ARYA

Ils voyageaient du point du jour au crépuscule parmi les bois, les vergers et les terres bien entretenues, traversaient de menues bourgades, des villes aux marchés bondés, longeaient les murs de manoirs trapus. La nuit venue, l’Epée rouge éclairait leur repas et leur campement. Les hommes prenaient le quart à tour de rôle. A travers les arbres, Arya discernait les feux d’autres voyageurs. Ils se faisaient chaque soir plus nombreux, et, le jour, la circulation s’intensifiait sur la grand-route.

Matin, midi, soir, cela déferlait, vieilles gens, bambins, grands diables et petits bonshommes, filles nu-pieds, femmes allaitant. Certains précédaient des charrettes, d’autres suivaient cahin-caha des chars à bœufs. Beaucoup étaient montés, qui sur des chevaux de trait, des poneys, des mules, qui sur des ânes, enfin sur tout ce qui pouvait marcher, courir, rouler. Une femme menait une vache laitière que chevauchait une fillette. A peine un forgeron fut-il passé, poussant une carriole pleine d’outils, marteaux, pincettes et même une enclume, qu’Arya vit survenir un individu dont la carriole, cette fois, ne contenait rien d’autre que deux nouveau-nés emmaillotés dans une couverture. Mais la plupart des gens allaient à pied, vannés, ployant sous leurs paquets de hardes, la peur et la défiance aux yeux. Tous descendaient vers le sud, vers la ville, vers Port-Réal, et c’est tout juste si un sur cent consentait un mot à Yoren et à ses « protégés » remontant vers le nord.

Beaucoup se montraient armés – de poignards et de coutelas, de haches et de faux, plus une épée par-ci par-là ; certains s’étaient fait un bâton de la première branche, d’autres carrément taillé un gourdin. Leurs doigts se crispaient sur ces armes, à l’approche du convoi, mais la trentaine d’hommes qui l’escortaient protégeait trop bien le contenu, quel qu’il fut, des fourgons, et l’on se croisait sans accrochage, finalement.

Regarde avec tes yeux,avait dit Syrio, écoute avec tes oreilles.

Du bord de la route, un jour, une espèce de démente leur cria : « Fous que vous êtes ! ils vous tueront, vous êtes fous ! » D’une maigreur d’épouvantail, elle avait l’œil creux et les pieds en sang.

Le matin suivant, un marchand gras à lard immobilisa sa jument grise à la hauteur de Yoren et se porta acquéreur des fourgons et de leur cargaison au quart de leur valeur. « C’est la guerre, ils se serviront à leur guise, tu ferais mieux de me les vendre à moi, l’ami. » Yoren détourna vivement sa bosse en crachant.

Le même jour, Arya repérait sa première tombe, un minuscule monticule sur le bas-côté : celle d’un enfant. On avait posé un cristal sur la terre meuble, et Lommy ne s’abstint de le faucher qu’après que Taureau lui eut conseillé de laisser les morts en paix. Quelques lieues plus loin, Praed signala toute une rangée de tombes fraîchement creusées. Et il ne s’écoula guère de jour, dès lors, que l’on n’en vît d’autres.

Une fois, Arya s’éveilla dans le noir, terrifiée sans savoir pourquoi, sous la comète qui, là-haut, disputait le ciel à quelques centaines d’étoiles. Mais elle avait beau percevoir les ronflements sourds de Yoren, le craquement des braises et même le frémissement feutré des ânes, la nuit lui parut singulièrement silencieuse. On eût dit que l’univers retenait son souffle, elle en frissonna. Et ne se rendormit qu’en étreignant Aiguille.

Lorsque, au matin, Praed ne se réveilla pas, elle comprit, c’était la toux du reître qui lui avait manqué. A leur tour, ils creusèrent une tombe à l’endroit même où il avait dormi. Avant qu’on ne le recouvrît de terre, Yoren le dépouilla de tout ce qui avait une valeur quelconque. L’un demanda ses bottes, l’autre sa dague, on fit deux lots de son haubert de mailles et de son heaume, et Taureau se vit attribuer sa rapière, «’vec des bras com’ t’as, dit Yoren, ’t-êt’ sauras t’ servir d’ ça ? » Un gamin du nom de Tarber jeta sur le cadavre une poignée de glands, dans l’espoir qu’un chêne vienne indiquer la sépulture.

