— Il y a un témoin, dit Danglard. Il était déjà au commissariat quand j’en suis parti. Il m’attend pour sa déposition complète.

— Qu’est-ce qu’il a vu ?

— Il a vu, vers minuit moins dix, un petit homme maigre qui l’a dépassé en courant. C’est en écoutant la radio ce matin qu’il a fait le rapprochement. Il m’a décrit un mec âgé, chétif, rapide et déplumé, portant une sacoche sous le bras.

— Et puis c’est tout ?

— Et qui a laissé dans son sillage, lui semble-t-il, une très légère odeur de vinaigre.

— De vinaigre ? Pas de pomme pourrie ?

— Non. De vinaigre.

Danglard avait retrouvé une meilleure humeur.

— Mille témoins, mille nez, ajouta-t-il en souriant et en lançant ses grands bras. Et mille nez, mille diagnostics. Et mille diagnostics, mille souvenirs d’enfance. Pour l’un, pomme pourrie, pour l’autre, vinaigre, et demain pour d’autres, noix de muscade, cirage, fraises cuites, talc, poussière de rideaux, infusion pour la gorge, cornichons… L’homme aux cercles doit puer une odeur d’enfance.

— Ou une odeur de placard, dit Adamsberg.

— Pourquoi de placard ?

— Je ne sais pas. Les odeurs d’enfance, c’est dans les placards, non ? C’est immuable, ça, les placards. Et toutes les odeurs s’y mélangent, ça fait un tout, c’est universel.

— On s’égare, dit Danglard.

— Pas tant que ça.

Danglard comprit qu’Adamsberg recommençait à flotter, à décrocher, à il ne savait quoi au juste, en tous les cas à relâcher les structures déjà vagues de sa logique, et il suggéra donc de rentrer.

— Je ne vous accompagne pas, Danglard. Enregistrez la déposition du témoin au vinaigre sans moi, j’ai envie d’entendre parler « l’ami philosophe » de Mathilde Forestier.

— Je croyais que le cas de Mme Forestier ne vous intéressait pas.

— Il m’intéresse, Danglard. Je suis d’accord avec vous : elle est en travers du chemin. Mais elle ne me préoccupe pas gravement.

De toute manière, Danglard pensait que si peu de faits préoccupaient gravement le commissaire qu’il ne s’attarda pas à piocher cette différence. Si. L’histoire du gros crétin de chien baveux et toute la suite à donner avait dû et devait continuer à le préoccuper gravement. Et d’autres choses de cet ordre encore, qu’il apprendrait peut-être un jour. C’est vrai, ça l’énervait. Et plus il connaissait Adamsberg, plus il lui devenait indiscernable, aussi imprévisible qu’une noctuelle, dont le vol lourd, fou, et efficace, fatigue celui qui voudrait l’attraper. Mais il aurait aimé prendre cela à Adamsberg, cette imprécision, cette approximation, et ces échappées où son regard semblait tour à tour agoniser ou brûler, donnant envie de s’écarter de lui ou de s’en rapprocher. Il pensait qu’avec le regard d’Adamsberg, il pourrait voir les choses osciller et perdre leurs contours raisonnables comme font les arbres l’été dans les vibrations de chaleur. Qu’alors le monde lui serait moins implacable, qu’il cesserait de vouloir le comprendre jusqu’à ses plus lointaines limites, et jusqu’aux points qu’on ne pouvait même pas voir dans le ciel. Qu’il serait moins fatigué. Mais seul le vin blanc lui donnait cette distanciation brève et, il le savait, factice.

*

Comme Adamsberg l’espérait, Mathilde n’était pas chez elle. Il trouva la vieille Clémence penchée sur une table couverte de diapositives. Sur une chaise à côté d’elle, la presse était pliée aux pages des petites annonces.

Clémence était trop bavarde pour avoir le temps d’être intimidée. Elle s’habillait en superposant des blouses de nylon comme des peaux d’oignon. Sur sa tête, le béret noir, à sa bouche, une cigarette de troupe. Elle parlait en desserrant à peine les lèvres, ce qui fait qu’on voyait peu cette fameuse denture qui faisait la joie des comparaisons zoologistes de Mathilde. Ni timide ni vulnérable, ni autoritaire ni sympathique, Clémence était un personnage si dérangeant qu’on ne pouvait s’empêcher de vouloir l’écouter un peu pour savoir, au-delà de toutes les banalités qu’elle entassait comme barricades, ce qui pouvait bien conduire son énergie.

— Les annonces étaient bien ce matin ? demanda Adamsberg.

Clémence eut un mouvement dubitatif.

— On peut toujours espérer quelque chose de : Homme tranquille dans maisonnette à la retraite cherche compagne moins de 55 ans aimant collections de gravures du XVIIIe siècle, mais je me fous des gravures, ou de : Retraité du commerce voudrait partager avec femme encore jolie passions pour la nature et curiosités pour les animaux et plus si affinités, mais je me fous de la nature. De toute façon, on ne peut pas s’y retrouver. Ils écrivent tous la même chose et jamais la vérité : Homme vieux pas conservé avec ventre ne s’intéressant qu’à lui-même cherche femme jeune pour coucher avec. C’est malheureux que les gens n’écrivent jamais la réalité, on perd un temps incroyable. Hier, j’en ai fait trois, et j’ai ramassé la lie des ratés de la vie. Mais ce qui fait tout échouer, c’est qu’au physique, je ne leur conviens pas. Alors là, c’est l’impasse. Comment faire ? je vous le demande.

— Vous me le demandez ? Et pourquoi voulez-vous vous marier à tout prix ?

— Ça, c’est la question que je ne me pose pas. On pourrait dire, cette pauvre vieille Clémence, elle n’a pas supporté que son fiancé disparaisse en laissant un petit mot. Mais non. Jésus, je m’en suis sacrement foutue sur le moment, j’avais vingt ans, et je m’en fous toujours. J’aime pas trop les hommes, faut vous dire. Non, ça doit être pour avoir un truc à faire dans la vie. Et je n’ai pas d’autre idée. Et j’ai l’impression que presque toutes les bonnes femmes sont comme ça. En gros, j’aime pas trop les bonnes femmes non plus. Elles pensent comme moi qu’en se mariant, le tour est joué, elles vont faire un truc avec leur vie. Et je vais à la messe aussi, figurez-vous. Si je ne m’astreignais pas à tout ça, qu’est-ce que je deviendrais ? Je volerais, je pillerais, je cracherais. Et Mathilde dit que je suis gentille. Vaut mieux rester gentille, ça vous fait moins d’ennuis, pas vrai ?

— Et Mathilde ?

— Sans elle, je serais toujours en train d’attendre le Messie à Censier-Daubenton. On est bien avec elle. Je ferais beaucoup de choses pour convenir à Mathilde.

Adamsberg n’essayait pas de se repérer dans ces intonations contradictoires. Mathilde avait dit que Clémence pouvait dire bleu pendant une heure et rouge pendant l’heure suivante, et réinventer toute sa vie à sa guise et selon l’interlocuteur. Il aurait fallu quelqu’un qui ait le cran d’écouter Clémence pendant des mois pour pouvoir y voir un peu clair. Un sacré cran. Un psychiatre, d’autres auraient dit. Mais même, ça serait trop tard. Tout semblait trop tard pour Clémence, c’était évident, mais Adamsberg n’arrivait pas à en ressentir une peine quelconque. Clémence était peut-être gentille, peut-être, mais si peu attendrissante qu’il se demandait où Mathilde trouvait l’envie de la loger à l’Épinoche et de la faire travailler pour elle. Si quelqu’un était bon, au sens basique du terme, c’était bien Mathilde. Souveraine et mordante, mais fastueuse, mais mangée par la générosité. Ça se faisait violemment chez Mathilde, tendrement chez Camille. Danglard avait l’air de penser autrement à propos de Mathilde.

— Est-ce que Mathilde a des enfants ?

— Une fille, monsieur. Une beauté. Vous voulez voir une photo d’elle ?

Tout d’un coup, Clémence devenait mondaine et respectueuse. Il était peut-être temps de prendre ce qu’il était venu chercher avant qu’elle change d’allure.

— Surtout pas de photo, dit Adamsberg. Et son ami philosophe, vous le connaissez ?

— Vous posez des tas de questions, monsieur. Ça ne fera pas de mal à Mathilde, au moins ?

— Pas le moins du monde, au contraire, si ça reste entre nous.

C’était le genre de sournoiserie policière qu’Adamsberg n’aimait pas trop, mais comment faire pour contourner ces sortes de phrases ? Alors, il les récitait par cœur comme des tables de multiplication, pour faire vite.

— Je l’ai vu deux fois déjà, dit Clémence avec un peu de fierté, en tirant sur sa cigarette. C’est lui qui a écrit ça…

Elle cracha quelques brins de tabac, chercha dans la bibliothèque et tendit un gros volume à Adamsberg : Les Zones subjectives de la conscience, par Réal Louvenel. Réal, un prénom du Canada. Adamsberg laissa un moment monter dans sa mémoire les bribes de souvenirs que lui évoquait ce nom. Aucun ne lui parvenait distinctement.

— Il a commencé médecin, précisa Clémence entre ses dents. Il paraît que c’est un cerveau, autant vous le dire. Je ne sais pas si vous feriez le poids. Ce n’est pas pour vous vexer, mais faut s’accrocher pour le comprendre. Mathilde, elle a l’air de suivre. Avec ça, je sais qu’il vit seul avec douze labradors. Ça doit puer chez lui. Jésus.

Clémence avait cessé le genre respectueux. Ça n’avait pas duré. Maintenant, elle faisait à nouveau l’idiote de régiment. Et brusquement, elle dit :

— Et vous, c’est intéressant l’homme aux cercles ? Vous faites des trucs avec votre vie ? Ou bien vous la bouchez, comme tous les autres ?

Cette vieille allait finir par le mettre mal, ce qui n’était pas fréquent. Non que ses questions l’embarrassent. Au fond, c’étaient des questions banales. Mais ces vêtements, mais ces lèvres qui ne s’ouvraient pas, mais ces mains gantées pour ne pas salir les diapositives, mais ces péroraisons successives, il n’y trouvait aucun plaisir. Que la bonté de Mathilde se débrouille pour sortir Clémence de ses ornières. Lui n’avait pas envie d’y être mêlé davantage. Il avait son renseignement, ça suffisait comme ça. Il s’en alla à reculons en murmurant quelques gentillesses pour ne pas faire de peine.


En prenant son temps, Adamsberg chercha l’adresse et le numéro de téléphone de Réal Louvenel. La voix criarde d’un homme surexcité lui répondit qu’il acceptait de le voir cet après-midi.

Chez Réal Louvenel, c’est vrai que ça puait le chien. Il s’agitait dans tous les sens, si incapable de tenir assis sur une chaise qu’Adamsberg se demanda comment il pouvait faire pour écrire. Il apprit plus tard qu’il dictait ses livres. Pendant qu’il répondait aux questions d’Adamsberg avec de la bonne volonté, Louvenel faisait dix autres choses en même temps, vidait un cendrier, tassait les papiers dans la corbeille, se mouchait, sifflait un chien, tapotait le piano, resserrait sa ceinture d’un cran, s’asseyait, se relevait, fermait la fenêtre, caressait le fauteuil. Une mouche n’aurait pas pu le suivre. Encore moins Adamsberg. S’adaptant comme il le pouvait à cette épuisante trépidation, Adamsberg tâchait d’enregistrer les informations qui jaillissaient hors des phrases extrêmement compliquées de Louvenel, en faisant un grand effort pour ne pas se laisser distraire par le spectacle de l’homme rebondissant sur tous les murs de la pièce, et celui des centaines de photos épinglées aux murs, qui représentaient des portées de labradors ou des jeunes garçons dénudés. Il entendait Louvenel dire que Mathilde aurait été plus grande et plus profonde si son impulsion ne l’écartait pas toujours de ses projets primitifs, qu’ils s’étaient connus sur les bancs de l’Université. Puis il dit qu’au Dodin Bouffant elle avait été parfaitement saoule, qu’elle avait ameuté tous les clients pour raconter que l’homme aux cercles et elle, ça faisait une sacrée paire d’amis comme cul et chemise, que personne sauf elle et lui ne comprenait rien à cette « renaissance métaphorique des trottoirs comme nouveau champ de science ». Elle avait dit aussi que le vin était bon et qu’elle en voulait encore, qu’elle avait dédicacé à l’homme aux cercles son dernier livre, que son identité n’était pas un mystère pour elle, mais que la douloureuse existence de cet homme resterait son secret, son « mathildéisme ». Comme on dit « ésotérisme ». Un « mathildéisme », c’est quelque chose qu’elle ne confie à personne, et qui n’a d’ailleurs aucun intérêt objectif.

— Comme je n’ai pas réussi à interrompre ce déversement, j’ai quitté l’endroit sans en savoir plus, conclut Louvenel. Mathilde me gêne quand elle a bu. Elle se dissout, elle devient ordinaire, bruyante, ne cherchant plus qu’à être aimée à n’importe quel prix. Il ne faut jamais faire boire Mathilde, jamais. Vous m’entendez ?

— Est-ce que tous ces discours ont eu l’air d’intéresser quelqu’un dans la salle ?

— Je me souviens que des gens riaient.

— Pourquoi croyez-vous que Mathilde file les gens dans la rue ?

— On pourrait dire pour faire vite qu’elle se fait son cabinet de curiosités, dit Louvenel en tirant sur les plis de son pantalon, puis sur ses chaussettes. On pourrait dire qu’elle fait avec ses proies, prélevées au hasard dans les rues, comme avec les poissons, qu’elle les traque, qu’elle les met en fiches. Mais non, c’est tout l’inverse. Le drame de Mathilde, c’est qu’elle serait capable d’aller vivre seule au fond de la mer. D’accord, elle en a fait son métier, c’est une chercheuse infatigable, une scientifique de haut rang ; mais tout ça n’a guère de sens pour elle. Sa tentation, c’est cet énorme territoire qu’elle s’est fait sous l’eau. Mathilde est la seule plongeuse que je connaisse qui refuse de se faire accompagner, ce qui est fort dangereux. « Je veux pouvoir tout redouter et tout comprendre seule, et couler quand je le veux, Réal, dit-elle, au fond d’une fosse abyssale, aux racines du monde. » C’est comme ça. Mathilde est une parcelle de l’univers. Ne pouvant se dilater pour s’y fondre, elle se résout à l’étudier pour le percevoir, dans ses plus grandes dimensions physiques. Mais tout cela l’éloigne trop des hommes, elle le sait. Car il y a chez Mathilde un bon morceau de bonté, ou de don, comme vous voudrez, qui ne peut être alors satisfait. Ce qui fait qu’à intervalles réguliers, Mathilde refait surface et s’occupe de cette autre tentation, celle qui va vers les gens, je dis bien les gens, et pas l’humanité. Elle fait alors sa réconciliation avec les millions de petits pas perdus que font ces gens en marchant sur l’écorce. Elle va jusqu’au bout, et chaque bribe de comportement qu’elle peut attraper ici ou là lui semble une merveille. Elle les mémorise, elle les note, elle mathildise. Elle s’attrape au passage des amants, car Mathilde est aussi une amoureuse. Et puis, quand elle est bien rassasiée de tout ça, quand elle estime avoir assez aimé ses frères, elle plonge à nouveau. Voilà pourquoi elle suit les autres dans la rue. Pour faire le plein de battements et de torsions, battements de cils, torsions de coudes, avant d’aller lancer sa solitude en défi à l’immensité.

— Et à vous, est-ce que l’homme aux cercles vous suggère quelque chose ?

— Ne me jugez pas méprisant, mais je n’ai pas d’intérêt pour ces infantilismes. Même le meurtre, je trouve que c’est de l’infantilisme. Les adultes-enfants m’ennuient, ce sont des cannibales. Ils ne sont propres qu’à se nourrir de la vitalité des autres. Ils ne se perçoivent pas. Et parce qu’ils ne se perçoivent pas, ils ne peuvent pas vivre, et ne sont rien d’autre qu’avides, du regard ou du sang de quelques autres. Ne se percevant pas, ils m’ennuient. Vous savez peut-être que la perception qu’a l’homme de lui-même m’intéresse plus — je dis bien la perception, la sensation, non pas la compréhension ou l’analyse — que toutes les autres solutions des hommes, et cela même si je vis d’expédients comme les autres. Voilà tout ce que m’inspire l’homme aux cercles et son meurtre, dont je ne sais à peu près rien d’ailleurs, sauf par Mathilde qui en parle beaucoup trop.

Réal refaisait les nœuds de ses lacets de chaussures.

Adamsberg sentait bien que Réal Louvenel avait fait un effort pour adapter son langage à son interlocuteur. Il ne lui en voulait pas. Même comme cela, il n’était pas sûr d’avoir exactement compris ce qu’entendait cet homme fébrile par « perception de soi », de toute évidence son maître mot. Mais il avait pensé à lui-même en l’écoutant, c’était inévitable, ça devait faire ça à tout le monde. Et il avait ressenti qu’à défaut de s’observer, il « se percevait », peut-être bien au sens où Louvenel l’entendait, à seule preuve qu’il en avait parfois « mal d’avoir conscience ». Il savait que cette perception d’existence prenait parfois des chemins spéléologiques, où les bottes collaient dans la boue, où l’on ne trouvait aucune réponse, et qu’il fallait du courage physique pour ne pas chasser tout cela au plus loin. Mais il ne le chassait pas quand ça venait, car il avait alors la certitude qu’un tel geste l’aurait condamné à n’être plus rien.

En tous les cas, il n’inquiétait donc personne, ce type à la craie bleue. Mais Adamsberg ne se souciait pas d’être épaulé ou non dans ses appréhensions. Ça le regardait. Il laissa Louvenel à ses frétillements, qui s’étaient beaucoup calmés après la prise d’un petit médicament ovale et jaune. Adamsberg avait une défiance violente à l’égard des médicaments et il ferait traîner une fièvre toute une journée que d’en avaler une seule miette. Sa petite sœur lui avait dit que c’était très présomptueux d’espérer toujours s’en sortir tout seul, et qu’on ne perdait pas fatalement son identité au fond d’un tube d’aspirine. Ce que sa petite sœur pouvait l’emmerder, c’était à peine concevable.

*

Au commissariat, Adamsberg trouva Danglard assez démoli. Il avait rencontré de la compagnie pour entamer le vin blanc de l’après-midi, et ça l’avait bien avancé dans son rituel quotidien. Accoudés à son bureau comme à une table de bistrot, Mathilde Forestier et l’aveugle beau en descendaient un bon coup dans des verres en plastique. Ça faisait du bruit.

La belle voix de Mathilde résonnait au-dessus de tout ça, et Reyer ne détournait pas son visage de la Reine et en avait l’air content. Adamsberg salua encore en pensée la beauté du prodigieux profil de l’aveugle, mais il s’agaça de le voir couver du regard, si l’on peut dire, Mathilde. Qu’est-ce qui l’agaçait, au juste ? L’impression que l’aveugle allait se faire avoir par Mathilde ? Non. Mathilde n’était pas si banale, et il n’y aurait pas ces pièges lamentables de la prise de pouvoir et de la dévoration du plus faible. Mais aussi, quand une main se posait sur Mathilde, c’était difficile à présent de ne pas voir une main se poser en même temps sur Camille. Mais non. Il ne faisait pas l’amalgame. Et tout le monde avait le droit de toucher Camille, il s’en était fait depuis longtemps un principe salutaire. Ou alors c’était que Danglard avait l’air de s’y mettre aussi, lui qui avait été si catégorique à l’égard de Mathilde. Il y avait autour de cette table comme une course de vitesse entre les deux hommes, ça puait un peu les jeux de la séduction mille fois répétés, et il fallait bien constater que Mathilde, avec ce qu’elle avait déjà dû boire de vin blanc, n’était pas insensible à l’ambiance. Après tout, elle en avait le droit. Et Danglard et Reyer avaient bien le droit aussi de faire les adolescents si ça leur chantait. Qu’est-ce qui lui prenait de faire le censeur tout d’un coup et d’édicter des règles de l’art ? Est-ce qu’il avait été artistique, lui, avec la voisine d’en dessous chez qui il avait été coucher ? Non, pas du tout artistique. Bien qu’un peu ému par l’opportunité, il avait calculé ses mots selon des règles qu’il savait sûres, et il s’était rendu compte de ses méthodes d’un bout à l’autre. Et est-ce qu’il avait été artistique avec Christiane ? Pire. Cela lui fit penser qu’il n’avait pas pensé à y penser. Autant boire un coup avec les autres. Et se demander ce qu’ils foutaient là, d’ailleurs. À y bien regarder, Danglard n’était pas aussi égaré que ça par la séduction de ses deux suspects attablés avec lui. À y mieux regarder encore, le penseur Danglard veillait, surveillait, écoutait, aiguillait, aussi saoul pût-il être. Même dans l’ivresse, Mathilde et Reyer restaient pour l’incisif cerveau de Danglard des personnages emmêlés de trop près dans une affaire de meurtre. Adamsberg sourit et s’approcha de la table.

— Je sais, dit Danglard en montrant les verres, c’est contraire aux règles. Mais ces gens ne sont pas mes clients. Ils sont tout juste ici en transit. C’est vous qu’ils venaient voir.

— Et comment, dit Mathilde.

Au regard de Mathilde, Adamsberg comprit qu’elle lui en voulait salement. Autant éviter l’éclat devant tout le monde. Il renonça à son verre et les emmena dans son bureau en faisant un signe à Danglard. Au cas où. Pour ne pas le blesser. Mais Danglard s’en foutait, il s’était déjà replongé dans des papiers.

— Alors ? Clémence n’a pas tenu sa langue ? demanda-t-il doucement à Mathilde, en s’asseyant de travers.

Adamsberg souriait, la tête penchée sur le côté.

— Elle n’avait pas à le faire, dit Mathilde. Il paraît que vous l’avez harcelée de questions sur sa vie, puis sur Réal. Alors, Adamsberg, c’est quoi ces façons de faire ?

— Mes façons de flic, je suppose, dit Adamsberg. Je ne l’ai pas harcelée. Clémence parle toute seule en sifflant entre ses dents. Et j’avais envie de connaître Réal Louvenel. Je reviens de chez lui.

— Je sais, dit Mathilde, et ça me met hors de moi.

— C’est normal, dit Adamsberg.

— Qu’est-ce que vous lui vouliez ?

— Savoir ce que vous aviez pu dire au Dodin Bouffant.

— Mais quelle importance, bon Dieu ?

— Parfois, mais parfois seulement, je suis tenté de connaître ce que me cachent les autres. Et puis, depuis l’article de la gazette du 5e, vous faites office de piège à mouches pour tous ceux qui auraient souhaité approcher l’homme aux cercles. Alors il faut bien que je m’en occupe. Je crois que vous n’êtes pas loin de savoir qui il est. J’espérais que vous en auriez dit plus ce soir-là et que Louvenel m’aurait mis au courant.

— Je n’imaginais pas que vous auriez des procédés aussi détournés.

Adamsberg haussa les épaules.

— Et vous, madame Forestier ? Votre entrée au commissariat la première fois ? C’était droit, ça, comme procédé ?

— Pas le choix, dit Mathilde. Mais vous, on vous croit pur. Et soudain, vous êtes tortueux.

— Pas le choix non plus. Et puis c’est comme ça, je suis fluctuant. Toujours fluctuant.

Adamsberg tenait sa tête sur sa main, toujours penchée sur le côté. Mathilde le regardait.

— C’est bien ce que j’ai dit, reprit Mathilde. Vous êtes amoral, vous auriez dû faire pute.

— C’est exactement ce que je suis en train de faire, pour obtenir des renseignements.

— Sur quoi ?

— Sur lui. Sur l’homme aux cercles.

— Vous allez être déçu. J’ai inventé l’identité de l’homme aux cercles à partir de quelques souvenirs. Je n’ai aucune preuve. Imagination pure.

