. Ils étaient tout glorieux de lui montrer cette œuvre: on eût dit qu’ils l’avaient faite. Ils laissaient entendre à Christophe qu’il allait trouver là son chemin de Damas. Le spectacle était commencé qu’ils continuaient encore leurs commentaires. Christophe les fit taire, et écouta de toutes ses oreilles. Après le premier acte, il se pencha vers Sylvain Kohn, qui lui demandait, les yeux brillants:


– Eh bien, mon vieux lapin, qu’est-ce que vous en dites?


Et il dit:


– Est-ce que c’est tout le temps, comme cela?


– Oui.


– Mais il n’y a rien.


Kohn se récria, et le traita de philistin.


– Rien du tout, continuait Christophe. Pas de musique. Pas de développement. Cela ne se suit pas. Cela ne se tient pas. Des harmonies très fines. De petits effets d’orchestre très bons, de très bon goût. Mais ce n’est rien, rien du tout…


Il se remit à écouter. Peu à peu, la lanterne s’éclairait; il commençait à apercevoir quelque chose dans le demi-jour. Oui, il comprenait bien qu’il y avait là un parti pris de sobriété contre l’idéal wagnérien, qui engloutissait le drame sous les flots de la musique; mais il se demandait, avec quelque ironie, si cet idéal de sacrifice ne venait pas de ce que l’on sacrifiait ce que l’on ne possédait pas. Il sentait dans l’œuvre la peur de la peine, la recherche de l’effet produit avec le minimum de fatigue, le renoncement par indolence au rude effort que réclament les puissantes constructions wagnériennes. Il n’était pas sans être frappé par la déclamation unie, simple, modeste, atténuée, bien qu’elle lui parût monotone et qu’en sa qualité d’Allemand il ne la trouvât pas vraie: – (il trouvait que plus elle cherchait à être vraie, plus elle faisait sentir combien la langue française convenait mal à la musique, trop logique, trop dessinée, de contours trop définis, un monde parfait en soi, mais hermétiquement clos.) – Néanmoins l’essai était curieux, et Christophe en approuvait l’esprit de réaction révolutionnaire contre les violences emphatiques de l’art wagnérien. Le musicien français semblait s’être appliqué, avec une discrétion ironique, à ce que tous les sentiments passionnés se murmurassent à mi-voix. L’amour, la mort sans cris. Ce n’était que par un tressaillement imperceptible de la ligne mélodique, un frisson de l’orchestre comme un pli au coin des lèvres, que l’on avait conscience du drame qui se jouait dans les âmes. On eût dit que l’artiste tremblait de se livrer. Il avait le génie du goût, – sauf à certains instants, où le Massenet qui sommeille dans tous les cœurs français se réveillait pour faire du lyrisme. Alors on retrouvait les cheveux trop blonds, les lèvres trop rouges, – la bourgeoise de la Troisième République qui joue la grande amoureuse. Mais ces instants étaient exceptionnels: c’était une détente à la contrainte que l’auteur s’imposait; dans le reste de l’œuvre régnait une simplicité raffinée, une simplicité qui n’était pas simple, qui était le produit de la volonté, la fleur subtile d’une vieille société. Le jeune Barbare qu’était Christophe ne la goûtait qu’à demi. Surtout, l’ensemble du drame, le poème l’agaçait. Il croyait voir une Parisienne sur le retour, qui jouait l’enfant et se faisait raconter des contes de fées. Ce n’était plus le gnangnan wagnérien, sentimental et lourdaud, comme une grosse fille du Rhin. Mais le gnangnan franco-belge ne valait pas mieux, avec ses minauderies et ses bêtasseries de salon: – «les cheveux», «le petit père», «les colombes», – et tout ce mystérieux à l’usage des femmes du monde. Les âmes parisiennes se miraient dans cette pièce, qui leur renvoyait, comme un tableau flatteur, l’image de leur fatalisme alangui, de leur nirvâna de boudoir, de leur moelleuse mélancolie. De volonté, aucune trace. Nul ne savait ce qu’il voulait. Nul ne savait ce qu’il faisait.


– «Ce n’est pas ma faute! Ce n’est pas ma faute!…» gémissaient ces grands enfants. Tout le long des cinq actes, qui se déroulaient dans un crépuscule perpétuel – forêts, cavernes, souterrains, chambre mortuaire, – de petits oiseaux des îles se débattaient à peine. Pauvres petits oiseaux! jolis, tièdes et fins… Quelle peur ils avaient de la lumière trop vive, de la brutalité des gestes, des mots, des passions, de la vie!… La vie n’est pas raffinée. La vie ne se prend pas avec des gants…


Christophe entendait venir le roulement des canons qui allaient broyer cette civilisation épuisée, cette petite Grèce expirante.


*

Était-ce ce sentiment de pitié orgueilleuse qui lui inspirait malgré tout une sympathie pour cette œuvre? Toujours est-il qu’elle l’intéressait, plus qu’il n’en voulait convenir. Quoiqu’il persistât à répondre à Sylvain Kohn, au sortir du théâtre, que «c’était très fin, très fin, mais que cela manquait de Schwung (d’élan), et qu’il n’y avait pas là assez de musique pour lui», il se gardait bien de confondre Pelléas avec les autres œuvres musicales françaises. Il était attiré par cette lampe qui brûlait au milieu du brouillard. Il apercevait encore d’autres lueurs, vives, fantasques, qui tremblotaient autour. Ces feux-follets l’intriguaient: il eût voulu s’en approcher pour savoir comment ils brillaient; mais ils n’étaient pas faciles à saisir. Ces libres musiciens que Christophe ne comprenait pas, et qu’il était d’autant plus curieux d’observer, étaient peu abordables. Ils semblaient manquer du grand besoin de sympathie qui possédait Christophe. À part un ou deux, ils lisaient peu, connaissaient peu, désiraient peu connaître. Presque tous vivaient à l’écart, isolés, de fait et de volonté, enfermés dans un cercle étroit, – par orgueil, par sauvagerie, par dégoût, par apathie. Si peu nombreux qu’ils fussent, ils étaient divisés en petits groupes rivaux, qui ne pouvaient vivre ensemble. Ils étaient d’une susceptibilité extrême, et ne supportaient ni leurs ennemis, ni leurs rivaux, ni même leurs amis, quand ceux-ci osaient admirer un autre musicien, ou quand ils se permettaient de les admirer d’une façon ou trop froide, ou trop exaltée, ou trop banale, ou trop excentrique. Il devenait excessivement difficile de les satisfaire. Chacun d’eux avait fini par accréditer un critique, muni de sa patente, qui veillait jalousement au pied de la statue. Il n’y fallait point toucher. – Pour n’être compris que d’eux-mêmes, ils n’en étaient pas mieux compris. Adulés, déformés par l’opinion que leurs partisans avaient d’eux et qu’ils s’en faisaient eux-mêmes, ils perdaient pied dans la conscience qu’ils avaient de leur art et de leur génie. D’aimables fantaisistes se croyaient réformateurs. Des artistes Alexandrins se posaient en rivaux de Wagner. Presque tous étaient victimes de la surenchère. Il fallait qu’ils sautassent, chaque jour, plus haut qu’ils n’avaient sauté, la veille, et que leurs rivaux n’avaient sauté. Ces exercices de haute voltige ne leur réussissaient pas toujours; et cela n’avait d’attrait que pour quelques professionnels. Ils ne se souciaient pas du public; le public ne se souciait pas d’eux. Leur art était un art sans peuple, une musique qui ne s’alimentait que dans la musique, dans le métier. Or Christophe avait l’impression, vraie ou fausse, qu’aucune musique, plus que celle de France, n’aurait eu besoin de chercher un appui en dehors d’elle. Cette plante souple et grimpante ne pouvait se passer d’étai: elle ne pouvait se passer de littérature. Elle ne trouvait pas en elle assez de raisons de vivre. Elle avait le souffle court, peu de sang, pas de volonté. Elle était comme une femme alanguie, qui attend un mâle qui la prenne. Mais cette impératrice de Byzance, au corps fluet, exsangue, et chargé de pierreries, était entourée d’eunuques: snobs, esthètes, et critiques. La nation n’était pas musicienne; et tout cet engouement, bruyamment proclamé depuis vingt ans, pour Wagner, Beethoven, ou Bach, ou Debussy, ne dépassait guère une caste. Cette multiplication de concerts, cette marée envahissante de musique à tout prix, ne répondaient pas à un développement réel du goût public. C’était un surmenage de la mode, qui ne touchait que l’élite et qui la détraquait. La musique n’était vraiment aimée que d’une poignée de gens; et ce n’étaient pas toujours ceux qui s’en occupaient le plus: compositeurs et critiques. Il y a si peu de musiciens en France, qui aiment vraiment la musique!


