CHAPITRE 7 LA DANSE CONTINUE


L’hiverrier et la Dame de l’Été… dansaient. La danse ne finissait jamais.

L’hiver ne meurt pas. À la différence des hommes. Il subsiste dans les gelées tardives, dans l’odeur de l’automne par un soir d’été, et, par grosse chaleur, il s’enfuit dans les montagnes.

L’été ne meurt pas. Il s’enfonce dans la terre ; au cœur de l’hiver, des bourgeons se forment dans des recoins abrités et des pousses blanches rampent sous les feuilles mortes. Une partie s’enfuit dans les déserts les plus profonds et les plus chauds, où subsiste un été qui ne finit jamais.

Pour les animaux, les saisons participaient du climat, de la vie, et ça s’arrêtait là. Mais les hommes avaient surgi et leur avaient donné des noms, de la même façon qu’ils peuplaient le ciel étoilé de héros et de monstres. Et les hommes aimaient les histoires, car une fois qu’on en a imaginé sur tout, on peut les modifier. Et c’était là que se posait le problème.

La dame et l’hiverrier dansaient désormais toute l’année, changeaient de secteur au printemps et en automne, et ainsi depuis des millénaires, jusqu’au jour où une jeune fille n’avait pas su retenir ses pieds et était entrée dans la danse pile au mauvais moment.

Mais l’histoire avait elle aussi sa vie. Ça tenait à présent d’une pièce de théâtre. Elle suivait son cours au fil de l’année, et si ce n’était pas la véritable actrice qui jouait un des rôles mais une jeune fille égarée sur scène, eh bien, tant pis. Elle devrait endosser le costume, dire le texte et espérer une fin heureuse. Modifiez l’histoire, même involontairement, et l’histoire vous modifie.

Miss Tique employa beaucoup plus de mots que ça, des mots comme « personnification anthropomorphique », mais c’est ce que retint le cerveau de Tiphaine.

« Alors… je ne suis pas une déesse ? demanda-t-elle.

— Oh, je regrette de ne pas avoir de tableau noir, soupira miss Tique. Seulement, ils ne résistent pas aux bains forcés, et la craie est évidemment si détrempée…

— Ce qui s’est passé d’après nous durant la danse, expliqua Mémé Ciredutemps d’une voix ferme, c’est que, la Dame de l’Été et toi, vous vous êtes… confondues.

— Confondues ?

— T’as p’t-être certains de ses talents. Selon le mythe de l’Été, les fleurs poussent partout où elle met l’pied.

— Où la portent ses pas, rectifia miss Tique d’un air guindé.

— Quoi ? fit sèchement Nounou qui allait et venait maintenant devant le feu.

— Où la portent ses pas, il faut dire, répondit miss Tique. C’est plus… poétique.

— Hah ! fit Mémé. La poésie !

— Et ça va m’attirer des ennuis, s’inquiéta Tiphaine. Et la vraie dame de l’Été ? Elle ne va pas se mettre en colère ? »

Mémé Ciredutemps cessa son va-et-vient pour regarder miss Tique, qui dit : « Ah oui… euh… on étudie toutes les possibilités…

— Ça veut dire qu’on sait pas, traduisit Mémé. C’est la vérité. Il s’agit de divinités, t’vois ? Mais oui, puisque tu l’demandes, elles peuvent être un brin susceptibles.

— Je ne l’ai pas vue pendant la danse, dit Tiphaine.

— L’hiverrier, tu l’as vu ?

— Ben… non », reconnut Tiphaine. Comment décrire cet instant merveilleux, tout nimbé d’or, intemporel, tourbillonnant ? Il transcendait les corps et les esprits. Mais elle avait eu l’impression que deux voix avaient demandé : « Qui es-tu ? » Elle se rechaussa. « Euh… où est-elle maintenant ? » demanda-t-elle tout en laçant ses souliers. Elle aurait peut-être besoin de courir.

« Elle est sans doute retournée sous terre pour l’hiver. La Dame de l’Été se balade pas au grand air quand on se gèle.

— Jusqu’à aujourd’hui », lança gaiement Nounou Ogg. Tout ça avait l’air de la réjouir.

« Aah, madame Ogg a mis le doigt sur l’autre problème, dit miss Tique. Le… euh… l’hiverrier et la Dame de l’Été sont… euh… c’est-à-dire… ils n’ont jamais…» Elle lança un regard implorant à Nounou Ogg.

« Ils se sont jamais fréquentés en dehors de la danse, expliqua Nounou. Mais maintenant te v’ià, et lui a l’impression que t’es la Dame de l’Été qu’a l’culot de se promener en plein hiver, alors c’est possible que tu lui excites… comment dire… ?

— … son penchant pour le romanesque, s’empressa de conclure miss Tique.

— J’allais pas l’dire tout à fait comme ça.

— Oui, ça, j’en doute pas ! lança Mémé. J’ai idée que t’allais employer tes Mots à toi ! »

Tiphaine entendit distinctement le M majuscule, lequel laissait clairement comprendre que les mots en question ne se prononçaient pas en bonne société.

Nounou se leva et voulut se donner un air hautain, ce qui n’est pas facile quand on promène une figure comme une pomme hilare.

« J’allais en fait attirer l’attention de Tiph là-dessus », dit-elle en prenant un bibelot sur le manteau encombré de la cheminée. C’était une petite maison. Tiphaine avait déjà jeté un coup d’œil dessus ; elle avait deux petites portes en façade et, en cet instant, un tout petit bonhomme en bois avec un chapeau haut de forme.

« Ça s’appelle un bar-au-mètre, dit Nounou en tendant la maison à Tiphaine. J’sais pas comment ça marche – y a un bout de corde spéciale, un machin comme ça –, mais ce p’tit bonhomme en bois sort quand il va pleuvoir, et une p’tite bonne femme quand il va faire beau. C’est qu’ils sont sur un p’tit bidule pivotant, t’vois ? Ils peuvent pas sortir tous les deux en même temps, t’vois ? Jamais. Et j’peux pas m’empêcher de m’dire, quand le temps change, que le bonhomme aperçoit p’t-être la bonne femme du coin de l’œil et se demande…

— C’est une histoire de sexe ? » la coupa Tiphaine.

Miss Tique leva les yeux au plafond. Mémé Ciredutemps se racla la gorge. Nounou éclata d’un gros rire qui aurait embarrassé le petit bonhomme en bois lui-même.

« De sexe ? fit-elle. Entre l’été et l’hiver ? Tiens, c’est une idée, ça.

— Oublie… ça… tout d’suite », ordonna durement Mémé Ciredutemps. Elle se tourna vers Tiphaine. « Tu le fascines, voilà. Et on sait pas combien t’as en toi du pouvoir de la Dame de l’Été. Elle risque d’être très faible. Va falloir que tu sois un été en hiver jusqu’à la fin de l’hiver, ajouta-t-elle d’un ton catégorique. C’est que justice. Pas d’excuses. T’as choisi. On a ce qu’on choisit.

— Je ne pourrais pas aller la trouver et lui dire que je regrette… ? voulut proposer Tiphaine.

— Non. Les vieilles divinités courent pas après les excuses, la coupa Mémé en reprenant ses allées et venues. Elles savent que c’est des paroles en l’air.

— Tu sais ce que j’pense ? ajouta Nounou. Je pense qu’elle t’observe, Tiph. Elle se dit : « Qui c’est, cette jeune pimbêche qui met les pieds dans mes souliers ? Eh ben, qu’elle marche donc un kilomètre avec, et on va voir si ça lui plaît ! »

— Madame Ogg a peut-être mis le doigt sur quelque chose, dit miss Tique qui feuilletait Mythologie de Commelautre. Les dieux s’attendent à ce que tu payes pour tes fautes. »

Nounou Ogg tapota la main de Tiphaine. « Si elle veut voir ce dont t’es capable, montre-le-lui, Tiph, hein ? C’est ce qu’il faut faire ! Surprends-la !

— La Dame de l’Été, vous voulez dire ? » demanda Tiphaine.

Nounou fit un clin d’œil. « Oh, et aussi la Dame de l’Été ! »

Suivit ce qui ressemblait fort à un début d’éclat de rire de la part de miss Tique, avant que Mémé Ciredutemps lui jette un regard noir.

Tiphaine soupira. C’était bien joli de parler de ses choix possibles, mais elle n’en avait pas en la circonstance. « Très bien. A quoi d’autre je peux m’attendre en dehors de… ben, des pieds ?

— Je… euh… vérifie, dit miss Tique, qui continuait de feuilleter l’ouvrage. Ah… ça dit ici qu’elle était… enfin, qu’elle est plus blonde que les étoiles du firmament…»

Toutes regardèrent Tiphaine.

« Tu pourrais essayer de te faire quèque chose aux cheveux, proposa Nounou Ogg au bout d’un moment.

— Comme quoi ? lança Tiphaine.

— Comme n’importe quoi sauf ça, à vrai dire.

— À part les pieds et me faire des trucs aux cheveux, reprit d’un ton brusque Tiphaine, il y a autre chose ?

— Ça dit ici, et c’est extrait d’un très ancien manuscrit : « Elle tire les herbes du sommeil en avril et emplit les ruches de dulce miel », déclara miss Tique.

— Comment je m’y prends ?

— Je ne sais pas, mais j’ai dans l’idée que ça arrive tout seul, de toute façon, répondit miss Tique.

— Et c’est la Dame de l’Été qui en a le mérite ?

— Je crois qu’il suffit qu’elle existe pour que ça se produise, à vrai dire.

— Autre chose ?

— Euh… oui. Il faut t’assurer que l’hiver finisse, répondit miss Tique. Et, bien sûr, t’occuper de l’hiverrier.

— Et, pour ça, comment je m’y prends ?

— D’après nous, il suffit que tu… sois là, répondit Mémé Ciredutemps. Oh, p’t-être que tu sauras comment t’y prendre le moment venu.

— Miip ?

— Que je sois où ? demanda Tiphaine.

— Partout. N’importe où.

