SANSA

Rendez-vous au bois sacré cette nuit même, si vous souhaitez rentrer chez vous.

Cent lectures n’en modifiaient rien, le message demeurait tel qu’à la première, après qu’elle l’avait découvert plié sous son oreiller. Comment il était venu là, qui l’avait rédigé, mystère. Point de sceau, point de signature, et une écriture inconnue. Elle chiffonna le billet contre son sein et, dans un souffle, se murmura : « Rendez-vous au bois sacré cette nuit même, si vous souhaitez rentrer chez vous. »

Que pouvait signifier cela ? Que faire ? Rapporter ce billet à la reine pour preuve de son imperturbable loyauté ? D’une main fébrile, elle se massa l’estomac. Quoique passée d’un violet vicieux à un vilain jaunâtre, la contusion qu’y avait faite le poing maillé de ser Meryn restait douloureuse. Oui, douloureuse, mais le tort lui en incombait. Que ne dissimulait-elle mieux ses sentiments pour s’épargner la colère de Joffrey. En apprenant que le Lutin venait d’expédier lord Slynt au Mur, devait-elle s’oublier au point de s’exclamer : « Les Autres l’emportent ! » ? Exactement ce qu’il fallait pour ulcérer le roi…

Rendez-vous au bois sacré cette nuit même, si vous souhaitez rentrer chez vous.

Se pouvait-il que tant et tant de prières ardentes fussent exaucées, à la fin, par l’envoi d’un sauveur ? d’un véritable chevalier ? Mais qui, qui ? L’un des jumeaux Redwyne, peut-être. Ou bien cet effronté de ser Balon Swann. Ou même…, pourquoi non ? le beau damoiseau dont les cheveux d’or rouge et le manteau noir constellé d’étoiles affolaient le cœur de la pauvre Jeyne, Béric Dondarrion.

Rendez-vous au bois sacré cette nuit même, si vous souhaitez rentrer chez vous.

Mais s’il s’agissait d’une méchante farce de Joffrey, comme le jour où il l’avait forcée de monter voir sur les remparts la tête de Père ? Ou d’un stratagème destiné à la convaincre de félonie ? Si elle se rendait dans le bois sacré, n’y trouverait-elle pas, l’attendant en silence sous l’arbre-cœur, Glace au poing, l’œil pâle aux aguets, l’abominable ser Ilyn ?

Rendez-vous au bois sacré cette nuit même, si vous souhaitez rentrer chez vous.

Quand la porte s’ouvrit, Sansa fourra précipitamment le billet sous le drap et posa son séant dessus. L’intrus n’était qu’une camérière – la brune au museau de souris noyée. « Que me veux-tu ?

— Madame désire-t-elle prendre un bain, ce soir ?

— Du feu, je pense… J’ai des frissons. » A la vérité, elle grelottait, bien qu’il eût fait très chaud, durant la journée.

« Votre servante. »

Sansa la scruta, soupçonneuse. Avait-elle vu le billet ? L’avait-elle glissé sous l’oreiller ? Il y avait peu d’apparence à cela ; elle semblait stupide et tout sauf le genre à qui l’on confierait le soin de transmettre des messages en catimini, mais comment en jurer sans la connaître ? Pour supprimer tout risque de connivence ou de sympathie, la reine veillait à ce que les femmes attachées au service de sa prisonnière changent tous les quinze jours.

Quand le feu brûla haut et clair, Sansa remercia poliment la fille et la congédia. Mais celle-ci eut beau obéir avec sa promptitude coutumière, Sansa lui trouva un regard vaguement sournois. Voilà. Elle allait se précipiter moucharder chez la reine. Ou bien chez Varys. Oui, sûr et certain, toutes des espionnes.