Ainsi pensait Christophe; et il ne se disait pas que c’est partout ainsi, que même en Allemagne il n’y a pas beaucoup plus de vrais musiciens, et que ce qui compte en art, ce ne sont pas les milliers qui n’y comprennent rien, mais la poignée de gens qui l’aiment et qui le servent avec une fière humilité. Les avait-il vus, en France? Créateurs et critiques, – les meilleurs travaillaient en silence, loin du bruit, comme Franck avait fait, comme faisaient les mieux doués des compositeurs d’à présent, tant d’artistes qui vivraient toute leur vie dans l’ombre, pour fournir plus tard à quelque journaliste la gloire de les découvrir et de se dire leur ami, – et cette petite armée de savants laborieux, qui, sans ambition, insoucieux d’eux-mêmes, relevaient pierre à pierre la grandeur de la France passée, ou qui, s’étant voués à l’éducation musicale du pays, préparaient la grandeur de la France à venir. Combien il y avait là d’esprits, dont la richesse, la liberté, la curiosité universelle eût attiré Christophe, s’il avait pu les connaître! Mais à peine avait-il entrevu, en passant, deux ou trois d’entre eux; il ne les connaissait qu’à travers des caricatures de leur pensée. Il ne voyait que leurs défauts, copiés, exagérés par les singes de l’art et les commis voyageurs de la presse.


Cette plèbe musicale l’écœurait surtout par son formalisme. Jamais il n’était question entre eux d’autre chose que de la forme. Du sentiment, du caractère, de la vie, pas un mot! Pas un ne se doutait que tout vrai musicien vit dans un univers sonore, et que ses journées se déroulent en lui, comme un flot de musique. La musique est l’air qu’il respire, le ciel qui l’enveloppe. Même son âme est musique; musique, tout ce qu’elle aime, hait, souffre, craint, espère. Une âme musicale, quand elle aime un beau corps, le voit comme une musique. Les chers yeux qui la charment ne sont ni bleus, ni gris, ni bruns: ils sont musique; elle éprouve, à les voir, l’impression d’un accord délicieux. Cette musique intérieure est mille fois plus riche que celle qui l’exprime, et le clavier est inférieur à celui qui en joue. Le génie se mesure à la puissance de la vie, que tâche d’évoquer l’art, cet instrument imparfait. – Mais combien de gens s’en doutent en France? Pour ce peuple de chimistes, la musique semble n’être que l’art de combiner des sons. Ils prennent l’alphabet pour le livre. Christophe haussait les épaules, quand il les entendait dire que, pour comprendre l’art, il faut faire abstraction de l’homme. Ils apportaient à ce paradoxe une grande satisfaction: car ils croyaient ainsi se prouver leur musicalité. Jusqu’à Goujart, ce niais qui n’avait jamais pu comprendre comment on pouvait faire pour se rappeler par cœur une page de musique! – (il avait tâché de se faire expliquer ce mystère par Christophe). – Ne prétendait-il pas maintenant lui enseigner que la grandeur d’âme de Beethoven et la sensualité de Wagner n’avaient pas plus de part à leur musique que le modèle d’un peintre n’en a à ses portraits!


– Cela prouve, finit par lui répondre Christophe, impatienté, que pour vous un beau corps n’a pas de prix artistique! Pas plus qu’une grande passion! Pauvre homme!… Vous ne vous doutez pas de tout ce que la beauté d’une figure parfaite ajoute à la beauté de la peinture qui la retrace, comme la beauté d’une grande âme à la beauté de la musique qui la reflète?… Pauvre homme!… Le métier seul vous intéresse? Pourvu que ça soit de l’ouvrage bien fait, cela vous est égal ce que l’ouvrage veut dire?… Pauvre homme!… Vous êtes comme ces gens qui n’écoutent pas ce que dit l’orateur, mais le son de sa voix, qui regardent sans comprendre ses gesticulations, et qui trouvent qu’il parle diablement bien?… Pauvre homme! Pauvre homme!… Bougre de crétin.


Mais ce n’était pas seulement telle ou telle théorie qui irritait Christophe, c’étaient toutes les théories. Il était excédé de ces disputes byzantines, de ces conversations de musiciens éternellement sur la musique, uniquement sur la musique. Il y avait de quoi en dégoûter à jamais le meilleur musicien. Christophe pensait, comme Moussorgski, que les musiciens ne feraient pas mal de laisser de temps en temps leur contrepoint et leurs harmonies, pour la lecture des beaux livres et l’expérience de la vie. La musique ne suffit pas à un musicien: ce n’est pas ainsi qu’il arrivera à dominer le siècle et à s’élever au-dessus du néant… La vie! Toute la vie! Tout voir et tout connaître. Aimer, chercher, étreindre la vérité, – la belle Penthésilée, reine des Amazones, qui mord celui qui la baise!


Assez de parlottes musicales, assez de boutiques à fabriquer des accords! Tons ces ragots de cuisine harmonique étaient bien incapables de lui apprendre à trouver une harmonie nouvelle qui ne fût pas un monstre, mais un être vivant!


Il tourna le dos à ces docteurs Wagner, couvant leurs alambics pour faire éclore quelque Homunculus [6] en bouteille; et, s’évadant de la musique française, il tâcha de connaître le milieu littéraire et la société parisienne.


*

Ce fut par les journaux quotidiens que Christophe fit d’abord connaissance – comme des millions de gens en France, – avec la littérature française de son temps. Comme il était désireux de se mettre le plus vite possible au diapason de la pensée parisienne, en même temps que de se perfectionner dans la langue, il s’imposa de lire avec beaucoup de conscience les feuilles qu’on lui disait les plus parisiennes. Le premier jour, il lut parmi des faits divers horrifiants, dont la narration et les instantanés remplissaient plusieurs colonnes, une nouvelle sur un père qui couchait avec sa fille, âgée de quinze ans: la chose était présentée comme toute naturelle, et même assez touchante. Le second jour, il lut dans le même journal une nouvelle sur un père et son fils, âgé de douze ans, qui couchaient avec la même fille. Le troisième jour, il lut une nouvelle sur un frère qui couchait avec sa sœur. Le quatrième, sur deux sœurs qui couchaient ensemble. Le cinquième… Le cinquième, il jeta le journal, avec un haut-le-cœur et dit à Sylvain Kohn:


– Ah! ça, qu’est-ce que vous avez? Vous êtes malades?


Sylvain Kohn se mit à rire, et dit:


– C’est de l’art.


Christophe haussa les épaules:


– Vous vous moquez de moi.


Kohn rit de plus belle.


– En aucune façon. Voyez plutôt.


