BRAN

Un tintement, cling, des plus imperceptible, une éraflure de pierre et d’acier. Il releva la tête d’entre ses pattes, l’oreille tendue, la truffe flairant la nuit. La pluie vespérale avait réveillé cent arômes assoupis qui s’exhalaient, mûrs, avec un regain de vigueur. Herbes, épines, baies foulées au sol, humus, vermisseaux, feuilles pourrissantes, un rat furtif dans le fourré. Flottaient là-dessus le parfum hirsute et noir du poil fraternel et la saveur acide et cuivrée du sang de l’écureuil qu’il avait tué. D’autres écureuils s’affolaient, là-haut, dans les frondaisons, fleurant la frousse et la fourrure humide, égratignant l’écorce de leurs menues griffes. Le même genre de bruit, à peu de chose prés, que le bruit précédent.

Qu’il perçut derechef, cling, éraflure, et qui le mit debout. Il pointa l’oreille, sa queue se dressa, sa gorge émit un hurlement. Un long cri frémissant, profond, un hurlement à vous réveiller les dormeurs, mais les amas de roche humaine s’obstinèrent au noir de la mort. Une nuit muette et trempée, une nuit à vous tapir les hommes dans leurs trous. L’averse avait eu beau cesser, les hommes demeuraient au sec, blottis près des feux, planqués dans leurs amas de pierres caverneux.

Son frère se glissa d’arbre en arbre au-devant de lui, presque aussi silencieux que cet autre frère dont il conservait vaguement le lointain souvenir, blancheur de neige et prunelles sanglantes. Tels des puits d’ombre étaient les prunelles de ce frère-ci, mais son échine hérissée le proclamait assez : il avait entendu, lui aussi, lui aussi reconnu l’indice d’un péril.

A nouveau, cling, éraflure mais, cette fois, suivie d’une glissade et de ce clapot preste et mou que font sur la pierre des pieds de chair. Le vent souffla une infime bouffée d’odeur d’homme, et d’homme inconnu. Etranger. Danger. Mort.

Son frère à ses côtés, il se précipita en direction du bruit. Devant se dressaient les antres de pierre, avec leurs parois lisses qui suintaient. Il dénuda ses crocs, mais la roche humaine les dédaigna. Une porte s’y dessinait, barreaux et traverses étranglés par les anneaux noirs d’un serpent de fer. Il s’y jeta de toute sa masse, la porte frémit, le serpent cliqueta, s’ébranla, tint bon. Par-delà les barreaux se voyait le long boyau de pierre qui, courant entre les murs de pierre, menait, là-bas, dans le champ de pierre, mais il était impossible de les franchir. Son museau pouvait à la rigueur s’insérer entre les barreaux, mais pas davantage. Son frère avait à cent reprises essayé de broyer entre ses dents les os noirs de la porte, impossible de les entamer. Et les essais conjoints pour creuser par-dessous s’étaient révélés aussi vains, de larges dalles de pierre se camouflaient sous la mince couche de terre et de feuilles mortes.

En grondant, il recula à pas comptés, s’avança droit dessus, fonça derechef. Elle s’émut un peu mais, d’une claque, le rejeta en arrière. Enfermé, chuchota quelque chose. Enchaîné. La voix, il ne l’entendit pas, la piste était inodore. Les autres issues n’étaient pas moins closes. Là où s’ouvraient des portes dans les murailles de roche humaine, on se heurtait à du bois, massif et inébranlable. Il n’y avait pas de sortie.

Si, reprit le chuchotement, lui donnant l’impression qu’il distinguait la silhouette sombre d’un grand arbre tapissé d’aiguilles et qui, de biais, dix fois plus grand qu’un homme, surgissait de la terre noire. Mais lorsqu’il regarda tout autour de lui, l’illusion cessa. L’autre côté du bois sacré, le vigier, vite, vite… !

Du fond trouble de la nuit surgit, coupé court, un cri étouffé.

Vite une volte, vite un bond sous le couvert, vite vite le bruissement des feuilles mouillées sous ses pattes et les branches fustigeant sa fuite éperdue. Le halètement de son frère le talonnait. Ils plongèrent sous l’arbre-cœur et, contournant à toutes jambes l’étang glacé, se précipitèrent, droit au travers des épineux puis d’un fouillis de chênes et de frênes et d’églantiers drus, vers les confins du bois sacré… où bel et bien s’inclinait, cime pointée vers le faîte des toits, la silhouette entrevue comme une chimère. Vigier lui traversa l’esprit.

