Il y eut la fermeture des portières, l’éloignement de la bordure du quai. Il y eut la recommandation de ne pas jeter des objets à travers les fenêtres. Oui. Adamsberg savait tout cela. Ce geste peut blesser ou tuer. Le train partait.

Une heure. Une heure au moins avant de claquer.

Il courut derrière le train et agrippa la rampe.

— Police, dit-il au contrôleur qui s’apprêtait à râler.

Il remonta la moitié du train.

Il la trouva allongée sur sa couchette, appuyée sur un coude, ne dormant pas, ne lisant pas, ne pleurant pas. Il entra et ferma la porte du compartiment.

— C’est ce que j’ai toujours pensé, dit Camille, tu es un emmerdeur.

— Je veux m’allonger une heure à côté de toi.

— Mais pourquoi une heure ?

— Je ne sais pas.

— Tu as gardé cette habitude ? Tu dis toujours « Je ne sais pas » ?

— Je n’ai perdu aucune habitude. Je t’aime, je veux m’allonger là une heure.

— Non. Ça me cassera trop la tête après.

— Tu as raison. Moi aussi.

Ils restèrent tous les deux face à face un bon moment. Le contrôleur entra.

— Police, répéta Adamsberg. J’interroge madame. Ne laissez entrer personne pour l’instant. Quel est le prochain arrêt ?

— Lille, dans deux heures.

— Merci, dit Adamsberg.

Et il lui fit un sourire, pour ne pas le blesser.

Camille s’était levée et regardait le paysage filer à travers la vitre.

— C’est ce qu’on appelle un abus de pouvoir, dit Adamsberg. Je suis désolé.

— Tu dis une heure ? demanda Camille, le front collé à la vitre. Est-ce que tu crois, de toute façon, qu’on peut faire autrement ?

— Non. Sincèrement je ne crois pas, dit Adamsberg.

Camille s’appuya contre lui. Adamsberg la serra comme dans son rêve où le groom attendait sur le lit. Ce qui était mieux dans ce compartiment de train, c’est que le groom n’était pas là. Ni Mathilde pour l’arracher.

— Lille, ça fait deux heures en fait, dit Camille.

— Une heure pour toi, et une heure pour moi, dit Adamsberg.


Quelques minutes avant Lille, Adamsberg se rhabilla dans l’obscurité. Et puis il rhabilla Camille, avec lenteur. En fait, personne n’était gai.

— Au revoir, ma chérie, dit-il.

Il caressa ses cheveux, il l’embrassa.

Il ne voulut pas regarder le train quand celui-ci repartit. Il resta sur le quai, les bras croisés contre lui. Il s’aperçut qu’il avait laissé sa veste dans le compartiment. Il imagina que Camille l’avait peut-être enfilée, que les manches tombaient jusqu’à ses doigts, qu’elle était jolie comme ça, qu’elle avait ouvert la fenêtre et qu’elle regardait le paysage dans la nuit. Mais il n’était plus dans le train pour savoir quoi que ce soit de Camille à présent. Il voulait marcher, chercher un hôtel devant la gare. Il reverrait la petite chérie. Une heure. Disons au moins une heure avant de crever.

L’hôtelier lui proposa une chambre avec vue sur les rails. Il dit qu’il s’en foutait, qu’il voulait téléphoner.

— Danglard ? C’est Adamsberg. Vous avez toujours Le Nermord sous la main ? Il ne dort pas ? Très bien. Dites-lui que je n’ai pas l’intention de crever maintenant. Non. Ce n’est pas pour ça que je vous appelle. C’est pour la revue de mode. Lisez la revue de mode, les articles de Delphine Vitruel. Relisez ensuite les bouquins du grand byzantiniste. Vous comprendrez que c’était elle qui écrivait ses bouquins. Elle seule. Lui ne faisait que rassembler la documentation. Grâce à son amant herbivore, Delphine allait sortir tôt ou tard de l’esclavage, Le Nermord le savait bien. Elle allait finir par oser parler. Alors tout le monde allait savoir que le grand byzantiniste n’avait jamais existé, et que celle qui pensait et écrivait à sa place, c’était sa femme. Tout le monde allait savoir qu’il n’était rien, qu’un tyran piteux, qu’un rat. C’était ça, Danglard, son mobile, et pas autre chose. Dites-lui que ça n’a servi à rien qu’il tue Delphie. Et qu’il en crève.

— Pourquoi tant de haine ? demanda Danglard. Où êtes-vous ?

— Je suis à Lille. Et je ne suis pas gai. Pas gai du tout, mon vieux. Mais ça va passer. Ça va passer, j’en suis certain. Vous verrez. À demain, Danglard.


Camille fumait dans le couloir, les mains empêtrées dans les manches de la veste de Jean-Baptiste. Elle ne voulait pas voir le paysage. Dans quelque temps, elle sortirait de France. Elle essaierait d’être calme. Après la frontière.


Allongé sur le lit de la chambre d’hôtel dans le noir, Adamsberg attendait de s’endormir, les mains sous la nuque. Il ralluma la lampe, sortit son calepin de sa poche arrière. Ce calepin, il n’avait pas l’impression que ça l’avançait à grand-chose. Mais enfin.

Avec un crayon, il écrivit : « Je suis couché à Lille. J’ai perdu ma veste. »

Il s’arrêta, réfléchit. C’est vrai qu’il était couché à Lille. Puis il ajouta :

« Je ne dors pas.

« Alors, longtemps dans le lit, je pense à ma vie. »

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