II

Perets s’éveilla au contact de doigts froids sur son épaule nue. Il ouvrit les yeux et aperçut au-dessus de lui un homme en sous-vêtements. Il n’y avait pas de lumière dans la pièce, mais l’homme était éclairé par un rayon de lune et l’on voyait son visage blanc et ses yeux exorbités.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Perets en un murmure.

— Il faut évacuer, répondit l’homme, а voix basse lui aussi.

« Ah ! c’est le commandant », se dit avec soulagement Perets.

— Evacuer, pourquoi ? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer quoi ?

— L’hôtel est complet. Vous devez évacuer les lieux.

Perets fit le tour de la pièce d’un regard désemparé. Tout était comme avant, comme avant les trois autres lits étaient vides.

— Inutile d’inspecter, fit le commandant. Nous savons ce qu’il y a а voir. De toute façon, il faut changer votre literie pour la donner а nettoyer. Vous ne le ferez pas de vous-même, vous n’avez pas reçu l’éducation adéquate …

Perets comprit : le commandant avait peur, et il le prenait de haut pour se donner de l’assurance. Il était dans un état tel qu’un simple contact eût suffi pour qu’il se mette а hurler, а glapir, а entrer en transes, а briser la fenêtre pour appeler au secours.

— Allons, allons, la literie, on vous dit, fit le commandant, saisi d’une sorte de terrible impatience, en arrachant l’oreiller de sous la tête de Perets.

— Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine nuit ?

— C’est l’heure.

— Seigneur ! vous n’avez pas toute votre tête а vous. Bon, d’accord … Prenez les draps, je m’en passerai, je n’avais plus que cette nuit а passer de toute façon.

Il se leva et, pieds nus sur le sol froid, entreprit de retirer la housse de l’oreiller. Le commandant, comme figé sur place, suivait ses mouvements de ses yeux exorbités. Ses lèvres tremblaient.

— Réparations, lвcha-t-il enfin. Il est temps de faire des réparations. La tapisserie est toute déchirée, le plafond fissuré, le planchéiage а refaire …

Sa voix s’affermit :

— Donc, vous devez de toute façon évacuer. Les réparations vont commencer incessamment.

— Les réparations ?

— Les réparations. Vous avez vu l’état de la tapisserie ? Les ouvriers arrivent.

— Maintenant ? Tout de suite ?

— Maintenant. Tout de suite. Il est impensable d’attendre plus longtemps. Le plafond est complètement fissuré. Il n’y a qu’а voir.

Perets se sentit soudain glacé. Il abandonna la housse et saisit son pantalon.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-il.

— Minuit passé, répondit le commandant en baissant la voix et jetant un regard circonspect autour de lui.

— Et où vais-je aller ? dit Perets, enfilant une jambe de son pantalon, en équilibre sur un pied. Vous n’avez qu’а me mettre ailleurs, dans une autre chambre …

— Tout est complet. Et lа où ce n’est pas complet, c’est en réparations.

— Chez le veilleur, alors …

— C’est complet.

Perets fixa tristement la lune.

— Dans le débarras, alors. Dans le débarras, dans la lingerie, dans le poste d’électricité. Il ne me reste plus que six heures а dormir. A moins que vous ne puissiez trouver а me loger chez vous, d’une manière ou d’une autre …

Le commandant s’agita soudain а travers la pièce. Il courait d’un lit а l’autre, nu-pieds, blême, effrayant comme une apparition. Enfin, il s’arrêta et proféra d’une voix geignarde :

— Mais enfin quoi ? Je suis un homme civilisé, j’ai fait deux instituts, je ne suis pas un quelconque indigène … Je comprends tout ! Mais c’est impossible, vous comprenez ! Absolument impossible ! (Il bondit vers Perets et lui murmura а l’oreille :) Votre visa est arrivé а expiration. Il y a déjа vingtsept minutes qu’il est expiré, et vous êtes toujours lа ! Vous ne devez pas être lа. Je vous en supplie … (Il se laissa lourdement tomber sur les genoux et alla chercher sous le lit les chaussettes et les chaussures de Perets.) Je me suis réveillé en nage а minuit moins cinq. Bon, je crois que c’est tout. Ma fin est venue. Je suis parti comme j’ai été. Je ne me souviens de rien. Des nuages dans les rues, des clous aux pieds … Et ma femme qui doit accoucher … Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie …

Perets s’habilla а la hвte. Il comprenait mal. Le commandant n’arrêtait pas de courir entre les lits, piétinait les carrés de lune, jetait des regards dans le couloir, se penchait а la fenêtre et murmurait :

« Mon Dieu, enfin … »

— Je peux au moins vous laisser ma valise ? demanda Perets.

Le commandant eut un claquement de mвchoires.

— En aucun cas ! Vous voulez me perdre … Il faut être sans coeur ! Mon Dieu, mon Dieu …

Perets ramassa ses livres, ferma non sans peine sa valise, prit son manteau sur le bras et demanda :

— Et maintenant où vais-je aller ?

Le commandant ne répondit pas. Il attendait, trépignant d’impatience Perets prit sa valise et gagna la rue par l’escalier sombre et silencieux. Il s’arrêta sur le perron et, tentant de calmer son tremblement, écouta un moment la voix du commandant qui expliquait au veilleur ensommeillé : « … Il va vouloir rentrer. Il ne faut pas le laisser faire ! Son … (sinistre murmure confus) Compris ? Tu réponds … » Perets s’assit sur sa valise et étendit son manteau sur ses genoux.

— Non, je vous en prie, fit la voix du comman dant derrière lui. Je vous demande de quitter le perron. Je vous demande d’évacuer complètement le territoire de l’hôtel.

Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la chaussée. Le commandant piétina encore un peu en grommelant : < Je vous en prie instamment … ma femme … sans excès d’aucune sorte … les conséquences … impossible … » Puis il partit en frôlant le mur, silhouette blanche dans ses sous-vêtements. Perets vit les fenêtres noires des cottages, les fenêtres noires de l’Administration, les fenêtres noires de l’hôtel. Nulle part il n’y avait de lumière, les ampoules des rues elles-mêmes étaient éteintes. Il n’y avait que la lune, ronde, brillante et méchante.