Il montra à Christophe une enquête récente sur l’Art et la Morale, d’où il résultait que «l’Amour sanctifiait tout», que «la Sensualité était le ferment de l’Art», que «l’Art ne pouvait être immoral», que «la morale était une convention inculquée par une éducation jésuitique», et que seule comptait «l’énormité du Désir». – Une suite de certificats littéraires attestaient dans les journaux la pureté d’un roman qui peignait les mœurs des souteneurs. Certains des répondants étaient les plus grands noms de la littérature, ou d’austères critiques. Un poète des familles, bourgeois et catholique, donnait sa bénédiction d’artiste à une peinture très soignée des mauvaises mœurs grecques. Des réclames lyriques exaltaient des romans, où laborieusement s’étalait la Débauche à travers les âges: Rome, Alexandrie, Byzance, la Renaissance italienne et française, le Grand Siècle… c’était un cours complet. Un autre cycle d’études embrassait les divers pays du globe: des écrivains consciencieux s’étaient consacrés, avec une patience de bénédictins, à l’étude des mauvais lieux des cinq parties du monde. On trouvait, parmi ces géographes et ces historiens du rut, des poètes distingués et de parfaits écrivains. On ne les distinguait des autres qu’à leur érudition. Ils disaient en termes impeccables des polissonneries archaïques.


L’affligeant était de voir de braves gens et de vrais artistes, des hommes qui jouissaient dans les lettres françaises d’une juste notoriété, s’évertuer à ce métier pour lequel ils n’étaient point doués. Certains s’épuisaient à écrire, comme les autres, des ordures que les journaux du matin débitaient par tranches. Ils pondaient cela régulièrement, à dates fixes, une ou deux fois par semaine; et cela durait depuis des années. Ils pondaient, pondaient, pondaient, n’ayant plus rien à dire, se torturant le cerveau pour en faire sortir quelque chose de nouveau, saugrenu, incongru: car le public, gorgé, se lassait de tous les plats et trouvait bientôt fades les imaginations de plaisirs les plus dévergondées: il fallait faire l’éternelle surenchère, – surenchère sur les autres, surenchère sur soi-même; – et ils pondaient leur sang, ils pondaient leurs entrailles: c’était un spectacle lamentable et grotesque.


Christophe ne connaissait pas tous les dessous de ce triste métier; et s’il les eût connus, il n’en eût pas été plus indulgent: car rien au monde n’excusait à ses yeux un artiste de vendre l’art pour trente deniers…


– (Même pas d’assurer le bien-être de ceux qu’il aime.


– Même pas.


– Ce n’est pas humain.


– Il ne s’agit pas d’être humain, il s’agit d’être un homme… Humain!… Dieu bénisse votre humanitarisme au foie blanc!… On n’aime pas vingt choses à la fois, on ne sert pas plusieurs dieux!…)


Dans sa vie de travail, Christophe n’était guère sorti de l’horizon de sa petite ville allemande, il ne pouvait se douter que cette dépravation artistique, qui s’étalait à Paris, était commune à presque toutes les grandes villes; et les préjugés héréditaires de la «chaste Allemagne» contre «l’immoralité latine» se réveillaient en lui. Sylvain Kohn aurait eu beau jeu à lui opposer ce qui se passait sur les bords de la Sprée, et l’effroyable pourriture d’une élite de l’Allemagne impériale, dont la brutalité rendait l’ignominie plus repoussante encore. Mais Sylvain Kohn ne pensait pas à en tirer avantage; il n’en était pas plus choqué que des mœurs parisiennes. Il pensait ironiquement: «Chaque peuple a ses usages»; et il trouvait naturel ceux du monde où il vivait: Christophe pouvait donc croire qu’ils étaient la nature même de la race. Aussi ne se faisait-il pas faute, comme ses compatriotes, de voir dans l’ulcère qui dévore les aristocraties intellectuelles de tous les pays le vice propre de l’art français, la tare des races latines.


Ce premier contact avec la littérature parisienne lui fut pénible, et il lui fallut du temps pour l’oublier, par la suite. Les œuvres ne manquaient pourtant pas qui n’étaient point uniquement occupées de ce que l’un de ces écrivains appelait noblement «le goût des divertissements fondamentaux». Mais des plus belles et des meilleures, rien ne lui arrivait. Elles n’étaient pas de celles qui cherchent les suffrages des Sylvain Kohn; elles ne s’inquiétaient pas d’eux, et ils ne s’inquiétaient pas d’elles: ils s’ignoraient mutuellement. Jamais Sylvain Kohn n’en eût parlé à Christophe. De bonne foi, il était convaincu que ses amis et lui incarnaient l’art français, et qu’en dehors de ceux que leur opinion avait sacrés grands hommes, il n’y avait point de talent, il n’y avait point d’art, il n’y avait point de France. Des poètes qui étaient l’honneur des lettres, la couronne de la France, Christophe ne connut rien. Des romanciers, seuls lui parvinrent, émergeant au-dessus de la marée des médiocres, quelques livres de Barrès et d’Anatole France. Mais il était trop peu familiarisé avec la langue pour pouvoir bien goûter l’ironie érudite de l’un, le sensualisme cérébral de l’autre. Il resta quelque temps à regarder curieusement les orangers en caisse, qui poussaient dans la serre d’Anatole France, et les narcisses grêles, qui émaillaient le cimetière d’âme de Barrès. Il s’arrêta quelques instants devant le génie, un peu sublime, un peu niais, de Mæterlinck: un mysticisme monotone, mondain, s’en exhalait. Il se secoua, tomba dans le torrent épais, le romantisme boueux de Zola, qu’il connaissait déjà, et n’en sortit que pour se noyer tout à fait dans une inondation de littérature.


De ces plaines submergées s’exhalait un odor di femina. La littérature d’alors pullulait de femmes et d’hommes femelles. – Il est bien que les femmes écrivent, si elles ont la sincérité de peindre ce qu’aucun homme n’a su voir tout à fait: le fond de l’âme féminine. Mais bien peu l’osaient faire; la plupart n’écrivaient que pour attirer l’homme: elles étaient aussi menteuses dans leurs livres que dans leurs salons; elles s’embellissaient fadement, et flirtaient avec le lecteur. Depuis qu’elles n’avaient plus de confesseur à qui raconter leurs petites malpropretés, elles les racontaient en public. C’était une pluie de romans, presque toujours scabreux, toujours maniérés, écrits dans une langue qui avait l’air de zézayer, une langue qui sentait la boutique à parfums et l’obsédante odeur fade, chaude, et sucrée. Elle était partout dans cette littérature. Christophe pensait, comme Gœthe: «Que les femmes fassent autant qu’elles veulent des poésies et des écrits! Mais que les hommes n’écrivent pas comme des femmes! Voilà ce qui ne me plaît point». Il ne pouvait voir sans dégoût cette coquetterie louche, ces minauderies, cette sensiblerie qui se dépensait de préférence au profit des êtres les moins dignes d’intérêt, ce style pétri de mignardise et de brutalité, ces charretiers psychologues.


Mais Christophe se rendait compte qu’il ne pouvait juger. Il était assourdi par le bruit de la foire aux paroles. Impossible d’entendre les jolis airs de flûte, qui se perdaient au milieu. Parmi ces œuvres de volupté, il en était au fond desquelles souriait sur le ciel limpide la ligne harmonieuse des collines de l’Attique, – tant de talent et de grâce, une douceur de vivre, une finesse de style, une pensée pareille aux langoureux adolescents de Pérugin et du jeune Raphaël, qui, les yeux à demi-clos, sourient à leur rêve amoureux. Christophe n’en voyait rien. Rien ne pouvait lui révéler les courants de l’esprit. Un français aurait eu lui-même grand’peine à s’y reconnaître. Et la seule constatation qu’il lui était permis de faire, c’était de ce débordement d’écriture, qui avait l’air d’une calamité publique. Il semblait que tout le monde écrivît: hommes, femmes et enfants, officiers, comédiens, gens du monde et forbans. Une vraie épidémie.


