22 La bataille

Je les découvris tout d’abord comme de simples points de couleur disséminés sur le versant opposé de la grande vallée – des tirailleurs qui paraissaient se déplacer et se mélanger comme dansent les bulles à la surface d’un pot de cidre. Nous avancions au trot au milieu d’un bouquet d’arbres déchiquetés, dont le bois dénudé et blanc faisait penser à autant de fractures ouvertes. Notre colonne avait sensiblement forci, et comprenait maintenant peut-être tous les contophores irréguliers. Cela faisait environ une demi-veille qu’elle essuyait un feu plus ou moins nourri. Certains soudards avaient été blessés (dont l’un d’eux, près de moi, très sérieusement) et plusieurs tués. Les blessés se débrouillaient comme ils pouvaient tout seul, ou bien s’occupaient les uns des autres. Si du personnel médical nous avait été affecté, il se trouvait tellement loin des lignes que je n’avais aucun indice de sa présence.

De temps en temps, nous tombions sur des cadavres, entre les arbres ; on les trouvait en général par groupes de deux ou trois, plus rarement isolés. J’en vis un qui s’était débrouillé, en tombant, pour rester accroché par sa brigandine au chicot d’une branche brisée ; je fus frappé par l’horreur de sa situation : il était mort, et cependant dans l’impossibilité de trouver le repos. Puis je me dis que tel était aussi le sort de ces milliers d’arbres que l’on avait tués, mais qui ne pouvaient tomber.

C’est à peu près au moment où je pris conscience de la présence de l’ennemi que je me rendis compte que des unités de notre propre armée se trouvaient des deux côtés de nous. Sur notre droite avançait un mélange, si je puis dire, de cavaliers et de fantassins. Les cavaliers étaient sans casques et nus jusqu’à la taille, une couverture rouge et bleu roulée barrant leur poitrine bronzée. Leurs montures étaient de meilleure qualité, je crois, que la plupart des nôtres. Ils portaient des pertuisanes guère plus hautes qu’un homme, le plus souvent posées en travers de leur selle. La majorité d’entre eux étaient équipés d’un petit bouclier de cuivre attaché à l’avant-bras gauche. Je n’avais aucune idée de quelle province de la Communauté pouvaient venir ces soldats ; mais sans doute à cause de leur poitrine nue et de leurs cheveux qu’ils portaient longs, j’eus la certitude qu’il s’agissait de sauvages.

Si tel était le cas, les hommes à pied qui marchaient au milieu de leurs rangs appartenaient à un groupe encore plus primitif ; bruns de peau, hirsutes, ils avançaient le dos voûté. Je ne les apercevais que pendant de brefs instants entre les arbres brisés, mais j’eus l’impression qu’ils marchaient à quatre pattes, par moments. À deux ou trois reprises, j’en vis un vouloir s’accrocher à l’étrier de son compagnon, comme j’avais tenu celui de Jonas lorsqu’il chevauchait son merychippus ; chaque fois, l’homme à cheval frappa la main de l’autre de la poignée de son arme.

Une route courait en contrebas sur notre gauche. Des forces infiniment plus considérables que les nôtres et celles des troupes de droite additionnées l’avaient empruntée, circulant en réalité de part et d’autre : il y avait des bataillons de peltastes à la lance aveuglante, protégés par d’énormes boucliers transparents ; des hobeleurs sur des montures nerveuses, équipés d’arcs, le carquois à flèches dans le dos ; des tcherkajjis légèrement armés, dont les unités étaient autant de mers de plumes et de drapeaux.

Je n’avais pas la moindre idée de la valeur de ces étranges soldats, soudain devenus mes camarades, mais je décidai qu’elle ne devait être guère supérieure à la mienne, et qu’ils constituaient une défense bien mince, en vérité, face aux points mouvants qui se déplaçaient de l’autre côté de la vallée. Le feu auquel nous étions soumis se fit plus intense, et pour autant que je puisse en juger, nos ennemis n’avaient pas à subir le nôtre.