Et soudain il découvrit qu’il était seul. Personne auprès de lui. Autour, les gens dorment, et ils m’aiment tous, je le sais, je m’en suis souvent aperçu. Et pourtant je suis seul, comme s’ils étaient tous morts d’un coup ou subitement devenus mes ennemis … Et le commandant est un brave monstre d’homme affligé de la maladie de Basedow, un malchanceux qui s’est collé а moi du premier jour qu’il m’a vu. Nous avons joué du piano а quatre mains et avons parlé, et j’étais le seul avec qui il osait parler, avec qui il se sentait un homme а part entière, et pas le père de sept enfants. Et Kim. Il est revenu de la chancellerie avec une énorme liasse de dénonciations. Quatre-vingt-douze dénonciations me concernant, toutes écrites de la même main et signées de noms différents. Comme quoi je volais а la poste la cire а cacheter de l’Etat, j’avais amené dans ma valise une maîtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien d’autres choses encore … Et Kim avait lu ces dénonciations, en avait jeté certaines au panier et avait mis les autres de côté en marmonnant : « Ça, c’est а creuser. » Et c’était inattendu et effrayant, insensé et repoussant … Les regards furtifs qu’il me jetait, et ses yeux qu’il détournait aussitôt …

Perets se leva, prit sa valise et partit а l’aventure, lа où le mènerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle part. Il tituba, éternua de poussière et sans doute tomba а plusieurs reprises. La valise était incroyablement lourde, comme impossible а diriger. Elle se frottait а la jambe comme un fardeau, puis s’envolait pesamment et resurgissait des ténèbres pour venir battre le genou. Dans une sombre allée du parc où ne brillait aucune lumière et où seules les statues aussi incertaines que le commandant apportaient une vague blancheur, la valise s’aggrippa soudain au pantalon par une de ses boucles qui s’était détachée et Perets, en désespoir de cause, l’abandonna. L’heure du désespoir était venue. Aveuglé par les larmes, Perets se fraya un chemin а travers les haies sèches et bardées de piquants poussiéreux, franchit quelques marches, tomba lourdement sur le dos et, а bout de forces, tremblant de douleur et de compassion, se laissa tomber а genoux au bord de l’а-pic.

Mais la forêt demeurait indifférente. Si indifférente qu’elle ne se laissait même pas voir. Sous l’а-pic, tout était sombre et ce n’était qu’а l’horizon que l’on voyait apparaître quelque chose de gris et d’informe, vaste et stratifié qui luisait mollement sous la lune.

— Réveille-toi, implora Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes seuls, n’aie pas peur, ils sont tous endormis. Tu n’as vraiment jamais eu besoin d’aucun d’entre nous ? Ou peut-être tu ne comprends pas ce que ça veut dire, besoin ? C’est quand on ne peut pas se passer … c’est quand on pense tout le temps а … C’est quand toute la vie se tend vers … Je ne sais pas qui tu es. Et même ceux qui sont absolument persuadés de le savoir ne le savent pas. Tu es ce que tu es, mais je peux espérer que tu es telle que toute ma vie j’ai voulu te voir : bonne et intelligente, indulgente et compréhensive, attentive et peut-être même reconnaissante. Nous avons perdu tout cela, nous n’avons plus assez de force ni de temps, nous ne faisons qu’ériger des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours moins chers, mais nous souvenir, nous souvenir nous ne pouvons plus. Mais toi, tu es différente, et c’est pourquoi je suis venu а toi de loin, sans même croire а ton existence. Et se pourrait-il que tu n’aies pas besoin de moi ? Non, je vais te dire la vérité. J’ai peur de ne pas avoir non plus besoin de toi. Nous nous sommes aperçus, mais nous ne sommes pas devenus plus proches, et il ne devait pas en être ainsi. Peut-être parce qu’ils sont entre nous ? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je suis l’un d’eux et tu ne peux évidemment pas me distinguer dans la foule, et je ne vaux peut-être pas la peine d’être distingué. J’ai peut-être moi-même imaginé les qualités humaines qui devaient te plaire, mais te plaire а toi telle que je t’ai imaginée et non а toi telle que tu es …

Des flocons de lumière blancs et brillants se levèrent а l’horizon, s’étendirent et tout d’un coup, а droite sous la falaise, sons le rocher en surplomb, des faisceaux de projecteurs se déchaînèrent pour fouiller le ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux а l’horizon s’étirèrent, se gonflèrent, devinrent des nuages blanchвtres et s’éteignirent. Quelques instants plus tard, les projecteurs s’éteignirent aussi.

— Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j’ai peur. Pas seulement peur de toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D’ailleurs, je les connais aussi très mal. Je sais seulement qu’ils sont capables de tous les excès, du plus extrême dans l’aveuglement comme dans la sagesse, dans la férocité comme dans la pitié, dans le déchaînement comme dans la retenue. II ne leur manque qu’une chose : la compréhension. Ils ont toujours remplacé la compréhension par des succédanés — foi, athéisme, indifférence, mépris. Ce qui est toujours apparu être le plus simple. Plus simple de croire que de comprendre. Plus simple d’être désabusé que de comprendre. Entre autres choses, je m’en vais demain, mais cela ne veut encore rien dire. Ici je ne peux pas t’aider, tout est trop résistant, trop en place. Ici je suis trop visiblement déplacé, étranger. Mais je trouverai le point d’application des forces, ne t’inquiète pas. C’est vrai, ils peuvent te souiller irréversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut trouver le moyen le plus efficace, le plus économique, et sur tout le plus simple. Nous nous battrons encore, s’il y a de quoi se battre … Au revoir.

Perets se leva et s’avança tout droit а travers les buissons, dans le parc, dans l’allée. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas. Il revint alors dans la grand-rue, vide et éclairée par la seule lune. Il était plus d’une heure du matin quand il s’arrêta devant la porte obligeamment ouverte de la bibliothèque de l’Administration. Les fenêtres étaient tendues de stores lourds, mais l’intérieur était brillamment éclaire, comme une salle de bal. Le parquet se craquelait et grinçait désespérément, et autour étaient les livres. Les rayonnages ployaient sous les livres, les livres étaient entassés sur les tables et dans les coins, et а part Perets et les livres il n’y avait pas dans la bibliothèque вme qui vive.

Perets se laissa tomber dans un grand vieux fauteuil, étendit les jambes, se renversa en arrière et posa tranquillement ses bras sur les accoudoirs.

