V THANATOS

« Mais voici pour notre victime le chant sans lyre qui sèche les mortels d’effroi. »

Eschyle

Nicolas était rentré tard me des Blancs-Manteaux. La maison était silencieuse et il espérait que Catherine, comme elle était accoutumée de le faire, lui avait laissé quelque fricot dans un plat qu’elle maintenait sur le potager éteint qui conservait longtemps sa chaleur. Il trouva en effet son couvert mis sur la table avec du pain et une bouteille de cidre. Il aperçut un ragoût d’un légume étrange — une racine que Catherine avait découverte lors de ses campagnes en Italie et en Allemagne et dont elle cultivait un carré dans le jardin derrière la maison. Ces « pommes de terre[11] » en civet embaumaient l’office. Il s’attabla, se versa à boire et emplit son assiette. L’eau lui venait à la bouche à la vue des légumes noyés dans une sauce brillante que rehaussaient les pelures de persil et de ciboulette. Catherine lui avait donné la recette de ce plat succulent. Il fallait choisir des pommes de terre de bonne taille, puis procéder avec une extrême lenteur, laisser le temps transformer les divers éléments et surtout ne manifester aucune impatience si on voulait aboutir aux résultats espérés.

Tout d’abord elle « belait » ses grosses, comme elle disait, avec soin et en favorisant les arrondis sans angles. Ensuite, il convenait de tailler des carrés de lard gras qu’on laissait fondre insensiblement et qui devaient être retirés du plat ayant exprimé tout leur suc et surtout avant de prendre couleur. Alors, précisait-elle, il fallait coucher les pommes de terre dans la graisse brûlante et les laisser blondir et dorer lentement avec des gousses d’ail non épluchées et une jetée de thym et de laurier. Ainsi, les légumes s’enroberaient d’une couche croustillante. La cuisson se prolongeant, ils s’attendriraient jusqu’au cœur, alors et alors seulement, une franche cuillère de farine les recouvrirait, le plat serait vigoureusement agité à la main et, quelques minutes après, une demi-bouteille de bourgogne inonderait le tout. Il faudrait encore saler, poivrer et laisser mijoter à petits bouillons pendant deux bons quarts d’heure. La sauce prendrait consistance, elle deviendrait douce et veloutée, satinée, nappant sans lourdeur ni fluidité excessives des pommes de terre qui demeureraient blondes et fondantes sous une croûte parfumée. L’amour seul, disait Catherine, faisait la bonne cuisine.

L’assiette de Nicolas n’était pas d’aplomb et il s’aperçut qu’elle dissimulait un papier sur lequel il reconnut l’écriture difficile et presque enfantine de la cuisinière. Le message était bref : « La putain m’a insultée ce soir, demain je dirai tout. » Il termina rapidement son repas. Il était hors de question d’aller trouver Catherine sur-le-champ pour la questionner ; elle logeait dans une chambre garnie à quelques maisons de là. Il constata avec remords que, habitant chez Lardin depuis plus d’ un an, il n’avait jamais eu la curiosité de savoir où demeurait précisément son amie. Il montait l’escalier quand Marie surgit sur le palier et l’entraîna quelques marches plus haut. Elle se serra contre lui, à tel point qu’il sentit son parfum. Sa joue effleurant la sienne, il constata qu’elle pleurait.

— Nicolas, murmura la jeune fille, je ne sais plus que faire. Cette femme me fait horreur. Catherine lui a dit des choses affreuses que je n’ai pas comprises. Elles se sont battues. Elle a chassé Catherine. C’était une deuxième mère pour moi. Et mon père, où est-il ? Avez-vous des nouvelles ?

Elle se tenait agrippée à son habit. Il lui caressait les cheveux pour la calmer, quand un bruit les fit sursauter. Elle s’arracha de lui, le poussa vers le haut et se colla au mur. Une ombre portant une lumière arpenta le palier, puis tout rentra dans l’ordre.

— Bonsoir, Nicolas, chuchota-t-elle.

Elle s’enfuit vers sa chambre, légère comme un oiseau, et Nicolas regagna sa soupente, en se promettant d’avoir avec elle une longue conversation. D’ordinaire, quand des soucis occupaient son esprit, il avait du mal à trouver le sommeil. Pour le coup, ceux-ci étaient si nombreux qu’il ne put se fixer sur aucun d’eux en particulier et qu’il sombra aussitôt dans un repos réparateur.

