TYRION

Après l’avoir, pour son supplice, affublé d’une tunique à l’écarlate Lannister en velours peluche, Pod lui apporta la chaîne de son office, mais Tyrion la laissa sur sa table de chevet. Sa sœur détestait se voir rappeler qu’il était la Main du roi, et n’avait aucune envie d’envenimer davantage leurs relations.

Varys le prit au vol comme il traversait la cour. « Messire, dit-il d’une voix quelque peu essoufflée, tant vaudrait lire ceci tout de suite. » Un parchemin dépassait de sa douce main blanche. « Un message en provenance du Nord.

— Bonnes ou mauvaises nouvelles ?

— Il ne m’appartient pas d’en juger. »

Tyrion déroula la chose. A la lueur louche des torches qui éclairaient la cour, il eut du mal à déchiffrer le texte. « Bonté divine ! s’exclama-t-il sourdement. Tous les deux ?

— Je le crains, messire. C’est si triste. D’une tristesse si désolante. Et eux, si jeunes et innocents. »

Tyrion avait encore l’oreille lancinée par l’insistance avec laquelle hurlaient les loups, après la chute du petit Stark. Sont-ils en train de hurler, maintenant ? « En avez-vous informé quiconque d’autre ?

— Pas encore, mais je vais devoir, naturellement. »

Il roula la lettre. « J’aviserai moi-même ma sœur. » Il désirait voir comment elle prendrait la nouvelle. Le désirait passionnément.

La reine était très en beauté, ce soir-là. Extrêmement décolletée, sa robe de velours vert sombre rehaussait la couleur de ses yeux. Sa chevelure d’or cascadait sur ses épaules nues, et une écharpe cloutée d’émeraudes lui ceignait la taille. Tyrion ne lui tendit la lettre – mais sans un mot – qu’une fois assis et gratifié d’une coupe de vin. Cersei lui papillota sa mine la plus ingénue avant de saisir la lettre.

« J’espère que tu es satisfaite, dit-il tandis qu’elle lisait. Tu l’as suffisamment souhaitée, je crois, la mort du petit Stark. »

Elle se rechigna. « C’est Jaime qui l’a précipité dans le vide, pas moi. Par amour, a-t-il dit, comme si son geste était fait pour me plaire. Un geste absurde, et dangereux, de surcroît, mais notre cher frère s’est-il jamais soucié de réfléchir avant d’agir ?

— Le petit vous avait surpris, souligna Tyrion.

— Ce n’était qu’un bambin. Il m’aurait suffi de l’apeurer pour le réduire au silence. » Elle regarda la lettre d’un air pensif. « Pourquoi faut-il que l’on m’incrimine, chaque fois qu’un Stark s’écorche un orteil ? Ce crime est l’œuvre de Greyjoy, je n’y suis absolument pour rien.

— Espérons que lady Catelyn le croie. »

Ses yeux s’agrandirent. « Elle n’irait pas…

— … tuer Jaime ? Pourquoi non ? Comment réagirais-tu si l’on t’assassinait Joffrey et Tommen ?

— Je tiens toujours sa Sansa ! objecta-t-elle avec emportement.

— Nous tenons toujours sa Sansa, rectifia-t-il, et nous aurions tout intérêt à la dorloter. Maintenant, chère sœur, où donc est le souper que tu m’avais promis ? »

Elle le régala de mets exquis. Indiscutablement. Ils dégustèrent en entrée une soupe de marrons crémeuse avec des croûtons chauds, et des petits légumes aux pommes et aux pignons. Suivirent une tourte de lamproie, du jambon au miel, des carottes au beurre, des flageolets aux lardons, du cygne rôti farci d’huîtres et de champignons. Tyrion se ruina pour sa part en prévenances du dernier courtois vis-à-vis de Cersei ; il lui offrit le plus friand de chaque plat, se garda de rien engloutir qu’elle n’en eût d’abord tâté. Non qu’il la suspectât vraiment de chercher à l’empoisonner, mais un rien de prudence était-il jamais dommageable ?