— Mémé, votre chapeau a couiné, dit Tiphaine. Il a fait miip !

— Non, c’est pas vrai, répliqua sèchement Mémé.

— Si, c’est vrai, tu sais, dit Nounou Ogg. Je l’ai entendu moi aussi. »

Mémé Ciredutemps grogna et ôta son chapeau. La chatonne blanche, lovée autour de son chignon serré, cligna des yeux à la lumière.

« J’peux pas m’en empêcher, marmonna Mémé. Si j’laisse cette maudite petite chatte toute seule, elle file sous le buffet et pleure sans arrêt. » Elle regarda les autres autour d’elle, comme pour les mettre au défi d’émettre un commentaire. « Et puis, ajouta-t-elle, elle me tient la tête au chaud. »

Dans son fauteuil, la fente jaune de l’œil gauche de Gredin s’ouvrit paresseusement.

« Descends, Toi, ordonna Mémé en décollant la minette de sa tête pour la déposer par terre. J’suis certaine que madame Ogg a du lait dans la cuisine.

— Pas beaucoup, dit Nounou. Je jurerais qu’on m’en a bu ! »

L’œil de Gredin s’ouvrit entièrement, et le matou se mit à gronder doucement.

« T’es sûre de savoir ce que tu fais, Esmé ? demanda Nounou Ogg en tendant la main vers un coussin à jeter. Il est très jaloux de son territoire. »

Toi, assise par terre, se lavait les oreilles. Puis, alors que Gredin se levait, elle le fixa d’un petit regard innocent et s’envola d’un bond pour lui atterrir sur le museau, toutes griffes dehors.

« Elle aussi », dit Mémé Ciredutemps au moment où Gredin giclait du fauteuil et faisait le tour du salon en trombe avant de disparaître dans la cuisine. Un fracas de casseroles retentit, suivi du gloioioioing d’un couvercle toupillant par terre avant que retombe le silence.

La chatonne revint à pas feutrés de la cuisine, bondit dans le fauteuil inoccupé et se remit en boule.

« Il a rapporté la moitié d’un loup la semaine dernière, dit Nounou Ogg. T’as pas expérimagienté[6] sur ce pauvre minou, dis ?

— Jamais j’imaginerais un truc pareil, répondit Mémé. Elle sait ce qu’elle veut, c’est tout. » Elle se tourna vers Tiphaine. « M’est avis que l’hiverrier va pas trop se soucier de toi pendant un moment. Le fort de l’hiver nous arrive bientôt. Ça va l’occuper. En attendant, madame Ogg va t’apprendre… des machins qu’elle connaît. »

Et Tiphaine de songer : Je vais sûrement me sentir embarrassée.


Dans la neige, au beau milieu d’une lande battue par le vent, un petit groupe de bibliothécaires itinérants était assis autour d’un poêle de moins en moins chaud et se demandait ce qu’il allait maintenant brûler.

Tiphaine n’avait jamais pu savoir grand-chose sur les bibliothécaires. Ils tenaient un peu des prêtres et enseignants itinérants qui passaient même dans les villages les plus modestes et les plus isolés pour apporter ce dont on pouvait se passer pendant des semaines d’affilée – prières, médicaments, connaissances – mais dont on avait parfois d’un coup grand besoin. Les bibliothécaires prêtaient un livre pour un sou, même s’ils acceptaient souvent des vivres ou de bons vêtements d’occasion. Quand on leur donnait un livre, on avait droit à dix prêts gratuits.

On voyait de temps en temps deux ou trois de leurs chariots stationner dans une clairière, et on sentait l’odeur des colles qu’ils faisaient chauffer pour réparer les ouvrages les plus anciens. Certains de ceux qu’ils prêtaient étaient si vieux que l’impression était devenue grise sous le poids des yeux qui les avaient lus.

Les bibliothécaires étaient mystérieux. On racontait qu’ils pouvaient dire, rien qu’en observant un villageois, quel livre il lui fallait, et qu’ils pouvaient, d’un mot, l’amputer de la parole.

Mais ils fouillaient pour l’heure les rayonnages en quête du célèbre livre Survivre dans la neige de T. H. Portesouris.

La situation devenait critique. Les bœufs qui tiraient le chariot avaient cassé leurs longes et pris la fuite dans le blizzard, le poêle était presque éteint et, pire, ils en étaient à leur dernière bougie, ce qui voulait dire qu’ils ne pourraient bientôt plus lire de livres.

« Je vois ici, dans Parmi les belettes des neiges de K. Pierpoint Vaulalivre, que les membres de l’infortunée expédition à la baie des Baleines ont survécu en faisant une soupe de leurs propres orteils, dit le bibliothécaire adjoint Ronchonnot.

— Intéressant, ça, fit le bibliothécaire principal Soincelet, qui fourrageait sur le rayonnage en dessous. Il donne la recette ?

— Non, mais il y a peut-être quelque chose dans La Cuisine en situation désespérée de Superflua Corbeau. C’est là qu’on a trouvé hier la recette de la « Surprise roborative aux chaussettes bouillies »…» On frappa violemment à la porte. C’était une porte en deux parties dont on n’ouvrait que la supérieure, si bien qu’un rebord sur la moitié inférieure tenait lieu de petit plateau pour y tamponner les livres. De la neige passa par l’interstice tandis que les coups se poursuivaient.

« J’espère que ce ne sont pas encore les loups, s’inquiéta monsieur Ronchonnot. Je n’ai pas dormi de la nuit !

— Est-ce que les loups frappent aux portes ? On pourrait vérifier dans Les Mœurs des loups du capitaine W. E. Léger, dit le bibliothécaire principal Soincelet, ou alors vous pourriez tout bonnement ouvrir, non ? Les bougies vont s’éteindre ! »

Ronchonnot ouvrit la moitié supérieure de la porte. Sur les marches se tenait une haute silhouette qu’on avait du mal à distinguer au clair de lune intermittent, voilé de bandes de nuages.

« Je cheurche apreus de l’idylle », gronda-t-elle.

Le bibliothécaire adjoint réfléchit un instant puis demanda : « Il ne fait pas un peu froid, là-dehors ?

— Vos aetes pwint les gens aveu tous les lives ? lança la silhouette.

— Si, effectivement… Oh, l’idylle ! Oui, bien sûr ! fit monsieur Soincelet d’un air soulagé. Dans ce cas, je crois qu’il vous faut mademoiselle Jenquin. Approchez, s’il vous plaît, mademoiselle Jenquin.

— On dirwat que vos vos aejeleuz dans vot caraete, dit la silhouette. Y a des glachons qui pendent du plafond.

— Oui. On a tout de même réussi à en protéger les livres, fit observer monsieur Soincelet. Ah, mademoiselle Jenquin. Ce… euh… monsieur cherche de l’idylle. Votre domaine, je pense.

— Oui, monsieur, dit mademoiselle Jenquin en sortant des rayonnages. Quel type d’idylle cherchez-vous ?

— Oh, une aveu une couvaerte, vos vwayeuz, et aveu des pajes qu’ont des mots aecrits dessus », répondit la silhouette.

Mademoiselle Jenquin, habituée à de tels clients, disparut dans les ténèbres au fond du chariot.

« Ces ambaetants sont completmaet cingleus ! » lança une nouvelle voix. On aurait dit qu’elle venait de quelque part sur la personne de l’emprunteur mystérieux, mais beaucoup plus bas que la tête.

« Je vous demande pardon ? fit monsieur Soincelet.

— Ah, nae problemo, répliqua aussitôt la silhouette. Je soufe d’un jaenou bougon, c’eut un vieux souci…

— Pourkwa ils brûlent pwint tous ces lives, hin ? bougonna le genou invisible.

— Je vos demande pardon, les jaenous font des fwas de sales cops en public, vos saveuz. Ce jaenou me faet aedureu le martyre, dit l’étranger.

— Je connais ça. Mon coude est insupportable quand le temps est humide », compatit monsieur Soincelet. On aurait dit qu’une bagarre avait éclaté dans les régions inférieures de l’étranger, qui s’agitaient comme une marionnette.

« Ça fera un sou, annonça mademoiselle Jenquin. Et il me faut vos nom et adresse. »

La silhouette sombre frémit. « Oh, je… On doune jamaes nos nom et adraesse ! dit-elle à toute vitesse. C’eut conte not raelijyon, vos saveuz. Euh… je veux pwint maete le jaenou dans le plat, mais pourkwa vos creveuz tous de frwad dans vot caraete ?

— Nos bœufs sont partis et la neige est hélas trop épaisse pour marcher à pied, répondit monsieur Soincelet.

— Win. Mais vos aveuz une aetuve et tous ces vieux lives bieu saecs, rappela la silhouette sombre.

— Oui, on sait », dit le bibliothécaire d’un air intrigué.

Suivit le silence épouvantable typique qui s’installe quand deux personnes ne vont pas comprendre le point de vue de l’autre.

Puis :

« Je vais vos dire, mon… jaenou et mi, on va alleu vos aertrouveu vos vakes, hin ? proposa la silhouette mystérieuse. Cha vaut bieu un sou, hin ? Grand Yann, vos alleuz vos praene ma min dans la goule, cha va pwint aete long ! »

La silhouette redescendit hors de vue. De la neige s’envola au clair de lune. L’espace d’un instant, on eut l’impression qu’une bagarre éclatait, puis un cri comme « Miyards ! » s’éleva avant de disparaître au loin.

Les bibliothécaires allaient refermer la porte quand ils entendirent les beuglements terrifiés des bœufs, très vite de plus en plus forts.

Deux rouleaux de neige déferlaient sur la lande scintillante. Les bêtes les chevauchaient tels des surfeurs en hurlant à la lune. La neige retomba à quelques pas du chariot. Une traînée indistincte rouge et bleu fusa et rafla brusquement le livre romantique.

Mais le plus étrange, convinrent les bibliothécaires, c’était que les bœufs leur avaient donné l’impression, au moment où ils leur fonçaient dessus, de se déplacer à reculons.


