LXV


Les deux porteurs trouvèrent Colin qui les attendait dans l’entrée de l’appartement. Ils étaient couverts de saleté, car l’escalier se dégradait de plus en plus. Mais ils avaient leurs plus vieux habits et n’en étaient pas à une déchirure près. On voyait, par les trous de leurs uniformes, les poils rouges de leurs vilaines jambes noueuses et ils saluèrent Colin en lui tapant sur le ventre, comme prévu au règlement des enterrements pauvres.

L’entrée ressemblait maintenant à un couloir de cave. Ils baissèrent la tête pour arriver à la chambre de Chloé. Ceux du cercueil étaient partis. On ne voyait plus Chloé, mais une vieille boîte noire, marquée d’un numéro d’ordre et toute bosselée. Ils la saisirent, et s’en servant comme d’un bélier, la précipitèrent par la fenêtre. On ne descendait les morts à bras qu’à partir de cinq cents doublezons.

« C’est pour cela, pensa Colin, que la boîte a tant de bosses », et il pleura parce que Chloé devait être meurtrie et abîmée.

Il songea qu’elle ne sentait plus rien et pleura plus fort. La boîte fit un fracas sur les pavés et brisa la jambe d’un enfant qui jouait à côté. On le repoussa contre le trottoir et ils la hissèrent sur la voiture à morts. C’était un vieux camion peint en rouge et un des deux porteurs conduisait.

Très peu de gens suivaient le camion, Nicolas, Isis et Colin, et deux ou trois qu’ils ne connaissaient pas. Le camion allait assez vite. Ils durent courir pour le suivre. Le conducteur chantait à tue-tête. Il ne se taisait qu’à partir de deux cent cinquante doublezons.

Devant l’église, on s’arrêta, et la boîte noire resta là pendant qu’ils entraient pour la cérémonie. Le Religieux, l’air renfrogné, leur tournait le dos et commença à s’agiter sans conviction. Colin restait debout devant l’autel.

Il leva les yeux : devant lui, accroché à la paroi, il y avait Jésus sur sa croix. Il avait l’air de s’ennuyer et Colin lui demanda :

« Pourquoi est-ce que Chloé est morte ?

– Je n’ai aucune responsabilité là-dedans, dit Jésus. Si nous parlions d’autre chose…

– Qui est-ce que cela regarde ? » demanda Colin.

Ils s’entretenaient à voix très basse et les autres n’entendaient pas leur conversation.

« Ce n’est pas nous, en tout cas, dit Jésus.

– Je vous avais invité à mon mariage, dit Colin.

– C’était réussi, dit Jésus, je me suis bien amusé. Pourquoi n’avez-vous pas donné plus d’argent, cette fois-ci ?

– Je n’en ai plus, dit Colin, et puis, ce n’est plus mon mariage, cette fois-ci.

– Oui », dit Jésus.

Il paraissait gêné.

« C’est très différent, dit Colin. Cette fois, Chloé est morte… Je n’aime pas l’idée de cette boîte noire.

– Mmmmmm… » dit Jésus.

Il regardait ailleurs et semblait s’ennuyer. Le Religieux tournait une crécelle en hurlant des vers latins.

« Pourquoi l’avez-vous fait mourir ? demanda Colin.

– Oh !… dit Jésus. N’insistez pas. »

Il chercha une position plus commode sur ses clous.

« Elle était si douce, dit Colin. Jamais elle n’a fait le mal, ni en pensée, ni en action.

– Ça n’a aucun rapport avec la religion », marmonna Jésus en bâillant.

Il secoua un peu la tête pour changer l’inclinaison de sa couronne d’épines.

« Je ne vois pas ce que nous avons fait, dit Colin. Nous ne méritions pas cela. »

Il baissa les yeux. Jésus ne répondit pas. Colin releva la tête. La poitrine de Jésus se soulevait doucement et régulièrement. Ses traits respiraient le calme. Ses yeux s’étaient fermés et Colin entendit sortir de ses narines un léger ronronnement de satisfaction, comme un chat repu. À ce moment, le Religieux sautait d’un pied sur l’autre et soufflait dans un tube, et la cérémonie était finie.

Le Religieux quitta le premier l’église et retourna dans la sacristoche mettre de gros souliers à clous.

Colin, Isis et Nicolas sortirent et attendirent derrière le camion.

Alors, le Chuiche et le Bedon apparurent, richement vêtus de couleurs claires. Ils se mirent à huer Colin et dansèrent comme des sauvages autour du camion. Colin se boucha les oreilles, mais il ne pouvait rien dire, il avait signé pour l’enterrement des pauvres, et il ne bougea pas en recevant les poignées de cailloux.

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