CHAPITRE 3 LE SECRET DU PIPO


Ce n’est pas agréable de se retrouver en sandwich entre des danseurs ahuris. C’étaient des costauds.

Tiphaine se sentait Patraque de partout. Elle était couverte d’ecchymoses, dont une en forme de semelle de chaussure qu’elle n’allait montrer à personne.

Les Feegle occupaient toutes les surfaces planes dans l’atelier de tissage de mademoiselle Trahison. La sorcière travaillait à son métier en tournant le dos au reste du local parce que ça l’aidait, selon elle, à réfléchir, mais, comme elle était mademoiselle Trahison, ça n’avait pas grande importance. Les yeux et les oreilles dont elle pouvait se servir ne manquaient pas, après tout. Le feu chauffait dur, et des bougies brûlaient partout. Noires, évidemment.

Tiphaine était en colère. Mademoiselle Trahison n’avait pas crié, pas même haussé le ton. Seulement soupiré et dit : « Petite idiote. » Ce qui était bien pire, surtout parce que c’était exactement ce que Tiphaine pensait d’elle-même. Un des danseurs avait aidé à la ramener à la chaumière. Elle n’en gardait aucun souvenir.

Une sorcière ne se lâchait pas la bride parce que ça lui paraissait une bonne idée sur le moment ! C’était du même tonneau que le radotage et le ricanage, ça ! Il fallait se débrouiller tous les jours avec des idiots, fainéants, menteurs et carrément désagréables, et on risquait assurément de finir par croire que le monde en serait considérablement meilleur si on leur flanquait une bonne gifle. Mais on se retenait car, comme l’avait un jour expliqué miss Tique : a) le monde n’en serait meilleur que pour un temps très bref ; b) le monde en serait du coup légèrement pire ; et c) on n’est pas censée se montrer aussi idiote qu’eux.

Ses pieds s’étaient mis à bouger et elle les avait écoutés. Elle aurait dû écouter sa tête. Elle devait maintenant rester assise près du feu de mademoiselle Trahison, une bouillotte en fer-blanc sur les genoux et un châle autour des épaules.

« L’hiverrier, c’est une espèce de dieu, alors ?

— Y a de cha, win, confirma Guillou Gromenton. Mais pwint de la sorte qu’on priye. Il faet… des ivers, c’eut tout. C’eut son travay, vos saveuz.

— C’est un esprit élémental, dit mademoiselle Trahison depuis son métier.

— Win, fit Rob Deschamps. Djeus, aelementaux, dinmons, aesprits… des fwas c’eut pwint facile de les dinstingueu sans une carte.

— Et la danse, c’est pour accueillir l’hiver ? demanda Tiphaine. Ça ne tient pas debout ! La danse Morris, c’est pour célébrer l’arrivée de l’été, oui, c’est…

— Es-tu donc si puérile ? la coupa mademoiselle Trahison. L’année est un cycle ! La roue du monde doit tourner ! Voilà pourquoi, ici, dans la montagne, ils dansent la Morris noire, pour équilibrer. Ils accueillent l’hiver à cause du nouvel été qu’il renferme au fond de lui ! »

Clic-clac faisait le métier. Mademoiselle Trahison tissait un nouveau métrage en laine marron.

« Bon, d’accord, dit Tiphaine. On a accueilli ce machin… cet esprit. Ça ne veut pas dire qu’il doive venir me chercher !

— Pourquoi es-tu entrée dans la danse ? demanda mademoiselle Trahison.

— Euh… Il y avait une place, et…

— Oui. Une place. Une place qui n’était pas prévue pour toi. Pas pour toi, petite idiote. Tu as dansé avec lui, et il tient maintenant à rencontrer une fille aussi téméraire. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille ! Je veux que tu ailles me chercher le troisième livre à partir de la droite sur la deuxième étagère à partir du haut de ma bibliothèque. » Elle tendit à Tiphaine une lourde clé noire. « Tu penses pouvoir y arriver ? »

Les sorcières n’ont pas besoin de flanquer des gifles aux imbéciles, pas quand elles disposent d’une langue acérée toujours en alerte.

Mademoiselle Trahison avait aussi plusieurs rayonnages de livres, ce qui n’était pas courant pour une sorcière parmi les plus âgées. Rangés en hauteur, les ouvrages avaient l’air gros et lourds, et la vieille femme avait jusqu’à présent interdit à Tiphaine de les épousseter, à plus forte raison d’ouvrir les gros bandages de fer noir qui les arrimaient aux étagères. Les visiteurs qui entraient ici leur jetaient toujours un regard nerveux. Les livres étaient dangereux.

Tiphaine ouvrit les bandages et essuya la poussière. Ah… les livres, à l’instar de mademoiselle Trahison, étaient davantage que ce qu’ils paraissaient. Ils avaient l’air d’ouvrages de magie, mais ils portaient des titres comme L’Encyclopédie de la soupe. Il y avait un dictionnaire. A côté, le livre que réclamait mademoiselle Trahison disparaissait sous les toiles d’araignée.

Encore rouge de honte et de colère, elle descendit l’ouvrage en se démenant pour le débarrasser des toiles d’araignée. Certaines lâchèrent des pling ! en se cassant, et de la poussière tomba du haut des pages. Quand elle l’ouvrit, il dégagea une odeur de vieillesse et de parchemin, comme mademoiselle Trahison. Le titre, en lettres d’or presque effacées, en était : Mythologie ancienne et classique de Commelautre. Il débordait de marque-pages.

« Pages dix-huit et dix-neuf », lança mademoiselle Trahison sans bouger la tête. Tiphaine feuilleta le livre jusqu’aux pages demandées.

« La dasne des snaisos ? déchiffra-t-elle. Je dois lire la « danse des saisons » ?

— Malheureusement, l’illustrateur Don Weizen de Yoyo, dont c’était le célèbre chef-d’œuvre, ne jouissait pas du même talent pour les lettres que pour la peinture, dit mademoiselle Trahison. Elles l’inquiétaient, pour une quelconque raison. Je remarque que tu mentionnes les lettres avant les images. Tu es une enfant qui aime la lecture. »

Les illustrations étaient… originales. On y voyait deux silhouettes. Tiphaine n’avait jamais vu de vêtements de luxe. L’argent manquait chez elle pour ces choses-là. Mais elle avait lu sur le sujet, et c’était à peu près ce qu’elle avait imaginé.

La page montrait un homme et une femme – du moins ce qui ressemblait à un homme et une femme. Étiquetée « Été », la femme était grande, blonde, belle et, par conséquent, aux yeux de la gamine petite et brune, l’objet d’une méfiance immédiate. Elle portait ce qui ressemblait à un grand panier en forme de coquillage ou de corne, rempli de fruits.

L’homme, « Hiver », était vieux, voûté, grisonnant. Des glaçons scintillaient sur sa barbe.

« Ah, c’eut de cha qu’a l’air l’iverieu, seurmaet, dit Rob Deschamps en se déplaçant nonchalamment sur la page. C’eut le vieux bonhomme Iver.

— Lui ? fit Tiphaine. C’est ça, l’hiverrier ? On lui donnerait cent ans !

— Un jeunot, hein ? répliqua méchamment mademoiselle Trahison.

— Le laesseuz pwint vos aebracheu, ou vot neuz va daevni bleu et tombeu ! lança joyeusement Guiton Simpleut.

— Guiton Simpleut, je vous interdis de dire des choses pareilles ! s’offusqua Tiphaine.

— Je volwas seulmaet aegayeu l’ambiance, répondit Guiton d’un air penaud.

— C’est une vision d’artiste, évidemment, dit mademoiselle Trahison.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Tiphaine sans quitter l’image des yeux. Ça ne collait pas. Elle le savait. Il ne ressemblait pas du tout à ça…

« Cha veut dire qu’il l’a indvinteu, expliqua Guillou Gromenton. Il a seurmaet pwint pu le vwar, non, hin ? Paersone l’a vu, l’iverieu.

