LXVI


Ils marchèrent pendant très longtemps dans les rues. Les gens ne se retournaient plus et le jour baissait. Le cimetière des pauvres était très loin. Le camion rouge roulait et sautait sur les inégalités du chemin, pendant que le moteur lâchait de joyeuses pétarades.

Colin n’entendait plus rien, il vivait en arrière et souriait quelquefois, il se rappelait tout. Nicolas et Isis marchaient derrière lui. Isis touchait de temps en temps l’épaule de Colin.

La route s’arrêta et le camion aussi, c’était l’eau. Les porteurs descendirent la boîte noire. Colin venait au cimetière pour la première fois ; il était situé dans une île de forme indécise, dont les contours changeaient souvent avec le poids de l’eau. On la distinguait vaguement à travers les brouillards. Le camion resta sur le bord ; on accédait à l’île par une longue planche souple et grise dont l’extrémité lointaine disparaissait dans la brume. Les porteurs lâchèrent de gros jurons et le premier s’engagea sur la planche, elle était juste assez large pour qu’on y passe. Ils tenaient la boîte noire avec de larges courroies de cuir brut qui leur passaient sur les épaules en faisant un tour autour du cou et le second porteur commençait à suffoquer, il devenait tout violet ; sur le gris du brouillard, cela faisait très triste. Colin suivit ; Nicolas et Isis se mirent, à leur tour, en marche le long de la planche ; le premier porteur piétinait exprès pour la secouer et la balancer de droite et de gauche. Il disparut au milieu d’une vapeur qui s’effilochait comme des filets de sucre dans l’eau d’un sirop. Leurs pas résonnaient sur la planche en gamme descendante, et, peu à peu, elle s’incurva, ils approchaient du centre : lorsqu’ils y passèrent, elle toucha l’eau et des vaguelettes symétriques clapotèrent des deux côtés ; l’eau la recouvrait presque ; elle était sombre et transparente, Colin se pencha à droite, il regarda vers le fond, il croyait voir une chose blanche remuer vaguement dans la profondeur ; Nicolas et Isis s’arrêtèrent derrière lui, ils étaient comme debout sur l’eau. Les porteurs continuaient, la seconde moitié du chemin montait, et quand ils eurent dépassé le milieu, les petites vagues diminuèrent et la planche se décolla de l’eau avec un bruit de succion.

Les porteurs se mirent à courir. Ils tapaient des pieds et les poignées de la boîte noire sonnaient contre les parois. Ils arrivèrent à l’île avant Colin et ses amis et s’engagèrent pesamment dans le petit sentier bas dont deux haies de plantes sombres formaient les côtés. Le sentier décrivait des sinuosités bizarres, aux formes désolées, et le sol était poreux et friable. Il s’élargit un peu. Les feuilles des plantes tournaient au gris léger et les nervures ressortaient en or sur leur chair veloutée. Les arbres, longs et flexibles, retombaient en arc d’un bord à l’autre du chemin. À travers la voûte ainsi formée, le jour produisait un halo blanc, sans éclat. Le sentier se divisa en plusieurs branches et les porteurs prirent à droite sans hésitation, Colin, Isis et Nicolas se hâtaient pour les rattraper. On n’entendait pas d’animaux dans les arbres. Seules, des feuilles grises se détachaient parfois pour tomber lourdement sur le sol. Ils suivirent les ramifications du chemin. Les porteurs lançaient des coups de pied dans les arbres et leurs lourdes chaussures marquaient, sur l’écorce spongieuse, de profondes meurtrissures bleuâtres. Le cimetière était juste au milieu de l’île ; en grimpant sur les pierres, on pouvait, par-delà le sommet des arbres malingres, entrevoir, loin, vers l’autre rive, le ciel, croisé de noir, et marqué par le vol pesant des alérions sur les champs de morgeline et d’aneth.

Les porteurs s’arrêtèrent près d’un grand trou ; ils se mirent à balancer le cercueil de Chloé en chantant À la salade, et ils appuyèrent sur le déclic. Le couvercle s’ouvrit et quelque chose tomba dans le trou avec un grand craquement ; le second porteur s’écroula à moitié étranglé, parce que la courroie ne s’était pas détachée assez vite de son cou. Colin et Nicolas arrivèrent en courant. Isis trébuchait derrière. Alors le Bedon et le Chuiche, en vieilles salopettes pleines d’huile, sortirent tout à coup de derrière un tumulus et se mirent à hurler comme des loups, en jetant de la terre et des pierres dans la fosse.

Colin était affaissé à genoux. Il avait la tête dans ses mains, les pierres faisaient un bruit mat en tombant, le Chuiche, le Bedon et les deux porteurs se donnèrent la main, ils firent une ronde autour du trou, et puis soudain, ils filèrent vers le sentier et disparurent en farandole. Le Bedon soufflait dans un gros cromorne et les sons rauques vibraient dans l’air mort. La terre s’éboulait peu à peu, et au bout de deux ou trois minutes, le corps de Chloé avait complètement disparu.

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