VI GROS

Ici, nulle pudeur et nulle retenue :

Sans honte, à vos regards,Cybèle paraît nue,

Modulant à son gré sa lascive chanson.

Chaque convive, ici, nomme tout par son nom.

Juvénal

Une négrillonne, tout enveloppée de madras, ouvrit la porte et lui demanda, en zézayant, ce qu’il désirait. Un petit singe travesti en arlequin sautait autour d’elle. Quand il vit Nicolas, il se hissa prestement sur les épaules de la fillette, agrippant le tissu de ses petites mains. Une fois sur la coiffe, il s’y cramponna et, pétillant de colère, se mit à lorgner le visiteur en crachant et en hurlant. La demoiselle rappela à l’ordre le fagotin[17] en le tirant par la queue. Il cessa son manège et poussa un jappement bref auquel répondit assourdi, de l’intérieur de la maison, un cri rauque suivi d’un : « Entrez, beaux Messieurs. »

Informée qu’il souhaitait s’entretenir avec la Paulet, la servante, sans marquer de surprise, le fit entrer dans une antichambre au carrelage ciré et aux murailles nues. Une frise géométrique courant le long de la corniche et un grand lustre à pendeloques de cristal égayaient un espace seulement occupé par deux banquettes en vis-à-vis, recouvertes de velours gris. Elle écarta une portière du même tissu et l’invita à pénétrer dans un salon où, sans un mot, elle le laissa.

La pièce était de bonne dimension et cette impression était renforcée par la profusion de grandes glaces qui couvraient les murs. Les plinthes et les corniches étaient enrichies de sculptures dorées. D’épais tapis étouffaient les bruits de la rue. Des ottomanes et des bergères tapissées en pékin jonquille, blanc, rose, bleu et vert dormaient à l’ensemble un éclat allègre et printanier. Les murs dépourvus de glaces étaient tendus de damas gris et décorés de gravures encadrées dont les sujets, plus que lestes, surprirent Nicolas. Du côté opposé aux fenêtres, un grand rideau de velours gris dissimulait une sorte d’estrade. Nicolas, dont le goût naturel s’était peu à peu affiné, ne fut pourtant pas dupe de l’éclat de cette décoration. Il eut le loisir de constater que ce luxe ostentatoire couvrait une réalité plus modeste. La qualité médiocre des tissus constellés de taches, l’or des sculptures qui n’était que de la peinture et l’usure des tapis pouvaient passer inaperçus à un rapide coup d’œil d’un visiteur attentif à d’autres tableaux, mais un examen de détail démentait vite la splendeur de ce spectacle rutilant.

— Vous plaît-elle ? Vous plaît-elle ? Bougre de ! Bougre de !

Il se retourna. Sur un perchoir dans l’embrasure de la fenêtre, une patte levée et sa petite tête penchée de côté, un volatile qu’il reconnut comme étant un perroquet le considérait. Mme de Guénouel, la tante d’Isabelle, en possédait un qui ne la quittait jamais. Mais il était vieux, déplume, acariâtre et attaché à sa seule maîtresse. Celui-ci était fort beau, le gris brillant de son corps contrastant avec le rouge éclatant de sa queue. Ses yeux pailletés d’or paraissaient plus curieux qu’agressifs. Il se mit à arpenter gravement sa barre, tout en modulant des sons roulants et câlins. Nicolas, qui avait naguère éprouvé quelques déconvenues avec son semblable, lui tendit prudemment le dos de sa main afin d’offrir une moindre prise à une éventuelle attaque. L’oiseau s’arrêta, perplexe, s’ébroua en gonflant son plumage, puis frotta son bec contre la main offerte en poussant de petits cris pâmés.

— Je vois que Sartine vous fait confiance. C’est bon signe.

Surpris, Nicolas fit volte-face.

— Il sait choisir ses amis. Je lui fais toute confiance, c’est mon lieutenant général à moi. Mais qu’est-ce qui vaut à la Paulet la visite d’un aussi beau jeune homme ?

