36 Du bon usage des fausses pièces

Il ne me reste que peu de chose à rapporter. Je savais qu’il allait me falloir quitter la ville dans quelques jours, et je ne désirais que faire le plus rapidement possible tout ce qui me restait à faire. Je n’avais aucun ami dans la guilde dont je puisse être aussi sûr que maître Palémon, mais il ne pouvait m’être d’aucune utilité dans ce que j’avais projeté. Je fis convoquer Roche, sachant qu’il était incapable de me mentir longtemps. (Je m’attendais à trouver un homme plus âgé que moi ; or le compagnon à la tignasse rousse que je vis arriver à mon ordre sortait à peine de l’adolescence ; et quand il fut parti, j’étudiai mon visage dans un miroir, chose que je n’avais pas encore faite.)

Il me raconta qu’avec quelques autres, qui avaient tous été des amis plus ou moins proches, il s’était élevé contre mon exécution, alors que la volonté de la guilde, en majorité, était de me supprimer. Je le crus. Il admit aussi sans aucune réticence avoir proposé que je sois mutilé et banni, ajoutant qu’il avait fait cela pour avoir cru que c’était la seule façon de me sauver la vie. Je pense qu’il s’attendait à être puni d’une manière ou d’une autre, car ses joues et son front, qu’il avait d’habitude bien rouges, étaient assez blancs pour faire ressortir les taches de rousseur comme des éclaboussures de peinture. Il parlait cependant d’une voix égale, et ne dit rien qui aurait eu l’air de l’excuser en rejetant la faute sur ses camarades.

Le fait était, bien entendu, que j’avais l’intention de le punir, lui et le reste de la guilde. Non pas parce que je leur en voulais, mais parce que j’avais le sentiment qu’être enfermés pendant quelque temps dans les oubliettes de la tour ne pouvait qu’éveiller en eux cette sensibilité au principe de justice dont avait parlé maître Palémon, et que c’était le meilleur moyen de s’assurer que l’édit interdisant la torture que j’avais l’intention de promulguer serait respecté. Ceux qui passent quelques mois dans l’appréhension de subir l’art du bourreau ne s’opposeraient pas à le voir abrogé.

Je ne confiai cependant rien de tout cela à Roche ; je lui demandai seulement de m’apporter, le soir même, une tenue de compagnon, et de se tenir prêt à m’aider le lendemain matin, avec Drotte et Eata.

Il revint avec l’habit de fuligine juste après vêpres. Ce fut un indescriptible plaisir que de retirer mes vêtements empesés pour endosser à nouveau la fuligine. Son étreinte est, de nuit, la chose la plus proche de l’invisibilité que je connaisse. Après m’être glissé hors de mes appartements par l’une des issues secrètes, je passai comme une ombre imperceptible entre les tours et gagnai le mur d’enceinte à l’endroit où il s’est effondré.

Si la journée avait été assez chaude, la soirée était fraîche et un léger brouillard emplissait la nécropole, tout comme le soir où j’avais jailli de derrière le monument pour voler au secours de Vodalus. Le mausolée dans lequel j’avais si souvent joué enfant se trouvait dans l’état où je l’avais laissé, sa porte toujours coincée en position presque fermée.

J’avais amené une bougie, je l’allumai lorsque je fus dans la place. Les cuivres funéraires que je nettoyais autrefois régulièrement étaient de nouveau ternis par le vert-de-gris ; le sol était couvert de feuilles mortes qu’aucun pas n’avait écrasées. Un arbre avait lancé une branche grêle entre les barreaux de la petite fenêtre.

D’où je te laisse, tu ne bouges

Qu’oncques nul que moi ne te voie,

Prends la transparence du verre,

Sauf pour moi.

Ici sois sauf, ne t’en va point,

Trompe la main qui s’approcherait

Rends l’œil des autres incrédule

Et attends-moi.

La pierre me parut plus petite et plus légère que dans mon souvenir. L’humidité avait terni la pièce, qui se trouvait toujours en dessous. La tenant, je me rappelai alors le jeune garçon que j’étais, qui, tout ébranlé, s’en était retourné vers la faille dans la muraille, en plein brouillard.

Il me faut maintenant vous demander, vous qui m’avez déjà pardonné tant de digressions et de divagations, de bien vouloir en excuser une autre. Ce sera la dernière.