… Il était dur de rester embarrassé devant Nounou Ogg parce que son rire arrangeait tout. Elle, rien ne l’embarrassait.

Ce jour-là, Tiphaine, chaussée de plusieurs paires de chaussettes en sus afin d’éviter des incidents floraux malencontreux, l’accompagna dans sa « tournée des maisons », comme disaient les sorcières.

« T’as fait ça pour mademoiselle Trahison ? » demanda Nounou au moment où elles sortaient. De gros nuages pansus se massaient autour des montagnes ; il allait neiger beaucoup plus la nuit prochaine.

« Oh oui. Et aussi pour mademoiselle Niveau et mademoiselle Chandognon.

— Ça te plaisait, pas vrai ? fit Nounou en s’enveloppant dans sa cape.

— Des fois. Je veux dire, je sais pourquoi on le fait, mais on en a des fois marre de la bêtise des gens. J’aime bien m’occuper des remèdes.

— T’es bonne en herbes, hein ?

— Non. Très bonne.

— Oh, on se fait un peu mousser, hein ?

— Si je ne savais pas que je suis bonne en herbes, je serais une imbécile, madame Ogg.

— C’est vrai. Bon. C’est une bonne chose d’être bonne en quèque chose. À présent, notre prochain petit service, ça sera…»

… de donner un bain à une vieille dame, pour autant qu’il était possible avec deux bassines en fer-blanc et quelques gants de toilette. Et c’était de la sorcellerie. Elles passèrent ensuite voir une femme qui venait d’accoucher, et c’était de la sorcellerie, puis un homme avec une très vilaine blessure à la jambe que Nounou trouva en bonne voie de guérison, et ça aussi c’était de la sorcellerie, puis, dans un lotissement isolé de petites chaumières blotties les unes contre les autres, elles gravirent l’étroit escalier de bois menant à une toute petite chambre où un vieux bonhomme leur tira dessus avec une arbalète.

« Espèce de vieux démon, vous êtes pas encore mort ? lança Nounou. Vous avez l’air en forme ! Dites donc, le type à la faux a dû oublier votre adresse !

— Je l’attends, madame Ogg ! répondit joyeusement le vieux. Si j’pars, je l’emmène avec moi !

— J’vous présente ma p’tite Tiph, elle apprend à faire sorcière, dit Nounou en élevant la voix. C’est monsieur Persiverrat, Tiph… Tiph ? » Elle claqua des doigts devant les yeux de la jeune fille.

« Huh ? » fit Tiphaine. Elle avait encore le regard horrifié.

Le claquement de l’arbalète au moment où Nounou avait ouvert la porte l’avait secouée, mais elle aurait juré, une fraction de seconde, qu’un carreau était passé à travers Nounou Ogg avant de se planter dans le chambranle.

« Vous devriez avoir honte de tirer sur une jeune dame, Guillaume, dit Nounou d’un ton sévère en tapotant les oreillers du vieux. Et madame Sourcier prétend que vous lui avez tiré dessus quand elle est montée vous voir, ajouta-t-elle en posant son panier près du lit. C’est pas des façons de traiter une femme respectable qui vous apporte vos repas, hein ? C’est vilain, ça !

— Pardon, Nounou, marmonna Guillaume. Mais elle est maigre comme un clou et elle s’habille en noir. C’est facile de s’tromper dans la pénombre.

— Monsieur Persiverrat attend la Mort dans son lit, Tiph, expliqua Nounou. Maîtresse Ciredutemps vous a aidé pour les flèches et les pièges spéciaux, c’est pas vrai, Guillaume ?

— Les pièges ? » souffla Tiphaine. Nounou se contenta de la pousser du coude et de pointer le doigt par terre. Les lattes du plancher étaient couvertes de chausse-trapes garnies de pointes à l’air féroce.

Toutes dessinées au charbon de bois.

« J’ai dit : c’est pas vrai, Guillaume ? répéta Nounou en haussant le ton. Elle vous a aidé pour les pièges !

— Parfaitement ! confirma monsieur Persiverrat. Hah ! J’voudrais pas me faire mal voir d’elle !

— D’accord, alors pas question de tirer des flèches sur les gens sauf sur la Mort, vu ? Ou alors maîtresse Ciredutemps vous aidera plus, dit Nounou en posant une bouteille sur la vieille caisse en bois qui tenait lieu de table de chevet. V’ià un peu de votre potion, fraîchement préparée. Où est-ce qu’elle vous a dit de garder la douleur ?

— Elle est là, sur mon épaule, m’dame, elle me gêne pas. »

Nounou toucha l’épaule et parut réfléchir un instant. « C’est un gribouillis marron et blanc ? Plus ou moins allongé ?

— C’est ça, m’dame, dit monsieur Persiverrat en tirant sur le bouchon de la bouteille. Ça se tortille sans arrêt et je m’en moque. » Le bouchon sortit d’un coup. La chambre s’emplit soudain d’une odeur de pomme.

« C’est de plus en plus gros, dit Nounou. Maîtresse Ciredutemps passera ce soir vous l’enlever.

— Parfaitement, m’dame, confirma le vieux, qui se remplit une chope à ras bord.

— Tâchez de pas lui tirer d’sus, d’accord ? Ç’a pour résultat de la mettre en rogne. »

Il s’était remis à neiger quand elles ressortirent de la chaumière, à gros flocons duveteux qui ne plaisantaient pas.

« M’est avis que c’est fini pour aujourd’hui, annonça Nounou. J’ai des trucs à voir à Tranche, mais on prendra le balai demain.

— La flèche qu’il a tirée sur nous…, dit Tiphaine.

— Imaginaire, la coupa Nounou Ogg en souriant.

— Elle a eu l’air réelle un moment ! »

Nounou Ogg gloussa. « C’est pas croyable ce que Mémé Ciredutemps arrive à faire imaginer aux gens !

— Comme les pièges pour la Mort ?

— Oh oui. Enfin, ça donne au vieux bonhomme un intérêt dans la vie. Il est en chemin vers la porte de sortie. Mais, au moins, Esmé s’arrange pour qu’il souffre pas.

— Parce que la douleur lui flotte au-dessus de l’épaule ?

— Ouaip. Elle l’a sortie de lui, comme ça il a pas mal, expliqua Nounou tandis que la neige crissait sous ses pas.

— Je ne savais pas que vous pouviez faire ça !

— Moi, j’arrive à l’faire pour des bricoles, des rages de dents, des machins comme ça. Mais Esmé, c’est la championne. Aucune sorcière est très fière de l’appeler à la rescousse. T’sais, elle sait y faire avec les gens. C’est marrant, d’ailleurs, parce qu’elle les aime pas trop. »

Tiphaine lança un regard au ciel, mais Nounou était de ces gens agaçants qui remarquent absolument tout.

« Tu te demandes si le p’tit ami va débarquer ? dit-elle avec un grand sourire.

— Nounou ! Quand même ! fit une Tiphaine scandalisée.

— Mais tu te l’demandes, hein ? insista Nounou qui n’avait aucune pudeur, évidemment, il est toujours là, quand on y réfléchit. On lui passe à travers, on le sent sur la peau, on tape des pieds pour le décoller des chaussures quand on entre quelque part…

— Arrêtez de parler comme ça, s’il vous plaît !

— Et puis le temps c’est quoi, pour un esprit ? continua de jacasser Nounou. Et j’imagine que les flocons se font pas tout seuls, surtout quand on veut les bras et les jambes bien comme il faut…»

Elle m’observe du coin de l’œil pour voir si je rougis, songea Tiphaine. Je le sais.

Puis Nounou lui donna un coup de coude dans les côtes avant d’éclater d’un de ses rires qui auraient fait piquer un fard à un caillou. « Tant mieux pour toi ! dit-elle. J’ai moi-même eu quelques p’tits amis à qui j’aurais adoré faire lâcher mes chaussures ! »

Tiphaine s’apprêtait à se mettre au lit ce soir-là quand elle découvrit un livre sous son oreiller.

Le titre, en lettres d’un rouge ardent, en était JOUET DE LA PASSION, de Marguerite J. Corsage, et, en caractères plus petits, on lisait : Les dieux et les hommes disaient leur amour impossible, mais ils ne voulaient rien entendre ! L’histoire tourmentée d’une idylle orageuse, du même auteur que Cœurs brisés ! ! !

La couverture montrait, en plan rapproché, une jeune femme brune à la tenue un brin réduite au goût de Tiphaine, dont les cheveux ainsi que les vêtements flottaient au vent. Elle affichait une résolution désespérée ; elle n’avait pas l’air d’avoir bien chaud non plus. Un jeune homme à cheval l’observait à distance. On sentait qu’un orage menaçait.

Curieux. Il y avait un tampon de bibliothèque à l’intérieur, et Nounou n’empruntait pas de livres à la bibliothèque. Bah, il n’y avait aucun mal à lire un peu avant de souffler la bougie.

Tiphaine passa à la page une. Puis à la page deux. Arrivée à la page dix-neuf, elle alla chercher le Dictionnaire non expurgé.

Elle avait des sœurs aînées et elle était un peu au courant de tout ça, se dit-elle. Mais Marguerite J. Corsage commettait des erreurs risibles. Les filles du Causse ne détalaient pas souvent devant un jeune homme assez fortuné pour posséder un cheval – ou alors pas longtemps, ni sans lui donner une chance de les rattraper. Et Margot, l’héroïne du livre, ne connaissait manifestement rien au travail de la ferme. Aucun jeune homme ne s’intéresserait à une femme incapable de soigner une vache ni de porter un porcelet.

Quelle serait son utilité ? Ce n’était pas en restant les bras ballants, les lèvres comme des cerises, qu’on allait traire les vaches ou tondre les moutons !

Tiens, encore un détail. Est-ce que Marguerite J. Corsage s’y connaissait en moutons ? L’histoire se passait en été dans un élevage de moutons, non ? Alors quand est-ce qu’ils tondaient les bêtes ? C’était le deuxième événement important de l’année dans ce métier-là, et l’auteur n’en parlait pas ?