Le soir venu, ils firent étape dans une auberge de village tapissée de lierre. Après avoir compté ce qui lui restait en bourse, Yoren déclara la somme suffisante pour un repas chaud. « Dormira dehors, com’ t’jours, mais z’ont des bains, ici, cas qu’un d’ vous s’rait tenté par d’ l’eau chaude et un bout d’ savon. »

Bien qu’elle puât aussi fort que lui, maintenant, aussi âcre et sur, Arya n’osa pas. Certaines des créatures qui habitaient ses vêtements s’étant montrées tout du long d’une irréprochable fidélité depuis Culpucier, les noyer n’eût pas été juste. Pendant que Tarber, Tourte et Taureau rejoignaient la queue des candidats au bain, que d’autres s’installaient face à la porte, le restant s’en fut peupler la salle commune. Yoren expédia même Lommy porter des chopes aux trois enchaînés du fourgon.

Propres et crasseux bénéficièrent du même menu : croustade de porc, pommes au four. L’aubergiste offrit sa tournée de bière. « J’avais un frère qu’a pris le noir, y a des années d’ ça. Un gars serviable et malin, mais v’là-t-y pas qu’un jour y s’ fait prendre à chiper du poivre à la tab’ de m’sire ? Le goût qui lui plaisait, v’là. Qu’une pincée d’ poivre, mais ser Malcolm badinait pas. Z’avez du poivre, au Mur ? » Yoren secoua la tête, l’homme soupira. « C’ gâchis. ’l adorait l’ poivre, Lyn… »

Arya ne buvait qu’à petites gorgées précautionneuses, entre deux cuillerées de croustade tiède. Père, se rappela-t-elle, leur permettait parfois de prendre une coupe de bière. Le goût de celle-ci faisait toujours grimacer Sansa, qui finissait invariablement par décréter le vin tellement plus délicat…, mais Arya ne détestait pas, elle. La pensée de Père et Sansa l’attrista.

L’auberge étant bondée de gens qui partaient vers le sud, Yoren souleva une tempête de réprobation en disant qu’il allait dans l’autre sens avec ses compagnons. « Vous ne tarderez pas à rebrousser chemin, affirma l’aubergiste. Impossible d’aller au nord. On a incendié la moitié des champs, et ce qu’il reste d’habitants s’est retranché derrière ses fortifications. Une poignée de cavaliers se risque dehors à l’aube, une autre montre son nez au crépuscule.

— Nous concerne pas, s’obstina Yoren. Lannister ou Tully, n’importe. La Garde ne prend pas parti. »

Lord Tully est mon grand-père, objecta Arya, in petto. Cela lui importait, mais elle garda le silence et se contenta d’écouter en se mâchouillant la lèvre.

« Y a plus que Lannister ou Tully, repartit l’homme. Y a des sauvages des montagnes de la Lune, et allez leur dire que vous prenez pas parti. Et les Stark y sont aussi, le jeune lord est descendu, le fils de feu la Main… »

Arya se crispa, tout oreilles. Voulait-il dire Robb ?

« J’ai entendu qu’à la bataille y monte un loup, dit un type à cheveux jaunes, chope en main.

— Foutaises ! » Yoren cracha.

« Çui qu’ j’ai entendu, y l’a vu lui-même. Un loup gros comme un cheval, y jurait.

— Jurer prouve pas l’ vrai, Hod, insinua l’aubergiste. Depuis qu’ tu jures qu’ tu vas m’ payer, j’ai t’jours pas vu un sou. » La salle explosa de rire, et le type aux cheveux jaunes s’empourpra.

« Ç’a été une mauvaise année, question loups, intervint un homme olivâtre qui portait un manteau vert crotté. Autour de l’Œildieu, jamais qu’on a vu les meutes si hardies. Brebis, chiens, vaches, tout leur va, y tuent comme y veulent, et z’ont pas peur des hommes. Va dans ces bois la nuit, t’es mort.

— Ah, des contes des contes, et aussi farfelus qu’ les aut’.