Mercredi 7 février 1761

Nicolas quitta la maison de bon matin. Elle semblait étrangement silencieuse. Remettant à plus tard le soin d’élucider les événements de la nuit, il se hâta vers le Châtelet, impatient de relancer l’enquête. Il avait fait déposer les restes trouvés à Montfaucon dans un petit réduit situé à côté de la Basse-Geôle et souvent utilisé pour dissimuler, aux yeux du public autorisé à morguer les cadavres, les spectacles par trop effroyables ou défiant l’honnêteté. Interdiction avait été donnée d’en ouvrir la porte à tout autre visiteur que Nicolas ou Bourdeau.

Cette précaution n’était pas inutile car, dès son arrivée, il apprit qu’un homme s’était présenté, tard dans la soirée, à l’inspecteur de permanence. Il venait, avait-il dit, mandaté par le commissaire Camusot, pour examiner le dépôt. Il avait eu beau mener force débats, menacer et tempêter, il n’avait pu obtenir d’être introduit auprès des pièces à conviction. Cet incident conforta Nicolas dans l’idée qu’il était surveillé et, cela, dès l’instant où M. de Sartine lui avait confié cette mission, et que l’individu en question était certainement le cavalier mystérieux qui les épiait au Grand Équarrissage. La première idée qui lui vint fut qu’il s’agissait de ce Mauval, le confident du commissaire Camusot. Si son hypothèse était fausse, il n’excluait pas que l’espion pût être une créature du lieutenant général de police chargée d’opérer un contrôle en partie double sur sa propre enquête.

Nicolas persistait à penser que M. de Sartine ne jouait pas franc-jeu avec lui. Il pouvait le comprendre, mais mesurait les conséquences de cette incertitude, marque de sa subordination et de son peu de poids. Son chef ne pouvait lui exposer certains faits, au mieux pour des raisons supérieures, au pire parce que lui, Nicolas, n’était qu’un jouet pris dans les engrenages d’intérêts politiques supérieurs, un pion aveugle qu’on se plaisait à promener d’un bout à l’autre de l’échiquier pour tromper l’adversaire. De fait, M. de Sartine lui avait ouvert la voie sans pour autant peser sur la conduite de l’enquête.

Une fois de plus, le dévergondage de sa pensée conduisait Nicolas à des remises en cause incessantes, incapable qu’il était d’attendre sans imaginer et d’espérer sans craindre. Nicolas comprit qu’il avait encore beaucoup à apprendre, mais il se promit de devenir loup parmi les loups, avec ses propres armes.

Celte résolution le réconforta et, sur les conseils de Bourdeau, il ordonna de faire procéder à l’examen des débris humains dans la salle de la question, qui jouxtait le greffe du tribunal criminel. C’était une sombre pièce ogivale, seulement éclairée par d’étroites croisées à meneaux, dont les ouvertures étaient munies de hottes en métal disposées de telle sorte qu’elles empêchaient tout cri d’être perçu de l’extérieur, tout en interdisant au regard de plonger trop directement sur les séances sanglantes de l’instruction criminelle. Plusieurs tables de chêne massif, des fauteuils, des tabourets offraient un confort sévère aux magistrats, policiers et greffiers qui fréquentaient ce lieu. Soigneusement rangés le long des murailles, les instruments du bourreau attiraient le regard. Chevalets, planches de bois, coins, marteaux, maillets tous de tailles différentes —, tenailles, pinces, seaux, entonnoirs, lits de sangle, barres à rompre, glaives et haches d’exécution, tout l’arsenal de cauchemar de la question et de la mort judiciaire s’étalait ici. Nicolas ne put s’empêcher de frémir à la vue de cet appareil d’autant plus menaçant qu’il paraissait avoir été bien rangé par un bon artisan après sa journée de travail.

La mine gourmée et l’air impatient, Bouillaud, médecin ordinaire du Châtelet en quartier[12], et son acolyte Sauvé, chirurgien, attendaient Nicolas. Bourdeau les avait fait chercher au petit matin, le premier rue Saint-Roch et l’autre rue de la Tisseranderie. Tous deux avaient déféré de mauvaise grâce à cette invite qui heurtait les règles routinières de leur emploi. Ils semblaient irrités et toisaient Nicolas. Celui-ci comprit aussitôt qu’il ne s’imposerait qu’en montrant sa force dès l’abord ; il ne devait surtout pas se perdre dans des paroles inutiles. Considérant d’un œil noir les deux importants personnages, il tira de sa poche la commission du lieutenant général de police, qu’il déploya et tendit aux deux praticiens. Ils la parcoururent, l’air pincé.