— Petit à petit, murmura Adamsberg, j’arrive à vous arracher des fragments de vérité. Mais c’est si long. Pourriez-vous me dire qui il est ? Même si vous l’inventez, cela m’intéresse.

— Ça ne repose sur rien. L’homme aux cercles me rappelle un homme que j’avais pisté il y a longtemps, huit ans au moins, dans le quartier de Pigalle justement. Je le suivais dans un petit restaurant sombre où il déjeunait seul. Il travaillait en mangeant, sans jamais ôter son imperméable, et il couvrait la table de piles de bouquins et de papiers. Et quand il en faisait tomber, ce qui arrivait tout le temps, il se baissait pour les ramasser en tenant les pans de son imperméable, comme si c’était une robe de mariée. Quelquefois, sa femme venait avec son amant prendre le café avec lui. Il faisait alors l’effet d’un malheureux, déterminé à encaisser toutes les humiliations pour préserver quelque chose. Mais quand la femme et l’amant sortaient, il était pris de hargne, il tailladait avec soin la nappe en papier avec son couteau à viande, et de toute évidence, ça n’allait pas. Moi je lui aurais conseillé un coup à boire, mais il était sobre. J’avais noté sur mon carnet à l’époque : « Petit homme désirant le pouvoir et ne l’ayant pas. Comment va-t-il se débrouiller ? » Vous voyez, mes considérations sont toujours très sommaires. C’est Réal qui dit ça : « Mathilde, tu es sommaire. » Et puis j’ai laissé tomber ce type. Il me rendait nerveuse et triste. Je file les gens pour me faire du bien, pas pour aller fouiner dans leurs douleurs. Mais quand j’ai vu l’homme aux cercles, et sa manière de s’accroupir en retenant son manteau, cela m’a évoqué une figure connue. J’ai feuilleté mes carnets un soir, j’en ai exhumé le souvenir du petit bonhomme avide mais sans pouvoir, et je me suis dit : « Pourquoi pas ? Est-ce la solution qu’il s’est trouvée pour prendre le pouvoir ? » Toujours sommaire, je m’en suis tenue là. Vous voyez, Adamsberg, vous êtes déçu. Ce n’était pas la peine d’aller faire toutes ces dissimulations chez moi et chez Réal pour ce genre de renseignements minables.

Mais Mathilde ne se sentait plus fâchée.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit tout de suite ?

— Pas assez sûre de mon fait, pas la conviction. Et puis vous savez bien que je protège un peu l’homme aux cercles. On dirait qu’il n’a que moi dans la vie. C’est de ces devoirs auxquels on ne se dérobe pas. Et puis merde, j’ai toujours répugné à ce que mes notes personnelles puissent servir de fichiers de délation.

— Compréhensible, dit Adamsberg. Pourquoi dites-vous « avide » pour parler de lui ? C’est drôle, Louvenel a employé le même mot. En tous les cas, vous vous êtes fait, avec toutes ces déclarations au Dodin Bouffant, une sacrée publicité. Il n’y avait qu’à s’adresser à vous pour en savoir plus.

— Pour quoi faire ?

— Je vous l’ai déjà dit. Les manies de l’homme aux cercles sont un encouragement au meurtre.

En même temps qu’il disait « manie » pour faire vite, il avait en mémoire ce qu’avait expliqué Vercors-Laury, que l’homme, en somme, ne présentait pas les caractéristiques du maniaque. Et ça le satisfaisait.

— N’avez-vous reçu aucune visite particulière après la nuit du Dodin Bouffant et l’article de la gazette ? reprit Adamsberg.

— Non, dit Mathilde. Ou bien c’est que toutes les visites que je reçois sont particulières.

— Après cette soirée, avez-vous encore filé l’homme aux cercles ?

— Bien sûr, pas mal de fois.

— Il n’y avait personne dans vos parages ?

— Je n’ai rien remarqué. En réalité, je ne m’en suis pas souciée.

— Et vous ? demanda-t-il en se tournant vers Charles Reyer, que faites-vous ici ?

— J’accompagne madame, monsieur le commissaire.

— Pourquoi ?

— Pour la distraction.

— Ou pour en savoir plus. On m’a dit pourtant que lorsque Mathilde Forestier plongeait, elle plongeait seule, contrairement aux lois de la profession. Ce n’est pas son genre d’avoir le souci de se faire accompagner et protéger.

L’aveugle sourit.

— Mme Forestier était en colère. Elle m’a demandé si je voulais venir voir ça. J’ai accepté. Ça occupe les fins de journée. Mais moi aussi je suis déçu. Vous avez démonté Mathilde un peu trop vite.

— Ne vous y fiez pas, sourit Adamsberg, elle a encore beaucoup de mensonges en réserve. Mais vous, par exemple, étiez-vous au courant de l’article de la gazette du 5e ?

— Ce n’est pas publié en braille, maugréa Charles. Mais pourtant, j’étais au courant. Ça vous comble ? Et vous, Mathilde, ça vous étonne ? Ça vous fait peur ?

— Je m’en fous, dit Mathilde.

Charles haussa les épaules et passa ses doigts sous ses lunettes noires.

— Quelqu’un en avait parlé à l’hôtel, continua-t-il. Un client dans le hall.

— Vous voyez, dit Adamsberg en se tournant vers Mathilde, les informations se propagent vite, jusqu’à ceux qui ne peuvent pas les lire. Qu’est-ce qu’il a dit, ce client dans le hall ?

— Quelque chose comme : « La grande dame de la mer fait encore des siennes ! Elle s’acoquine avec le fou des cercles bleus ! » C’est tout ce que j’en ai su. Pas très précis.

— Pourquoi m’avouer si volontiers que vous étiez au courant ? Ça vous met dans l’embarras. Vous savez que votre situation n’est déjà pas claire. Vous avez débarqué chez Mathilde par miracle et vous n’avez pas d’alibi pour la nuit du meurtre.

— Vous savez ça aussi ?

— Bien sûr. Danglard travaille.

— Si je ne vous l’avais pas avoué moi-même, vous auriez cherché à savoir et vous auriez su. Autant s’éviter le mauvais effet d’un mensonge, n’est-ce pas ?

Reyer souriait de ce méchant sourire avec lequel il voulait hacher tout le cosmos.

— Mais je ne savais pas, ajouta-t-il, que c’était à Mme Forestier que je parlais au café de la rue Saint-Jacques. J’ai fait la jonction plus tard.

— Oui, dit Adamsberg, vous avez déjà dit ça.

— Vous aussi vous vous répétez.

— C’est toujours comme ça à certains moments des enquêtes : on se répète. Les journalistes appellent ça « piétiner ».

— Phase 2 et 3, soupira Mathilde.

— Et puis, brusquement, poursuivit Adamsberg, ça se précipite, on n’a même plus le temps de parler.

— Phase 1, ajouta Mathilde.

— Vous avez raison, Mathilde, dit Adamsberg en la regardant, c’est pareil dans la vie. Ça procède par langueurs et par sursauts.

— C’est banal comme idée, grommela Charles.

— Je dis souvent des choses banales, dit Adamsberg. Je me répète, j’énonce des évidences premières, en bref, je déçois. Ça ne vous arrive jamais, monsieur Reyer ?

— J’essaie d’éviter, dit l’aveugle. Je déteste les conversations ordinaires.

— Pas moi, dit Adamsberg. Ça m’indiffère.

— Ça va, dit Mathilde. Je n’aime pas quand le commissaire prend cette tournure. On va s’enliser. Je préfère vous attendre à votre « sursaut », commissaire, quand la lumière sera revenue dans vos yeux.

— C’est banal comme idée, dit Adamsberg en souriant.

— Il est exact que dans ses métaphores poético-sentimentales, Mathilde ne recule devant aucune énormité, dit Reyer. D’un genre différent des vôtres.

— Est-ce que c’est fini ? Est-ce qu’on peut s’en aller ? demanda Mathilde. Vous m’énervez l’un comme l’autre. Dans un genre également différent.

Adamsberg fit un signe de la main et un sourire, et il se retrouva seul.

Pourquoi Charles Reyer avait-il jugé nécessaire de préciser : « C’est tout ce que j’ai su » ?

Parce qu’il en avait su plus que ça. Pourquoi avait-il avoué ce fragment de vérité ? Pour couper court à toute enquête supplémentaire.

Adamsberg appela donc l’Hôtel des Grands Hommes. Le réceptionniste du hall se souvenait de la gazette du 5e et de ce qu’en avait dit le client. De l’aveugle aussi bien sûr. Comment aurait-il oublié un tel aveugle ?

— Reyer a-t-il voulu des précisions sur l’article ? demanda Adamsberg.

— Effectivement, monsieur le commissaire. Il m’a demandé de lui lire tout l’article de la gazette. Sinon je ne m’en serais pas souvenu.

— Et comment a-t-il réagi ?

— C’est difficile à dire, monsieur le commissaire. Il avait des sourires à glacer le dos qui vous faisaient vous sentir comme un imbécile. Ce jour-là, il a eu un sourire comme ça, mais je n’ai jamais compris ce que cela voulait dire.

Adamsberg le remercia et raccrocha. Charles Reyer avait voulu en savoir plus. Et il avait accompagné Mathilde au commissariat. Quant à Mathilde, elle en connaissait plus long qu’elle n’avait dit sur le compte de l’homme aux cercles. Tout cela pouvait bien sûr n’avoir aucune espèce d’importance. Ça l’ennuyait de réfléchir à ce genre de renseignements. Il s’en débarrassa en les transmettant à Danglard. Si nécessaire, Danglard ferait ce qu’il fallait bien mieux que lui. Ainsi, il pourrait continuer à penser à l’homme aux cercles et à lui seul. Mathilde avait raison, il attendait le sursaut. Il savait aussi ce qu’elle avait voulu dire avec son image éculée de « lumière dans les yeux ». Ça a beau être éculé, ça n’en existe pas moins, la lumière dans les yeux. On en a ou on n’en a pas. Lui, ça dépendait des moments. Et pour l’instant, il savait très bien que son regard s’était perdu en mer on ne sait trop où.

*

Dans la nuit, il eut un sale rêve, fait de plaisir en même temps que de scènes grotesques. Il vit Camille entrer dans sa chambre, habillée en groom. L’air grave, elle avait retiré ses habits et s’était allongée contre lui. Bien que pressentant même en rêve qu’il était sur une foutue pente, il n’avait pas résisté. Et le groom du Caire avait ri en lui montrant ses dix doigts, ce qui voulait dire : « Je me suis marié dix fois avec elle. » Puis Mathilde était arrivée en disant : « Il veut t’écrouer », et elle avait tiré sa fille hors de ses bras. Et lui avait serré. Plutôt crever que de la lâcher à Mathilde. Et il s’était rendu compte que ce rêve dégénérait, que de toute façon le plaisir initial s’était enfui et qu’il valait mieux y mettre un terme en se réveillant. Il était quatre heures du matin.

Adamsberg se leva en disant merde.

Il marcha dans l’appartement. Oui, il était sur une foutue pente. Si au moins Mathilde n’avait rien dit de sa fille, Camille n’aurait pas retrouvé cette réalité tenue sans effort à distance pendant des années.

Non. Ça avait commencé avant, quand il l’avait crue morte. C’est à ce moment que Camille avait émergé des horizons lointains où il la regardait évoluer avec tendresse et distance. Mais il avait alors déjà fait la connaissance de Mathilde, et son visage égyptien avait dû ressusciter Camille avec plus de violence qu’auparavant, voilà comment tout avait commencé. Oui, voilà comment elle avait commencé, cette dangereuse série de sensations qui étaient venues claquer dans sa tête, souvenirs se soulevant comme des ardoises au vent pendant une tempête, libérant ça et là des ouvertures dans un toit jusqu’ici entretenu avec soin. Merde. Une foutue pente. Adamsberg avait toujours placé peu d’espérances et peu d’attentes dans l’amour, non qu’il fût opposé à l’existence des sentiments, ce qui n’aurait rien voulu dire, mais cela ne motivait pas l’essentiel de sa vie. C’était comme ça, une déficience, pensait-il parfois, une chance, pensait-il d’autres fois. Et ce défaut de croyance, il ne le remettait pas en question. Cette nuit pas plus qu’une autre nuit. Mais en marchant à longs pas dans l’appartement, il constatait qu’il aurait voulu tenir une heure Camille contre lui. De ne pouvoir le faire le frustrait, il fermait les yeux pour imaginer, et cela ne lui faisait aucun bien. Où était Camille ? Pourquoi n’était-elle pas ici pour se mettre contre lui jusqu’à demain ? Et comprendre qu’il était pris dans ce désir, irréalisable, ni maintenant ni jamais, l’exaspérait. Ce n’était pas ce désir qui l’embarrassait. Adamsberg ne s’empêtrait jamais dans des débats d’orgueil. C’était l’impression de perdre son temps et ses rêves dans un inutile et récurrent fantasme, en sachant que la vie lui eût été depuis longtemps plus légère s’il avait su s’en débarrasser. Et débarrassé, il ne l’était pas. Ça avait été une belle connerie que de rencontrer Mathilde.

Adamsberg ne se rendormit pas et ouvrit la porte de son bureau à six heures cinq du matin. Ce fut lui qui prit l’appel, dix minutes plus tard, du commissariat du 6e arrondissement. Un cercle avait été repéré au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue longue et déserte du Val-de-Grâce. Au centre, il y avait un dictionnaire miniature d’anglais-espagnol. Malmené par sa nuit, Adamsberg saisit cette occasion de sortir et de marcher. Un agent était déjà sur place, qui veillait sur le cercle bleu comme sur le saint suaire. L’agent se tenait très droit près du petit dictionnaire. Le spectacle était idiot.

Est-ce que je me trompe ? se demanda Adamsberg.

À vingt mètres de là en descendant le boulevard, un café était déjà ouvert. Il était sept heures. Il s’installa en terrasse et demanda au garçon si l’établissement fermait tard, et qui était de service entre onze heures du soir et minuit trente. Il pensait que pour rejoindre la station Luxembourg, l’homme aux cercles avait pu passer devant ce bistrot, s’il restait fidèle au métro. Le patron vint lui répondre lui-même. Il était assez agressif et Adamsberg lui montra sa carte.

— Votre nom ne m’est pas inconnu, dit le patron. Vous êtes célèbre dans votre métier.

Adamsberg laissa passer sans démentir. Ça facilitait le bavardage.

— Si, affirma le patron après avoir écouté Adamsberg. Si, j’ai vu un type pas catholique qui pourrait correspondre à ce que vous cherchez. Vers minuit cinq, il est passé en trottinant très vite pendant que je rangeais les tables en terrasse pour fermer. Vous savez ce que c’est ces chaises en plastique, ça se tortille, ça dégringole, ça s’accroche partout. Bref, l’une d’elles était tombée et il s’est pris les pieds dedans. Je me suis approché pour l’aider à se relever mais il m’a repoussé sans dire un mot et il est reparti aussi vite avec une sacoche coincée sous le coude qu’il n’avait pas lâchée.

— C’est bien ça, dit Adamsberg.

Le soleil arrivait jusqu’à la terrasse, il tournait son café, ça allait mieux. Camille regagnait enfin sa place lointaine.

— Vous en avez pensé quelque chose ? demanda-t-il.

— Rien. Si. J’ai pensé, voilà encore un pauvre gars, je dis pauvre gars parce qu’il était maigrichon, enfin voilà un gars qui a passé une soirée arrosée et qui court parce qu’il va se faire engueuler par sa bonne femme.

— Solidarité masculine, murmura Adamsberg, pris d’une légère répulsion pour l’homme. Et pourquoi une soirée arrosée ? Il ne tenait pas bien sur ses jambes ?

— Si. En y réfléchissant, il était plutôt agile au contraire. Disons qu’il devait sentir l’alcool, encore que je l’ai à peine remarqué sur le coup. Ça me revient parce que vous m’en faites parler. Chez moi, c’est une seconde nature de repérer ça, l’odeur d’alcool. Vous comprenez, mon métier… Vous me montrez n’importe quel gars et je peux vous dire à quel stade exact il en est. Et ce gars-là, le petit nerveux d’hier soir, il avait avalé quelques petits verres. Ça se flairait, oui, ça se flairait.

— Quoi ? Du whisky ? Du vin ?

— Non, hésita le patron, ni l’un ni l’autre. Un truc plus sucrailleux que ça. Je verrais plutôt des petits godets de liqueur qu’on écluse les uns après les autres autour d’une partie de cartes entre vieux garçons, le style dentelle, vous voyez, mais qui atteint son but quand même, mine de rien.

— Calvados ? Alcool de poire ?

— Ah, vous m’en demandez trop, je finirais par inventer à la longue. Je n’avais aucune raison de le respirer ce gars-là, après tout.

— Alors disons, alcool de fruits…

— Ça vous apporte quelque chose, ça ?

— Beaucoup, dit Adamsberg. Soyez assez aimable pour passer au commissariat dans la journée pour qu’on enregistre votre déposition. Je vous laisse l’adresse. Et n’oubliez surtout pas de signaler cette odeur de fruits à mon collègue.

— J’ai dit alcool, je n’ai pas dit fruits.

— Oui, comme vous voudrez. Ça n’a pas d’importance.

Adamsberg souriait, satisfait. Il repensa à la petite chérie, pour voir. Ça ne lui fit presque rien, un léger désir passant comme un oiseau au loin, mais sans plus. Soulagé, il quitta le bistrot. Aujourd’hui, il enverrait Danglard chez Mathilde pour essayer de lui arracher l’adresse du restaurant où elle avait suivi cet homme triste et travailleur à l’imperméable. On ne sait jamais.

Mais il préférait ne pas rencontrer Mathilde aujourd’hui.

L’homme aux cercles, quant à lui, continuait à faire tourner sa craie pas loin de la rue Pierre-et-Marie-Curie. Il continuait à s’agiter, à discuter.

Et lui, Adamsberg, il l’attendait.

*

Danglard arracha l’adresse du restaurant de Pigalle à Mathilde, mais l’établissement avait disparu depuis deux ans.

Au long de toute la journée, Danglard épia l’humeur vagabonde d’Adamsberg. Danglard trouvait que l’enquête se traînait. Mais il reconnaissait qu’il n’y avait pas grand-chose qu’on puisse faire. Il avait de son côté tamisé toute la vie de Madeleine Châtelain sans y trouver la moindre scorie. Il avait aussi été voir Charles Reyer pour lui demander d’expliquer sa curiosité à propos de l’article de la gazette. Reyer s’était senti pris au dépourvu, assez mécontent, surtout vexé sans doute d’avoir si mal dissimulé les choses à Adamsberg. Mais Reyer avait une certaine inclination pour Danglard, et les sonorités sourdes et traînantes de la voix de cet homme fatigué, qu’il imaginait de grande taille, l’inquiétaient moins que le timbre trop doux de la voix d’Adamsberg. Sa réponse à Danglard avait été simple. Encore étudiant en anatomie animale, il avait eu l’occasion d’assister à des séminaires qu’avait donnés Mme Forestier. C’était vérifiable. À l’époque, il n’avait pas de raison d’en vouloir à qui que ce soit, et il avait apprécié Mme Forestier telle qu’elle était, intelligente et séduisante, n’ayant jamais oublié un mot des conférences qu’elle leur avait faites. Ensuite, il avait voulu tout rayer de cette vie-là. Mais quand cet homme dans le hall de l’hôtel avait fait allusion à la « grande dame de la mer », l’écho du souvenir avait été assez agréable, tout compte fait, pour qu’il souhaite vérifier s’il s’agissait bien d’elle et ce qu’on pouvait bien lui reprocher. Reyer comprit que Danglard semblait convaincu. Danglard lui demanda néanmoins pourquoi il n’avait pas expliqué ça hier à Adamsberg, et pourquoi il n’avait pas dit à Mathilde qu’il la connaissait déjà, avant leur « hasardeuse » rencontre de la rue Saint-Jacques. Reyer avait répondu à la première question qu’il ne voulait pas qu’Adamsberg lui complique trop l’existence, et à la seconde qu’il ne tenait pas à ce que Mathilde l’amalgame à ces éternels étudiants devenus, vieillissants, serviteurs de la dame. Ce qu’il ne tenait pas à être.

En gros, pas grand-chose à tirer de tout cela, se disait Danglard. Le vrac habituel de demi-vérités qui font s’étirer les choses en longueur. Les gosses seraient déçus. Mais il reprochait à Adamsberg cette lenteur des jours, seulement ponctués au matin par les cercles qui réapparaissaient.

Il avait l’impression injustifiée que c’était Adamsberg qui influait en mal sur l’écoulement du temps. Le commissariat lui-même avait fini par être imprégné de la spécificité du comportement de son commissaire. Les fureurs sans objet réel désertaient peu à peu Castreau, et les sottises se faisaient plus rares dans la bouche de Margellon, non que l’un fût devenu moins brutal et l’autre moins imbécile, mais comme si ce n’était plus la peine de se casser la tête à parler tout le temps. En gros, mais ce n’était qu’une impression qui ne venait peut-être que de ses propres soucis, les éclats et les excès insignifiants de toutes sortes se faisaient moins voyants, moins utiles, remplacés par un fatalisme insouciant qui lui semblait plus dangereux. Tous ces hommes semblaient tirer avec tranquillité les voiles de leur navire, sans s’affoler de leur passagère inaction quand le vent tombait, laissant les voiles immobiles. Les affaires quotidiennes suivaient leur cours, trois agressions dans la même rue hier. Adamsberg entrait et sortait, disparaissait et revenait, sans que cela ne fasse plus saillir ni critique ni alarme.

*

Jean-Baptiste se coucha tôt. Même, il éconduisit sans la blesser, pensa-t-il, la jeune voisine d’en dessous. Pourtant ce matin, il aurait souhaité la voir d’urgence pour changer le cours de ses idées et le faire rêver d’un autre corps. Mais le soir venu, il ne pensait plus qu’à s’endormir au plus vite, sans fille, sans livre, sans pensée.

Quand le téléphone sonna dans la nuit, il sut que c’était arrivé, la fin du piétinement, le sursaut, et il sut que quelqu’un était mort. C’était Margellon qui l’appelait. Un homme avait été méchamment égorgé sur le boulevard Raspail, dans sa section déserte qui mène à la place Denfert. Margellon était sur place avec l’équipe du secteur du 14e arrondissement.

— Le cercle ? Comment est le cercle ? interrogea Adamsberg.

— Le cercle est là, commissaire. Bien exécuté, comme si le type avait pris tout son temps. L’inscription autour est complète aussi. Toujours la même : « Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors ? » Je n’en sais pas plus pour le moment. Je vous attends.

— J’arrive. Réveillez Danglard. Dites-lui qu’il s’amène au plus vite.

— Ce n’est peut-être pas nécessaire de déranger tout le monde ?

— Je le veux, dit Adamsberg. Et vous aussi, continua-t-il, restez également.

Il avait ajouté ça pour ne pas blesser.

Adamsberg passa on ne sait quel pantalon et on ne sait quelle chemise, c’est ce que nota Danglard qui était arrivé sur place quelques minutes plus tôt. Pour la chemise, il avait boutonné le samedi avec le dimanche, comme disait son père, et il s’en aperçut. Tout en regardant le cadavre, Adamsberg s’appliquait donc à remettre les boutons de sa chemise dans le bon ordre, en les défaisant tous au préalable, et sans prendre en aucune façon conscience de l’incongruité de se rhabiller sur le boulevard Raspail devant les types du commissariat du secteur. Ils le regardaient faire sans rien dire, il était trois heures trente du matin. Comme à toutes ces occasions où Danglard sentait que le commissaire allait être la cible de commentaires appuyés, il avait envie de le défendre contre vents et marées. Mais là, il n’y avait rien qu’il puisse faire.

Adamsberg acheva donc avec tranquillité de refermer sa chemise en regardant le corps, plus mutilé encore que celui de Madeleine Châtelain, à ce qu’il semblait sous la lumière des projecteurs. La gorge avait été si profondément tranchée que la tête de l’homme en était presque retournée.