Une fois seule, elle jeta le billet dans les flammes et le regarda se tordre et s’ourler, noircir. Rendez-vous au bois sacré cette nuit même, si vous souhaitez rentrer chez vous. Elle se porta jusqu’à la fenêtre. Armure lunaire et manteau blanc, un chevalier courtaud faisait les cent pas sur le pont-levis. D’après la stature, il ne pouvait s’agir que de ser Preston Verchamps. Bien qu’elle eût, par permission expresse de la reine, toute latitude de circuler dans le château, il ne manquerait pas de s’étonner qu’elle sorte à une heure aussi avancée de la citadelle de Maegor et de lui demander où elle allait. Que répondre ? Dans sa perplexité, elle se réjouit du moins d’avoir brûlé le billet.

Elle se défit de sa chemise et se faufila dans son lit mais ne put trouver le sommeil. Y est-il encore ? se demandait-elle. Combien de temps m’attendra-t-il ? Mais aussi, lui faire passer ce message sans rien lui dire était par trop cruel. Mille pensées tournaient et retournaient, confuses, dans sa tête.

Si seulement elle avait quelqu’un pour lui dicter la conduite à tenir. Septa Mordane lui manquait, septa Mordane et même Jeyne, son amie la plus sincère. Mais la première avait payé de sa tête, comme les autres, le crime de servir la maison Stark. Quant à la seconde, Sansa ignorait tout de son sort depuis qu’elle avait disparu semblait-il corps et biens. Elle avait beau éviter le plus possible de penser à elles, leur souvenir l’assaillait parfois à l’improviste, et elle avait alors le plus grand mal à refouler ses larmes. Il lui arrivait même, de-ci de-là, de regretter sa sœur. Arya devait être maintenant de retour à Winterfell, saine et sauve, à danser, coudre, jouer avec Bran et Petit Rickon, voire parcourir à cheval, si cela lui chantait, la ville d’hiver. Tandis qu’elle-même… Oh, on lui permettait bien de monter, mais uniquement dans la cour, et cela devenait vite lassant que d’y tourner en rond.

Elle était parfaitement éveillée quand la fit sursauter la clameur. Des cris d’abord lointains mais qui se rapprochaient. Maints appels qui s’entremêlaient. Sans qu’elle pût distinguer les mots. Et des piaffements de chevaux, des bruits de pas précipités, des ordres véhéments. Elle se coula jusqu’à la fenêtre. Des hommes couraient sur les murs, munis de piques et de torches. Retourne te coucher, s’enjoignit-elle, rien là qui te concerne, quelque nouvelle émeute, rien de plus. L’agitation de Port-Réal défrayait tous les commérages, autour des puits, depuis quelque temps. Dans la ville déjà bondée ne cessaient d’affluer de nouveaux réfugiés qui n’avaient souvent d’autre moyen de subsister que le vol et le meurtre. Va te coucher.

Son regard s’attarda. Parti, le chevalier blanc. Toujours abaissé sur la douve sèche, le pont-levis, mais dégarni de sentinelle.

Sans réfléchir, elle ne se détourna que pour se précipiter vers sa garde-robe.Mais qu’est-ce que je fais ? se dit-elle tout en s’habillant, c’est de la folie ! Des centaines de torches illuminaient l’enceinte extérieure. Stannis et Renly étaient-ils enfin venus revendiquer le trône de leur frère et tuer Joffrey ? Si tel était le cas, on relèverait le pont-levis pour couper la citadelle de Maegor du reste de la forteresse. Elle n’en jeta pas moins un manteau gris sur ses épaules et saisit au passage le couteau qui lui servait à découper sa viande. Si c’est un traquenard, plutôt mourir que de les laisser me frapper davantage. Elle dissimula l’arme sous son vêtement.

Une colonne de spadassins en manteau rouge arrivait au pas de course quand elle parvint, furtive, au seuil de la nuit. Elle leur laissa prendre un bon pas d’avance avant de s’engager sur le pont désert. Dans la cour, des hommes bouclaient leur ceinture ou sellaient leur cheval. Non loin des écuries, ser Preston et trois de ses compères en manteaux blêmes comme la lune aidaient Joffrey à endosser son armure. Cette vue lui coupa le souffle mais, par bonheur, le roi ne la vit pas, occupé qu’il était à réclamer en vociférant son arbalète et son épée.