Lui revint alors la sensation de l’escalade. Partout des aiguilles, le picotis des unes sur son visage, l’intrusion des autres le long de son cou, ses mains engluées de résine, l’entêtant parfum. Et jeu d’enfant que l’escalade, penché, tordu comme était cet arbre, et si touffu que ses branches vous faisaient quasiment l’échelle, et hop, jusqu’au toit.

Il fit en grognant, le flairant, tout le tour du tronc, leva la patte et le marqua d’un jet d’urine. Une branche basse lui balaya le mufle, il la happa, la tortilla, tira jusqu’à ce qu’elle craque et se brise enfin. La gueule bourrée d’aiguilles et saturée d’amertume, il secoua la tête en jappant.

Campé sur son derrière, son frère éleva la voix en un ululement noir de deuil. Impasse que cette issue. Ils n’étaient ni des écureuils ni des chiots d’homme, ils ne pouvaient grimper aux arbres en se trémoussant, n’avaient ni pattes roses et flasques ni vilains petons pour s’y cramponner. Ils étaient coureurs, chasseurs, prédateurs.

Du fin fond de la nuit, par-delà la pierre qui les retenait captifs, leur parvinrent des aboiements. Les chiens se réveillaient. Un puis deux puis trois puis tous, en un concert épouvantable. Ils la sentaient à leur tour, terrifiés, l’odeur ennemie.

Une fureur désespérée l’envahit, brûlante comme la faim. Au diable le mur, il fusa s’enfouir dans le profond du bois, l’ombre des branches et du feuillage mouchetant sa fourrure grise…, et une volte soudaine le rua sur ses propres traces. Ses pieds volaient, dans un tourbillon de feuilles gluantes et d’aiguilles sèches, et, quelques secondes, il fut un chasseur, un dix-cors fuyait devant lui, qu’il voyait, sentait, poursuivit de toutes ses forces. Le fumet de panique qui lui affolait le cœur embavait ses babines, et c’est à fond de train qu’il atteignit l’arbre de travers et se jeta dessus, ses griffes labourant l’écorce au petit bonheur pour y prendre appui. Un bond vers le haut, hop, deux, trois, le menèrent, presque d’un trait, parmi la ramure inférieure. Les branches empêtraient ses pattes, cinglaient ses yeux, les aiguilles vert-de-gris s’éparpillaient pendant qu’il s’y frayait passage à coups de dents. Force lui fut de ralentir. Quelque chose agrippait son pied, qu’il dégagea avec un grondement Sous lui, le tronc allait s’étrécissant, la pente se faisait de plus en plus raide, presque verticale, et poisseuse d’humidité. L’écorce se déchirait comme de la peau quand il tentait d’y arrimer ses griffes. Il en était au tiers de l’ascension, la moitié, trois quarts, presque à portée bientôt du toit… quand, posant son pied, il le sentit glisser sur la rondeur moite du bois, glisser, glisser, glissa brusquement, bascula dans un rugissement d’épouvante et de rage, et comme il tombait en tournant sur lui-même, tombait… ! le sol se ruait à sa rencontre pour le fracasser…

Alors, il se retrouva dans son lit, sa chambre de la tour et sa solitude, tout entortillé dans ses couvertures et au bord de la suffocation. « Eté ! s’écria-t-il. Eté ! » Comme si elle avait encaissé tout l’impact de la chute, son épaule le lancinait mais, il le savait, cette douleur n’était que l’ombre de celle qu’éprouvait le loup. Jojen disait vrai. Un zoman je suis. Du dehors filtraient de vagues aboiements. La mer est venue. Et elle est en train, juste comme l’avait prévu Jojen, de submerger l’enceinte. Il empoigna la barre au-dessus de sa tête et se redressa tout en réclamant de l’aide à grands cris. Personne ne vint, et personne, se rappela-t-il au bout d’un moment, ne viendrait. On lui avait retiré son planton. Ser Rodrik s’étant vu contraint à mobiliser tous les hommes en âge de se battre, le château ne possédait plus qu’une garnison symbolique.