— Pour le moumaet ! ajouta Guiton Simpleut.

— Guiton ! lança Rob Deschamps en se tournant vers son frère, vos vos rapeleuz ce que j’ai dit su les raemarques daeplacheus ?

— Win, Rob, je me rapaele, répondit docilement Guiton.

— Ce que vos veneuz de dire, c’en est une. »

Guiton baissa le nez. « Pardon, Rob. »

Tiphaine serra les poings. « Je ne voulais pas que tout ça se produise ! »

Mademoiselle Trahison tourna sa chaise et ôta son bandage gris d’un geste solennel.

« Tu voulais quoi, alors ? Tu vas me le dire ? Est-ce que tu as dansé parce que ta jeunesse te poussait à désobéir à la vieillesse ? Vouloir, c’est réfléchir. Est-ce que tu as réfléchi même un peu ? D’autres sont entrés dans la danse avant aujourd’hui. Des enfants, des ivrognes, des jeunes suite à un pari stupide… Rien n’est arrivé. Les danses du printemps et de l’automne sont… juste une tradition ancienne, pour la plupart des gens. Un moyen de marquer le moment où la glace et le feu échangent leur domination sur le monde. Certaines d’entre nous ne s’estiment pas dupes. On pense que quelque chose se produit. Pour toi, la danse est devenue réelle, et quelque chose s’est effectivement produit. Et maintenant l’hiverrier te recherche.

— Pourquoi ? réussit à articuler Tiphaine.

— Je n’en sais rien. Quand tu dansais, tu n’as rien vu ? Rien entendu ? »

Comment décrire l’impression d’être tout et partout ? se demanda Tiphaine. Elle n’essaya même pas.

« Je… J’ai cru entendre une voix, ou peut-être deux, marmonna-t-elle. Euh… elles m’ont demandé qui j’étais.

— In-té-res-sant, fit mademoiselle Trahison. Deux voix ? Je vais réfléchir aux implications. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment il t’a trouvée. Je vais réfléchir aussi à ça. En attendant, je pense que ce serait une bonne idée de passer des vêtements chauds.

— Win, dit Rob Deschamps, l’iverieu aedure pwint la caleur. Oh, je vais butot oublieu ma tchaete ! On vos aporte une ch’tite laete de l’arbe creux dans la foraet. Douneuz-la à la ch’tite michante sorcieure jaeyante, Guiton. On l’a ramasseu au passage.

— Une lettre ? fit Tiphaine alors que le métier claquait derrière elle et que Guiton Simpleut commençait à sortir de son spog une enveloppe crasseuse roulée.

— Elle vient du ch’tit tas d’aestrons qui vit au château au paeis, poursuivit Rob tandis que son frère tirait sur l’enveloppe. Il dit qu’il va bieu, et il espaere que vos aussi, et il ataene aveu impachiaesse vot rtour au paeis, et il raconte des tas d’otes afaeres… coumaet vont les bedots, tout cha, pwint bieu intaeressant, pour mi, et il a aecrit F.A.U.B.A. en bas de la paje, mais on a pwint encore compris ce que cha veut dire.

— Vous avez lu ma lettre ? demanda Tiphaine d’un ton horrifié.

— Oh win, répondit Rob avec fierté. Pwint de problaeme. Guillou Gromenton m’a douneu des tuyaux pour certains mots fin longs, mais c’eut surtout mi qu’ai lu, win. » Sa figure s’épanouit en un grand sourire, qui s’étiola au vu de la tête que faisait Tiphaine. « Ah, je vwas, vos aetes un tout ch’tit peu facheu pasqu’on a ouvri vot aevlope, expliqua-t-il. Mais cha va, on l’a arcoleu aveu de la limace. On se douterwat minme pwint qu’on l’a lue. »

Il toussa parce que Tiphaine continuait de le fixer d’un regard mauvais. Toutes les femmes donnaient un peu la frousse aux Feegle, et les sorcières étaient les pires. Finalement, lorsqu’il fut vraiment nerveux, Tiphaine demanda : « Comment est-ce que vous saviez où serait la lettre ? »

Elle jeta un regard en coin à Guiton Simpleut. Il mâchait le bord de son kilt. Il faisait ça seulement quand il avait peur.

« Euh… vos accepteuz une ch’tite mintirie ? tenta Rob.

— Non !

— Elle est intaeressante. Y a des dragons et des licornes…

— Non. Je veux la vérité !

— Ah. C’eut taelemaet rasant. On va au château du baron et on lit les laetes que vos lui envoyeuz, et vos aveuz dit que le facteur sait qu’il dwat laesseu les laetes pour vos dans l’arbe creux proche de la cascade », expliqua Rob.

Si l’hiverrier était entré dans la chaumière, l’atmosphère n’aurait pas été plus glaciale.

« Les laetes de vos, il les garde dans une bwate sous son…» voulut ajouter Rob, qui ferma les yeux quand la patience de Tiphaine céda avec un claquement encore plus sonore que les étranges toiles d’araignée de mademoiselle Trahison.

« Vous ne savez pas que c’est mal de lire les lettres d’autrui ? demanda-t-elle.

— Euh…, fit Rob Deschamps.

— Et vous êtes entrés par effraction dans le château du bar…

— Ah, ah, ah, non, non, non ! se récria Rob en sautant sur place. Vos poveuz pwint nos maete cha su le dos ! On est entreus tranquilmaet par une des ch’tites fintes pour tireu les flaeches…

— Et ensuite vous avez lu mes lettres personnelles envoyées personnellement à Roland ? Elles étaient personnelles !

— Oh, win. Mais vos tracasseuz donc pwint, on racontera à paersone ce qu’elles disaient.

— Jamaes on a raconteu aux jaes ce qu’y a dans vot journal, apreus tout, ajouta Guiton Simpleut. Minme les passajes aveu les fleurs que vos aveuz daessineu alaetour. »

Mademoiselle Trahison sourit toute seule dans mon dos, songeait Tiphaine. Je le sais. Mais elle avait épuisé sa réserve de voix méchante. C’était courant après avoir parlé longtemps aux Feegle.

Tu as été leur kelda, lui rappela son second degré. Ils croient avoir le devoir sacré de te protéger. Ce que tu penses ne compte pas. Ils vont te rendre la vie trèèès difficile.

« Ne lisez pas mes lettres, dit-elle, ni mon journal non plus.

— D’accord, fit Rob Deschamps.

— Promis ?

— Oh, win.

— Mais vous l’avez déjà promis la dernière fois !

— Oh, win.

— Croix de bois, croix de fer ?

— Oh, win, nae problemo.

— Et c’est la promesse d’un Feegle indigne de confiance, menteur et voleur, c’est ça ? intervint mademoiselle Trahison. Pasquae vos crwayeuz que vos aetes daeja morts, hein ? C’eut ce que vos crwayeuz tous, pwint vrai ?

— Oh win, maetesse, dit Rob Deschamps. Merci de me le faere raemarqueu.

— De faet, Rob Deschamps, vos aveuz pwint l’intention de taeni la mwindre proumaesse !

— Win, maetesse, reconnut fièrement Rob. Pwint de ch’tites proumaesses de rieu comme cha. Pasquae, vos vwayeuz, c’eut not sort sacreu de vaeyeu su la ch’tite michante sorcieure jaeyante. On dwat douneu not vie pour elle si l’occasion se praesente.

— Coumaet c’eut possibe pwisque vos aetes daeja morts ? lança sèchement mademoiselle Trahison.

— C’eut un mistaere, c’eut seur, alors on dounera sans doutance la vie de tous les aepwasonneus qui s’acondwisent mal aervieu elle. »

Tiphaine renonça et soupira. « J’ai presque treize ans, dit-elle. Je peux prendre soin de moi toute seule.