Évidemment, ils élevaient peut-être une race comme le tête-d’habacuc ou le gailletin-des-Basses-Terres, qu’on n’avait pas besoin de tondre, mais ces races étaient rares, et un auteur intelligent les aurait sûrement citées.

Et la scène du chapitre cinq, quand Margot laisse les moutons se débrouiller tout seuls pendant qu’elle s’en va aux noix avec Roger… ben, c’était débile, non ? Les moutons auraient pu s’égarer n’importe où, et il fallait être crétin pour s’imaginer pouvoir trouver des noix en juin.

Elle lut encore un peu et songea : Oh, je vois. Hmm. Ha. S’agit pas du tout de noix, alors. Sur le Causse, on appelle ça « chercher des nids de coucou ».

Elle s’arrêta là pour descendre récupérer une bougie neuve, revint au lit, laissa ses pieds se réchauffer à nouveau et reprit sa lecture.

Margot devait-elle épouser le Guillaume boudeur aux yeux de nuit qui possédait déjà deux vaches et demie ou devait-elle se laisser fléchir par Roger qui l’appelait « mon orgueilleuse beauté » mais était à l’évidence un sale type parce qu’il montait un cheval noir et portait la moustache ?

Pourquoi croit-elle devoir épouser l’un ou l’autre ? se demanda Tiphaine. De toute manière, elle passe trop de temps à faire la moue, adossée dans une pose éloquente contre n’importe quoi. Personne ne travaille donc ? Et si elle s’habille tout le temps comme ça, elle va attraper un coup de froid.

C’était ahurissant tout ce que ces hommes enduraient. Mais ça donnait à réfléchir.

Elle souffla la bougie et sombra doucement sous l’édredon, un édredon blanc comme neige.


La neige recouvrait le Causse. Elle tombait autour des moutons qui, du coup, paraissaient d’un jaune sale. Elle recouvrait les étoiles mais luisait de sa propre lumière. Elle se collait aux fenêtres des demeures, voilait la lueur orangée des bougies. Mais elle ne risquait pas de recouvrir le château. Il se dressait sur une butte un peu à l’écart du village, tour de pierre qui régissait toutes les chaumières environnantes. On aurait dit les chaumières sorties de terre, mais le château, lui, il la clouait en place, la terre. Il proclamait : C’est ma propriété.

Dans sa chambre, Roland écrivait avec application. Il ignorait les coups de marteau dehors.

Annagramma, Pétulia, mademoiselle Trahison… Les lettres de Tiphaine étaient peuplées de gens éloignés aux noms étranges. Il essayait parfois de les imaginer et se demandait si elle les inventait. En principe, quand on faisait de la sorcellerie… ben, on l’affichait moins. C’était davantage…

« Tu as entendu, garnement ? lança tante Danuta d’une voix triomphante. Maintenant la porte est aussi bloquée de ce côté-ci ! Hah ! C’est pour ton bien, tu sais. Tu vas rester enfermé jusqu’à ce que tu te décides à t’excuser ! »

… un travail pénible, pour être honnête. Louable, assurément, avec les visites aux malades et tout, mais très prenant et pas particulièrement magique. Il avait entendu parler des « danses sans culotte » et avait fait son possible pour ne pas les imaginer, mais il n’existait de toute façon rien de tel, semblait-il. Même voler sur un balai avait l’air…

« Et nous sommes maintenant au courant pour ton passage secret, oh oui ! On est en train de le murer ! Plus question de faire des pieds de nez aux gens qui se décarcassent pour toi ! »

… ennuyeux. Il s’arrêta un instant pour fixer d’un regard vide les pains et saucisses soigneusement empilés près de son lit. Il faudrait que j’aille me chercher des oignons ce soir, se dit-il. D’après le général Tacticus, ils sont souverains pour le bon fonctionnement de l’appareil digestif quand on ne trouve pas de fruits frais.

Quoi écrire… quoi écrire… ? Oui ! Il allait lui parler de la fête. Il n’était allé que parce que son père, dans un de ses moments de lucidité, le lui avait demandé. Il était important de rester en bons termes avec les voisins, mais pas avec la famille ! Sortir lui avait bien plu, et il avait laissé son cheval à l’écurie de monsieur Ardimant, où les tantes n’auraient pas l’idée de le chercher. Oui… elle aimerait qu’il lui parle de la fête.

Les tantes criaient encore, menaçaient de verrouiller la porte de la chambre de son père. Et elles bouchaient le passage secret. Ça voulait dire qu’il ne lui restait plus que la pierre branlante qui donnait derrière la tapisserie dans la chambre voisine, la dalle descellée qui lui permettait de sauter dans la salle en dessous et, bien entendu, la chaîne à l’extérieur de la fenêtre le long de laquelle il pouvait descendre jusqu’à terre. Et, sur son bureau, sur l’ouvrage du général Tacticus, reposait un jeu complet des clés du château toutes neuves. Il en avait passé commande à monsieur Ardimant. Le forgeron, en homme avisé, voyait tout l’intérêt d’être l’ami du futur baron.

Il irait et viendrait à sa guise, quoi que fassent ses tantes. Elles pouvaient persécuter son père, elles pouvaient crier tout leur soûl, mais lui ne leur appartiendrait jamais.

On apprenait beaucoup dans les livres.


L’hiverrier apprenait aussi. Une tâche difficile et lente quand on doit se façonner un cerveau à partir de glace. Mais il avait étudié les bonshommes de neige. Ils étaient l’œuvre des humains les plus petits. Le détail était intéressant. En dehors de ceux qui portaient des chapeaux pointus, les grands humains ne l’entendaient pas, semblait-il. Ils savaient que les êtres invisibles ne leur parlaient pas du néant.

Mais les petits n’avaient pas découvert ce qui était impossible.

Dans la grande ville, il y avait un gros bonhomme de neige.

À vrai dire, il aurait été plus juste de préciser bonhomme de neige fondue. Techniquement, il s’agissait bien de neige, mais, après avoir voltigé durant sa descente à travers les brouillards et les fumées de la grande ville, elle avait pris une teinte d’un gris jaunâtre ; par ailleurs, la majeure partie de ce qui se retrouvait sur le pavé venait du caniveau d’où le faisaient voler les roues des carrioles. C’était, au mieux, un bonhomme en grande partie de neige. Mais trois gamins crasseux le façonnaient tout de même, car la tradition voulait qu’on façonne quelque chose qu’on puisse appeler bonhomme de neige. Même un bonhomme jaune.

Ils avaient fait de leur mieux avec ce qu’ils avaient trouvé, entre autres deux pêches de cheval[7] pour les yeux et un rat crevé pour le nez.

C’est alors que le bonhomme de neige leur parla dans la tête.

Petits humains, pourquoi faites-vous ça ?

Celui qui était peut-être le garçon le plus âgé regarda celle qui était peut-être la fille la plus vieille. « J’te dis ce que j’ai entendu si tu m’dis que tu l’as entendu aussi », proposa-t-il.

La fille était encore assez jeune pour ne pas objecter en son for intérieur « Les bonshommes de neige, ça parle pas » alors que l’un d’eux venait à l’instant de lui adresser la parole, aussi lui répondit-elle : « Faut ajouter ça pour que vous soyez un bonhomme de neige, m’sieur. »

Ça fait de moi un humain ?

« Non, parce que…» Elle hésita.

« Vous avez pas d’entrailles », dit le troisième et le plus petit des gamins, qui pouvait être le plus jeune garçon ou la plus jeune fille : il était sphérique et portait tant de couches de vêtements qu’on avait du mal à en deviner le sexe. Il était bien coiffé d’un bonnet de laine rose avec un pompon, mais ça ne voulait rien dire. Quelqu’un prenait pourtant soin de lui parce qu’on avait brodé « D » et « G » sur ses moufles, « DV » et « DR » devant et derrière son manteau, « H » en haut du pompon et sans doute « B » sous ses bottes de caoutchouc. Ça signifiait, même si on ne savait pas dans quel genre le cataloguer, qu’on s’assurait qu’il ne se tenait pas la tête en bas ni le devant derrière.

Une charrette passa et vomit un nouveau jet de gadoue.

Des entrailles ? répéta la voix inaudible du bonhomme de neige. Faites de poussière spéciale, oui ! Mais quelle poussière ?

« Du fer, répondit aussitôt le garçon peut-être le plus âgé. Assez de fer pour faire un clou.

— Oh ouais, c’est vrai, c’est comme ça que ça marche, ajouta la fille peut-être la plus âgée. On le récitait en sautant à la corde. Euh… « Assez de fer pour faire un clou, assez d’eau pour noyer une vache…»

— Un chien, la coupa le garçon peut-être le plus âgé. C’est « Assez d’eau pour noyer un chien, assez de soufre pour tuer les puces ». C’est « Assez de poison pour tuer une vache ». »

Qu’est-ce que c’est ? demanda l’hiverrier.

« C’est… comme… une vieille chanson, répondit le garçon peut-être le plus âgé.

— Plutôt comme une espèce de poème. Tout le monde le connaît, rectifia la fille peut-être la plus âgée.

— Ça s’appelle « Tout ce qui fait un homme », dit l’enfant qui se tenait dans le bon sens.

Dites-moi la suite, ordonna l’hiverrier, et ils s’exécutèrent, dans la mesure où ils s’en souvenaient, sur le pavé glacé.

Lorsqu’ils en eurent terminé, le garçon peut-être le plus âgé demanda d’une voix pleine d’espoir : « Est-ce qu’on a une chance d’aller voler avec vous ? »

Non, répondit l’hiverrier. J’ai des choses à trouver ! Tout ce qui fait un homme !


Un après-midi, alors que le ciel se refroidissait, des coups frénétiques ébranlèrent la porte de Nounou. La responsable en était Annagramma, qui faillit tomber dans la maison quand on lui ouvrit. Elle avait une mine épouvantable et elle claquait des dents.

Nounou et Tiphaine se tenaient debout près du feu, mais elle se mit à parler avant que ses dents ne se soient réchauffées. « Tttêtes de mmmort ! » parvint-elle à dire.