Cette histoire des Stark tourmentait Cersei, manifestement. « Toujours rien de Pont-l’Amer ? s’enquit-elle fiévreusement tout en piquant à la pointe de son couteau un quartier de pomme qu’elle se mit à grignoter à menus coups de dents gourmets.

— Rien.

— Je me suis toujours défiée de Littlefinger. Pourvu que la somme soit rondelette, il passerait à Stannis en moins d’un clin d’œil.

— Stannis Baratheon est diablement trop vertueux pour acheter les gens. Et il ne serait pas non plus un maître des plus coulant pour l’engeance Petyr. Cette guerre a eu beau susciter, je te l’accorde, des concubinages assez extravagants, ces deux-là ? non. »

Tandis qu’il détachait des tranches de jambon, elle glissa : « C’est à lady Tanda que nous sommes redevables de ce cochon.

— Un gage de son affection ?

— Un pourboire. Contre la permission expresse de se retirer dans ses terres. La tienne comme la mienne. Elle redoute, m’est avis, que tu ne la fasses arrêter en route, à l’instar de lord Gyles.

— Projette-t-elle aussi d’enlever l’héritier du trône ? » Il la servit de jambon puis en prit lui-même. « Je préférerais qu’elle reste. Si c’est sa sécurité qui l’inquiète, dis-lui de faire venir sa garnison de Castelfoyer. Tous les hommes dont elle dispose.

— Si nous manquons si cruellement d’hommes, pourquoi avoir éloigné tes sauvages ? » Dans sa voix perçait une pointe d’irritation.

« Je ne pouvais mieux les utiliser, répondit-il franchement. Ils sont des guerriers redoutables mais pas des soldats. Dans une bataille rangée, la discipline est plus importante que le courage. Ils se sont déjà montrés plus efficaces dans le Bois-du-Roi qu’ils ne l’auraient jamais fait au rempart. »

Pendant qu’on servait le cygne, la reine le pressa de questions sur la conspiration des Epois. Elle en paraissait d’ailleurs plus contrariée qu’anxieuse. « Pourquoi sommes-nous affligés de tant de trahisons ? De quel tort la maison Lannister s’est-elle jamais rendue coupable envers ces scélérats ?

— D’aucun, concéda-t-il, mais ils spéculent se retrouver du côté du vainqueur…, en quoi la bêtise se conjugue à la félonie.

— Es-tu certain de les avoir tous démasqués ?

— Varys l’affirme. » A son goût, le cygne était trop gras.

Un sillon creusa le front d’albâtre de Cersei, juste entre ses adorables prunelles. « Cet eunuque… tu lui accordes trop de crédit.

— Il me sert bien.

— Du moins s’arrange-t-il pour te le faire croire. Tu te figures être le seul à qui il susurre de petits secrets ? Il n’en administre à chacun de nous que la dose idéale pour nous persuader que, sans lui, nous serions perdus. Il a joué le même jeu avec moi, lorsque j’eus épousé Robert. Des années durant, je fus convaincue de ne pas posséder d’ami plus véritable à la Cour, mais, à présent…» Elle le dévisagea un moment. « Il prétend que tu comptes éloigner le Limier de Joffrey. »

Le maudit ! « J’ai besoin de Clegane pour des tâches plus essentielles.

— Rien n’est plus essentiel que la vie du roi.

— La vie du roi ne court aucun danger. Joff conservera le brave ser Osmund pour le garder, ainsi que Meryn Trant. » Ils ne sont bons à rien d’autre. « J’ai besoin de Balon Swann et du Limier pour mener des sorties qui nous garantissent que Stannis ne posera pas un orteil sur cette rive-ci de la Néra.

— Ces sorties, Jaime les mènerait en personne.

— De Vivesaigues ? Ça fait une fichue sortie.

— Joff n’est qu’un gamin.

