I

De cette hauteur, la forêt était comme une luxuriante écume mouchetée. Comme une immense éponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un animal qui se serait un jour tapi dans l’attente puis se serait endormi et se serait couvert d’une mousse grossière. Comme un masque informe posé sur un visage que personne n’avait encore jamais vu.

Perets quitta ses sandales et s’assit, ses pieds nus pendant dans le précipice. Il lui sembla que ses talons étaient tout d’un coup devenus humides, comme s’il les avait réellement plongés dans le tiède brouillard lilas qui s’accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux qu’il avait ramassés, les disposa soigneusement а côté de lui, puis choisit le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et silencieux, endormi et indifférent qui avalait pour toujours. L’étincelle blanche s’éteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun oeil ne s’entrouvrit pour le regarder.

S’il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s’il fallait croire ce que racontait la cuisinière uni-jambiste que l’on surnommait Kazalounia, et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d’aide а la population locale ; s’il ne fallait pas croire ce que murmuraient le chauffeur Touzak et l’Inconnu du groupe de la Pénétration du génie ; si l’intuition humaine valait quelque chose et si enfin les espérances pouvaient se réaliser au moins une fois dans la vie, alors, а la septième pierre, les buissons s’écarteraient avec fracas derrière lui et dans la clairière, sur l’herbe foulée, blanchie par la rosée, paraîtrait le Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise а passepoil mauve, respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne regarderait rien, ni la forêt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il se baisserait, plongerait ses larges mains dans l’herbe, se redresserait en brassant l’air de ses larges mains et en faisant rouler а chaque fois son ventre puissant sur son pantalon tandis qu’un air chargé d’acide carbonique et de nicotine s’échapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande ouverte.

Derrière, les buissons s’écartèrent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n’était pas le Directeur, mais la personne familière de Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l’Eradication. Il s’approcha lentement et s’arrêta а deux enjambées de Perets, abaissant vers lui ses yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupçonnait quelque chose, quelque chose de très important, et ce savoir ou ce soupçon immobilisait les traits de son visage allongé, visage pétrifié d’un homme qui apportait ici, sur l’а-pic, une étrange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne encore au monde ne la connaissait, mais il était manifeste que tout était radicalement changé, que tout ce qui avait cours auparavant n’avait maintenant plus de sens et que chacun devrait désormais donner tout ce dont il était capable.

— A qui sont ces pantoufles ? demanda-t-il en jetant un regard circulaire autour de lui.

— Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.

Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.

— Tiens donc. Des sandales ? Trè-ès bien. Mais а qui sont ces sandales ?

Il s’approcha de l’а-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula aussitôt.

— Quelqu’un est assis au bord de l’а-pic, commenta-t-il, avec des sandales posées а côté de lui. La question qui se pose inévitablement est alors : а qui sont les sandales et où se trouve leur propriétaire ?

— Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d’un air de doute son bloc-notes :

— Les vôtres ? Donc, vous êtes pieds nus. Pourquoi ?

— Pieds nus parce qu’il n’y a pas d’autre moyen, expliqua Perets. J’ai fait tomber hier ma pantoufle droite et j’ai décidé а l’avenir de rester pieds nus.

Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux écartés :

— Elle est lа-bas. Vous allez voir, avec un caillou …

Domarochinier lui prit la main d’un geste vif et s’empara des cailloux.

— De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.

Mais ça ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous essayez de me tromper. D’ici, on ne peut voir une pantoufle — si du moins elle est réellement lа-bas, et ça c’est une autre question que nous examinerons ensuite — et du moment qu’on ne peut pas la voir, vous ne pouvez pas espérer l’atteindre avec une pierre, même si vous aviez l’adresse nécessaire et si vous vouliez réellement cela et cela seul : je parle du coup au but … Mais nous allons éclaircir tout ça.

Il remonta les jambes de son pantalon, s’assit sur les talons et poursuivit :

— Donc, vous étiez lа hier aussi. Pour quoi faire ? Comment se fait-il que ce soit la deuxième fois que vous veniez au bord de l’а-pic, alors que les autres employés de l’Administration, pour ne rien dire des spécialistes surnuméraires, n’y viennent que pour satisfaire un besoin naturel ?

Perets se fit petit. Ce n’est qu’une question d’ignorance, pensa-t-il. Ce n’est pas du défi ni de la méchanceté, il ne faut pas y attacher d’importance. C’est simplement de l’ignorance. Il ne faut pas attacher d’importance а l’ignorance, personne ne le fait. L’ignorance défèque sur la forêt. L’ignorance défèque toujours sur quelque chose.

— Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forêt. Vous l’aimez ? Répondez !