— Ma cousine m’a dit pareil, et a l’est pas du genre qui ment, insista une vieille. A’ dit qu’y a c’te grande meute, des cent et des cent qu’y sont, tueurs d’hommes, même. C’est une louve qu’a’ les conduit, une chienne du septième enfer. »

Une louve.De saisissement, Arya manqua renverser sa bière. L’Œildieu se trouvait-il dans les parages du Trident ? Elle aurait aimé consulter une carte. C’est près du Trident qu’elle avait laissé Nymeria. Elle s’y refusait, mais Jory avait dit qu’il fallait, que si la louve les accompagnait, on la tuerait pour avoir mordu Joffrey, même s’il ne l’avait pas volé. Ils avaient dû crier, l’injurier, lui lancer des cailloux, et surtout, surtout qu’un de ceux d’Arya l’atteigne pour qu’elle renonce enfin à les suivre. Elle ne me reconnaîtrait probablement même plus, songea-t-elle. Ou bien ce serait pour me détester.

L’homme au manteau vert reprit : « J’ai entendu que c’te chienne d’enfer est entrée dans un village, un jour…, un jour de marché, des gens partout, eh bien, elle entre, et peinarde, s’il vous plaît, et elle arrache un bébé des bras de sa mère. Quand c’te histoire est arrivée aux oreilles de lord Mouton, lui et ses fils ont juré d’en finir avec la bête. Y l’ont traquée jusque sa tanière avec une meute, et z’ont même pas sauvé la peau d’ leurs molosses. Pas un qu’est revenu, pas un.

— Des blagues, ne put s’empêcher d’intervenir Arya. Les loups ne mangent pas de bébés.

— Et qu’est-ce t’en sais, mouflet ? » demanda l’homme au manteau vert.

Elle n’eut même pas le temps d’imaginer une réponse que Yoren lui prenait le bras. «’l est fin saoul, v’là c’ qu’y a.

— Je ne le suis pas. Ils ne mangent pas de bébés.

— Dehors, mon gars…, et garde-toi de r’venir tant qu’ tu sauras pas la fermer quand les hommes parlent. » Il la poussa sans ménagements vers la porte de côté qui donnait sur les écuries. « File, main’nant. Va voir qu’on a bien abreuvé nos ch’vaux. »

Arya sortit, roidie de rage. « Ils n’en mangent pas ! » maugréa-t-elle en donnant un coup de pied dans un caillou qui, au terme de sa course, alla se nicher sous l’un des fourgons.

« Hep ! appela une voix amicale, hep, mon mignon ! »

C’était l’un des hommes aux fers. Elle s’approcha, la main prudemment posée sur la garde d’Aiguille.

Dans un cliquetis de chaînes, le captif brandit sa chope vide. « Un homme aurait volontiers du rabiot de bière. Un homme a soif, à porter ces lourds bracelets. » Mince et délicat de traits, toujours souriant, il était le plus jeune des trois. Rouges d’un côté, blancs de l’autre, ses cheveux étaient tout emmêlés par la crasse du voyage en cage. « Un homme prendrait aussi volontiers un bain, ajouta-t-il en voyant de quel air elle le dévisageait. Un garçon pourrait faire un ami.

— J’ai des amis, dit-elle.

— J’ t’en vois pas », intervint celui qui n’avait plus de nez. Trapu, épais, il avait des mains énormes. Du poil noir lui couvrait les bras, les jambes et le torse. Il lui remémora la vignette représentant un singe des îles d’Eté dans un livre qu’elle avait un jour feuilleté. Quant à le regarder longtemps au visage, c’était dur à cause du trou.

Le chauve, lui, entrouvrit les lèvres et émit un sifflement que n’aurait pas désavoué quelque colossal lézard blanc. Et comme Arya, suffoquée, reculait d’un pas mal assuré, il ouvrit largement la bouche et lui tira la langue, à ce détail près qu’il s’agissait moins d’une langue que d’un moignon. « Arrêtez ! lâcha-t-elle.

— Un homme ne choisit pas ses compagnons d’oubliettes », repartit le beau gosse aux cheveux rouges et blancs. Quelque chose dans sa façon de parler rappelait Syrio ; la même et pourtant différente. « Ces deux-là n’ont pas de manières. Un homme doit demander pardon. Tu t’appelles Arry, n’est-ce pas ?

— Tête-à-cloques, dit celui qui n’avait plus de nez. Tête-à-cloques Face-à-cloques La Trique. Gaffe, Lorath, ou t’auras du bâton.