Plus elle s’enfonçait dans le dédale du château, sans oser regarder en arrière de peur que Joffrey ne la remarquât… ou, pire, ne la suivît, plus s’assourdissait le vacarme. Devant se discernait l’escalier serpentin, sinueuse succession d’à-plats vaguement jaunis par l’éclairage clignotant des fenêtres en surplomb. En atteignant la dernière marche, Sansa haletait si fort qu’elle dut se précipiter dans l’ombre d’une colonnade et se plaquer au mur pour reprendre souffle. Et son cœur faillit exploser quand quelque chose lui frôla la jambe – mais ce n’était qu’un chat. Un matou noir, pelé, à l’oreille déchiquetée. Qui lui cracha sa hargne avant de s’esbigner.

Du tohu-bohu ne parvenait plus qu’un faible cliquetis d’acier entrecoupé d’exclamations lointaines quand elle parvint dans le bois sacré. Elle s’enveloppa dans son manteau plus étroitement. L’air embaumait la feuille et l’humus. Lady aurait aimé ces lieux, songea-t-elle. L’atmosphère des bois sacrés conservait toujours comme un relent de sauvagerie. Même ici, au cœur du château dressé lui-même au cœur de la cité, vous sentiez posés sur votre peau les milliers d’yeux invisibles des dieux.

Elle avait plus volontiers sacrifié aux dieux de sa mère qu’à ceux de son père. Elle aimait les statues, les motifs des vitraux dans leur réseau de plomb, la fragrance de l’encens, les septons, leurs robes et leurs cristaux, les irisations féeriques de ces derniers jouant sur les autels incrustés de nacre, d’onyx, de lapis-lazuli. Et cependant, elle ne pouvait le nier, les bois sacrés n’étaient pas non plus dépourvus de charmes. Notamment la nuit. Aidez-moi, pria-t-elle, envoyez-moi un ami, un authentique chevalier qui me tienne lieu de champion…

Elle avançait d’arbre en arbre, les doigts sensibles à la rudesse de leur écorce. Leur feuillage caressait ses joues. S’était-elle décidée trop tard ? Il ne pouvait être déjà reparti, si ? Ou n’y était-il pas même venu ? Devait-elle se risquer à appeler ? Tout semblait si discret, si paisible, ici…

« Je craignais que vous ne veniez pas, petite. »

Elle fit volte-face. Un homme émergeait des ombres, lourdement bâti, l’échine épaisse, d’un pas traînant. Il portait une robe gris sombre à coule rabattue. Mais lorsqu’un fin rayon de lune lui effleura la joue, révélant sous sa peau marbrée un fouillis de veines éclatées, Sansa le reconnut instantanément. « Ser Dontos ? souffla-t-elle, au désespoir. C’était donc vous ?

— Oui, madame. » Il se rapprocha. Son haleine empestait le vin. « Moi. » Il tendit une main.

Elle recula, « Ne me touchez pas ! » tout en glissant la main sous son manteau. « Que… – que me voulez-vous ?

— Simplement vous aider. Comme vous m’avez aidé.

— Vous avez bu, n’est-ce pas ?

— Rien qu’une coupe. Pour me donner du courage. S’ils m’attrapent, ils m’arracheront la peau du dos, cette fois. »

Et que me feront-ils à moi ? A nouveau, elle se surprit à penser à Lady. Lady qui savait flairer la fausseté, qui savait, oui, mais elle était morte, Père l’avait tuée, par la faute d’Arya. Sansa tira son couteau et, à deux mains, le pointa devant elle.

« Vous comptez me frapper ? demanda ser Dontos.

— Oui. Dites-moi qui vous a envoyé.

— Personne, gente dame. Je vous le jure sur mon honneur de chevalier.