— Écoutez-moi cette mademoiselle Je-n’ai-besoin-de-personne, lança la vieille sorcière sur un ton pas franchement méchant. Contre l’hiverrier ?

— Qu’est-ce qu’il veut ? demanda Tiphaine.

— Je te l’ai dit. Il veut peut-être découvrir quelle espèce de fille a l’insolence de danser avec lui.

— C’étaient mes pieds ! J’ai déjà dit que, moi, je ne voulais pas ! »

Mademoiselle Trahison se tourna sur sa chaise. De combien d’yeux se sert-elle ? se demanda le second degré de Tiphaine. Ceux des Feegle ? des corbeaux ? des souris ? de tous ? Combien de fois me voit-elle ? Est-ce qu’elle se sert des insectes et de leurs dizaines d’yeux scintillants ?

« Oh, alors ça va, fit mademoiselle Trahison. Une fois encore, tu ne voulais pas. Une sorcière, ça prend ses responsabilités ! Tu n’as donc rien appris, petite ? »

Petite. C’était terrible de qualifier ainsi quelqu’un qui allait sur ses treize ans. Tiphaine se sentit une nouvelle fois rougir. L’affreuse chaleur se répandit dans sa tête.

Voilà pourquoi elle traversa le local, ouvrit la porte du devant et sortit.

Une neige légère tombait mollement. Lorsque Tiphaine fouilla des yeux le ciel gris pâle, elle vit les flocons virevoltants descendre en groupes doux et duveteux ; c’était cette neige-là qui faisait dire, chez elle sur le Causse, que « Mémé Patraque tondait ses moutons ».

Tiphaine les sentit fondre sur ses cheveux alors qu’elle s’éloignait de la chaumière. Mademoiselle Trahison criait depuis le seuil, mais elle continua de marcher en laissant les flocons fondus lui rafraîchir ses rougeurs.

C’est évidemment ridicule, se disait-elle. Mais c’est ridicule d’être une sorcière. Pourquoi est-ce qu’on fait ça ? C’est un travail pénible pour une maigre récompense. Qu’est-ce qu’une bonne journée pour mademoiselle Trahison ? Quand quelqu’un lui apporte une paire de vieilles chaussures usagées à sa pointure ? Qu’est-ce qu’elle y connaît ?

Où est l’hiverrier, alors ? Ici ? Je n’ai que la parole de mademoiselle Trahison ! Et une illustration dans un livre !

« Hiverrier ! » cria-t-elle.

On entendait la neige tomber. Elle émettait un petit bruit curieux, comme un léger grésillement glacé.

« Hiverrier ! »

Pas de réponse.

Bah, qu’espérait-elle ? Une grosse voix de tonnerre ? Monsieur Hérisson, l’homme aux glaçons ? Il n’y avait rien d’autre que le moelleux d’une neige blanche qui tombait patiemment entre les arbres sombres.

Elle se sentait à présent un peu bête, mais en même temps satisfaite. Voilà comment réagissait une sorcière ! Elle affrontait ce qu’elle craignait, et alors la peur s’en allait ! Elle était douée pour ça !

Elle se retourna et vit l’hiverrier.

Souviens-toi de cet instant, intervint son troisième degré. Chaque petit détail compte.

L’hiverrier était…

… du néant. Mais la neige dessinait sa silhouette. Elle s’écoulait en lignes autour de lui, comme si elle se déplaçait sur une peau invisible. Il n’était qu’une forme, rien de plus, hormis peut-être deux tout petits points gris pâle violacé en suspension là où on s’attend à trouver des yeux.

Tiphaine resta immobile, le mental gelé, le physique dans l’attente qu’on lui donne des ordres.

La main faite de neige tombante se tendait maintenant vers elle, mais tout doucement, comme on la tend vers un animal qu’on ne veut pas effrayer. Il y avait… quelque chose, une impression curieuse de phrases non dites parce qu’il manquait une voix pour les dire, une impression d’efforts, comme si l’être se consacrait corps et âme à cet instant, même s’il ignorait le sens de « corps et âme ».

La main s’arrêta tout près d’elle, serrée en un poing. Le poing se retourna alors et les doigts s’ouvrirent.

Un objet brilla. C’était le cheval blanc en argent au bout d’une fine chaîne d’argent elle aussi.

La main de Tiphaine vola vers sa gorge. Elle le portait au cou la veille au soir ! Avant d’aller… assister… à… la… danse…

Il avait dû se détacher ! Et lui l’avait trouvé !

Intéressant, fit observer son troisième degré qui appréhendait le monde à sa manière. Tu ne vois pas ce qui est caché dans un poing invisible. Comment est-ce que ça marche ? Et pourquoi ces petites taches gris-violet là où on s’attend à trouver des yeux ? Pourquoi ne sont-ils pas invisibles, eux ?

C’est ça, le troisième degré. Quand un gros caillou va vous tomber sur la tête, c’est lui qui se pose la question : Est-ce une roche ignée, comme le granité, ou est-ce du grès ?

La zone du cerveau de Tiphaine qui était un peu moins pointilleuse à cet instant regardait le cheval d’argent qui pendillait au bout de sa chaîne.

Son premier degré dit : Attrape-le.

Son deuxième degré dit : Ne l’attrape pas. C’est un piège.

Son troisième degré dit : Ne l’attrape surtout pas. Ce sera plus froid que tu ne l’imagines.

Puis le reste de son esprit rejeta les degrés et dit : Prends-le. Ça fait partie de qui tu es. Quand tu le tiendras, pense à chez toi. Prends-le !

Elle avança la main droite.

Le cheval tomba dedans. Instinctivement, elle referma les doigts dessus. Il était en effet plus froid qu’elle ne l’aurait imaginé, et il brûlait.

Elle hurla. La silhouette neigeuse de l’hiverrier se mua en rafale de flocons. La neige autour des jambes de Tiphaine explosa au cri de « Miyards ! » tandis qu’une masse de Feegle lui empoignait les pieds et la transportait tout debout à travers la clairière pour la ramener dans la chaumière.

Tiphaine se força à ouvrir la main et, les doigts tremblants, se décolla le cheval d’argent de la paume. Il laissa la trace parfaite d’un cheval blanc sur fond de chair rose. Ce n’était pas une brûlure, c’était… un gel.

Le fauteuil de mademoiselle Trahison se retourna en grondant sur ses roulettes.

« Approche, petite », ordonna-t-elle.

En s’étreignant toujours la main, en s’efforçant de refouler ses larmes, Tiphaine s’avança vers elle.

« Mets-toi à côté de mon fauteuil, tout de suite ! »

Tiphaine s’exécuta. Ce n’était pas le moment de désobéir.

« Je veux te regarder dans l’oreille, dit mademoiselle Trahison. Écarte tes cheveux. »

Tiphaine repoussa ses cheveux et grimaça quand elle entendit les chatouillis des moustaches de la souris. Puis la vieille sorcière retira le rongeur.

« Ah, ça m’étonne, dit-elle. Je ne vois rien.

— Euh… qu’est-ce que vous vous attendiez à voir ? hasarda Tiphaine.

— La lumière du jour ! cracha mademoiselle Trahison avec tant de force que la souris détala. Tu n’as donc rien dans la tête, petite ?

— Ah, je sais pwint si cha interaesse quaequ’un, intervint Rob Deschamps, mais je crwas que vot iverieu a foutu le camp. Et il naeje plus. »

Personne n’écoutait. Quand les sorcières se disputent, elles se concentrent.

« Il est à moi ! » Tiphaine serra à nouveau le cheval et la chaîne.

« Un affûtiau !

— Non !

— Bieu seur, c’eut sans doutance pwint le maeyeu moumaet de vos signaleu…, reprit Rob d’un ton pitoyable.

— Tu crois en avoir besoin pour être une sorcière ?

— Oui !

— Une sorcière n’a pas besoin d’artifices !