— Un homme doit avoir honte de sa compagnie, reprit le beau gosse. Cet homme a l’honneur d’être Jaqen H’ghar, jadis citoyen de la cité libre de Lorath. Puisse-t-il se trouver chez lui. Les grossiers compagnons de captivité de cet homme se nomment Rorge – la chope désigna le sans-nez – et Mordeur. » Mordeur siffla de nouveau vers elle en découvrant une pleine bouche de dents jaunies et pointues. « Un homme doit avoir tant bien que mal un nom, n’est-ce pas ? Mordeur ne peut pas parler, Mordeur ne sait pas écrire, mais il a des dents tellement acérées qu’un homme l’appelle Mordeur, et ça le fait sourire. Es-tu sous le charme ? »

Arya s’écarta du fourgon. « Non. » Ils ne peuvent me faire de mal, se dit-elle, ils sont tous enchaînés.

Le beau gosse retourna sa chope. « Un homme doit pleurer. »

Avec un juron, le sans-nez, Rorge, lança sa lourde chope d’étain et, malgré la gaucherie que lui imposaient ses menottes, eût atteint la petite en pleine tête si elle n’avait sauté de côté. « Tu vas nous chercher de la bière, pustule, oui ? Main’nant !

— Ta gueule ! » Qu’aurait fait Syrio, à sa place ? se demanda-t-elle. Elle tira sa latte de bois.

« Approche…, grogna Rorge, et j’ te fous c’ bâton dans l’ cul, qu’y t’encule au sang ! »

La peur est plus tranchante qu’aucune épée. Arya se força d’approcher. Chaque pas devenait plus pénible que le précédent. Intrépide comme une louve, calme comme l’eau qui dort. Les mots chantaient dans sa tête. Syrio n’aurait pas eu peur. Elle était presque sur le point de toucher la roue du fourgon quand Mordeur bondit sur ses pieds et, dans un tapage assourdissant de ferraille, essaya de l’attraper. Les menottes arrêtèrent ses mains à un demi-pied du visage d’Arya. Il siffla.

Alors, elle le frappa. Violemment, juste entre ses petits yeux.

Une seconde, il battit l’air en gueulant puis, de tout son poids, se jeta de l’avant malgré ses chaînes. Leurs gros maillons de fer glissèrent en quincaillant sur le plancher du fourgon, s’emboîtèrent, se tendirent, le vieux bois sec dans lequel elles étaient scellées craqua, tandis qu’au bout d’énormes bras aux veines saillantes s’ouvraient sur Arya d’énormes mains blêmes, mais la rupture n’eut pas lieu, et Mordeur s’effondra à la renverse. Le sang dégoulinait le long de ses joues.

« Un garçon plus brave que sensé », commenta celui qui disait s’appeler Jaqen H’ghar.

A reculons, Arya s’éloignait du fourgon quand, sentant une main sur son épaule, elle pirouetta, sa latte à nouveau brandie, mais l’agresseur présumé n’était que Taureau. « Que me veux-tu ? »

Il esquissa le geste de se protéger, paumes en avant. « Yoren l’a dit, faut pas s’approcher de ces trois.

— Ils ne me font pas peur, répliqua-t-elle.

— Alors, t’es idiot. Ils me font peur, à moi. » Sa droite retomba sur la poignée de son épée. Rorge se mit à rire. « Ecartons-nous d’eux. »

Après avoir un instant raclé la terre du bout du pied, Arya se laissa néanmoins reconduire vers la façade de l’auberge. Le rire de Rorge et le sifflement de Mordeur les poursuivaient. « Veux te battre ? » demanda-t-elle à Taureau. Elle avait envie de taper contre quelque chose.

Il cilla, médusé. Encore humides du bain, des mèches drues de cheveux noirs barraient son regard bleu sombre. « Je te ferais mal.

— Non.

— Tu ne te doutes pas de ma force.

— Tu ne te doutes pas de ma rapidité.

— Toi qui l’auras voulu, Arry. » Il dégaina la rapière de Praed. « C’est de l’acier médiocre, mais c’est une épée réelle. »

Elle tira Aiguille. « Elle est de bon acier, donc plus réelle que la tienne. »

Il secoua la tête. « Tu promets de pas pleurer si j’te coupe ?

— Je promettrai si tu promets toi-même. » Elle se plaça de biais, en posture de danseur d’eau, mais Taureau ne bougea pas. Il regardait quelque chose derrière elle. « Qu’est-ce qui cloche ?