— Et vous ? demanda Perets. Domarochinier s’offensa et ouvrit son bloc-notes :

— Ne vous oubliez pas ! Vous savez très bien qui je suis. J’appartiens au groupe de l’Eradication, et votre réponse, ou plus exactement votre contre-question, est donc absolument dépourvue de sens. Vous comprenez parfaitement que mon attitude envers la forêt est déterminée par la fonction que je remplis, mais qu’est-ce qui détermine la vôtre ? cela je ne le comprends pas très bien. Ce n’est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n’a pas idée d’être aussi étranger : rester assis au bord de l’а-pic, pieds nus, lancer des pierres … Pourquoi ? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-être, il y a des circonstances atténuantes, et en fin de compte vous n’avez rien а craindre, n’est-ce pas Perets ?

— Non, dit Perets. C’est-а-dire évidement, oui.

— Vous voyez. Le naturel disparaît d’un seul coup, et il n’existe plus. A qui est cette main, demandons-nous ? Où lance-t-elle une pierre ? Ou peut-être а qui ? Ou encore sur qui ? Et pourquoi ? Et comment pouvez-vous rester assis au bord de l’а-pic ? Est-ce inné chez vous ou bien vous êtes-vous spécialement entraîné ? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au bord de l’а-pic. Et je n’ose même pas me demander pourquoi j’aurais pu m’y entraîner. La tête me tourne. Et c’est normal. Un homme n’a aucune raison de s’asseoir au bord de l’а-pic. Surtout s’il n’a pas de laissez-passer pour la forêt. Montrez-moi s’il vous plaît votre laissez-passer, Perets.

— Je n’en ai pas.

— Vous n’en avez pas. Bien. Et pourquoi ?

— Je ne sais pas … On ne m’en donne pas, c’est tout.

— C’est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi ? On m’en a donné, on lui en a donné, on leur en a donné, on en a donné а beaucoup d’autres encore, et а vous on ne veut pas vous en donner.

Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez décharné de Domarochinier s’échappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.

— Sans doute parce que je suis étranger, suggéra Perets. C’est certainement la raison.

— Et je ne suis pas le seul а m’intéresser а vous, poursuivit Domarochinier sur un ton confidentiel. S’il n’y avait que moi ! Mais il y a aussi des gens importants … Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-être vous lever, pour que nous puissions continuer ? Vous me donnez le vertige, rien qu’а vous voir.

Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.

— Mais éloignez-vous donc de ce bord ! cria d’une voix douloureuse Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me tuer avec vos excentricités !

— C’est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y va ?

— Allons-y. Mais je constate que vous n’avez répondu а aucune de mes questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous êtes vraiment … (Il jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les épaules et le glissa sous son bras.) C’est étrange. Pas la moindre impression, sans même parler d’information.

— Mais aussi, qu’est-ce qu’il y a а répondre ? dit Perets. Je devais simplement être ici pour parler au Directeur.

Domarochinier se figea littéralement sur place, comme englué dans les buissons, et proféra d’une voix altérée :

— C’est donc pour ça que vous êtes …

— Comment, que je suis ? Je ne suis rien de …

Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :

— Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J’ai compris. Vous aviez raison.

— Qu’est-ce que vous avez compris ? J’ai raison de quoi ?

— Non, non, je n’ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez être tout а fait tranquille. Je n’ai pas compris et je n’ai pas compris. D’ailleurs je n’étais pas lа et je ne vous ai pas vu.

Ils passèrent devant un banc, grimpèrent quelques marches usées, prirent l’allée couverte d’un fin sable rouge et pénétrèrent sur le territoire de l’Administration.

— La pleine clarté ne peut exister qu’а un certain niveau, disait Domarochinier. Et chacun doit savoir а quoi il peut prétendre. J’ai prétendu а la clarté а mon niveau, c’est mon droit, et je l’ai épuisé. Et lа où se terminent les droits commencent les devoirs …

Ils dépassèrent des cottages de dix appartements aux fenêtres garnies de rideaux de tulle, longèrent le garage, traversèrent le terrain de sport, passèrent encore devant les entrepôts, puis devant l’hôtel sur le seuil duquel se tenait le Commandant, d’une pвleur maladive, les yeux exorbités et fixes, une serviette а la main. Ils suivirent une longue palissade derrière laquelle ronflaient des moteurs, pressèrent le pas, car ils n’avaient plus beaucoup de temps, puis se mirent а courir. Il était cependant tard quand ils arrivèrent а la cantine, et toutes les places étaient prises, а l’exception de la petite table de service dans un coin au fond où restaient deux places, la troisième étant occupée par le chauffeur Touzik qui, les voyant en train de piétiner, indécis, sur le pas de la porte, leur fit un signe d’invite en agitant sa fourchette.

Tout le monde buvait du kéfir et Perets en prit aussi. La nappe rêche de la table était maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets étendit les jambes pour s’installer au mieux sur la chaise sans siège, il y eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans l’intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.

— Faites attention avec vos pieds, dit-il.

— Je ne l’ai pas fait exprès, dit Perets. Je ne savais pas.