— Vous vous êtes servie de fourbis !

— Je m’en sers, oui ! Je n’en ai pas besoin. Aucun besoin !

— Je veux dire, maetnant elle fond…» insista Rob en souriant nerveusement.

La colère s’empara de la langue de Tiphaine. Comment cette vieille bique osait-elle prétendre qu’on n’avait besoin de rien ?

« Pipo ! cria-t-elle. Pipo, pipo, pipo ! »

Le silence retomba violemment. Au bout d’un moment, mademoiselle Trahison regarda au-delà de Tiphaine et lança : « Vos, les ch’tits Feegle ambaetants ! Ficheuz-mi le camp tout de swite ! Je le saurai si vos parteuz pwint ! C’eut une afaere de michantes sorcieures ! »

Le local s’emplit d’une espèce de bruissement fulgurant et la porte donnant sur la cuisine se referma à la volée.

« Comme ça, fit mademoiselle Trahison, tu es au courant pour le pipo, hein ?

— Oui, répondit Tiphaine en respirant péniblement. Je suis au courant.

— Très bien. Et tu en as parlé à quelqu’un… ? » Mademoiselle Trahison s’interrompit et porta un doigt à ses lèvres.

Puis elle frappa de sa canne par terre.

« Je vos ai dit de sorti, bougraes d’aepwasonneus ! Fileuz dans les bwas ! Vaerifieuz qu’il est bieu parti ! Si vos daefieuz mes ordes, je le vaerrai par vos propes ieux ! »

D’en dessous monta le grondement de pommes de terre qui roulaient sous les pieds des Feegle ; ils se faufilaient tant bien que mal par la petite grille de ventilation.

« Maintenant ils sont partis, dit mademoiselle Trahison. Et ils ne reviendront pas. Le pipo va y veiller. »

En l’espace de quelques secondes, elle était on ne sait comment devenue plus humaine et beaucoup moins effrayante. Enfin… un tout petit peu moins.

« Comment es-tu au courant ? Tu as cherché ? Tu t’es mise à fureter et farfouiller ?

— Non ! Je ne suis pas comme ça ! Je l’ai découvert par hasard un jour que vous faisiez la sieste ! » Tiphaine se frotta la main.

« Ça te fait très mal ? » s’inquiéta mademoiselle Trahison en se penchant. Elle était peut-être aveugle, mais – comme toutes les vieilles sorcières qui connaissaient leur affaire – elle remarquait tout.

« Non, plus maintenant. Mais tout à l’heure, oui, ça m’a fait mal. Bon, je…

— Alors tu vas apprendre à écouter ! L’hiverrier est parti, d’après toi ?

— On aurait dit qu’il disparaissait… enfin, qu’il disparaissait encore plus. Je crois qu’il voulait juste me rendre mon collier.

— C’est ce que ferait vraiment l’esprit de l’hiver qui commande au blizzard et au gel, d’après toi ?

— Je ne sais pas, mademoiselle Trahison ! C’est le premier que je rencontre !

— Tu as dansé avec lui.

— Je ne savais pas que j’allais le faire !

— Quand même. »

Tiphaine attendit puis demanda : « Quand même quoi ?

— Quand même en général. Le petit cheval l’a conduit vers toi… mais il n’est pas ici en ce moment, tu as raison sur ce point. Je le saurais, sinon. »

Tiphaine s’approcha de la porte d’entrée, hésita un instant, puis elle l’ouvrit et sortit dans la clairière. Elle vit un peu de neige ici et là, mais le paysage retrouvait l’aspect d’une banale journée d’hiver au ciel gris.

Moi aussi je le saurais, songea-t-elle. Et il n’est pas ici. Mais son deuxième degré répliqua : Oh ? Comment le sais-tu ?

« On a tous les deux touché le cheval », dit-elle tout bas.

Elle parcourut du regard les branches dénudées et les arbres endormis autour d’elle en tripotant la chaîne d’argent dans sa main. Les forêts se recroquevillaient sur elles-mêmes en prévision de l’hiver.

Il est là-bas, mais pas tout près. Il doit être très occupé, il a tout un hiver à mettre en train…

« Merci ! » lança-t-elle machinalement, parce que sa mère lui répétait toujours que la politesse ne coûtait rien, puis elle rentra.

Il faisait maintenant très chaud à l’intérieur, mais mademoiselle Trahison avait toujours un gros tas de bûches… grâce au secret du pipo. Les bûcherons locaux veillaient à ce que le tas ne baisse pas. Une sorcière frileuse risquait de devenir méchante.

« Je prendrais bien une tasse de thé noir », dit la vieille femme alors que Tiphaine revenait, l’air songeuse.

Elle attendit que Tiphaine soit en train de rincer la tasse pour demander : « Tu as entendu les histoires qu’on raconte sur moi, petite ? »

La voix était aimable. Il y avait eu des cris, des propos malvenus, des accès de colère et des réactions de défi. Mais elles vivaient ensemble, sans nulle part ailleurs où aller. La voix calme était une offre de paix, et Tiphaine s’en réjouissait.

« Euh… que vous avez un démon dans votre cave, répondit Tiphaine qui avait encore la tête pleine de mystères non résolus. Que vous mangez les araignées. Que des rois et des princes viennent vous voir. Et que toutes les fleurs de votre jardin éclosent en noir.

— Oh, c’est ce qu’on raconte ? fit mademoiselle Trahison d’un air ravi. Je ne connaissais pas la dernière. Charmant. Et as-tu entendu dire que je me promène la nuit à l’époque la plus sombre de l’année pour récompenser ceux qui ont été de bons citoyens avec une bourse d’argent ? Mais, s’ils ont été méchants, que je leur ouvre le ventre avec l’ongle de mon pouce, comme ça ? »

Tiphaine bondit en arrière alors qu’une main ridée la faisait se retourner et qu’un ongle jaune fauchait l’espace devant son ventre. La vieille femme était terrifiante.

« Non ! Non, celle-là, je ne l’ai pas entendue ! hoqueta-t-elle en se plaquant contre l’évier.

— Quoi ? C’est pourtant une très belle histoire avec d’authentiques précédents historiques ! dit mademoiselle Trahison dont la mine revêche s’égaya d’un sourire. Et celle comme quoi j’aurais une queue de vache ?

— Une queue de vache ? Non !

— Ah bon ? C’est très contrariant, ça, commenta mademoiselle Trahison, qui rabaissa son doigt. L’art du conte traverse une mauvaise passe dans le secteur, je le crains. Je vais vraiment devoir agir.

— C’est une autre sorte de pipo, c’est ça ? » demanda Tiphaine. Elle n’en était pas complètement sûre. Mademoiselle Trahison l’avait franchement effrayée avec le coup de l’ongle. Pas étonnant que les autres filles soient parties aussi vite.

« Ah, tu ne manques pas de jugeote, finalement. Évidemment que c’est du pipo. Pipo, oui. Un nom parfait. Pipo, voilà. L’art de répondre aux attentes. Montrer aux gens ce qu’ils veulent voir, leur montrer ce qui devrait être là selon eux. J’ai une réputation à tenir, après tout. »

Pipo, songea Tiphaine. Pipo, Pipo, Pipo.

Elle s’approcha des têtes de mort, en saisit une et lut l’étiquette dessous, comme elle l’avait fait un mois plus tôt.



« On les dirait vivantes, je trouve, dit mademoiselle Trahison, qui regagnait son fauteuil dans un cliquetis de cannes, si je puis qualifier ainsi des têtes de mort, évidemment ! La boutique vendait une magnifique machine à fabriquer des toiles d’araignée. On verse dedans un produit poisseux, t’vois, et, avec un peu de pratique, on obtient des toiles d’araignée correctes. J’ai horreur des petites bestioles, mais faut évidemment que j’aie les toiles. Tu as remarqué les mouches crevées ?