— Manteaux d’or. » Sa physionomie se ferma.

Impossible, se dit Arya, mais un coup d’œil en arrière la convainquit du contraire. Ils étaient six à remonter la route royale, six vêtus de la maille noire et des manteaux d’or du Guet. Six dont un officier dont le pectoral de plates en émail noir était frappé de quatre disques d’or. Et ils venaient droit sur l’auberge. Regarde avec tes yeux, murmura la voix de Syrio, et ses yeux virent l’écume blanche sous les selles ; les chevaux avaient fait une longue route et à vive allure. Aussi calme que l’eau qui dort, elle prit Taureau par le bras et l’entraîna derrière une grande haie en fleurs.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu fais ? Laisse.

— Silencieux comme une ombre», chuchota-t-elle en le forçant à se baisser.

Attendant encore leur tour, certains des « protégés » de Yoren étaient assis devant les bains. « Hé, vous ! leur gueula l’un des manteaux d’or, z’êtes ceux qu’on fait prendre le noir ?

— S’ pourrait, répondit quelqu’un prudemment.

— On préfér’rait s’ joindre à vous, les gars, dit le vieux Reysen. Paraît qu’ faitfroid, su’ c’ Mur. »

L’officier mit pied à terre. « J’ai un mandat pour un gosse, un certain… »

Tripotant sa barbe noire embroussaillée, Yoren parut alors sur le seuil. « Qui c’est qui l’ veut ? »

Les autres manteaux d’or démontaient un à un et demeuraient debout près de leurs chevaux. « Pourquoi s’ cacher ? chuchota Taureau.

— Moi qu’ils veulent », chuchota-t-elle. Il sentait le savon. « Silence.

— C’est la reine qui le veut, l’ancêtre, c’est pas tes oignons, dit l’officier, tout en tirant un ruban de sa ceinture. Regarde, le sceau de Sa Grâce et le mandat. »

Derrière la haie, Taureau branla du chef d’un air sceptique. « Et pourquoi la reinete voudrait, Arry ? »

Elle lui frappa l’épaule. « Chut ! »

Yoren manipula le ruban frappé de cire d’or. « Joli. » Il cracha. « L’ennui, c’est qu’eul gosse, il est dans la Garde de Nuit, main’nant. C’ qu’il a pu faire en ville vaut pus un clou.

— Ton avis, l’ancêtre, la reine s’en moque, et moi aussi, dit l’officier. Me faut le gosse. »

Fuir ? Arya l’envisagea, mais elle n’irait pas loin sur son âne, alors que les manteaux d’or avaient des chevaux. Puis elle était si lasse de s’enfuir. Elle avait dû s’enfuir pour échapper à ser Meryn, dû s’enfuir à nouveau après la mort de Père. Que n’était-elle un authentique danseur d’eau, elle irait droit sur eux, là-bas, les tuerait tous avec Aiguille et plus jamais ne fuirait, jamais plus.

« Ni lui ni un autre, s’obstina Yoren. Y a des lois pour ces trucs. »

L’autre dégaina un braquemart. « La voilà, ta loi. »

Yoren contempla l’arme. « C’ pas une loi. Rien qu’une épée. S’ trouve qu’ j’en ai une aussi. »

L’officier sourit. « Vieux fou. J’ai cinq hommes avec moi. »

Yoren cracha. « S’ trouve qu’ j’en ai trente. »

Un gros rire lui répliqua. « C’te racaille ? dit un grand rustre au nez cassé. Qui qu’en veut l’ premier ? » cria-t-il en montrant l’acier.

D’une meule de foin, Tarber arracha une fourche. « Moi.

— Non, moi, réclama Cutjack, le tailleur de pierre rondouillard, en tirant son têtu du tablier de cuir qui ne le quittait jamais.

— Moi. » Kurz surgissait de terre, armé de son dépeçoir.

« Nous deux. » Koss bandait son arc.

« Nous tous », dit Reysen en agitant son grand bâton de marche en houx.

Ses vêtements en vrac dans les bras, Dobber sortit nu des bains, vu ce qui se passait, lâcha tout, sa dague exceptée. « Y a du barouf ? demanda-t-il.

— Dirait… », répondit Tourte qui, à quatre pattes, cherchait une bonne pierre à lancer. Arya n’en croyait pas ses yeux. Alors qu’elle le haïssait, pourquoi prenait-il des risques pour elle ?