Alors, qu’est-ce que vous faites lа ? dit-il aux livres. Fainéants ! C’est pour ça qu’on vous a écrits ? Parlez-moi, racontez-moi les semailles. Combien a-t-on semé ? Combien de sage, de bon, d’éternel ? Et quelles sont les prévisions pour la récolte ? Et surtout, quelles pousses lèveront ? Vous vous taisez … Toi, lа, comment déjа … Oui, oui, toi en deux tomes. Combien d’hommes t’ont lu ? Et combien t’ont compris ? Je t’aime beaucoup, ancêtre, tu es un bon et honnête camarade. Tu n’as jamais crié, tu ne t’es jamais vanté, jamais frappé la poitrine. Bon et honnête. Et ceux qui te lisent deviennent aussi bons et honnêtes. Ne serait-ce que pour un temps. Même malgré eux. Mais tu sais, il y en a qui pensent que pour avancer, la bonté et l’honnêteté ne sont pas tellement nécessaires. Que pour ça il faut des jambes. Et des souliers. Même des pieds sales et des souliers non cirés. Le progrès peut être complètement indifférent aux notions de bonté et de droiture, comme il l’a fait jusqu’а maintenant. L’Administration, par exemple, n’a pas besoin, pour fonctionner correctement, de bonté ou d’honnêteté. C’est agréable, souhaitable, mais absolument pas nécessaire. Comme le latin pour un nageur. Les biceps pour un comptable. Comme le respect de la femme pour Domarochinier … Mais tout dépend de ce que l’on appelle progrès. On peut l’envisager sous l’angle des « Oui mais » bien connus : alcoolique, soit, oui mais quel spécialiste ! Débauché, oui mais quel propagandiste ! Voleur, disons profiteur, oui mais quel administrateur ! Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle abnégation … Mais on peut aussi concevoir le progrès comme transformation de tous dans le sens de la bonté et de l’honnêteté. Et alors nous verrons peut-être un temps où l’on dira : c’est un spécialiste, bien sûr, il s’y connaît, mais c’est un sale type, il faut le chasser … Ecoutez, livres, savez-vous que vous êtes plus nombreux que les humains ? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous de bons et honnêtes, des sages, des savants, mais aussi des cervelles d’oiseau, des sceptiques, des schizophrènes, des meurtriers, des suborneurs, des enfants, des prédicateurs moroses, des imbéciles contents d’eux-mêmes, et des braillards enroués aux yeux injectés. Et vous ne sauriez pas pourquoi vous êtes lа. Au fait, а quoi servez-vous ? Vous êtes nombreux а offrir la connaissance, mais а quoi sert la connaissance dans la forêt ? La connaissance n’a rien а voir avec la forêt. C’est comme si on prenait soin d’inculquer а un futur bвtisseur de cités radieuses l’art des fortifications : quels que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une maison de repos, il n’arriverait jamais а construire qu’une redoute maussade bardée de flèches, d’escarpes et de contrescarpes. Ce que vous avez donné aux gens qui sont allés dans la forêt, ce n’est pas la connaissance, mais des préjugés … Il y en a d’autres parmi vous qui inspirent le scepticisme et le découragement. Et ceci non pas en raison de leur noirceur ou de leur cruauté, ni parce qu’ils proposent l’abandon de toute espérance, mais parce qu’ils mentent. Il y a des mensonges radieux, pleins de sifflotements allègres et de chansons entraînantes, des mensonges geignards qui tentent en gémissant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement, ce n’est jamais ces livres que l’on brûle, que l’on retire des bibliothèques. Jamais encore dans toute l’histoire de l’humanité le mensonge n’a été jeté au feu. Ou alors par accident, parce qu’on n’avait pas compris ou qu’on avait cru. Dans la forêt aussi ils sont inutiles. Ils ne sont utiles nulle part. C’est sans doute précisément pour cela qu’il y en a tant … enfin pas pour cela mais parce qu’on les aime … Les ténèbres des vérités amères sont plus chères а notre coeur … Quoi ? Qui est-ce qui parle ici ? Ah, c’est moi … Donc je disais qu’il y a aussi des livres … quoi ?

— Silence, il n’a qu’а dormir …

— Il aurait bu un coup, au lieu de dormir …

— Mais arrête ton chahut … Ah, mais c’est Perets.

— Et après ? Occupe-toi plutôt de toi …

— Personne pour s’occuper de lui, le pauvre …

— Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.

Et il se réveilla.

En face de lui, un escabeau de bibliothèque était placé devant les rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute marche. Touzik, le chauffeur, maintenait l’échelle de ses bras tatoués et regardait vers le haut.

— Il est toujours comme ça un peu perdu, disait Alevtina en considérant Perets. Et il n’a pas dîné, évidemment. Il faudrait le réveiller, qu’il boive au moins un peu de vodka … Je me demande ce que des gens comme lui peuvent rêver ?

— Moi, ce que je vois, je le rêve pas, fit Touzik, les yeux levés.

— Tu vois quelque chose de nouveau ? Que tu n’avais jamais vu avant ? demanda Alevtina.

— Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particulièrement neuf, mais c’est comme au cinéma : on peut le voir vingt fois, et c’est toujours avec plaisir.

Sur la troisième marche de l’escabeau se trouvait un énorme CHTROUTSEL coupé en tranches, sur la quatrième des concombres et des oranges pelées, et sur la cinquième une bouteille а moitié vide flanquée d’un pot а crayons en matière plastique.

— Regarde tant que tu veux, mais tiens bien l’échelle, fit Alevtina, qui se mit en devoir d’extraire des rayons supérieurs d’épaisses revues et des dossiers aux couvertures défraîchies. Elle souffla pour enlever la poussière, fit une grimace, tourna quelques pages, mit а part quelques chemises et remit les autres а leur place. Le chauffeur Touzik renifla bruyamment.

— Il te faut aussi ceux de l’avant-dernière année ? demanda Alevtina.

— Il me faut une chose, fit Touzik, énigmatique. Je vais réveiller Perets, maintenant.

— Ne t’en va pas de l’échelle, dit Alevtina.

— Je ne dors pas, intervint Perets. Il y a longtemps que je vous regarde.

— De lа-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il y a tout : des femmes, du vin et des fruits …

Perets se leva en boitillant sur sa jambe ankylosée, s’approcha de l’escabeau et se versa а boire.

— Qu’est-ce que vous avez rêvé, Pertchik ? demanda Alevtina du haut de l’échelle.

Perets leva machinalement la tête, et baissa aussitôt les yeux.

— Ce que j’ai rêvé ? Des bêtises … Je parlais avec les livres.

Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d’orange.

— Tenez ça une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J’ai soif moi aussi.

— Alors tu veux ceux de l’avant-dernière année ? demanda Alevtina.

— Evidemment ! (Touzik versa le liquide dans le gobelet et choisit un concombre.) L’avant-dernière, et l’avant-avant-dernière. J’en ai toujours besoin. Ça a toujours été comme ça, et je ne peux pas vivre sans ça. Et personne ne peut vivre sans ça. Il y en a qui ont besoin de plus, d’autres de moins … Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la leçon, je suis comme ça. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J’en supporterai encore un peu, puis je prendrai la voiture et j’irai me chercher une ondine dans la forêt …

Perets tenait l’échelle et s’efforçait de penser au lendemain, mais Touzik, assis sur la première marche de l’escabeau, avait entrepris de raconter comment, dans sa jeunesse, lui et des amis avaient surpris un couple en banlieue, avaient rossé et chassé le galant, et avaient ensuite essayé de se servir de la femme. Il faisait froid, humide, et а cause de leur extrême jeunesse а tous, personne n’était arrivé а rien. La femme pleurait, avait peur, et l’un après l’autre les amis de Touzik avaient abandonné, et seul lui, Touzik, avait continué а s’accrocher а la femme dans l’arrière-cour bourbeuse, l’empoignant, jurant, croyant toujours que ça allait y être, mais sans résultat, jusqu’au moment où il l’avait emmenée chez elle, dans sa propre maison, l’avait serrée contre la rampe de fer de l’escalier sombre et avait enfin eu ce qu’il voulait. Racontée par Touzik, l’histoire était follement passionnante et drôle.

— C’est pour ça que les petites ondines ne risquent pas de m’échapper, dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c’est pas lа que je vais commencer. Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.

Il avait un beau visage hвlé, d’épais sourcils, le regard vif et une dentition remarquable. Il ressemblait énormément а un Italien. Mais il sentait des pieds.

— Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent, qu’est-ce qu’ils fabriquent, disait Alevtina. Tous les dossiers sont mélangés. Tiens, prends toujours ceux-lа en attendant.

Elle se pencha et fit passer а Touzik une pile de dossiers et de revues. Celui-ci prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les lèvres, compta les dossiers et dit :

— Il m’en faut encore deux.

Perets tenait toujours l’échelle, le regard fixé sur ses poings serrés. Demain а cette heure je ne serai plus lа, se disait-il. Je serai assis dans la cabine а côté de Touzik, il fera chaud, le métal commencera а peine а refroidir. Touzik allumera les phares, s’installera confortablement, le coude gauche appuyé contre la portière et commencera а parler de la politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d’autre II pourra s’arrêter а chaque buvette, prendre en route qui il voudra, il pourra même faire un détour pour ramener а quelqu’un une batteuse de l’atelier de réparations. Mais je ne le laisserai parler que de politique mondiale. Ou bien je l’interrogerai sur les différents types d’automobiles. Sur les taux de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d’inspecteurs véreux. Il raconte bien, et on ne sait jamais s’il ment ou s’il dit la vérité …

Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lèvres, jeta un regard sur les jambes d’Alevtina et entreprit de poursuivre son récit en le ponctuant de trépignements, de gestes expressifs et d’éclats de rire joyeux. S’attachant scrupuleusement а la chronologie, il raconta l’histoire de sa vie sexuelle d’année en année, mois après mois. La cuisinière du camp de concentration où il avait été enfermé pour avoir volé du papier au temps de la pénurie (la cuisinière répétait toujours : « Fais attention, Touzik, ne me joue pas de tour !.. »), la fille d’un détenu politique dans ce même camp (elle ne se souciait pas de savoir avec qui elle allait, elle était persuadée que de toute façon elle finirait au crématoire), la femme d’un marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons incessantes de son taureau de mari. Il y avait aussi une riche veuve que Touzik avait fini par fuir une nuit, en caleçon, parce qu’elle voulait mettre le grappin sur le pauvre Touzik et lui faire faire le trafic de narcotiques et de préparations médicales douteuses. Et les femmes qu’il transportait quand il était chauffeur de taxi : elles le payaient avec l’argent du client, puis, а la fin de la nuit, en nature. (« … Alors je lui dis : mais enfin, et а moi, qui va y penser ? Toi tu en as déjа eu quatre, et moi pas une … ») Puis sa femme, une fillette d’une quinzaine d’années, qu’il avait épousée par autorisation spéciale des autorités : elle lui avait donné des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essayé de la prêter а des amis en échange de leurs maîtresses. Des femmes … des filles … des harpies … des salopes … des traînées …

— C’est pour ça que je suis pas du tout un dépravé, conclut-il. Je suis simplement un homme qui a du tempérament, et pas une espèce de débile impuissant.

Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans prendre congé en sifflotant et en faisant grincer le parquet, curieusement voûté, soudain semblable а une araignée ou а un homme des cavernes. Perets, accablé, le suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :

— Donnez-moi la main, Pertchik.

Elle s’assit sur la dernière marche, posa les mains sur ses épaules et se laissa tomber avec un petit cri. Il l’attrapa sous les aisselles et la posa а terre, et ils demeurèrent un instant tout proches l’un de l’autre, visage contre visage. Elle avait gardé les mains posées sur ses épaules, et il la tenait toujours sous les aisselles.

— On m’a chassé de l’hôtel, dit-il.

— Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez ?

Elle était bonne et tiède, et elle affrontait tranquillement son regard, mais sans aucune assurance particulière. En la regardant, on pouvait se représenter bien des images de bonté, de chaleur, de douceur, et Perets passa avidement en revue toutes ces images les unes après les autres, essaya de se voir tout contre elle, mais comprit tout d’un coup qu’il ne pouvait pas : а sa place il voyait Touzik, un Touzik beau, arrogant, aux gestes sûrs, et qui sentait des pieds.

— Non, merci, dit-il en retirant ses mains … Je m’arrangerai comme ça.

Elle se détourna immédiatement et entreprit de rassembler dans un papier journal les restes de nourriture.

— Et pourquoi « comme ça » ? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous dormirez jusqu’au matin, puis on vous trouvera une chambre. Vous ne pouvez pas passer toutes les nuits dans la bibliothèque..

— Merci. Mais demain je m’en vais. Elle le regarda avec étonnement.

— Vous partez ? Dans la forêt ?

— Non, chez moi.

— Chez vous … (Elle enveloppa lentement les restes dans le journal.) Mais vous vouliez toujours aller dans la forêt, je vous l’ai moi-même entendu dire.

— C’est que, voyez-vous, je voulais … Mais on ne veut pas que j’y aille. Je ne sais même pas pourquoi. Et je n’ai rien а faire а l’Administration. Donc je me suis mis d’accord avec Touzik … Il m’emmène demain. Il est déjа trois heures maintenant. Je vais aller dans le garage m’installer dans la voiture de Touzik, et lа j’attendrai le matin. Donc ce n’est pas la peine de vous inquiéter …

— Je vais donc vous dire adieu … а moins que vous ne vouliez quand même venir ?

— Merci, je préfère attendre— dans la voiture … J’ai peur de ne pas me réveiller. Touzik n’attendra pas.

Ils sortirent et gagnèrent le garage main dans la main.

— Alors, vous n’avez pas aimé ce que Touzik a raconté ? demanda-t-elle.

— Non. Je n’ai pas du tout aimé. Je n’aime pas qu’on parle de ça. A quoi bon ? J’en ai plutôt honte … honte pour lui, pour vous, pour moi … Pour tout le monde. Ça n’a pas de sens. On dirait qu’il y a un grand ennui …

— C’est la plupart du temps а cause de cet ennui, dit Alevtina. Mais vous n’avez pas а avoir honte pour moi, j’y suis indifférente. Ça m’est parfaitement égal … Voilа, vous êtes arrivé. Embrassez-moi avant de me quitter.

Perets l’embrassa, avec une vague sensation de regret.

— Merci, dit-elle.

Puis elle fit demi-tour et s’éloigna rapidement. Sans savoir pourquoi, Perets agita la main dans sa direction.