Quelques semaines auparavant, seulement (même si elles me paraissaient avoir duré des années), j’aurais été terrifié à la seule idée d’être touché par le tir d’une arme comme celle que Vodalus avait utilisée, en cette nuit de brouillard dans la nécropole sur laquelle s’est ouvert ce récit. Car les éclairs qui tombaient autour de nous rendaient son faisceau réduit aussi puéril que les masses métalliques brillantes qu’avait projetées l’arbalétrier du hetman.

Je ne savais absolument pas à quoi pouvait bien ressembler l’engin qui lançait ses éclairs de foudre, ni même s’il s’agissait d’énergie pure, ou en réalité d’un missile ; ils se traduisaient par une explosion lorsqu’ils tombaient au milieu de nous, se prolongeant en quelque chose affectant une forme allongée. Si on ne pouvait les voir avant qu’ils eussent frappé, ils produisaient cependant en approchant une espèce de sifflement qui ne durait que le temps d’un clin d’œil ; à la tonalité de cette note suraiguë, j’appris rapidement à reconnaître ceux qui allaient tomber à proximité, et leur puissance. Si la note ne changeait pas de ton, et ressemblait à celle qu’un coryphée donne sur son diapason, l’explosion se faisait à une certaine distance. Mais si elle montait rapidement de ton, passant de celui de baryton à celui de soprano en un instant, l’impact serait beaucoup plus proche. Et même si les éclairs du bruit monotone le plus puissant étaient les plus dangereux, ceux dont le chant de mort se transformait en cri abattaient trop souvent au moins l’un des nôtres, sinon plusieurs.

Continuer à trotter de l’avant comme nous le faisions paraissait pure folie. Nous aurions dû nous disperser ou mettre pied à terre pour nous réfugier parmi les arbres. Si un seul de nous l’avait fait, je pense que les autres l’auraient tout de suite imité. À chaque éclair qui tombait, j’étais de plus en plus près d’être celui-là. Mais à chaque fois aussi, comme si mon cerveau se trouvait enchaîné dans quelque espace étroit, le souvenir de la peur que j’avais manifestée m’empêchait de sortir du rang. Que les autres courent et je courrais avec eux ; mais je ne détalerais pas le premier.

Inévitablement, l’un des éclairs vint frapper parallèlement à notre colonne. Six soldats sautèrent, déchiquetés comme s’ils avaient eux-mêmes contenu une bombe ; la tête du premier éclata en une gerbe de sang, comme le cou et les épaules du deuxième, le torse du troisième, le ventre du quatrième et du cinquième, et le bas-ventre du dernier (à moins que ce ne fût la selle et le dos de son destrier). Tout cela avant que la foudre eût touché le sol, soulevant un geyser de poussière et de pierres. Les hommes et les animaux qui se trouvaient dans l’autre rangée et à la même hauteur furent également taillés en pièces par la force de l’explosion, ou bien atteints par les fragments d’armure et les membres dispersés des autres.

Le plus dur était de maintenir l’étalon pie au trot et parfois même au pas ; puisque je ne pouvais pas courir, j’aurais au moins voulu pouvoir presser l’allure et me jeter dans la bataille – mourir en combattant, tant qu’à mourir. Les ravages de ce dernier coup me donnèrent l’occasion d’atténuer la tension qui m’habitait. Faisant signe à Daria de me suivre, je laissai l’étalon pie bondir et dépasser le groupe des survivants qui s’était trouvé entre nous et le dernier fantassin touché, pour aller me placer dans l’intervalle laissé vacant. Mesrop s’y trouvait déjà, et il eut un ricanement en me voyant. « Excellente idée ! On a moins de chance pour qu’il en tombe un second à cette hauteur pour un bon moment. » Je ne cherchai pas à le détromper.