Oh là là, fit intérieurement Tiphaine. « Quoi, les têtes de mort ? répliqua-t-elle tandis que Nounou Ogg revenait en hâte de la cuisine avec une boisson chaude.

— Les tttêtes dde mmmmort de mmademoiselle Trrra-hison !

— Oui ? Et alors ? »

Annagramma but une gorgée de la chope. « Qu’est-ce que tu en as fait ? haleta-t-elle alors que du chocolat lui dégoulinait sur le menton.

— Enterrées.

— Oh non ! Pourquoi ?

— C’étaient des têtes de mort. On ne laisse pas traîner des têtes de mort ! »

Annagramma jeta autour d’elle un regard affolé. « Tu peux me prêter une pelle, alors ?

— Annagramma ! Tu ne vas pas creuser dans la tombe de mademoiselle Trahison !

— Mais j’ai besoin de crânes ! insista Annagramma. Les gens, là-bas… ben, c’est comme dans le temps ! J’ai blanchi la maison à la chaux de mes mains ! Tu as une idée du temps que ça prend pour blanchir par-dessus du noir ? Ils se sont plaints ! Ils ne veulent pas entendre parler de cristalthérapie, ils font la grimace et disent que mademoiselle Trahison leur donnait des médicaments noirs poisseux qui avaient un goût affreux mais qui guérissaient ! Et ils n’arrêtent pas de me demander de régler des petits problèmes ridicules, et je n’ai pas la moindre idée de ce dont ils parlent. Et, ce matin, il y a un vieux qui est mort, il a fallu que je lui fasse la toilette et que je le veille ce soir. Alors, je veux dire, c’est tellement… beurk…»

Tiphaine lança un regard à Nounou Ogg qui, dans son fauteuil, tirait doucement sur sa pipe. Ses yeux luisaient. Quand elle vit la mine de Tiphaine, elle cligna de l’œil et déclara : « J’vous laisse un peu papoter entre vous, les filles, d’accord ?

— Oui, s’il vous plaît, Nounou. Et n’écoutez pas à la porte, je vous prie.

— Une conversation privée ? En v’ià une idée, dit Nounou qui gagna la cuisine.

— Elle va écouter ? souffla Annagramma. Je vais mourir si maîtresse Ciredutemps l’apprend. »

Tiphaine soupira. Annagramma savait-elle quelque chose ? « Évidemment qu’elle va écouter, répondit-elle. C’est une sorcière.

— Mais elle a dit que non !

— Elle va écouter mais elle fera comme si elle ne l’avait pas fait et ne dira rien à personne. C’est sa chaumière, après tout. »

Annagramma avait l’air désespérée. « Et, mardi, je vais sans doute devoir mettre un bébé au monde dans une vallée je ne sais où ! C’est ce qu’une vieille femme est venue me raconter dans son baragouin !

— C’est sûrement le bébé de madame Lèchiboux, dit Tiphaine. Je t’ai pourtant laissé des notes, tu sais. Tu ne les as pas lues ?

— Je pense que madame Persoreille les a peut-être rangées.

— Tu aurais dû y jeter un coup d’œil ! Il m’a fallu une heure pour toutes les écrire ! reprocha Tiphaine. Trois bouts de papier ! Écoute, tu te calmes, tu veux ? Tu n’as rien appris sur les accouchements ?

— Pour madame Persoreille, la naissance est un phénomène naturel et on devrait laisser la nature suivre son cours », répondit Annagramma, et Tiphaine fut certaine d’entendre un grognement derrière la porte de la cuisine. « Mais je connais un chant calmant.

— Ben, j’imagine que ça ne pourra pas faire de mal, dit Tiphaine d’une petite voix.

— D’après madame Persoreille, les femmes du village savent comment s’y prendre, ajouta Annagramma d’un ton optimiste. D’après elle, on peut compter sur leur sagesse paysanne.

— Ben, c’est madame Obol, la vieille femme qui est passée, et tout ce qu’elle a, c’est une ignorance paysanne. Elle applique du terreau de feuilles sur les blessures quand on ne la surveille pas. Écoute, ce n’est pas parce qu’une femme n’a pas de dents qu’elle a du bon sens. Ça veut peut-être seulement dire qu’elle est bête depuis très longtemps. Ne la laisse pas approcher de madame Lèchiboux tant que le bébé n’est pas né. Déjà que ça ne sera pas un accouchement facile.

— Ben, je connais des tas de sortilèges qui arrangeront…

— Non ! Pas de magie ! Seulement pour soulager la douleur ! Tu dois bien savoir ça, non ?

— Oui, mais madame Persoreille dit…

— Pourquoi tu ne vas pas demander à madame Persoreille, alors ? »

Annagramma fixa Tiphaine, les yeux écarquillés. La réplique avait jailli plus fort que voulu. Puis le visage d’Annagramma prit une expression qu’elle devait sans doute croire amicale. Ça lui donnait un air légèrement dément.

« Hé, j’ai une idée formidable ! lança-t-elle d’une voix aussi éclatante que du cristal sur le point de voler en éclats. Pourquoi tu ne reviendrais pas à la chaumière travailler pour moi ?

— Non. J’ai autre chose à faire.

— Mais tu es tellement douée pour les cas dégoûtants, Tiphaine, plaida Annagramma d’une voix cette fois sirupeuse. On dirait que tu fais ça naturellement.

— J’ai commencé par de l’agnelage quand j’étais petite, c’est pour ça. Les petites mains s’introduisent facilement pour démêler des trucs. »

Annagramma avait maintenant l’air traquée, comme toujours quand elle affrontait une situation qu’elle ne comprenait pas d’emblée.

« Dans la brebis ? Tu veux dire par son…

— Oui. Évidemment.

— Démêler des trucs ?

— Des fois, les agneaux veulent naître à reculons, expliqua Tiphaine.

— À reculons, marmonna Annagramma d’une petite voix.

— Et ça peut être pire s’il s’agit de jumeaux.

— Des jumeaux…» Puis Annagramma ajouta, comme si elle mettait le doigt sur le défaut de la cuirasse : « Mais, écoute, j’ai vu des tas d’illustrations de bergers et de moutons, et il n’y a jamais rien de tel. Pour moi, ça consistait juste à… regarder les bêtes brouter de l’herbe. »

On en arrivait parfois à se dire que le monde se porterait mieux si Annagramma écopait de temps en temps d’une bonne claque dans la figure. Les insultes ridicules et irréfléchies, son profond manque d’intérêt pour quiconque en dehors de sa petite personne, sa manie de traiter les gens comme s’ils étaient un peu sourds et idiots sur les bords… tout ça avait de quoi mettre en ébulllition. Mais on le supportait parce qu’on voyait de temps en temps clair dans son jeu. On devinait à l’intérieur un petit visage inquiet, dans tous ses états, qui observait le monde comme un lapin observe un renard et lui crie dessus dans l’espoir qu’il s’en ira sans lui faire de mal. Et une réunion de sorcières censément avisées lui avait attribué cette chaumière qui en aurait rebuté plus d’une.

Ça ne tenait pas debout.

Non, pas debout du tout.

« Ça n’arrive qu’en cas de mise bas difficile, expliqua Tiphaine tandis que son cerveau tournait à toute allure. Et ça veut dire que ça se passe dehors, dans le noir, le froid et sous la pluie. Les peintres ne sont jamais dans le coin dans ces moments-là. C’est étonnant.

— Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ? demanda Annagramma. Comme si je n’étais pas là ! »

Tiphaine battit des paupières. D’accord, songea-t-elle. Comment suis-je censée réagir ?

« Écoute, je viendrai t’aider pour la toilette du mort, dit-elle d’une voix aussi calme qu’elle le put. Et j’imagine que je peux donner un coup de main pour madame Lèchiboux. Ou alors demande à Pétulia. Elle s’y connaît. Mais tu devras veiller le mort toute seule.

— Passer toute la nuit près d’un cadavre ? se plaignit Annagramma en frissonnant.

— Tu peux emporter un livre.

— J’imagine que je pourrais tracer un cercle de protection autour de la chaise…, marmonna Annagramma.

— Non, répliqua Tiphaine. Pas de magie. Madame Persoreille a dû te le dire.

— Mais un cercle de protection…

— Ça attire l’attention. Quelque chose pourrait s’amener pour voir ce qu’il fait là. Ne t’inquiète pas, c’est juste pour faire plaisir aux vieux.

— Euh… quand tu dis que quelque chose pourrait s’amener…» répéta Annagramma.

Tiphaine soupira. « D’accord, je veillerai le mort avec toi, pour cette fois seulement. » La figure d’Annagramma s’éclaira. « Pour ce qui est des têtes de mort, attends une minute. » Elle monta à l’étage et récupéra le catalogue Pipo qu’elle avait caché dans sa vieille valise. Elle le redescendit, soigneusement roulé, et le tendit. « Ne regarde pas dedans tout de suite, dit-elle. Attends d’être seule. Tu pourrais t’apercevoir qu’il te donne des idées, d’accord ? J’irai te rejoindre vers sept heures ce soir. »

Une fois Annagramma partie, Tiphaine s’assit et compta tout bas. Quand elle en fut à cinq, Nounou Ogg entra et se mit à épousseter énergiquement quelques bibelots avant de demander : « Oh, ta jeune amie est plus là ?

— Vous vous dites que je suis bête ? » demanda Tiphaine.

Nounou cessa de feindre de faire le ménage. « J’sais pas de quoi tu parles, vu que j’ai pas écouté, répondit-elle, mais si j’avais écouté, je m’dirais que t’auras pas de remerciements, voilà ce que je m’dirais.

— Mémé n’aurait pas dû s’en mêler, fit observer Tiphaine.

— Elle aurait pas dû, hein ? répéta Nounou d’un air impassible.

— Je ne suis pas idiote, Nounou. J’ai compris.