Les autres, six cents hommes de Winterfell et des fortins avoisinants, étaient partis depuis huit jours. En route les rallieraient les trois cents supplémentaires de Cley Cerwyn, et les corbeaux de mestre Luwin avaient devancé tout ce monde pour réclamer des troupes à Blancport, aux Tertres et jusqu’aux dernières bourgades disséminées dans le dédale du Bois-aux-Loups. Quart Torrhen était attaqué par un monstrueux chef de guerre, un certain Dagmer Gueule-en-deux, que Vieille Nan prétendait impossible à tuer. Un coup de hache lui avait-il pas, jadis, fendu la tête sans qu’il s’en émût pour autant ? Il s’était contenté de rassembler ses moitiés de crâne et de les maintenir collées jusqu’à la cicatrisation. Se pourrait-il qu’il ait gagné ? Des jours et des jours de marche séparaient bien Quart Torrhen de Winterfell mais, tout de même…

Bran s’extirpa du lit par ses propres moyens et, d’une barre à l’autre, se traîna jusqu’à la fenêtre. Ses doigts bafouillèrent un peu pour ouvrir les volets. La cour était vide, et noire chacune des baies visibles. Winterfell dormait. « Hodor ! » appela-t-il à pleins poumons. Tout endormi que devait être Hodor dans ses combles des écuries, peut-être finirait-il par entendre, lui ou quelqu’un d’autre, si les appels étaient assez forts ? « Hodor, vite ! Osha ! Meera, Jojen, vite, n’importe qui ! » Il plaça ses mains en porte-voix. « HOOOOODOOOOOR ! »

Or, lorsque la porte s’ouvrit bruyamment dans son dos, l’individu qui pénétra, Bran ne le connaissait pas. Il portait un justaucorps de cuir écaillé de disques de fer, un poignard à la main et une hache en bandoulière. « Que faites-vous ici ? s’alarma Bran, vous êtes dans ma chambre ! dehors ! »

Theon Greyjoy apparut à son tour. « Nous ne venons pas te faire de mal, Bran.

— Theon ?» Le soulagement lui donnait le vertige. « C’est Robb qui t’envoie ? Il est là, lui aussi ?

— Robb est au diable vauvert. Il ne saurait t’aider.

— M’aider ? » Sa cervelle s’embrouillait. « Tu veux me faire peur, Theon.

— Prince Theon, désormais. Nous sommes tous deux princes, Bran. Qui l’eût dit ? Ç’a l’air d’un rêve, n’est-ce pas ? Je ne m’en suis pas moins emparé de votre château, mon prince.

— De Winterfell ? » Il secoua farouchement la tête. « Non non, tu n’as pas pu !

— Laisse-nous, Werlag. » L’homme au poignard se retira. Theon se posa sur le lit. « J’ai fait franchir le rempart à quatre de mes gens équipés de cordes et de grappins, et ils n’ont plus eu qu’à nous ouvrir une poterne. A l’heure qu’il est, le compte des vôtres doit être à peu près réglé. Je vous assure, Winterfell est mien. »

Bran ne saisissait toujours pas. « Mais tu es le pupille de Père…

— Et, dorénavant, vous et votre frère serez mes pupilles. Dès la fin des combats, mes hommes assembleront dans la grande salle ce qui restera de vos gens pour que nous leur parlions, vous et moi. Vous leur annoncerez m’avoir rendu Winterfell et leur ordonnerez de servir leur nouveau seigneur et de lui obéir comme à l’ancien.

— Non pas, dit Bran. Nous vous combattrons et nous vous bouterons dehors. Jamais je n’ai capitulé, tu ne pourras me faire affirmer le contraire.

— Ceci n’est pas un jeu, Bran, cessez donc de faire le gosse avec moi, je ne le souffrirai pas. Le château est à moi, mais ces gens sont encore à vous. Pour leur obtenir la vie sauve, le prince ferait mieux d’agir comme indiqué. » Il se leva, gagna la porte. « Quelqu’un viendra vous habiller et vous emporter dans la grande salle. D’ici là, pesez chacun des mots que vous prononcerez. »

L’attente ne fit qu’empirer le désarroi de Bran. Assis sur sa banquette, près de la fenêtre, il ne pouvait détacher ses yeux des sombres tours qui se découpaient par-dessus les murailles noir d’encre. Une fois, il se figura entendre des cris, derrière la salle des Gardes, et quelque chose qui pouvait passer pour des cliquetis d’épées, mais il n’avait pas l’ouïe aussi fine qu’Eté, ni son flair. A l’état de veille, rompu je demeure, mais, dès que je dors et que je suis Eté, rien ne m’empêche de courir et de me battre et d’entendre et de sentir.