Danglard, qui était aussi vaseux que devant le cadavre de Madeleine Châtelain évita d’y porter trop les yeux. La gorge, c’était son point sensible. La seule idée de porter une écharpe l’angoissait, comme si ça pouvait l’asphyxier. Il n’aimait pas se raser sous le menton non plus. Alors il regardait dans l’autre sens, vers les pieds du mort, l’un orienté près du mot « Victor », l’autre près du mot « sort ». Chaussures soignées, très classiques. Le regard de Danglard suivait le corps longiligne, examinant la coupe du costume gris, la présence cérémonieuse d’un gilet. Un vieux médecin, estima-t-il.

Adamsberg considérait le corps de l’autre côté, face à la gorge du vieil homme. Ses lèvres s’emmêlaient dans un pli de dégoût, dégoût pour la main qui avait tailladé ce cou. Il pensait au gros crétin de chien baveux et c’était tout. Son collègue du 14e s’approcha et lui tendit la main.

— Commissaire Louviers. Je n’avais pas encore eu l’occasion de vous rencontrer, Adamsberg. Circonstance pénible.

— Oui.

— J’ai jugé utile de prévenir aussitôt votre secteur, insista Louviers.

— Je vous remercie. Qui c’est, le monsieur ? demanda Adamsberg.

— Je suppose que c’est un médecin à la retraite. C’est ce que raconte en tout cas la sacoche de soins d’urgence qu’il avait avec lui. Il avait soixante-douze ans. Il s’appelle Gérard Pontieux, il est né dans l’Indre, il mesure un mètre soixante-dix-neuf, bref, rien de plus à dire pour le moment que le contenu de sa carte d’identité.

— On ne pouvait pas empêcher ça, dit Adamsberg en secouant la tête. On ne pouvait pas. Un second meurtre était prévisible mais imparable. Tous les policiers de Paris n’auraient pas suffi à l’empêcher.

— Je sais ce que vous pensez, dit Louviers. L’affaire était entre vos mains depuis le meurtre Châtelain, et le coupable n’a pas été coincé. Il récidive, ce n’est jamais agréable.

C’est vrai, c’était à peu près ça que pensait Adamsberg. Il avait su que ce nouveau meurtre arriverait. Mais pas une seconde il n’avait espéré pouvoir faire quelque chose contre. Il y a des stades de recherche où l’on ne peut rien faire qu’attendre que l’irréparable survienne pour essayer d’en tirer quelque chose de neuf. Adamsberg n’avait pas de remords. Mais il avait de la peine pour ce pauvre vieux type chic et gentil étalé par terre, qui avait fait les frais de son impuissance.

Au petit matin, le corps était emmené en fourgon. Conti était venu effectuer les photos à la lumière du premier jour, relayant son collègue du 14e. Adamsberg, Danglard, Louviers et Margellon se retrouvèrent autour d’une table du Café Ruthène qui venait de lever son volet.

Adamsberg restait silencieux, déconcertant son massif collègue du 14e qui lui trouvait les yeux voilés, la bouche tordue et les cheveux emmêlés.

— Pas la peine d’interroger les cafetiers cette fois, dit Danglard. Le Café des Arts et le Ruthène sont des établissements qui ferment trop tôt, avant dix heures. L’homme aux cercles s’y connaît en endroits déserts. Il avait déjà opéré pas loin d’ici pour le chat crevé, rue Froidevaux, le long du cimetière.

— C’est chez nous, ça, remarqua Louviers. Vous ne nous aviez pas prévenus.

— Il n’y avait pas eu meurtre, ni même incident, répondit Danglard. On s’est déplacés par simple curiosité. D’ailleurs, vous n’êtes pas exact, car c’est un de vos types qui m’a donné l’information.

— Ah, bon, dit Louviers. Content quand même d’être au courant.

— Comme le précédent cadavre, intervint Adamsberg du bout de la table, celui-ci ne dépasse pas de la circonférence du cercle. Impossible donc de démêler si l’homme aux cercles en est responsable ou si l’on s’est servi de lui. Ambiguïté, toujours. Très habile.

— Donc ? demanda Louviers.

— Donc rien. Le médecin légiste situe la mort vers une heure du matin. Un peu tard, je trouve, conclut-il après un nouveau silence.

— C’est-à-dire ? demanda Louviers qui ne se décourageait pas.

— C’est-à-dire après la fermeture des grilles du métro.

Louviers resta perplexe. Puis Danglard lut sur son visage qu’il renonçait à la conversation. Adamsberg demanda l’heure.

— Presque huit heures trente, dit Margellon.

— Allez téléphoner à Castreau. Je lui ai demandé quelques vérifications sommaires vers quatre heures trente. Il doit avoir avancé à présent. Dépêchez-vous avant qu’il aille se coucher. Castreau ne plaisante pas avec son temps de sommeil.

Quand Margellon revint, il dit que les vérifications sommaires n’avaient pas apporté grand-chose.

— Je m’en doute, dit Adamsberg, mais dites quand même.

Margellon lut ses notes.

— Le Dr Pontieux n’a pas de casier. On a déjà affranchi sa sœur, qui habite toujours dans la maison de famille de l’Indre. Il semble qu’elle soit sa seule famille. Elle a quelque chose comme quatre-vingts ans. Enfant d’un couple d’agriculteurs, le Dr Pontieux réalisa une ascension sociale qui absorba, semble-t-il, toute son énergie. La phrase est de Castreau, précisa Margellon. Bref, il est resté célibataire. D’après la gardienne de son immeuble, que Castreau a également appelée, il n’y a guère d’affaires de femmes à relever, ni de quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Ça, c’est Castreau qui le rajoute aussi. Il habitait là depuis au moins trente ans, avec son cabinet au troisième et son appartement au deuxième, et la gardienne l’a toujours connu. Elle dit qu’il était prévenant et bon comme du pain et elle pleure beaucoup. Résultat, aucun nuage, un homme sobre. Tranquillité, monotonie. Ça…

— Ça, c’est Castreau qui le rajoute, coupa Danglard.

— La gardienne sait-elle pourquoi le docteur est sorti hier soir ?

— Il avait été appelé au chevet d’un môme fiévreux. Il n’exerçait plus, mais d’anciens clients aimaient bien lui demander conseil. Elle suppose qu’il avait décidé de rentrer à pied. Il aimait marcher à pied, pour l’hygiène, forcément.

— Pas forcément, dit Adamsberg.

— À part ça ? demanda Danglard.

— À part ça rien, et Margellon rangea ses notes.

— Un inoffensif médecin de quartier, conclut Louviers, aussi neigeux que votre précédente victime. Même scénario on dirait.

— Il y a pourtant une grosse différence, dit Adamsberg. Une énorme différence.

Les trois hommes le regardaient en silence. Adamsberg gribouillait avec une allumette brûlée sur un coin de la nappe en papier.

— Vous ne voyez pas ? demanda Adamsberg en les regardant, sans intention de les défier.

— Faut croire que ça ne saute pas aux yeux, dit Margellon. Quelle énorme différence ?

— Cette fois, c’est un homme qu’on a tué, dit Adamsberg.

*

Le médecin légiste remit son rapport complet en fin d’après-midi. Il situait l’heure du décès vers une heure trente. Le Dr Gérard Pontieux avait, comme Madeleine Châtelain, été assommé avant d’être égorgé. Le meurtrier s’était acharné en pratiquant dans la gorge au moins six entailles et avait atteint les vertèbres. Adamsberg grimaça. Toute l’enquête de la journée n’avait guère fourni plus de renseignements que ceux qu’ils possédaient au matin. Maintenant, on savait pas mal de trucs sur le vieux docteur, mais rien que de l’ordinaire. Son appartement, son cabinet, ses papiers privés avaient révélé une vie sans porte dérobée. Le docteur se préparait à louer son domicile pour retourner dans l’Indre où il venait d’acheter, dans des conditions également ordinaires, une petite maison. Il laissait une bonne petite somme à sa sœur, pas de quoi tuer un chat.

Danglard revint vers cinq heures. Il avait ratissé tous les environs du meurtre avec trois hommes. Adamsberg vit qu’il avait l’air satisfait mais qu’il avait aussi envie de se verser un verre.

— Il y avait ça dans le caniveau, dit Danglard en lui montrant une pochette plastique. Ce n’était pas loin du corps, à vingt mètres environ. L’assassin n’a même pas pris la peine de dissimuler la chose. Il agit comme s’il était intouchable, certain de son impunité. C’est la première fois que je vois ça.

Adamsberg ouvrit la pochette. Dedans, il y avait deux gants de cuisine en caoutchouc rose, collés de sang. C’était assez répugnant.

— L’assassin voit la vie simplement, non ? dit Danglard. Il égorge avec des gants de cuisine, et puis il s’en débarrasse un peu plus loin en les jetant dans le caniveau, comme si c’était une simple boulette de papier. Mais il n’y aura pas d’empreinte. C’est ça qu’il y a de bien avec les gants en caoutchouc : on peut s’en défaire en les faisant glisser sans les toucher, et c’est des gants qu’on trouve partout. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse avec ça, à part conclure que le meurtrier est follement sûr de lui ? Il va nous en tuer combien comme ça ?

— On est vendredi. Ce qu’il y a de presque certain, c’est qu’il n’y aura rien ce week-end. J’ai l’impression que l’homme aux cercles ne bouge pas le samedi ni le dimanche. Une organisation très régulière. Si l’assassin est un autre homme que lui, il devra attendre de nouveaux cercles. Pour la forme, qu’est-ce que donne l’alibi de Reyer pour cette nuit ?

— Toujours pareil. Il dormait. Aucun témoin. Tout le monde dormait dans la maison. Et il n’y a pas de concierge pour capter leurs éventuelles allées et venues. Il y a de moins en moins de concierges, c’est dramatique pour nous.

— Mathilde Forestier m’a appelé tout à l’heure. Elle avait appris le meurtre par la radio, et elle avait l’air ébranlée.

— À voir, dit Danglard.

*

Et il n’y eut plus rien pendant plusieurs jours. Adamsberg remit dans son lit la voisine d’en dessous, Danglard reprit ses poses lasses de fin d’après-midi de juin. Seule la presse s’agitait. Maintenant, une bonne dizaine de journalistes se relayaient sur le trottoir.

Mercredi, Danglard fut le premier à perdre patience.

— Il nous tient, gronda-t-il. On ne peut rien faire, rien trouver, rien prouver. On est là, languissants, et on attend qu’il nous invente quelque chose. On ne sait rien faire d’autre qu’attendre un nouveau cercle. C’est insupportable. Pour moi, c’est insupportable, précisa-t-il après avoir jeté un regard à Adamsberg.

— Demain, dit Adamsberg.

— Demain quoi ?

— Demain matin, il y aura un nouveau cercle, Danglard.

— Vous n’êtes pas devin.

— On ne va pas revenir là-dessus, on en a déjà parlé tous les deux. L’homme aux cercles a un projet. Et comme dit Vercors-Laury, il a besoin d’exhiber ses pensées. Il ne laissera pas passer la semaine entière sans se manifester. D’autant que la presse ne parle plus que de lui. S’il cercle cette nuit, Danglard, il faut craindre un nouveau meurtre dans la nuit suivante, dans la nuit de jeudi à vendredi. Cette fois il faudra augmenter tous les effectifs de ronde, au moins dans le 5e, le 6e et le 14e arrondissement.

— Pourquoi ? Le meurtrier n’est pas obligé de se précipiter. Il ne l’a jamais fait jusqu’ici.

— Maintenant, c’est différent. Comprenez-moi, Danglard : si l’homme aux cercles est le tueur, et s’il recommence à cercler, c’est qu’il a l’intention d’assassiner à nouveau. Mais il sait qu’il doit faire vite à présent. Trois témoins l’ont déjà décrit, sans compter Mathilde Forestier. On pourra bientôt constituer un portrait-robot. Il est au courant par les journaux. Il sait bien qu’il ne peut pas continuer comme ça très longtemps. Ses méthodes sont trop risquées. Alors, s’il veut achever ce qu’il a commencé, il ne peut plus traîner.

— Et si le meurtrier n’est pas l’homme aux cercles ?

— Ça ne change rien. Il ne peut pas compter non plus sur la durée. Son homme aux cercles, apeuré par les deux crimes, peut cesser ses jeux plus tôt que prévu. Il devra donc se précipiter avant que le maniaque ne s’arrête.

— Possible, dit Danglard.

— Très possible, mon vieux.


Danglard s’agita toute la nuit. Comment Adamsberg pouvait-il attendre avec tant de nonchalance et comment s’autorisait-il à prévoir ? On n’avait jamais l’impression qu’il se servait des faits. Il lisait tous les dossiers qu’il lui avait constitués sur les victimes et les suspects, mais c’est à peine s’il les commentait. Il suivait on ne sait quel vent. Pourquoi avait-il l’air de trouver important que la deuxième victime soit un homme ? Parce que ça permettait d’éliminer l’hypothèse de crimes sexuels ?

Ce n’était pas une surprise pour Danglard. Il pensait depuis longtemps que quelqu’un se servait de l’homme aux cercles dans un but précis. Mais ni le meurtre de Châtelain ni celui de Pontieux ne semblaient profitables à quiconque. Ils ne semblaient servir qu’à accréditer l’idée d’une « série maniaque ». Est-ce pour cela qu’il fallait s’attendre à une nouvelle tuerie ? Mais pourquoi Adamsberg continuait-il à ne penser qu’à l’homme aux cercles ? Et pourquoi l’avait-il appelé « mon vieux » ? Rompu de se retourner cent fois dans son lit, et crevant de chaud, Danglard pensa à se lever pour aller se rafraîchir à la cuisine avec le fond de la bouteille. Il faisait attention devant les gosses à souvent laisser un fond dans la bouteille. Mais Ariette s’apercevrait demain qu’il avait éclusé dans la nuit. Bon, ce ne serait pas la première fois. Elle dirait en faisant la moue : « Adrien — elle l’appelait souvent Adrien —, Adrien, t’es un saligaud. » Mais il hésitait surtout parce que boire la nuit lui fichait un mal au crâne infernal au réveil, lui décortiquait les cheveux et lui démontait les articulations, et il devait absolument être d’aplomb demain matin. Au cas où il y aurait un nouveau cercle. Et pour organiser les rondes de la nuit suivante, de la nuit du crime. C’était agaçant de se laisser faire de la sorte par les convictions enfumées d’Adamsberg, mais c’était plus agréable, tout compte fait, que de lutter contre.


Et l’homme cercla. À l’autre bout de Paris, dans la petite rue Marietta-Martin, dans le 16e arrondissement. Le commissariat mit quelque temps à les prévenir. Ils n’étaient pas bien au courant, le secteur n’ayant jamais eu jusqu’ici à souffrir des cercles bleus.

— Pourquoi ce nouveau quartier ? demanda Danglard.

— Pour nous montrer, après avoir écumé les environs du Panthéon, qu’il n’est pas assez borné pour avoir des a priori, et que meurtre ou pas meurtre, il garde sa liberté et son pouvoir sur tout le territoire de la capitale. Quelque chose comme ça, murmura Adamsberg.

— Ça nous balade, dit Danglard, un doigt enfoncé sur son front.

Cette nuit, il n’avait pas tenu le coup, et il avait fini la bouteille et même commencé une autre. La barre en plomb qui cognait maintenant dans son front lui faisait presque perdre la vue. Et ce qui l’inquiétait le plus, c’est qu’Ariette ne lui avait rien dit au petit déjeuner. Mais Ariette savait qu’il avait des soucis en ce moment, coincé entre son compte en banque presque vide, cette enquête impossible et le caractère déstabilisant du nouveau commissaire. Peut-être ne voulait-elle pas l’emmerder davantage. Alors c’est qu’elle ne comprenait pas que Danglard aimait quand elle disait : « Adrien, t’es un saligaud. » Parce qu’à ce moment-là, il était sûr d’être aimé. C’était une sensation simple mais néanmoins réelle.

Au milieu du cercle, fait d’un seul élan, il y avait une pomme d’arrosoir en plastique rouge.

— Ça a dû tomber du balcon du dessus, dit Danglard en levant le nez. Elle remonte à l’Antiquité, cette pomme d’arrosoir. Et pourquoi cercler ça, et pas le paquet de cigarettes qui est à deux mètres ?

— Vous connaissez la liste, Danglard. Il prend soin que tous les objets cerclés ne soient pas des objets volants. Jamais un ticket de métro, jamais une feuille ou un mouchoir en papier, ou tout ce que le vent risquerait d’emporter dans la nuit. Il veut être certain que la chose dans le cercle sera bien là au matin. Ce qui donne à penser qu’il s’occupe plus de l’image à donner de lui-même que de la « revitalisation de la chose en soi », comme dirait Vercors-Laury. Sinon, il n’exclurait pas les objets fugaces, qui ont autant d’importance que les autres, du point de vue de la « renaissance métaphorique des trottoirs »… Mais du point de vue de l’homme aux cercles, un rond trouvé vide au matin serait une insulte à sa création.

— Cette fois, dit Danglard, il n’y aura pas non plus de témoin. C’est encore un coin sans cinéma et sans bistrot proche ouvert le soir. Et un coin où les gens ont tendance à se coucher tôt. Il se fait discret, l’homme aux cercles.


Jusqu’à midi, Danglard garda un doigt pressé sur le front. Ça allait un peu mieux après le déjeuner. Il put s’occuper tout l’après-midi avec Adamsberg d’organiser les surcroîts d’effectifs qui devaient sillonner Paris cette nuit. Danglard secouait la tête, se demandant l’utilité de tout cela. Mais il reconnaissait qu’Adamsberg avait vu juste pour le cercle de ce matin.

Vers huit heures du soir, tout était en place. Mais le territoire de la ville était si grand que les mailles de la surveillance étaient bien entendu trop larges.

— S’il est habile, dit Adamsberg, il y échappera, c’est évident. Et bien sûr qu’il est habile.

— Au point où on en est, on devrait surveiller la maison de Mathilde Forestier, non ? demanda Danglard.

— Oui, répondit Adamsberg. Mais qu’ils ne se fassent pas repérer, par pitié.

Il attendit que Danglard soit sorti pour appeler chez Mathilde. Il lui demanda simplement de se tenir à carreau ce soir et de ne pas tenter d’escapade ou de filature.

— Service à me rendre, précisa-t-il. Ne cherchez pas à comprendre. Au fait, Reyer est chez lui ?

— Sans doute, dit Mathilde. Il n’est pas à moi, je ne le surveille pas.

— Et Clémence est avec vous ?

— Non. Comme toujours, Clémence est partie en riant sous cape à un rendez-vous prometteur. Ça se déroule d’une manière invariable. Soit elle attend le type jusqu’à point d’heure dans une brasserie sans voir personne, soit le type repart aussi sec dès qu’il l’aperçoit. Dans un cas comme dans l’autre, elle revient délabrée. Fichue perspective. Elle ne devrait pas faire ça le soir, ça lui colle le bourdon.

— Bien. Restez tranquille jusqu’à demain, madame Forestier.

— Vous craignez quelque chose ?

— Je ne sais pas, répondit Adamsberg.

— Comme d’habitude, dit Mathilde.

*

Adamsberg ne se décida pas à quitter le commissariat cette nuit-là. Danglard choisit de rester avec lui. Le commissaire griffonnait en silence sur ses genoux, les jambes allongées, calées sur la corbeille à papier. Danglard mastiquait des vieux caramels qu’il avait trouvés dans le tiroir de Florence, pour tenter de s’empêcher de boire.


Un agent de faction marchait sur le boulevard de Port-Royal, entre la petite gare et le coin de la rue Bertholet. Un collègue faisait la même chose à partir des Gobelins.

Depuis dix heures du soir, il avait eu le temps de faire onze fois l’aller et retour et ça l’agaçait de ne pas pouvoir s’empêcher de compter. Quoi faire d’autre ? Depuis une heure, il n’avait plus rencontré grand monde sur le boulevard. Juillet avait commencé, Paris s’était déjà en partie vidé.

Maintenant, une jeune femme en blouson de cuir le croisait d’une démarche un peu irrégulière. Elle était belle, elle rentrait peut-être chez elle. On approchait de une heure quinze du matin et l’agent eut envie de lui dire de presser le pas. Elle lui paraissait vulnérable et il eut peur pour elle. Il courut pour la rattraper.

— Mademoiselle, est-ce que vous allez loin ?

— Non, dit la jeune femme. Vers le métro Raspail.

— Raspail ? Ça ne me plaît pas trop, dit l’agent. J’ai envie de vous accompagner un peu. Mon collègue suivant n’est posté qu’au secteur Vavin.

La fille avait les cheveux coupés sur la nuque. La ligne du maxillaire était nette et troublante. Non, il n’avait pas envie qu’on l’abîme. Mais cette fille avait l’air tranquille dans la nuit. La nuit de la ville, elle semblait connaître ça.

La fille alluma une cigarette. Elle n’était pas très à l’aise en sa compagnie.

— Mais quoi ? Il se passe quelque chose ? demanda-t-elle.

— Il paraît que la nuit n’est pas saine. Je vous fais un bout de conduite sur cinquante mètres.

— Comme vous voudrez, dit la fille.

Mais c’était clair qu’elle aurait autant aimé être seule, et ils marchèrent en silence.

Quelques minutes plus tard, l’agent la laissait au tournant de sa rue et revenait sur ses pas en direction de la petite gare de Port-Royal. Il longea une fois encore le boulevard jusqu’à ce qu’il croise la rue Bertholet. Douzième fois. À parler et à raccompagner cette femme, il avait perdu au plus dix minutes dans sa ronde. Mais ça lui semblait aussi faire partie de son boulot.

Dix minutes. Mais ça avait suffi. Quand il jeta un œil dans la rue Bertholet, longue et droite, il vit la forme sur le trottoir.

Ça y est, pensa-t-il avec désespoir, c’est pour moi.

Il s’approcha en courant. Si ça pouvait n’être qu’un tapis roulé. Mais du sang coulait jusqu’à lui. Il posa sa main sur le bras étendu au sol. C’était tiède, ça venait de se faire. C’était une femme.

Son récepteur grésillait. Il contacta ses collègues postés aux Gobelins, à Vavin, à Saint-Jacques, à Cochin, Raspail et Denfert pour leur demander de transmettre la nouvelle, de ne pas quitter leur poste et d’interpeller tous les passants qu’ils rencontreraient. Mais si le meurtrier était parti en voiture par exemple, c’était certain qu’il échapperait. Il ne se sentait pas coupable de s’être éloigné de sa trajectoire le temps d’accompagner cette jeune femme. Il avait peut-être sauvé cette fille au joli maxillaire.

Mais il n’avait pas sauvé celle-là. À quoi ça tient, la vie. Du maxillaire de la morte, d’ailleurs, on ne distinguait plus rien. Seul, écœuré, l’agent détourna sa lampe, alerta ses supérieurs et attendit, la main sur son pistolet. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas été aussi impressionné par la nuit.


Quand le téléphone sonna, Adamsberg leva son visage vers Danglard mais il ne sursauta pas.

— C’est arrivé, dit-il.

Et puis il décrocha, en se mordant la lèvre.

— Où ? Répétez où, dit-il après une minute. Bertholet ? Mais tout le 5e devait être truffé d’hommes ! Il devait y en avoir quatre sur la seule longueur de Port-Royal ! Qu’est-ce qui s’est passé, bon Dieu ?

La voix d’Adamsberg avait monté. Il brancha le micro pour que Danglard puisse entendre les réponses de l’agent.

— On n’était que deux sur Port-Royal, commissaire. Il y a eu cet accident de métro à Bonne-Nouvelle, deux rames en collision vers vingt-trois heures quinze. Pas de blessés graves mais pas mal d’hommes ont dû y aller.

— Mais il fallait délester les secteurs périphériques et envoyer les hommes vers le 5e ! J’avais dit de serrer les rues du 5e ! Je l’avais dit !

— Je n’y peux rien, commissaire. Je n’ai pas eu d’instructions.