— Compris, hein ? En v’ià une petite futée, dit Nounou Ogg en s’asseyant dans son fauteuil. Et t’as compris quoi, alors ? »

Ça s’annonçait difficile. Nounou était normalement joyeuse en toutes circonstances. Quand on la voyait solennelle, comme maintenant, il y avait de quoi se sentir nerveuse. Mais Tiphaine continua quand même.

« Je ne pouvais pas me charger d’une chaumière, dit-elle. Oh, je peux assurer la plupart des tâches quotidiennes, mais il faut être plus âgée pour tenir une exploitation. Il y a des choses que les gens ne disent pas aux filles de treize ans, qu’elles portent un chapeau ou non. Mais Mémé a fait courir le bruit qu’elle voulait proposer mon nom, du coup tout le monde y a vu une compétition entre Annagramma et moi, pas vrai ? Et on l’a choisie, elle, parce qu’elle est plus vieille et paraît vraiment compétente. Et maintenant tout ça s’effondre. Ce n’est pas sa faute si on lui a appris la magie au lieu de la sorcellerie. Mémé veut seulement qu’elle échoue, comme ça tout le monde saura que madame Persoreille est une mauvaise enseignante. Et je ne trouve pas ça bien.

— Moi, à ta place, je conclurais pas si vite sur ce que veut Esmé, dit Nounou Ogg. Je vais garder ça pour moi, remarque. Va aider ton amie si t’y tiens, mais tu dois toujours travailler pour moi, d’accord ? C’est normal. Comment vont les pieds ?

— Ils vont bien, Nounou. Merci de vous inquiéter. »


À plus de cent cinquante kilomètres de là, monsieur Fusel Jeanson ne savait rien de Tiphaine, de Nounou Ogg ni en vérité de presque tout en dehors des pendules et des montres qu’il fabriquait pour vivre. Il savait aussi chauler une cuisine, solution facile et bon marché pour donner un bel aspect blanc même si la matière dégoulinait un peu. Il ne comprit donc pas du tout pourquoi plusieurs poignées de la poudre blanche s’élevèrent en geyser hors de la cuvette où il préparait son mélange, restèrent un moment en suspension à la manière d’un fantôme et disparurent en remontant la cheminée. Il finit par mettre le phénomène sur le compte du trop grand nombre de trolls qui circulaient dans le secteur. L’explication n’était pas très logique, mais de telles croyances le sont rarement.

Et l’hiverrier se dit : Assez de chaux pour faire un homme !


Tiphaine passa cette nuit-là assise dans un fauteuil en compagnie d’Annagramma et du vieux Tissot, sauf que lui était allongé parce que mort. Elle n’avait jamais aimé veiller les morts. Ce n’était pas exactement une tâche enthousiasmante. On éprouvait toujours du soulagement quand le ciel virait au gris et que les oiseaux se mettaient à chanter.

Plusieurs fois, durant la nuit, monsieur Tissot émit de petits bruits. Sauf, bien sûr, que ce n’était pas monsieur Tissot, qui avait fait connaissance avec la Mort des heures plus tôt. Il s’agissait seulement de l’enveloppe charnelle qu’il avait laissée derrière lui, et les bruits qui s’en échappaient ne différaient guère de ceux que produit une vieille maison en se refroidissant.

Se rappeler ces détails avait son importance vers deux heures du matin. Une importance vitale quand la bougie tremblotait.

Annagramma ronfla. Personne avec un nez aussi petit n’aurait dû ronfler aussi fort. On aurait cru entendre scier des planches. Si des esprits malfaisants rôdaient cette nuit-là dans les parages, un pareil boucan devait sûrement les faire fuir de trouille.

Ce n’était pas le gnh gnh gnh le pire, et Tiphaine supportait le bloooooorrrrt ! C’était l’intervalle entre les deux, après la montée du gnh gnh gnh mais avant la longue descente du bloooooorrrrt ! Lui, il portait vraiment sur les nerfs. Il n’avait jamais deux fois de suite la même durée. On avait parfois droit à gnh gnh gnh bloooooorrrrt ! enchaînés dans la foulée, puis à un intervalle tellement interminable après le gnh gnh gnh que Tiphaine se surprenait à retenir son souffle dans l’attente du bloooooorrrrt ! Ça n’aurait pas été trop grave si Annagramma s’était contentée d’une seule longueur de pause. De temps en temps elle s’arrêtait complètement, et s’ensuivait alors un silence bienheureux jusqu’à ce qu’un festival de blort démarre, le plus souvent précédé d’un petit mni mni au moment où Annagramma changeait de position dans son fauteuil.

Où es-tu, Dame des Fleurs ? Qu’es-tu ? Tu devrais dormir !

La voix était si ténue que Tiphaine aurait parfaitement pu ne pas l’entendre du tout si elle n’avait pas été crispée dans l’attente du prochain gnh gnh gnh. Qui arriva…

Gnh gnh gnh !

Je veux te montrer mon univers, Dame des Fleurs. Je veux te montrer toutes les couleurs de la glace !

BLOOOOOORRRRT !

Les trois quarts du cerveau de Tiphaine songèrent : Oh, non ! Est-ce qu’il va me retrouver si je réponds ? Non. S’il le pouvait, il serait ici. Ma main ne me démange pas.

Le dernier quart songea : Un être divin ou quasi divin me parle et je me passerais bien des ronflements, Annagramma, merci beaucoup.

Gnh gnh gnh !

« J’ai dit que je regrettais, souffla-t-elle dans la lumière dansante de la bougie. J’ai vu l’iceberg. C’était très… euh… gentil de votre part. »

J’en ai fait bien plus.

BLOOOOOORRRRT !

Beaucoup plus d’icebergs, songea Tiphaine. De grosses montagnes glacées flottantes qui me ressemblent, qui traînent des bancs de brume et des tempêtes de neige dans leur sillage. Je me demande combien de bateaux les percutent.

« Vous n’auriez pas dû vous donner tant de mal », murmura-t-elle.

Maintenant je deviens plus fort ! J’écoute et j’apprends ! Je comprends les humains !

Dehors, devant la fenêtre de la chaumière, une grive se mit à chanter. Tiphaine souffla la bougie, et une lumière grise s’infiltra dans la chambre.

Écouter et apprendre… Qu’est-ce qu’un blizzard pouvait comprendre aux choses humaines ?

Tiphaine, Dame des Fleurs ! Je fais de moi un homme !

Un grognement compliqué retentit quand les gnh gnh gnh et bloooooorrrrt ! d’Annagramma entrèrent en collision et la réveillèrent.

« Ah », fit-elle en s’étirant les bras et en bâillant. Elle regarda autour d’elle. « Ben, ça s’est bien passé, on dirait. »

Tiphaine fixait le mur. Qu’est-ce qu’il a voulu dire par « faire de lui un homme » ? Sûrement qu’il…

« Tu ne t’es pas endormie, hein, Tiphaine ? demanda Annagramma d’un ton qu’elle devait croire joyeux. Même pas une toute petite seconde ?

— Quoi ? fit Tiphaine en lançant un regard mauvais au mur. Oh… non, pas du tout ! »

Du monde bougeait au rez-de-chaussée. Au bout d’un petit moment, l’escalier grinça et on ouvrit la porte basse. Un homme d’âge moyen, le nez timidement baissé par terre, proféra : « M’man demande si vous voulez un petit-déjeuner.

— Oh non, on ne veut pas vous priver du peu que vous avez…, voulut répondre Annagramma.

— Oui, s’il vous plaît, ça nous ferait plaisir », lança Tiphaine plus fort et plus vite.

L’homme hocha la tête et referma la porte.

« Oh, comment tu as pu dire ça ? protesta Annagramma tandis que les pas de l’homme redescendaient l’escalier grinçant. Ce sont de pauvres gens ! Je pensais que tu…

— Tais-toi, tu veux ? cracha Tiphaine. Tais-toi et réveille-toi ! Ce sont de vraies gens ! Pas une espèce de… de… d’idée ! On va descendre, on va prendre un petit-déjeuner, on dira qu’il est bon, on les remerciera, ils nous remercieront et on s’en ira. Ça voudra dire que tout le monde a fait ce qu’il fallait suivant la coutume et c’est ça l’important pour eux. Et puis ils ne se trouvent pas pauvres, parce qu’ils le sont tous dans la région ! Mais ils ne le sont pas au point de ne pas se permettre de faire ce qu’il faut ! Là, ils seraient pauvres ! »

Annagramma la fixait, bouche bée.

« Fais attention à ce que tu vas dire, lui conseilla Tiphaine en respirant fortement. Et même, ne dis rien. »

Le petit-déjeuner se composait d’œufs et de jambon. On mangea dans un silence poli. Après quoi, dans le même silence, mais dehors, elles repartirent sur leurs balais vers ce qui resterait sûrement la chaumière de mademoiselle Trahison dans l’esprit de la population locale.

Un petit garçon traînait devant. Dès qu’elles atterrirent, il lança : « Madame Obol a dit que le bébé arrive, et aussi que vous me donneriez un sou pour la commission.

— Tu as un sac, dis ? demanda Tiphaine en se tournant vers Annagramma.

— Oui, euh… des tas.

— Un sac d’urgence, j’entends. Tu sais, tu le laisses près de la porte avec tout le nécessaire dedans au cas où…» Tiphaine vit la figure terrifiée de la fille. « D’accord, tu n’as donc pas de sac. Faudra faire de notre mieux. Donne-lui un sou et allons-y.

— Quelqu’un nous donnera un coup de main si ça se passe mal ? fit Annagramma alors qu’elles décollaient.

— C’est nous, le coup de main, répondit simplement Tiphaine. Et comme il s’agit de ton secteur, je te laisse le boulot le plus dur…»

… qui consista à maintenir madame Obol occupée. Madame Obol n’était pas une sorcière, même si la plupart des gens le croyaient. Elle en avait l’allure – à savoir celle d’une cliente qui avait tout acheté dans le catalogue Pipo le jour de la promotion spéciale sur les verrues poilues –, elle était un brin fêlée, et il fallait lui interdire de s’approcher à moins d’un kilomètre de toute femme sur le point d’accoucher de son premier enfant, de crainte qu’elle ne lui expose (ou lui radote, en tout cas) consciencieusement tout ce qui risquait de tourner mal d’un ton laissant entendre que ça allait fatalement se produire. Ce n’était pourtant pas une mauvaise infirmière dès lors qu’on l’empêchait de tout soigner avec un cataplasme de terreau de feuilles.