— Un gamin qui souhaite prendre part à cette bataille, et c’est pour une fois faire preuve d’un grain de bon sens. Je n’entends pas le mettre au plus épais de la mêlée, mais il y va de son intérêt qu’on le voie. Les hommes se battent avec plus d’ardeur pour un roi qui partage avec eux le danger que pour un roi qui se camoufle sous les jupes de sa maman.

— Il a treize ans, Tyrion…

— Tu te rappelles Jaime, à treize ans ? Si tu veux que Joffrey soit le fils de son père, permets-lui d’assumer son rôle. Il arbore l’armure la plus somptueuse qu’on puisse s’offrir à prix d’or, et il aura en permanence autour de lui une douzaine de manteaux d’or. Au moindre indice que la ville risque de tomber, je le fais sur-le-champ reconduire au Donjon Rouge par son escorte. »

Il avait espéré que cette promesse la rassurerait, mais il ne lut que de l’angoisse dans ses yeux verts. « Port-Réal va tomber ?

— Non. » Mais, dans le cas contraire, prie les dieux que nous puissions tenir le Donjon Rouge assez longtemps pour permettre à notre seigneur père de survenir et de nous dégager.

« Tu m’as déjà menti par le passé, Tyrion.

— Toujours pour le bon motif, chère sœur. Je souhaite autant que toi notre connivence. J’ai décidé de relâcher lord Gyles. » Il n’avait épargné celui-ci qu’en vue de ce beau geste. « Je te rends volontiers ser Boros Blount aussi. »

Ses lèvres se crispèrent. « Que ser Boros continue de croupir à Rosby, dit-elle, mais Tommen…

— … reste où il se trouve. Il est plus en sécurité sous la protection de lord Jacelyn qu’il ne l’aurait jamais été sous celle de lord Gyles. »

Les serviteurs emportèrent le cygne quasiment intact. Cersei réclama le dessert. « Tu ne détestes pas la tarte aux myrtilles, j’espère ?

— J’aime les tartes à tout.

— Oh, je le sais depuis belle lurette. Sais-tu ce qui rend Varys si dangereux ?

— Allons-nous jouer aux devinettes, maintenant ? Non.

— C’est qu’il n’a pas de queue.

— Toi non plus. » Et c’est bien ce qui t’enrage, n’est-ce pas, Cersei ?

« Peut-être suis-je dangereuse aussi. Quant à toi, tu es un aussi gros benêt que les autres hommes. Le vermisseau qui vous pendouille entre les jambes est pour moitié l’agent de votre pensée. »

Tyrion pourlécha ses doigts jusqu’à la dernière miette. Le sourire qu’affichait sa sœur le charmait fort peu. « Oui, même qu’à l’instant mon vermisseau pense qu’il serait peut-être temps que je me retire.

— Serais-tu souffrant, frérot ? » Elle s’inclina vers lui, lui offrant par là une vue plongeante dans son corsage. « Voilà que tu m’as l’air, subitement, comme… démonté.

— Démonté ? » Il jeta un coup d’œil furtif vers la porte. Il lui semblait avoir entendu quelque chose, dehors. Il commençait à regretter d’être venu seul. « Ma queue ne t’avait guère intéressée jusqu’ici.

— Ce n’est pas ta queue qui m’intéresse, mais ce dans quoi tu la plantes. Je ne dépends pas de l’eunuque en tout, contrairement à toi. J’ai des moyens à moi pour découvrir les choses… notamment les choses que les gens veulent me voir ignorer.

— Ce qui veut dire, en clair ?

— Simplement ceci : Je tiens ta petite pute. »

Tyrion saisit posément sa coupe de vin, manière de gagner une seconde et de rassembler ses esprits. « Je croyais les mâles plus à ton goût.

— Quel petit farceur tu fais. Dis-moi, tu ne l’as pas encore épousée, celle-ci ? » Voyant qu’il ne répondait pas, elle se mit à rire et gloussa : « Père en sera tellement soulagé ! »

Il se sentait les tripes grouiller d’anguilles. Comment avait-elle déniché Shae ? Varys, qui l’avait trahi ? Ou lui-même qui, par son impatience, avait démoli d’un seul coup son minutieux échafaudage de précautions, la nuit où il s’était rendu d’une traite au manoir ? « Que te chaut qui je choisis pour bassiner mon lit ?