— Messieurs, commença Nicolas, je vous ai demandé de venir m’aider de vos lumières. Je dois vous dire en premier lieu que les avis que vous me rendrez ne devront, en aucun cas, être divulgués. Ils sont destinés à M. de Sartine qui se réserve cette affaire et qui compte sur votre discrétion. Me suis-je bien fait comprendre ?

Les deux médecins acquiescèrent en silence.

— Vos vacations habituelles vous seront payées.

Un double soupir d’aise détendit l’atmosphère.

— Messieurs, reprit Nicolas, voici ce qui a été découvert hier, en fin d’après-midi, à Montfaucon, sous plusieurs couches de neige. Les vêtements que vous voyez n’enveloppaient pas les membres. Nous avons quelques raisons de penser que ces restes appartiennent à un homme assassiné dans la nuit de vendredi à samedi dernier. Nous allons procéder tout d’abord à l’inventaire des vêtements, puis vous nous direz votre sentiment sur les ossements.

Tous s’approchèrent de la grande table. Bouillaud et Sauvé, saisis par l’odeur qui se dégageait, déployèrent de grands mouchoirs blancs et Bourdeau prisa. Nicolas aurait bien voulu faire de même, mais c’était à lui d’opérer sur les vêtements et il retint sa respiration.

— Une culotte déchirée, tachée d’une matière noirâtre. Item pour une chemise, deux bas noirs, un pourpoint de cuir noir...

Pris d’une soudaine inspiration, il fouilla d’une main discrète les poches du vêtement. Dans celle de droite, il sentit sous ses doigts un fragment de papier et une rondelle de métal. Il allait les examiner, mais décida de les dissimuler dans sa main. Il reprit son inventaire.

— Deux souliers de cuir appartenant, semble-t-il, à une même paire. Les boucles ont été arrachées. Enfin, une carme de bois sculpté à pommeau d’argent. Messieurs, je vous écoute.

Bouillaud, hésitant, regarda son collègue et, après un geste d’encouragement de ce dernier, joignit ses deux mains, ferma les yeux et décréta :

— Nous sommes en présence de restes humains. D’un cadavre, si vous préférez.

Nicolas le considéra, goguenard.

— Je suis dans le plus grand plaisir de constater que vos hypothèses coïncident avec les miennes. Nous avançons donc à grands pas. L’essentiel étant dit, pourriez-vous avoir l’obligeance extrême d’en venir aux détails ? Prenons la tête, par exemple. Je constate que le haut du crâne est intact, lisse, sans trace de chevelure...

Il se pencha vers la table, narines et lèvres pincées, et désigna une zone précise au sommet du crâne : une tache plus noire, avec une sorte de dépôt.

— Selon vous, de quoi peut-il s’agir ?

— Sang coagulé, sans aucun doute.

— La mâchoire semble brisée, les dents n’ont pas été retrouvées, sauf les molaires restées sur l’os. La tête était séparée du tronc. Quant à celui-ci, il est comme écorché. D’où provient cette apparence ?

— Décomposition.

— Pouvez-vous me dire s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, et surtout à quand remonte la mort ?

— Cela est difficile à dire. Il était recouvert de neige, avez-vous dit ? Il a sans doute été gelé.

— Que pouvez-vous donc conclure ?

— Nous ne souhaitons pas nous engager dans une affaire qui sort d’une manière aussi patente de l’ordre des choses habituelles.

— Vous pensez qu’un crime est une chose normale ?

— Nous trouvons anormales, monsieur, les conditions que vous imposez à l’exercice de notre ministère. Ce secret, ce mystère, ne nous conviennent point. En un mot comme en cent, vous avez là les pièces d’un corps mort décharné et rongé par le gel, nous n’en pouvons dire plus. Cela, d’ailleurs, n’est pas inhabituel et vous semblez ignorer, monsieur, que nous alignons, chaque année, dans les registres de la Basse-Geôle, les descriptions de restes humains trouvés sur les berges de la Seine, misérables vestiges de corps ayant servi aux étudiants en médecine pour les démonstrations anatomiques.

— Mais les vêtements, le sang ?