L’accouchement se passa bruyamment, dans une certaine agitation, mais en échappant à toutes les prédictions de madame Obol, et la femme mit au monde un garçon qui n’était pas un bébé rebondi, parce que Tiphaine le rattrapa à temps ; Annagramma ne savait pas tenir les bébés.

Mais elle avait grande allure sous son chapeau pointu, et comme elle était clairement l’aînée de Tiphaine et qu’elle ne faisait quasiment rien, les autres femmes la prenaient pour la responsable.

Tiphaine la laissa fiére comme un paon avec le bébé dans les bras (qu’elle tenait dans le bon sens, cette fois) et entreprit le long vol de retour à travers bois vers Tir Noun Ogg. Ce soir-là, le fond de l’air était déjà vif, mais une petite brise faisait voler des arbres des cristaux de neige comme des aiguilles. Ce fut un trajet épuisant et très, très froid. Il ne peut pas savoir où je suis, se répéta-t-elle tandis qu’elle filait dans le crépuscule. Et il n’est pas très malin. Il faut bien que l’hiver s’achève au bout d’un moment, pas vrai ?

Euh… comment ? fit son deuxième degré ? D’après miss Tique, il suffit que tu sois là, mais il faut sûrement que tu fasses autre chose, non ?

J’imagine que je vais devoir marcher sans chaussures, songea Tiphaine.

Partout ? s’étonna le second degré tandis qu’elle slalomait entre les arbres.

C’est sans doute comme être une reine, intervint son troisième degré. Il lui suffit de rester assise dans un palais, peut-être de rouler dans un grand carrosse en agitant la main, et la monarchie suit son cours dans le royaume, aussi grand soit-il.

Mais, tout en évitant d’autres arbres, elle s’efforçait aussi de se soustraire à la petite pensée fugace qui cherchait à se faufiler sous son crâne : Tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, il te retrouvera… et comment peut-il se faire homme ?


Le receveur des postes adjoint Liard ne croyait pas aux docteurs. Ils rendaient malades, estimait-il. Il se mettait donc du soufre tous les matins dans les chaussettes et se vantait de ne jamais avoir été malade un seul jour de sa vie. Peut-être parce que ça ne disait pas à grand monde de l’approcher de trop près, sans doute à cause de l’odeur. Quelque chose s’approcha pourtant de lui. Un coup de vent s’engouffra en rugissant dans son bureau de poste alors qu’il ouvrait la porte un matin et lui emporta carrément les chaussettes[8].


Nounou Ogg était assise près du feu quand Tiphaine entra et tapa des pieds par terre pour débarrasser ses souliers de la neige.

« Tu m’as l’air glacée jusqu’aux os, dit-elle. Te faut un verre de lait chaud avec une goutte d’eau-de-vie, voilà ce qu’il te faut.

— Ooh, ou-ouii…, réussit à répondre Tiphaine entre des dents qui claquaient.

— Rapporte-m’en un à moi aussi, alors, tu veux ? Non, je blague. Réchauffe-toi, je m’occupe du lait. »

Tiphaine avait l’impression d’avoir deux blocs de glace à la place des pieds. Elle s’agenouilla près du feu et tendit les mains vers la marmite sur son gros crochet noir. Du bouillon y frémissait en permanence.

Mets-toi dans le bon état d’esprit, et puis équilibre. Avance les mains, mets-les en coupe autour et concentre-toi, concentre-toi sur des chaussures glacées.

Au bout d’un moment, ses doigts de pied se réchauffèrent, puis… « Ouille ! » Tiphaine ramena les mains et se suça les doigts.

« Pas dans l’bon état d’esprit, lança Nounou Ogg depuis la porte.

— Ben, vous savez, ça n’est pas très facile quand on a eu une longue journée, qu’on n’a pas beaucoup dormi et qu’on est recherchée par l’hiverrier, répliqua sèchement Tiphaine.

— Le feu s’en fiche, lui, dit Nounou en haussant les épaules. Le lait chaud, ça marche. »

Une fois réchauffée, Tiphaine se sentit un peu mieux disposée. Elle se demanda combien d’eau-de-vie Nounou avait ajouté au lait. La vieille sorcière s’en était préparé un pour elle-même avec sans doute un peu de lait ajouté à l’eau-de-vie.

« On est-y pas bien ici ? lança Nounou au bout d’un moment.

— On va parler de sexe, c’est ça ? répliqua Tiphaine.

— Quelqu’un t’a dit qu’on allait en parler ? demanda innocemment Nounou.

— Une impression, comme ça. Et je sais d’où viennent les bébés, madame Ogg.

— J’espère bien.

— Je sais aussi comment ils y arrivent. Je vis dans une ferme et j’ai beaucoup de grandes sœurs.

— Ah, d’accord, fit Nounou. Bon, j’vois que t’es bien préparée pour la vie, alors. Me reste pas grand-chose à te dire, j’imagine. Et jamais un dieu a fait attention à moi, pour autant que je m’souvienne. Ça te flatte, hein ?

— Non ! » Tiphaine s’arrêta sur le sourire de Nounou. « Enfin, un peu, reconnut-elle.

— Et t’as peur de lui ?

— Oui.

— Ben, le pauvre, il a encore un peu d’mal. Il avait pourtant bien commencé avec les roses de glace et tout, et puis il a voulu te montrer ses muscles. Typique. Mais tu devrais pas avoir peur de lui. C’est lui qui devrait avoir peur de toi.

— Pourquoi ça ? Parce que je fais semblant d’être la femme aux fleurs ?

— Parce que t’es une fille ! Où on va, si une fille intelligente arrive pas à mener un gars par le bout du nez ? Il est toqué de toi. D’un mot, tu pourrais lui mener la vie dure. Tiens, quand j’étais jeune, un gars a failli s’jeter du haut du pont de la Lancre parce que j’avais repoussé ses avances !

— Ah bon ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai arrêté d’les repousser. T’vois, il avait l’air si mignon debout sur le pont, je m’suis dit : Il a un joli p’tit cul ou je m’y connais pas. » Nounou se renversa dans son fauteuil. « Et pense au pauvre Gredin. Il hésite pas à s’battre contre n’importe quoi. Mais la p’tite minette blanche d’Esmé lui a carrément sauté dessus, et maintenant le pauvre chéri entre plus ici sans jeter un coup d’œil depuis la porte pour vérifier si elle est pas là. Et tu devrais voir sa pauvre petite figure à ce moment-là. Toute plissée, évidemment, il pourrait la découper en morceaux d’une seule griffe, mais maintenant c’est plus possible parce qu’elle lui en a mis plein la vue.

— Ne me dites pas que je devrais arracher la figure à l’hiverrier, tout de même !

— Non, non, t’es pas obligée d’être aussi brutale. Donne-lui un p’tit espoir. Sois gentille mais ferme…

— Il veut m’épouser !

— Bien.

— Bien ?

— Ça veut dire qu’il veut rester amical. Dis pas non, dis pas oui. Conduis-toi comme une reine. Faut qu’il apprenne à t’respecter. Qu’esse-tu fais ?

— Je prends des notes, répondit Tiphaine en griffonnant dans son agenda.

— Pas besoin d’notes, mignonne, dit Nounou. Tout ça est écrit en toi, quèque part. Sur une page que t’as pas encore lue, m’est avis. Ce qui m’rappelle, t’as reçu ça pendant que t’étais partie. » Nounou farfouilla parmi les coussins de son fauteuil et pécha deux enveloppes. « C’est Shawn, mon gars, qu’est l’facteur, alors il savait que t’avais déménagé. »

Tiphaine les lui arracha presque de la main. Deux lettres ! « Tu l’aimes bien, hein ? Ton p’tit copain du château ? fit Nounou.

— C’est un ami qui m’écrit, rectifia Tiphaine avec hauteur.

— Voilà, c’est exactement la tête et la voix qu’il te faut pour l’hiverrier ! dit Nounou d’un air ravi. Oser te parler, pour qui il s’prend ? C’est comme ça qu’il faut faire !

— Je vais les lire dans ma chambre », annonça Tiphaine.

Nounou hocha la tête. « Une des filles nous a préparé un bon ragoût en cocotte, dit-elle (Nounou était connue pour ne jamais se rappeler les noms de ses belles-filles). Ta part est dans l’four. Moi, j’vais au bistro. On commence de bonne heure demain ! »


Seule dans sa chambre, Tiphaine lut la première lettre. Pour l’œil non averti, il ne se passait pas grand-chose sur le Causse. Le Causse échappait à l’Histoire. C’était un pays de petits événements. Tiphaine en lut le compte rendu avec plaisir.

La deuxième lettre ressemblait à première vue beaucoup à la première – jusqu’à l’épisode du bal.

Il était allé à un bal ! On l’avait donné chez le seigneur Plongeur, un voisin ! Il avait dansé avec sa fille, qui s’appelait Iode parce que le seigneur Plongeur trouvait que c’était un joli nom pour une fille ! Ils avaient dansé trois fois ! ! Et mangé de la glace ! ! Iode lui avait montré ses aquarelles ! ! !

Comment pouvait-il lui écrire des choses pareilles comme si de rien n’était ? ! ! !

Les yeux de Tiphaine passèrent à la suite, à des nouvelles banales comme le mauvais temps et ce qui était arrivé à la jambe de la vieille Agnès, mais les mots ne lui entraient pas dans la tête parce qu’elle l’avait en feu.

Danser avec une autre fille, pour qui il se prenait ?

Toi, tu as dansé avec l’hiverrier, rappela son troisième degré.

D’accord, mais… les aquarelles ?

L’hiverrier t’a montré les flocons, rappela le troisième degré.