— Et moi, je le savais ? répliqua Touzik. Il y en a quatre lа-dessous, tвche de pas faire l’idiot.

— Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.

— On sait ça, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-lа, nous non plus.

— Mais j’ai le foie malade, commença а s’inquiéter Domarochinier. Voilа un certificat.

Il fit apparaître une feuille de cahier froissée marquée d’un sceau triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C’était effectivement un certificat, couvert d’une écriture illisible de médecin. Perets ne put déchiffrer qu’un mot : « antabus ».

— Et il y a aussi ceux de l’année dernière, et ceux de l’avant-dernière, mais ils sont dans le coffre.

Le chauffeur Touzik dédaigna d’examiner le certificat. Il ingurgita un plein verre de kéfir, porta son index replié а son nez, renifla, et, les yeux pleins de larmes, proféra d’une voix raffermie :

— Qu’est-ce qu’il y a encore dans la forêt ? Des arbres. (Il s’essuya les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils sautent. Tu comprends ?

— Oui, alors ? demanda avidement Perets. Comment font-ils ?

— Eh bien ! voilа. Il y en a un lа, immobile. Un arbre, quoi. Puis il commence а se tordre, а se nouer, et c’est parti ! Un grand bruit, un craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix mètres. Il m’a bousillé la cabine. Puis il redevient immobile.

— Pourquoi ? demanda Perets.

— Parce que ça s’appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se versant un verre de kéfir.

— Hier on a reçu un lot de nouvelles scies électriques, intervint Domarochinier en se passant la langue sur les lèvres. Un rendement fabuleux. Je dirais même que ce ne sont pas des scies, mais de véritables machines а scier. Nos machines а scier de l’Eradication.

Alentour, tout le monde buvait du kéfir. Dans des verres а facettes, dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses а café, dans des cornets de papier, ou simplement а la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenés sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats médicaux attestant qu’ils avaient mal au foie, а l’estomac ou au duodénum. Pour cette année et pour les années précédentes.

— Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est déglinguée, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore а gauche, charogne, qu’il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux échecs avec lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il parle souvent de vous … Perets, qu’il dit, c’est quelqu’un ! Je ne donnerai pas de voiture pour Perets, qu’il dit, et n’essayez pas de m’en demander. On ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d’imbéciles, qu’il dit, sans lui je m’ennuierais а mourir ! Vous lui parlerez pour moi, hein ?

— B-Bon, fit Perets d’une voix hésitante. J’essaierai.

— Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il était avec moi а l’armée ; j’étais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en portant la main а la hauteur du couvre-chef.

— Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de kéfir а la main. Dans les grands lacs clairs. C’est lа qu’elles sont, tu comprends ? Nues.

— C’est votre kéfir, Touz, qui vous donne des visions, plaça Domarochinier.

— Je les ai vues de mes propres yeux, répliqua Touzik en portant le verre а ses lèvres. Mais on ne peut pas boire l’eau de ces lacs.

— Vous ne les avez pas vues, parce qu’elles n’existent pas, dit Domarochinier. Les ondines, c’est de la mystique.

— Mystique toi-même, dit Touzik en s’essuyant les yeux du revers de la manche.

— Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu’elles sont lа, étendues … Et puis après ? Il est impossible qu’elles ne fassent que rester lа, et puis c’est tout.

Il se peut qu’elles vivent sous l’eau et qu’elles remontent а la surface comme nous sortons d’une pièce enfumée pour nous mettre au balcon par une nuit de lune, et exposer lа, les yeux clos, notre visage а la fraîcheur. C’est peut-être ce qu’elles font. Elles viennent а la surface, et elles restent lа. A se reposer. A échanger des sourires et des paroles indolentes …

— Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement Domarochinier. Tu es déjа allé dans la forêt ? Tu n’y as jamais mis les pieds, et tu en parles.

— Absurde. Qu’est-ce que j’irais faire dans votre forêt ? J’ai un laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n’en avez pas. Montrez-moi votre laissez-passer s’il vous plaît, Touz.

— Je n’ai pas vu moi-même ces ondines, reprit Touzik en s’adressant а Perets. Mais j’y crois tout а fait. Parce que les autres en parlent. Même Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forêt. Il la connaissait comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort lа-bas, dans sa forêt.

— S’il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.

— Quoi, « si » ? Un homme part en hélicoptère, et de trois ans on n’en entend plus parler. Il y a eu l’avis de décès dans les journaux, le repas de funérailles, qu’est-ce qu’il te faut encore ? Candide a cassé sa pipe, c’est évident.

— Nous n’en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que ce soit de manière absolument catégorique.

Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de kéfir au comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui murmurer а l’oreille, le regard fuyant :

— Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont été donnés … Je me considère en droit de vous en informer parce que vous êtes étranger …

— Quels ordres ?

— Le considérer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de s’écarter.