Nicolas, qui s’attendait à tout, n’aurait pu imaginer la maquerelle telle qu’elle s’offrait à son regard. D’un volume presque monstrueux, accru par sa taille courte et ramassée, elle l’emportait de beaucoup sur la bonne Catherine, déjà forte femme. Ce ragot[18] de graisse accumulée possédait un visage enflé dans lequel les yeux paraissaient enchâssés. Une palette de fards violents le couvrait en couches épaisses sous le foulard noué. Le corps disparaissait dans une robe informe de mousseline violette à raies rouges. Le collier de pierres noires tenait plus de la ceinture que de la parure. Les doigts boudinés éclataient hors des mitaines de soie. Enfin, les flots de tissus laissaient, par instants, entr’apercevoir des pieds d’hydropique débordant de vieux souliers de castor usés et distendus comme des savates. Cette caricature était animée, quand les chairs laissaient passer le regard, par des yeux sans cesse en mouvement, froids comme ceux d’un reptile sur le qui-vive. Le perroquet, irrité du peu d’attention qu’on lui prêtait, se mit à pousser des cris stridents et à battre violemment des ailes.

— Coco, la paix ou j’appelle le guet, dit la Paulet en ricanant.

Nicolas, qui n’avait pas préparé de plan, et qui, pour une fois, était parvenu à ne pas imaginer à l’avance sa rencontre avec la Paulet, envisagea, en un éclair, une ouverture possible. La chose était risquée, mais il n’avait pas le choix. Avec un sourire charmant, il s’écria :

— Madame, vous voulez la police, elle est à vos pieds.

La réaction de la maquerelle dépassa tout ce que Nicolas aurait pu espérer.

— Foutre ! Camusot est bien pressé pour son petit cadeau du mois. Il précède le terme. Mais il a voulu se faire pardonner en vous envoyant et je ne perds pas au change. Le gaillard habituel, ce Mauval d’enfer, a un regard qui me glace, et il en faut beaucoup pour m’effrayer ! Il est si mal disant que je me retiens des quatre fers pour ne pas rompre en visière avec lui. Quand il vient, il s’impatronise, lutine les filles, boit mon vin et dérange la pratique. Toute bonne fille que je sois, il faut que j’aime la police pour supporter ce tiercelet de maquereau !

Elle lui décocha une œillade grimaçante qui lui rappela celle de la vieille Émilie dans le fiacre qui les conduisait à Montfaucon.

— Je sais, madame, ce que nous vous devons. Et la police vous le rend bien.

— Ouais, ouais, j’aime mieux les preuves ! Il faut vivre, rien n’est parfait. Je rends service, j’écoute, je m’informe, je rapporte, je préviens et je prête la main. On me protège. C’est un très honnête marché pour moi, où je trouve mon compte et vous aussi. Un peu cher cependant !

— Mes chefs vous tiennent en haute estime. Vous connaissez d’autres commissaires, madame ?

La pointe était un peu directe et la feinte sans finesse. Il comptait sur son air innocent et son pouvoir de séduction pour endormir la méfiance de la Paulet. Elle le fixa un moment sans répondre, mais le visage du jeune homme ne reflétait qu’un air de candeur naïve et elle s’y laissa prendre.

— De vieux amis, nous sommes tous de vieux amis, Cadot, Thérion, ce sacré Camusot et ce coquin de Lardin, un sacré numéro celui-là !

— Un client à vous aussi ?

— À moi ? Vous êtes bien urbain. Moi. je suis une bête de réforme, encore qu’à l’occasion... Non, Lardin, c’est un joueur, vous le savez, vous êtes de la Maison Camusot.

— Certes, mais comment tout cela est-il arrivé ? Je n’ai eu que le gros du récit sans les détails, et vous êtes si aimable...

— Je veux bien vous le conter, il faut instruire les jeunes gens, mais auparavant faites-moi l’honneur de vous asseoir. Je fatigue vite debout, c’est mauvais pour mon teint.