C’était la première fois que Danglard voyait Adamsberg presque hors de lui. C’est vrai, ils avaient été alertés de l’accident à Bonne-Nouvelle, mais ils avaient tous deux pensé que les hommes du 5e et du 14e ne seraient pas touchés. Il avait dû y avoir des ordres contradictoires, ou bien le réseau souhaité par Adamsberg n’avait pas été jugé si indispensable en haut lieu.

— De toute façon, dit Adamsberg en secouant la tête, il l’aurait fait. Dans cette rue ou dans cette autre, à cette heure ou à une autre, il aurait fini par arriver à le faire. C’est un monstre. On n’y pouvait rien, ce n’est pas la peine de s’énerver. Venez, Danglard, on file là-bas.


Là-bas, il y avait les gyrophares, les projecteurs, la civière, le médecin légiste, pour la troisième fois autour d’un corps égorgé bien circonscrit dans les limites de son cercle bleu.

Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors ? murmura Adamsberg.

Il regarda la nouvelle victime.

— Tailladée d’une aussi terrible manière que l’autre, dit le médecin. On s’est acharné au couteau sur les vertèbres cervicales. L’instrument n’était pas assez puissant pour les sectionner, mais l’intention y était, je vous le garantis.

— D’accord, docteur, vous nous écrirez tout ça, dit Adamsberg qui voyait Danglard en sueur. Le crime vient de se faire, c’est bien ça ?

— Oui, et entre une heure cinq et une heure trente-cinq, si l’agent est exact.

— Votre itinéraire, dit Adamsberg en se tournant vers l’agent, c’était d’ici à la place de Port-Royal ?

— Oui, commissaire.

— Que vous est-il arrivé ? Vous ne pouviez pas mettre plus de vingt minutes à faire l’aller et retour.

— Non, c’est vrai. Mais une fille est passée seule quand j’arrivais pour la onzième fois à la petite gare. Je ne sais pas, appelez ça un pressentiment, j’ai voulu l’accompagner jusqu’au coin de sa rue. Ce n’était pas loin. Je pouvais voir Port-Royal tout le long du chemin. Je ne cherche pas à me disculper, commissaire, je prends cet écart sous ma responsabilité.

— Laissons tomber, dit Adamsberg. Il l’aurait fait, de toute façon. Vous n’avez aperçu personne qui corresponde à ce qu’on cherche ?

— Personne.

— Et ceux du secteur ?

— Ils n’ont rien signalé.

Adamsberg soupira.

— Vous avez remarqué le cercle, commissaire ? dit Danglard. Il n’est pas rond. C’est incroyable, il n’est pas rond. Le trottoir était trop étroit dans cette rue, il a dû le faire ovale.

— Oui, et ça a dû le contrarier.

— Mais pourquoi ne pas le faire sur le boulevard où il avait toute la place ?

— Trop de flics quand même, Danglard. Qui est la dame ?

Il y eut à nouveau la lecture des papiers, la fouille du sac à la lueur des lampes.

— Delphine Le Nermord, née Vitruel, elle avait cinquante-quatre ans. Et ça, c’est une photo d’elle, il me semble, continua Danglard en vidant avec soin le contenu du sac à main sur un plastique. Elle a l’air jolie, un peu surfaite. L’homme qui la tient par l’épaule, ça doit être le mari.

— Non, dit Adamsberg, c’est impossible. On ne lui voit pas d’alliance, mais à elle si. C’est peut-être son amant, un type plus jeune. Ça expliquerait qu’elle ait cette photo avec elle.

— Oui, j’aurais dû remarquer.

— Il fait noir. Venez, Danglard, on va au camion.

Adamsberg savait que Danglard n’en pouvait plus de voir des cous ouverts.

Ils s’assirent chacun sur une banquette opposée à l’arrière du fourgon. Adamsberg feuilletait une revue de mode qu’il avait trouvée dans le sac de Mme Le Nermord.

— Ça me dit quelque chose, ce nom de Le Nermord, dit-il. Mais je n’ai pas de mémoire. Cherchez dans son carnet d’adresses le prénom du mari, et puis leur adresse.

Danglard en tira une carte de visite usée.

— Augustin-Louis Le Nermord. Il y a deux adresses, l’une au Collège de France, l’autre rue d’Aumale, dans le 9e arrondissement.

— Ça me dit toujours quelque chose, mais je ne vois toujours pas quoi.

— Moi oui, dit Danglard. On a parlé de ce Le Nermord il y a peu de temps comme candidat à un siège à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. C’est un byzantiniste, affirma-t-il encore après un moment, un spécialiste de l’Empire de Justinien.

— Mais comment vous savez ça, Danglard ? dit Adamsberg en levant la tête de sa revue, sincèrement étonné.

— Bon. Disons que je connais des trucs sur Byzance.

— Mais pourquoi ?

— J’aime bien savoir, c’est tout.

— Sur l’Empire de Justinien aussi, vous aimez savoir ?

— Faut croire, soupira Danglard.

— C’était quand, ça, Justinien ?

Adamsberg n’était jamais embarrassé de demander quand il ne savait pas, même à propos de ce qu’il aurait dû savoir.

— Au VIe siècle.

— Après Jésus-Christ ou avant ?

— Après.

— L’homme m’intéresse. Venez, Danglard, on va lui annoncer la mort de sa femme. Pour une fois qu’une de nos victimes a de la famille proche, il faut en profiter pour le regarder réagir.


La réaction d’Augustin-Louis Le Nermord fut simple. Après les avoir écoutés, mal réveillé, le petit homme ferma les yeux, mit les mains sur son ventre, et devint blanc tout autour des lèvres. Il courut hors de la pièce et Danglard et Adamsberg l’entendirent vomir quelque part dans la maison.

— Au moins, c’est clair, dit Danglard. Il est secoué.

— Ou il a pris un vomitif après qu’on a sonné à l’interphone.

L’homme revint en marchant avec précaution. Il avait enfilé une robe de chambre grise par-dessus son pyjama et il s’était passé la tête sous l’eau.

— Nous sommes désolés, dit Adamsberg. Si vous préférez ne répondre à nos questions que demain…

— Non… non… Allez, je vous écoute, messieurs.

Ce petit type voulait avoir de la dignité, et il en avait, nota Danglard. Sa pose était droite, son front grand, et son regard d’un bleu moche était tenace et ne lâchait pas celui d’Adamsberg. Il alluma une pipe en leur demandant si ça ne les dérangeait pas, en disant qu’il en avait besoin.

La lumière était faible, la fumée lourde, la pièce envahie de bouquins.

— Vous travaillez sur Byzance ? demanda Adamsberg en jetant un regard à Danglard.

— C’est vrai, dit Le Nermord un peu surpris. Comment le savez-vous ?

— Moi je ne le sais pas. Mais mon collègue vous connaît de nom.

— Merci, c’est gentil de le dire. Mais pourriez-vous me parler d’elle, je vous prie ? Elle… Qu’est-il arrivé, comment ?

— Nous vous donnerons des détails quand vous serez plus fort pour les entendre. C’est déjà assez douloureux de savoir qu’elle a été assassinée. On l’a retrouvée dans un cercle de craie bleue. C’était rue Bertholet, dans le 5e arrondissement. C’est assez loin d’ici.

Le Nermord hochait la tête. Les traits de son visage s’affaissaient. Il faisait très vieux. Il n’était pas agréable à regarder.

Victor, triste sort, pourquoi es-tu dehors ? C’est ça ? interrogea-t-il à voix basse.

— À peu près, pas tout à fait, dit Adamsberg. Vous êtes donc au courant des activités de l’homme aux cercles ?

— Qui ne l’est pas ? La recherche historique ne met à l’abri de rien, monsieur, même si on le souhaite. Et c’est incroyable, on a parlé de ce maniaque avec Delphie — Delphine, ma femme —, la semaine dernière.

— Pourquoi en avez-vous parlé ?

— Delphie avait tendance à prendre sa défense, mais moi, cet homme me dégoûtait. Un faiseur. Mais les femmes ne se rendent pas compte.

— C’est loin, la rue Berthollet. Votre femme était-elle chez des amis ? reprit Adamsberg.

L’homme réfléchit longtemps. Au moins cinq ou six minutes. Danglard se demanda même s’il avait bien entendu la question ou s’il n’allait pas s’endormir. Mais Adamsberg lui fit signe d’attendre.

Le Nermord gratta une allumette pour raviver le fourneau de sa pipe.

— Loin de quoi ? demanda-il enfin.

— Loin de sa maison, dit Adamsberg.

— Non, c’est tout près au contraire. Delphie habitait boulevard du Montparnasse, à côté de Port-Royal. Il faut vous en dire plus ?

— S’il vous plaît.

— Ça fait presque deux ans que Delphie m’a quitté pour vivre chez son amant. C’est un type insignifiant, un niais, mais vous ne me croirez pas si c’est moi qui le dis. Vous jugerez vous-même si vous le voyez. C’est malheureux, c’est tout ce que je peux dire. Alors moi… je vis là-dedans, dans cette grande baraque… seul. Comme un con, acheva-t-il avec un geste circulaire.

Il sembla à l’oreille de Danglard que sa voix s’effritait un peu.

— Malgré tout, vous la voyiez toujours ?

— Difficile de m’en passer, répondit Le Nermord.

— Vous étiez jaloux ? demanda Danglard sans finesse particulière.

Le Nermord haussa les épaules.

— Qu’est-ce que vous voulez, monsieur, on s’habitue. Ça fait douze ans que Delphie me trompe à droite et à gauche. On écume toujours ; mais on baisse les bras. À la fin, on ne sait plus si c’est l’amour-propre ou l’amour qui se met en rage, et puis les rages s’espacent et puis on finit par déjeuner ensemble, bien gentiment, bien tristement. Vous connaissez tout ça par cœur, messieurs, on ne va pas en écrire un livre, n’est-ce pas ? Delphie n’était pas meilleure qu’une autre et moi pas plus courageux qu’un autre. Je ne voulais pas la perdre tout à fait. Alors autant la prendre comme elle devenait. J’avoue que le dernier amant, le niais, a eu du mal à passer. Comme un fait exprès, c’est pour le plus insipide de tous qu’elle s’est enflammée et a décidé de déménager.

Il leva les bras et les laissa retomber sur ses cuisses.

— Voilà, dit-il, ça suffit comme ça. Et puis c’est terminé maintenant.

Il serra les paupières et rechargea sa pipe de tabac blond.

— Il faudrait nous détailler votre emploi du temps de ce soir. C’est indispensable, dit Danglard, toujours avec la même simplicité.

Le Nermord les regarda tour à tour.

— Je ne comprends pas. Ce n’est pas ce maniaque qui a ?…

— On n’en sait rien, dit Danglard.

— Non, non, messieurs, vous vous trompez. Ce que je gagne à la mort de ma femme, c’est du vide, de la désolation. Et puis, puisque vous vous y intéresserez à coup sûr, l’essentiel de son argent — elle en avait beaucoup —, et même cette maison, doivent aller à sa sœur. Delphie avait décidé les choses comme ça. Sa sœur a toujours été sur la corde raide.

— Il n’empêche, recommença Danglard, il nous faut votre emploi du temps. S’il vous plaît.

— Comme vous l’avez vu, la porte de l’immeuble est à interphone. Il n’y a pas de gardien. Qui pourra vous dire si j’ai menti ou non ? Enfin… Jusqu’à onze heures à peu près, j’ai organisé le programme de mes cours pour l’an prochain. Voyez, c’est là, en pile sur la table. Et je me suis couché, et j’ai lu, et j’ai dormi jusqu’à votre coup de sonnette. C’est incontrôlable.

— C’est désolant, dit Danglard.

Adamsberg le laissait mener l’entretien maintenant. Danglard était plus fort que lui pour les questions classiques et désagréables. Pendant ce temps-là, il ne quittait pas de l’œil Le Nermord, assis en face de lui.

— Je comprends, dit Le Nermord en caressant son front avec le fourneau tiède de sa pipe, avec beaucoup de détresse dans ce geste. Je comprends. Le mari trompé, humilié, le nouvel amant susceptible de m’arracher ma femme… Je comprends vos mécanismes. Mon Dieu… Mais est-ce que vous devez toujours être aussi simples ? Est-ce que vous ne pouvez pas penser autrement ? Penser plus compliqué ?

— Si, dit Danglard. Ça nous arrive. Mais c’est vrai que votre position est délicate.

— C’est vrai, reconnut Le Nermord. Mais j’espère pour moi que vous ne commettrez pas d’erreur de jugement. Je suppose donc qu’on va être appelés à se revoir ?

— Lundi ? proposa Adamsberg.

— Va pour lundi. Et je suppose aussi qu’il n’y a rien que je puisse faire pour Delphie. Elle est entre vos mains ?

— Oui, monsieur. Nous sommes désolés.

— Vous allez l’autopsier ?

— Nous sommes désolés.

Danglard laissa passer une minute. Il laissait toujours passer une minute après avoir parlé des autopsies.

— Pour l’entretien de lundi, reprit-il, réfléchissez à vos soirées du mercredi 19 juin et du jeudi 27 juin. Ce sont les nuits des deux précédents meurtres. On vous posera la question. À moins que vous ne puissiez nous répondre dès maintenant.

— Pas besoin de réfléchir, répondit Le Nermord. C’est simple et triste : je ne sors jamais. Je passe toutes mes soirées à écrire. Personne n’habite plus dans ma maison pour vous le confirmer et j’ai peu de contacts avec mes voisins.

Tout le monde se mit à hocher la tête, on ne sait pas pourquoi. Il y a des moments comme ça où tout le monde hoche la tête.

C’était fini pour cette nuit. Adamsberg, qui voyait la fatigue sur les paupières du byzantiniste, donna le mouvement de départ en se levant avec douceur.

*

Danglard sortit de chez lui le lendemain avec un livre de Le Nermord sous le bras, Idéologie et société sous Justinien, paru onze ans plus tôt. Mais c’est tout ce qu’il avait trouvé dans sa bibliothèque. Au dos du volume, il y avait une courte biographie flatteuse, accompagnée d’une photographie de l’auteur.

Le Nermord souriait, plus jeune, aussi vilain de traits, mais sans particularité, sinon des dents régulières. Hier, Danglard avait remarqué qu’il avait ce tic des fumeurs de pipe de faire taper le tuyau contre ses dents. Observation banale, aurait dit Charles Reyer.

Adamsberg n’était pas là. Il avait déjà dû se rendre chez l’amant. Danglard posa le livre sur le bureau du commissaire, conscient qu’il espérait l’impressionner par le contenu de sa bibliothèque personnelle. Et c’était vain puisqu’il savait à présent que peu de choses impressionnaient Adamsberg. Tant pis.

Danglard n’avait qu’une idée en tête ce matin : savoir ce qui s’était passé dans la maison de Mathilde au cours de la nuit. Margellon, qui tenait bien le coup pendant les gardes, l’attendait pour faire son rapport avant d’aller se coucher.

— Il y a eu des allées et venues, dit Margellon. Je suis resté en planque devant la maison jusqu’à sept heures trente ce matin comme convenu. La Dame de la mer n’est pas sortie. Elle a éteint la lumière de son salon, je suppose, vers minuit et demi, et celle de sa chambre une demi-heure plus tard. Mais la vieille Valmont, elle est rentrée titubante à trois heures cinq. Elle puait l’alcool, c’était toute une histoire. Je lui ai demandé ce qui était arrivé et elle a chialé. Pas marrante, la vieille. Quelle plaie ! Enfin, à ce que j’ai compris, elle avait attendu un fiancé toute la soirée dans une brasserie. Le fiancé ne venait pas, elle a bu pour se fortifier, et elle s’est endormie sur la table. Le patron l’a réveillée pour la foutre dehors. Je crois qu’elle avait honte, mais elle était trop saoule pour s’empêcher de tout raconter. Je n’ai pas pu apprendre le nom de la brasserie. C’était déjà difficile de trouver un fil conducteur dans cette bouillie. Enfin elle me répugnait un peu. Je l’ai tenue par le bras jusque devant sa porte et je l’ai laissée se démerder. Et puis ce matin, elle est ressortie avec une petite valise. Elle m’a reconnu, sans marquer aucune surprise. Elle m’a expliqué qu’elle en avait « soupé des petites annonces » et qu’elle partait trois ou quatre jours dans le Berry chez une copine couturière. La couture, il n’y a rien de tel, elle a ajouté.

— Et Reyer ? Il a bougé ?

— Reyer a bougé. Il est sorti très bien habillé vers onze heures du soir, et il est rentré aussi chic qu’il était parti, en faisant cliqueter sa canne, à une heure trente du matin. Je pouvais poser des questions à Clémence, qui ne me connaissait pas, mais à Reyer, impossible. Il connaît ma voix. Je suis donc resté en planque et j’ai noté ses heures. De toute façon, ça lui aurait été difficile de me repérer, pas vrai ?

Margellon rit. C’est vrai qu’il était con.

— Appelez-le-moi au téléphone, Margellon.

— Reyer ?

— Bien sûr, Reyer.


Charles rigola en entendant la voix de Danglard, et Danglard ne comprit pas pourquoi.

— Allons, dit Charles, j’apprends par la radio que vous avez de nouveaux soucis, inspecteur Danglard. Merveilleux. Et c’est encore à moi que vous vous en prenez ? Pas d’autre idée ?

— Qu’est-ce que vous êtes parti faire hier soir, Reyer ?

— Draguer, inspecteur.

— Draguer où ?

— Au Nouveau Palais.

— Quelqu’un peut confirmer ?

— Personne ! Il y a trop de monde dans ces boîtes de nuit pour qu’on vous remarque, vous le savez bien.

— Qu’est-ce qui vous fait rigoler, Reyer ?

— Vous ! Votre coup de fil, ça me fait rigoler. Cette chère Mathilde, qui ne peut pas tenir sa langue, m’a confié que le commissaire lui avait conseillé de se tenir tranquille cette nuit. J’en ai déduit que vous prévoyiez du grabuge. J’ai donc trouvé l’occasion excellente pour sortir.

— Mais pourquoi, bon sang ? Vous croyez que ça me simplifie le travail ?

— Ce n’est pas mon intention, inspecteur. Vous m’emmerdez depuis le début de cette histoire. Il m’a semblé que c’était à mon tour.

— En bref, vous êtes sorti pour nous emmerder.

— À peu de chose près, oui, parce que de fille, je n’en ai récolté aucune. Je suis content de savoir que vous êtes emmerdé. Vraiment content, vous savez.

— Mais pourquoi ? redemanda Danglard.

— Mais parce que ça me fait vivre.

Danglard raccrocha, assez furieux. À part Mathilde Forestier, personne ne s’était tenu tranquille cette nuit-là dans la maison de la rue des Patriarches. Il renvoya Margellon chez lui et s’attaqua au testament de Delphine Le Nermord. Il souhaitait vérifier ce qu’elle léguait à sa sœur. Deux heures plus tard, il avait appris que de testament, il n’y en avait aucun. Delphine Le Nermord n’avait pris aucune disposition écrite. Il y a des jours comme ça, où tout échappe.

Danglard marcha dans son bureau et pensa une fois encore que le soleil, cette foutue étoile, allait exploser dans quatre ou cinq milliards d’années, et il ne comprenait pas pourquoi cette explosion lui foutait toujours tellement le cafard. Il aurait donné sa vie pour que le soleil se tienne tranquille dans cinq milliards d’années.


Adamsberg revint vers midi et lui proposa de déjeuner avec lui. Ça n’arrivait pas souvent.

— Ça chauffe pour le byzantiniste, dit Danglard. Il s’est trompé ou il a menti à propos de la succession : il n’y a pas de testament. Ce qui fait que tout revient au mari. Il y a des titres, il y a des hectares de bois, et quatre immeubles dans Paris sans compter la maison qu’il habite. Lui n’a pas le sou. Juste son salaire de professeur et des droits d’auteur. Imaginez que sa femme ait voulu divorcer et tout filait ailleurs.

— C’était le cas, Danglard. J’ai rencontré l’amant. C’est bien le type de la photo. C’est vrai qu’il a des proportions géantes et un cerveau insignifiant. En plus il est herbivore et il en est fier.

— Végétarien, proposa Danglard.

— C’est cela, végétarien. Il dirige une agence de publicité avec son frère, également herbivore. Ils ont travaillé ensemble toute la soirée d’hier jusqu’à deux heures du matin. Le frère confirme. Donc il est sauf, à moins que le frère ne mente. Mais l’amant a l’air désespéré par la mort de Delphine. Il la poussait à divorcer, non pas que Le Nermord ait été une gêne pour lui, mais parce qu’il voulait arracher Delphine à ce qu’il appelle une tyrannie. Il paraît qu’Augustin-Louis continuait à la faire travailler pour lui, à lui faire relire et dactylographier tous ses manuscrits, à lui faire classer ses notes, et que Delphine n’osait rien dire. Elle expliquait que ça lui convenait comme ça, que ça lui faisait « travailler la tête », mais l’amant est certain que ce n’était pas aussi bénin, et qu’elle mourait de trouille devant son mari. Mais Delphine était presque enfin décidée à demander le divorce. Elle voulait au moins tenter la discussion avec Augustin-Louis. On ne sait pas si elle l’a fait ou non. Autant dire que l’antagonisme des deux hommes saute aux yeux. L’amant ne serait pas fâché de faire tomber Le Nermord.

— Tout cela peut être vrai, dit Danglard.

— Je le crois aussi.

— Le Nermord n’a pas d’alibi pour les trois nuits des meurtres. S’il a voulu se débarrasser de sa femme avant qu’elle ne se rebelle, il a pu sauter sur l’occasion que lui offrait l’homme aux cercles. Il n’est pas courageux, il nous l’a dit lui-même. Pas le genre à prendre des risques. Afin d’incriminer le maniaque, il a commis deux meurtres au hasard pour créer l’impression d’une série, et puis il a assassiné sa femme. Le tour est joué. Les flics recherchent l’homme aux cercles et lui foutent la paix. Et lui touche l’héritage.

— Le piège est gros, non ? Faut vraiment prendre les flics pour des cons.

— D’une part on rencontre autant de cons chez les flics que partout ailleurs. D’autre part des esprits sommaires pourraient trouver la combine à leur goût. Je conviens que Le Nermord n’a pas l’air sommaire. Mais on peut avoir des chutes d’intelligence. Ça arrive. Surtout quand on fomente un projet passionnel. Et Delphine Le Nermord ? Qu’est-ce qu’elle faisait dehors à cette heure-là ?

— L’amant dit qu’elle devait rester à la maison toute la soirée. Il a été étonné de ne pas la trouver en rentrant. Il a pensé qu’elle avait été chercher des cigarettes au tabac qui reste ouvert à Bertholet. Elle y allait souvent quand elle était en panne. Plus tard, il a imaginé que son mari avait dû l’appeler une fois de plus. Il n’a pas osé téléphoner chez Le Nermord et il a dormi. C’est moi qui l’ai réveillé ce matin.

— Le Nermord peut avoir repéré le cercle, vers minuit disons. Il convoque ensuite sa femme et l’égorge sur place. Je crois que Le Nermord est très mal parti. Qu’en pensez-vous ?

Adamsberg éparpillait des miettes de pain tout autour de son assiette. Danglard qui mangeait avec beaucoup de soin en avait le cœur serré.

— Ce que j’en pense ? dit Adamsberg en levant la tête. Mais rien. Moi, je pense à l’homme aux cercles. Vous devez commencer à le savoir, Danglard.

*

La garde à vue puis les interrogatoires ininterrompus d’Augustin-Louis Le Nermord commencèrent le lundi matin. Danglard ne lui avait pas caché que tout l’accablait.

Adamsberg laissait faire Danglard, qui pilonnait sans merci son objectif. Le vieil homme semblait incapable de se défendre. Chacune de ses tentatives de justification était aussitôt interceptée par le verbe incisif de Danglard. Mais Adamsberg voyait clairement que Danglard avait en même temps de la peine pour sa victime.

Adamsberg ne ressentait rien de ce genre. Il avait détesté d’emblée Le Nermord et il ne voulait pour rien au monde que Danglard lui demande pourquoi. Alors il ne disait rien.