L’homme au nez cassé continuait à trouver ça marrant. « Hé, fillettes ! laissez tomber vos cannes et vos cailloux ’vant qu’y vous en cuit ! Savez mêm’ pas par qué bout ça s’ tient, ’n’ épée…

— Si ! »Arya ne les laisserait pas mourir pour elle comme Syrio. Pas question. Aiguille au poing, elle se faufila à travers la haie et adopta la posture du danseur d’eau.

Nez-cassé s’esclaffa. L’officier la toisa de son haut. « Rengaine, petite, personne ne te veut de mal.

— Je suis pas une fille ! » protesta-t-elle avec fureur. Mais qu’est-ce qu’ils avaient, aussi ? Avoir fait tout ce chemin pour elle, l’avoir là, devant eux, et ne faire que ricaner… « Je suis celui que vous voulez.

— C’estlui que nous voulons. » L’officier pointait son braquemart vers Taureau qui, sa pauvre rapière à la main, avait suivi Arya pour se placer à ses côtés.

Mais c’était une gaffe que de cesser d’avoir Yoren à l’œil, fut-ce une seconde. Aussitôt, l’épée du frère noir lui piqua la saillie de la gorge. « Faut r’noncer à l’avoir non pus, ou j’ vais tâter si ta pomme est mûre. Pis j’ai dix, quinze frères à moi d’ pus dans c’t’ auberge, s’y t’en faut d’aut’ pou’ t’ convainc’. Je s’rais toi, j’ me tir’rais de c’ coup’-gorge en m’écrasant les fesses su’ c’ canasson, et j’ rentrerais dare-dare en ville. » Il cracha, puis poussa plus avant la pointe de l’épée. « Main’nant. »

Les doigts de l’officier se desserrèrent, son épée tomba.

« On gard’ra qu’ ça, dit Yoren. Manqu’ tjours d’ bon acier, su’ l’Mur.

— Soit. Pour l’instant. Les gars ? » Les manteaux d’or rengainèrent et se mirent en selle. « Feras bien de détaler jusqu’à ton Mur, l’ancêtre. Lambine pas. La prochaine fois que je t’attrape, je me charge d’assortir ta tête avec celle du petit bâtard.

— Des plus doués qu’ toi l’avaient dit. » Du plat de l’épée, il lui claqua la croupe de sa monture et l’expédia ballotter sur la grand-route, suivi de ses hommes.

Après qu’ils eurent disparu, Tourte se mit à pousser des hourras, mais cela ne fit qu’exacerber la colère de Yoren. « Idiot ! T’ figures qu’on est tirés d’affaire ? La prochaine fois, y s’ content’ra pas d’ trépigner et de m’ montrer son maudit ruban. Allez, terminé, l’ bain, zou, faut déménager. A ch’vaucher tout’ la nuit, ’t-êt’ qu’on gard’ra un peu d’avance sur eux. » Il ramassa le braquemart de l’officier. « Qui l’ veut ?

— Moi ! s’écria Tourte.

— T’en sers pas sur Arry. » Il lui tendit l’arme, garde en avant, et marcha sur Arya, mais c’est à Taureau qu’il s’adressa. « La reine t’ veut du mal, mon gars. »

Arya n’y comprenait rien. « Mais pourquoi le voudrait-elle, lui ? »

Taureau la regarda de travers. « Et pourquoi te voudrait-elle, toi ? Tu n’es qu’un petit rat d’égout.

— Et toi qu’un bâtard, alors ! » A moins qu’il ne prétendît l’être, tout simplement ? « Quel est ton vrai nom ?

— Gendry, répondit-il, mais comme s’il n’en était pas tout à fait certain.

— Vois pas l’ pourquoi d’ l’un l’aut’, maugréa Yoren, mais v’s auront t’jours pas gratis. Z’allez m’ monter deux coursiers. Qu’on voye un manteau d’or, et vous filez au Mur com’ si z’aviez un dragon s’ la queue. Nous aut’, on vaut pas un crachat pour eux.

— Vous, si, remarqua Arya. Ce type a dit qu’il aurait votre tête aussi.

— Quant à ça, répliqua Yoren, s’y peut m’ la détacher d’s épaules, hé ben, bon vent. »

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