Nicolas se demanda ce que le teint venait faire là ; sous la couche de blanc plâtreux qui recouvrait ce visage, sa couleur naturelle ne devait d’ailleurs pas transparaître souvent. Paulet se carra dans une large bergère qu’elle emplissait toute et l’invita à s’asseoir près d’elle, sur une ottomane. Elle attira d’une main un petit cabaret en bois des îles, placé sur un guéridon, et l’ouvrit. Plusieurs carafes de liqueurs apparurent, flanquées de leurs petits verres.

— Le récit va être long. Je prends des forces et vous m’accompagnerez en galant homme. J’ai là un ratafia qui me vient directement de l’île Saint-Louis. Un planteur de mes amis m’en fait tenir chaque année. Allons, le diable n’est pas au fond de la bouteille, et vous m’en direz des nouvelles !

Elle emplit deux verres et lui en tendit un.

— Madame, je suis confus de vos bontés.

— Mon mignon, avec des manières comme les tiennes, tu iras loin ou tu n’iras nulle part. Mais revenons à nos oiseaux. Le Lardin, c’est un cas. Il a voulu venir brouiller les cartes, c’est le cas de le dire. Mais il n’était pas de taille, en dépit des Berryer et des Sartine. On voulait qu’il nettoie un piège dans lequel il était déjà pris jusqu’au cou. Quand il a été chargé par Berryer d’enquêter sur nos petits accords, Camusot a pris peur. Mais moi, la Paulet, j’ai gardé la tête froide. Le Lardin, il jouait gros jeu ici même. Il gagnait, il perdait, c’est la règle. Mais au pharaon, son jeu préféré, le banquier n’est qu’un fripon avoué et le ponte une dupe dont il est convenu de ne pas se moquer. On peut toujours changer les règles ou du moins orienter le hasard... Alors, plus son enquête se resserrait, plus sa chance au jeu tournait. Couic !

Elle but son verre et se resservit aussitôt.

— Couic ?

— Oui, mon croupier de pharaon lui avait longtemps bouilli le lait[19]. Il ne se sentait plus, il jouait de plus en plus gros. Un jour, il a tenté de faire sauter la banque. Un saut que, foi de commère, je n’avais jamais vu, un saut mortel...

— Mortel ?

— La somme était telle qu’il ne pouvait se refaire. Il était ruiné et il devait payer coûte que coûte. Je lui ai mis Camusot aux basques. En voilà un qui jubilait ! Sur ce coup-là, nous ferons part à deux, enfin, deux pour lui, un pour moi.

— Mais pourra-t-il payer ? Vous le dites ruiné.

— Il trouvera et il paiera ou alors...

Nicolas préféra ne pas relever ce que ce mot recelait de menaces.

— Mais enfin, qu’avait-il besoin de jouer autant ?

— Allons, un beau grand corps comme le vôtre doit être arrosé.

Elle lui versa une nouvelle rasade et remplit son propre verre.

— C’est une ancienne histoire. Lardin et moi sommes de vieux complices. Il y a dix ans de cela, après la mort de sa première femme, il s’est trouvé bien seul. Il a pris l’habitude de venir au Dauphin couronné. Mon établissement reçoit le meilleur monde. J’ai des hommes de la Cour qui viennent ici en carrosses sans écussons ni armoiries, avec des laquais sans livrées. La maison est courue par la plus riche pratique. Achalandée comme je le suis, je réservais toujours à Lardin quelque nouvelle caillette, des morceaux de roi. On n’imagine pas le soin que je me donne pour contenter les honnêtes gens ! Il dînait, faisait une partie gentille, puis montait avec l’une ou l’autre de mes filleules.

— Sans payer ?

— Cela faisait partie de nos habitudes. Le secret de la réussite est d’avoir quelques amis bien placés. Un soir, il y avait théâtre...

— Théâtre ?