Puis il reprit а voix haute :

— Le kéfir est bien, aujourd’hui, il est frais. Le réfectoire s’emplit de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se levèrent avec des bruits de chaises et gagnèrent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour de lui des regards mauvais et disait а tous ceux qui passaient а proximité :

« Comme vous le voyez, messieurs, c’est quelque peu étrange, mais nous sommes en train de parler … »

Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :

— Est-ce que le manager parlait sérieusement en disant qu’il ne me donnerait pas de voiture ? Il voulait plaisanter, sans doute ?

— Plaisanter, pourquoi ? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il serait malade d’ennui, et il n’a aucun intérêt а vous faire partir, un point c’est tout … Admettons qu’il vous laisse partir, ça l’avancerait а quoi ? Où vous voyez de la plaisanterie lа-dedans ?

Perets se mordit la lèvre.

— Comment faire alors pour partir ? Je n’ai plus rien а faire ici. Mon visa touche а sa fin. Et d’abord, je veux partir, voilа tout.

— En général, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois réprimandes. On vous donne un autobus spécial, on réveille un chauffeur au milieu de la nuit, vous n’aurez pas le temps de rassembler vos affaires … Comment ça se passe avec les gars d’ici ? Première réprimande : le type est rétrogradé. Deuxième réprimande : on l’envoie dans la forêt expier ses péchés. Et а la troisième : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule а celui-lа. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitôt les gratifications, et on me met а la charrette а merde. Alors qu’est-ce que je fais ? Je m’enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule, vu ? Lа, je quitte la charrette а merde et je pars а la station biologique pour faire la chasse aux microbes qu’ils ont lа-bas. Mais si je ne veux pas aller а la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui tape pour la troisième fois sur la gueule. Lа, c’est terminé. Je suis licencié pour actes de voyoutisme et expulsé dans les vingt-quatre heures.

Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaçant :

— Vous faites de la désinformation, Touz, de la désinformation. D’abord, il doit s’écouler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi, toutes les fautes sont considérées comme un seul et même délit, et le perturbateur est simplement mis en prison, sans que l’Administration elle-même donne suite а l’affaire. Deuxièmement, а la deuxième faute, le coupable est sans retard envoyé dans la forêt sous la surveillance d’un garde, de sorte qu’il n’aura pas la possibilité de s’aviser de commettre une troisième infraction. Ne l’écoutez pas, Perets, il ne comprend rien а ces problèmes.

Touzik avala une gorgée de kéfir, fit une grimace et cacarda :

— C’est vrai. Lа, peut-être qu’effectivement je … Excusez-moi, PAN Perets.

— Mais non, enfin …, fit Perets d’un ton chagrin. De toute façon je ne pourrais jamais taper sur quelqu’un, comme ça, sans raison.

— Mais vous êtes pas obligé de lui taper sur la … sur la gueule, dit Touzik. Vous pouvez lui botter le … les fesses. Ou tout simplement déchirer son costume.

— Non, je ne peux pas, dit Perets.

— Mauvais, ça, dit Touzik. Ça ira mal pour vous, alors, PAN Perets. Alors, voilа ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je vous emmènerai.

— Vraiment ? demanda Perets, joyeux.

— Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la ferraille. Vous viendrez avec moi.

Dans un coin, quelqu’un poussa soudain un cri terrible : « Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as renversé ma soupe ! »

Domarochinier prit la parole :

— L’homme doit être simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez partir d’ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous voulez.

— C’est toujours comme ça chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout а l’envers. Et d’ailleurs, pourquoi l’homme doit-il obligatoirement être simple et clair ?

Touzik renifla son index replié et proféra :

— L’homme doit être sobre. Tu crois pas ?

— Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison très simple, et connue de tout le monde : j’ai le foie malade. Ce n’est donc pas lа que vous pourrez m’attraper, Touz.

— Ce qui m’étonne dans la forêt, reprit Touzik, c’est les marais. Ils sont brûlants, tu comprends ? Je peux pas supporter ça. Je pourrai jamais m’y habituer. C’est comme de la soupe aux choux bouillante, ça fume, ça sent le chou. J’ai même essayé de goûter, mais ça n’a pas de goût, ça manque de sel … Non, la forêt, c’est pas pour l’homme. Elle leur en a fait voir de toutes les couleurs. On n’arrête pas d’amener du matériel, et il disparaît, comme englouti dans les glaces, ils en font venir d’autre, et il disparaît encore …

Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion d’odeurs. Profusion de vie. Et toujours étrangère. Familière, ressemblante, mais fondamentalement étrangère. Le plus difficile est de se faire а cette idée, qu’elle est а la fois étrangère et, familière. Qu’elle est l’émanation de notre monde, la chair de notre chair, mais qu’elle s’est détachée de nous et ne veut pas nous connaître. C’est sans doute ainsi que le pithécanthrope aurait pu penser а nous, ses descendants — avec effroi et amertume …

— Quand viendra l’ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lа-bas, mais avec quelque chose de sérieux, et en deux mois nous aurons fait de tout ça une surface bétonnée, sèche et lisse.