Christophe renonça, pour l’instant à se faire une opinion. Il sentait qu’un guide, comme Sylvain Kohn, ne pourrait que l’égarer tout à fait. L’expérience qu’il avait eue en Allemagne d’un cénacle littéraire le mettait justement en défiance; il était sceptique à l’égard des livres et des revues: savait-on s’ils ne représentaient pas simplement l’opinion d’une centaine de désœuvrés, ou même si l’auteur n’était pas tout le public à lui tout seul? Le théâtre donnait une idée plus exacte de la société. Il tenait à Paris, dans la vie quotidienne, une place exorbitante. C’était un restaurant pantagruélique, qui ne suffisait pas à assouvir l’appétit de ces deux millions d’hommes. Une trentaine de grands théâtres, sans parler des scènes de quartier, des cafés-concerts, des spectacles divers, – une centaine de salles, chaque soir, presque toutes pleines. Un peuple d’acteurs et d’employés. Les quatre théâtres subventionnés occupant à eux seuls près de trois mille personnes, et dépensant dix millions. Paris entier rempli de gloire des cabots. À chaque pas, d’innombrables photos, dessins, caricatures, répétaient leurs grimaces, les gramophones leur nasillement, les journaux leurs jugements sur l’art et sur la politique. Ils avaient leur presse spéciale. Ils publiaient leurs mémoires héroïques et familiers. Parmi les autres Parisiens, ces grands enfants flâneurs qui passaient leur temps à se singer, ces singes complets tenaient le sceptre; et les auteurs dramatiques étaient leurs chambellans. Christophe pria Sylvain Kohn de l’introduire dans le royaume des reflets et des ombres.


*

Mais Sylvain Kohn n’était pas un guide plus sûr dans ce pays que dans celui des livres, et la première impression que Christophe eut, grâce à lui, des théâtres parisiens, ne fut pas moins repoussante que celle de ses premières lectures. Il semblait que partout régnât le même esprit de prostitution cérébrale.


Il y avait deux écoles parmi les marchands de plaisir. L’une était à la bonne vieille mode, la façon nationale, le gros plaisir bien salé, à la bonne franquette, la joie de la laideur, des digestions copieuses, des difformités physiques, les gens en caleçon, les plaisanteries de corps de garde, la bisque, le poivre rouge, les viandes faisandées, les cabinets particuliers, – «cette mâle franchise» comme disent ces gens-là, qui prétend concilier la gaillardise et la morale, parce qu’après quatre actes de chienneries, elle ramène le triomphe du Code en jetant, au hasard de quelque imbroglio, la femme légitime dans le lit du mari qu’elle voulait cocufier: – (pourvu que la loi soit sauve, la vertu l’est aussi) – cette honnêteté grivoise, qui défend le mariage, en lui donnant les allures de la débauche: – le genre gaulois.


L’autre école était modern-style. Elle était beaucoup plus raffinée, plus écœurante aussi. Les Juifs parisianisés (et les chrétiens judaïsés), qui foisonnaient au théâtre, y avaient introduits le mic-mac de sentiments, qui est le trait distinctif d’un cosmopolitisme dégénéré. Ces fils qui rougissaient de leur père s’appliquent à renier la conscience de leur race; ils n’y réussissaient que trop. Après avoir dépouillé leur âme séculaire, il ne leur restait plus de personnalité que pour mêler les valeurs intellectuelles et morales des autres peuples: ils en faisaient une macédoine, une olla podrida [7]: c’était leur façon d’en jouir. Ceux qui étaient les maîtres du théâtre à Paris excellaient à battre ensemble l’ordure et le sentiment, à donner à la vertu un parfum de vice, au vice un parfum de vertu, à intervertir toutes les relations d’âge, de sexe, de famille, d’affections. Leur art avait ainsi une odeur sui generis [8], qui sentait bon et mauvais à la fois, c’est-à-dire très mauvais: ils nommaient cela «amoralisme».


Un de leurs héros de prédilection était alors le vieillard amoureux. Leur théâtre en offrait une riche galerie de portraits. Ils trouvaient dans la peinture de ce type l’occasion d’étaler mille délicatesses. Tantôt le héros sexagénaire avait sa fille pour confidente; il lui parlait de sa maîtresse; elle lui parlait de ses amants; ils se conseillaient fraternellement; le bon père aidait sa fille dans ses adultères; la bonne fille s’entremettait auprès de la maîtresse infidèle, la suppliait de revenir, la ramenait au bercail. Tantôt le digne vieillard se faisait le confident de sa maîtresse; il causait avec elle des amants qu’elle avait, sollicitait le récit de ses libertinages, et même il finissait par y trouver plaisir. On voyait des amants, gentlemen accomplis, qui étaient les intendants gagés de leurs anciennes maîtresses, veillaient sur leur commerce et leurs accouplements. Les femmes du monde volaient. Les hommes étaient maquereaux, les filles lesbiennes. Tout cela, dans le meilleur monde: le monde riche, – le seul qui comptât. Car il permettait d’offrir aux clients sous le couvert des séductions du luxe, une marchandise avariée. Ainsi maquillée, elle s’enlevait sur la place; les jeunes femmes et les vieux messieurs en faisaient leurs délices. Il se dégageait de là un fumet de cadavre et de pastilles du sérail.


Leur style n’était pas moins mêlé que leurs sentiments. Ils s’étaient fait un argot composite, d’expressions de toutes classes et de tous pays, pédantesque, chatnoiresque, classique, lyrique, précieux, poisseux, poissard, mixture de coq-à-l’âne, d’afféteries, de grossièretés et de mots d’esprit, qui semblaient avoir un accent étranger. Ironiques, et doués d’un humour bouffon, ils n’avaient pas beaucoup d’esprit naturel; mais, adroits comme ils étaient, ils en fabriquaient assez habilement, à l’instar de Paris. Si la pierre n’était pas toujours de la plus belle eau, et si presque toujours la monture était d’un goût baroque et surchargé, du moins cela brillait aux lumières: c’était tout ce qu’il fallait. Intelligents d’ailleurs, bons observateurs, mais observateurs myopes, les yeux déformés depuis des siècles par la vie de comptoir, examinant les sentiments à la loupe, grossissant les choses menues et ne voyant pas les grandes, avec une prédilection marquée pour les oripeaux, ils étaient incapables de peindre autre chose que ce qui semblait à leur snobisme de parvenus l’idéal de l’élégance: une poignée de viveurs fatigués et d’aventuriers, qui se disputaient la jouissance de quelque argent volé et de femelles sans vertu.


Parfois la vraie nature de ces écrivains juifs se réveillait, montait des lointains de leur être, à propos d’on ne savait quels échos mystérieux provoqués par le choc d’un mot. Alors, c’était un amalgame étrange de siècles et de races, un souffle du Désert, qui par delà les mers, apportait dans ces alcôves parisiennes des relents de bazar turc, l’éblouissement des sables, des hallucinations, une sensualité ivre, une puissance d’invectives, une névrose enragée, à deux doigts des convulsions, une frénésie de détruire, – Samson, qui brusquement assis depuis des siècles dans l’ombre se lève comme un lion, et secoue avec rage les colonnes du temple qui s’écroulent sur lui et sur la race ennemie.


Christophe se boucha le nez, et dit à Sylvain Kohn:


– Il y a de la force là-dedans; mais elle pue. Assez! Allons voir autre chose.


– Quoi? demanda Sylvain Kohn.


– La France.


– La voilà! dit Kohn.


– Ce n’est pas possible, fit Christophe. La France n’est pas ainsi.


– La France, comme l’Allemagne.


– Je n’en crois rien. Un peuple qui serait ainsi n’en aurait pas pour vingt ans: il sent déjà le pourri. Il y a autre chose.


– Il n’y a rien de mieux.


– Il y a autre chose, s’entêta Christophe.


– Oh! nous avons aussi de belles âmes, dit Sylvain Kohn, et des théâtres, à leur mesure. Est-ce là ce qu’il vous faut? On peut vous en offrir.


Il conduisit Christophe au Théâtre Français.


*

On jouait, ce soir-là, une comédie moderne, en prose, qui traitait d’une question juridique.