— Oui, répondit Tiphaine en levant les yeux. Des raisins secs. Je me suis dit que vous aviez des araignées végétariennes.

— Bravo. Tes yeux marchent bien, au moins. C’est là aussi que j’ai trouvé mon chapeau. « Méchante vieille sorcière n°3, indispensable pour les soirées à frissons », je crois que c’était. J’ai encore le catalogue quelque part, si ça t’intéresse.

— Toutes les sorcières achètent chez Pipo ?

— Seulement moi, du moins dans le secteur. Oh, et je crois que maîtresse Hordaleine, de Deux-Chutes, y achetait ses verrues.

— Mais… pourquoi ? demanda Tiphaine.

— Elle n’arrivait pas à s’en faire pousser. Ça lui était impossible, la pauvre. Tout essayé. Une figure comme un derrière de bébé sa vie durant.

— Non, je veux dire pourquoi est-ce que vous voulez avoir l’air aussi… (Tiphaine hésita et poursuivit) horrible ?

— J’ai mes raisons, répondit mademoiselle Trahison.

— Mais vous ne faites pas ce qu’on raconte sur vous, dites ? Les rois et les princes ne viennent pas vous consulter, pas vrai ?

— Non, mais ils pourraient, répliqua mademoiselle Trahison d’un ton catégorique. S’ils se perdent, par exemple. Oh, je suis au courant de toutes ces histoires. C’est moi qui en ai imaginé la plupart !

— Vous avez imaginé des histoires sur vous-même ?

— Oh oui. Évidemment. Pourquoi pas ? Je n’allais pas laisser une opération aussi importante à des amateurs.

— Mais on raconte que vous arrivez à voir l’âme des gens ! »

Mademoiselle Trahison gloussa. « Oui. Celle-là, elle n’est pas de moi ! Mais je vais te dire, pour certains de mes paroissiens il me faudrait une loupe ! Je vois ce qu’ils voient, j’entends avec leurs oreilles. J’ai connu leurs pères, leurs grands-pères et leurs arrière-grands-pères. Je suis au courant des rumeurs, des secrets, des fables et des vérités. Je suis pour eux la justice et je suis équitable. Regarde-moi. Vois-moi. »

Tiphaine regarda… Regarda par-delà la cape noire, les têtes de mort, les toiles d’araignée en caoutchouc, les fleurs noires, le bandeau, les histoires, et vit une petite vieille aveugle et à moitié sourde.

Le pipo faisait la différence… non pas les articles de soirées ridicules, mais l’esprit Pipo : les rumeurs et les histoires. Mademoiselle Trahison avait du pouvoir parce que tout le monde le croyait. C’était comme le chapeau de sorcière classique. Mais mademoiselle Trahison portait le pipo beaucoup, beaucoup plus loin.

« Une sorcière n’a pas besoin de trucs, mademoiselle Trahison, dit-elle.

— Ne la ramène pas, petite. La jeune Ciredutemps ne t’a pas dit tout ça. Oh non, pas besoin d’une baguette, d’un fourbi ni même d’un chapeau pointu pour être une sorcière. Mais ça aide une sorcière de faire de l’épate ! Les gens attendent ça d’elle. Ils vont croire en toi. Je ne suis pas arrivée où j’en suis aujourd’hui en portant un bonnet de laine à pompon et un tablier en guingan ! J’ai le physique de l’emploi. Je…»

Un fracas retentit dehors, du côté de la laiterie.

« Nos petits amis bleus ? dit mademoiselle Trahison en haussant les sourcils.

— Non, ils ont l’interdiction absolue d’entrer dans une laiterie où je travaille, répondit Tiphaine en se dirigeant vers la porte. Oh là là, j’espère que ce n’est pas Horace…

— Je t’ai dit qu’il n’apporterait que des ennuis, non ? » cria mademoiselle Trahison tandis que la jeune fille partait en vitesse.

C’était bien Horace. Il avait encore réussi à se glisser hors de sa cage. Il pouvait se rendre très coulant quand il voulait.

Un beurrier brisé gisait par terre, désormais vidé de tout son beurre. Il ne restait qu’une tache grasse.

Et, de l’obscurité sous l’évier, sortit comme un grondement accéléré, une espèce de mnnamnamnam…

« Oh, tu t’intéresses au beurre maintenant, hein, Horace ? dit Tiphaine en prenant le balai de la laiterie. C’est pratiquement du cannibalisme, tu sais. »

C’était pourtant mieux que les souris, elle devait le reconnaître. Retrouver de petits tas d’os de souris par terre était un peu pénible. Même mademoiselle Trahison n’avait pas réussi à comprendre. Une souris par laquelle elle regardait tentait de s’approcher des fromages, et soudain tout devenait noir.

Parce que Horace était un fromage.

Tiphaine savait que le bleu de Lancre était toujours un peu agité et qu’il fallait parfois le maintenir avec des clous, mais… ben, elle était une grande experte en fabrication de fromages, sans vouloir se vanter, et Horace était incontestablement un champion. Les célèbres veines bleues qui donnaient à la spécialité sa couleur merveilleuse étaient vraiment jolies, même si Tiphaine se demandait si elles ne luisaient pas dans le noir.

Elle sonda le recoin sombre avec l’extrémité du balai. Un craquement se produisit et, quand elle ramena le manche, il était plus court de cinq bons centimètres. Puis elle entendit un ptoui ! et le morceau manquant du manche rebondit sur le mur à l’autre bout du local.

« Privé de lait, alors », dit Tiphaine, qui se releva.

L’hiverrier est venu me rendre le cheval, songea-t-elle. Il s’est donné le mal de le faire.

Hum…

C’est plutôt… impressionnant, quand on y pense.

Je veux dire, il a des avalanches à organiser, et des bourrasques, il doit imaginer de nouvelles formes de flocons de neige et tout, mais il a pris un peu de temps rien que pour venir me redonner mon collier. Hum…

Et il est resté là, comme ça, devant moi.

Puis il a disparu – enfin, disparu encore plus.

Hum…

Elle laissa Horace marmonner sous l’évier et prépara du thé pour mademoiselle Trahison qui était retournée à son tissage. Après quoi elle monta silencieusement à sa chambre.

Le journal intime de Tiphaine faisait bien huit centimètres d’épaisseur. Annagramma, une autre sorcière stagiaire de ses amies (plus ou moins), disait qu’elle aurait dû l’intituler son Livre des Ombres et l’écrire sur du vélin avec une des encres magiques spéciales vendues au Bazar magique de Zakzak Fortdubras à des prix populaires – du moins populaires auprès de Zakzak.

Tiphaine n’avait pas les moyens de s’en acheter. On ne pouvait que troquer la sorcellerie, on n’était pas censé la vendre. Mademoiselle Trahison acceptait qu’elle vende des fromages, mais le papier restait malgré tout cher dans les montagnes, et les camelots itinérants n’avaient jamais grand-chose à proposer. Mais ils avaient tout de même souvent quelques dizaines de grammes de sulfate ferreux, lequel donnait une encre potable quand on le mélangeait avec de la poudre de noix de galle ou de coquilles de noix vertes.

Son journal, augmenté de pages qu’elle avait collées dedans, était maintenant aussi épais qu’une brique. Elle s’était aperçue qu’elle pouvait le faire durer encore deux ans si elle écrivait petit.

Sur la couverture de cuir, elle avait tracé, avec une broche chaude, les mots « Interdit aux Feegle ! » Ça n’avait jamais marché. Ils prenaient de tels ordres pour une invitation. Depuis quelque temps elle écrivait des passages de son journal en code. La lecture n’était pas naturelle chez les Feegle du Causse, ils avaient donc peu de chance de déchiffrer un code.

Elle promena en tout cas un regard prudent autour d’elle et déverrouilla le cadenas massif qui fixait une chaîne autour du livre. Elle l’ouvrit à la page du jour, trempa sa plume dans l’encre et écrivit :



Oui, un flocon de neige serait un bon code pour désigner l’hiverrier.