Pendant un certain temps, il parut avoir raison. Nous ayant touchés, les artilleurs ennemis dirigèrent leur tir sur les sauvages à notre droite. Leur infanterie de traînards se mit à hurler et à pousser des sons inarticulés quand les éclairs vinrent frapper dans leurs rangs, tandis que les cavaliers, me sembla-t-il, réagirent en conjurant des sorts de protection. Leur mélopée s’élevait tellement claire et forte que j’en entendais par moments les paroles, bien que prononcées dans une langue que je ne connaissais pas. Je me souviens d’un qui s’était mis debout sur sa selle, comme un acrobate pour une démonstration de monte, une main tendue vers le soleil, et l’autre vers les Asciens. Chacun paraissait disposer de son charme particulier ; et il était facile de voir, alors que diminuait le nombre des survivants au fur et à mesure du bombardement, comment ces esprits primitifs en arrivaient à croire en leurs charmes : ceux qui échappaient aux explosions ne pouvaient faire autrement que de penser que c’était grâce à leurs incantations – tandis que les autres n’étaient plus en mesure de se plaindre de l’échec des leurs.

Bien que notre progression se fît la plupart du temps au trot, nous ne fûmes pas les premiers à engager le combat avec l’ennemi. En contrebas de nos positions, les tcherkajjis venaient de fondre sur un carré de fantassins comme une vague de feu.

J’avais plus ou moins supposé que nos adversaires seraient dotés d’un armement largement supérieur à tout ce que nous possédions – peut-être des fusils et des pistolets du genre de ceux qu’avaient utilisés les hommes-bêtes –, si bien qu’une centaine de soldats bien équipés auraient pu facilement détruire les plus importantes formations de cavalerie. Or il n’en était rien. Plusieurs rangées du carré se débandèrent sous la charge, et je me trouvais maintenant suffisamment près pour pouvoir entendre le cri de guerre des cavaliers, parfaitement distinct malgré la distance, alors que les fantassins couraient dans tous les sens. Certains se débarrassaient de leurs boucliers – des boucliers encore plus vastes que ceux des peltastes, mais qui, au lieu d’être transparents, brillaient comme du métal. Leur armement offensif paraissait se réduire à de courtes lances ne faisant pas plus de trois coudées de long, dont la tête biseautée engendrait d’impressionnants rideaux de flammes, mais de portée réduite.

Un deuxième carré d’infanterie émergea derrière le premier, puis un autre et encore un autre, toujours plus loin dans la vallée.

Je venais juste de me dire que nous n’allions pas tarder à recevoir l’ordre de nous porter au secours des tcherkajjis, quand on nous donna celui de faire halte. Regardant sur notre droite, je m’aperçus que les sauvages avaient déjà arrêté leur progression, et se trouvaient à quelque distance en arrière de nous ; ils étaient en train de conduire sur leur flanc le plus éloigné par rapport à nous les créatures poilues qui les accompagnaient.

« Nous prenons position ! lança Guasacht. Installez-vous, les enfants ! »

Je regardai Daria, qui me rendit mon coup d’œil, tout aussi décontenancée que moi. Mesrop nous indiqua d’un geste la partie orientale de la vallée. « Nous devons surveiller le flanc est. Si personne ne s’y présente, nous devrions ne pas trop mal nous en tirer pour aujourd’hui.

— À part pour ceux qui sont déjà morts », ne pus-je m’empêcher de remarquer. Le bombardement, après avoir été en diminuant d’intensité, semblait s’être maintenant complètement arrêté. Mais le silence qui se prolongeait lui appartenait encore, presque aussi effrayant que les éclairs de foudre hurlante qui l’avaient précédé.

« Je suppose, oui. » Son haussement d’épaules disait assez clairement que nous n’avions perdu que quelques douzaines d’hommes sur une force en comptant plusieurs centaines.

Les tcherkajjis s’étaient repliés derrière une ligne de hobeleurs, dont les flèches pleuvaient dru sur les premières lignes de la formation en échiquier des Asciens. La plupart de ces flèches ricochaient sur les boucliers, mais celles qui arrivaient à pénétrer le métal prenaient feu et se consumaient avec une flamme aussi vive que celle de leurs lances, dans des tourbillons de fumée blanche.