Danglard mena son interrogatoire pendant plusieurs jours.

De temps en temps, Adamsberg entrait dans le bureau de Danglard et il regardait. Acculé, effrayé par les accusations qui pesaient sur lui, le vieil homme se délabrait à vue d’œil. Il ne savait même plus répondre aux questions les plus simples. Non, il ne savait pas que Delphie n’avait pas rédigé de testament. Il avait toujours été persuadé que tout irait à sa sœur Claire. Il aimait bien Claire, elle pataugeait seule dans la vie avec trois enfants. Non, il ne savait pas ce qu’il avait fait pendant les nuits des meurtres. Il avait dû travailler et puis dormir comme tous les soirs. Glacial, Danglard le contredisait : le soir du meurtre de Madeleine Châtelain, la pharmacienne était de garde. Elle avait vu Le Nermord sortir de chez lui. Écrasé, Le Nermord expliquait que c’était possible, qu’il sortait parfois le soir pour prendre un paquet au distributeur de cigarettes : « J’enlève le papier et je prends le tabac pour ma pipe. Delphie et moi, on a toujours beaucoup fumé. Elle, elle essayait de s’arrêter. Pas moi. Trop de solitude dans cette grande baraque. »

Et de nouveau des gestes circulaires, des effondrements, mais le reste d’un regard qui malgré tout tenait encore tête. Du professeur au Collège de France, il ne restait plus grand-chose qu’un vieux bonhomme qui avait l’air foutu et qui se démenait en dépit du bon sens pour échapper à une condamnation qui paraissait inévitable. Mille fois peut-être il avait répété : « Mais ça ne peut pas être moi. J’aimais Delphie. »

Danglard, de plus en plus chaviré, continuait à appuyer avec constance, ne lui épargnant aucun des faits qui le rendaient suspect. Il avait même laissé les journalistes s’emparer de quelques informations et en faire la une. Le vieux avait à peine réussi à toucher aux déjeuners qu’on lui apportait, malgré les encouragements de Margellon, qui savait parfois être doux. Il ne s’était plus rasé non plus, même quand il était retourné dormir chez lui après la garde à vue. Ça étonnait Adamsberg de le voir flancher aussi vite, ce vieux qui avait quand même un sacré cerveau pour se défendre. Il n’avait jamais assisté à une si rapide déstabilisation.

Jeudi, Le Nermord, affolé, tremblait réellement sur ses jambes. Le juge d’instruction avait demandé son inculpation et Danglard venait de lui annoncer cette décision. Alors Le Nermord ne dit plus rien pendant un long moment, comme l’autre nuit chez lui, semblant peser le pour et le contre. Et de la même manière, Adamsberg fit signe à Danglard de n’intervenir sous aucun prétexte.

Et puis Le Nermord dit :

— Donnez-moi une craie. Une craie bleue.

Comme personne ne bougeait, il retrouva un peu d’autorité pour ajouter :

— Dépêchez-vous. J’ai demandé une craie.

Danglard sortit et en trouva un morceau dans le tiroir de Florence. On trouvait de tout là-dedans.

Le Nermord se leva avec les précautions d’un homme affaibli et prit la craie. Debout face au mur blanc, il prit encore le temps de réfléchir quelques instants. Et puis, très vite, il écrivit en grandes lettres : Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors ?

Adamsberg ne bougea pas. Il attendait cela depuis hier déjà.

— Danglard, allez chercher Meunier, dit-il. Je crois qu’il est dans les murs.

Pendant l’absence de Danglard, l’homme aux cercles tourna son visage vers Adamsberg, décidé à le fixer.

— Bonjour, lui dit Adamsberg. Je vous cherchais depuis longtemps.

Le Nermord ne répondit rien. Adamsberg regardait son visage aux traits déplaisants, qui avait retrouvé de la fermeté dans cet aveu.

Meunier, le graphologue, entra dans le bureau à la suite de Danglard. Il considéra la grande écriture qui couvrait toute la longueur du mur.

— Joli souvenir pour votre bureau, Danglard, murmura-t-il. Oui, c’est bien l’écriture. Elle n’est pas imitable.

— Merci, dit l’homme aux cercles, en rendant la craie à Danglard. J’apporterai d’autres preuves si vous en voulez. Mes carnets, les heures de mes sorties nocturnes, mon plan de Paris couvert de croix, ma liste d’objets, tout ce que vous voudrez. Je sais que j’espère trop, mais j’aimerais que cela ne se sache pas. J’aimerais que mes étudiants, que mes collègues, n’apprennent jamais qui je suis. Je suppose que c’est impossible. Enfin, ça change tout maintenant, non ?

— C’est vrai, admit Danglard.

Le Nermord se leva, retrouvant quelques forces, et accepta une bière. Il marchait dans le bureau de la fenêtre à la porte, passant et repassant devant son grand graffiti.

— Je n’avais plus d’autre choix que de vous le dire. Il y avait trop de charges contre moi. Maintenant c’est différent. Si j’avais voulu tuer ma femme, vous imaginez bien que je ne l’aurais pas fait dans un de mes propres cercles, sans même prendre la peine de transformer mon écriture. J’espère qu’on est d’accord.

Il haussa les épaules.

— À présent, inutile d’espérer ce siège à l’Académie. Et inutile de préparer mes cours pour l’an prochain. Le Collège ne voudra pas de moi, et c’est normal. Mais je n’avais pas le choix. Je suppose quand même que j’ai gagné au change. C’est à vous maintenant de comprendre le reste. Qui m’a utilisé ? Depuis le premier cadavre qui fut trouvé dans un de mes cercles, j’essaie de comprendre, je me débats dans ce piège infect. J’ai eu très peur quand j’ai appris la nouvelle du premier meurtre. Je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas plus courageux qu’un autre. Plutôt moins, pour être franc. Je me suis torturé l’esprit pour tâcher de comprendre. Qui avait fait ça ? Qui m’avait suivi ? Qui avait déposé le cadavre de cette femme dans mon cercle ? Et si j’ai continué les cercles quelques jours après, ce n’est pas, comme l’a dit la presse, pour vous provoquer. Non, loin de là. C’était dans l’espoir d’apercevoir celui qui me suivait, d’identifier l’assassin et de pouvoir me disculper. J’ai mis quelques jours avant de prendre cette décision. On hésite à se faire suivre seul la nuit par un assassin, surtout un homme aussi peureux que moi. Mais je savais que si vous me dénichiez, je n’avais aucune chance d’échapper à l’accusation de meurtre. C’est bien ce qu’avait prévu l’assassin : me faire payer à sa place. Alors, le combat était entre lui et moi. Ça a été le premier vrai combat de ma vie. En ce sens, je ne le regrette pas. La seule chose que je n’ai pas imaginée, c’est qu’il s’en prendrait à ma propre femme. Toute la nuit après votre visite, je me suis demandé pourquoi il avait fait ça. Je n’ai trouvé qu’une seule explication : la police ne m’avait toujours pas repéré, ce qui contrariait les plans de l’assassin. Alors il a fait cela, ce meurtre de ma Delphie, pour que vous remontiez jusqu’à moi, pour que vous m’arrêtiez et qu’il soit tranquille. C’est peut-être ça, non ?

— Possible, dit Adamsberg.

— Mais son erreur, c’est que n’importe lequel de vos psychiatres dira que j’ai toute ma raison. Un névrosé aurait pu en effet tuer deux fois et puis finir par s’en prendre à sa propre femme. Pas moi. Je ne suis pas fou. Et je n’aurais jamais tué Delphie dans un de mes cercles. Delphie. Sans mes foutus cercles, elle serait vivante, Delphie.

— Si vous avez toute votre raison, demanda Danglard, pourquoi faire ces foutus cercles ?

— Pour que des choses perdues m’appartiennent, me doivent de la reconnaissance. Non, je m’explique mal.

— C’est vrai, je ne comprends pas, dit Danglard.

— Tant pis, dit Le Nermord. J’essaierai de l’écrire, ce sera peut-être plus facile.

Adamsberg pensait à la description de Mathilde : « Un petit homme dépossédé et avide de pouvoir, comment va-t-il se débrouiller ? »

— Trouvez-le, reprit Le Nermord avec détresse. Trouvez cet assassin. Croyez-vous que vous saurez y arriver ? Le croyez-vous ?

— Si vous nous aidez, dit Danglard. Par exemple, avez-vous vu quelqu’un vous suivre au cours de vos sorties ?

— Je n’ai rien vu d’assez précis pour vous, malheureusement. Au début, il y a deux ou trois mois, il est arrivé qu’une femme me suive. A l’époque, c’était bien avant le premier meurtre, ça ne m’a pas soucié. Mais je la trouvais pourtant étrange, sympathique aussi. J’avais l’impression qu’elle m’encourageait, de loin. D’abord je me suis méfié d’elle, mais plus tard j’aimais voir qu’elle était là. Mais que vous dire d’elle ? Je crois qu’elle était très brune, assez grande, belle semblait-il, et plus toute jeune. Ça me serait impossible de donner plus de détails, mais c’était une femme, j’en suis persuadé.

— Oui, dit Danglard, nous la connaissons. Combien de fois l’avez-vous vue ?

— Plus d’une dizaine de fois.

— Et depuis le premier meurtre ?

Le Nermord hésita, comme répugnant à évoquer ce souvenir.

— Oui, dit-il, deux fois j’ai vu quelqu’un, mais ce n’était plus la femme brune. C’était quelqu’un d’autre. Comme j’avais peur, je me retournais à peine et je filais sitôt mon cercle fait. Je n’avais pas le courage d’aller jusqu’au bout de mon projet, c’est-à-dire de me retourner et de lui courir après pour voir son visage. C’était… une silhouette petite. Un être bizarre, inqualifiable, ni homme ni femme. Vous voyez, je ne sais rien.

— Pourquoi aviez-vous toujours une sacoche sur vous ? intervint Adamsberg.

— Ma sacoche, dit Le Nermord, avec mes papiers. Après mes cercles, je filais aussi vite que possible en métro. Et j’étais si nerveux que j’avais besoin de lire, de me replonger dans mes notes, de me retrouver professeur. Je ne sais pas comment m’expliquer mieux. Qu’est-ce que vous allez faire avec moi maintenant ?

— Il est probable que vous serez libre, dit Adamsberg. Le juge d’instruction ne risquera pas une erreur judiciaire.

— Évidemment, dit Danglard. Tout est changé à présent.

Le Nermord allait mieux. Il demanda une cigarette et la vida dans sa pipe.

— C’est une simple formalité, mais je souhaiterais malgré tout visiter votre domicile, dit Adamsberg.

Danglard qui n’avait jamais vu Adamsberg prendre du temps à exécuter les simples formalités le regarda sans comprendre.

— Faites comme vous voulez, dit Le Nermord. Mais vous cherchez quoi ? Je vous ai dit que j’apporterais toutes les preuves.

— Je le sais bien. Je vous fais confiance. Mais je ne cherche pas quelque chose de palpable. En attendant, il faudrait que vous repreniez tout ça avec Danglard, pour votre déposition.

— Soyez honnête, commissaire. En tant qu’« homme aux cercles », je risque quoi ?

— À mon avis pas grand-chose, dit Adamsberg. Il n’y a pas eu tapage nocturne ni atteinte à la tranquillité publique au sens strict du terme. Que vous ayez suscité chez un autre l’idée du meurtre ne vous regarde pas. On n’est pas toujours responsable des idées qu’on donne aux autres. Votre manie a causé trois morts, mais ce n’est pas de votre faute.

— Je ne l’aurais pas imaginé. Je suis désolé, murmura Le Nermord.

Adamsberg sortit sans dire un mot et Danglard lui en voulut de ne pas avoir donné à l’homme un peu plus d’humanité. Il avait pourtant vu le commissaire déployer ses registres de séduction pour s’aliéner la sympathie d’inconnus et même d’imbéciles. Et aujourd’hui, il n’avait pas cédé la moindre miette d’humanité pour le vieux.

*

Le lendemain matin, Adamsberg demanda à voir Le Nermord encore une fois. Danglard était renfrogné. Il n’aurait plus voulu qu’on touche au vieux. Et Adamsberg choisissait la dernière minute pour le convoquer, alors qu’il n’était qu’à peine intervenu pendant les jours précédents.

Le Nermord fut donc à nouveau appelé. Il entra timidement dans le commissariat, un peu vacillant encore, et pâle. Danglard l’observait.

— Il a changé, souffla-t-il à Adamsberg.

— Je n’en sais rien, répondit Adamsberg.

Le Nermord s’assit sur le bout des fesses et demanda à fumer sa pipe.

— J’ai réfléchi cette nuit, dit-il en fouillant ses poches à la recherche d’allumettes. Toute la nuit même. Et maintenant je m’en fiche que tout le monde sache la vérité sur moi. J’accepte tel qu’il est mon lamentable personnage d’homme aux cercles, comme m’appelle la presse. Au début, quand j’ai commencé, j’avais l’impression de détenir avec ça un grand pouvoir. En réalité, je suppose que j’étais vaniteux et grotesque. Et puis tout s’est gâté. Il y a eu ces deux meurtres. Et ma Delphie. À quoi bon espérer me cacher tout ça ? A quoi bon essayer en le dissimulant aux autres de rafistoler un avenir que j’ai de toute façon gâché, massacré ? Non. J’ai été l’homme aux cercles. Tant pis pour moi. À cause de ça, à cause de mes « frustrations », puisque c’est le mot de Vercors-Laury, il y a eu trois morts. Et Delphie.

Il posa sa tête dans ses mains, et Danglard et Adamsberg attendirent en silence, sans se regarder. Et puis le vieux Le Nermord se frotta les yeux d’un coup de manche de son imperméable, comme un vagabond, comme s’il abandonnait tout le prestige qu’il avait mis des années à constituer.

— Donc, inutile que je vous supplie de mentir à la presse, reprit-il avec effort. J’ai l’impression qu’il vaut mieux que j’essaie d’avaler ce que je suis et ce que j’ai fait, plutôt que de brandir cette satanée sacoche de professeur pour m’abriter. Mais comme je suis lâche tout de même, je préfère quitter Paris, maintenant que tout va se savoir. Vous comprenez, je croise trop de visages connus dans les rues. Si vous m’en donniez l’autorisation, j’aimerais m’exiler dans ma campagne. J’ai horreur de la campagne. J’avais acheté la maison pour Delphie. Elle me servira de refuge.

Le Nermord guetta leur réponse, caressant sa joue avec le fourneau de sa pipe, l’expression inquiète et malheureuse.

— Vous en avez tout à fait le droit, dit Adamsberg. Laissez-moi votre adresse, c’est tout ce que je vous demanderai.

— Merci. Je pense pouvoir m’y installer dans une quinzaine de jours. Je brade tout. Byzance, c’est terminé.

Adamsberg laissa passer un nouveau silence avant de demander :

— Vous n’avez pas de diabète, je crois ?

— C’est une drôle de question, commissaire. Non, je n’ai pas de diabète. Est-ce que c’est… important pour vous ?

— Assez. Je vais vous ennuyer une dernière fois, mais pour une bêtise. Mais cette bêtise cherche vainement son explication et j’espère que vous allez m’aider. Tous les témoins qui vous ont aperçu ont parlé d’une odeur dans votre sillage. Odeur de pomme pourrie pour les uns, de vinaigre ou de liqueur pour les autres. J’ai d’abord cru que vous souffriez de diabète, ce qui donne aux malades, vous le savez peut-être, une légère odeur de fermentation. Mais ce n’est pas votre cas. Pour moi, vous ne sentez que le tabac blond. Alors j’ai pensé que cette odeur venait sans doute de vos habits, ou d’un placard à habits. Je me suis permis hier, chez vous, de respirer toutes les penderies, les armoires, les coffres, les commodes, et tous les vêtements. Rien. Odeurs de vieux bois, odeurs de teinturerie, odeurs de pipes, de livres, de craie même, mais rien d’acide, rien de fermenté. Je suis déçu.

— Qu’est-ce que je dois vous dire ? demanda Le Nermord, un peu ahuri. Quelle est votre question au juste ?

— Comment l’expliquez-vous, vous ?

— Mais je ne sais pas ! Je ne me suis jamais rendu compte de cette odeur. C’est même assez humiliant d’apprendre ça.

— J’ai peut-être une explication. C’est que l’odeur vient d’ailleurs, d’un placard qui se trouve ailleurs que chez vous, et où vous entreposiez vos habits d’homme aux cercles.

— Mes habits d’homme aux cercles ? Mais je n’avais pas de tenue spéciale ! Je n’ai pas poussé le ridicule jusqu’à me faire un costume de circonstance ! Mais non, commissaire. D’ailleurs, vos témoins ont dû aussi vous dire que j’étais habillé de manière ordinaire, comme aujourd’hui. Je porte à peu près toujours les mêmes habits : un pantalon de flanelle, une chemise blanche, une veste à chevrons, et un imperméable. Je ne m’habille presque jamais autrement. Quel intérêt aurais-je eu, en sortant de chez moi en veste à chevrons, à me rendre « ailleurs » pour enfiler une autre veste à chevrons, et sentant mauvais en plus ?

— C’est ce que je me demande.

Le Nermord avait à nouveau une expression pitoyable et Danglard en voulut une fois de plus à Adamsberg. Tout compte fait, le commissaire n’était pas si mauvais que ça pour la torture.

— J’aimerais vous aider, chevrota presque Le Nermord, mais là, vous m’en demandez trop. Je suis incapable de comprendre cette histoire d’odeur et pourquoi c’est intéressant.

— Si ça se trouve, ce n’est pas intéressant.

— C’est possible après tout que dans la fièvre de l’action, car ces cercles me donnaient beaucoup d’émotion, j’aie pu émettre une sorte « d’odeur de peur ». C’est possible après tout. Il paraît que ça existe. Quand je me retrouvais ensuite dans le métro, j’étais trempé de sueur.

— Ce n’est pas grave, dit Adamsberg en griffonnant à même la table, oubliez ça. Il m’arrive d’avoir des idées fixes et saugrenues. Je vais vous laisser aller, monsieur Le Nermord. J’espère que vous trouverez de la paix dans votre campagne. Des fois, on en trouve.

De la paix à la campagne ! Agacé, Danglard expira avec bruit. Tout l’agaçait de toute façon ce matin chez le commissaire, ses méandres dénués de sens, ses interrogations inutiles, ses banalités enfin. Il eut envie dès maintenant d’un coup de vin blanc. Trop tôt. Beaucoup trop tôt, retiens-toi, bon Dieu.

Le Nermord leur fit un tragique sourire et Danglard essaya de lui donner du réconfort en lui serrant très fort la main. Mais la main de Le Nermord resta inconsistante. Il est perdu, pensa Danglard.

Adamsberg se leva pour regarder Le Nermord s’éloigner dans le couloir, avec sa sacoche noire, le dos peu droit, plus maigre que jamais.

— Pauvre type, dit Danglard, il est foutu.

— J’aurais préféré qu’il ait du diabète, dit Adamsberg.

*

Adamsberg passa la fin de la matinée à lire Idéologie et société sous Justinien. Danglard, presque aussi épuisé que sa victime par sa joute avec l’homme aux cercles, aurait voulu qu’Adamsberg cesse enfin d’y penser et reprenne l’enquête d’une autre manière. Il se sentait si saturé d’Augustin-Louis Le Nermord que pour rien au monde il n’aurait pu lire une ligne de lui. Il aurait eu l’impression à chaque mot de voir se pencher vers lui les traits confus et le regard fixe et bleu sale du byzantiniste, venant lui reprocher son acharnement.

Danglard vint le retrouver vers une heure. Adamsberg était toujours dans sa lecture. Il se rappela que le commissaire avait expliqué qu’il lisait tous les mots les uns après les autres. Adamsberg ne leva pas la tête mais il entendit Danglard entrer.

— Vous vous rappelez la revue de mode qui se trouvait dans le sac de Mme Le Nermord, Danglard ?

— Celle que vous avez feuilletée dans le camion ? Elle doit être encore au labo.

Adamsberg appela et demanda qu’on lui descende la revue si on en avait terminé avec.

— Qu’est-ce qui vous chiffonne ? lui demanda Danglard.

— Je ne sais pas. Il y a au moins trois choses qui me chiffonnent, l’odeur de pomme pourrie, le bon docteur Gérard Pontieux, et cette revue de mode.

Adamsberg rappela Danglard un peu plus tard. Il tenait une petite feuille à la main.

— Ce sont des horaires de train, dit Adamsberg. Il y en a un qui part dans cinquante-cinq minutes pour Marcilly, le pays natal du bon docteur Pontieux.

— Mais qu’est-ce que vous lui voulez au docteur ?

— Je lui en veux qu’il soit un homme.

— Encore cette histoire ?

— Je vous l’ai dit, Danglard, je suis lent. Est-ce que vous pensez pouvoir prendre ce train ?

— Aujourd’hui ?

— S’il vous plaît. Je veux tout savoir sur le bon docteur. Vous trouverez là-bas des gens qui l’ont connu jeune avant qu’il ne parte monter son cabinet à Paris. Interrogez-les. Je veux savoir. Tout. Quelque chose nous a échappé.

— Mais comment voulez-vous que j’interroge les gens sans avoir la moindre idée de ce que vous cherchez ?

Adamsberg secoua la tête.

— Allez-y, et posez toutes les questions du monde. Je vous fais confiance. Et n’oubliez pas de m’appeler.

Adamsberg salua Danglard, et l’air profondément ailleurs, il descendit chercher n’importe quoi à manger. Il mastiqua son déjeuner froid sur le chemin de la Bibliothèque nationale.

À l’entrée de la bibliothèque, son vieux pantalon de toile noir et sa chemise relevée jusqu’aux coudes ne produisirent pas bonne impression. Il montra sa carte et dit qu’il voulait consulter l’intégralité de l’œuvre d’Augustin-Louis Le Nermord.

*

Danglard arriva à 18 h 10 en gare de Marcilly. L’heure du vin blanc qui commence dans les bistrots. Il y avait six cafés dans Marcilly, il les fit tous, et il rencontra pas mal de vieux qui pouvaient parler de Gérard Pontieux. Mais ce qu’ils racontaient n’avait aucun intérêt pour Danglard. Il s’ennuyait à parcourir la vie du jeune Gérard, vu qu’il n’y avait pas eu un accroc notable. Il aurait semblé plus pertinent à Danglard d’enquêter sur sa carrière de médecin. On ne sait jamais, une euthanasie, une erreur de diagnostic… Il peut survenir des tas de choses. Mais ce n’est pas ce qu’avait demandé Adamsberg. Le commissaire l’avait envoyé ici, où personne n’était au courant de ce qu’avait fait Pontieux après ses vingt-quatre ans.

Vers dix heures du soir, il traînait seul dans Marcilly, raide de vin local et n’ayant rien appris. Il ne voulait pas revenir à Paris les mains aussi vides. Il voulait essayer encore, mais ça ne l’enchantait pas d’être obligé de passer la nuit là. Il appela les mômes pour les embrasser. Puis il se rendit à l’adresse donnée par le dernier cafetier, où il devait trouver une chambre chez l’habitant. L’habitant était une vieille dame qui lui servit un nouveau verre de vin local. Danglard eut envie de confier tous ses ennuis à ce vieux et très vif regard.