Il est resté là, comme ça, songea-t-elle encore.

Et il s’est enfui parce que j’ai crié.

Ce qui était une bonne chose, manifestement.

Hum…

Mais… je regrette d’avoir crié.

Elle ouvrit la main. La marque du cheval était toujours là, blanche comme de la craie, mais elle n’avait pas mal du tout.

Tiphaine eut un petit frisson et se ressaisit. Et après ? Elle avait rencontré l’esprit de l’hiver. Elle était une sorcière. C’étaient des choses qui arrivaient parfois. Il lui avait poliment rendu ce qui était à elle, puis il était parti. Pas de quoi tomber dans l’eau de rose.

Puis elle écrivit : « Ltr de R. »

Elle ouvrit avec un luxe de précautions la lettre de Roland, ce qui était facile parce que la bave de limace ne vaut pas grand-chose comme colle. Avec un peu de chance, elle pourrait même réutiliser l’enveloppe. Elle se courba sur la lettre afin que personne ne puisse la lire par-dessus son épaule.

Finalement, elle demanda : « Mademoiselle Trahison, voudriez-vous quitter ma tête, s’il vous plaît ? J’ai besoin de me servir de mes yeux en privé. »

Une pause, suivie d’un marmonnement au rez-de-chaussée, et les picotements derrière ses yeux disparurent.

C’était toujours… agréable de recevoir une lettre de Roland. Oui, elles parlaient souvent des moutons et d’autres détails du Causse, mais elles renfermaient parfois une fleur séchée, une campanule ou une primevère. Mémé Patraque n’aurait pas apprécié ; si les collines avaient voulu qu’on cueille des fleurs, disait-elle toujours, elles en auraient produit davantage.

Les lettres lui donnaient toujours le mal du pays.

Un jour, mademoiselle Trahison avait dit : « Ce jeune homme qui t’écrit… c’est ton blondin ? » Tiphaine avait changé de sujet avant de trouver le temps de chercher le mot dans le dictionnaire et de cesser de rougir.

Roland était… Ben, ce qu’on pouvait dire de Roland, c’était… Ce qu’on pouvait surtout dire… Ben, pour tout dire, il… était là-bas.

D’accord, la première fois qu’elle l’avait vraiment connu, c’était un lourdaud inutile et crétin, mais comment pouvait-il en être autrement ? Il était resté un an prisonnier de la reine des fées, déjà, aussi gras qu’une motte de beurre, fou de sucre et de désespoir. Par ailleurs, il avait été élevé par deux tantes arrogantes, vu que son père – le baron – s’intéressait surtout aux chevaux et aux chiens.

Il avait plus ou moins changé depuis : plus réfléchi, moins chahuteur, plus sérieux, moins bête. Il devait aussi porter des lunettes, les premières jamais vues sur le Causse.

Et il avait une bibliothèque ! Plus de cent livres ! Elle appartenait en réalité au château, mais personne d’autre ne paraissait s’y intéresser.

Certains des ouvrages, volumineux et anciens, aux couvertures en bois, affichaient d’immenses lettres noires et renfermaient des illustrations colorées d’animaux étranges et de pays lointains. Il y avait Le Livre des jours insolites de Bourbaguêpe, Pourquoi rien n’est autrement de Conneberge et tous les volumes sauf un de L’Encyclopédie de l’effroi.

Roland avait découvert avec surprise que Tiphaine lisait des mots étrangers, et elle s’était bien gardée de lui révéler qu’elle y arrivait grâce à l’aide de ce qui restait du docteur Billebaude.

Il fallait reconnaître… Le fait était… ben, avec qui d’autre pouvaient-ils se lier ? C’était impossible, carrément impossible, pour Roland d’avoir des amis parmi les gamins du village, vu qu’il était le fils du baron et tout. Mais Tiphaine portait maintenant le chapeau pointu, et ça n’était pas rien. Les habitants du Causse n’aimaient pas beaucoup les sorcières, mais elle était la petite-fille de Mémé Patraque, non ? Allez savoir ce qu’elle avait appris de la vieille femme, là-haut dans sa cabane de berger. Et il paraît qu’elle a montré aux sorcières des montagnes ce qu’est la sorcellerie, hein ? Vous vous rappelez l’agnelage de l’an dernier ? S’en est fallu d’un poil qu’elle ramène des agneaux morts à la vie rien qu’en les regardant ! Et c’est une Patraque, ils ont les collines dans le sang. Elle est très bien. Elle est à nous, voyez ?

Ce qui était parfait, sauf qu’elle avait perdu ses anciens amis. Les gamins de chez elle qui avaient été ses copains étaient maintenant… respectueux à cause du chapeau. Une espèce de mur s’était dressé, comme si elle avait grandi et eux non. De quoi pourraient-ils discuter ? Elle était allée dans des pays qu’ils ne pouvaient même pas imaginer. La plupart d’entre eux ne connaissaient même pas Deux-Chemises, pourtant à une demi-journée de route seulement. Et ça ne les gênait aucunement. Les garçons allaient reprendre le métier de leur père et les filles élever des enfants comme leur mère. Et il n’y avait pas de mal à ça, ajouta aussitôt intérieurement Tiphaine. Mais ils n’avaient décidé de rien. Ça leur arrivait sans qu’ils le veuillent, et ils ne s’en rendaient pas compte.

Même chose dans les montagnes. Les seuls jeunes de son âge avec lesquels elle pouvait réellement discuter étaient ses collègues sorcières stagiaires, comme Annagramma et les autres filles. Il ne servait à rien de vouloir entamer une vraie discussion avec les villageois, surtout les garçons. Ils baissaient le nez, marmonnaient et raclaient de leurs souliers par terre, tout comme les habitants du Causse quand ils devaient s’adresser au baron.

À vrai dire, Roland n’échappait pas à la règle, et il devenait tout rouge dès qu’elle le regardait. Chaque fois qu’elle passait au château ou qu’elle se promenait dans les collines avec lui, ça donnait lieu à des silences aussi nombreux qu’embarrassés… tout comme avec l’hiverrier.

Elle lut attentivement la lettre en s’efforçant d’ignorer les traces de doigts sales des Feegle qui la couvraient. Roland avait eu la délicatesse d’inclure plusieurs feuilles de papier en réserve.

Elle en lissa une très soigneusement, fixa le mur un moment puis se mit à écrire.

En bas, dans la souillarde[2], le fromage Horace était sorti de derrière la poubelle. Il se trouvait à présent face à la porte de derrière. Si un fromage avait jamais eu l’air de réfléchir, c’était bien le cas d’Horace.


Dans le tout petit village de Deux-Chemises, le cocher de la malle-poste était dans l’embarras. Une grande partie du courrier de la région aboutissait à la boutique de souvenirs de la localité, qui faisait aussi office de poste.

D’ordinaire, le cocher se bornait à ramasser le sac de courrier, mais aujourd’hui se posait un problème. Il tourna frénétiquement les pages du manuel des règlements de la poste.

Miss Tique tapotait du pied. Ça portait sur les nerfs du cocher.

« Ah, ah, ah, fit-il d’un air triomphant. Ça dit ici : ni animaux, ni oiseaux, ni dragons, ni poissons !

— Et à quelle espèce j’appartiens, d’après vous ? demanda miss Tique d’un ton glacial.

— Ah, ben, bon, ben, l’homme c’est un peu comme un animal, pas vrai ? Je veux dire, regardez les singes, pas vrai ?

— Je n’ai aucune envie de regarder des singes, répliqua miss Tique. J’ai déjà vu ce qu’ils ont l’habitude de faire. »

Le cocher comprit clairement que c’était une voie dans laquelle il ne devait pas s’engager et tourna les pages furieusement. Puis sa figure s’épanouit.