— C’est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule avant, tu feras une surface bétonnée avec ton propre père. Pour la clarté.

Le mugissement profond d’une sirène se fit entendre. Les carreaux des fenêtres tremblèrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte, des lumières se mirent а clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir surgit une inscription en lettres énormes : « Debout, dehors ! » Domarochinier se leva а la hвte, manoeuvra l’aiguille de sa montre et partit en courant sans prononcer une parole.

— Bon, j’y vais, dit Perets. C’est l’heure de travailler.

Touzik acquiesça :

— C’est l’heure. L’heure juste.

Il ôta sa veste fourrée, la roula soigneusement, rapprocha les chaises et s’allongea, la tête posée sur la veste.

— Donc, demain sept heures ? dit Perets.

— Quoi ? répondit Touzik d’une voix ensommeillée.

— Je viendrai demain а sept heures.

— Où ça ? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez un divan …

— Au garage, dit Perets. A votre voiture.

— Ah !.. Venez, venez, on verra lа-bas. C’est pas facile comme affaire.

Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit а ronfler. Il avait les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait deux inscriptions : « Ce qui nous perd » et « Toujours de l’avant ». Perets gagna la sortie.

Il franchit sur une planchette une énorme flaque qui s’étalait dans l’arrière-cour, contourna un tumulus de boîtes de conserves vides, se glissa а travers une fente de la palissade de planches et pénétra dans l’immeuble de l’Administration par l’entrée de service. Les couloirs étaient sombres et froids, sentaient la poussière, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n’y avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait а travers les portes revêtues de moleskine. Perets gagna le premier étage par un étroit escalier dépourvu de rampe et arriva а une porte surmontée d’une inscription où clignotaient les mots : « Lave-toi les mains avant le travail. » Sur la porte se détachait un grand « M » noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu ébranlé en découvrant qu’il était arrivé dans son bureau. C’est-а-dire, évidemment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique, mais Perets y avait une table. La table était maintenant а côté de la porte, près du mur décoré de carreaux de faпence, comme toujours а moitié recouverte par la « mercedes » sous sa housse, tandis que près de la fenêtre aux vitres fraîchement lavées se trouvait la table de Kim, lequel Kim était déjа au travail : assis, un peu voûté, il considérait une règle а calcul.

— Je voulais me laver les mains …, dit Perets, déconcerté.

— Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tête. Tu as un lavabo lа. Ça va être très bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.

Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava а l’eau chaude et а l’eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une pвte а dégraisser spéciale, les frotta avec de la filasse et avec des brosses de diverses duretés. Puis il mit en marche le séchoir électrique et tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du courant d’air chaud.

— A quatre heures du matin, on a fait savoir а tout le monde que nous serions transférés au premier étage, dit Kim. Où étais-tu ? Chez Alevtina ?

— Non, j’étais au bord de l’а-pic, dit Perets en prenant place а sa table.

La porte s’ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local, agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets ôta la housse de la « mercedes », resta un instant assis, immobile, puis alla а la fenêtre et l’ouvrit.

On ne voyait pas la forêt, mais elle était présente. Elle était toujours présente, même si on ne pouvait la voir que du bord de l’а-pic. Partout ailleurs dans l’Administration, il y avait toujours quelque chose qui la cachait. Elle était cachée par les bвtiments crème des ateliers de mécanique et par les trois étages du garage réservé aux véhicules personnels des employés. Elle était cachée par les étables de l’exploitation auxiliaire et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la sécheuse était perpétuellement cassée. Elle était cachée par le parc avec ses corbeilles de fleurs et ses pavillons, son manège et ses baigneuses de plвtre couvertes d’inscriptions au crayon. Elle était cachée par les cottages et leurs vérandas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de télévision. Et de lа, de la fenêtre du premier étage, on ne voyait pas la forêt а cause du haut mur de briques non achevé mais déjа très haut que l’on était en train d’édifier autour du bвtiment bas du groupe de la Pénétration du génie. La forêt n’était visible que du bord de l’а-pic. Mais l’homme qui n’avait de sa vie vu la forêt, qui n’en avait jamais entendu parler, qui n’avait jamais pensé а elle, qui ne la craignait pas et n’en rêvait pas, même cet homme pouvait facilement en deviner l’existence, du seul fait que l’Administration existait. Il y a longtemps que je pensais а la forêt, que j’en parlais, que j’en rêvais, mais je ne soupçonnais même pas qu’elle pût exister en réalité. Et ce n’est pas en allant pour la première fois au bord de l’а-pic que j’ai acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte а l’entrée l’inscription : « Administration des affaires de la forêt ». J’étais devant cette pancarte, ma valise а la main, couvert de poussière, desséché par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux trembler, car je savais maintenant que la forêt existait, et que tout ce que je pensais auparavant n’était que le jeu d’une imagination débile, un pвle mensonge souffreteux. La forêt est, et cette immense bвtisse maussade a la charge de sa destinée …

— Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forêt ? Je m’en vais demain.