Il y a quelques jours (autrement dit bien longtemps après la fin des événements dont j’ai entrepris de faire le récit), on me fit savoir qu’un vagabond s’était présenté ici, au Manoir Absolu, en disant qu’il me devait une somme d’argent qu’il refusait de payer à un autre que moi. Je soupçonnai qu’il s’agissait de quelque vieille connaissance, et ordonnai au chambellan de le faire conduire près de moi.

C’était le Dr Talos. Il était en fonds, semblait-il, et avait revêtu pour l’occasion une capote de velours rouge et une chéchia taillée dans le même tissu. Son visage était toujours celui d’un renard empaillé ; mais il me donna l’impression, fugitivement, de présenter des traces de vie, comme si maintenant quelque chose ou quelqu’un regardait à travers ses yeux de verre.

« Vous avez fait votre chemin, dit-il en s’inclinant tellement bas que les extrémités de sa cape vinrent balayer le tapis. Sans doute vous souvenez-vous que je vous l’avais invariablement affirmé. L’honnêteté, l’intégrité et l’intelligence ne peuvent être constamment tenues en échec.

— Nous savons tous deux qu’il n’y a rien de plus facile à tenir en échec, répondis-je. Cela se produisait tous les jours, dans mon ancienne guilde. Mais cela me fait tout de même plaisir de vous revoir, même si vous venez en tant qu’émissaire de votre maître. »

Pendant quelques instants, le médecin me regarda sans avoir l’air de comprendre. « Oh ! vous voulez parler de Baldanders ! Non. Tout me laisse à penser qu’il m’a donné son congé, après le combat – après son plongeon dans le lac.

— Vous croyez donc qu’il y a survécu.

— Oh ! j’en suis tout à fait convaincu. Vous ne l’avez pas connu autant que moi, Sévérian. Respirer sous l’eau n’était qu’une bagatelle pour lui. Une bagatelle ! Quel esprit merveilleux… C’était un génie unique en son genre : il savait tout intérioriser. Il combinait les qualités d’objectivité de l’érudit avec l’absorption en soi-même du mystique.

— Autrement dit, si nous comprenons bien, il conduisait ses expériences sur lui-même.

— Oh ! non, pas du tout. C’est exactement le contraire ! D’autres se prennent comme sujets d’expérience afin d’en tirer une règle qu’ils pourront appliquer au reste du monde. Baldanders expérimentait sur le monde, et s’en réservait les bénéfices, pour dire les choses crûment. Tout le monde dit… », il regarda autour de lui nerveusement, pour s’assurer que personne n’était à portée de voix, «… tout le monde dit que je suis un monstre, et c’est la vérité. Mais Baldanders était encore plus monstrueux que moi. En un certain sens, il est mon père ; mais lui s’est créé lui-même. C’est la loi de la nature, et même de ce qui est au-dessus de la nature, qui veut que chaque créature ait son créateur. Mais Baldanders était à lui-même sa propre création ; il se tenait derrière sa propre personne, coupé du lien qui le rattachait, comme c’est le cas pour nous, à l’Incréé. Mais je m’éloigne de mon sujet. » Glissé dans sa ceinture, le Dr Talos avait un portefeuille de cuir écarlate ; il en défit les lacets et commença de fouiller dedans. J’entendis un tintement métallique.

« Vous avez de l’argent sur vous, maintenant ? remarquai-je. Auparavant, vous lui donniez tout. »

Il se mit à parler tellement bas que c’est à peine si je pouvais l’entendre. « Ne feriez-vous pas la même chose que moi, si vous étiez dans ma situation actuelle ? Maintenant, je dépose des pièces, des petits tas d’as et d’orichalques, près de l’eau. » Puis plus fort, il reprit : « Cela ne fait aucun mal, et me rappelle les bons jours ! Mais je suis honnête, que voulez-vous ; il l’avait toujours exigé de moi. Et il était honnête, aussi, à sa manière. Cela dit, vous rappelez-vous cette matinée, avant que nous n’arrivions à la porte de Compassion ? J’étais en train de faire le partage de la recette de la soirée précédente, et nous avons été interrompus. Il restait une pièce qui vous revenait. Je l’ai mise de côté avec l’intention de vous la donner plus tard, mais j’ai oublié ; et puis, lorsque vous êtes venu au château… » Il me jeta un regard en coulisse. « Mais les bons comptes font les bons amis, comme on dit, et je l’ai sur moi. »

La pièce était tout à fait semblable à celle que j’avais retrouvée sous la pierre.