« Ah, ah, ah ! dit-il. Combien vous pesez, mademoiselle ?

— Cinquante grammes, répondit miss Tique. Ce qui, comme par hasard, est le poids maximum d’une lettre qu’on peut envoyer dans le secteur de Lancre et du proche arrière-pays pour dix sous. » Elle montra du doigt les deux timbres collés à son revers. « J’ai déjà acheté mes timbres.

— Vous pesez sûrement pas cinquante grammes ! protesta le cocher. Vous faites au moins soixante kilos ! »

Miss Tique soupira. Elle avait voulu éviter ça, mais Deux-Chemises n’était pas Courbachien, après tout. Le village jouxtait la route, il regardait passer le monde. Elle leva le bras et pressa le bouton qui actionnait son chapeau.

« Ça vous dirait que j’oublie ce que vous venez de dire ? demanda-t-elle.

— En quel honneur ? » répliqua le cocher.

Un silence suivit tandis que miss Tique le fixait d’un regard vide. Puis elle leva les yeux vers son chapeau.

« Excusez-moi, dit-elle. Ça se produit sans arrêt, hélas. C’est à cause des bains forcés, vous voyez. Le ressort se rouille. »

Elle leva encore le bras et donna une tape sur le côté de son couvre-chef. Le bout pointu dissimulé jaillit en dispersant des fleurs en papier.

Les yeux du cocher le suivirent. « Oh », fit-il.

C’était comme ça avec les chapeaux pointus : celles ou ceux qui les portaient étaient forcément des sorcières ou des mages. Oh, n’importe qui pouvait sans doute s’en procurer un, aller même se promener ainsi coiffé et sans encombre jusqu’au moment de la rencontre avec un porteur légitime de chapeau pointu. Mages comme sorcières détestaient les imposteurs. Ils détestaient aussi qu’on les fasse attendre.

« Combien je pèse maintenant, je vous prie ? demanda-t-elle.

— Cinquante grammes ! » répondit aussitôt le cocher.

Miss Tique sourit. « Oui. Et pas un scrupule de plus ! Le scrupule étant évidemment le poids de vingt-quatre grains ou un vingt-quatrième d’once. Je suis pour tout dire… sans scrupules ! »

Elle attendit pour voir si cette blague extrêmement professorale allait lui valoir un sourire, mais ne s’offusqua pas en ne voyant rien venir. Miss Tique aimait bien se sentir plus futée que ses interlocuteurs.

Elle grimpa à bord de la malle-poste.

La voiture s’élevait dans les montagnes quand la neige se mit à tomber. Miss Tique, qui savait qu’il n’existe pas deux flocons identiques, les ignora totalement. Si elle leur avait prêté attention, elle se serait sentie un peu moins futée.


Tiphaine dormait. Un feu rougeoyait dans l’âtre de la chambre. En bas, le métier de mademoiselle Trahison continuait de tisser au fil de la nuit…

De petites silhouettes bleues se déplacèrent sans bruit sur le plancher de la chambre et, après avoir formé une pyramide de Feegle, atteignirent le plateau de la petite table dont Tiphaine se servait comme bureau.

Tiphaine se retourna dans son lit, émit un petit snfgl… Les Feegle se figèrent un bref instant, puis la porte de la chambre se referma doucement derrière eux.

Une traînée bleu et rouge indistincte souleva un sillage de poussière dans l’escalier étroit, sur le plancher de l’atelier de tissage, dans la souillarde et par un curieux trou en forme de fromage dans la porte donnant sur l’extérieur. A quoi succéda un sillage de feuilles dérangées jusqu’au fond des bois où un petit feu brûlait. Il éclairait les figures d’une horde de Feegle, même s’il n’en avait peut-être pas très envie.

La traînée se figea et se mua en six Feegle, dont deux portaient le journal intime de Tiphaine.

Ils le posèrent avec précaution par terre.

« On est lwin de la maeson, dit Grand Yann. Vos aveuz vu les tchaetes de mort jaeyantes ? Cha, c’eut une michante sorcieure qu’on est pwint praesseus de contrarieu !

— Ah, je vwas qu’elle a encore mis un loqueut, fit observer Guiton Simpleut en tournant autour du journal.

— Rob, je peux pwint m’empaecheu de sonjeu que c’eut pwint bieu de lire cha, dit Guillou Gromenton alors que Rob plongeait le bras dans le trou de serrure. C’eut paersonnel !

— C’eut not michante sorcieure. Ce qui est paersonnel pour elle est paersonnel pour nos, répliqua Rob d’un ton neutre en farfouillant dans la serrure. Et pwis elle veut que quaequ’un le lise, sinon elle l’aurwat pwint aecrit. A kwa bon aecri des mots si c’eut pwint pour qu’on les lise ! Ce serwat galvodeu du craeyon !

— Pit-aete qu’elle volwat le lire elle-minme, dit Guillou d’un air hésitant.

— Oh, win ? Pourkwa elle ferwat cha ? répliqua Rob d’un ton méprisant. Elle counwat daeja ce qu’il y a daedans. Et Jeannie veut savwar ce qu’elle paesse du garchon du baron…»

Un petit déclic retentit et le cadenas s’ouvrit. L’assemblée des Feegle regarda attentivement.

Rob tourna les pages dans un bruissement de papier et sa figure se fendit d’un grand sourire.

« Ah, elle a aecrit ichi : Oh, les charmants Feegle sont revenus », dit-il. L’assemblée applaudit à cette nouvelle.

« Ah, c’eut aetonant qu’elle ait aecrit cha, fit Guillou Gromenton. Je peux vwar ? »

Il lut : Oh, charmant ! Les Feegle sont revenus.

« Ah », commenta-t-il. Guillou Gromenton était arrivé en même temps que Jeannie, tous deux originaires du clan du Grand Lac. Un clan plus familier de la lecture et de l’écriture, et on attendait de Guillou, qui était le gonnagle, qu’il brille dans les deux disciplines.

Les Feegle du Causse, pour leur part, étaient plus familiers de la boisson, du vol et de la bagarre, et Rob Deschamps, lui, brillait dans les trois disciplines. Mais il avait appris à lire et écrire parce que Jeannie le lui avait demandé. Il s’en acquittait avec davantage d’optimisme que d’exactitude, Guillou le savait. Face à une longue phrase, il déchiffrait le plus souvent quelques mots puis devinait le reste du mieux qu’il pouvait.

« L’art de la laecture, c’eut compraene ce que les mots veulent dire, non ? demanda Rob.

— Pit-aete, fit Grand Yann, mais est-ce que vos vwayeuz un mot qui nos dit que la ch’tite michante sorcieure a le baeguin pour ce tas d’aestrons au château en piaere ?

— Vos aveuz une nature traes romantique. Et la raeponse est : je sais pwint. Ils aecrivent des bouts de leurs laetes dans un ch’tit code. C’eut taeribe de faere cha à un laecteur. C’eut daeja dur de lire les mots normaux, pwint la paene de les aebrouyeu encore.

— Cha s’annonce traes mal pour nos si la ch’tite michante sorcieure jaeyante kaemaeche à sonjeu aux gardions au lieu d’apraene la sorcieulrie, dit Grand Yann.

— Win, mais le garchon sera pwint intaeresseu pour se marieu, intervint Quasi-Fou Angus.

— Il pourwat l’aete un jou, dit Guillou Gromenton, qui avait pour passe-temps d’observer les humains. La plupart des hommes jaeyants se marient.

— C’eut vrai ? s’étonna un Feegle.

— Oh, win.

— Ils veulent se marieu ?

— Bocop, win, répondit Guillou.

— Alors pus quaestchon de bware, de voleu ni de se barbareu ?

— Hae, j’ai toujous le drwat de bware, de voleu et de me barbareu ! se récria Rob Deschamps.

— Win, Rob, mais on est forceus de raemarqueu que vos deveuz aussi douneu des aesplicassions », dit Guiton Simpleut.