— Un Lannister paie toujours ses dettes, dit-elle. C’est contre moi que tu t’es mis, dès le jour de ton arrivée à Port-Réal, à ourdir tes machinations. Tu m’as vendu Myrcella, dérobé Tommen, et voici que tu me mijotes la mort de Joffrey. Lui disparu, tu t’adjugerais le pouvoir au nom de Tommen. »

Ma foi, l’idée ne laisse pas que d’être tentante, en effet. « Folie que cela, Cersei, folie pure. Stannis sera là d’un jour à l’autre. Je te suis indispensable.

— En quoi ? Par tes mérites inouïs au combat ?

— Sans moi, jamais Bronn et ses mercenaires ne se battront, mentit-il.

— Oh, je pense que si. C’est ton or qu’ils aiment, pas tes malices de diablotin. N’aie crainte, d’ailleurs, ils te conserveront. Je n’affirmerai pas que l’envie de t’égorger ne m’ait, de temps à autre, taraudée, mais Jaime ne me pardonnerait jamais, si j’y succombais.

— Et la pute ? » Il préférait éviter de prononcer son nom. Si j’arrive à lui persuader que Shae, je m’en moque éperdument, peut-être… ?

« Aussi longtemps que je verrai mes fils indemnes, on la traitera correctement. Mais que Joff périsse, ou que Tommen tombe aux mains de nos ennemis, alors, ta petite cramouille mourra, et dans des supplices dont tu ne saurais te figurer les raffinements. »

Elle croit vraiment que je projette d’assassiner mon propre neveu. « Tes fils ne courent aucun risque, protesta-t-il d’un ton las. Bonté divine ! ils sont de mon sang, Cersei ! Pour qui me prends-tu ?

— Pour un bout d’homme contrefait. »

Il s’abîma dans la contemplation de la lie demeurée au fond de sa coupe. Que ferait Jaime, à ma place ? Il pourfendrait probablement la garce, et ne s’inquiéterait des conséquences qu’après coup. Mais Tyrion ne possédait pas d’épée d’or, et il n’aurait su comment la manier, de toute façon. S’il chérissait son frère et ses rages inconsidérées, c’était plutôt sur leur seigneur père qu’il devait essayer de prendre modèle. De pierre, je dois être de pierre, je dois être Castral Roc, dur et inébranlable. Si je rate cette épreuve, du diable si je ne cours me terrer dans le premier trou de bouffon ! « A ce que je comprends, tu l’as déjà tuée, dit-il.

— Te plairait-il de la voir ? Je m’y attendais. » Elle traversa la pièce, ouvrit la lourde porte de chêne. « Introduisez la putain de mon frère. »

En pois sortis d’une même cosse, les frères de ser Osmund, Osney et Osfryd, étaient de grands diables à bec de vautour, poil noir et sourire féroce. Elle pendait entre eux, l’œil agrandi, tout blanc dans sa face sombre. Du sang suintait de sa lèvre fendue, les déchirures de sa robe la révélaient couverte d’ecchymoses. Une corde lui liait les mains, un bâillon lui interdisait de parler.

« On ne la maltraiterait pas, disais-tu.

— ’l’a résisté. » Contrairement à ses frères, Osney Potaunoir était proprement rasé. Grâce à quoi les égratignures visibles sur ses joues glabres confirmaient pleinement ses dires. « Sorti ses griffes comme un chat sauvage, cel’- là.

— Simples contusions, dit Cersei d’un air excédé. Il n’y paraîtra bientôt plus. Ta putain vivra. Tant que Joffrey vit. »

Tyrion lui aurait volontiers ri au nez. Avec quelles délices, hélas, mais quelles délices… indicibles ! A ce détail près que, terminée, la partie, dès lors. Tu viens de la perdre, Cersei, et tes Potaunoir sont encore plus nuls que ne le clamait Bronn. Il n’aurait qu’un mot à dire.