— De chevalier ? » Joffrey l’avait décrété indigne de ce titre et condamné à n’être qu’un bouffon, le ravalant plus bas que Lunarion lui-même. « J’ai prié les dieux d’envoyer un chevalier me sauver, dit-elle. J’ai prié, prié. Pourquoi m’infligeraient-ils un vieil ivrogne de bouffon ?

— Je mérite vos mépris, quoique…, je sais que c’est bizarre, mais si… si je n’ai été qu’un bouffon pendant tout le temps où je fus chevalier, maintenant…, maintenant que je suis bouffon, il me semble, gente dame…, j’ai l’impression que je puis trouver en moi de quoi être à nouveau chevalier. Et tout cela grâce à vous…, à cause de votre beauté, de votre bravoure. Ce n’est pas seulement de Joffrey que vous m’avez sauvé, c’est aussi de moi. » Il baissa la voix. « Les chanteurs parlent d’un autre bouffon qui, jadis, fut le plus insigne des chevaliers…

— Florian, murmura-t-elle, frissonnante.

— Je voudrais être votre Florian, gente dame », dit humblement Dontos en tombant à genoux devant elle.

Lentement s’abaissa le couteau de Sansa. Elle avait l’impression de flotter dans un vide vertigineux. C’est de la folie. Accorder ma confiance à cet ivrogne. L’éconduire ? Mais s’il ne se présente plus d’occasion ? « Comment… – comment vous y prendriez-vous ? Pour me tirer d’ici ? »

Il leva son visage vers elle. « Le plus dur sera de vous faire sortir du château. Une fois dehors, quelque bateau vous ramènerait chez vous. Ma tâche se résumerait à trouver de l’argent et à tout combiner.

— Nous pourrions partir tout de suite ? demanda-t-elle, écartelée entre l’espoir et l’incrédulité.

— Cette nuit même ? Non, madame, à mon grand regret. Il me faut d’abord trouver le moyen de vous faire évader à coup sûr, le moment venu. Ce qui ne sera ni facile ni immédiat. Ils me surveillent aussi. » Il se lécha convulsivement les lèvres. « Ne rangerez-vous pas ce couteau ? »

Elle le refourra sous son manteau. « Levez-vous, ser.

— Merci, gente dame. » Il se remit gauchement sur pied, épousseta les feuilles et la terre qui maculaient ses genoux. « Alors que le royaume n’avait jamais vu d’homme plus intègre que le seigneur votre père, je le leur ai lâchement laissé assassiner. Je n’ai rien dit, rien fait…, tandis que vous, vous…, dût Joffrey vous en punir de mort, vous avez élevé la voix. Je n’ai jamais rien eu d’un héros, dame, d’un Ryam Redwyne ou d’un Barristan le Hardi. Je n’ai pas remporté de tournoi, je ne me suis distingué par aucun exploit guerrier…, mais le chevalier que je fus jadis, vous l’avez obligé à se rappeler ses obligations. Si peu qu’elle vaille, ma vie est à vous. » Sa main se plaqua sur le tronc noueux de l’arbre-cœur. Il était tout tremblant. « Je jure, et que les dieux de votre père soient témoins de mon serment, je jure de vous renvoyer chez vous. »

Il a juré.Un serment solennel, sous le regard des dieux. « Eh bien…, je me remets entre vos mains, ser. Mais l’heure du départ, comment saurai-je qu’elle a sonnée ? M’enverrez-vous un nouveau message ? »

Il jeta un coup d’œil inquiet sur les alentours. « Trop dangereux. Il vous faudra venir ici même. Le plus souvent possible. C’est le lieu le plus sûr. Le seul sûr. Nous ne devons nous voir nulle part ailleurs. Ni dans vos appartements ni chez moi ni dans l’escalier ni dans la cour. Lors même que nous nous croirions seuls. Les pierres du Donjon Rouge ont toutes des oreilles. Nous ne pouvons parler à cœur ouvert qu’ici.