Lorsque les flèches commencèrent à se raréfier, les carrés de l’échiquier ascien reprirent leur progression, d’un mouvement mécanique. Les tcherkajjis avaient continué leur repli, et se trouvaient maintenant à l’arrière d’une ligne de peltastes, elle-même presque à notre hauteur. Je pouvais très bien voir leurs visages basanés ; il n’y avait que des hommes, tous barbus, au nombre d’environ deux mille. Par contre, au milieu de leur formation, portées dans des palanquins dorés juchés sur des arsinoïthères caparaçonnés, on pouvait voir une douzaine de jeunes femmes parées de bijoux.

Ces femmes avaient les mêmes yeux noirs et la même peau sombre que les hommes, mais leur silhouette épanouie et leur attitude languide n’étaient cependant pas sans me rappeler Jolenta. Je les montrai du doigt à Daria, en lui demandant si elle savait comment ces femmes étaient armées, car je ne leur voyais aucune arme.

« Tu aimerais bien en avoir une – ou même deux, n’est-ce pas ? Je parierais que même d’ici elles t’excitent. »

Mesrop cligna de l’œil et avoua : « Ça ne me déplairait pas non plus. »

Daria éclata de rire. « Elles se battraient comme des mandragores, si l’un de vous tentait seulement de les approcher. Ce sont les Filles de la Guerre, sacrées et interdites. Avez-vous déjà vu de près les animaux qu’elles montent ? » Je secouai la tête.

« Ils chargent facilement et rien ne peut les arrêter ; mais ils avancent toujours de la même manière – droit sur ce qui les importune, continuant ensuite sur une chaîne ou deux. Là, ils s’arrêtent, avant de faire demi-tour. »

J’observai les bêtes de plus près. Les arsinoïthères portent deux grosses cornes – non pas en berceau comme celles des taureaux, mais des cornes qui divergent à peu près comme peuvent s’écarter l’index et le majeur d’un homme. Ainsi que je pus bientôt le constater, ils chargent tête baissée, ces deux cornes parallèles au sol, et ceux-ci se comportèrent exactement comme Daria l’avait dit. Les tcherkajjis se remirent en formation et partirent à nouveau à l’attaque, avec leurs pertuisanes et leurs épées fourchues. Se dandinant loin derrière cette ruée, avançaient lourdement les arsinoïthères, la queue haute et leur tête noirâtre baissée ; se tenant aux montants des dais dorés qui les abritaient, les Filles de la Guerre à la peau mate et au sein profond restaient debout, immobiles. On pouvait deviner, à la manière dont ces femmes se tenaient, que leurs cuisses étaient aussi pleines que le pis des vaches laitières et aussi rondes que des troncs d’arbres.

Leur charge les conduisit jusqu’en plein milieu de la mêlée tourbillonnante, et même à l’intérieur des toutes premières lignes des carrés ennemis ; les fantassins asciens essayèrent de tirer dans les flancs de leurs montures, qui résistaient comme de la corne ou du cuir bouilli, et de monter sur leurs têtes, pour se retrouver lancés en l’air. Puis ils tentèrent d’escalader les flancs gris. À ce moment-là, les tcherkajjis se portèrent au secours des Filles de la Guerre, et, sous l’impétuosité de leur charge, la formation en échiquier plia et ondula, pour finir par perdre l’un de ses carrés.

À voir l’action d’un peu loin, je ne pus m’empêcher de comparer cette bataille à une partie d’échecs, ni de me dire qu’il y avait quelqu’un, quelque part, qui avait eu la même idée, et lui avait inconsciemment laissé donner forme à ses plans.

« Elles sont délicieuses, continua Daria pour me taquiner. On les sélectionne dès l’âge de douze ans ; à partir de là, on ne les nourrit que de miel et d’huiles essentielles. J’ai entendu dire que leur chair est tellement tendre qu’elles ne pourraient s’allonger sur le sol sans se blesser. Des coussins de plume les accompagnent dans tous leurs déplacements pour qu’elles puissent se reposer. Si elles les perdent, elles doivent dormir dans de la boue assez molle pour épouser la forme de leur corps. Les eunuques qui s’occupent d’elles doivent alors mélanger cette boue avec du vin réchauffé sur le feu pour qu’elles n’aient pas froid pendant leur sommeil.