— Le corps avait été volé, on s’en est débarrassé à Montfaucon.

Le chirurgien n’avait cessé d’opiner mécaniquement de la tête aux phrases sonores de son collègue.

— Je relève l’aide précieuse que vous avez consenti à m’apporter, dit Nicolas. Soyez assurés que M. de Sartine sera informé de votre zèle à servir sa justice.

— Nous ne dépendons pas de M. de Sartine, monsieur. et n’oubliez pas nos vacations.

Ils quittèrent la salle d’un air compassé ; Bourdeau dut s’effacer pour les laisser passer.

— Nous voilà bien, Bourdeau, soupira Nicolas. Comment pourrons-nous prouver l’identité de notre cadavre ?

Il avait oublié le papier et la pièce de métal qu’il avait enfouis dans sa poche.


— Messieurs, peut-être puis-je vous être utile ?

Nicolas et l’inspecteur se retournèrent, surpris par une voix douce qui venait du fond obscur de la pièce. Elle reprit :

— Je suis au désespoir de vous avoir surpris. J’étais là bien avant vous et, par discrétion, je n’ai pas cru devoir vous interrompre. Vous savez, je fais partie des murs.

Le personnage s’avança dans la lumière qui se déversait de l’une des croisées. C’était un jeune homme, de taille moyenne, d’une vingtaine d’années, déjà corpulent. Il avait un beau visage plein, aux yeux candides, qu’une perruque blanche et strictement coiffée ne parvenait pas à vieillir. Il portait un habit couleur puce, avec des boutons de jais, gilet noir, culotte et bas de la même couleur. Ses souliers cirés reflétaient la lumière sur leur surface.

Bourdeau s’approcha de Nicolas et lui murmura à l’oreille.

— C’est « Monsieur de Paris », le bourreau.

— Vous me connaissez sans doute, reprit celui-ci. Je suis Charles Henri Sanson, exécuteur des hautes œuvres. Ne vous présentez pas, je sais qui vous êtes depuis longtemps, monsieur Le Floch, et vous aussi, inspecteur Bourdeau.

Nicolas fit un pas en avant et lui tendit la main. Le jeune homme recula.

— Monsieur, vous m’honorez, mais ce n’est pas la coutume.

— Monsieur, j’insiste.

Ils se serrèrent la main. Nicolas sentit celle du bourreau trembler dans la sienne. Son mouvement avait été instinctif ; il avait éprouvé une sorte de solidarité avec un garçon de son âge qui, certes, exerçait un terrible emploi, mais qui participait avec lui du service du roi et de sa justice.

— Je crois pouvoir vous être utile, dit Sanson. Il se trouve que, dans ma famille, et pour des raisons que vous comprendrez, nous sommes versés dans l’étude et la connaissance des corps humains. Nous soignons à l’occasion, et redressons les membres démis. Moi-même, dans une circonstance atroce, qui me valut d’ailleurs plusieurs heures de cachot et contraignit mon oncle Gilbert, bourreau de Reims, à résigner sa charge, j’ai appris à mes dépens l’utilité de cette science.

Il ajouta avec un sourire triste :

— Les gens se font une curieuse idée du bourreau. Pourtant, ce n’est qu’un homme comme les autres, contraint par son état à de plus grands devoirs et à une plus grande rigueur.

— De quelle atroce circonstance parlez-vous, monsieur ? demanda Nicolas, intrigué.

— De l’exécution du régicide Damiens en 1757[13].

Nicolas revit en un éclair la gravure de son enfance représentant le supplice de Cartouche.

— En quoi cette exécution différa-t-elle des autres ?

— Hélas, monsieur. Il s’agissait d’un homme qui avait porté la main sur la personne sacrée de Sa Majesté. Il était passible de supplices particuliers observés en cette occurrence. Je nous revois, mon oncle et moi, revêtus, comme c’est l’usage, de la tenue des exécuteurs. Nous avions la culotte bleue, la veste rouge brodée d’une potence et d’une échelle noires avec le bicorne incarnat sur la tête et l’épée au côté. Nos quinze valets et aides étaient revêtus, eux, de tabliers de cuir fauve.

Il s’interrompit un moment comme s’il laissait venir à lui des souvenirs très lointains.