« Vous voyez maintenant pourquoi je ne pouvais pas la confier à l’un de vos hommes ; il m’aurait pris pour un fou. » D’une pichenette je fis sauter la pièce, et la rattrapai au vol. Elle donnait l’impression d’être légèrement huileuse. « À dire la vérité, docteur, nous ne voyons rien du tout.

— Mais parce qu’elle est fausse, bien entendu ! C’est ce que je vous avais d’ailleurs dit, ce jour-là. Comment aurais-je pu prétendre venir régler l’Autarque et lui donner une fausse pièce ? Vous les terrifiez, et ils m’auraient étripé jusqu’à ce qu’ils en trouvent une vraie. Est-il exact que vous possédiez un explosif qui prend des jours à détoner, si bien que les gens éclatent lentement ? »

J’étais en train de regarder les deux pièces. Elles avaient le même reflet cuivré, et semblaient avoir été coulées dans le même moule.


Mais cette petite entrevue, comme je l’ai dit, s’est déroulée bien après la véritable fin de mon récit. Je retournai dans mes appartements de la tour de l’Étamine par le même chemin qu’à l’aller ; une fois arrivé, j’enlevai la cape imprégnée d’humidité et la suspendis. Maître Gurloes avait l’habitude de dire – mais il le faisait ironiquement – que l’obligation de ne pas porter de chemise était ce qu’il y avait de plus pénible dans le fait d’appartenir à la guilde. Certes, il était ironique, mais il n’avait pas complètement tort. Alors que j’avais franchi les plus hautes montagnes la poitrine nue, il m’avait suffi de passer quelques jours dans l’étouffante tenue autarcique pour frissonner à la seule fraîcheur d’une nuit brumeuse d’automne.

Toutes les pièces comportaient des cheminées, avec, près de chacune, une réserve d’un bois si ancien et sec que je craignais de le voir tomber en poussière en le posant sur les chenets. Je n’avais jamais allumé de feu dans ce genre, mais j’avais envie de me réchauffer et de pouvoir étendre sur le dossier d’une chaise les vêtements que Roche m’avait prêtés. Lorsque je cherchai les allumettes et la bougie, je me rendis soudain compte que dans mon excitation, je les avais laissées dans le mausolée. Me disant que le dernier Autarque à avoir occupé ces appartements avant moi (et dont le règne datait de bien avant ma naissance) devait probablement avoir à portée de main un système quelconque pour allumer les nombreux foyers de sa résidence, je me mis à fouiller dans tous les recoins et dans les tiroirs des cabinets.

J’y découvris d’autres papiers semblables à ceux qui m’avaient déjà fasciné ; mais au lieu de m’arrêter à les lire, comme la première fois où j’avais fait l’inspection de ces pièces, je les sortis de leur tiroir pour vérifier s’ils ne cachaient pas un acier à éclats, ou un briquet à amadou.

Je n’en trouvai pas, mais je tombai, dans le plus grand tiroir du plus grand meuble, sur un petit pistolet caché sous un plumier en filigrane d’argent.

J’avais déjà vu de telles armes – la première fois au cours de la soirée où Vodalus m’avait donné la fausse pièce que je venais juste de récupérer. Mais je n’en avais jamais tenu une moi-même, et je me rendis compte que l’impression était tout à fait différente que d’en voir dans les mains d’un autre. Une fois, alors que je chevauchais en compagnie de Dorcas vers le nord, nous nous étions joints à une caravane de colporteurs et de rétameurs. Nous avions encore en notre possession la plus grande partie de l’argent que le Dr Talos nous avait donné, lorsque nous l’avions rencontré dans la forêt, au nord du Manoir Absolu. Mais nous ne savions pas combien de temps il allait nous durer, et n’avions pas la moindre idée du chemin qu’il nous restait à parcourir jusqu’à Thrax ; c’est pourquoi j’exerçais ma profession dans chaque ville ou bourg par où nous passions, après m’être enquis s’il n’y avait pas quelque criminel à mutiler ou à décapiter. Les vagabonds nous considéraient comme deux des leurs, et bien que certains nous traitassent comme de même rang que les exultants parce que je ne travaillais que pour les autorités, d’autres affectaient de nous mépriser car j’étais l’instrument de la tyrannie.