Il pénétra dans le garage éclairé par de petites ampoules bleues, enjamba le gardien qui ronflait sur un siège emprunté а une voiture, trouva le camion de Touzik et grimpa dans la cabine. Ça sentait le caoutchouc, l’essence, la poussière. Sur le pare-brise dansait un Mickey Mouse aux bras et jambes écartés. On est bien, ça va, se dit Perets. J’aurais dû venir ici tout de suite. Tout autour étaient garées les voitures muettes, sombres et vides. Le gardien ronflait bruyamment. Les voitures dormaient, le gardien dormait, tout dormait dans l’Administration. Alevtina se déshabillait dans sa chambre devant sa glace, а côté de son lit préparé, un grand lit а deux places doux et chaud … Non, il ne faut pas penser а ça. Parce que le jour on est gêné par les bavardages, le bruit de la « mercedes », tout ce remue-ménage stupide. Mais maintenant, plus d’éradication, de pénétration, de protection, ni aucune autre sinistre absurdité, uniquement un monde endormi au-dessus de l’а-pic, un monde fantomatique comme tous les mondes endormis, invisible et inaudible, pas plus réel que la forêt. La forêt est même maintenant plus réelle : la forêt ne dort jamais. Ou peut-être elle dort, et rêve de nous tous. Nous sommes le songe de la forêt. Le rêve atavique. Les fantômes grossiers de sa sexualité refroidie …

Perets s’étendit, recroquevillé, et fourra sous sa tête son manteau roulé en boule. Mickey Mouse se balançait doucement au bout de son fil. A la vue de ce jouet, les jeunes filles ne manquaient pas de s’écrier : « Oh ! qu’il est mignon », et le chauffeur Touzik leur répondait : « Le dedans vaut le dehors. » Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui ne savait pas comment l’enlever de lа. Ni même si on pouvait l’enlever. Si on le déplaçait, la voiture risquait peut-être de partir. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, droit sur le gardien endormi, et Perets serait dans la cabine, en train d’appuyer sur tout ce qui lui tomberait sous la main ou sous le pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ; on voit déjа sa bouche ouverte d’où s’échappent des ronflements, puis la voiture tressaute, tourne brutalement, s’écrase contre le mur du garage, et dans la brèche apparaît le ciel bleu …

Perets s’éveilla et s’aperçut que c’était déjа le matin. A la porte grande ouverte du garage, des mécaniciens fumaient, et l’on voyait derrière une surface que le soleil colorait en jaune. Il était sept heures. Perets se mit sur son séant, s’essuya le visage et regarda dans le rétroviseur. Il pensa qu’il lui faudrait se raser, mais resta dans la voiture. Touzik n’était pas encore arrivé, il fallait l’attendre lа, sur place, car tous les chauffeurs étaient distraits et partaient toujours sans lui. Il y a deux règles а observer dans les relations avec les chauffeurs : premièrement, ne jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxièmement, ne jamais discuter avec le chauffeur qui vous conduit. A la limite, faire semblant de dormir …

Les mécaniciens а l’entrée jetèrent leurs mégots qu’ils écrasèrent soigneusement а la pointe de leurs chaussures et entrèrent dans le garage. Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l’autre n’était pas du tout un mécanicien, mais bien le manager. Quand ils passèrent près de lui, le manager s’arrêta а côté de la cabine et, posant une main sur l’aile du camion, examina quelque chose en dessous. Puis Perets l’entendit ordonner : « Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric. »

— Où est-il ? demanda le mécanicien inconnu.

— … ! répondit tranquillement le manager. Regarde sous le siège.

— Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le mécanicien d’une voix irritée. Je vous avais bien prévenu que j’étais serveur …

Il y eut un temps de silence, puis la portière du côté du conducteur s’ouvrit sur le visage maussade et ennuyé du mécanicien-serveur. Il jeta un coup d’oeil sur Perets, inspecta du regard l’intérieur de la cabine, tira un peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siège et se mit а remuer les objets qui s’y trouvaient.

— C’est ça, un cric ? demanda-t-il а mi-voix.

— N-non, fit Perets. Je crois que c’est plutôt une clef а molette.

Le mécanicien porta la clef au niveau de ses yeux, l’examina en pinçant les lèvres, la posa sur le marchepied et recommença а fourrager sous le siège.

— Ça ? demanda-t-il.

— Non, dit encore Perets. Ça, je peux vous dire exactement ce que c’est. C’est un arithmomètre. Les crics ne sont pas comme ça.

Le front plissé, le mécanicien-serveur considérait l’arithmomètre.

— Ils sont comment, alors ? demanda-t-il.

— Eh bien !.. C’est une sorte de barre de fer … Il y en a de plusieurs modèles. Il y a une espèce de manivelle mobile …

— Il y en a une, lа. Comme sur une caisse enregistreuse.

— Non, ce n’est pas du tout le même genre de manivelle.

— Et si on la tourne, qu’est-ce qui se passe ?

Perets ne sut plus que répondre. Le mécanicien attendit un peu, posa avec un soupir l’arithmomètre sur le marchepied et se remit а l’oeuvre sous le siège.

— C’est peut-être ça ? interrogea-t-il.

— C’est possible. Ça y ressemble beaucoup. Mais lа il devrait y avoir une espèce de tige de fer. Une grosse tige.

Le mécanicien trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de sa main, dit : « Très bien, je vais lui apporter ça pour commencer » et partit en laissant la portière ouverte. Perets alluma une cigarette. On entendait derrière des cliquetis métalliques et des jurons. Puis le camion se mit а grincer et а tressauter.

Touzik n’était toujours pas lа, mais Perets ne s’inquiétait pas. Il s’imaginait en train de rouler dans la rue principale de l’Administration, et personne ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale en soulevant après eux un nuage de poussière jaune, tandis que le soleil serait de plus en plus haut, sur leur droite, et qu’il commencerait bientôt а chauffer ; ils quitteraient alors la transversale pour s’engager sur la grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et а l’horizon ruisselleraient des mirages pareils а de grandes mares scintillantes …

Le mécanicien passa а nouveau devant la cabine en faisant rouler devant lui une lourde roue arrière. La roue prenait de la vitesse sur le sol bétonné et l’on voyait que le mécanicien voulait l’arrêter pour la placer contre le mur, mais la roue n’infléchit qu’а peine sa trajectoire et gagna pesamment la cour tandis que le mécanicien courait maladroitement а sa poursuite en prenant de plus en plus de retard. Puis ils disparurent, et on entendit le mécanicien qui poussait des cris sonores et désespérés dans la cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le sol et des gens passèrent devant la porte aux cris de : « Attrape-la ! Prends а droite ! »

Perets remarqua que le camion ne se tenait plus aussi droit sur ses roues qu’auparavant et jeta un coup d’oeil par la portière Le manager s’affairait près du train arrière.

— Bonjour, dit Perets, qu’est-ce que vous …

— Ah ! Perets, cher ami, s’exclama joyeusement le manager sans cesser son travail. Restez assis, restez assis, ne vous dérangez pas ! Vous ne nous gênez pas. Elle est bloquée, cette saloperie. La première a été facile а enlever, mais la deuxième est prise.

— Comment ça, prise ? Il y a quelque chose de détérioré ?

Le manager se redressa et s’essuya le front du dos de la main avec laquelle il tenait la clef :

— Je ne crois pas. Elle doit être simplement rouillée. Je ne vais pas tarder … Puis nous pourrons faire une partie d’échecs. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— D’échecs ? fit Perets. Mais où est Touzik ?

— Touzik ? C’est-а-dire Touz ? Il est maintenant assistant-chef de laboratoire. On l’a envoyé dans la forêt. Touz ne travaille plus chez nous. Mais qu’est-ce que vous lui vouliez ?

— Ah ! bon … fit lentement Perets. Je supposais simplement que …

Il ouvrit la portière et sauta sur le ciment.

— Vous vous dérangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester assis, vous ne gênez pas.

— Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas ?

— Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut enlever les roues … Elle avait bien besoin de se bloquer, celle-lа ! Va te faire … Bon, les mécaniciens l’enlèveront. Allons plutôt faire cette partie.

Il prit Perets par le bras et l’entraîna dans son bureau. Ils prirent place derrière la table, le manager poussa de côté une pile de papiers, disposa le jeu, débrancha le téléphone et demanda :

— On joue а l’horloge ?

— Je ne sais pas trop, dit Perets.

Le bureau était sombre et frais, une fumée de tabac bleuвtre flottait entre les armoires comme une algue gélatineuse, et le manager, verruqueux, boursouflé, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, étendit deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d’échecs et se mit en devoir d’en extraire les viscères de bois. Ses yeux ronds jetaient un éclat vitreux et l’oeil droit, artificiel, était continuellement tourné vers le plafond tandis que le gauche, mobile comme du vif-argent, roulait librement dans son orbite, fixant tantôt Perets, tantôt la porte, tantôt l’échiquier.

— A l’horloge, décida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche, la régla, pressa un bouton et joua le premier coup.

Le soleil se levait. Dehors, on entendait crier « Prends а droite ! » A huit heures, le manager qui se trouvait en difficulté réfléchit longuement et soudain réclama un petit déjeuner pour les deux partenaires. Le manager perdit une partie et en proposa une autre. Le petit déjeuner fut copieux : ils burent deux bouteilles de kéfir et mangèrent un chtroutsel rassis. Le manager perdit la deuxième partie, fixa avec déférence et admiration son oeil vivant sur Perets et en proposa une troisième. Il tentait perpétuellement le même gambit de la reine, sans s’écarter une seule fois de la variante qu’il avait choisi et qui était irrémédiablement perdante. On aurait dit qu’il travaillait а sa propre défaite, et Perets déplaçait mécaniquement les pièces, se faisant а lui-même l’effet d’une machine d’entraînement : il n’y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n’est l’échiquier, le bouton sur la montre et un protocole d’actions rigoureusement déterminé.

A neuf heures moins cinq le haut-parleur du circuit de diffusion intérieure grésilla et annonça d’une voix asexuée : « Tous les travailleurs de l’Administration au téléphone. Le Directeur va adresser une communication aux employés. »

Le manager prit soudain un air très sérieux, brancha le téléphone, se saisit du combiné et le porta а son oreille. Ses deux yeux étaient maintenant tournés vers le plafond. « Puis-je partir ? » demanda Perets. Le manager fronça sévèrement les sourcils, mit un doigt sur ses lèvres puis fit un signe de la main а l’adresse de Perets. Un coassement nasillard s’échappait de l’écouteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.

Il y avait beaucoup de monde au garage. Tous les visages étaient sévères, importants, solennels même. Personne ne travaillait, tous avaient l’oreille collée aux combinés téléphoniques. Seul restait dans la cour violemment éclairée le serveur-mécanicien qui continuait а poursuivre la roue, la respiration sifflante, l’air égaré, rouge, en sueur. Quelque chose de très important était en train de se passer. Ce n’est pas possible, pensa Perets, pas possible, je suis toujours а côté, je ne sais jamais rien. C’est peut-être lа le malheur, peut-être que tout est normal mais je ne sais jamais le pourquoi du comment, et c’est pour ça que je me trouve en trop.

Il se précipita vers la plus proche cabine téléphonique, tendit avidement l’oreille, mais il n’y avait que des bourdonnements dans l’écouteur. Il ressentit alors un soudain effroi, une sourde crainte а l’idée qu’il était encore en train de manquer quelque chose quelque part, que quelque part quelque chose était encore distribué а tout le monde, quelque chose dont il serait comme toujours privé. Bondissant par-dessus les trous et les fossés, il traversa le chantier, fit un écart pour éviter le garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combiné dans l’autre et escalada une échelle posée contre le mur inachevé. Il put voir а toutes les fenêtres des gens munis de téléphones, figés sur place d’un air pénétré puis il entendit au-dessus de sa tête un miaulement strident et presque aussitôt après le bruit d’un coup de feu derrière son dos. Il sauta а terre, tomba dans un tas d’ordures et se précipita vers l’entrée de service. La porte était fermée. Il secoua а plusieurs reprises la poignée, qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce qu’il pourrait faire ensuite. A côté de la porte se trouvait une étroite fenêtre ouverte. Il s’y glissa, se couvrant de poussière et s’arrachant les ongles des mains.

Il se retrouva dans une pièce munie de deux tables. Derrière l’une d’elles se trouvait Domarochinier, un téléphone а la main. Son visage était de pierre, ses yeux clos. Il pressait de l’épaule le combiné contre son oreille et notait rapidement quelque chose au crayon dans un gros bloc-notes. La deuxième table était inoccupée et portait un téléphone. Perets prit le combiné et se mit а l’écoute.

Bruissements. Crépitements. Une voix aiguл et inconnue : « L’Administration ne peut réellement utiliser qu’un fragment insignifiant de territoire dans l’océan de la forêt qui baigne le Continent. Il n’y a pas de sens de la vie et pas de sens des actes. Nous pouvons un nombre extraordinaire de choses, mais nous n’avons pas jusqu’а maintenant compris ce qui nous est nécessaire parmi tout ce que nous pouvons. Il ne résiste pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apporté une satisfaction, c’est bien. Sinon c’est qu’il était dépourvu de sens … »

De nouveau des bruissements et des crépitements.

« … Résistons avec des millions de chevaux-vapeur, des dizaines de tout-terrain, de dirigeables et d’hélicoptères, la science médicale et la meilleure théorie de l’approvisionnement du monde. On découvre а l’Administration au moins deux gros défauts. Actuellement des actions de ce genre peuvent atteindre de très gros chiffrages au nom de Herostrate pour qu’il reste notre ami privilégié. Elle est absolument incapable de créer, sans ruiner l’autorité et l’ingratitude … »

Bourdonnement, sifflement, bruits semblables а une quinte de toux.

« Elle aime beaucoup ce que l’on appelle les solutions simples, les bibliothèques, les relations profondes, les cartes géographiques et autres. Les chemins qu’elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la vie pour tout le monde mais les gens n’aiment pas cela. Les employés sont assis, les jambes ballantes dans le vide ; ils parlent, chacun а sa place, ils plaisantent, jettent des cailloux et chacun essaie de lancer toujours plus lourd, alors que la consommation de kéfir ne permet ni de cultiver, ni de supprimer, ni de faire entrer la forêt dans une clandestinité convenable. J’ai peur que nous n’ayons même pas compris ce que nous voulons exactement et il faut finalement aussi exercer les nerfs, comme on exerce la capacité de perception, et la raison ne rougit pas et ne se perd pas en remords, parce qu’un problème scientifique, correctement posé, est devenu moral. Il est faux, glissant, instable, et il simule. Mais quelqu’un doit exciter, et ne pas raconter de légendes, mais se préparer soigneusement а une issue type. Demain je vous recevrai encore et examinerai comment vous vous êtes préparés. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre ; dix-huit heures : réunion chez moi du personnel non en service ; vingt-quatre heures : évacuation générale … »

II y eut dans l’écouteur comme un bruit d’eau qui coule. Puis tout se tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard sévère et accusateur.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Perets. Je n’ai rien compris.