— Sachez, monsieur, que Damiens — que Dieu ait son âme, il a par trop souffert — non seulement avait tenté de se suicider en se tordant les parties naturelles, mais, en préalable de son exécution, dut subir la question ordinaire et extraordinaire, dans cette même salie. On souhaitait qu’il dénonçât ses complices, mais d’évidence il n’en avait pas et ne faisait que répéter : « Je n’ai pas eu l’intention de tuer le roi, sinon je l’aurais fait. Je n’ai porté le coup que pour que Dieu le louche et l’engage à remettre toutes choses en place et la tranquillité dans ses États. » Jamais il ne fit allusion à autre chose, et pourtant il avait l’estomac distendu par les eaux, les chevilles brisées par les brodequins et la poitrine et les membres brûlés par les fers rougis au feu. Il ne pouvait plus faire un geste ni se tenir debout.

Nicolas écoutait, fasciné, le récit que ce jeune homme, qui sans doute serait passé inaperçu dans la rue, faisait d’une voix douce. Il donnait à la fois l’impression de prendre une grande distance avec son récit, tout en trahissant son émotion par le tremblement de ses mains et les gouttes de sueur qui lui perlaient au front.

— Arrivé place de Grève et étendu sur l’échafaud, Damiens eut à subir la peine des régicides. La main qui avait tenu le canif criminel fut consumée au-dessus d’un brasero de soufre ardent. Il redressa la tête et poussa un hurlement en considérant son moignon. Il supporta ensuite les tenailles. Celles-ci arrachaient des morceaux de chair, laissant d’horribles plaies sur lesquelles étaient versés le plomb fondu, la poix enflammée et le soufre en fusion. Messieurs, il hurlait, écumait et même, dans l’excès de ses douleurs, criait : « Encore ! Encore ! » Je revois ses yeux qui semblaient sortir de ses orbites.

Sanson se tut un instant ; il avait la gorge serrée.

— Je ne sais pourquoi je vous raconte tout cela, reprit-il difficilement, je n’en avais jamais parlé à personne. Mais nous sommes du même âge et je sais M. Bourdeau homme d’honneur et de probité.

— Nous sommes sensibles, monsieur, à votre confiance, dit Nicolas.

— Le pire cependant était à venir. Le supplicié fut placé sur deux madriers cloués en forme de croix de Saint-André. On lui enserra étroitement le buste entre deux planches, elles-mêmes fixées à la croix afin d’éviter qu’aucun des chevaux attachés à chacun de ses membres ne puisse le tirer cri entier. Il s’agissait, vous le devinez, de procéder à l’écartèlement.

Sanson s’appuya sur un fauteuil et s’essuya le front.

— Un aide armé d’un fouet dirigeait les chevaux, quatre bêtes formidables que j’avais achetées la veille pour quatre cent trente-deux livres. C’est moi qui donnai le signal des opérations. Les chevaux partirent dans quatre directions opposées, mais les attaches du corps tenaient ferme et les membres s’allongeaient démesurément, tandis que le patient faisait entendre un hurlement atroce. Au bout d’une demi-heure, je dus ordonner qu’on fasse changer de direction aux deux chevaux qui étaient attachés aux jambes afin de faire subir au condamné ce que nous appelons dans la profession « l’écart de Scaramouche ». Pour cela, les quatre chevaux devaient tirer parallèlement dans la même direction. Enfin, les os des fémurs se déboîtèrent, mais les membres continuèrent à s’étirer sans se rompre. Au bout d’une heure, les chevaux étaient si fatigués que l’un d’eux s’abattit et que les aides eurent le plus grand mal à le faire se relever. Je me concertai avec mon oncle Gilbert. On décida de les aiguillonner par le fouet et par les cris. Ils repartirent à la tâche. Dans la foule, des spectateurs s’évanouissaient, notamment le curé de Saint-Paul qui récitait la prière des agonisants. D’autres, hélas, prenaient plaisir à ce sacrifice[14].

Il s’arrêta, le regard fixé sur le sol.

— N’y avait-il pas moyen, demanda Nicolas, d’abréger les souffrances du condamné, tout en respectant les formes de la loi ?