Il s’était attendu qu’Hodor viendrait le chercher, Hodor ou quelque servante, mais c’est sur mestre Luwin, muni d’une chandelle, que se rouvrit la porte. « Bran, bredouilla-t-il, tu… – tu sais ce qui s’est passé ? On t’a dit ? » D’une estafilade au-dessus de l’œil gauche lui dégoulinaient tout le long de la joue des traînées de sang.

« Theon est venu. Il prétend que Winterfell est à lui, maintenant.

— Ils ont traversé les douves à la nage. Escaladé les murs avec des cordes équipées de grappins. Surgi tout trempés, ruisselants, l’acier au poing. » Il se laissa tomber sur le siège, près de la porte, étourdi par un nouvel afflux de sang. « Panse-à-bière était dans l’échauguette, ils l’y ont surpris et tué. Ils ont aussi blessé Bille-de-foin. J’ai eu le temps de lâcher deux corbeaux avant leur irruption chez moi. L’un pour Blancport, qui s’en est tiré, mais une flèche a descendu l’autre. » Il fixait la jonchée d’un air hébété. « Ser Rodrik nous a pris trop d’hommes, mais je suis aussi coupable que lui. Je n’ai pas prévu ce danger, je… »

Jojen, si, songea Bran. « Autant m’aider à m’habiller.

— Oui. Autant. » Au pied du lit, dans le gros coffre bardé de fer, il préleva sous-vêtements, tunique, braies. « Tu es le Stark de Winterfell et l’héritier de Robb. Allure princière s’impose. » Ils y œuvrèrent de conserve.

« Theon prétend que je lui fasse ma reddition, reprit Bran pendant que le mestre lui agrafait au manteau sa broche favorite, une tête de loup d’argent et de jais.

— Il n’y a là rien d’infamant. Un bon seigneur doit protéger ses gens. Cruels parages enfantent peuples cruels, Bran, souviens-t’en constamment durant ton face-à-face avec les Fer-nés. Le seigneur ton père avait fait de son mieux pour policer Theon, mais trop peu et trop tard, je crains. »

Le Fer-né qui vint les prendre était un magot charbonneux et courtaud, barbu jusqu’à mi-torse. Sans précisément excéder ses forces, la corvée de charrier Bran ne le ravissait manifestement point. Une demi-volée de marches plus bas se trouvait la chambre de Rickon. Lequel, on ne peut plus grincheux qu’on l’eût réveillé, trépignait : « Je veux Mère ! avec l’opiniâtreté futile de ses quatre ans, je la veux ! et Broussaille aussi !

— Madame votre mère est loin, mon prince. » Mestre Luwin lui enfila une robe de chambre par-dessus la tête. « Mais nous sommes là, Bran et moi. » Il lui prit la main pour l’entraîner.

A l’étage inférieur, un type chauve armé d’une pique plus haute que lui de trois pieds poussait devant lui les Reed. Le regard de Jojen s’attarda sur Bran, telles deux flaques glauques de chagrin. D’autres Fer-nés talonnaient les Frey. « Voilà ton frère sans royaume, lança Petit Walder. Terminé, le prince, plus qu’un otage.

— Comme vous, répliqua Jojen, et moi, et nous tous.

— Qui te cause, bouffe-grenouilles ? »

La pluie qui avait repris eut tôt fait de noyer la torche qu’un de leurs gardes brandissait devant. Tandis qu’on traversait précipitamment la cour, ne cessait de retentir le hurlement des loups dans le bois sacré. Pourvu qu’Eté ne se soit pas blessé en tombant de l’arbre…

Theon Greyjoy occupait le grand trône des Stark. Il s’était défait de son manteau. Un surcot noir frappé d’or à la seiche couvrait son haubert de maille fine. Ses mains reposaient sur les têtes de loup sculptées dans la pierre des accoudoirs. « Il est assis dans le fauteuil de Robb ! s’étrangla Rickon.

— Chut », souffla Bran, conscient de l’atmosphère menaçante que son frère était trop jeune pour percevoir. Bien que l’on eût allumé quelques torches et fait une flambée dans la vaste cheminée, la salle demeurait quasiment plongée dans l’obscurité. Les bancs empilés le long des murs interdisaient à quiconque de s’asseoir. Aussi les gens du château se pressaient-ils, debout, par petits groupes muets de peur. Il y discerna la bouche édentée de Vieille Nan qui s’ouvrait et se fermait convulsivement. Deux gardes portaient Bille-de-foin, la poitrine nue sous des bandages ensanglantés. Tym-la-Grêle pleurait éperdument, la panique faisait hoqueter Beth Cassel.