— Tu veux réellement y aller ? demanda Kim distraitement.

Les marais verts et brûlants, les arbres craintifs et nerveux, les ondines а la surface de l’eau, qui se reposent sous la lune de leur activité mystérieuse des profondeurs, les aborigènes énigmatiques et circonspects, les villages désertés …

— Je ne sais pas, dit Perets.

— Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n’ont jamais pensé а la forêt. Qui s’en sont toujours moqués éperdument. Mais elle est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forêt est dangereuse parce qu’elle te trahira.

— Sans doute. Mais si je suis venu ici, c’est uniquement pour la voir.

— Qu’as-tu besoin de vérités amères ? Qu’en feras-tu ? Et que feras-tu dans la forêt ? Pleurer sur un rêve qui s’est transformé en destin ? Prier pour que tout soit autrement ? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce qui est en ce qui devrait être ?

— Et pourquoi suis-je venu ici ?

— Pour être sûr. Tu ne comprends pas а quel point c’est important : être sûr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la forêt des mètres cubes de bois. Ou pour trouver la bactérie de la vie. Ou pour écrire une thèse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller dans la forêt, mais а toutes fins utiles : ça servira un jour ou l’autre et tout le monde n’en a pas. L’idée suprême, c’est de faire de la forêt un parc luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour ensuite tondre ce parc. Année après année. Ne pas le laisser redevenir forêt.

— Je voudrais partir, dit Perets. Je n’ai rien а faire ici. Il faut que quelqu’un parte — ou bien moi, ou bien vous tous.

— Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s’assit а sa table, trouva une prise hвtivement installée et brancha la « mercedes ».

— Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent soixante-six zéro onze …

La « mercedes » se mit а cogner et а tressauter. Perets attendit qu’elle soit calmée, et lut en bégayant la réponse.

— Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze …

Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait, extrayait des racines, et tout se passait comme d’habitude.

— Douze par dix. Multiplication, dit Kim.

— Un zéro zéro sept, dicta mécaniquement Perets.

Puis il se reprit et dit :

— Mais elle ment. Ça devrait faire cent vingt.

— Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zéro zéro sept. Maintenant extrais-moi la racine carrée de dix zéro sept …

— Tout de suite, dit Perets.

Le verrou claqua а nouveau derrière la coulisse et le Proconsul apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d’une voix agréable un AVE MARIA, puis proféra :

— C’est tout de même un véritable prodige, cette forêt, messieurs ! Et dire que nous parlons d’elle ou écrivons sur elle d’une manière aussi criminellement insuffisante ! Et pourtant elle mérite qu’on écrive sur elle. Elle ennoblit, elle éveille les sentiments les plus élevés. Elle contribue au progrès. Elle est elle-même comme le symbole du progrès. Et nous ne parvenons pas а empêcher la diffusion de fables, d’anecdotes, de rumeurs non qualifiées. En fait, il n’y a pas de propagande de la forêt. Tout ce qui se pense et qui se dit sur la forêt !

— Sept cent quatre-vingts multiplié par quatre cent trente-deux, dit Kim.

Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci était forte et bien posée : on n’entendit plus la « mercedes ».

— « Les arbres cachent la forêt » … « Etre perdu dans la forêt » … « Les brigands de la forêt » … Voilа ce que nous devons combattre ! Voilа ce que nous devons extirper ! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne luttez-vous pas ? Vous pourriez faire au club un exposé circonstancié et judicieux sur la forêt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je vous observe, que j’attends, mais en vain. Qu’y a-t-il ?

— C’est que je n’ai jamais été lа-bas, dit Perets.

— Pas grave. Moi non plus, je n’y suis jamais allé, mais j’ai fait une conférence et а en juger par les échos que j’ai reçus, c’était une conférence très utile. La question n’est pas de savoir si on a ou non été dans la forêt, la question est de dépouiller les faits de leur gangue de mysticisme et de superstition, de mettre а nu la substance en arrachant les oripeaux dont elle a été affublée par les esprits mesquins et militaristes …

— Deux fois huit divisé par quarante-neuf moins sept fois sept, dit Kim.

La « mercedes » se mit а l’oeuvre. Le Proconsul haussa а nouveau la voix.

— Je l’ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le faire en tant que linguiste … Je vous donnerai les thèses et vous les développerez а la lumière des dernières acquisitions de la linguistique … Au fait, quel est votre sujet de thèse ?