Toute l’assemblée hocha la tête. Pour les Feegle, l’explication était un art mystérieux. C’était trop difficile.

« Par aegzampe, quand on s’en aervieut de bware, de voleu et de se barbareu, Jeannie pinche les laeves quand elle vos ravise ! » poursuivit Guiton Simpleut.

Un gémissement monta de l’ensemble des Feegle : « Ooooh, protaejeuz-nos conte le pinchemaet de laeves !

— Et elle crwase les bras, insista Guiton Simpleut parce qu’il se faisait même peur tout seul.

— Oooooh, bondlae de bondlae de bondlae, le crwasemaet de bras ! s’écrièrent les Feegle en s’arrachant les cheveux.

— Sans parleu du tapotemaet de pieuds…» Guiton se tut, ne voulant pas parler du tapotement de pieds.

« Aargh ! Ooooo ! Pwint le tapotemaet de pieuds ! » Certains Feegle se mirent à se cogner la tête contre des arbres.

« Win, win, win, MAIS, fit désespérément observer Rob Deschamps, ce que vos saveuz pwint, c’eut que cha faet partie des screuts du mariaje. »

Les Feegle échangèrent des regards. Suivit un silence que troubla le grincement d’un arbre qui s’abattait.

« On a jamaes aetaenu parleu d’une afaere pareye, Rob, dit Grand Yann.

— Bin, cha m’aetone pwint ! Qui vos en aurwat parleu ? Vos aetes pwint marieus ! Vos vwayeuz pwint la simeaetrie po-ae-tique de l’afaere. Aprocheuz, que je vos dise…»

Rob regarda autour de lui pour s’assurer que personne en dehors des cinq cents Feegle ne l’observait, et poursuivit : « Vwayeuz… d’un coteu vos aveuz la bwasson, la barbare et le vol, d’accord. Et quand vos aervieneuz au tertre, c’eut le tour du tapotemaet de pieuds…

— Ooooooo !

— … du crwasemaet de bras…

— Aaaargh !

— … et, bieu seur, du pinchemaet de laeves et… vos alleuz vos araeteu de jumi, bande d’aepwasonneus, sinon je vos cougne vos tchaetes les unes conte les otes ! Compris ? »

Tous les Feegle se turent, sauf un :

« Oh, bondlae de bondlae de bondlae ! Ohhhhhhh ! Aaarrgh ! Le pinchemaet… de…»

Il se tut à son tour et jeta un regard embarrassé autour de lui.

« Guiton Simpleut ? lui lança Rob Deschamps d’un ton aussi patient que glacial.

— Win, Rob ?

— Vos saveuz ce que je vos ai dit su les fwas où vos devrieuz m’aecouteu ?

— Win, Rob ?

— C’aetwat une de ces fwas-là. »

Guiton Simpleut baissa le nez. « Pardon, Rob.

— Win ! Bon, où j’en aetwas… ? Oh, win… on a les laeves, les bras et les pieuds, d’accord ? Et pwis…

— C’eut le moumaet de l’aesplicassion ! dit Guiton Simpleut.

— Win ! fit sèchement Rob Deschamps. Et qui parmi vos, bande de vorieus, aurwat envie de la douneu, l’aesplicassion ? »

Il promena un regard circulaire.

Les Feegle reculèrent dans des raclements de pieds.

« Aveu la kelda qui pinche, qui crwase et qui tapote, poursuivit Rob d’une voix sinistre. Et aveu une lueur dans ses jolis ieus qui dit : « Vaudrwat maeyeux que l’aesplicassion swat bonne. Hin ? Vos aurieuz envie ? »

Les Feegle pleuraient et, de terreur, mâchaient les bords de leur kilt.

« Non, Rob, murmurèrent-ils.

— Non, tout jusse ! fit Rob d’un air triomphant. Vos vodrieuz pwint ! Pasque vos saveuz rieu du mariaje !

— J’ai aetaenu Jeannie dire que vos trouveuz des aespli-cassions qu’aucun ote Feegle au monde dounerwat, dit Guiton Simpleut d’un ton admiratif.

— Win, c’eut probabe, confirma Rob en se gonflant de fierté. Et les Feegle ont une baele tradission de grandes aesplicassions !

— D’apreus elle, certaenes de vos aesplicassions sont si longues et tarabiscoteus qu’elle se souvieut pus du daebut une fwas que vos aveuz fini, poursuivit Guiton Simpleut.

— C’eut un don de naessance, pwint de kwa me vanteu, dit Rob en agitant une main modeste.

— Je vwas mal les jaeyants se daebrouyeu aussi bieu en aesplicassions, fit observer Grand Yann. Ils raeflechissent trop lentmaet.

— Mais ils se marient quand minme, dit Guillou Gromenton.

— Win, et le garchon dans le grand château est trop aemabe aveu la ch’tite michante sorcieure jaeyante, rappela Grand Yann. Son paere se faet vieux, il est malade, et le gamin va sous peu aeriteu d’un gros château en piaere et des ch’tits bouts de papieu qui disent qu’il possaede les collines.

— Jeannie a peur, s’il a les ch’tits bouts de papieu qui disent qu’il possaede les collines, poursuivit Guillou Gromenton, qu’il daevienne dingo et crwae qu’elles sont à li. Et on counwat où cha acondwit, hein ?

— Win, fit Grand Yann. Au labouraje. »

C’était un mot redouté. Le vieux baron avait jadis projeté de labourer certains des terrains les plus plats du Causse, parce que le blé atteignait des prix élevés et qu’il n’y avait pas d’argent à se faire dans le mouton, mais Mémé Patraque était alors en vie, et elle l’avait fait changer d’idée.

Pourtant on labourait déjà quelques pâturages autour du Causse. Dans le blé, il y avait de l’argent à se faire. Les Feegle tenaient pour certain que Roland se mettrait lui aussi à labourer. N’était-il pas élevé par deux tantes vaniteuses, intrigantes et désagréables ?

« Mi, je lui faes pwint craedit, avoua Quasi-Fou Angus. Il lit des lives et tout. La taere, il s’en fout.

— Win, dit Guiton Simpleut, mais s’il aetwat marieu à la ch’tite michante sorcieure jaeyante, il paesserwat pwint à laboureu, parce que la ch’tite michante sorcieure jaeyante lui dounerwat sans tardeu du pinchemaet de bras…

— Du crwasemaet de bras ! » rectifia sèchement Rob Deschamps.

Tous les Feegle jetèrent autour d’eux des regards apeurés.

« Ooooooh, pwint le crwasemaet de…

— Taeseuz-vos ! brailla Rob. J’ai onte de vos ! C’eut à la ch’tite michante sorcieure jaeyante de daecideu de marieu qui elle veut ! Pwint vrai, gonnagle ?

— Hmm ? » fit Guillou en levant les yeux. Il attrapa un autre flocon de neige.

« Je disais, la ch’tite michante sorcieure jaeyante peut marieu qui elle veut, non ? »

Le gonnagle fixait le flocon.

« Guillou ? insista Rob.

— Kwa ? fit le gonnagle comme s’il se réveillait. Oh… win. Vos crwayeuz qu’elle veut marieu l’iverieu ?

— L’iverieu ? s’étonna Rob. Il peut marieu paersone. C’eut comme un aesprit, il est sans consistanche !

— Elle a danseu aveu lui. On l’a vue, dit Guillou en attrapant un autre flocon pour l’examiner.

— La vitaliteu d’une jonne fille, c’eut tout ! Et pwis pourkwa la ch’tite michante sorcieure jaeyante sonjerwat à l’iverieu ?

— J’ai des raesons de crware, dit lentement le gonnagle alors que d’autres flocons tombaient en dansant, que l’iverieu, li, sonje bocop à la ch’tite michante sorcieure jaeyante…»

Загрузка...