« C’est quoi, ceux-là ? demanda Theon devant les Reed et les Frey.

— Les pupilles de lady Catelyn, tous deux nommés Walder Frey, expliqua mestre Luwin. Et voici les enfants d’Howland Reed, Jojen et sa sœur Meera, venus de Griseaux renouveler leur allégeance à Winterfell.

— Des présences intempestives, jugeraient d’aucuns, mais qui m’agréent fort, commenta Theon. Ici vous êtes, ici vous resterez. » Il libéra le trône. « Apporte ici le prince, Lorren. » La barbe noire obtempéra en le balançant sur la pierre comme un sac d’avoine.

On continuait d’entasser des gens dans la grande salle en les bousculant à grands coups de hampes et de gueule. Gage et Osha survinrent des cuisines tout enfarinés par le pétrissage du pain quotidien. Des jurons célébraient la résistance de Mikken. Farlen clopinait, tout en soutenant de son mieux Palla qui, le poing crispé sur sa robe déchirée de haut en bas, marchait comme si chaque nouveau pas l’eût mise à la torture. Septon Chayle s’élança pour lui prêter la main, l’un des Fer-nés l’abattit au sol.

Le dernier à franchir les portes fut le fameux Schlingue, précédé par sa puanteur âcre et blette. Bran en eut l’estomac retourné. « On a trouvé çui-là verrouillé dans une cellule », annonça son introducteur, un rouquin imberbe que ses vêtements dégoutants laissaient présumer l’un des franchiseurs des douves. « Schlingue, y dit qu’on l’appelle.

— Va savoir pourquoi, ironisa Theon. Tu refoules toujours autant, ou tu viens juste de te foutre un porc ?

— Pas foutu rien d’puis qu’y m’ont pris, m’sire. Heke est mon vrai nom. J’’tais au service du Bâtard d’ Fort-Terreur jusqu’à temps qu’ les Stark y plantent une flèche dans l’ dos com’ cadeau d’ noces. »

La chose sembla divertir Theon. « Qui avait-il épousé ?

— La veuv’ au Corbois, m’sire.

— Ce vieux truc ? Il était aveugle ? Elle a des nichons fripés et secs comme des gourdes vides !

— C’ pas pour ses nichons qu’y la mariait, m’sire. »

Là-dessus se refermèrent à grand fracas les portes du fond. De son perchoir, Bran dénombrait une vingtaine de Fer-nés. Il a dû en affecter quelques-uns à la garde des poternes et de l’armurerie. Auquel cas Theon disposait tout au plus de trente hommes.

Ce dernier leva les mains pour réclamer silence. « Vous me connaissez tous…, débuta-t-il.

— Mouais, vociféra Mikken, on sait tous que t’es qu’un fumier ! » Le type chauve lui enfonça le talon de sa pique dans le gosier puis lui balança la hampe en pleine figure. Le forgeron s’effondra sur les genoux et cracha une dent.

« Tais-toi, Mikken », intima Bran d’un ton qui se voulait aussi sévère et seigneurial que celui de Robb édictant ses ordres, mais sa voix le trahit, et il n’émit guère qu’un croassement strident.

« Ecoute donc ton jeune maître, appuya Theon. Il a plus de bon sens que toi. »

Un bon seigneur doit protéger ses gens, se remémora Bran. « J’ai rendu Winterfell entre les mains de Theon.

— Plus fort, Bran. Et en m’appelant “prince”.

— J’ai rendu Winterfell entre les mains du prince Theon, reprit-il en élevant la voix. Obéissez tous à ses ordres.

— Jamais ! aboya Mikken, ou que je sois damné ! »

Theon l’ignora. « Mon père a coiffé l’antique couronne de sel et de roc et s’est proclamé roi des îles de Fer. Il revendique également le Nord, par droit de conquête. Vous voici désormais ses sujets.

— Foutaises ! » Mikken torcha sa bouche ensanglantée. « Je sers les Stark et non je ne sais quel félon de mollusque – aah… ! » Le talon de la pique venait de lui plaquer le visage contre les dalles.