Il se contenta de scruter le visage de la petite avant de lâcher : « Tu me jures de la libérer après la bataille ?

— Si tu libères Tommen, oui. »

Il se mit sur pied. « Garde-la, dans ce cas, mais garde-la en sécurité. Si ces bestiaux-là comptent impunément jouir d’elle…, eh bien, chère sœur, permets-moi de te signaler que toute balance oscille en deux sens. » Il parlait d’un ton calme et monocorde, sans s’apercevoir qu’il avait cherché à prendre celui de Père et parfaitement réussi. « Quoi qu’elle subisse, Tommen le subira aussi, sévices et viols inclus. » Puisqu’elle se fait de moi une image si monstrueuse, autant que je joue son jeu.

Elle tomba de son haut. « Tu n’aurais pas le front… ! »

Il se contraignit à sourire d’un sourire lent et glacé. Vert et noir, ses yeux se firent goguenards. « Le front ? Je m’y emploierai personnellement. »

La main de sa sœur lui vola au visage, mais il lui saisit le poignet et le tordit de vive force jusqu’à ce qu’elle poussât un cri. Osfryd s’avança pour la secourir. « Un pas de plus, et je le lui casse », prévint le nain. L’homme s’immobilisa. « Je t’avais avertie, Cersei. Plus jamais tu ne me frapperas. » D’une saccade, il la jeta à terre et se tourna vers les Potaunoir. « Détachez-la, et retirez-lui ce bâillon. »

Ils avaient tellement serré la corde que le sang n’irriguait plus les mains de leur prisonnière. Elle ne put réprimer un cri de douleur quand la circulation s’y rétablit. Tyrion lui massa doucement les doigts jusqu’à ce qu’ils aient recouvré toute leur souplesse. « Courage, ma douce, dit-il, je suis navré qu’ils t’aient meurtrie.

— Je sais que vous me libérerez, messire.

— Oui », promit-il, et Alayaya se pencha sur lui pour le baiser au front. Sa lèvre crevassée y laissa une marque rouge. Un baiser sanglant, songea-t-il, je n’en méritais pas tant. Sans moi, jamais on ne l’aurait battue.

Le front toujours maculé de sang, il toisa la reine demeurée à terre. « Je ne t’ai jamais aimée, Cersei, mais, comme tu n’en étais pas moins ma propre sœur, jamais je ne t’ai fait de mal. Tu viens de clore ce chapitre. Le mal que tu as fait ce soir, je te le revaudrai. J’ignore encore comment, mais laisse-moi le temps. Un jour viendra où, te croyant heureuse et en sûreté, tu sentiras brusquement ta joie prendre un goût de cendre, et tu sauras alors que la dette est payée. »

« A la guerre, lui avait dit Père un jour, la bataille est finie dès lors que l’un des deux osts se débande et fuit. Peu importe si ses effectifs sont les mêmes que l’instant d’avant, s’ils demeurent armés, couverts de leurs armures ; une fois qu’ils ont détalé, vous ne les verrez pas retourner au combat. » Tel était le cas de Cersei. « Dehors ! fut sa seule riposte. Hors de ma vue ! »

Tyrion s’inclina bien bas. « Bonne nuit, alors. Et rêves agréables. »

Il regagna la tour de la Main le crâne martelé par le piétinement de mille poulaines d’acier. J’aurais dû voir venir cela dès la première fois où je me suis glissé dans l’armoire de Chataya. Peut-être s’était-il gardé de le voir ? Il souffrait abominablement des jambes quand il atteignit enfin son étage, expédia Pod chercher un flacon de vin et se traîna jusqu’à sa chambre.

Assise en tailleur sur le lit à dais, Shae l’attendait, toute nue, sauf qu’elle arborait au col une lourde chaîne d’or qui reposait sur ses seins dodus : une chaîne dont chaque maillon représentait une main refermée sur la main suivante.