— Oui, mon mignon, ne prenez pas cet air ahuri. Voyez ce rideau, il s’ouvre sur une scène où se donnent de petits spectacles de genre, enfin... un peu relevé. Vous n’avez pas l’air très dégourdi !

— Je bois vos paroles, madame.

— Buvez plutôt votre verre. Certains riches amateurs se plaisent à voir représentées au naturel de petites pièces équivoques et galantes. Ces représentations excitent les sens des plus blasés. Cela tourne à la... M’entendez-vous, à la fin, avec vos yeux innocents ? À la débauche la plus crapuleuse. Bref, pour dire les choses, des scènes qui auraient fait bander M. le duc de Gesvres[20] lui-même. Un soir, le mélange des genres fut tel que Lardin se trouva apparié avec un tendron au charme irrésistible. Il m’avait déjà étouffé un demi-panier de bouteilles de Champagne. Il en tomba sur-le-champ éperdument amoureux. Lui offrir un tel bijou à bon marché eût été offenser Dieu ou le diable, comme vous voulez. Sur mes conseils, la fille le fit languir et lanterner. Il séchait sur pied. Ce grand malin me pria de m’entremettre, les hommes sont comme cela. Une somme rondelette me revint, nous avions prétexté de petites dettes à régler. Il l’a épousée, et il est entré en enfer. Elle lui a mis autant de cornes que Paris a de clochers. Et la garce est gourmande, vorace, coquette, aimant les beaux atours, son bien-être et la bonne chère !

— Mais, dit Nicolas, n’est-elle pas de bonne famille ? Un homme fortuné est son parent, à ce qu’on dit ?

Les yeux de la Paulet s’ouvrirent et le fixèrent froidement. Elle s’humecta les lèvres.

— Mon mignon, vous avez l’air d’en savoir aussi long que moi sur la question...

Nicolas se sentit envahi d’une sueur froide.

— Le commissaire Camusot m’avait dit qu’un sien cousin était docteur...

Le nom du commissaire parut la rassurer.

— C’est avec raison que Camusot vous a dit cela. Les parents de la Lardin sont morts de la petite vérole alors qu’elle n’avait que quatorze ans. Son cousin Descart, le docteur, s’est arrangé pour capter l’héritage et mettre l’enfant en apprentissage chez une modiste. Arriva ce qui devait arriver, elle se trouva dans la situation de s’offrir et de céder au premier venu. C’est ainsi qu’elle arriva chez moi, ayant, pour le moins, rôti le balai[21]. Et moi, dont le cœur est si tendre, je lui ai ouvert les bras et l’ai lancée dans le monde.

Elle s’essuya avec insistance le coin d’un œil où perlait une larme improbable et vida son verre d’émotion.

— Elle doit bien haïr ce parent dénaturé ? risqua Nicolas.

— Quand vous connaîtrez mieux les femmes, mon mignon, vous apprendrez qu’avec elles le probable n’est jamais tout à fait certain. Elle serait au contraire du dernier bien avec lui. Elle sait où elle va et m’est avis qu’elle récupérera un jour son héritage, d’une manière ou d’une autre. La connaissant, je la crois capable de se venger plus cruellement encore, d’autant que le bougre en question, autre client de ma maison, ne vaut pas la corde pour le pendre. Un paillard honteux, un puant de sacristie à qui il faut servir du chocolat à l’ambre et à la cantharide[22] pour lui permettre de mener à bien son affaire. Ce matagot qui dispute le moindre denier et à qui il faut organiser des rendez-vous discrets, à précautions, à simagrées et à masques, à qui il ne faut que des morceaux friands de premier choix qu’il n’est pas même foutu d’honorer...

— À ce point ?

— Pire. Imaginez qu’il est venu, vendredi dernier, et a trouvé moyen de se prendre de querelle avec ce coquin de Lardin. Ils m’ont mis un beau gâchis !

— Était-ce bien prudent pour un homme que vous me décrivez comme si soucieux de sa réputation de venir ici un soir de carnaval ?