Dès les premiers mots, Christophe ne sut plus dans quel monde cela se passait. Les voix des acteurs étaient démesurément amples, lentes, graves, compassées; elles articulaient toutes les syllabes, comme si elles voulaient donner des leçons de diction; elles paraissaient scander perpétuellement des alexandrins, avec des hoquets tragiques. Les gestes étaient solennels et presque hiératiques. L’héroïne, drapée de son peignoir comme d’un peplum grec, le bras levé, la tête baissée, jouait l’Antigone toujours, et souriait d’un sourire d’éternel sacrifice, en modulant les notes les plus profondes de son beau contralto. Le père noble marchait d’un pas de maître d’armes, avec une dignité funèbre, un romantisme en habit noir. Le jeune premier se contractait froidement la gorge pour en tirer des pleurs. La pièce était écrite en style de tragédie-feuilleton: c’étaient des mots abstraits, des épithètes bureaucratiques, des périphrases académiques. Pas un mouvement, pas un cri imprévu. Du commencement à la fin, un mécanisme d’horloge, un problème posé, un schéma dramatique, un squelette de pièce, et dessus, point de chair, des phrases de livre. Au fond de ces discussions qui voulaient paraître hardies, des idées timorées, une âme de petit bourgeois gourmé.


L’héroïne avait divorcé d’avec un mari indigne, dont elle avait un enfant, et elle s’était remariée avec un honnête homme qu’elle aimait. Il s’agissait de prouver que, même en ce cas, le divorce était condamné par la nature, comme par le préjugé. Pour cela, rien de plus facile: l’auteur s’arrangeait de façon à ce que le premier mari reprit la femme, une fois par surprise. Et après, au lieu de la nature toute simple, qui eût voulu des remords, une honte peut-être, mais le désir d’aimer d’autant plus le second, l’honnête homme, on présentait un cas de conscience héroïque, hors nature. Il en coûte si peu d’être vertueux, hors nature! Les écrivains français n’ont pas l’air familiers, avec la vertu: ils forcent la note, quand ils en parlent; il n’y a plus moyen d’y croire. On dirait qu’on a toujours affaire à des héros de Corneille, à des rois de tragédie. – Et ne sont-ils pas des rois, ces héros millionnaires, ces héroïnes qui, toutes, ont, pour le moins, un hôtel à Paris, et deux ou trois châteaux? La richesse, pour cette sorte d’écrivains, est une beauté, presque une vertu.


Le public paraissait à Christophe encore plus étonnant que la pièce. Aucune invraisemblance ne le troublait. Il riait aux bons endroits, quand l’acteur disait la phrase qui devait faire rire, en l’annonçant à l’avance, afin qu’on eût le temps de se préparer à rire. Il se mouchait, toussait, ému jusques aux larmes, quand les mannequins tragiques hoquetaient, rugissaient ou s’évanouissaient, selon les rites consacrés.


– Et on dit que les Français sont légers! s’exclama Christophe, au sortir de la représentation.


– Il y a temps pour tout, dit Sylvain Kohn, gouaillant. Vous vouliez la vertu? Vous voyez qu’il y en a encore en France.


– Mais ce n’est pas de la vertu, se récria Christophe, c’est de l’éloquence!


– Chez nous, dit Sylvain Kohn, la vertu au théâtre est toujours éloquente.


– Vertu de prétoire, dit Christophe, la palme est au plus bavard. Je hais les avocats. N’avez-vous pas des poètes, en France?


Sylvain Kohn le mena à des théâtres poétiques.


*

Il y avait des poètes en France. Il y avait même de grands poètes. Mais le théâtre n’était pas pour eux. Il était pour les rimeurs. Le théâtre est à la poésie ce qu’est l’opéra à la musique. Comme disait Berlioz: Sicut amori lupanar.


Christophe vit des princesses courtisanes par sainteté, qui mettaient leur honneur à se prostituer, et que l’on comparait au Christ, gravissant le calvaire; – des amis qui trompaient leur ami, par dévouement pour lui; – de vertueux ménages à trois; des cocus héroïques: (le type était devenu, comme la chaste prostituée, un article européen; l’exemple du roi Marke leur avait tourné la tête: tel le cerf de saint Hubert, ils ne se présentaient plus qu’avec une auréole. Christophe vit aussi des filles galantes, qui étaient partagées, comme Chimène, entre la passion et le devoir: la passion était de suivre un nouvel amant; le devoir était de rester avec l’ancien, un vieux qui leur donnait de l’argent, et que d’ailleurs elles trompaient. À la fin, noblement, elles choisissaient le devoir. – Christophe trouvait que ce devoir différait peu du sordide intérêt; mais le public était content. Le mot de Devoir lui suffisait; il ne tenait pas à la chose: le pavillon couvrait la marchandise.


Le comble de l’art était quand pouvaient s’accorder, de la façon la plus paradoxale, l’immoralité sexuelle avec l’héroïsme cornélien. Ainsi, tout était satisfait chez ce public parisien: son libertinage d’esprit, et sa vertu oratoire. – Il faut lui rendre justice: il était encore plus bavard que paillard. L’éloquence faisait ses délices. Il se fût fait fouetter pour un beau discours. Vice ou vertu, héroïsme abracadabrant ou bassesse crapuleuse, il n’était pas de pilule qu’on ne lui fît avaler, dorée de rimes sonores et de mots ronflants. Tout était matière à couplets. Tout était phrases. Tout était jeu. Quand Hugo faisait entendre son tonnerre, vite (comme disait son apôtre, Mendès), il y mettait une sourdine, pour ne pas effrayer même un petit enfant… (L’apôtre était persuadé qu’il faisait un compliment.) – Jamais on ne sentait dans leur art une force de la nature. Ils mondanisaient tout: l’amour, la souffrance, la mort. Comme en musique, – bien plus encore qu’en musique, qui était un art plus jeune en France et relativement plus naïf, ils avaient la terreur du «déjà dit». Les mieux doués s’appliquaient froidement à en prendre le contre-pied. La recette était simple: on faisait choix d’une légende, ou d’un conte d’enfant, et on leur faisait dire juste le contraire de ce qu’ils voulaient dire. On obtenait ainsi Barbe-Bleue battu par ses femmes, ou Polyphème qui se crève l’œil, par bonté, afin de se sacrifier au bonheur d’Acis et de Galatée. En tout cela, rien de sérieux, que la forme. Encore semblait-il à Christophe (mais il était mauvais juge) que ces maîtres de la forme étaient de petits-maîtres et des maîtres pasticheurs, plutôt que de grands écrivains, créateurs de leur style, et peignant largement.


Nulle part, le mensonge poétique ne s’étalait avec plus d’insolence que dans le drame héroïque. Ils se faisaient du héros une conception burlesque:


«L’important, c’est d’avoir une âme magnifique,

Un œil d’aigle, un front large et haut comme un portique,

Un air puissant et grave, émouvant, radieux,

Un cœur plein de frissons, du rêve plein les yeux


De tels vers étaient pris au sérieux. Sous l’affublement des grands mots, des panaches, des parades de théâtre avec des épées de fer-blanc et des casques en carton, on retrouvait toujours l’incurable futilité d’un Sardou, l’intrépide vaudevilliste, qui jouait Guignol avec l’histoire. À quoi pouvait répondre, dans la réalité, l’absurde héroïsme d’un Cyrano? Ces gens-là remuaient le ciel et la terre, ils faisaient sortir de leurs tombeaux l’Empereur et ses légions, les bandes de la Ligue, les condottieri [9] de la Renaissance, tous les cyclones humains qui dévastèrent l’univers: – et c’était pour montrer quelque fantoche, impassible dans les massacres, entouré d’armées de reîtres et de sérails de captives, qui se consumait d’un amour de petit bêta romanesque pour une femme qu’il avait vue, dix ou quinze ans avant, – ou le roi Henri IV, qui allait se faire assassiner, parce que sa maîtresse ne l’aimait pas!