Mais moi, c’était pour être polie, rien d’autre !

Peut-être que lui aussi.

D’accord, mais je connais ses tantes, se dit Tiphaine avec fureur. Elles ne m’ont jamais aimée parce que je ne suis qu’une petite paysanne ! En plus, le seigneur Plongeur est très riche et il n’a pas d’autre enfant que sa fille ! Elles sont en train de monter un coup !

Comment a-t-il pu écrire des choses pareilles, comme si manger de la glace avec une autre fille c’était parfaitement normal ! C’est aussi moche que… ben, quelque chose de très moche, au moins !

Quant à regarder ses aquarelles…

Ce n’est qu’un garçon avec qui tu corresponds, dit le troisième degré.

Oui, ben…

Oui, ben… quoi ? insista le troisième degré. Qui commençait à porter sur les nerfs de Tiphaine. Son propre cerveau devrait avoir la décence de la soutenir !

C’est juste « Oui, ben…» Vu ? songea-t-elle avec colère.

Tu n’es pas très raisonnable.

Ah, oui ? Ben, j’ai été raisonnable toute la journée ! Je suis raisonnable depuis des années ! Je crois avoir le droit de piquer une colère déraisonnable pendant cinq minutes, non ?

Il y a un ragoût en bas, et tu n’as rien avalé depuis le petit-déjeuner, fit observer le troisième degré. Tu te sentiras mieux après avoir mangé un morceau.

Comment pourrais-je manger du ragoût quand d’autres regardent des aquarelles ? Comment ose-t-il regarder des aquarelles ?

Mais le troisième degré avait raison – ce qui n’arrangeait d’ailleurs pas grand-chose. Si tu dois te sentir malheureuse et en colère, autant que ce soit le ventre plein.

Elle descendit et trouva la cocotte dans le four. Ça sentait bon. Que du meilleur pour la chère vieille M’man.

Elle ouvrit le tiroir des couverts pour prendre une cuiller. Il se coinça. Elle le secoua, tira dessus et lâcha quelques jurons, mais il resta coincé.

« C’est ça, vas-y, lança une voix dans son dos. Ça va sûrement t’aider. Pas de danger que t’aies le bon sens de passer la main sous le haut du meuble pour dégager délicatement le couvert qui bloque. Oh, non. Secoue le tiroir et jure un bon coup, voilà comment il faut faire ! »

Tiphaine se retourna.

Une femme maigrichonne à l’air fatigué se tenait près de la table de la cuisine. On aurait dit qu’elle s’était enveloppée dans un drap, et elle fumait une cigarette. Tiphaine n’avait encore jamais vu de femme fumer une cigarette, surtout une cigarette qui brûlait d’une grosse flamme rouge et qui crachait des étincelles.

« Qui vous êtes et qu’est-ce que vous faites dans la cuisine de madame Ogg ? » demanda-t-elle sèchement.

Cette fois, ce fut la femme qui parut surprise. « Tu m’entends ? dit-elle. Et tu me vois ?

— Oui, gronda Tiphaine. Et c’est une zone où on fait à manger, vous savez !

— Tu n’es pas censée me voir.

— Eh ben, je vous regarde !

— Minute, fit la femme en fronçant les sourcils. Tu n’es pas qu’humaine, hein… ? » Elle observa un moment Tiphaine en louchant curieusement puis reprit : « Oh, c’est toi. Je ne me trompe pas ? La nouvelle dame de l’Eté ?

— Ne vous occupez pas de moi. Vous êtes qui, vous ? répliqua Tiphaine. Et puis je n’ai fait qu’une seule danse !

— Anoia, déesse des ustensiles qui se coincent dans les tiroirs, répondit la femme. Enchantée de te connaître. » Elle tira une autre bouffée de sa cigarette ardente qui vomit davantage d’étincelles. Certaines tombèrent par terre mais sans causer de dommages visibles.

« Il existe une déesse rien que pour ça ? s’étonna Tiphaine.

— Ben, je retrouve les tirebouchons perdus et tout ce qui roule sous les meubles, répondit Anoia d’un ton désinvolte. Des fois ce qui se perd aussi sous les coussins des sofas. On veut que je me charge des fermetures à glissière coincées, et j’y réfléchis. Mais je me manifeste le plus souvent chaque fois que des gens secouent des tiroirs coincés et invoquent les dieux. » Elle tira sur sa cigarette. « Tu as du thé ?

— Mais je n’ai invoqué personne, moi !

— Si, répliqua Anoia en rejetant d’autres étincelles. Tu as juré. Tôt ou tard, tous les jurons sont des prières. » Elle agita la main qui ne tenait pas la cigarette, et quelque chose dans le tiroir fit pling. « Maintenant, c’est arrangé. C’était la pelle à poisson. Tout le monde en a une et personne ne sait pourquoi. Quelqu’un est-il un jour sorti sciemment de chez lui pour aller acheter une pelle à poisson ? Moi, je ne crois pas. »

Tiphaine essaya d’ouvrir le tiroir. Il glissa aisément.

« Et ce thé… ? » rappela Anoia en s’asseyant.

Tiphaine mit la bouilloire à chauffer. « Vous êtes au courant pour moi ? demanda-t-elle.

— Oh oui, répondit Anoia. Ça faisait un moment qu’un dieu n’était pas tombé amoureux d’une mortelle. Tout le monde a envie de savoir comment ça va se terminer.

— Tombé amoureux ?

— Oh oui.

— Et vous voulez dire que les dieux observent ça ?

— Ben, évidemment, répondit Anoia. La plupart des dieux importants ne font rien d’autre ces temps-ci ! Mais je suis censée m’occuper des fermetures à glissière, oh oui, et j’ai les mains très engourdies avec ce froid ! »

Tiphaine jeta un coup d’œil au plafond désormais envahi de fumée.

« Ils regardent tout le temps ? demanda-t-elle, comme frappée d’horreur.

— J’ai entendu dire qu’ils te portent davantage d’intérêt qu’à la guerre au Klatchistan, pourtant très populaire, répondit Anoia en tendant ses mains rouges. Regarde, des engelures. Mais ils s’en fichent, évidemment.

— Même quand je fais ma… toilette ? »

La déesse éclata d’un rire méchant. « Oui. Et ils voient aussi dans le noir. Mieux vaut ne pas y penser. »

Tiphaine leva encore les yeux au plafond. Elle avait espéré prendre un bain ce soir.

« J’essayerai, dit-elle d’un ton lugubre avant d’ajouter : C’est… dur d’être une déesse ?

— Il y a de bons moments », répondit Anoia. Debout, le coude du bras terminé par la cigarette dans l’autre main en coupe, elle tenait le mégot ardent et étincelant tout près de son visage. Elle aspira alors une brusque bouffée, leva la tête et souffla un nuage de fumée vers la couche près du plafond. Des étincelles en tombèrent en pluie. « Ça ne fait pas longtemps que je m’occupe des tiroirs. J’étais avant une déesse des volcans.

— Ah bon ? dit Tiphaine. Je n’aurais jamais deviné.

— Eh oui. C’était un bon boulot, en dehors des cris, reprit Anoia avant d’ajouter d’un ton amer : Ha ! Et le dieu des tempêtes faisait toujours tomber sa pluie sur ma lave. C’est ça, les hommes, ma chère. Ça te pleut sur la lave.

— Et ça regarde des aquarelles. »

Les yeux d’Anoia s’étrécirent. « Les aquarelles de quelqu’un d’autre ?

— Oui !

— Les hommes ! Ils sont tous pareils. Suis mon conseil, chérie, et montre la porte à l’hiverrier. Ce n’est qu’un esprit élémental, après tout. »

Tiphaine lança un coup d’œil vers la porte.

« Flanque-le dehors, chérie, envoie-le paître et change les serrures. Qu’on ait donc l’été toute l’année comme les pays chauds. Du raisin partout, hein ? Des noix de coco dans tous les arbres ! Hah, quand j’étais dans la branche volcan, je ne pouvais plus bouger tellement il y avait de mangues. Fais ton deuil de la neige, du brouillard et de la gadoue. As-tu déjà le bidule ?

— Le bidule ? fit Tiphaine d’un air inquiet.

— Il va venir, j’imagine. Il paraît qu’il risque d’être un peu compliqué pour… Oups, j’entends que ça ferraille, dois filer, ne t’inquiète pas, je ne lui dirai pas où tu es…»

Elle disparut. La fumée aussi.

Ne voyant rien d’autre à faire, Tiphaine se servit une assiettée copieuse de viande et de légumes qu’elle mangea. Comme ça… elle arrivait maintenant à voir les dieux ? Et eux la connaissaient ? Et tout le monde voulait lui donner des conseils.

Ça n’était pas une bonne idée de se signaler à l’attention des puissants, avait dit son père.

Mais c’était impressionnant. Amoureux d’elle, hein ? Et le dire à tout le monde ? Mais il n’était en réalité qu’un esprit, aucunement un vrai dieu. Il ne savait que brasser du vent et de l’eau !

Tout de même… huh ! Certaines ont des esprits qui leur courent après ! Oh oui ! C’était quelque chose, non ? Si certains étaient assez bêtes pour aller danser avec des filles qui peignaient des aquarelles dans le but de mener les hommes honnêtes à leur perte, eh bien, elle pouvait, elle, prendre de haut des êtres qui valaient presque des dieux. Il faudrait qu’elle en parle dans une lettre, sauf qu’elle n’allait évidemment pas lui écrire maintenant. Hah !


Et à quelques kilomètres de là, Mémère Têtenoire, qui fabriquait elle-même ses pains de savon avec de la graisse animale et de la potasse extraite de cendres de plantes effectivement en pot, sentit qu’on lui arrachait des mains celui qu’elle tenait au moment où elle allait mettre des draps à bouillir. L’eau dans la lessiveuse gela aussi instantanément.

Étant une sorcière, elle lança aussitôt : « Y a un drôle de voleur dans l’coin ! »

Et l’hiverrier répondit : « Assez de potasse pour faire un homme ! »

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