*

Sans rien en dire à personne, Mathilde s’était fait du sang noir toute la semaine. D’abord, ça ne lui avait pas plu d’entendre Charles rentrer à une heure et demie du matin et d’apprendre au réveil le nouvel assassinat d’une femme. Et pour ne rien arranger, Charles avait ricané toute la soirée du lendemain, mauvais comme une teigne. Excédée, elle l’avait foutu dehors en lui disant de revenir la voir quand il serait calmé. Ça l’inquiétait, ce n’était pas la peine d’essayer de se le dissimuler. Quant à Clémence, elle était revenue en plein milieu de la même nuit, en larmes. Complètement délabrée. Mathilde avait passé une heure sans gloire à tenter d’arranger ça. Et puis, à bout de nerfs, Clémence avait convenu qu’il fallait qu’elle change un peu d’air, qu’elle fasse une pause dans les annonces. C’était trop dur, les annonces. Mathilde avait approuvé tout de suite et l’avait envoyée à l’Épinoche faire sa valise et se reposer avant de partir. Elle s’en voulait, parce qu’en entendant s’en aller Clémence le matin, qui tâchait de ne pas la réveiller en marchant avec précaution dans l’escalier, elle avait pensé : Je suis débarrassée pour quatre jours. Clémence avait promis d’être revenue à l’Épinoche le mercredi pour achever le classement qu’elle avait commencé. Elle pressentait sans doute que sa copine couturière ne souhaiterait pas la garder avec elle trop longtemps. Elle était assez lucide, la vieille Clémence. Quel âge, au fait, pouvait-elle avoir ? se demanda Mathilde. Soixante, soixante-dix, plus peut-être. Mais ces yeux sombres et rouges sur les bords, ces dents pointues, ça faussait toutes les approximations.

Au cours de la semaine, Charles avait continué à arborer de sales expressions sur son beau visage, et Clémence n’était pas revenue comme elle l’avait promis. Les diapositives en cours de classement traînaient sur la table. C’est Charles le premier qui dit que c’était inquiétant, mais que ce ne serait pas une mauvaise chose si la vieille avait suivi n’importe quel homme dans un train et s’était fait trucider. Mathilde en fit un court cauchemar. Et vendredi soir, ne voyant toujours pas revenir la musaraigne, elle s’était presque décidée à chercher et appeler la couturière.

Et puis Clémence rappliqua. « Merde », dit Charles, qui s’était installé sur le canapé de Mathilde en effleurant du bout des doigts un livre en braille. Mathilde fut tout de même soulagée. Mais en les regardant tous les deux envahir sa pièce, lui, magnifique et étalé sur son divan, sa canne blanche posée sur le tapis, elle, se défaisant de son manteau nylon tout en tenant son béret sur la tête, Mathilde se dit que quelque chose ne tournait pas rond dans sa maison.

*

Adamsberg vit Danglard débarquer dans son bureau à neuf heures du matin, un doigt pressé sur le front, mais dans un réel état d’excitation. Il laissa tomber son grand corps dans le fauteuil et respira à longs coups.

— Excusez-moi, dit-il, je souffle, j’ai couru pour venir. J’ai pris le premier train à Marcilly, ce matin. Impossible de vous joindre, vous ne dormiez pas chez vous.

Adamsberg écarta les mains comme pour dire :

« Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse, on ne choisit pas toujours les lits où on se retrouve. »

— La géniale vieille dame chez qui j’ai logé, dit Danglard entre deux halètements, avait bien connu votre bon docteur. Si bien connu qu’il lui faisait des confidences. Ça ne m’étonne pas, une femme vraiment subtile. Gérard Pontieux s’était engagé, comme elle dit, auprès d’une fille de pharmaciens plutôt moche et plutôt riche. Il avait besoin de fric pour monter son cabinet. Et puis à la dernière minute, il s’est dégoûté lui-même. Il s’est dit que s’il commençait comme ça, dans la turpitude, ce n’était pas la peine d’espérer faire une juste carrière de médecin. Alors il a reculé et il a laissé tomber la fille le lendemain de ses fiançailles, en lui adressant lâchement une petite lettre. Bref, pas bien grave, n’est-ce pas ? Pas bien grave, sauf le nom de la fille.

— Clémence Valmont, dit Adamsberg.

— Exact, dit Danglard.

— Accompagnez-moi là-bas, dit Adamsberg en écrasant sa cigarette à peine fumée dans le cendrier.


Ils furent devant la porte du 44 rue des Patriarches vingt minutes plus tard. C’était samedi et il n’y avait aucun bruit. Personne ne répondit à l’interphone chez Clémence.

— Essayez chez Mathilde Forestier, dit Adamsberg, pour une fois presque tendu d’impatience.

« Jean-Baptiste Adamsberg, dit-il à l’interphone. Ouvrez-moi, madame Forestier. Grouillez-vous.

Il courut jusqu’au Grondin volant, au deuxième étage, et Mathilde leur ouvrit la porte.

— Il me faut une clef d’au-dessus, madame Forestier. Une clef de chez Clémence. En avez-vous un double ?

Mathilde partit sans poser de question chercher un trousseau portant l’étiquette « Épinoche ».

— Je vous accompagne, dit-elle, la voix plus rauque encore le matin que dans la journée. Je me fais du sang noir, Adamsberg.

Ils entrèrent tous les trois chez Clémence. Il n’y avait plus rien. Ni trace de vie, ni vêtement au porte-manteau, ni papiers sur les tables.

— Ordure, elle a filé, dit Danglard.

Adamsberg marcha dans la pièce, plus lentement que jamais, regardant ses pieds, puis ouvrant un placard vide, un tiroir, marchant à nouveau. « Il ne pense à rien », se dit Danglard, exaspéré, surtout exaspéré de leur échec. Il aurait voulu qu’Adamsberg explose de colère, agisse et réagisse, s’agite, donne des ordres et rattrape ce gâchis d’une manière ou d’une autre, mais ce n’était pas la peine d’espérer qu’il fasse quoi que ce soit de ce genre. Au contraire, il accepta avec un beau sourire le café que leur proposa Mathilde, effarée.

Adamsberg appela le commissariat de chez elle et détailla Clémence Valmont aussi précisément que possible.

— Donnez ce signalement à toutes les gares, les aéroports, les postes-frontières, et toutes les gendarmeries. Enfin, organisez la traque habituelle. Et envoyez un homme de garde ici. L’appartement doit rester surveillé.

Il raccrocha sans bruit et but son café comme si rien de grave n’était arrivé.

— Il faut vous réconforter. Vous n’avez pas l’air bien, dit-il à Mathilde. Danglard, essayez d’expliquer tout ce qui se passe à Mme Forestier, en la ménageant. Excusez-moi de ne pas le faire moi-même. Je trouve que je m’explique mal.

— Vous avez lu dans les journaux que Le Nermord a été disculpé des meurtres, et qu’il était l’homme aux cercles ? commença Danglard.

— Parfaitement, dit Mathilde, j’ai même vu sa photo. C’est bien l’homme que j’ai suivi, et c’est bien l’homme qui mangeait dans ce petit restaurant de Pigalle, il y a huit ans. Inoffensif ! Je me suis usée à le répéter à Adamsberg ! Humilié, frustré, tout ce que vous voudrez, mais inoffensif ! Je l’avais dit, commissaire !

— Oui, vous l’avez dit. Et moi pas, dit Adamsberg.

— Exactement, appuya Mathilde. Mais la musaraigne, où est-elle passée ? Pourquoi la cherchez-vous ? Elle est revenue hier soir de la campagne, retapée, pimpante. Je ne comprends pas pourquoi elle a à nouveau foutu le camp.

— Elle vous a déjà parlé de ce fiancé qui l’avait lâchée sans crier gare ?

— Plus ou moins, dit Mathilde. Ça ne l’avait pas marquée autant qu’on aurait pu le croire. Vous n’allez pas vous lancer dans ce genre de psychanalyse à la noix, tout de même ?

— Obligatoire, dit Danglard. Gérard Pontieux, la deuxième victime, c’était lui. C’était son fiancé il y a cinquante ans.

— Vous déraillez, dit Mathilde.

— Non, j’en viens, dit Danglard, de leur bled natal à tous les deux. Elle n’est pas de Neuilly, Mathilde.

Adamsberg nota au passage que Danglard appelait Mme Forestier « Mathilde ».

— La rage et la folie ont fait du chemin en cinquante ans, poursuivit Danglard. Parvenue au terme d’une vie qu’elle jugeait ratée, elle a finalement basculé du côté de l’envie du meurtre. L’occasion, ce fut l’homme aux cercles. C’était le moment ou jamais de réaliser son projet. Elle n’avait jamais perdu la trace de Gérard Pontieux, l’objet de toutes ses hantises. Elle savait où il habitait. Elle a quitté Neuilly, et pour trouver l’homme aux cercles, elle s’est adressée à vous, Mathilde. Vous seule pouviez la conduire à lui. Et aux cercles. Elle a d’abord assassiné cette grosse femme qu’elle ne connaissait pas, pour amorcer une « série ». Puis elle a égorgé Pontieux. Ça lui a fait tellement de bien qu’elle s’est acharnée sur lui. Enfin, craignant que l’enquête ne découvre pas assez vite l’homme aux cercles et qu’elle ne s’attarde sur le cas du docteur, elle a saigné la propre femme de l’homme aux cercles, Delphine Le Nermord. Cohérence oblige, elle l’a tailladée autant que Pontieux, pour qu’aucune différence ne signale le docteur à notre attention. À part que c’était un homme.

Danglard jeta un regard à Adamsberg qui ne disait rien, et qui lui fit signe avec les yeux de continuer.

— Son dernier meurtre nous a menés droit à l’homme aux cercles, comme elle l’avait prévu. Mais Clémence Valmont a l’esprit à la fois tortueux et simple. Être l’homme aux cercles en même temps que l’assassin de sa femme, c’était trop justement. C’était impossible, à moins d’être un dément. Le Nermord a été libéré. Elle l’a appris ce soir par la radio. Le Nermord disculpé, tout pouvait changer. Son plan idéal se cassait la gueule. Elle avait encore le temps de filer. Elle l’a fait.

Atterré, le regard de Mathilde allait de l’un à l’autre. Adamsberg la laissait prendre conscience. Il savait que ça pouvait prendre un certain temps, qu’elle allait se débattre.

— Mais non, dit Mathilde, elle n’aurait jamais eu la force physique ! Vous vous souvenez quand même du maigre bout de femme qu’elle est ?

— Il y a mille façons de contourner l’obstacle, dit Danglard. On peut faire la malade sur un trottoir, attendre qu’un passant inquiet se penche sur vous, et l’assommer. Toutes les victimes ont d’abord été assommées, rappelez-vous, Mathilde.

— Oui, je me rappelle, dit Mathilde, relevant vingt fois ses cheveux noirs qui tombaient en mèches raides sur son front. Et pour le docteur, comment a-t-elle pu s’y prendre ?

— Très simplement. Elle l’a fait venir à l’endroit souhaité.

— Pourquoi est-il venu ?

— Voyons ! Une amie de jeunesse qui vous appelle, qui a besoin de vous ! On oublie tout, on y court.

— Bien sûr, dit Mathilde. Vous devez avoir raison.

— Et les nuits des meurtres, était-elle là ? Vous en souvenez-vous ?

— À vrai dire, elle disparaissait presque tous les soirs, pour des rendez-vous, disait-elle, comme l’autre nuit. Elle m’a joué une foutue sacrée comédie ! Pourquoi ne dites-vous rien, commissaire ?

— J’essaie de réfléchir.

— Et ça donne quoi ?

— Rien. Mais je suis habitué.

Mathilde et Danglard échangèrent un regard. Un peu désolés. Mais Danglard n’était pas d’humeur à critiquer Adamsberg. Clémence avait disparu, certes. Mais tout de même, Adamsberg avait su comprendre, et avait su l’envoyer à Marcilly.

Adamsberg se leva sans prévenir, eut un geste inutile et nonchalant, remercia Mathilde pour le café et demanda à Danglard d’envoyer le labo dans l’appartement de Clémence Valmont.

— Je vais marcher, ajouta-t-il, pour ne pas partir sans rien dire, pour leur donner une explication, pour ne pas les blesser.

Danglard et Mathilde restèrent encore longtemps ensemble. Ils ne pouvaient plus s’arrêter de parler de Clémence, d’essayer de comprendre. Le fiancé parti, l’enchaînement dévastateur des petites annonces, la névrose, les dents pointues, les sales impressions, les ambiguïtés. De temps en temps, Danglard montait voir où en étaient les types du labo, et il redescendait en disant : « Ils en sont à la salle de bains. » Mathilde reversait du café rallongé avec de l’eau tiède. Danglard était bien. Il serait volontiers resté là toute sa vie, accoudé à la table où nageaient les poissons, sous l’éclairage du visage brun de la Reine Mathilde. Elle parla d’Adamsberg, elle demanda comment il avait fait pour comprendre.

— Je n’en ai aucune idée, dit Danglard. Pourtant je l’ai vu faire, ou parfois ne rien faire. Parfois insouciant et superficiel comme s’il n’avait jamais été flic de sa vie, parfois le visage tordu, serré, préoccupé au point de ne plus rien entendre autour de lui. Mais préoccupé par quoi ? C’est la question.

— Il n’a pas l’air satisfait, dit Mathilde.

— C’est vrai. C’est parce que Clémence a filé.

— Non, Danglard. C’est autre chose qui tracasse Adamsberg.

Leclerc, un type du labo, entrait dans la pièce.

— C’est à propos des empreintes, inspecteur. Il n’y en a aucune. Elle a tout essuyé, ou bien elle portait des gants tout le temps. Jamais vu ça. Mais il y a la salle de bains. J’ai trouvé une goutte de sang séché sur le mur, derrière le tuyau du lavabo.

Danglard remonta rapidement derrière lui.

— Elle a dû laver quelque chose, dit-il en se relevant. Les gants peut-être, avant de les jeter. On ne les a pas retrouvés près de Delphine. Faites analyser ça d’urgence, Leclerc. Si c’est le sang de Mme Le Nermord, elle est cuite, Clémence.


L’analyse le confirma quelques heures plus tard, le sang était celui de Delphine Le Nermord. La chasse à Clémence commença.

À cette nouvelle, Adamsberg resta morne. Danglard repensa aux trois choses qui chiffonnaient le commissaire. Le Dr Pontieux. Mais il avait réglé ça. Restait la revue de mode. Et la pomme pourrie. Il se faisait certainement du souci avec la pomme pourrie. Qu’est-ce que ça pouvait bien foutre à présent ? Danglard pensa qu’Adamsberg avait une façon différente de la sienne de se gâcher l’existence. Il lui semblait qu’en dépit de ses comportements nonchalants, Adamsberg avait une manière efficace de ne jamais trouver le repos.

*

La porte entre le bureau du commissaire et le sien restait la plupart du temps ouverte. Adamsberg n’avait pas besoin de s’isoler pour être seul. Ce qui fait que Danglard allait et venait, déposait des dossiers, lui lisait une note, repartait, ou bien s’asseyait pour parler un moment. Il arrivait alors, encore plus souvent depuis la fuite de Clémence, qu’Adamsberg ne soit réceptif à rien et qu’il continue sa lecture sans lever les yeux vers lui, mais sans que cette inattention soit blessante puisqu’elle n’était pas volontaire. D’ailleurs, jugeait Danglard, c’était plus de l’absentéisme que de l’inattention. Car attentif, Adamsberg l’était. Mais à quoi ? Il avait d’ailleurs une curieuse manière de lire, généralement debout, les bras serrés sur le torse, et le regard penché vers les notes étalées sur sa table. Il pouvait rester ainsi debout pendant des heures. Danglard, qui se sentait chaque jour le corps fatigué et les jambes peu portantes, se demandait comment il pouvait tenir ainsi. En ce moment, Adamsberg était debout, regardant un petit calepin aux pages vides, ouvert sur son bureau.

— Ça fait seize jours, dit Danglard en s’asseyant.

— Oui, dit Adamsberg.

Et cette fois, son regard abandonna sa lecture pour se porter vers Danglard, mais il n’y avait, c’est vrai, rien à lire sur le petit calepin.

— Ce n’est pas normal, reprit Danglard. On aurait dû la retrouver. Il faut bien qu’elle se déplace, qu’elle mange, qu’elle boive, qu’elle dorme quelque part. Et son signalement est dans tous les journaux. Elle ne peut pas échapper à nos recherches. Surtout avec un physique pareil. Et pourtant, le fait est là : elle y échappe.

— Oui, dit Adamsberg. Elle y échappe. Il y a quelque chose qui cloche.

— Je n’aurais pas dit ça, dit Danglard. J’aurais dit qu’on met trop de temps à la retrouver, mais qu’on y parviendra. Mais elle sait être discrète, la vieille. À Neuilly, elle n’était pas très connue. Qu’en ont dit les voisins ? Qu’elle n’était pas dérangeante, qu’elle était indépendante, pas jolie, toujours avec ce foutu béret sur la tête, et droguée aux petites annonces. Rien à tirer de plus. Elle est restée vingt ans là-bas, et personne ne sait si elle avait des amis quelque part, personne ne lui connaît un point de chute quelconque, et personne ne se rappelle quand au juste elle est partie. Il semble qu’elle n’allait jamais en vacances. Il y a des gens comme ça qui passent dans la vie sans que personne ne les remarque. Ce n’est pas étonnant qu’elle en soit arrivée au meurtre. Mais c’est une question de jours. On la retrouvera.

— Non. Il y a quelque chose qui cloche.

— Qu’est-ce qu’il faut comprendre ?

— C’est ce que j’essaie de savoir.

Découragé, Danglard se leva, en trois mouvements pesants, le torse, les fesses, les jambes, et fit le tour de la pièce.

— J’aimerais essayer de savoir ce que vous essayez de savoir, dit-il.

— Au fait, Danglard, le labo peut reprendre la revue de mode. J’ai terminé.

— Terminé quoi ?

Danglard voulait regagner son bureau, anxieux par avance de cette discussion qui n’allait mener à rien, mais il ne pouvait s’empêcher de suspecter Adamsberg de tourner dans sa tête des pensées, sinon des hypothèses, qui drainaient sa curiosité. Même s’il suspectait que ces pensées étaient encore peu disponibles pour Adamsberg lui-même.

Adamsberg regardait à nouveau le calepin.

— La revue de mode, dit-il, comportait un article signé Delphine Vitruel. C’est le nom de jeune fille de Delphine Le Nermord, si vous préférez. La directrice de rédaction m’a appris qu’elle collaborait régulièrement à leur journal, leur livrant presque une fois par mois des articles sur l’air du temps, les fluctuations des modes, l’engouement pour les robes à vertugadin ou les coutures des bas.

— Et ça vous a intéressé ?

— Énormément. J’ai lu toute la collection. Ça m’a pris pas mal de temps. Et puis la pomme pourrie. Je commence à comprendre des choses.

Danglard secouait la tête.

— Et puis quoi, la pomme pourrie ? demanda-t-il. On ne va pas reprocher à Le Nermord d’avoir sué la peur ! Pourquoi penser encore à lui, bon sang ?

— Tout ce qui est petit et cruel me préoccupe. Vous avez trop écouté Mathilde. Vous défendez l’homme aux cercles à présent.

— Je ne fais rien de ce genre. Simplement je m’occupe de Clémence et je le laisse tranquille.

— Moi aussi je m’occupe de Clémence, que de Clémence. Mais ça ne change rien au fait que Le Nermord est vil.

— Commissaire, il faut être économe de son mépris en raison du grand nombre de nécessiteux. Et ce n’est pas moi qui parle.

— Qui d’autre ?

— Chateaubriand.

— Encore… Mais qu’est-ce qu’il vous a fait ?

— Sûrement du mal. Mais passons. Sincèrement, commissaire, est-ce que l’homme aux cercles mérite tant de hargne ? C’est tout de même un grand historien.

— À voir.

— J’abandonne, dit Danglard en se rasseyant. À chacun ses obsessions. Moi, c’est Clémence que j’ai dans le crâne. Je dois la trouver. Elle est quelque part et je la dénicherai. C’est obligatoire. C’est logique.

— Mais, dit Adamsberg en souriant, une logique sotte est le démon des esprits faibles. Et ce n’est pas moi qui parle.

— Et qui parle ?

— C’est ma différence avec vous : je ne sais pas qui a dit ça. Mais j’aime bien cette phrase, elle m’arrange, vous comprenez. Je suis si peu logique. Je vais marcher Danglard, j’en ai besoin.

*

Adamsberg marcha jusqu’au soir. C’était l’unique façon qu’il avait trouvée pour faire le tri dans ses pensées. Comme si grâce au mouvement de la marche, les pensées se trouvaient ballottées comme des particules dans un liquide. Si bien que les plus lourdes tombaient au fond et que les plus fines restaient en surface. Au bout du compte, il n’en tirait pas de conclusion définitive, mais un tableau décanté de ses idées, organisées par ordre de gravité. Au premier plan venaient onduler des choses comme le pauvre vieux Le Nermord, son adieu à Byzance, le tuyau de sa pipe contre ses incisives, même pas jaunies par le tabac. Un dentier. Et puis la pomme pourrie, Clémence la meurtrière, disparaissant avec son béret noir, ses blouses nylon, ses yeux bordés de rouge.

Il se figea. Là-bas, une jeune femme interpellait un taxi. Il était tard déjà, il discernait mal, il courut. Et puis ce fut trop tard et peine perdue, le taxi partit. Il resta là, sur le bord du trottoir, respirant vite. Pourquoi est-ce qu’il avait couru ? Ça aurait été bien de voir Camille monter dans un taxi sans courir pour autant. Sans même songer à la rattraper.

Il serra ses mains dans les poches de sa veste. Un peu d’émotion. Normal.

Normal. Inutile d’en faire une histoire. Voir Camille, être surpris, courir, c’est normal d’être un peu ému. C’est la surprise. Ou c’est la vitesse. Les mains de n’importe qui trembleraient exactement de la même manière.

Était-ce bien elle d’ailleurs ? Probable que non. Elle vit au bout du monde. Il faut qu’elle soit au bout du monde, c’est indispensable. Mais le profil, le corps, la manière de tenir la vitre à deux mains pour parler au chauffeur ? Et alors ? Rien d’exceptionnel. Camille est à l’autre bout du monde. Il n’y a pas à en discuter, donc il n’y a plus de raison de s’en faire pour cette fille et ce taxi.

Et si c’était Camille ? Eh bien si c’était Camille, il l’avait ratée. C’est tout. Et elle prenait un taxi pour repartir au bout du monde. Donc inutile de réfléchir, il n’y avait rien de changé. La nuit sur Camille, toujours. Apparition. Disparition.

Il continua son chemin, calmé, en scandant vaguement ces deux mots. Il voulut s’endormir vite pour oublier la pipe du vieux Le Nermord, le béret de Clémence, les cheveux emmêlés de la petite chérie.

Et c’est ce qu’il fit.

*

La semaine qui suivit n’apporta aucune nouvelle de Clémence. Danglard déclinait dans une somnolence éthylique dès trois heures de l’après-midi, qu’il interrompait par quelques explosions verbales d’impuissance. Des dizaines de personnes avaient signalé la tueuse en France. Matin après matin, Danglard apportait sur le bureau d’Adamsberg les rapports négatifs des recherches effectuées.

— Rapport de l’enquête à Montauban. C’est encore raté, disait Danglard.

Et Adamsberg levait la tête pour répondre : « Très bien. C’est parfait. » Pire encore, Danglard croyait qu’il ne lisait même pas les rapports. Le soir, ils étaient à l’endroit où il les avait déposés le matin. Alors il les reprenait pour les classer dans le dossier Clémence Valmont.

Danglard ne pouvait s’empêcher de compter. Ça faisait vingt-sept jours que Clémence Valmont avait disparu. Souvent, Mathilde appelait Adamsberg pour avoir des nouvelles de la musaraigne. Danglard l’entendait répondre : « Il n’y a rien. Non, je n’abandonne pas, qu’est-ce qui vous le fait croire ? J’attends des petits renseignements. Rien ne presse à présent. »

Rien ne presse. Le maître mot d’Adamsberg. Danglard en était à bout de nerfs, alors que Castreau, très modifié, semblait prendre les choses de la vie avec une tolérance inusitée.

Et puis Reyer était venu plusieurs fois sur la demande d’Adamsberg. Danglard le trouvait moins âpre qu’avant. Il se demandait si c’était parce qu’il connaissait bien le commissariat à présent, qu’il pouvait longer plus à l’aise les murs en se guidant du bout des doigts, ou si la découverte de la tueuse avait dénoué ses inquiétudes. Ce que Danglard ne voulait à aucun prix, c’était imaginer que l’aveugle beau était moins âpre parce que Mathilde lui aurait ouvert son lit. Pas question de ça. Mais comment savoir ? Il avait assisté au début de son entretien avec le commissaire.