— C’est ce que je me décidai de faire. Je chargeai M. Boyer, le chirurgien de service, de courir à l’Hôtel de Ville dire aux juges que le démembrement était impossible, que rien ne pouvait être attendu si l’on n’emportait pas les gros nerfs. Je sollicitai donc l’autorisation de les faire trancher. Boyer revint, ayant emporté l’assentiment des magistrats. Le problème se posa alors de trouver l’instrument nécessaire. Il fallait rechercher un couteau aiguisé pour trancher dans la chair, à la manière des bouchers. Le temps pressait et j’ordonnai à Legris, un de mes valets, de prendre une hache et de tailler à la jointure des membres. Il fut inondé de sang. Je fis repartir le quadrige. Les chevaux, pour le coup, emportèrent deux bras et une jambe. Cependant Damiens respirait encore. Ses cheveux s’étaient dressés sur sa tête et passèrent du noir au blanc en quelques instants ; son tronc se convulsait et ses lèvres tentaient de dire quelque chose, qu’aucun d’entre nous n’entendit. Il respirait encore, messieurs, quand il fut jeté dans le bûcher. C’est pourquoi, depuis, n’ayant rien oublié de ce jour funeste, j’ai décidé d’étudier l’anatomie et le fonctionnement du corps humain, afin de remplir ma tâche le mieux possible, sans excès inutile de cruauté. Je prie, chaque jour, le ciel, messieurs, que plus jamais un Français ne porte la main sur la personne sacrée de nos rois. Je ne veux pas revivre tout cela[15].

Un long silence suivit cette déclaration. Ce fut Sanson lui-même qui le rompit en s’approchant de la table.

— Je m’étais permis, avant votre arrivée, d’examiner les restes que vos deux bonnets carrés ont si prestement classés dans leur registre habituel. Je comprends votre désappointement et vais tenter de vous ouvrir quelques voies. Premièrement, je puis vous dire, sans risque de me tromper, que l’état de ce corps n’est pas dû au gel. Celui-ci, tout au plus, dessèche et fixe l’état dans lequel le corps se trouvait à l’origine. En fait, il a été dévoré par des bêtes de proie, rats, chiens et corbeaux.

Il se retourna et les invita à se rapprocher.

— Voyez ce qu’il reste de cet os d’une jambe. Ce morceau a été broyé par une mâchoire puissante, celle d’un chien ou d’un loup. En revanche, le tronc, presque intact, a été rongé par des milliers de petites dents — les rats. Si vous observez maintenant la tête, vous pouvez encore apercevoir les coups des becs acérés. Les corbeaux, messieurs. Le lieu où vous avez retrouvé le corps est un élément de plus qui recoupe ces faits indubitables et la lecture que nous en faisons.

— Et la tête, qu’en pouvez-vous dire, monsieur ? demanda Nicolas.

— Beaucoup de choses. Tout d’abord, qu’il s’agit d’un homme. Considérez ici, à la base de la boîte crânienne, ces deux éminences osseuses que nous appelons apophyses. Chez l’enfant et chez la femme, elles sont peu marquées. La tête de l’enfant se reconnaît, en outre, à ses fontanelles, non encore ou pas suffisamment fermées, et à sa dentition incomplète. Or, nous sommes devant une tête d’individu dans sa maturité : voyez que je peux la saisir par les deux apophyses et la soulever. Il s’agit donc d’un homme. En outre, comme vous l’aviez vous-même observé, monsieur Le Floch, la mâchoire a été brisée, un morceau en a été emporté par les bêtes de proie et la partie qui subsiste possède une brisure franche due à un outil d’acier ou de fer, épée ou hache. Croyez-m’en. Enfin, la vermine ne dévorant pas les cheveux, la victime ne pouvait être que chauve ou scalpée, à la manière des Iroquois, mais la chose paraît peu vraisemblable. Toutefois, je ne m’explique pas la tache noire au sommet du crâne.

Nicolas et Bourdeau ne cachaient plus leur admiration.

— Et le tronc ?

— Même observation, il a été séparé du corps par un instrument tranchant, le même vraisemblablement qui a fracassé la mâchoire. Il est vide d’organes, ne subsistent que quelques lambeaux desséchés. La cavitate pectoris est également vide de sang, même coagulé. Le cadavre était donc vidé de son sang quand il a été déposé à Montfaucon. Voulez-vous mes conclusions ?

— Monsieur, nous vous en prions.