— Justement, mon mignon, un soir de carnaval il est d’usage d’être masqué et personne n’aurait dû le reconnaître. Je ne sais comment tout cela est arrivé. Enfin, le plus curieux, c’est que... Mais assez sur ce jean-foutre. Examinons plutôt nos affaires.

Plus tard, Nicolas revivrait cet instant comme celui de sa véritable entrée dans la police. En quelques minutes, il avait en effet franchi la frontière qui sépare l’honnête homme, ancré sur des vérités solides, aux contours délimités, et la créature de police qui ne doit jamais perdre de vue le but ultime de sa recherche. Cet art difficile impose des reniements, des calculs et... des scrupules à écarter. Il comprit que, pour marcher avec efficacité dans la voie difficile qu’il avait choisie, il devait sacrifier tout ce qu’il croyait jusque-là être beau et noble. Il mesura avec effroi les choix que cela impliquait.

Il réfléchit si vite qu’il n’eut pas vraiment le sentiment de ce marchandage intime. Jamais, par la suite, il ne parviendrait à reconstituer le fil de sa méditation et l’étincelle qui l’avait déclenchée. Une voix intérieure, et pourtant étrangère, lui soufflait ce qu’il devait faire. Il céda à son impulsion, se pencha vers la Paulet et, lui saisissant les deux mains, lui dit d’un air sarcastique :

— Le plus curieux, en effet, madame, c’est que vous savez parfaitement que cette rencontre n’était pas fortuite et que, si Descart était là, c’est qu’il y était invité.

Sans doute sensible au changement de ton de Nicolas, le perroquet se mit à piailler, tandis que la Paulet s’agitait et tentait, sans succès, d’échapper aux poignes de fer qui enserraient ses bras. Elle remuait la tête, la bouche vermillon s’ouvrait comme si elle ne parvenait pas à reprendre sa respiration. Un fragment de blanc tomba sur la robe et se dissipa en un léger nuage. Sous l’effet de la surprise et de la colère, son masque se fissurait en débâcle.

— Sale petit pouacre. Lâche-moi, lu me fais mal ! Qu’as-tu à fouiller ainsi ? Tu es plus mouchard que les mouches ! C’est Descart qui t’a dit cela ? Je lui réserve un chien de ma chienne.

— Non, c’est Lardin, jeta Nicolas qui attendit la réaction.

Elle le regardait, hébétée.

— Ce n’est pas possible.

— Et pourquoi donc ?

— Mais... je ne sais pas.

— Moi, je sais quelque chose, lâcha en rafale Nicolas, c’est que la Paulet file un mauvais coton, que la Paulet, croyant parler à un acolyte du commissaire Camusot, s’est trompée de public, qu’elle a lâché beaucoup de propos graves et circonstanciés qui font qu’il y a mille raisons de fermer le Dauphin couronné, d’arrêter ladite Paulet, de la transférer au Châtelet, de l’y faire interroger par le bourreau, de la faire condamner et enfermer à vie, toute brisée et sanglante, à l’Hôpital général ou à la Grande Force. Que toutes ses prétintailles d’arguments n’y feront rien, ni ses protections qui s’évanouiront à l’annonce de son arrestation. En un mot, madame, vous avez eu le malheur de me prendre pour qui je ne suis pas.

— Mais enfin, qui êtes-vous ?

— Je suis l’envoyé de M. de Sartine, lieutenant général de police, madame.

Nicolas, à la vue de la Paulet effondrée, sut que le poisson était ferré et qu’il devenait politique de laisser un peu de mou dans la prise. Il revit une petite anse rocheuse, dans l’embouchure de la Vilaine, entre Camoël et Arzal, où il allait, avec des coquins de son âge, pêcher les grands saumons qui remontaient le courant. La Paulet était prise, il fallait la forcer à cracher le morceau.

— Que voulez-vous de moi, monsieur ?