C’est ainsi que ces bonnes gens jouaient les rois et les héros de chambre. Dignes rejetons des illustres benêts du temps du Grand Cyrus, ces Gascons de l’idéal, – Scudéry, La Calprenède, – chantres du faux héroïsme, de l’héroïsme impossible, qui est l’ennemi du vrai… Christophe remarquait avec étonnement que les Français, qui se disent si fins, n’avaient pas le sens du ridicule.


Mais ce qui passait tout, c’était quand la religion était à la mode! Alors, pendant le carême, des comédiens lisaient au théâtre de la Gaîté les sermons de Bossuet, avec accompagnement d’orgue. Des auteurs israélites écrivaient pour des actrices israélites des tragédies sur sainte Thérèse. On jouait Chemin de Croix à la Bodinière, L’Enfant Jésus à l’Ambigu, la Passion à la Porte-Saint -Martin, Jésus à l’Odéon, des Suites d’orchestre sur le Christ, au Jardin d’Acclimatation. Quelque brillant causeur, un poète de l’amour voluptueux, faisait au Châtelet une conférence sur la Rédemption. Naturellement, de tout l’Évangile, ce que ces snobs avaient le mieux retenu, c’était Pilate et la Madeleine: – «Qu’est-ce que la Vérité ?» et la vierge folle. – Et leurs Christs boulevardiers étaient d’affreux bavards, au courant des dernières ficelles de la casuistique [10] mondaine.


Christophe dit:


– Cela, c’est le pire de tout. C’est le mensonge incarné. J’étouffe. Sortons d’ici!


*

Un grand art classique se maintenait pourtant au milieu de ces industries modernes, comme les ruines des temples antiques parmi les constructions prétentieuses de la Rome d’aujourd’hui. Mais, à l’exception de Molière, Christophe n’était pas encore en état de l’apprécier. Il lui manquait le sens intime de la langue, donc, du génie de la race. Rien ne lui était plus incompréhensible que la tragédie du XVIIe siècle, – la province de l’art français la moins accessible aux étrangers, justement parce qu’elle est située au cœur même de la France. Il la trouvait assommante, froide, sèche, écœurante de pédantisme et de minauderies. Une action indigente ou forcée, des personnages abstraits comme des arguments de rhétorique, ou insipides comme une conversation de femme du monde. Une caricature des sujets et des héros antiques. Un étalage de raison, de raisons, d’arguties de psychologie, d’archéologie démodée. Des discours, des discours, des discours: l’éternel bavardage français. Que cela fût beau ou non, Christophe se refusait ironiquement à en décider: il ne s’intéressait à rien là-dedans; quelles que fussent les thèses soutenues tour à tour par les orateurs de Cinna, il lui était parfaitement indifférent que l’une ou l’autre de ces machines à harangues l’emportât à la fin.


Il constatait d’ailleurs que le public français n’était pas de son avis et qu’il applaudissait fort. Cela ne contribuait pas à dissiper le malentendu: il voyait ce théâtre au travers du public; et il reconnaissait dans les Français modernes certains traits, déformés, des classiques. Tel un regard trop lucide qui retrouverait dans le visage flétri d’une vieille coquette les traits purs de sa fille: le spectacle est peu propre à faire naître l’illusion amoureuse!… Comme les gens d’une même famille, qui sont habitués à se voir, les Français ne s’apercevaient pas de la ressemblance. Mais Christophe en était frappé, et il l’exagérait: il ne voyait plus qu’elle. L’art d’aujourd’hui lui semblait offrir les caricatures des grands ancêtres; et les grands ancêtres, à leur tour, lui apparaissaient en caricatures. Il ne distinguait plus Corneille de sa lignée de rhéteurs poétiques, enragés à placer partout des cas de conscience sublimes et absurdes. Et Racine se confondait avec sa postérité de petits psychologues parisiens, penchés prétentieusement sur leurs cœurs.


Tous ces vieux écoliers ne sortaient pas de leurs classiques. Les critiques continuaient indéfiniment à discuter sur Tartuffe et sur Phèdre. Ils ne s’en lassaient point. Ils se délectaient, vieillards, des mêmes plaisanteries qui avaient fait leurs délices, quand ils étaient enfants. Il en serait ainsi jusqu’à la fin de la race. Aucun pays, au monde, ne conservait aussi enraciné le culte de ses arrière-grands-pères. Le reste de l’univers ne l’intéressait point. Combien n’avaient rien lu et ne voulaient rien lire, en dehors de ce qui avait été écrit en France, sous le Grand Roi! Leurs théâtres ne jouaient ni Gœthe, ni Schiller, ni Kleist, ni Grillparzer, ni Hebbel, ni Strindberg, ni Lope, ni Calderon, ni aucun des grands hommes d’aucune des autres nations, à part la Grèce antique, dont ils se disaient les héritiers, – (comme tous les peuples d’Europe). De loin en loin, ils éprouvaient le besoin d’enrôler Shakespeare. C’était la pierre de touche. Il y avait parmi eux deux écoles d’interprètes: les uns jouaient le Roi Lear, avec un réalisme bourgeois, comme une comédie d’Émile Augier; les autres faisaient d’Hamlet un opéra, avec des airs de bravoure et des vocalises à la Victor Hugo. Il ne leur venait point à l’idée que la réalité pût être poétique, ni la poésie une langue spontanée, pour des cœurs débordants de vie. Shakespeare paraissait faux. On en revenait vite à Rostand.


Cependant, depuis vingt ans, un effort était fait pour renouveler le théâtre; le cercle étroit de la littérature parisienne s’était élargi; elle touchait à tout, avec un semblant d’audace. Même, deux ou trois fois, la mêlée du dehors, la vie publique avait crevé, d’une poussée, le rideau des conventions. Mais ils se dépêchaient de recoudre les déchirures. C’étaient des pères douillets, qui avaient peur de voir les choses comme elles sont. Un esprit de société, une tradition classique, une routine de l’esprit et de la forme, un manque de sérieux profond; les empêchaient d’aller jusqu’au bout de leurs audaces. Les problèmes les plus poignants devenaient des jeux ingénieux; et tout se ramenait finalement à des questions de femmes, – de petites femmes. Ô la triste figure que faisaient sur leurs tréteaux les fantômes des grands hommes: l’Anarchie héroïque d’Ibsen, l’Évangile de Tolstoy, le Surhomme de Nietzsche!…


Les écrivains de Paris se donnaient bien du mal pour avoir l’air de penser des choses nouvelles. Au fond, ils étaient tous conservateurs. Il n’était pas en Europe de littérature où régnât plus généralement le passé, «l’éternel hier»: dans les grandes Revues, dans les grands journaux, dans les théâtres subventionnés, dans les Académies. Paris était en littérature ce que Londres était en politique: le frein modérateur de l’esprit européen. L’Académie française était une Chambre des Lords. Des institutions de l’Ancien Régime persistaient à imposer leur norme d’autrefois à la société nouvelle. Les éléments révolutionnaires étaient rejetés ou assimilés promptement. Ils ne se demandaient qu’à l’être. Même quand le gouvernement affectait en politique des allures socialistes, en art il se mettait à la remorque des Écoles Académiques. Contre les Académies, on ne luttait qu’à coups de cénacles; et on luttait fort mal. Car aussitôt qu’un du cénacle le pouvait, il enjambait dans une Académie et devenait plus académique que les autres. Au reste, que l’écrivain fût à l’avant-garde, ou dans les fourgons de l’armée, il était prisonnier de son groupe et des idées de son groupe. Les uns s’enfermaient dans leur Credo académique, les autres dans leur Credo révolutionnaire; et, au bout du compte, c’étaient toujours les mêmes œillères.


*

Pour réveiller Christophe, Sylvain Kohn lui proposa encore de le mener à des théâtres d’un genre spécial, – le dernier mot du raffinement. On y voyait des meurtres, des viols, des folies, les tortures, yeux arrachés, ventres étripés, tout ce qui pouvait secouer les nerfs et satisfaire la barbarie cachée d’une élite trop civilisée. Cela exerçait un attrait sur un public de jolies femmes et de mondains, – les mêmes qui allaient bravement s’enfermer pendant des après-midi dans les salles étouffantes du Palais du Justice, pour suivre des procès scandaleux, en bavardant, riant, et croquant des bonbons. Mais Christophe refusa avec indignation. Plus il avançait dans cet art, plus il sentait se préciser l’odeur, qui, dès les premiers pas, l’avait saisi, sournoise, puis tenace, suffocante: l’odeur de mort.