— Ce n’est pas étonnant, fit Domarochinier d’une voix glaciale. Vous avez pris un appareil qui n’est pas le vôtre. (Il baissa les yeux, inscrivit quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C’est, entre autres choses une violation des règles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce téléphone et de partir. Sinon j’appellerai les officiels.

— Bon, dit Perets, je m’en vais. Mais où est mon appareil ? Celui-ci n’est pas le mien. Soit. Mais alors où est le mien ?

Domarochinier ne répondit pas. Ses yeux se fermèrent а nouveau et il colla le récepteur а son oreille. Perets entendit un coassement.

— Je vous demande où est mon appareil, cria Perets.

Maintenant, il n’entendait plus rien. Il y eut un bruissement, des craquements, puis retentirent les signaux de fin de communication. Perets rejeta alors le combiné et courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des bureaux, et partout vit des employés connus ou inconnus. Certains étaient assis ou debout, figés dans l’immobilité la plus complète, pareils а des figures de cire aux yeux de verre ; d’autres couraient d’un coin а un autre, enjambant le fil du téléphone qu’ils traînaient après eux ; d’autres encore écrivaient fiévreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier, dans les marges des journaux. Et chacun collait étroitement le combiné а son oreille, comme s’il craignait de perdre le moindre mot. Il n’y avait pas de téléphone libre. Perets tenta de prendre celui d’un employé figé dans sa transe, un jeune gars en combinaison de travail, mais celui-ci revint aussitôt а la vie, se mit а glapir et а ruer, tandis que les autres poussaient des « Chut ! », agitaient les bras, et quelqu’un cria d’une voix hystérique : « C’est un scandale ! Appelez la garde ! »

— Où est mon appareil ? criait Perets. Je suis un homme comme vous et j’ai le droit de savoir ! Laissez-moi écouter ! Donnez-moi mon appareil !

On le poussa dehors et la porte fut refermée а clef derrière lui. Il gagna le dernier étage et lа, а l’entrée du grenier, près de la machinerie de l’ascenseur qui ne marchait jamais, se trouvaient, assis а une petite table, deux mécaniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets s’adossa au mur. Les mécaniciens le regardèrent, lui adressèrent un vague sourire et se penchèrent derechef sur leur feuille de papier.

— Vous non plus, vous n’avez pas d’appareil ? demanda Perets.

— Si, répondit l’un d’eux. Pourquoi est-ce qu’on n’en aurait pas ? On n’en est pas encore arrivé lа.

— Et vous n’écoutez pas ?

— On n’entend rien, donc il n’y a pas а écouter.

— Et pourquoi on n’entend rien ?

— On a coupé le fil.

Perets s’essuya le visage et le cou avec son mouchoir froissé, attendit que l’un des deux mécaniciens ait gagné et redescendit. Les couloirs étaient devenus bruyants. Les portes s’ouvraient, les employés sortaient pour griller une cigarette. On entendait un bourdonnement de voix animées, excitées, bouleversées.

« Je vous le garantis, c’est les Esquimaux qui ont inventé l’eskimo. Quoi ? Mais enfin, je l’ai simplement lu dans un livre … Vous n’entendez pas la consonance ? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi ? »

« Je l’ai vu dans le catalogue Yvert : cent cinquante mille francs. Et c’était en 56. Vous vous rendez compte, ce qu’il peut valoir maintenant ? »

« Drôles de cigarettes. Il paraît que maintenant ils ne mettent plus du tout de tabac dans les cigarettes, mais qu’ils prennent un papier spécial, qu’ils le hachent et qu’ils l’imprègnent de nicotine … »

« Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les oeufs, les gants de soie … »

« Comment avez-vous dormi ? Moi, je n’ai pas pu fermer l’oeil de la mit. C’est ce mouton qui n’arrête pas de faire du fracas. Vous entendez ? Et c’est comme ça toute lu nuit … Bonjour, Perets ! Il paraît que vous étiez parti … C’est bien d’être resté … »

« On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses qui disparaissaient ? Eh bien ! c’était le discobole du parc, vous savez, la statue près de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe … »

« Pertchik, sois un frère, prête-moi cinq sacs jusqu’а la paye, c’est-а-dire jusqu’а demain … »

« Et il ne lui faisait pas la cour. C’est elle qui s’est jeté sur lui. En présence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l’ai vu de mes propres yeux …

Perets regagna son bureau, dit bonjour а Kim et se lava. Kim ne travaillait pas. II était assis, les mains tranquillement posées а plat sur la table, et il regardait le carrelage de faпence du mur. Perets enleva la housse de la « mercedes », brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.

— Pas moyen de travailler aujourd’hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se promène pour tout réparer. Je reste assis et je ne sais pas quoi faire maintenant.

Perets aperçut alors une note sur son bureau :

« Perets. Nous portons а votre connaissance que votre téléphone se trouve dans la pièce 771. » Signature illisible. Perets soupira.

— Tu n’as pas а pousser de soupir, dit Kim. Il fallait arriver au travail а l’heure.

— Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd’hui.

— Excuse, fit sèchement Kim.

— De toute façon, j’ai pu un peu écouter. Et tu sais, Kim, je n’ai rien compris. Pourquoi ?

— Un peu écouté ! Tu es un imbécile. Un idiot. Tu as laissé passer une telle occasion que je n’ai même plus envie de parler avec toi. Il va falloir maintenant te présenter au Directeur. Par pure bonté.

— Présente-moi, dit Perets. Tu sais, parfois j’avais l’impression de saisir quelque chose, des fragments de pensée, très intéressants, je crois, mais maintenant que j’essaie de m’en souvenir — plus rien …

— Et а qui était le téléphone ?

— Je ne sais pas. C’était dans la pièce où se trouve Domarochinier.

— Ah-Ah … C’est vrai, elle est en train d’accoucher … Il n’a pas de chance, Domarochinier. Il prend une nouvelle collaboratrice, il travaille six mois avec elle — et elle accouche … Oui, Pertchik, tu es tombé sur un téléphone de femme. De sorte que je ne vois vraiment pas comment t’aider … En règle générale, personne n’écoute tout d’affilée, et les femmes font certainement pareil. C’est que le Directeur s’adresse а tout le monde а la fois, mais en même temps а chacun en particulier. Tu comprends ?

— Je crains de …

— Moi, par exemple, je recommande ce mode d’écoute : tu déroules le discours du Directeur sur une seule ligne, sans t’occuper des signes de ponctuation, et tu pioches les mots au hasard, comme si c’étaient des dominos. Alors, si les moitiés de domino correspondent, tu as un mot que tu notes sur une feuille séparée. Si ça ne correspond pas, le mot est momentanément rejeté, mais reste sur la ligne. Il y a encore quelques subtilités liées а la fréquence des voyelles et des consonnes, mais c’est un effet d’ordre secondaire. Tu comprends ?