— Vous, disait Adamsberg, comme vous ne voyez plus, vous voyez autrement. Ce que j’aimerais, c’est que vous me parliez de Clémence Valmont autant d’heures que possible, que vous me décriviez toutes les impressions qu’elle a faites à votre ouïe, toutes les sensations qu’a produites sa présence, tous les détails que vous avez pu deviner à l’approcher, à l’entendre, à la ressentir. Plus j’en saurai sur elle, mieux je m’en sortirai. Et vous, Reyer, vous êtes avec Mathilde celui qui l’avez le plus connue. Et surtout vous connaissez les choses de l’infravisible. Tout ce qu’on laisse de côté parce que notre œil prend une image rapide qui suffit à nous satisfaire.

À chaque fois, Reyer était resté longtemps. Par la porte ouverte, Danglard voyait Adamsberg adossé au mur l’écouter avec une grande attention.

*

Il était trois heures trente de l’après-midi. Adamsberg ouvrit son calepin à la page trois. Il attendit un bon moment et puis il écrivit :

« Demain, j’irai à la campagne chercher Clémence. Je crois que je ne me suis pas trompé. Je ne me souviens plus à partir de quand j’ai trouvé cela, j’aurais dû le noter. À partir du tout début ? Ou à partir de la pomme pourrie ? Tout ce que me raconte Reyer va dans mon sens. Hier, j’ai marché jusqu’à la gare de l’Est. Je me demandais pourquoi j’étais flic. Peut-être parce que dans ce métier on a des choses à chercher avec des chances de les trouver. Ça console du reste. Parce que, dans le reste de la vie, personne ne vous demande de chercher quoi que ce soit, et on ne risque pas de trouver puisqu’on ne sait pas ce qu’on cherche. Par exemple les feuilles d’arbre : je ne comprends pas encore exactement pourquoi je les dessine. Quelqu’un m’a dit hier dans un café de la gare de l’Est que le meilleur moyen de ne pas avoir peur de la mort c’était de mener une vie de con. Ainsi on n’avait rien à regretter. Ça ne m’a pas semblé une très bonne solution.

« Mais je n’ai pas peur de la mort, pas tellement. Donc ça ne me concernait pas, en fait. Je n’ai pas peur d’être seul non plus.

« Toutes mes chemises sont à renouveler, je m’en rends compte. Ce que j’aimerais, c’est trouver la tenue universelle. Alors je l’achèterais en trente exemplaires, et je n’aurais plus à m’en faire avec ces histoires d’habits jusqu’à la fin de mes jours. Quand j’ai expliqué ça à ma sœur, elle a hurlé. La seule idée d’une tenue universelle l’horrifie.

« Je voudrais trouver la tenue universelle pour ne plus avoir à m’en faire avec ça.

« Je voudrais trouver la feuille d’arbre universelle pour ne plus avoir à m’en faire avec ça.

« Au fond, j’aurais bien voulu ne pas rater Camille l’autre soir dans la rue. Je l’aurais attrapée, elle aurait été très étonnée, et peut-être émue. J’aurais peut-être vu son visage trembler, blanchir, ou rougir, je ne sais pas au juste. J’aurais mis mes mains contre ce visage pour apaiser ce tremblement, et ça aurait été assez formidable. Je l’aurais gardée contre moi, on serait restés debout tous les deux dans la rue un bon bout de temps. Disons une heure. Mais peut-être qu’elle n’aurait pas été émue du tout et qu’elle n’aurait pas voulu rester contre moi. Peut-être qu’elle n’en aurait rien eu à faire. Je ne sais pas. Je ne me rends pas compte. Peut-être qu’elle aurait dit : « Jean-Baptiste, j’ai un taxi qui m’attend. » Je ne sais pas. Et peut-être ce n’était pas Camille. Et peut-être je m’en fous aussi complètement. Je ne sais pas. Je ne crois pas.

« En ce moment, j’énerve Danglard le penseur. C’est évident. Je ne le fais pas volontairement. Rien ne se passe, rien ne se dit, et c’est ça qui le rend fou. Et pourtant, depuis que Clémence est partie, il s’est produit l’essentiel. Mais je n’ai rien pu lui dire. »

Adamsberg leva la tête en entendant la porte s’ouvrir.

Il faisait chaud. Danglard revenait en sueur de la banlieue nord. Une interpellation pour recel. Ça s’était bien passé. Mais ça ne le satisfaisait pas. À Danglard, il fallait de plus grandes choses pour pouvoir tenir le coup, et la musaraigne tueuse lui semblait un défi valable. Mais la crainte de devoir déclarer forfait devenait plus mordante de jour en jour. Il n’osait même plus en parler aux gosses. Il pensait vraiment fort à se verser un coup de blanc quand Adamsberg entra dans son bureau.

— Je cherche des ciseaux, dit Adamsberg.

Danglard alla fouiller dans le tiroir de Florence et lui en rapporta une paire. Il remarqua que Florence avait racheté des caramels. Adamsberg fermait un œil pour enfiler du fil noir dans le chas d’une aiguille.

— Qu’est-ce qui se passe ? dit Danglard. C’est couture ?

— C’est mon ourlet qui se défait.

Adamsberg s’assit sur une chaise, croisa une jambe et commença à réparer le bas de son pantalon. Danglard le regardait faire, décontenancé, mais calme. C’est calmant de regarder quelqu’un faire de la couture à petits points comme si le reste du monde avait cessé d’exister.

— Vous allez voir, Danglard, dit Adamsberg, comment je fais bien les ourlets. Des points minuscules. On ne voit presque rien. C’est ma petite sœur qui me l’a appris, un jour où on savait pas quoi faire de notre corps, comme disait mon père.

— Moi, ça ne va pas, dit Danglard. D’une part je ne réussis pas très bien les ourlets des pantalons des enfants. D’autre part la tueuse me hante. Sale vieille tueuse. Elle va m’échapper maintenant, c’est certain. Ça me rend dingue. Honnêtement, ça me rend dingue.

Il se leva pour prendre une bière dans l’armoire.

— Non, dit Adamsberg, la tête penchée sur son ourlet.

— Non, quoi ?

— Non, la bière.

À présent, le commissaire cassait le fil avec ses dents, en ayant tout à fait oublié qu’il avait les ciseaux de Florence.

— Et les ciseaux ? demanda Danglard. Merde, je vais chercher les ciseaux pour couper le fil proprement, et voilà ce que vous faites. Et ma bière ? Qu’est-ce qui va pas tout d’un coup avec cette bière ?

— Il y a que vous allez peut-être en boire dix et que ce n’est pas possible aujourd’hui.

— J’avais cru que vous ne vous mêleriez pas de ça. C’est mon corps, ma responsabilité, mon ventre, ma bière.

— C’est entendu. Mais c’est votre enquête et vous êtes mon inspecteur. Et demain, on part à la campagne. Des retrouvailles, j’espère. Alors j’ai besoin de vous, de vous clair. L’estomac clair aussi. Très important, l’estomac. On n’est pas certain qu’un bon estomac suffise à bien penser. Mais on est certain qu’un mauvais estomac suffit à vous détruire les idées.

Danglard observa le visage contracté d’Adamsberg. Impossible de savoir si c’était à cause du nœud qui venait de se faire sur le fil, ou à cause de cette partie de campagne.

— Merde, dit Adamsberg. Le fil a fait un nœud. Ça, c’est détestable. Il paraît que la règle d’or, c’est de toujours prendre le fil dans le sens de la bobine. Sinon, on a des nœuds. Vous voyez ce que je veux dire ? J’ai dû le mettre à contresens sans y prendre garde. Et maintenant j’ai un nœud.

— À mon avis, c’est l’aiguillée qui était trop longue, proposa Danglard.

C’est calmant, la couture.

— Non, Danglard. J’avais fait une bonne aiguillée, pas plus longue que de ma main au coude. Demain, à huit heures, il me faut un fourgon, huit hommes, et des chiens. Il faudra que le médecin soit aussi du voyage.

Il piqua l’aiguille plusieurs fois pour faire le nœud, cassa le fil, et lissa son pantalon. Et il sortit sans attendre de savoir si Danglard mettrait sa tête et son estomac au clair. Danglard, sur le coup, n’en savait rien non plus.

*

Charles Reyer rentrait chez lui. Il se trouvait détendu, et il en profitait, puisqu’il savait que ça ne durerait pas très longtemps. Ses conversations avec Adamsberg lui avaient procuré de l’apaisement, il ne savait pas pourquoi. Tout ce qu’il constatait, c’était que depuis deux jours il n’avait proposé d’aide à personne pour traverser la rue.

Il avait même pu sans effort particulier être sincère avec le commissaire au sujet de Clémence, au sujet de Mathilde, et de quantité d’autres choses dont il avait parlé en prenant tout son temps. Adamsberg avait raconté des trucs aussi. Des trucs à lui. Pas toujours clairs. Des trucs légers et des trucs lourds, sans qu’il soit certain que les trucs légers n’aient pas été justement les trucs lourds. Avec lui, c’était difficile de savoir. Sagesse des enfants, philosophie des vieux. Il l’avait dit à Mathilde au restaurant. Il ne s’était pas trompé sur ce qui voyageait sur la voix douce du commissaire. Et puis ça avait été au tour du commissaire de lui demander ce qui voyageait derrière ses yeux noirs. Il l’avait dit et Adamsberg l’avait écouté. Tous ses bruissements d’aveugle, toutes ses perceptions douloureuses dans l’obscurité, toute sa visibilité dans le noir. Quand il s’interrompait, Adamsberg lui disait : « Continuez, Reyer. Je vous écoute avec intensité. » Charles s’imagina que s’il avait été une femme, il aurait pu aimer Adamsberg tout en se désespérant de le trouver insaisissable. Mais c’était le genre de type qu’il fallait sans doute mieux ne pas approcher. Ou bien il fallait apprendre en même temps à ne pas se désespérer de ne pas saisir. Oui, quelque chose comme cela.

Mais Charles était un homme, et il y tenait. En plus, Adamsberg lui avait confirmé qu’il était beau. Alors Charles pensa que puisqu’il était un homme, il aurait bien aimé aimer Mathilde.

Puisqu’il était un homme.

Mais est-ce que Mathilde ne cherchait pas à aller se dissoudre au fond de l’eau ? Est-ce qu’elle ne cherchait pas à ne plus rien entendre des déchirures terrestres ? Qu’est-ce qui était arrivé à Mathilde ? Personne ne le savait. Pourquoi Mathilde aimait-elle cette saloperie d’eau ? Saisir Mathilde ? Charles redoutait qu’elle ne s’enfuie comme une sirène.

Il ne s’arrêta pas chez lui et monta directement au Grondin volant. Il tâtonna à la recherche du bouton de sonnette et appuya deux coups de suite.

— Il t’arrive quelque chose ? demanda Mathilde en ouvrant la porte. Ou bien tu as du neuf sur la musaraigne ?

— Je devrais ?

— Tu as vu Adamsberg plusieurs fois, non ? Je l’ai appelé tout à l’heure. Il paraît qu’il aura des nouvelles de Clémence demain.

— Pourquoi Clémence t’intéresse-t-elle à ce point ?

— C’est moi qui l’ai trouvée. C’est ma musaraigne.

— Non, c’est elle qui t’a trouvée. Pourquoi tu as pleuré, Mathilde ?

— Moi, j’ai pleuré ? Oui, un peu. Comment peux-tu savoir ça ?

— Ta voix est un peu humide. Ça s’entend très bien.

— Ne te fais pas de souci. C’est quelqu’un que j’adore qui s’en va demain. Ça fait forcément pleurer sur le coup.

— Est-ce que je peux connaître ton visage ? demanda Charles en tendant ses mains.

— Comment comptes-tu t’y prendre ?

— Comme ça. Tu vas voir.

Charles étendit les doigts jusqu’au visage de Mathilde et les promena comme un pianiste sur un clavier. Il était très concentré. En réalité, il savait très bien quel visage avait Mathilde. Probablement peu changé depuis les séminaires où il l’avait vue. Mais il voulait toucher.

*

Le lendemain, Adamsberg prit le volant en direction de Montargis. Danglard était assis à côté de lui, Castreau et Delille à l’arrière. Le fourgon suivait. Adamsberg se mordait les lèvres en conduisant. De temps en temps, il jetait un regard à Danglard, ou, parfois, quand il lâchait le changement de vitesses, il posait sa main un instant sur le bras de l’inspecteur. Comme pour s’assurer que Danglard était bien là, vivant, présent, et qu’il fallait qu’il le reste.


Mathilde s’était réveillée tôt et n’avait eu le courage de suivre personne ce matin. La veille, elle s’était pourtant amusée un long moment avec un couple illégitime à la Brasserie Barnkrug. Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps. Mais quand l’homme s’était excusé au milieu du repas et s’était levé, pour aller téléphoner, la fille l’avait regardé disparaître les sourcils froncés, et puis elle avait fait glisser une partie des frites de son compagnon dans sa propre assiette. Satisfaite de son butin, elle l’avait dévoré en tirant la langue avant chaque bouchée. L’homme était revenu, et Mathilde s’était dit qu’elle savait quelque chose de fondamental sur la fille que son compagnon n’apprendrait jamais. Oui, elle s’était bien amusée. Une bonne tranche.

Mais ce matin, ça ne lui disait rien du tout. En fin de tranche 1, il ne fallait pas trop s’étonner. Elle pensait qu’aujourd’hui Jean-Baptiste Adamsberg allait mettre la main sur la musaraigne, qu’elle allait se débattre en sifflant, que ça serait une sacrée journée pour la vieille Clémence qui avait si bien classé ses diapos avec ses gants, comme elle avait si bien classé ses meurtres. Mathilde se demanda un court instant si elle se sentait responsable. Si elle n’avait pas crié au Dodin Bouffant pour épater tout le monde qu’elle savait dénicher l’homme aux cercles, Clémence ne serait pas venue la parasiter et n’aurait pas trouvé l’occasion de tuer. Elle se dit ensuite que c’était fantasmagorique d’égorger un vieux docteur sous prétexte qu’il a été votre fiancé d’un jour et que l’aigreur a fait le reste.

Fantasmagorique. Elle aurait dû dire ça à Adamsberg. Mathilde se répétait ses phrases toute seule à mi-voix, accoudée sur sa table-aquarium. « Adamsberg, ce meurtre est fantasmagorique. » Un meurtre de passion, ça ne se prépare pas froidement cinquante ans plus tard, surtout avec une machine de guerre aussi complexe que celle utilisée par Clémence. Comment Adamsberg avait-il pu se tromper à ce point sur le mobile de la vieille ? Il fallait être idiot pour croire à un pareil mobile fantasmagorique. Ce qui tracassait Mathilde, c’est qu’elle tenait justement Adamsberg pour un des types les plus fins qu’elle ait croisés. Mais il y avait vraiment quelque chose qui n’allait pas avec le mobile de la vieille Clémence. Pas de visage, cette femme-là. Elle s’était convaincue qu’elle était gentille pour tâcher de l’aimer un peu, de l’aider, mais tout l’avait sans cesse gênée chez la musaraigne. Tout, c’est-à-dire rien : pas de corps dans sa carcasse ; pas de regard dans son visage ; pas de tonalité dans sa voix. Rien partout.

Hier soir, Charles avait tâtonné le long de son visage. Ça avait été assez agréable, il faut le reconnaître, ces mains longues qui avaient effleuré si scrupuleusement tous les contours de sa figure comme si elle avait été imprimée en braille. Elle avait eu l’impression qu’il aurait voulu la toucher plus avant, mais elle n’avait pas fait un geste en ce sens. Au contraire, elle avait fait du café. Un café très bon d’ailleurs. Ça ne remplace pas une caresse bien sûr. Mais dans un sens, une caresse ne remplace pas un très bon café non plus. Mathilde estima que cette comparaison n’avait pas de sens, que les caresses et les bons cafés, ça n’était pas interchangeable.

Bien, soupira Mathilde à haute voix. Du doigt elle suivit un Lépadogaster à deux taches qui nageait sous la plaque de verre. Il fallait qu’elle les nourrisse, les poissons. Qu’est-ce qu’elle allait faire avec Charles et ses caresses ? Est-ce qu’il n’était pas temps qu’elle reparte dans la mer ? Puisqu’elle n’avait envie de suivre personne ce matin. Qu’est-ce qu’elle avait récolté à la surface de l’écorce en trois mois ? Un flic qui aurait dû être pute, un aveugle mauvais comme une teigne et caressant, un byzantiniste cercleur, une vieille tueuse. Une bonne récolte, au fond. Pas de quoi se plaindre. Elle aurait dû écrire tout ça. Ça serait plus marrant que d’écrire sur les pectorales des poissons.

— Oui mais quoi ? dit-elle tout haut en se levant d’un bloc. Écrire quoi ? Pour quoi faire, écrire ?

Pour raconter de la vie, se répondit-elle.

Foutaises ! Au moins sur les pectorales, on a quelque chose à raconter que personne ne sait. Mais le reste ? Pour quoi faire, écrire ? Pour séduire ? C’est ça ? Pour séduire les inconnus, comme si les connus ne te suffisaient pas ? Pour t’imaginer rassembler la quintessence du monde en quelques pages ? Quelle quintessence à la fin ? Quelle émotion du monde ? Quoi dire ? Même l’histoire de la vieille musaraigne n’est pas intéressante à dire. Écrire, c’est rater.

Mathilde se rassit, d’humeur sombre. Elle pensa qu’elle pensait décousu. Les pectorales, c’est très bien, ça.

Mais c’est parfois morose de ne parler que des pectorales, parce qu’on s’en fout encore plus que de la vieille Clémence.

Mathilde se redressa et rejeta tous ses cheveux noirs en arrière des deux mains. Très bien, jugea-t-elle, je fais un petit accès de métaphysique, ça va passer. Foutaises, murmura-t-elle encore. Je serais moins triste si Camille ne repartait pas ce soir. Encore partir. Si elle n’avait pas rencontré ce policier volant, elle ne serait pas obligée de vivre tout autour de la terre. Et écrire ça, ça vaudrait le coup ?

Non.

Il était peut-être bien temps d’aller replonger dans une fosse marine. Et surtout, il était interdit de se demander pour quoi faire.

Pour quoi faire ? se demanda aussitôt Mathilde.

Pour se faire du bien. Pour se mouiller. Voilà. Pour se mouiller.

*

Adamsberg roulait vite. Danglard comprenait qu’on allait vers Montargis mais il n’en savait pas plus. Et plus la route avançait, plus le visage du commissaire se contractait. Et les contrastes de ce visage s’intensifiaient au point de devenir quasi surréels. La gueule d’Adamsberg était comme ces lampes dont on peut faire varier l’intensité. Vraiment bizarre. Ce que Danglard ne comprenait pas, c’est qu’Adamsberg avait noué à sa façon une cravate noire sur sa vieille chemise blanche. Une cravate d’enterrement qui allait de travers. Danglard s’en inquiéta à haute voix.

— Oui, répondit Adamsberg, j’ai mis cette cravate. Jolie coutume je trouve, non ?

Et ce fut tout. Sauf parfois la main qui se posait un instant sur son bras. Plus de deux heures après avoir quitté Paris, Adamsberg arrêta la voiture dans un chemin forestier. Là, il n’y avait plus la chaleur de l’été. Danglard lut sur un panneau Forêt domaniale des Bertranges, et Adamsberg dit : « On y est », en serrant le frein à main.

Il descendit de voiture, respira, et regarda autour de lui en hochant la tête. Il étala une carte sur le capot et appela d’un signe Castreau, Delille, et les six hommes du fourgon.

— On va par là, indiqua-t-il. On fait ce sentier, puis celui-là et celui-là. Ensuite, on fera les sentiers de la partie sud. Il s’agit de sillonner toute la zone autour de cette baraque forestière.

En même temps, il faisait un petit rond avec le doigt sur la carte.

— Des cercles, toujours des cercles, murmura-t-il.

Il replia la carte en boule désordonnée et la tendit à Castreau.

— Sortez les chiens, ajouta-t-il.

Six bergers tenus en laisse dévalèrent du fourgon en faisant beaucoup de bruit. Danglard qui n’aimait pas trop ces bêtes-là se tenait un peu à l’écart, les bras croisés, retenant les pans de son ample veston gris en seule protection.

— Il faut tout ça pour la vieille Clémence ? demanda-t-il. Et comment vont-ils faire, les chiens ? Elle ne nous a même pas laissé un bout d’habit à renifler.

— J’ai ce qu’il faut, dit Adamsberg en sortant un petit paquet du fourgon, qu’il posa sous le nez des chiens.

— C’est de la viande pourrie, dit Delille en fronçant le nez.

— Ça sent la mort, dit Castreau.

— C’est vrai, dit Adamsberg.

Il fit un petit signe de tête et ils prirent le premier sentier qui partait sur leur droite. En tête, les chiens tiraient sur leur laisse en hurlant. L’un d’eux avait bouffé le bout de viande.

— Il est con, ce chien, dit Castreau.

— Je n’aime pas ça, dit Danglard. Pas du tout.

— Je m’en doute, dit Adamsberg.

La forêt, ça fait du bruit quand on marche dedans. Des bruits de branches qui se cassent, des bruits de bestioles qui se sauvent, des bruits d’oiseaux, des bruits d’hommes qui glissent sur les feuilles, des bruits de chiens qui en font voler partout.

Adamsberg avait son vieux pantalon noir. Il marchait les mains à moitié dans sa ceinture, la cravate passée sur l’épaule, muet, attentif au moindre écart des chiens. Il se passa trois quarts d’heure avant que deux chiens quittent en même temps le sentier, tournant brusquement vers la gauche. Là, il n’y avait plus de sente praticable. Il fallait passer sous les branches, contourner les troncs. Ils progressaient lentement, et les chiens tiraient. Une branche revint comme un boomerang dans le visage de Danglard. Ça lui fit mal. Le chien de tête, le meilleur des chiens, celui qui s’appelait Alarm-Clock, et qu’on appelait Clock tout court, s’arrêta au bout d’une soixantaine de mètres. Il tourna sur lui-même, aboya en levant la tête, puis gémit et se coucha sur le sol, la tête droite, satisfait. Adamsberg s’était figé, les doigts serrés maintenant sur sa ceinture. Son regard balaya le minuscule espace où Clock s’était couché, quelques mètres carrés entre des chênes et des bouleaux. De la main, il toucha une branche basse qui avait été cassée, il y a des mois. La mousse avait poussé sur la flexure.

Ses lèvres s’entremêlèrent, comme à chacun de ses moments d’émotion. Danglard avait repéré ça.

— Rappelez tous les autres, dit Adamsberg.

Puis il regarda Declerc qui portait le sac de matériel et il lui fit signe qu’on pouvait commencer à travailler là. Danglard observa avec appréhension Declerc qui ouvrait le sac, qui sortait les pioches, les pelles, qui les distribuait.

Depuis une heure, il se refusait à penser qu’on cherchait ça. Mais il ne pouvait plus contourner l’évidence maintenant : on cherchait ça.

Des retrouvailles, j’espère, avait dit hier Adamsberg. Sa cravate noire. Le commissaire ne reculait donc devant aucun symbole, si lourd fût-il.

Ensuite, les pelles firent beaucoup de bruit, un bruit affreux où le fer racle contre les cailloux, et que Danglard avait entendu trop de fois. Le tas de terre qui montait peu à peu à côté de l’excavation, il l’avait vu trop de fois aussi. Les hommes savaient pelleter. Ils allaient vite, en pliant les genoux.

Adamsberg, qui ne quittait pas la fosse des yeux, retint Declerc par le bras.

— Allez-y doucement maintenant. Raclez doucement. Changez d’outils.

Il fallut éloigner les chiens. Ils faisaient trop de bruit.

