7

Ils se retrouvèrent face à face dans le couloir du premier étage.

Bloquant les escaliers, Creath affichait une mine renfrognée des plus chagrinées. Il regarda fixement Travis, le jaugeant. « Tu as un sacré paquet de comptes à rendre, sale fils de pute », prononça-t-il lentement.

Travis ordonna à Nancy d’aller l’attendre dehors. Elle se faufila dans l’escalier et Creath la laissa passer, accordant toute son attention à Travis. Anna se trouvait toujours en haut, cachée.

« Je l’emmène, avertit Travis.

— Tu as plus de culot que je ne m’y attendais, repartit Creath. Tu l’emmènes, toi ! Et qu’est-ce que ferait avec elle un petit pisseux de garçon de ferme comme toi ?

— Vous vous servez d’elle, dit Travis.

— Ferme-la. Ferme ta sale gueule. Ta tante est au pied de l’escalier. »

Travis sentit monter l’indignation en lui. « Et vous croyez qu’elle ne sait rien ? Qu’elle ne sait pas que vous montez violer cette fille la nuit ?

— Violer ! » Creath rit en roulant des yeux. « T’appelles ça un viol ? Tu te prends pour son sauveur ? » Dégoulinant de sueur, il avança, les poings serrés, les muscles de ses bras épais roulant sous la couche de graisse. « Elle en veut, garçon. Ne te fais pas d’illusion. Elle en veut, sinon pourquoi lui courais-tu après la nuit dans tout le village ? Bien sûr, je suis monté… et peut-être Liza en sait-elle autant sur moi que la petite Wilcox sur toi, c’est peut-être ce que tu te dis ? Oh, on se ressemble beaucoup, toi et moi. La différence, petit, c’est qu’ici, on est chez moi, qu’elle vit dans ma maison, et que c’est moi qui décide qui la saute… tu comprends ? C’est moi qui décide.

— Je l’emmène.

— Pauvre con », dit Creath en le frappant.

Travis tomba dans la salle de bains du premier étage. Sa main accrocha l’armoire à pharmacie, dont tomba l’étagère des remèdes de tante Liza : produits d’hygiène, aspirine, sirop pour la toux en flacon bleu opaque. Aveuglé par la douleur, il se redressa en s’appuyant au lavabo. Le miroir était brisé.

Il va la battre, pensa Travis. Si j’échoue, il va la battre, peut-être la tuer. L’instinct qui avait attiré Creath vers Anna Blaise avait très mal tourné. Il ne contenait plus rien de protecteur, rien qu’une énorme fierté blessée et le vague désir d’infliger de la douleur. Travis se força à retourner dans le couloir.

Creath avait déjà commencé à monter les marches. D’un bond, Travis alla enfoncer son poing au creux des reins de son oncle.

Furieux, celui-ci fit volte-face. « Espèce de petit salopard », commença-t-il. Mais Travis, dans son désir désespéré de le réduire au silence, le frappa durement sur la bouche, frappa à nouveau quand Creath baissa la garde et recula en chancelant, puis encore et encore, jusqu’à ce que ses poings semblent acquérir une énergie et un rythme bien à eux. Travis se força à arrêter quand il comprit que son adversaire n’essayait même pas de se défendre : il restait prostré sur l’escalier, les yeux écarquillés de douleur et d’incrédulité.

Soudain honteux, Travis se redressa.

« Ne l’emmène pas, murmura Creath entre ses lèvres ensanglantées. Sacré nom, ne l’emmène pas. C’est ma… Je…

— Stop », intima tante Liza.

Travis se retourna.

Elle les avait regardés de derrière. Elle parlait avec un calme terrible et menaçant. « Tu lui as fait assez de mal. Prends la fille et va-t’en. »

Travis baissa les yeux vers ses poings contusionnés et ensanglantés.

« Tante Liza…

— Fais-le. Tout de suite. »

Abasourdi, il remonta les escaliers.

« J’espère que tu pourriras, déclara tante Liza d’un ton placide. J’espère qu’elle te dévorera vivant. »


Ils brisèrent le verrou rouillé fermant l’abri de l’aiguilleur et aidèrent Anna à entrer. Elle semblait déjà faible, avoir les jambes en coton. Elle est bel et bien malade, pensa Travis.

La cabane tenait à peine droit, assemblage de vieilles planches mouchetées de peinture rouge surmonté d’un toit en papier goudronné qui s’affaissait.

On trouvait à l’intérieur de grossières étagères en bois, un matelas en train de moisir, un bol et une tasse en porcelaine, et dans un coin, une pyramide de boîtes en fer-blanc plus ou moins rouillées. L’inhabituelle lueur du soleil entrant par la porte souleva de la vieille poussière endormie. Anna se laissa glisser sur le matelas. Elle avait le regard distant et la respiration haletante.

Travis ressortit avec Nancy.

« On ne peut pas garder la camionnette », dit Nancy.

Il hocha la tête. « On aura de la chance s’il ne nous fait pas arrêter.

— Cela ne fait que commencer. On vient juste de s’attirer un tas d’ennuis, Travis, tu sais ?

— J’imagine, oui. »

Elle désigna la cabane du menton. « Je suppose que je n’ai pas l’air de grand-chose, comparé à elle.