— C’est « Les particularités du style et de la rythmique de la prose féminine de la basse époque Heian, sur la base du " Makura-no sôshi". » Je crains que …

— Sen-sa-tion-nel ! C’est précisément ce qu’il nous faut. Vous soulignerez qu’il n’y a pas de marais et de fondrières, mais de merveilleuses boues curatives. Pas d’arbres sauteurs, mais le produit d’une science hautement évoluée. Pas d’indigènes, pas de sauvages, mais une antique civilisation d’hommes fiers, libres, aux idéaux élevés, des hommes modestes et forts. Et pas d’ondines ! Pas de brumes lilas, pas d’allusions brumeuses — pardonnez-moi ce calembour malheureux … Ce sera sensationnel, MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c’est très bien que vous connaissiez la forêt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma conférence étant bonne aussi, mais, j’en ai peur, quelque peu fastidieuse. Comme matériau de base, j’ai utilisé les protocoles des réunions. Mais vous, en tant qu’explorateur de la forêt …

— Je ne suis pas explorateur de la forêt, tenta de plaider Perets. On ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forêt.

Le Proconsul hocha distraitement la tête et nota rapidement quelque chose sur sa manchette.

— Oui. Oui, oui. C’est malheureusement l’amère vérité. Malheureusement, cela se trouve encore chez nous — formalisme, bureaucratisme, approche euristique de la personnalité … Vous pouvez aussi parler de cela entre autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j’essaierai de régler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content, Perets, que vous preniez enfin part а notre travail. Il y a longtemps que je vous suis de très près … Voilа, je vous ai inscrit pour la semaine prochaine.

Perets arrêta la « mercedes ».

— Je ne serai pas lа la semaine prochaine. Mon visa vient а expiration, et je pars. Demain.

— Nous arrangerons ça d’une manière ou d’une autre. J’irai voir le Directeur, il est lui-même membre du club, il comprendra. Considérez que vous avez une semaine de plus.

— Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas ! Le Proconsul le regarda droit dans les yeux :

— Il faut ! Vous le savez très bien, Perets, il faut ! Au revoir. Il porta deux doigts а la hauteur de sa tempe et s’éloigna en agitant sa serviette.

— Une véritable toile d’araignée, dit Perets. Que suis-je pour eux ? Une mouche ? Le manager ne voulait pas que je m’en aille. Alevtina ne veut pas, et maintenant celui-lа …

— Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.

— Mais je ne peux plus rester ici !

— Sept cent quatre-vingt-dix-sept multiplié par quatre cent trente-deux …

« De toute façon je partirai, se disait Perets en appuyant sur les touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux échecs avec vous, je ne veux pas dormir et prendre du thé et de la confiture avec vous, je ne veux plus chanter de chansons pour vous, compter sur la « mercedes » pour vous, débrouiller vos discussions et maintenant faire des conférences que de toute façon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le vous-mêmes, moi je m’en vais. Je pars, je pars. De toute façon, vous ne comprendrez jamais que penser ce n’est pas une distraction mais une nécessité … »

Au-dehors, derrière le mur en construction, on entendait les cognements sourds d’un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des briques qui se déversaient. Sur le mur étaient assis côte а côte quatre ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenêtre même le vrombissement et la pétarade d’un moteur de moto.

— Quelqu’un qui vient de la forêt, commenta Kim. Dépêche-toi de me multiplier soixante par soixante.

La porte s’ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la pièce. Il portait une combinaison dont le capuchon déboutonné ballottait sur sa poitrine par-dessus le cordon de l’émetteur. Des bottes jusqu’а la ceinture, la combinaison était couverte d’aiguilles de jeunes pousses d’un rose pвle et autour de la jambe droite s’enroulait le fouet orange d’une liane d’une longueur démesurée qui traînait par terre. La liane continuait а se tortiller, et Perets eut l’impression d’être en présence d’un tentacule projeté par la forêt elle-même, qui, bientôt se tendrait et qui entraînerait l’homme sur le chemin inverse, а travers les couloirs de l’Administration, en bas de l’escalier, lui ferait longer le mur, le réfectoire, les ateliers, l’attirerait encore plus bas, dans la rue poussiéreuse, а travers le parc, ses statues et ses pavillons, vers le début de la corniche, vers les portes, mais il passerait а côté des portes et serait entraîné plus bas, vers l’а-pic …

L’homme portait des lunettes de moto, son visage était couvert d’une épaisse couche de poussière, et Perets ne reconnut pas tout de suite en lui Stoпan Stoпanov, de la station biologique. Il tenait а la main un gros sac en papier. Il fit quelques pas sur le sol revêtu d’une mosaпque qui représentait une femme sous la douche et s’arrêta devant Kim, tenant le sac en papier caché derrière son dos et faisant d’étranges mouvements avec sa tête, comme s’il avait eu des démangeaisons dans le cou.

— Kim, dit-il, c’est moi.

Kim ne répondit pas. On entendait sa plume qui grattait et déchirait le papier.

— Kimouchka, reprit Stoпan d’une voix implorante, je t’en supplie.

— Fous le camp, dit Kim. Maniaque.