Sa présence était inopinée. « Toi ? ici ? » s’étonna-t-il.

Elle secoua la chaîne en riant. « Je désirais des mains sur mes tétons…, mais ces petites mains d’or sont bien froides. »

Pendant un moment, il ne sut que dire. Pouvait-il lui apprendre qu’une autre femme s’était fait rosser à sa place ? qu’elle risquait aussi de mourir à sa place si, par malheur, Joffrey tombait au cours de la bataille ? Du talon de la main, il frotta son front taché du sang d’Alayaya. « Ta lady Lollys…

— Roupille. Son truc favori, roupiller, à cette grosse vache. Roupiller et bouffer. Y arrive de se mettre à roupiller pendant qu’elle bouffe. La bouffe tombe sur les couvertures, et elle s’y roule, et faut que je la débarbouille. » Elle fit une grimace de dégoût. « Z’y ont pourtant rien fait que la foutre !

— Sa mère la dit malade.

— Y a qu’elle est pleine, et puis c’est tout. »

Tyrion jeta un regard circulaire. Apparemment, rien, dans la pièce, n’avait été dérangé. « Comment es-tu entrée ? Montre-moi la porte secrète. »

Elle haussa les épaules. « Lord Varys m’a mis une cagoule. Je pouvais rien voir, sauf…, y a eu un endroit, j’ai vu le sol, une seconde, par le bas de la cagoule. C’était que des petits carreaux, tu sais, le genre qui fait des tableaux ?

— Une mosaïque ? »

Elle acquiesça d’un hochement. « Des rouges et des noirs. Ça faisait un tableau de dragon, je crois. Autrement, c’était sombre partout. On a descendu une échelle, on s’est tapé toute une trotte, que j’en étais complètement tourneboulée. Une fois, on s’est arrêtés pour qu’il déverrouille une porte en fer. Je l’ai frôlée quand on l’a passée. Le dragon était après. Puis on a monté une autre échelle, et y avait un tunnel, en haut. M’a fallu me baisser, et je pense que lord Varys marchait à quatre pattes. »

Tyrion fit le tour de la chambre. L’une des appliques lui parut branler. Dressé sur ses orteils, il tenta de la faire pivoter. Elle tourna lentement, crissa sur le mur de pierre. Une fois à l’envers, la souche de la chandelle en tomba. Quant aux joncs éparpillés sur les dalles de pierre froide, ils ne révélaient aucune espèce de déplacement. « M’sire a pas envie de me baiser ? demanda Shae.

— Dans un instant. » Il ouvrit son armoire, écarta les vêtements, et appuya sur le panneau du fond. Ce qui marchait pour un bordel marcherait peut-être aussi pour un château…, mais non, le bois était massif et ne cédait pas. Non loin de la banquette de fenêtre, une pierre lui attira l’œil, mais il eut beau tirer, presser dessus, rien ne l’ébranla. Il revint vers le lit déçu, contrarié.

Shae le délaça puis lui jeta les bras autour du cou. « Tes épaules sont aussi dures que des rochers, murmura-t-elle. Hâte-toi, il me tarde de t’avoir en moi. » Mais quand elle noua ses jambes autour de sa taille, il eut une panne de virilité. En s’apercevant qu’il mollissait, Shae se glissa sous les draps et le prit dans sa bouche, mais même cela faillit à l’ériger.

Très vite, il l’arrêta. « Qu’est-ce qui t’arrive ? » demanda-t-elle. Toute la tendresse et toute l’innocence du monde se lisaient, là, sur chacun des traits de son visage juvénile.

Innocence ? Crétin ! ce n’est qu’une pute. Cersei avait raison, tu penses avec ta queue, crétin ! crétin !

« Contente-toi de dormir, ma douce », intima-t-il en l’ébouriffant. Mais après, bien bien après qu’elle eut suivi le conseil, Tyrion, lui, les doigts reployés sur l’orbe d’un sein menu, demeura éveillé, allongé près d’elle, à l’écouter respirer tout bas.

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