— Nous devrions mettre pied à terre, dit Mesrop. Cela reposera les animaux. »

Mais je voulais suivre le déroulement de la bataille et je n’en fis rien, si bien que, bientôt, seuls Guasacht et moi-même étions encore en selle de toute la bacèle.

Une fois de plus, les tcherkajjis venaient de se faire repousser et se trouvaient pris sous une pluie de projectiles explosifs tirés par une artillerie qui restait invisible. Les peltastes se jetèrent à terre, se couvrant de leur grand bouclier. De nouveaux carrés d’Asciens débouchèrent de la forêt située sur le flanc nord de la vallée. Leurs flots semblaient n’avoir pas de fin ; il me sembla que nous affrontions des forces inépuisables.

Ce sentiment ne fit que s’accroître lorsque les tcherkajjis chargèrent pour la troisième fois. Un éclair de foudre toucha un arsinoïthère, le mettant en pièces sanglantes, ainsi que la ravissante jeune femme qu’il portait. L’infanterie tirait directement sur les Filles de la Guerre ; l’une d’elles se recroquevilla, et l’instant d’après, le palanquin et son dais avaient disparu dans une bouffée de flammes. Et c’est sur des cadavres brillamment habillés et des destriers morts qu’avancèrent les carrés de fantassins.

À la guerre, chaque pas en avant que fait celui qui domine peut le conduire à sa perte. Le terrain que la formation en échiquier venait de gagner exposait à notre unité l’un des flancs de son carré de tête. À mon grand étonnement, nous reçûmes l’ordre de nous mettre en selle, de nous déployer en ligne puis de foncer sur eux, tout d’abord au trot, ensuite au galop, et finalement, tandis que la gorge de bronze de tous les graisles sonnait la charge, de cet élan désespéré dont les destriers sont capables, et qui nous arrachait presque la peau du visage.

Si les tcherkajjis étaient légèrement armés, nous l’étions encore plus qu’eux. Il y avait cependant quelque chose de magique dans cette charge qui dégageait plus de puissance que les chants des sauvages qui étaient nos alliés. Le feu nourri de nos armes fit sur les premiers rangs adverses l’effet d’une faux s’attaquant à un champ de blé. Je fouettai des rênes l’étalon pie pour ne pas me laisser rattraper par le tonnerre de sabots que j’entendais derrière moi ; c’est cependant ce qui se produisit, et je pus voir Daria passer comme une flèche, la flamme de sa chevelure se tordant librement dans le vent, le contus dans une main, le sabre dans l’autre, et les joues plus blanches que les flancs écumants de son destrier. Je compris alors comment était née la tradition des tcherkajjis, et je fis tout mon possible pour accélérer encore afin que Daria ne se fasse pas tuer, même si cette idée fit rire Thècle par mes lèvres.

Les destriers ne courent pas comme des animaux ordinaires ; ils effleurent le sol comme la flèche, l’air. Pendant un bref instant, le feu de l’infanterie ascienne, encore à une demi-lieue de distance, s’éleva devant nous comme un mur de flammes. L’instant suivant, nous étions au milieu de leurs rangs, et les jambes de nos montures avaient du sang jusqu’aux genoux. Le carré que l’on aurait pu croire aussi solide qu’une construction de pierres s’était brutalement transformé en une foule de soldats au crâne rasé, affolés, encombrés de leur lourd bouclier, des soldats qui parfois s’entre-tuaient en cherchant à nous atteindre.

Dans le meilleur des cas, se battre est la chose la plus stupide qui soit ; mais on peut cependant en tirer un certain nombre de leçons. En particulier, l’avantage du nombre ne joue qu’avec le temps. Dans le feu de l’action, il n’y a qu’un homme qui se bat contre un ou deux autres hommes. En l’occurrence, nos destriers nous donnaient l’avantage, non seulement à cause de leur taille et de leur poids, mais aussi parce qu’ils mordaient et ruaient, et que les coups de leurs sabots avant étaient plus puissants que ceux que n’importe quel homme armé d’une massue aurait pu porter, Baldanders excepté.