— Allons, allons, nous ne sommes pas mauvais garçon. Vous m’avez très aimablement accueilli ; vos bontés n’ont pas touché un ingrat. Mais il faut être sérieux. Si vous voulez que j’arrange vos affaires, vous devez, sans barguigner, vous ranger du bon côté, c’est-à-dire du côté du plus fort, du côté où les sûretés seront les plus assurées. Voilà, dans votre situation, un argument à ne pas négliger.

Le poisson reprit mouvement et tenta de faire diversion.

— Je ne peux vous aider en rien. Je ne suis qu’une pauvre femme victime des méchants. J’ai obéi à la police. Réglez vos comptes entre vous.

— J’écarte cette affaire-là, que nous reprendrons plus tard. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi et comment Descart s’est trouvé là vendredi soir.

— Je n’en sais rien.

— Il avait coutume de venir à l’improviste ?

— Sans doute.

Le poisson gagnait du terrain, sa nage était plus ample et il songeait à rompre la ligne. Il n’était que temps de faire à nouveau sentir la pointe. Il sortit la montre de son tuteur, qui venait de sonner onze heures.

— Je vous donne trois minutes pour me dire, de la manière la plus précise et la plus exacte, les conditions de la visite, ici, vendredi soir, du docteur Descart. Ce délai écoulé, je vous traîne au Châtelet.

— Le commissaire Lardin l’avait invité.

— Pour se battre ensuite avec lui ? Cela n’a pas le sens commun.

— C’est tout ce que je sais.

— Ou c’est tout ce que vous voulez dire ?

La Paulet paraissait butée. Le visage fermé, tassée sur elle-même, elle ressemblait à une de ces idoles païennes dont l’ami Pigneau avait montré des gravures à Nicolas, un jour qu’il rêvait à son voyage futur dans les Indes orientales. Le jeune homme décida de sortir le poisson de l’eau. Il brandit, sous les yeux de la Paulet, le morceau de billet trouvé dans le pourpoint de cuir de l’inconnu de Montfaucon. Il le tenait de telle manière qu’elle ne puisse voir qu’il n’avait que la moitié du document.

— Vous reconnaissez votre écriture et votre signature, madame ?

La Paulet se tordit en arrière et poussa un hurlement strident. Prise de frénésie, elle déchirait ses vêtements. Le salon cossu se transforma d’un coup en pandémonium. Le perroquet s’envola, se cogna aux murs et au lustre dont les tintements cristallins ajoutèrent à la cacophonie ambiante. La négrillonne entra en coup de vent, hurlant elle aussi, et criant à l’assassin. Elle était suivie du singe qui se mit à sauter et à tourner sur lui-même comme un derviche de la Porte. Nicolas, impassible, se leva, saisit un des carafons du cabaret et, visant un espace de carrelage entre deux tapis, le fracassa sur le sol. Le geste et le bruit les frappèrent de stupeur.

La Paulet se redressa, le perroquet se posa sur le Cupidon qui surmontait la pendule de la cheminée et entreprit de mettre en pièces la chandelle d’un bougeoir ; le singe se réfugia sous la jupe de sa petite maîtresse, qui se figea, les mains sur la tête et la bouche grande ouverte sur des dents éclatantes de blancheur. Ce visage frappa Nicolas, qui ne parvint pas à saisir la pensée furtive que sa vue suscitait en lui.

— Il suffît, dit-il. Jeune fille, apportez-moi de quoi écrire.

Ce fut le singe qui quitta la pièce le premier. Il jaillit de la jupe et, ventre à terre, fila dans le vestibule. La négrillonne obéit et sortit à son tour.

— Madame, reconnaissez-vous ce papier ?

— Je n’ai été qu’un instrument, mon bon jeune homme, répondit la Paulet, qui reprenait ses esprits. Lardin m’a demandé un service. Il s’agissait d’inviter Descart, sous le prétexte de rencontrer une nouvelle fille. Le billet était accompagné de l’envoi d’une lévite noire et d’un loup à chute de satin. J’ai obéi. C’est tout, foi de Paulet. Je vous conjure de me croire. Je suis, dans mon genre, une honnête femme. Je donne aux pauvres et fais mes Pâques.