— Non, dit Perets. C’est-а-dire oui. Dommage, je ne connaissais pas cette méthode. Et qu’est-ce qu’il a dit aujourd’hui ?

— Ce n’est pas la seule méthode. Il y a par exemple celle de la spirale а pas variable. C’est une méthode assez grossière, mais s’il ne s’agit que de problèmes d’économie, elle est très pratique, parce que simple. Il y a la méthode de Stevenson-Zaday, mais elle nécessite des appareillages électroniques … De sorte que la meilleure est peut-être celle des dominos, et dans les cas particuliers d’un lexique restreint et spécialisé, celle de la spirale.

— Merci, dit Perets. Mais de quoi a parlé aujourd’hui le Directeur ?

— Que veut dire « de quoi » ?

— Comment ? Mais … de quoi ? Qu’est-ce qu’il … a dit ?

— A qui ?

— A qui ? Mais а toi, par exemple.

— Malheureusement, je ne peux pas te le raconter. C’est un matériel secret, et après tout, Perets, tu es un employé surnuméraire Ne te fвche donc pas.

— Je ne me fвche pas, je voulais simplement savoir … Il a dit quelque chose sur la forêt, sur la liberté de la volonté … Il y a longtemps que je jette des cailloux dans le ravin, mais comme ça, sans but, et il a dit quelque chose lа-dessus aussi.

— Ne me parle pas de ça, fit nerveusement Kim. Ça ne me concerne pas. Et toi non plus d’ailleurs, puisque ce n’était pas ton téléphone.

— Attends un peu, est-ce qu’il a dit quelque chose а propos de la forêt ?

Kim haussa les épaules.

— Naturellement. Il ne parle jamais de rien d’autre. Raconte-moi plutôt ton départ.

Perets s’exécuta.

— Ça te sert а rien de le battre tout le temps, dit Kim d’un air pensif.

— Je n’y peux rien. Je suis d’assez bonne force aux échecs, et ce n’est qu’un amateur … Et puis il joue d’une manière plutôt bizarre …

— Ce n’est pas grave. A ta place j’y réfléchirais comme il faut. D’une manière générale tu m’inquiètes un peu depuis quelque temps. On écrit des dénonciations sur ton compte … Tu sais, demain je te ménagerai une entrevue avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu’il te laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu es arrivé ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention, que tu avais très envie d’aller dans la forêt, mais que tu as maintenant changé d’avis parce que tu te considères comme incompétent.

— Bon.

Ils se turent un instant Perets s’imagina face а face avec le Directeur et fut saisi de panique. La méthode des dominos, pensa-t-il. Stevenson-Zaday.

— Et surtout, n’aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime ça.

Perets se leva d’un bond et se mit а marcher avec excitation а travers la pièce.

— Seigneur, fit-il. Savoir seulement а quoi il ressemble. Comment il est.

— Comment ? Pas bien grand, plutôt roux …

— Domarochinier a dit que c’était un véritable géant …

— Domarochinier est un imbécile. Un vantard et un menteur. Le Directeur est un homme plutôt roux, replet, avec une petite cicatrice sur la joue droite. Il marche avec les pieds un peu en dedans, comme un marin. D’ailleurs, c’est un ancien marin.

— Mais Touzik disait que c’était un grand sec avec des cheveux longs parce qu’il lui manque une oreille.

— Qui c’est encore ce Touzik ?

— C’est un chauffeur, je t’en ai parlé.

— Comment le chauffeur Touzik peut-il savoir tout cela ? Ecoute, Pertchik, il ne faut pas être aussi confiant.

— Touzik dit qu’il a été son chauffeur et qu’il l’a vu plusieurs fois.

— Et alors ? Il ment probablement. J’ai été son secrétaire particulier, et je ne l’ai pas vu une seule fois.

— Qui ?

— Le Directeur. J’ai été longtemps son secrétaire avant de soutenir ma thèse.

— Et tu ne l’as pas vu une seule fois ?

— Evidemment ! Tu t’imagines que c’est si simple que ça ?

— Attends un peu, comment sais-tu alors qu’il est roux, etc. ?

Kim secoua la tête.

— Pertchik, commença-t-il d’une voix caressante. Mon petit. Personne n’a jamais vu un atome d’hydrogène, mais tout le monde sait qu’il a une enveloppe d’électrons aux caractéristiques déterminées et un noyau qui se compose dans le cas le plus simple d’un proton.

— C’est vrai, dit mollement Perets.

Il se sentait fatigué.

— Donc, je le verrai demain ?

— Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je t’organiserai une rencontre, ça je te le garantis. Mais ce que tu verras lа-bas et qui, ça je ne le sais pas. Et ce que tu entendras, je ne le sais pas non plus. Tu ne me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non, et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non ?

— Mais ce sont tout de même des choses différentes, dit Perets.

— C’est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t’assure que c’est pareil.

— J’ai l’air évidemment bien abruti, dit tristement Perets.

— Un peu.

— C’est simplement que j’ai mal dormi cette nuit.

— Non, tu manques simplement de sens pratique. Et au fait, pourquoi est-ce que tu as mal dormi ?

Perets raconta. Et prit peur. Le visage bienveillant de Kim s’était soudain empli de sang, ses cheveux hérissés. Il poussa un rugissement, décrocha le combiné, composa furieusement un numéro et vociféra :

— Commandant ? Qu’est-ce que cela signifie, commandant ? Comment avez-vous pu oser expulser Perets ? Taisez-vous. Je ne vous demande pas ce qui était venu а expiration. Je vous demande comment vous avez osé expulser Perets. Quoi ? Taisez-vous ! Quoi ? Sottises, balivernes ! Taisez-vous, je vous écraserai ! Vous et votre Claude-Octave ! Avec moi vous irez nettoyer les chiottes ! Vous partirez dans la forêt. En vingt-quatre heures, en soixante minutes. Quoi ? Oui … Oui … Quoi ? Oui … C’est ça. Dans ce cas c’est différent. Et le meilleur linge … Ça, c’est votre affaire. Dans la rue au besoin … Quoi ? Bien. D’accord. D’accord. Je vous remercie. Excusez pour le dérangement … Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.

Il reposa le combiné.

— Tout est rentré dans l’ordre. Malgré tout, c’est un homme admirable. Va te reposer. Tu habiteras dans son appartement et il s’installera avec sa famille dans ton ancienne chambre ; autrement, il ne peut malheureusement pas … Et ne discute pas, je t’en prie. Ce n’est pas une affaire entre toi et moi, c’est lui-même qui a décidé. Va, va, c’est un ordre. Je t’appellerai pour le Directeur.

En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile а cligner des yeux sous le soleil, puis il prit la direction du parc pour aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise était solidement maintenue par la main de plвtre musculeuse du voleur-discobole а gauche de la fontaine, dont la hanche s’ornait d’une inscription indécente. A proprement parler, l’inscription n’était pas particulièrement indécente. On avait écrit au crayon а encre :

« Fillettes, prenez garde а la syphilis. »


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