— Qu’ici, dit-elle. Je m’en souviendrai.

— Et pardonnez-moi, petite, si je vous parais cruel, railleur ou indifférent quand nous serons entourés d’yeux. Mon rôle va m’y forcer, et vous devrez agir de même. Un faux pas, un seul, et nos têtes iront orner le rempart comme le fit celle de votre père. »

Elle acquiesça d’un signe. « Je comprends.

— Vous devrez vous montrer courageuse et énergique… – et patiente, surtout patiente.

— Je le serai, promit-elle, mais…, de grâce…, faites au plus vite. J’ai si peur…

— Moi aussi, dit-il avec un sourire navré. Et maintenant, partez, partez vite avant qu’on ne s’aperçoive de votre disparition.

— Vous ne venez pas ?

— Mieux vaut que personne ne nous voie ensemble. »

Elle hocha la tête, esquissa un pas… puis, se retournant vivement, lui déposa, paupières closes, un baiser sur la joue. « Mon Florian, chuchota-t-elle. Les dieux m’ont entendue. »

Elle suivit dans sa fuite l’allée de la Néra, dépassa les petites cuisines et traversa le clos aux pourceaux. Les grognements des pensionnaires y couvraient le bruit de sa course. Chez moi, songeait-elle, chez moi, il va me ramener chez moi, saine et sauve, il veillera sur moi, mon Florian. Les chansons consacrées à Jonquil et Florian l’enchantaient par-dessus toute autre.Il était un peu rustre aussi, Florian, quoique pas si vieux…

Elle dévalait déjà les marches serpentines quand un homme jaillit de sous un porche dérobé, et leur collision fut si rude qu’elle aurait perdu l’équilibre si des doigts de fer ne s’étaient refermés sur son poignet, tandis que la cinglait une voix de bronze. « La cabriole serait longuette, petit oiseau, dans cet escalier ! Voulais nous tuer tous les deux ? » s’esclaffa-t-il. Son rire grinçait comme une scie de tailleur de pierre. « Jurerait, ma foi… »

Le Limier.« Non, messire, pardonnez-moi, vraiment pas. » Si vivement qu’elle se fut détournée, trop tard, il avait vu ses traits. « Vous me faites mal, gémit-elle en se débattant pour se libérer.

— Et comment se fait-il que le petit oiseau de Joffrey volette en pleine nuit dans ces parages ? » Comme elle demeurait muette, il la secoua. « Où étais-tu ?

— D-d-dans le bois sacré, messire, balbutia-t-elle, n’osant mentir. A prier…, prier pour mon père et… pour le roi, prier qu’il ne soit pas blessé.

— Me crois si soûl que je vais gober ça ? » Il relâcha l’étreinte. Il tanguait imperceptiblement. L’ombre et la lumière zébraient les terribles décombres de son visage. « T’as presque l’air d’une femme…, frimousse, nichons, et la taille aussi, presque…, ah, mais t’es encore qu’un stupide petit oiseau, hein ? A chanter toutes les chansons qu’on t’a serinées…, pourquoi tu m’en chantes pas une, à moi ? chante ? Allez. Chante pour moi ? Une de ces chansons farcies de chevaliers et de nobles pucelles… T’aimes bien les chevaliers, non ? »

Il la terrifiait. « Les v-vrais chevaliers, messire.

— Vrais chevaliers ! se gaussa-t-il. Seulement, moi, je ne suis pas sire, pas plus sire que chevalier. Faut te battre pour que ça t’entre dans la cervelle ? » Il recula, manqua tomber. « Bons dieux ! jura-t-il, trop de vin. L’aimes, toi, le vin, petit oiseau ? Le vrai vin ? Un flacon de rouge âpre, noir comme du sang, tout ce qu’un homme a besoin. Homme ou femme. » Il se mit à rire, secoua la tête. « Aussi saoul qu’un chien, le diable m’emporte ! A présent, tu viens. Retour à ta cage, petit oiseau. T’y ramène. Intacte pour le roi. » D’une bourrade étrangement délicate, il la mit en route et la suivit dans l’escalier. Le temps de parvenir au bas, il était retombé dans un mutisme tellement sombre qu’il semblait avoir oublié qu’il n’était plus seul.