— Je ne vous en demande pas tant. Vous êtes désormais sous ma protection. Protection gracieuse, voyez comme vous gagnez au change.

La servante lui tendit un plateau avec du papier, une plume et un encrier. Il écrivit quelques mots et tendit la feuille à la Paulet.

— Si vous avez besoin de moi, ou s’il advient quelque chose que vous jugez utile de me faire connaître, envoyez-moi ce message sans signature.

Elle lut le papier où étaient inscrits ces mots : « Le saumon est sur la berge. »

— Que signifie...

— Peu vous importe, cela signifie beaucoup pour moi. Une dernière chose. Écrivez : « Je reconnais être l’auteur du billet adressé à M. Descart. l’invitant au Dauphin couronné, le vendredi 2 février 1761. »

Elle s’évertuait, en tirant la langue, à former des mots d’une écriture enfantine.

— « Et cela à la demande expresse du commissaire Lardin. » Signez... Je vous remercie, madame, notre entretien fut des plus fructueux.


Nicolas quitta les lieux très satisfait de lui-même et avec le sentiment du devoir accompli. Son enquête avait considérablement progressé, d’autant plus que l’affaire des jeux et celle de la disparition de Lardin paraissaient désormais s’articuler entre elles. Il disposait à présent d’un témoin précieux. Les manigances de Camusot s’éclairaient d’un jour nouveau, dévoilant la collusion entre les deux magistrats de police. Il s’avérait que Lardin était bien tombé dans un piège lié à l’enquête qu’il menait dans les milieux du jeu et qu’un chantage s’exerçait sur lui. Son image ressortait bien abîmée de ces découvertes successives.

Quant à sa femme, les impressions de Nicolas se confirmaient et il comprenait mieux la raison du malaise où le plongeait chacune de leurs rencontres. Si son mari avait vraiment été assassiné, plusieurs hypothèses apparaissaient plausibles. Soit qu’il ait été dans l’impossibilité de faire face à ses dettes et que les menaces de ses créanciers aient été mises à exécution, soit encore que Descart, démasque dans ses turpitudes, se soit vengé en le tuant. Quels étaient, dans ce cas, le rôle et la responsabilité de Louise Lardin ?

L’avantage de tout cela c’était que Semacgus paraissait hors de cause, n’ayant été ni de près ni de loin compromis dans ces affaires, à l’exception de sa passade avec Mme Lardin. Enfin, Nicolas comprenait maintenant les réticences et la discrétion de M. de Sartine, incertain de la loyauté de Lardin et soucieux de ne pas donner l’alarme au commissaire Camusot.

Guilleret, Nicolas courait presque, sautant les monticules de neige et glissant joyeusement sur les plaques de glace. Il était impatient, pour le coup, de faire un compte rendu complet à M. de Sartine dont il imaginait déjà la surprise et la satisfaction.

Pour rejoindre au plus vite le Châtelet, où le lieutenant général tenait son audience du mercredi, il décida de prendre un fiacre. Comme il observait la rue afin de trouver quelque voiture disponible, il entendit derrière lui, assourdi par la neige, le bruit d’un véhicule qui menait grand train. Il remarqua, en un éclair, le cocher au visage emmitouflé. Il lui fit signe d’arrêter mais, à vingt pas, le conducteur fouetta son cheval qui partit au galop. La voiture fonçait maintenant sur lui. Son dernier geste conscient fut de tenter de s’écarter, mais l’espace entre lui et les maisons était trop restreint ; il fut brutalement heurté à l’épaule, projeté en l’air et retomba sur le pavé glacé où sa tête rebondit. Un grand éclair jaillit devant ses yeux, puis il sombra dans l’inconscience.

Загрузка...