— C’est la dernière fois, dit Stoпan. La dernière des dernières.

Il eut un nouveau mouvement de tête et Perets aperçut sur son cou maigre а la peau rasée, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse rosвtre, fine, aiguл, qui s’enroulait en spirale, comme tremblant d’une sorte d’avidité.

— Tu n’as qu’а dire que c’est а cause de Stoпan, un point c’est tout. Si on t’invite au cinéma, dis que tu as un travail urgent а terminer ce soir. Si c’est pour le thé, dis par exemple que tu viens de le prendre. Si on t’invite а boire du vin, refuse aussi. Hein ? Kimouchka ! La dernière des dernières des dernières !

— Qu’est-ce que tu as а rentrer la tête dans les épaules comme ça ? demanda méchamment Kim. Allons, tourne-toi.

— Ça te reprend ? demanda Stoпan en se tournant. Ce n’est pas grave. Tu n’as qu’а transmettre, tout le reste est sans importance.

Penché par-dessus la table, Kim s’affairait sur le cou de Stoпan, pressait et massait, les coudes écartés, en grinçant des dents d’un air dégoûté et marmonnant des jurons. La tète baissée, le cou offert, Stoпan dansait patiemment d’un pied sur l’autre.

— Salut, Pertchik, dit-il. Il y a longtemps que je ne t’avais pas vu. Qu’est-ce que tu fais ici ? J’ai encore apporté quelque chose que tu pourras … Pour la dernière fois …

Il déplia le papier et montra а Perets un petit bouquet de fleurs sauvages d’un vert vénéneux.

— Et elles sentent ! Comment qu’elles sentent !

— Mais arrête de remuer, lui cria Kim. Reste tranquille ! Maniaque, chiffe !

— Maniaque, chiffe, soit ! approuva avec enthousiasme Stoпan. Pour la dernière fois, la dernière des dernières.

Les pousses rosés sur sa combinaison commençaient а se faner, se ridaient et tombaient а terre, sur le visage de brique de la femme sous la douche.

— C’est fini, dit Kim. Décampe !

Il se détacha de Stoпan et jeta dans le seau а ordures une chose sanglante, а demi vivante, qui continuait а se tordre.

— Je lève le camp, dit Stoпan. Tout de suite. Tu sais, Rita a encore fait des siennes, et j’ai un peu peur de quitter la station biologique. Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais …

— Et puis quoi encore ! dit Kim. Perets n’a rien а faire lа-bas.

— Comment, rien ? s’écria Stoпan. Quentin fond а vue d’oeil. Ecoute-moi : il y a une semaine, Rita s’est enfuie, bon, on n’y peut rien … Mais cette nuit elle est revenue trempée, blanche, glacée. Un garde a voulu s’y frotter, elle lui a fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant il se traîne comme un perdu. Et tout le lotissement expérimental est envahi par l’herbe.

— Et alors ? demanda Kim.

— Quentin a pleuré toute la matinée …

— Tout ça je le sais, l’interrompit Kim. Mais je ne comprends pas ce que Perets a а faire lа-dedans.

— Comment ça, ce qu’il a а faire ? Qu’est-ce que tu racontes ? Qui y a-t-il а part Perets ? Pas moi, non ? Pas toi, non plus … Et on ne va pas faire appel а Domarochinier, a Claude-Octave, tout de même !

Kim frappa la table de sa main :

— Ça suffit ! Va travailler et que je ne te voie plus ici pendant les heures de service. Ne me pousse pas а bout.

— C’est fini, se hвta de dire Stoпan. C’est fini. Je m’en vais. Mais tu transmettras ?

Il posa le bouquet sur la table et s’enfuit en criant : « Le cloaque est encore en travail … »

Kim prit un balai et poussa les débris dans un coin.

— Un imbécile sans cervelle, commenta-t-il. Et cette Rita … Recompte tout encore une fois. Ça les démolira, cet amour …

Sous la fenêtre, l’irritante pétarade de la moto s’éleva а nouveau, puis tout redevint silencieux а l’exception des coups sourds du mouton derrière le mur.

— Que faisais-tu ce matin au bord de l’а-pic, Perets ? demanda Kim.

— Je voulais voir le Directeur. On m’a dit qu’il faisait parfois sa gymnastique lа-bas. Je voulais lui demander de m’envoyer dans la forêt, mais il n’est pas venu. Tu sais, Kim, je crois que tout le monde ment ici. J’ai parfois même l’impression que toi aussi tu mens.

— Le Directeur, énonça pensivement Kim. C’est peut-être une idée. Tu es quelqu’un de courageux …

— De toute façon je n’en vais demain. Touzik m’emmènera, il l’a promis. Dis-toi bien que demain je ne serai plus lа.

— Je ne m’attendais pas а ça, poursuivit Kim sans écouter. Très courageux … On pourrait peut-être t’envoyer lа-bas, que tu te rendes compte ?


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