— Tu as l’air très bien. »

Elle accepta ce réconfort d’un hochement de tête. « Eh bien. Il faut rendre la camionnette avant que quelqu’un la voie ici. Si je la ramenais chez les Burack, Travis ? Creath n’a rien contre moi.

— Tu es sûre ?

— Ouaip.

— Après, tu reviens ? » Il ajouta : « Il faut qu’on parle. Qu’on fasse des plans.

— Bien sûr. »

Elle partit au volant de la Ford.

Travis rentra dans la cabane.

Il faudrait nettoyer un peu. Les coins étaient noirs de toiles d’araignée. Des fourmis charpentières se déplaçaient dans les parois. L’endroit ne convenait certainement pas à une malade… mais Anna ne l’était pas, pas tout à fait, d’après ce qu’elle disait, et de toute manière, ils n’avaient pas le choix. Elle avait parlé d’un mois. Et ensuite ? Quel dénouement attendait-elle ? Mais il ne put pousser ses pensées aussi loin dans le futur. Les besoins du moment avaient pris une sinistre priorité.

Il regarda la jeune fille sur le matelas. Elle avait les yeux fermés, peut-être dormait-elle. Il admira à nouveau sa délicatesse. Sans le vouloir consciemment, il s’approcha d’elle, posa, doucement, ses mains sur ses épaules. C’était la première fois qu’il la touchait. Même cette insignifiante intimité fut d’une intensité bouleversante. Elle avait la peau fraîche, et il eut l’impression de sentir sa fragilité au bout de ses doigts. Elle remua, mais sans ouvrir les yeux.

C’est fort, se dit-il, cette chose qu’elle a de spécial… d’autant plus fort qu’on s’approche d’elle. La toucher donnait l’impression que, d’une manière ou d’une autre, elle personnifiait tout ce qui avait un rapport avec le sexe féminin, qu’elle était moins une femme seule qu’un agrégat de féminité, mère et amante, matrice et vagin, un voyage d’exploration et un foyer accueillant… ses pensées le firent rougir. Mais c’était ainsi. Pas seulement charnel, comme l’avait été son contact avec Nancy. Il n’y avait là rien de bas, d’indigne. La possibilité d’une souillure n’existait pas en elle. Il pensait à ce qu’avait dit Creath. Et peut-être Liza en sait-elle autant sur moi que la petite Wilcox sur toi, c’est peut-être ce que tu te dis ? Oh, on se ressemble beaucoup, toi et moi.

Travis ne pouvait le nier. Mais à cet endroit, et à ce moment-là, cela n’avait plus la moindre importance. Il caressa la joue parfaite de la jeune fille, qui trembla.

« Anna ? »

Elle avait toujours les yeux fermés. Son tremblement s’intensifia.

Elle se contracta dans ses bras, puis convulsa.

Il eut soudain peur. « Anna ? Anna ! »

Des secousses l’agitaient maintenant, traversée de mystérieux fleuves d’énergie. Ses yeux s’ouvrirent d’un coup…

Dans lesquels Travis plongea le regard.

Il n’aurait pas dû. Car elle n’était plus Anna Blaise. Ni même une femme.

Elle n’était plus humaine.

Sa peau semblait poussiéreuse. Une peau comme les ailes d’un papillon nocturne. Ses yeux n’étaient plus que d’énormes pupilles indifférenciées, incroyablement dilatées. Il ferma les paupières pour se libérer de ce spectacle, mais cela ne fit que l’empirer : elle devint visible avec encore plus d’intensité sur une sorte d’écran de cinéma intérieur. Il la vit, encore Anna d’une certaine manière, dépouillée de chair jusqu’à ce que ses os brillent comme de la porcelaine sous sa peau parcheminée, ses énormes yeux irradiant une flamboyance bleue, sa cage thoracique palpitant, ses ailes fibreuses et veinées comme du papier de riz humide se déployant dans son dos. Et elle le regardait, le regardait.

Il pensa aux fourmis charpentières s’activant dans le bois pourrissant. Il pensa aux termites, aux scarabées, aux papillons nocturnes se cognant aux vitres.

Transpercé de révulsion, il recula en trébuchant, loin du matelas.

Elle se redressa soudain – désormais à nouveau humaine, du moins en apparence – pour le fixer du regard. « Travis ! Travis, je suis désolée… je n’ai pas pu m’en empêcher… »

Il fut incapable de répondre. Il s’imagina mordre un fruit mûr et trouver à l’intérieur la puanteur du pourrissement. Il s’imagina marcher sur une planche pourrie. Il pensa, ne put s’empêcher de penser, à sa mère vomissant du sang dans la cuvette tachée des cabinets de la ferme, la récompense de ses péchés (avait-il pensé alors), à sa mère partant chez le médecin alors qu’elle était presque trop faible pour survivre à ce trajet à cheval, au mot « cancer » et à la peur qu’il en avait tandis qu’elle déclinait et approchait de la mort dans sa chambre puante…

… et il lui sembla, dans ce moment fou et infini, avoir pénétré au cœur des choses : sous la douceur féminine, ce cauchemar pénétrant ; sous le vernis de la vie, la mort…

… et il ouvrit la porte d’un coup, se précipita à toutes jambes dehors en suffoquant, chercha l’eau claire de la rivière en sachant, malgré les supplications d’Anna sur le seuil, qu’il ne pourrait pas revenir, ne pourrait plus rentrer dans la cabane, jamais, non, plus jamais.

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