« Les forgerons ont plus de muscles que de cervelle, observa Theon. Quant à vous autres, si vous me servez aussi fidèlement que vous serviez Ned Stark, vous n’aurez qu’à vous louer de ma générosité. »

A quatre pattes, Mikken cracha rouge. De grâce ! le conjura mentalement Bran, mais le colosse éructait déjà : « Si tu te figures tenir le Nord avec ce ramassis de… »

Le fer de la pique lui cloua la nuque, la transperça, ressortit par la gorge, le sang bouillonna. Une femme glapit. Les bras de Meera se refermèrent sur Rickon. C’est dans le sang qu’il s’est noyé, songea Bran, pétrifié. Dans son propre sang.

« Quelque chose à ajouter, quelqu’un ? s’enquit Theon Greyjoy.

— Hodor hodor hodor hodor ! hurla Hodor, l’œil écarquillé.

— Ce benêt. Faites-la-lui gentiment boucler. »

Deux Fer-nés se mirent à tabasser Hodor qui, s’affalant tout de suite, n’utilisait, recroquevillé, ses énormes mains que pour essayer de se protéger.

« Vous trouverez en moi un aussi bon seigneur qu’Eddard Stark. » Theon força le ton pour se faire entendre par-dessus les volées de bois sur la chair. « Mais trahissez-moi, et vous vous en mordrez les doigts. N’allez pas du reste vous imaginer que les hommes ici présents sont tout ce dont je dispose. Quart Torrhen et Motte-la-Forêt ne tarderont guère à tomber en notre pouvoir, et mon oncle remonte actuellement la Piquesel pour s’emparer de Moat Cailin. Si Robb Stark parvient jamais à enfoncer les Lannister, libre alors à lui de régner comme roi du Trident, mais la maison Greyjoy tiendra dorénavant le Nord.

— Sauf qu’y vous fau’ra combat’ les vassaux des Stark, interjeta le dénommé Schlingue. C’ verrat bouffi d’ Blancport, et d’un, plus les Omble et plus les Karstark. Vous fau’ra du monde. Libérez-moi, et chuis à vous. »

Theon prit le temps de le jauger. « Plus malin que ne présageaient tes remugles, mais je ne pourrais les souffrir.

— Ben…, lâcha l’autre, j’ pourrais m’ laver, un peu, quoi. Si j’ s’rais libre.

— Tant de conséquence… Une rareté. » Theon sourit. « A genoux. »

De l’un des Fer-nés, Schlingue reçut une épée qu’il déposa aux pieds de Theon tout en jurant de servir loyalement la maison Greyjoy et le roi Balon. Bran préféra détourner les yeux. Le rêve vert était en train de se réaliser.

« M’sire Greyjoy ? » Osha enjamba le cadavre de Mikken. « Je suis leur prisonnière, moi aussi. Vous étiez là, le jour où ils m’ont capturée. »

Et je te prenais pour une amie, songea Bran, blessé.

« J’ai besoin de combattants, déclara Theon, pas de souillons.

— C’est Robb Stark qui m’a mise aux cuisines. Ça fait près d’un an que je barbote dans les eaux grasses, que je récure des marmites et que j’y chauffe la paille, à çui-là. » Elle désigna Gage du menton. « Tout ça, j’en ai marre. Remettez-moi une pique au poing.

— T’en foutrai une, de pique, moi… », se fendit l’assassin de Mikken en tripotant son haut-de-chausses.

Elle lui balança entre les cuisses son genou osseux : « Garde ta limace rose », lui arracha son arme, le culbuta d’un revers de hampe, « et à moi le fer et le bois ». Le chauve se tordait à terre, sous les rires et les quolibets de ses acolytes.

Theon n’était pas le dernier à s’esclaffer. « Tu feras l’affaire, dit-il. La pique est à toi, Stygg s’en trouvera une autre. A présent, ploie le genou et prête serment. »

Nul autre volontaire ne s’étant offert, il congédia le reste de l’assistance en sommant chacun d’accomplir docilement ses tâches. A Hodor échut celle de remporter Bran dans sa chambre. Les coups l’avaient hideusement défiguré. Il avait un œil clos, le nez boursouflé. « Hodor », hoqueta-t-il entre ses lèvres tuméfiées, tout en soulevant son fardeau, mains en sang, dans ses bras puissants, avant de s’enfoncer sous la pluie battante.

Загрузка...