— Les chiens s’énervent, observa Castreau.

Adamsberg hocha la tête et continua de fixer la fosse.

Declerc guidait les opérations. Il ôtait maintenant la terre avec une truelle légère. Et puis il recula d’un coup, comme s’il avait été attaqué. Il s’épongea le nez avec sa manche.

— Voilà, dit-il, c’est une main. Je crois. Je crois que c’est une main.

Danglard fit un effort prodigieux pour se décoller du tronc d’arbre contre lequel il s’était plaqué, et pour s’approcher de la fosse. Oui, c’était une main. Une terrible main.

Un homme dégageait le bras maintenant, un autre la tête, un autre des lambeaux de tissu bleu. Danglard eut le vertige. Il recula, cherchant de la main derrière son dos l’endroit où il avait bien pu laisser son bon tronc d’arbre, son bon chêne. Il tâta l’écorce, s’y incrusta fort, avec devant les yeux l’image entrevue d’un horrible cadavre, à la peau noire et coulante.

Je n’aurais jamais dû venir, pensa-t-il en fermant les yeux. Et il ne chercha même pas à savoir dans cet instant à qui pouvait être ce corps immonde, pourquoi on était venu le chercher, où on était, et pourquoi il ne comprenait rien. Tout ce qu’il savait, c’est que c’était raté pour les retrouvailles du commissaire. Le cadavre était là depuis des mois. Ça n’était donc pas Clémence.

Les hommes travaillèrent encore une heure dans une odeur qui devenait à mesure plus intolérable. Danglard n’avait plus bougé d’un centimètre le long du tronc de son chêne réconfortant. Il gardait la tête levée. On ne voyait qu’un bout de ciel pas bien grand là-haut entre les sommets des arbres, et ce coin de forêt était sombre. Il entendit la voix douce d’Adamsberg qui disait :

— Ça suffit. On s’arrête. On va boire quelque chose.

On jeta les outils dans un coin, et Declerc sortit du sac un litre de cognac.

— Ce n’est pas du cognac sophistiqué, expliqua-t-il. Mais ça nous nettoiera un peu. Pas plus d’un fond de gobelet chacun.

— Interdit mais indispensable, dit Adamsberg.

Le commissaire fit quelques pas pour apporter un gobelet à Danglard. Il ne dit pas « Ça va ? » ou « Ça va mieux ? ». En fait il ne dit rien du tout. Il savait que dans une demi-heure, ça allait un peu passer, que Danglard pourrait marcher. Tout le monde le savait, et personne ne l’emmerdait avec ça. Chacun était déjà assez occupé avec ses luttes internes autour de cette fosse puante.

Les neuf hommes s’assirent un peu à l’écart de l’excavation, près de Danglard qui restait debout. Le médecin tournoya encore autour de la fosse et revint les rejoindre.

— Alors, docteur pour hommes morts, questionna Castreau, ça raconte quoi ?

— Ça raconte que c’est une femme âgée, soixante, soixante-dix ans… Ça raconte qu’elle a été tuée par une blessure à la gorge, il y a plus de cinq mois. Ça va être aride de l’identifier, mes garçons (le médecin légiste disait souvent « mes garçons », comme s’il faisait la classe). Les habits sont communs, modestes, ça ne vous aidera pas. Et j’ai l’impression qu’on ne trouvera aucune autre affaire personnelle dans la tombe. N’espérez pas vous rabattre sur son dentiste. Elle a la denture fraîche comme vous et moi, sans trace d’intervention, à ce que j’ai pu voir. Voilà ce que ça raconte, mes garçons. Alors pour dire qui c’est, vous allez y mettre le temps.

— C’est Clémence Valmont, dit doucement Adamsberg, domiciliée à Neuilly-sur-Seine, âgée de soixante-quatre ans. Je veux bien un autre doigt de cognac, Declerc. C’est vrai qu’il est ordinaire, mais c’est quand même agréable.

— Non ! intervint Danglard, plus vivement qu’on aurait pu le croire, mais sans bouger de son arbre. Non. Le toubib l’a dit, cette femme-là est morte depuis des mois ! Et Clémence a quitté la rue des Patriarches, bien vivante, il y a un mois. Alors ?

— Mais, répondit Adamsberg, j’ai dit Clémence Valmont, domiciliée à Neuilly-sur-Seine. Pas domiciliée rue des Patriarches.

— Alors quoi ? dit Castreau. Il y en a deux ? Deux homonymes ? Deux jumelles ?

Adamsberg secoua la tête en faisant tournoyer le cognac au fond de son gobelet.

— Il n’y en a jamais eu qu’une, dit-il. Une Clémence Valmont à Neuilly, assassinée il y a cinq ou six mois. Elle, dit-il en montrant la fosse d’un mouvement de menton. Et puis il y avait quelqu’un qui habitait depuis deux mois chez Mathilde Forestier, rue des Patriarches, sous le nom d’emprunt de Clémence Valmont. Quelqu’un qui avait tué Clémence Valmont.

— Qui était-ce ? demanda Delille.

Adamsberg jeta un regard à Danglard avant de répondre, comme pour s’excuser.

— C’était un homme, dit-il. C’était l’homme aux cercles.

*

Ils s’étaient éloignés de la fosse pour respirer mieux. Deux hommes s’y relayaient. On attendait l’équipe du labo et le commissaire de Nevers. Adamsberg s’était assis avec Castreau près du fourgon, et Danglard avait été marcher.

Il marcha une demi-heure, laissant le soleil lui chauffer le dos et lui redonner les vigueurs qu’il avait perdues. Alors la musaraigne avait été l’homme aux cercles. Alors c’était lui qui avait égorgé Clémence Valmont, puis Madeleine Châtelain, puis Gérard Pontieux, puis sa femme enfin. Dans sa tête de vieux rat, il avait mis au point cette mécanique infernale. Des cercles d’abord. Plein de cercles. On avait cru à un maniaque. Un pauvre maniaque exploité par un meurtrier. Tout s’était déroulé comme il l’avait décidé. On l’avait arrêté, il avait fini par avouer sa manie cerclifère. Comme il l’avait décidé. On l’avait donc relâché, et tout le monde avait cavalé après Clémence. La coupable qu’il leur avait préparée. Une Clémence déjà morte depuis des mois, et qu’ils auraient cherchée vainement jusqu’à ce qu’on classe l’affaire. Danglard fronçait les sourcils. Trop de choses étaient obscures.

Il rejoignit le commissaire qui mâchonnait en silence un bout de pain avec Castreau, toujours assis sur le bord du sentier. De la main, Castreau essayait d’attirer une merlette avec quelques miettes.

— Pourquoi, dit Castreau, mais pourquoi les femelles des oiseaux sont-elles toujours plus ternes que les mâles ? Les femelles, c’est marron, c’est beige, c’est n’importe quoi. On dirait qu’elles s’en foutent. Mais leurs mâles, c’est rouge, c’est vert, c’est doré. Mais pourquoi, bon Dieu ? C’est le monde à l’envers.

— On raconte, dit Adamsberg, que les mâles ont besoin de tout ça pour plaire. Il faut sans cesse qu’ils inventent des trucs, les mâles. Je ne sais pas si vous avez remarqué ça, Castreau. Sans cesse des trucs. Quelle fatigue !

La merlette s’envola.

— La merlette, dit Delille, elle a assez de boulot à inventer ses œufs et à les faire pousser, non ?

— Comme moi, dit Danglard. Je dois être une merlette. Mes œufs me donnent plein de soucis. Surtout le dernier qu’on a mis dans mon nid, le petit coucou.

— Pas si vite, dit Castreau. Tu ne t’habilles pas en beige et marron.

— Et puis merde, répondit Danglard. Les banalités zoo-anthropologiques, ça ne va pas chercher très loin. Ce n’est pas avec des oiseaux que tu vas comprendre les hommes. Qu’est-ce que tu crois ? Les oiseaux, c’est des oiseaux, c’est tout. Qu’est-ce que tu fiches à t’occuper de ça alors qu’on a un cadavre sur le dos et qu’on ne comprend rien à rien ? À moins que tu ne comprennes tout ?

Danglard sentait bien qu’il déraillait et qu’en d’autres circonstances il eût défendu un point de vue plus nuancé. Mais il n’avait pas le cran pour ça ce matin.

— Il faudra me pardonner de ne pas vous avoir tenu au courant de tout, dit Adamsberg à Danglard. Mais jusqu’à ce matin, je n’avais aucune raison d’être sûr de moi. Je ne voulais pas vous entraîner dans des intuitions sans foi ni loi que vous auriez pu réduire en miettes en raisonnant sainement. Vos raisonnements m’influencent, Danglard, et je ne voulais pas prendre le risque d’être influencé avant ce matin. Sinon, j’aurais pu perdre ma piste.

— La piste de la pomme pourrie ?

— Surtout la piste des cercles. Ces cercles que j’ai détestés. Encore plus quand Vercors-Laury a confirmé qu’il ne s’agissait pas d’une manie authentique. Pire, ce n’était même pas une manie du tout. Rien dans ces cercles ne signalait une obsession véritable. Cela ne faisait que ressembler à une obsession, à l’idée toute faite qu’on peut en avoir. Par exemple, Danglard, vous aviez dit que l’homme variait sa façon de faire : parfois il traçait le cercle d’un seul tenant, parfois en deux morceaux, parfois ovale même. Mais croyez-vous qu’un maniaque aurait pu tolérer un tel laxisme ? Un maniaque, ça règle son univers au millimètre près. Sinon ce n’est pas la peine d’avoir une manie. Une manie, c’est fait pour organiser le monde, pour le contraindre, pour posséder l’impossible, pour s’en protéger. Alors des cercles comme ça, sans date fixe, sans objet fixe, sans lieu fixe, sans tracé fixe, c’était de la manie de foire. Et le cercle ovale de la rue Bertholet, autour de Delphine Le Nermord, ça a été sa grosse erreur.

— Comment ça ? demanda Castreau. Tiens ! Voilà le mâle ! Voilà le mâle avec son bec jaune !

— Le cercle était ovale parce que le trottoir était étroit. Le premier maniaque venu n’aurait jamais enduré ça. Il aurait été trois rues plus loin, c’est tout. Si le cercle était là, c’est qu’il fallait qu’il soit là, à mi-chemin des rondes des agents, dans une rue obscure qui permettait le meurtre. Le cercle fut ovale parce qu’il n’y avait pas moyen de tuer Delphine Le Nermord ailleurs, sur un grand boulevard. Trop de flics partout, je l’avais dit, Danglard. Il lui fallait s’abriter, tuer où c’était le plus sûr. Alors tant pis pour le cercle, il serait plus étroit. Une gaffe dramatique pour un soi-disant maniaque.

— Ce soir-là, vous saviez que l’homme aux cercles était l’assassin ?

— Je savais au moins que les cercles étaient de mauvais cercles. Des faux cercles.

— Alors il a bien joué son affaire, Le Nermord. Il m’a bien joué aussi, n’est-ce pas ? Sa terreur, ses sanglots, sa fragilité, et puis ses aveux, et puis son innocence. Foutaises.

— Très bien joué. Il vous a secoué, Danglard. Même le juge d’instruction, qui est né méfiant, a estimé impossible qu’il soit coupable. Assassiner sa propre épouse dans un de ses propres cercles ? Impensable. Il n’y avait plus qu’à le relâcher et se laisser conduire là où il entendait nous conduire. Jusqu’au coupable qu’il nous avait fabriqué, la vieille Clémence. Et je n’ai rien fait de plus. Je me suis laissé porter.

— Le merle a trouvé un cadeau pour la merlette, dit Castreau. C’est un petit bout d’aluminium.

— Ça t’intéresse pas ce qu’on dit ? demanda Danglard.

— Si. Mais je ne veux pas avoir l’air de trop écouter, j’aurais l’impression d’être un imbécile. Vous ne m’avez pas observé, mais j’avais tout de même réfléchi à cette affaire. La seule chose que j’avais conclue, c’est que Le Nermord avait quelque chose de malsain. Mais ça n’a pas été plus loin. Comme nous tous, j’ai cherché Clémence.

— Clémence… dit Adamsberg. Il a dû prendre son temps pour la trouver. Il lui fallait dénicher quelqu’un de son âge, d’allure insignifiante, et qui soit assez coupé du monde pour que sa disparition n’inquiète pas. Cette vieille Valmont de Neuilly était idéale, avec sa folie crédule et solitaire des petites annonces. La séduire, lui promettre la lune, la convaincre de tout vendre et de le rejoindre avec deux valises, ça n’a pas dû être sorcier. Clémence n’en a parlé qu’à ses voisins. Mais comme ils n’étaient pas des amis, ils ne se sont pas alarmés de son aventure, et tout le monde a bien rigolé. Le fiancé, personne ne l’avait jamais vu. La pauvre vieille est venue au rendez-vous.

— Allons bon, dit Castreau, voilà un deuxième merle qui rapplique à présent. Qu’est-ce qu’il espère ? La merlette le regarde. Ça va être la guerre. Merde. Quelle vie, bon sang, quelle vie !

— Il l’a tuée, dit Danglard, et il est venu l’enterrer ici. Pourquoi ici ? Où est-ce qu’on est ?

Adamsberg tendit un bras fatigué vers sa gauche.

— Pour enterrer quelqu’un, il faut connaître des endroits tranquilles. La baraque forestière là-bas, c’est la maison de campagne de Le Nermord.

Danglard regarda la baraque. Oui, Le Nermord l’avait bien roulé.

— Après quoi, reprit Danglard, il a pris la défroque de la vieille Clémence. Facile, il avait ses deux valises.

— Continuez, Danglard. Je vous laisse finir.

— Voilà, dit Castreau, la merlette s’envole maintenant, elle a perdu le petit bout d’aluminium. Crevez-vous le cul à faire des cadeaux. Non, elle revient.

— Il s’est installé chez Mathilde, continua Danglard. Cette femme l’avait suivi. Cette femme l’inquiétait. Il lui fallait surveiller Mathilde, et puis s’en servir à son gré. L’appartement libre a été pour lui une formidable occasion. En cas de problème, Mathilde constituerait un témoin rêvé : elle connaissait l’homme aux cercles, elle connaissait Clémence. Elle croyait à la séparation de ces deux êtres, et il s’employait à l’en convaincre. Mais pour les dents, comment a-t-il fait ?

— C’est vous qui m’avez parlé du bruit de sa pipe contre ses dents.

— C’est vrai. Un dentier alors. Il lui suffisait de limer un ancien appareil. Et les yeux ? Il les a bleus. Elle les avait bruns. Des lentilles ? Oui. Des lentilles. Le béret. Les gants. Toujours les gants. La transformation devait tout de même demander du temps, du soin, de l’art même. Et puis comment pouvait-il sortir de chez lui habillé en vieille dame ? N’importe quel voisin aurait pu le voir. Où se changeait-il ?

— Il se changeait en chemin. Il sortait de chez lui en homme et il arrivait rue des Patriarches en femme. Et vice versa, bien sûr.

— Alors ? Un local abandonné ? Une baraque de chantier où il planquait ses habits ?

— Par exemple. Faudra la trouver. Ou qu’il nous le dise.

— Une baraque de chantier avec des restes de bouffe, des fonds de bouteille, un placard un peu moisi ? C’est ça ? L’odeur ? L’odeur de pomme pourrie sur les vêtements ? Et pourquoi les vêtements de Clémence ne sentaient-ils rien ?

— Ils étaient légers. Il les gardait sous son costume, et il rangeait le reste, béret, gants, dans sa sacoche. Mais il ne pouvait pas garder son costume d’homme sous les vêtements de Clémence. Alors il les laissait en route.

— C’est une sacrée organisation.

— Pour certains êtres, l’organisation est une chose délicieuse. C’est un meurtre sophistiqué qui lui a demandé des mois de travail préalable. Il s’est mis à cercler plus de quatre mois avant le premier meurtre. Ce genre de byzantiniste ne recule pas devant des heures de préparation minutieuse, tatillonne. Je suis sûr qu’il y a pris un formidable plaisir. Par exemple, l’idée de se servir de Gérard Pontieux pour nous faire courir après Clémence. C’est le genre de perfection qui a dû le ravir. De même que la goutte de sang déposée chez Clémence, dernière touche avant son départ.

— Où est-il ? Bon Dieu, où est-il ?

— À la ville. Il va rentrer déjeuner. Rien ne presse, il est si sûr de lui. Un plan si compliqué ne pouvait pas rater. Mais il ne pouvait pas savoir pour la revue de mode. Sa Delphie prenait des libertés sans le lui dire.

— C’est le petit mâle qui gagne, dit Castreau. Je vais lui filer du pain. Il a bien bossé.

Adamsberg leva la tête. L’équipe du labo arrivait. Conti descendait du camion, avec toutes ses sacoches.

— Tu vas voir ça, dit Danglard en saluant Conti, c’est autre chose que le bigoudi. Mais c’est le même type qui l’a fait.

— Le type, on va le chercher maintenant, dit Adamsberg en se levant.

*

La maison d’Augustin-Louis Le Nermord était un relais de chasse mal entretenu. Un crâne de cerf était pendu au-dessus de la porte d’entrée.

— C’est gai, dit Danglard.

— C’est que l’homme n’est pas gai, dit Adamsberg. Il aime la mort. Reyer m’a dit ça de Clémence. Il a surtout dit qu’elle parlait comme un homme.

— Moi je m’en fous, dit Castreau. Regardez.

Fier, il leur montrait la merlette qui avait grimpé sur son épaule.

— Vous avez déjà vu ça ? Une merlette qui s’apprivoise ? Et qui me choisit, moi ?

Castreau en riait.

— Je vais l’appeler Miette, dit-il. C’est con, non ? Est-ce que vous croyez qu’elle va rester avec moi ?

Adamsberg sonna à la porte. Des pas en chaussons glissèrent dans le couloir, avec calme. Le Nermord ne s’inquiétait de rien. Quand il ouvrit, Danglard regarda autrement ses yeux bleu sale, sa peau blanche avec des petites plaques rousses.

— J’allais manger, dit Le Nermord. Que se passe-t-il ?

— Tout a raté, monsieur, dit Adamsberg. Ça arrive.

Il lui posa une main sur l’épaule.

— Vous me serrez, dit Le Nermord en reculant.

— Veuillez nous suivre, dit Castreau. Vous êtes sous l’inculpation d’un quadruple meurtre.

La merlette toujours sur l’épaule, il saisit les poignets de Le Nermord et lui passa les menottes. Avant, du temps de l’ancien commissaire, Castreau se glorifiait de savoir passer les menottes si vite qu’on n’avait le temps de rien voir. Là, il ne dit rien.

Danglard n’avait pas quitté des yeux l’homme aux cercles. Et il lui sembla comprendre de quoi avait parlé Adamsberg avec cette histoire de gros crétin de chien baveux. Cette histoire de cruauté. Ça suintait. L’homme aux cercles était devenu en cette minute épouvantable à regarder. Bien plus épouvantable que le cadavre de la fosse.

*

Le soir, tous les hommes avaient regagné Paris. Il y avait surcharge et excitation dans le commissariat. L’homme aux cercles, tenu sur une chaise par Declerc et Margellon, égrenait des imprécations de mort.

— Vous l’entendez ? demanda Danglard à Adamsberg en entrant dans son bureau.

Pour une fois, Adamsberg ne griffonnait pas. Il terminait, debout, son rapport au juge d’instruction.

— Je l’entends, dit Adamsberg.

— Il veut vous couper la gorge.

— Je sais, mon vieux. Il faudrait que vous appeliez Mathilde Forestier. Elle voudra savoir ce qui est arrivé à la musaraigne, c’est compréhensible.

Ravi, Danglard sortit téléphoner.

— Elle n’est pas là, dit-il en revenant. Je n’ai eu que Reyer. Il m’énerve, Reyer. Tout le temps fourré chez elle. Mathilde est partie accompagner quelqu’un au train de neuf heures à la gare du Nord. Il pense qu’elle rentrera peu après. Il a ajouté qu’elle n’était pas en forme, qu’il y avait des frémissements dans la voix de la Reine Mathilde, et qu’on pourrait passer boire un coup plus tard pour la faire rire. Mais rire avec quoi ?

Adamsberg regardait fixement Danglard.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-il.

— Huit heures vingt. Pourquoi ?

Adamsberg attrapa sa veste et sortit en courant. Danglard eut le temps d’entendre qu’il lui criait de relire le rapport en son absence, et qu’il reviendrait.

Dans la rue, Adamsberg courait à la recherche d’un taxi.

Il parvint à être à neuf heures moins le quart à la gare du Nord. En courant toujours, il entra par la grande porte, s’allumant une cigarette en même temps. Il arrêta violemment Mathilde qui sortait.

— Vite, Mathilde, vite ! C’est elle qui s’en va, n’est-ce pas ? Ne me mentez pas, bon Dieu ! J’en suis certain ! Le quai ? Le numéro du quai ?

Mathilde le regardait sans rien dire.

— Quel quai ? cria Adamsberg.

— Merde ! dit Mathilde. Allez vous faire foutre, Adamsberg. Si vous n’aviez pas existé, peut-être qu’elle ne s’en irait pas tout le temps.

— Vous n’en savez rien ! Elle est faite comme ça ! Le quai, bon Dieu !

Mathilde ne voulait rien répondre.

— Quai 14, dit-elle.

Adamsberg la planta là. Il était neuf heures moins six à la grande horloge du hall. Il reprit son souffle en approchant du quai 14.

Elle était là. Bien sûr. Le corps serré dans un maillot et un fuseau noirs. Ça faisait comme une ombre. Camille avait la tête droite, regardant on ne sait quoi, toute la gare peut-être. Adamsberg se rappela cette expression, vouloir tout voir sans forcément en attendre quelque chose. Elle serrait une cigarette entre ses doigts.

Et puis elle la jeta au loin. Camille avait toujours de très beaux gestes. Elle avait bien réussi celui-là. Elle attrapa sa valise et longea le quai. Adamsberg courut, la devança, et se retourna. Camille se cogna contre lui.

— Viens, dit-il. Il faut que tu viennes. Viens. Une heure.

Camille le regardait, exactement émue comme il l’avait imaginé s’il l’avait rattrapée au taxi.

— Mais non, dit-elle. Va-t’en, Jean-Baptiste.

Camille n’était pas stable. Adamsberg se souvenait bien que Camille, à l’état normal, donnait toujours l’impression qu’elle allait virevolter ou bien dégringoler. Un peu comme sa mère. Comme si elle marchait en équilibre sur une planche souple suspendue au-dessus du vide au lieu de marcher par terre comme tout un chacun. Mais là, Camille vacillait vraiment.

— Camille, tu ne vas pas tomber ? Dis-moi ?

— Mais non.

Camille posa sa valise, étira ses bras au-dessus de sa tête, comme pour toucher le ciel.

— Regarde, regarde, Jean-Baptiste. En extension sur la pointe des pieds. Tu as vu ? Eh bien je ne tombe pas.

Camille sourit et laissa tomber les bras en soufflant.

— Je t’aime. Laisse-moi partir maintenant.

Elle lança sa valise par la portière ouverte. Elle grimpa les trois marches et se retourna, mince, noire, et Adamsberg ne voulait pas qu’il ne lui reste que quelques secondes pour regarder ce visage de dieu grec et de prostituée égyptienne.

Camille secoua la tête.

— Tu sais bien, Jean-Baptiste. Je t’ai aimé, et bon Dieu, ça ne s’en va pas en soufflant dessus. Les mouches, oui. Les mouches, ça s’envole en soufflant dessus. Je peux te confier ça, Jean-Baptiste : tu n’as rien d’une mouche. Bon Dieu. Mais aimer des types comme toi, je n’ai pas le cran. C’est trop difficile. Ça me casse la tête. On ne sait jamais où tu es, où tu balades ton âme. Ça me prive et ça m’inquiète. Quant à mon âme, elle se balade trop aussi. Alors tout le monde s’inquiète sans cesse. Bon Dieu, tu sais tout ça, Jean-Baptiste.

Camille sourit.

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