Le feu trancha soudain mon contus ; je le lâchai, mais continuai de tuer, frappant à gauche, frappant à droite, puis de nouveau à gauche avec le cimeterre – pratiquement sans me rendre compte que la déflagration m’avait ouvert la cuisse.

J’ai bien dû abattre une demi-douzaine d’Asciens avant de m’apercevoir qu’ils se ressemblaient tous – non pas qu’ils aient eu des traits identiques (comme c’est le cas dans certaines unités de notre armée, où se trouvent des hommes qui sont plus que frères), mais parce que les différences que l’on pouvait relever entre eux paraissaient accidentelles et insignifiantes. J’avais déjà remarqué cette particularité chez les prisonniers que nous avions faits lors de la récupération du fourgon d’acier, mais elle ne m’avait alors pas produit autant d’impression que maintenant, au cœur de la folle bataille – elle me paraissait même un aspect de la folie qui régnait. Les poupées frénétiques qui s’agitaient étaient des deux sexes : les femmes avaient de petits seins pendants et faisaient une demi-tête de moins que les hommes, mais c’étaient les deux seules différences notables. On ne voyait qu’une houle d’yeux agrandis, brillants, sauvages, de cheveux coupés au ras du crâne, de joues émaciées, de bouches hurlantes et de dents saillantes.

Nous nous dégageâmes, comme avaient fait les tcherkajjis ; mais si le carré avait été entamé, il n’était pas détruit. Le temps de faire reprendre leur respiration à nos montures, il se reforma, derrière une barrière de légers boucliers polis. Un lancier s’ouvrit un passage dans le premier rang, et se précipita sur nous en agitant son arme. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait simplement d’une provocation ; puis, comme il se rapprochait (car un homme normal court infiniment moins vite qu’un destrier), qu’il voulait se rendre. Finalement, lorsqu’il fut à quelques pas de nos lignes, il ouvrit le feu, et l’un des nôtres l’abattit. Il mourut dans une convulsion qui propulsa sa lance enflammée dans le ciel, et je me souviens encore de la façon dont elle se tordit sur fond d’azur.

Guasacht se rapprocha de moi au trot. « Tu perds beaucoup de sang, observa-t-il. Pourras-tu tenir en selle pendant la prochaine charge ? »

Je me sentais aussi fort que jamais et le lui dis. « Il vaudrait pourtant mieux bander cette jambe. » La chair brûlée s’était craquelée, et le sang dégoulinait le long de ma cuisse. Daria, qui n’avait pas reçu la moindre blessure, me fit un pansement.

La charge à laquelle je me préparais n’eut jamais lieu. De manière tout à fait inattendue (du moins en ce qui me concerne), nous reçûmes l’ordre de faire demi-tour, et partîmes au petit trot vers le nord-est, à travers un territoire ouvert, fait d’ondulations successives recouvertes d’une herbe grossière qui crissait sous les sabots.

Les sauvages semblaient avoir disparu. À leur place, une nouvelle force avait fait son apparition, sur le côté maintenant devenu notre front. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait de cavaliers chevauchant des centaures – des créatures dont j’avais vu la représentation dans le petit livre brun. Je pouvais apercevoir la tête et les épaules des cavaliers au-dessus de la tête humaine de leur monture, les uns et les autres portants des armes. Lorsqu’ils furent plus près, je me rendis compte que l’explication n’était pas aussi romantique : c’étaient des hommes de petite taille – en fait des nains – juchés sur les épaules d’hommes très grands.