— Nous sommes en présence des restes d’un individu chauve, de sexe masculin, dans la force de l’âge. Il a sans doute été tué par une arme tranchante ou piquante. Lorsqu’il a été déposé à Montfaucon, il avait été découpé auparavant au moins en deux parties, sinon vous eussiez remarqué un flot de sang sur le sol. Le corps, ou ce qu’il en restait, a été maltraité par les bêtes ignobles, lesquelles ont dispersé nombre de pièces anatomiques qui manquent. La chose n’est pas étonnante, nous savons que la carcasse d’un cheval est, en ce lieu immonde, décapée en une nuit. La mâchoire a été volontairement fracassée. Enfin, permettez-moi, messieurs, de vous rappeler ce que vous aviez vous-mêmes constaté : les vêtements n’enveloppaient pas les restes. Je crois que le mort ne pouvait pas les porter au moment de son assassinat, autrement ils eussent été bien plus largement imprégnés de sang. Enfin, je crois que votre hypothèse est la bonne : ce corps mutilé a été recouvert par la neige et le gel qui l’ont conservé jusqu’aujourd’hui dans un état que je qualifierais de fraîcheur — la teinte rouge sombre en est la preuve. Le processus de décomposition n’a commencé que depuis que vous l’avez fait déposer à la Basse-Geôle. Je peux toujours me tromper, mais je crois que l’homme, dont nous avons ici les restes, a bien été assassiné dans la nuit de vendredi à samedi, puis abandonné à Montfaucon immédiatement avant que tombe la neige du carnaval.

— Je ne sais, monsieur, comment vous remercier de votre aide et vous dire...

— Vous l’avez déjà fait en m’écoutant et en me serrant la main. Messieurs, je vous salue et demeure votre serviteur si vous veniez à souhaiter consulter mes pauvres connaissances.

Il s’inclina et sortit. Nicolas et Bourdeau se regardèrent.

— Voilà un moment que je n’oublierai pas, dit l’inspecteur. Ce petit jeune homme m’a étonné. La jeunesse, décidément, me surprend par le temps qui court.

— Monsieur Bourdeau, vous êtes un flatteur.

— Il nous a réglé la chose en deux temps trois mouvements. Il s’agit bien de Lardin : un homme chauve, force de l’âge, la canne, le pourpoint de cuir. Que vous en semble ?

— Tout concourt, en effet, à rassembler un faisceau de présomptions qui nous entraîne naturellement vers cette hypothèse.

— Vous devenez bien prudent !

Nicolas était à l’écoute d’une voix secrète qui l’engageait à la réflexion. Elle lui soufflait que l’apparence ne conduisait pas toujours à la vérité. Il regrettait que tout cela devînt soudain trop simple, que tout parût s’imbriquer comme dans une construction. Il ressentait une sorte d’enfermement de son esprit qui se rebellait contre les certitudes, alors que tant d’éléments du drame demeuraient encore obscurs. Il songea soudain à ce qu’il avait découvert dans la poche du pourpoint de cuir et, fiévreusement, sous le regard interloqué de Bourdeau, déposa sur la table une feuille de papier plié et une pièce de métal.

— D’où sortez-vous tout cet attirail ? demanda l’inspecteur.

— Du pourpoint du mort.

— De celui de Lardin ?

— Celui du mort, pour le moment Ceci est un morceau de billet déchiré, sans cachet ni adresse.

Nicolas se mit à lire.

pour vous assurer de mes respects et pour

personne qui surpasse infiniment celle dernière

st fort jolie, grande et bien faite, car il semble qu’elle

que sa vue vous fera plaisir car, de surcroît, elle a beaucoup

d’entretenir par sa conversation. Aussi, j’attends votre visite pour

endredi et vous prie de tenir ci-joint le déguisement nécessaire en

arnaval. Je suis, monsieur, votre humble servante.

La Paulet

Bourdeau, au comble de l’excitation, se mit à sauter sur place, en criant :

— La preuve, la voilà la preuve ! C’est le papier qui était dans la poche de Descart, lorsqu’il en est venu aux mains avec Lardin au Dauphin couronné.

Nicolas jeta un œil sur la pièce métallique. Elle était un peu oxydée et il dut la frotter sur sa manche pour qu’apparaisse le dessin d’un poisson surmonté d’une couronne.

— Curieuse monnaie de singe ! Encore le Dauphin couronné !

— Il s’agit d’une tout autre volaille, monsieur. Ceci est un jeton de maison galante. Vous entrez, vous payez à la mère maquerelle, en échange elle vous donne un jeton que la fille vous réclamera une fois... une fois... la bouteille vide. Je vous l’apprends ?

Nicolas rougit et ne répondit pas à cette question directe.