La mort: elle était partout, sous ce luxe, sous ce bruit. Christophe s’expliquait la répulsion qu’il avait tout d’abord éprouvée pour certaines de ces œuvres. Ce n’était pas leur immoralité qui le choquait. Moralité, immoralité, amoralité, – ces mots ne veulent rien dire. Christophe ne s’était jamais fait de théories morales; il aimait dans le passé de très grands poètes et de très grands musiciens, qui n’étaient pas de petits saints; quand il avait la chance de rencontrer un grand artiste, il ne lui demandait pas son billet de confession; il lui demandait plutôt.


– Es-tu sain?


Être sain, tout est là. «Si le poète est malade, qu’il commence par se guérir, dit Gœthe. Quand il sera guéri, il écrira.»


Les écrivains parisiens étaient malades; ou, quand l’un était sain, il en avait honte; il s’en cachait, il tâchait de se donner une bonne maladie. Leur mal ne se révélait pas à tel trait de leur art: – à l’amour du plaisir, à la licence extrême de la pensée, à l’esprit de critique destructeur. Tous ces traits pouvaient être – étaient suivant les cas, – sains ou malsains; il n’y avait en eux aucun germe de mort. Si la mort était là, elle ne venait pas de ces forces, elle venait de leur emploi par ces gens, elle était dans ces gens. – Et lui aussi, Christophe, aimait le plaisir. Lui aussi, aimait la liberté. Il avait soulevé contre lui l’opinion de sa petite ville allemande, par sa franchise à soutenir des idées, qu’il retrouvait maintenant, prônées par ces Parisiens, et qui, prônées par eux, maintenant le dégoûtaient. Les mêmes idées, pourtant. Mais elles ne sonnaient plus de même. Quand Christophe, impatient, secouait le joug des maîtres du passé, quand il partait en guerre contre l’esthétique et la morale pharisiennes, ce n’était pas un jeu pour lui, comme pour ces beaux esprits; il était sérieux, terriblement sérieux; et sa révolte avait pour but la vie, la vie féconde, grosse des siècles à venir. Chez ces gens, tout allait à la jouissance stérile. Stérile. Stérile. C’était le mot de l’énigme. Une débauche inféconde de la pensée et des sens. Un art brillant, plein d’esprit, d’habileté, – une belle forme, certes, une tradition de la beauté, qui se maintenait indestructible, en dépit des alluvions étrangères – un théâtre qui était du théâtre, un style qui était un style, des auteurs qui savaient leur métier, des écrivains qui savaient écrire, le squelette assez beau d’un art, d’une pensée, qui avaient été puissants. Mais un squelette. Des mots qui tintent, des phrases qui sonnent, des froissements métalliques d’idées qui se heurtent dans le vide, des jeux d’esprit, des cerveaux sensuels, et des sens raisonneurs. Tout cela ne servait à rien, qu’à jouir égoïstement. Cela allait à la mort. Phénomène analogue à celui de l’effrayante dépopulation de la France, que l’Europe observait – escomptait – en silence. Tant d’esprit et d’intelligence, des sens si affinés, se dépensaient en une sorte d’onanisme honteux! Ils ne s’en doutaient point. Ils riaient. C’était même la seule chose qui rassurât Christophe: ces gens-là savaient encore bien rire; tout n’était pas perdu. Il les aimait beaucoup moins, quand ils voulaient se prendre au sérieux; et rien ne le blessait autant que de voir des écrivains, qui ne cherchaient dans l’art qu’un instrument de plaisir, se donner comme les prêtres d’une religion désintéressée:


– Nous sommes des artistes, répétait avec complaisance Sylvain Kohn. Nous faisons de l’art pour l’art. L’art est toujours pur; il n’a rien que de chaste. Nous explorons la vie, en touriste que tout amuse. Nous sommes les curieux de rares voluptés, les éternels Don Juan amoureux de la beauté.


– Vous êtes des hypocrites, finit par riposter Christophe. Pardonnez-moi de vous le dire. Je croyais jusqu’ici qu’il n’y avait que mon pays qui l’était. En Allemagne nous avons l’hypocrisie de parler toujours d’idéalisme, en poursuivant toujours notre intérêt; et nous nous persuadons que nous sommes idéalistes, en ne pensant qu’à notre égoïsme. Mais vous êtes bien pires: vous couvrez du nom d’Art et de Beauté (avec une majuscule) votre luxure nationale, – quand vous n’abritez point votre Pilatisme moral sous le nom de Vérité, de Science, de Devoir intellectuel, qui se lave les mains des conséquences possibles de ses recherches hautaines. L’art pour l’art!… Une foi magnifique! Mais la foi seulement des forts. L’art! Étreindre la vie, comme l’aigle sa proie, et l’emporter dans l’air, s’élever avec elle dans l’espace serein!… Pour cela, il faut des serres, de vastes ailes, et un cœur puissant. Mais vous n’êtes que des moineaux, qui, quand ils ont trouvé quelque morceau de charogne, le dépècent sur place et se le disputent en piaillant… L’art pour l’art!… Malheureux! L’art n’est pas une vile pâture, livrée aux vils passants. Une jouissance, certes, et de toutes la plus enivrante. Mais elle n’est le prix que d’une lutte acharnée, et son laurier couronne la victoire de la force. L’art est la vie domptée. L’empereur de la vie. Quand on veut être César, il faut en avoir l’âme. Vous n’êtes que des rois de théâtre: c’est un rôle que vous jouez, vous n’y croyez même pas. Et, comme ces acteurs, qui se font gloire de leurs difformités, vous faites de la littérature avec les vôtres. Vous cultivez amoureusement les maladies de votre peuple, sa peur de l’effort, son amour du plaisir, des idéologies sensuelles, de l’humanitarisme chimérique, de tout ce qui engourdit voluptueusement la volonté et peut lui enlever toutes ses raisons d’agir. Vous le menez droit aux fumeries d’opium. Et vous le savez bien; mais vous ne le dites point: la mort est au bout. – Eh bien, moi, je dis: Où est la mort, l’art n’est point. L’art, c’est ce qui fait vivre. Mais les plus honnêtes d’entre vos écrivains sont si lâches que, même quand le bandeau leur est tombé des yeux, ils affectent de ne pas voir; ils ont le front de dire:


– C’est dangereux, je l’avoue; il y a du poison là-dedans; mais c’est plein de talent!


Comme si, en correctionnelle, le juge disait d’un apache.


– Il est un gredin, c’est vrai; mais il a tant de talent!


*

Christophe se demandait à quoi servait la critique française. Ce n’étaient pourtant pas les critiques qui manquaient; ils pullulaient sur l’art. On n’arrivait plus à voir les œuvres: elles disparaissaient sous eux.


Christophe n’était pas tendre pour la critique, en général. Il avait déjà peine à admettre l’utilité de cette multitude d’artistes, qui formaient comme un quatrième, ou un cinquième État, dans la société moderne: il y voyait le signe d’une époque fatiguée, qui s’en remet à d’autres du soin de regarder la vie, – qui sent, par procuration. À plus forte raison, trouvait-il un peu honteux qu’elle ne fût même plus capable de voir avec ses yeux ces reflets de la vie, qu’il lui fallût encore d’autres intermédiaires, des reflets de reflets, en un mot, des critiques. Au moins eût-il fallu que ces reflets fussent fidèles. Mais ils ne reflétaient rien que l’incertitude de la foule, qui faisait cercle autour. Telles, ces glaces de musée, où se réfléchissent, avec le plafond peint, les visages des curieux qui tâchent de l’y voir.