Nos lignes de marche étaient presque parallèles, et convergèrent légèrement au bout d’un moment. Les nains nous observaient avec ce qui paraissait être une attention réticente. Leurs porteurs ne nous regardaient même pas. Finalement, lorsque notre colonne ne fut plus qu’à quelques chaînes de la leur, nous fîmes halte pour leur faire face. Une frayeur comme je n’en avais jamais éprouvée me saisit lorsque je me rendis compte que ces étranges cavaliers et leurs étranges montures étaient des Asciens. Le but de notre manœuvre avait été de les empêcher de tomber sur le flanc des peltastes ; elle avait réussi, puisqu’il allait leur falloir franchir nos lignes s’ils voulaient faire comme prévu. J’évaluai leur troupe à quelque chose comme cinq mille individus, et ils étaient de toute évidence bien plus nombreux que nous à être prêts à combattre.

L’attaque ne vint cependant pas. Nous restions immobiles, formant une ligne serrée, étrier à étrier. En dépit de leur nombre, ils se contentaient de mouvements désordonnés et nerveux, comme s’ils pensaient tout d’un coup à nous contourner par la droite, puis l’instant d’après par la gauche, puis de nouveau par la droite. Il était cependant bien clair qu’ils ne pouvaient envisager une telle manœuvre sans qu’une partie de leurs forces nous attaque tout d’abord directement de front, afin de nous empêcher de frapper les autres par-derrière. De notre côté, nous n’ouvrîmes pas le feu, comme si nous espérions retarder indéfiniment le combat.

Nous eûmes droit, au bout d’un moment, à la répétition de ce qui s’était passé lorsqu’un lancier solitaire avait quitté son carré pour nous attaquer, un peu plus tôt. L’un des hommes de haute taille se mit soudain à foncer droit sur nous. Dans une main, il tenait un bâton étroit, à peine plus gros qu’une badine ; dans l’autre, une épée de ce modèle appelé shotel, qui se caractérise par une lame très longue à deux tranchants, dont l’extrémité est recourbée en demi-cercle – c’est-à-dire bien plus fortement qu’un cimeterre. Il ralentit sa course lorsqu’il fut à une certaine distance de nous, et je pus voir que ses yeux ne se dirigeaient nulle part, qu’il était en fait aveugle. Le nain qui était juché sur ses épaules avait une flèche encochée dans la corde d’un arc court et très recourbé.

Lorsque l’étrange couple fut à une demi-chaîne de nous, Erblon envoya deux hommes les intercepter. Mais avant qu’ils fussent à portée d’arme, l’aveugle détala à une vitesse stupéfiante, comparable à celle d’un destrier sauf qu’il courait dans un silence irréel. Il volait littéralement vers nous. Huit ou dix de nos soudards firent feu, et je pus alors constater combien il était difficile d’atteindre une cible se déplaçant à une telle allure. La flèche partit et explosa en une boule incandescente de lumière orange. Un soldat tenta de parer le coup de bâton de l’aveugle, mais c’est le shotel qui frappa en premier, et sa lame crochue vint ouvrir le crâne du malheureux.

Un groupe de trois aveugles montés de leurs nains se détacha à ce moment-là du gros de l’ennemi. Ils ne nous avaient pas encore atteints que d’autres groupes, de cinq ou six couples, en faisaient autant. Tout en bas de notre ligne, l’hipparque brandit son arme ; Guasacht donna l’ordre de charger, et Erblon fit sonner son graisle, bientôt imité par d’autres à sa droite et à sa gauche. Il en résulta une sorte de mugissement grave et puissant, comme si le bronze d’une cloche géante avait été ébranlé.

Je l’ignorais complètement à cette époque, mais la règle veut que, dans toute rencontre de cavalerie, le combat dégénère rapidement en escarmouches individuelles. C’est ce qui se passa ce jour-là. Nous nous jetâmes sur eux, perdant entre vingt ou trente des nôtres durant la charge, puis nous nous enfonçâmes dans leurs rangs. Nous fîmes aussitôt demi-tour pour les obliger à reprendre le combat : nous devions les empêcher de courir sus aux peltastes, et ne pas perdre le contact avec nos propres troupes. De leur côté, les Asciens durent se tourner pour nous faire face ; si bien qu’en peu de temps, le désordre était tel qu’il n’existait plus rien qu’on puisse qualifier de front, ni de tactique autre que celle que chacun improvisait dans l’instant pour lui-même.