— Il paraît donc bien que ce jeton provient du Dauphin couronné. Les présomptions s’accumulent, les preuves nous sont offertes. Le destin nous est par trop propice.

— Plaît-il ?

— Je vous dis que la voie facile n’est pas la voie de la vérité et que le destin nous fait des cadeaux douteux. Il reste que tout cela doit être précisément vérifié. Bourdeau, faites libérer la vieille Émilie ; elle ne peut rien nous apprendre de plus, pour le moment. Remettez-lui cette petite somme de ma part. Ensuite, courez rue des Blancs-Manteaux et tâchez de retrouver Catherine Gauss, la cuisinière des Lardin. Elle veut me parler et, comme elle a été chassée, je n’ai pu la voir ce matin. Quant à moi, je file de ce pas rue du Faubourg-Saint-Honoré faire connaissance de la Paulet.

— Doit-on annoncer à Mme Lardin la mort de son époux ?

— Provisoirement.

— Provisoirement ?

— Oui, mais je m’en chargerai. Quant aux pièces — et il désignait ce qu’il y avait sur la table — faites-les enfermer dans un endroit frais. Je garde le billet et le jeton. À bientôt, Bourdeau.

Nicolas décida de se rendre à pied rue du Faubourg-Saint-Honoré. La promenade serait longue, mais le temps froid se maintenait au beau. Le gel avait de nouveau durci le sol et le jeune homme arpentait gaillardement le pavé inégal et les fondrières gelées des rues de la capitale. Il avait toujours aimé marcher ; cet exercice était, pour lui, inséparable de la réflexion. Dans sa Bretagne natale, il aimait, sur les grèves désertes, voir se profiler à l’horizon les pointes des plages perdues dans les brumes. Il s’agissait de les atteindre et d’en découvrir une nouvelle qu’il faudrait à son tour rejoindre. Cette marche matinale lui fil du bien. Elle lui nettoyait l’âme. L’image des restes présumés du commissaire Lardin hantait son esprit et se mêlait au récit terrible de Sanson.

Quelque chose n’allait pas. Pourquoi ce corps tronçonné, ces vêtements dispersés, ce dépôt à Montfaucon, alors qu’il eût été si facile de le jeter à la Seine ? Pourquoi le ou les assassins n’avaient-ils pas soigneusement fouillé les poches du pourpoint de cuir, afin d’en retirer ce qui pouvait constituer des indices et les faire accuser ? Indices qui semblaient au contraire avoir été placés là pour qu’on les découvre aisément. Pourquoi cette mâchoire volontairement brisée et cette tache inexplicable sur le crâne ? Et, pour faire bonne mesure, que se passait-il rue des Blancs-Manteaux ? Quels desseins poursuivait Mme Lardin ? La haine de Catherine avait-elle pour seule raison le rejet d’une marâtre ayant usurpé la place de la mère de Marie ? Et ce cavalier insistant et omniprésent auquel répondait, plus lointaine, l’image menaçante du commissaire Camusot ? Et par-dessus tout cela, M de Sartine, proche et inaccessible, dont il sentait la volonté de le pousser dans des chemins de traverse incertains...

Nicolas avait atteint un espace immense où commençait à s’organiser, en lieu d’un ancien marécage, une place sur laquelle les échevins de Paris souhaitaient ériger une statue équestre du monarque régnant. L’endroit était toujours animé comme une fourmilière, mais la rigueur de l’hiver avait interrompu les travaux. Au bord du fleuve, et tout autour du périmètre, commençait à prendre forme l’enceinte octogonale d’un large fossé. Vers la ville, deux immenses bâtiments symétriques[16] sortaient de terre. Les échafaudages de bois, couverts de givre, leur dormaient l’aspect d’éphémères palais de cristal. Le tout formait un chaos de blocs titanesques à demi dissimulés sous la neige, glacier urbain sillonné de failles, de cavernes, de couloirs et de précipices. Sous le soleil éclatant, cela miroitait et transpirait une eau glacée qui, dans sa diffraction, jetait çà et là les feux multicolores du prisme.

Nicolas fit un long détour par la berge et traversa les jardins pour rejoindre la rue de la Bonne-Morue qui coupait, à angle droit, celle du Faubourg-Saint-Honoré. À quelques maisons de là, il repéra un immeuble de bonne apparence, à deux étages, que seule une enseigne de fer forgé, représentant un dauphin couronné, distinguait des autres demeures.

Il souleva le marteau de la porte.

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