En abordant la citadelle de Maegor, Sansa s’affola : c’était désormais ser Boros qui gardait le pont. Au bruit de leurs pas, le grand heaume blanc se retourna avec roideur. De son mieux, Sansa esquiva le regard de Blount. Le pire des membres de la Garde. Aussi vil que laid, tout fronces et bajoues.

« Rien à craindre de çui-là, petite. » La main pesante du Limier lui saisit l’épaule. « Peins des rayures sur un crapaud, ça n’en fera jamais un tigre. »

Ser Boros releva sa visière. « Où donc, ser… ?

— Fous-toi tes ser, Boros. C’est toi, le chevalier, pas moi. Je suis le chien du roi, l’oublies ?

— C’est beaucoup plus tôt que le roi avait besoin de son chien.

— Le chien s’abreuvait. C’était à toi de protéger le roi, cette nuit, ser. A toi et à mes autres frères. »

Blount se tourna vers Sansa. « D’où vient que vous ne soyez pas dans vos appartements à cette heure, dame ?

— Je suis allée dans le bois sacré prier pour la sécurité du roi. » Le mensonge sonnait mieux, cette fois, presque véridique.

« Comment dormirait-elle avec tout ce barouf ? ajouta Clegane. Que s’est-il passé ?

— Des crétins à la porte, expliqua l’autre. De bonnes langues avaient répandu des sornettes sur les préparatifs du festin de noces de Tyrek, et ces canailles se sont figuré qu’on devrait aussi les repaître. Une sortie conduite par Sa Majesté les a fait déguerpir.

— Courageux de sa part », commenta Clegane, la bouche de travers.

Son courage, on en jugera quand il affrontera mon frère, se dit Sansa, pendant que le Limier lui faisait franchir le pont. Puis, comme ils gravissaient tous deux le colimaçon, elle questionna : « Pourquoi laisser les gens vous appeler “chien” ? Vous ne laissez personne vous appeler “ser”…

— J’aime mieux les chiens que les chevaliers. Le père de mon père était maître piqueux au Roc. Une année d’automne, lord Tytos se trouva coincé entre une lionne et la proie qu’elle convoitait. Etre le propre emblème des Lannister ne valait pas même une crotte, pour la lionne. Elle mit en pièces la monture de notre seigneur et l’aurait lui-même déchiré par-dessus le marché si mon grand-père n’était survenu avec les limiers. Trois de ceux-ci périrent contre elle. Mon grand-père y laissa une jambe, et les Lannister la lui payèrent en lui donnant des terres, un manoir et en prenant son fils comme écuyer. Les trois chiens qui figurent sur notre bannière sont ceux qui succombèrent, sur l’herbe jaunie de l’automne. Un limier saura mourir pour vous, jamais il ne vous mentira. Et il vous regardera toujours droit dans les yeux. » Il lui glissa la main sous la mâchoire et, le pinçant sans ménagements, lui souleva le menton. « Les petits oiseaux ne sauraient en faire autant, n’est-ce pas ? Je n’ai pu obtenir ma chanson.

— Je… j’en sais une sur Florian et Jonquil.

— Florian et Jonquil ? Un fol et son con. Epargne-les-moi. Mais, un jour, je tirerai une chanson de toi, que tu le veuilles ou pas.

— Je la chanterai volontiers pour vous. »

Sandor Clegane renifla. « Un joli bibelot, mais si mauvais menteur. Les chiens flairent infailliblement le mensonge, sais-tu. Regarde autour de toi, et hume un grand coup. Il n’y a que des menteurs, ici…, et tous mieux doués que toi. »

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