La mienne consistait à me détourner dès que je voyais un nain prêt à décocher, et à essayer d’attraper les autres par-derrière ou de côté. Elle se montra assez efficace chaque fois que je pus l’appliquer, mais je ne tardai pas à me rendre compte que si les nains se retrouvaient quasiment inoffensifs lorsque l’aveugle qui les portait était tué sous eux, le contraire n’était pas vrai : privés de leur cavalier, les coureurs géants fonçaient dans tous les sens, en état de folie furieuse, attaquant tout ce qu’ils rencontraient avec une énergie frénétique et anarchique, si bien qu’ils devenaient plus dangereux que jamais.

En peu de temps, les flèches explosives des nains et les tirs de nos contus avaient allumé le feu en des dizaines d’endroits dans la prairie où nous nous affrontions. La fumée, qui nous aveuglait et nous étouffait, ne fit qu’augmenter la confusion qui régnait. J’avais perdu de vue non seulement Daria et Guasacht, mais tous ceux de la bacèle que je connaissais. Soudain, au milieu de l’âcre brouillard gris qui s’élevait du sol, je distinguai vaguement la silhouette d’un destrier aux prises avec quatre Asciens. Je me dirigeai vers lui, et continuai d’avancer en dépit de l’un des nains qui m’aperçut, et me décocha une flèche après avoir tourné vers moi sa monture aveugle. Le trait ne fit que me frôler, et l’instant suivant, j’entendis le craquement des os de l’aveugle sous les sabots de l’étalon. Un personnage velu se dressa alors au milieu de l’herbe en train de se consumer et s’attaqua par-derrière, à coups de hache, au deuxième couple d’Asciens ; comme un péon abat un arbre, il frappa trois ou quatre coups rapides au même endroit, jusqu’à ce que l’aveugle s’écroulât.

Le cavalier désarçonné au secours duquel je m’étais porté n’appartenait pas à mon unité ; c’était l’un des sauvages qui s’étaient trouvés un peu plus tôt sur notre droite. Il avait été blessé, et voir son sang couler me rappela que je l’étais aussi. Ma jambe était raide, et j’avais l’impression de ne plus avoir de forces. J’aurais bien aimé revenir vers la crête sud de la vallée et nos lignes, si j’avais seulement su dans quelle direction il fallait aller. Au point où j’en étais, je rendis les rênes à l’étalon et lui donnai un bon coup sur le flanc, me rappelant avoir entendu dire que ces animaux reviennent souvent tous seuls vers le dernier endroit où ils ont bu et se sont reposés. Il partit au grand trot, puis bientôt au grand galop. Il sauta brusquement, et faillit bien me jeter à terre. J’eus à peine le temps de voir un grand destrier mort, à côté du cadavre d’Erblon – le graisle de cuivre et le drapeau noir et vert gisant sur l’herbe en train de brûler. Je voulus faire demi-tour pour récupérer les deux objets, mais le temps que j’arrête son élan, je ne savais plus vers où il fallait se diriger. Sur ma droite, je vis alors apparaître une vague de cavaliers, une masse noire et presque informe à cause de la fumée, et toute hérissée de pointes. Loin derrière elle se dressait, fantomatique, une machine crachant du feu, une machine qui était comme une tour douée de mouvement.

À un moment donné, la horde était pratiquement invisible ; l’instant suivant, elle déferla sur moi comme un torrent. Je suis incapable de décrire avec davantage de précision ces cavaliers ou les bêtes qu’ils montaient ; non pas parce que je l’aurais oublié, moi qui n’oublie strictement rien, mais parce qu’à aucun moment je n’ai pu les voir clairement. Il n’était pas question de se battre ; tout ce que je pouvais faire était de tenter de ne pas mourir. Je réussis à parer le coup d’une lame tordue qui n’était ni exactement une épée ni tout à fait une hache ; l’étalon pie se cabra, et, lui faisant comme une corne de feu, je vis les pennes d’une flèche dépassant de son poitrail. Un cavalier vint nous percuter, et nous nous effondrâmes dans les ténèbres.

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