Il avait été un temps où ces critiques avaient joui en France d’une immense autorité. Le public s’inclinait devant leurs arrêts; et il n’était pas loin de les regarder comme supérieurs aux artistes, comme des artistes intelligents: – (les deux mots ne semblaient pas faits pour aller ensemble). – Puis, ils s’étaient multipliés à l’excès; ils étaient trop d’augures: cela gâte le métier. Quand il y a tant de gens qui affirment, chacun, qu’il est le seul détenteur de l’unique vérité, on ne peut plus les croire; et ils finissent par ne plus se croire eux-mêmes. Le découragement était venu: du jour au lendemain, suivant l’habitude française, ils avaient passé d’un extrême à l’autre. Après avoir professé qu’ils savaient tout, ils professaient maintenant qu’ils ne savaient rien. Ils y mettaient leur point d’honneur et leur fatuité même. Renan avait enseigné à ces générations amollies qu’il est élégant de ne rien affirmer sans le nier aussitôt, ou du moins sans le mettre en doute. Il était de ceux dont parle saint Paul; «en qui il y a toujours oui, oui, et puis non, non». Toute l’élite française s’était enthousiasmée pour ce Credo amphibie. La paresse de l’esprit et la faiblesse du caractère y avaient trouvé leur compte. On ne disait plus d’une œuvre qu’elle était bonne ou mauvaise, vraie ou fausse, intelligente ou sotte. On disait:


– Il se peut faire… Il n’y a pas d’impossibilité… Je n’en sais rien… je m’en lave les mains.


Si l’on jouait une ordure, ils ne disaient pas:


– Voilà une ordure.


Ils disaient:


– Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de parler de tout avec incertitude; et, par cette raison, vous ne devez pas dire: «Voilà une ordure», mais: «Il me semble… Il m’apparaît que voilà une ordure… Mais il n’est pas assuré que cela soit. Il se pourrait que ce fût un chef-d’œuvre. Et qui sait si ce n’en est pas un?»


Il n’y avait plus de danger qu’on les accusât de tyranniser les arts. Jadis, Schiller leur avait fait la leçon, et il avait rappelé aux tyranneaux de la presse ce qu’il appelait crûment:


Le devoir des domestiques.


«Avant tout, que la maison soit nette, où la Reine va paraître. Alerte donc! Balayez les chambres. Voilà pourquoi, Messieurs, vous êtes là.


«Mais dès qu’Elle parait, vite à la porte, valets! Que la servante ne se carre point dans le fauteuil de la dame!»


Il fallait rendre justice à ceux d’aujourd’hui. Ils ne s’asseyaient plus dans le fauteuil de la dame. On voulait qu’ils fussent domestiques, ils l’étaient. – Mais de mauvais domestiques: ils ne balayaient rien; la chambre était un taudis. Plutôt que d’y remettre l’ordre, et la propreté, ils se croisaient les bras, et laissaient la tâche au maître, à la divinité du jour: – le Suffrage Universel.


À la vérité, il se dessinait depuis quelque temps un mouvement de réaction contre la veulerie anarchique du jour. Quelques esprits plus fermes avaient entrepris une campagne – bien faible encore – de salubrité publique; mais Christophe n’en voyait rien, dans le milieu où ils se trouvaient. D’ailleurs, on ne les écoutait pas, ou l’on se moquait d’eux. Quand il arrivait, de loin en loin, qu’un vigoureux artiste eût un mouvement de révolte contre la niaiserie malsaine de l’art à la mode, les auteurs répliquaient avec superbe qu’ils avaient raison, puisque le public était content. Cela suffisait à fermer la bouche aux objections. Le public avait parlé: suprême loi de l’art! Il ne venait à l’idée de personne que l’on pût récuser le témoignage d’un public dépravé, en faveur de ceux qui le dépravaient, ni que l’artiste fût fait pour commander au public, et non le public à l’artiste. La religion du Nombre – du nombre des spectateurs et du chiffre des recettes – dominait la pensée artistique de cette démocratie mercantilisée. À la suite des auteurs, les critiques docilement décrétaient que l’office essentiel de l’œuvre d’art est de plaire. Le succès est la loi; et quand le succès dure, il n’y a qu’à s’incliner. Ils s’appliquaient donc à pressentir les fluctuations de la Bourse du plaisir, à lire dans les yeux de la critique ce qu’il fallait penser des œuvres. Ainsi tous deux se regardaient; et ils ne voyaient dans les yeux l’un de l’autre que leur propre indécision.


Jamais pourtant une critique intrépide n’eût été aussi nécessaire. Dans une République anarchique, la mode, toute-puissante, a rarement des retours en arrière, comme dans un pays conservateur; elle va de l’avant, toujours; et c’est une surenchère perpétuelle de fausse liberté d’esprit, à laquelle presque personne n’ose résister. La foule est incapable de se prononcer; elle est choquée, au fond; mais aucun n’ose dire ce que chacun sent en secret. Si les critiques étaient forts, s’ils osaient être forts, quel serait leur pouvoir! Un robuste critique, (pensait Christophe, ce jeune despote), pourrait en quelques années, se faire le Napoléon du goût public, et balayer à Bicêtre les malades de l’art. Mais vous n’avez plus de Napoléon… D’abord, tous vos critiques vivent dans cette atmosphère viciée: ils ne s’en aperçoivent plus. Puis, ils n’osent parler. Ils se connaissent tous, ils forment une compagnie, et doivent se ménager: il n’est point d’indépendant. Pour l’être, il faudrait renoncer à la vie de société, et aux amitiés mêmes. Qui en aurait le courage, dans une époque affaiblie où les meilleurs doutent que la justesse d’une franche critique vaille les désagréments qu’elle peut causer à son auteur? Qui se condamnerait, par devoir, à faire de sa vie un enfer: oser tenir tête à l’opinion, lutter contre l’imbécillité publique, mettre à nu la médiocrité des triomphateurs du jour, défendre l’artiste inconnu, seul, et livré aux bêtes, imposer les esprits-rois aux esprits faits pour obéir? – Il arrivait à Christophe d’entendre des critiques se dire, à une première, le soir, dans les couloirs du théâtre:


– Hein! Est-ce assez mauvais! Quel four!


Et, le lendemain, dans leurs chroniques, ils parlaient de chef-d’œuvre, de Shakespeare nouveau, et de l’aile du génie, dont le vent avait passé sur les têtes.


– Ce n’est pas le talent qui manque à votre art, disait Christophe à Sylvain Kohn; c’est le caractère. Vous auriez plus besoin d’un grand critique, d’un Lessing, d’un…


– D’un Boileau? dit Sylvain Kohn, goguenardant.


– D’un Boileau, peut-être bien, que de dix artistes de génie.


– Si nous avions un Boileau, dit Sylvain Kohn, on ne l’écouterait pas.


– Si on ne l’écoutait pas, c’est qu’il ne serait pas un Boileau, répliqua Christophe. Je vous réponds que, du jour où je voudrais vous dire vos vérités toutes crues, si maladroit que je sois, vous les entendriez; et il faudrait bien que vous les avaliez.


– Mon pauvre vieux! ricana Sylvain Kohn.


Il avait l’air si sûr et si satisfait de la veulerie générale que Christophe, le regardant, eut soudain l’impression que cet homme était cent fois plus un étranger en France que lui-même.


– Ce n’est pas possible, dit-il de nouveau, comme le soir où il était sorti écœuré d’un théâtre des boulevards. Il y a autre chose.


– Qu’est-ce que vous voulez de plus? demanda Kohn.


Christophe répétait avec opiniâtreté:


– La France.


– La France, c’est nous, fit Sylvain Kohn, en s’esclaffant.


Christophe le regarda fixement, un instant, puis secoua la tête, et reprit son refrain:


– Il y a autre chose.


– Eh bien, mon vieux, cherchez, dit Sylvain Kohn, en riant de plus belle.


Christophe pouvait chercher. Ils l’avaient bien cachée.

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