Un soir, un rémouleur qui s’était montré plus amical que la plupart des autres, et nous avait rendu quelques menus services, me proposa d’aiguiser Terminus Est. Je lui dis que je la gardais constamment assez affûtée pour mon ouvrage, et l’invitai à en éprouver le fil du doigt. Après qu’il se fut légèrement coupé (ce que j’avais prévu), il se prit de passion pour cette lame, admirant en outre son baudrier soyeux, sa garde sculptée et le reste. Lorsque j’eus répondu à ses innombrables questions sur sa fabrication, son histoire et la façon de s’en servir, il me demanda la permission de la tenir. Je le mis en garde contre son poids et lui dis de faire attention à ne pas frapper quelque chose qui pourrait en endommager le fil, puis je la lui tendis. Il sourit et saisit la poignée comme je le lui avais expliqué.

Mais lorsqu’il commença de soulever le long et brillant instrument de mort, son visage pâlit et il fut pris de tremblements : je fus obligé de le lui enlever des mains sinon il l’aurait laissé tomber. Après quoi, tout ce qu’il put dire et répéter sans trêve, ce fut : « J’ai souvent aiguisé des épées de soldats… »

Je venais de comprendre ce qu’il avait ressenti. Je reposai le pistolet sur la table si vivement que je faillis le faire tomber, puis me mis à tourner autour comme s’il s’agissait d’un serpent ramassé sur lui-même et prêt à frapper.

Il était plus court que ma main, et si joliment travaillé que c’était une vraie pièce d’orfèvrerie. Cependant, toutes ses formes disaient que son origine se trouvait au-delà des plus proches étoiles. Le temps n’avait ni terni ni jauni l’éclat de son métal argenté, et on aurait dit qu’il sortait de chez le fabricant. Les décorations dont il était couvert étaient peut-être de l’écriture, mais je n’aurais su dire laquelle, et, pour un œil comme le mien, accoutumé à une structure faite essentiellement de lignes droites et courbes, elles se réduisaient parfois à un réseau complexe de scintillements – des scintillements qui auraient réfléchi une lumière venue d’ailleurs. La crosse était incrustée de pierres noires qui m’étaient inconnues, des gemmes rappelant la tourmaline, mais en plus brillant. Au bout d’un moment, je remarquai que l’une d’elles, la plus petite, donnait l’impression de disparaître dès qu’on ne la regardait pas directement : dans ce cas, en revanche, elle étincelait d’un quadruple rayon brillant. Je l’examinai de plus près, et me rendis compte qu’il ne s’agissait pas d’une pierre précieuse, mais de lentilles minuscules au travers desquelles flamboyait un feu intérieur. Après tant de siècles, l’arme avait donc conservé son énergie.

Si illogique que cela paraisse, je me sentis rassuré de le savoir. Pour son utilisateur, une arme peut être dangereuse de deux manières : en le blessant accidentellement ou en lui faisant défaut au moment où il en a besoin. Le premier danger demeurait ; mais en voyant l’éclat intérieur, je compris que je n’avais pas à craindre le deuxième.

Un curseur, placé le long du barillet, me parut vraisemblablement destiné à régler l’intensité de la décharge. Je crus tout d’abord que son dernier utilisateur l’avait laissé au point maximal, et qu’il me suffirait de le pousser dans la direction opposée pour pouvoir l’employer en toute sécurité. Ce n’était cependant pas le cas, car le curseur était en fait arrêté en position centrale. Je décidai finalement, par analogie avec la tension d’une corde d’arc, que c’était vers l’avant que l’intensité devait être la moins forte. Je le réglai donc ainsi, pointai l’arme sur le foyer et appuyai sur la détente.

Le bruit d’un coup de feu est bien la chose la plus horrible qui soit : c’est le cri de la matière elle-même. La détonation du petit pistolet n’était pas tant bruyante que menaçante – comme le bruit d’un lointain tonnerre. Pendant un instant – tellement bref que j’aurais presque pu me demander si je n’avais pas rêvé –, un cône étroit de lumière violette brilla entre la gueule de l’arme et le tas de bois. Puis il disparut. Le bois était en flammes, et des plaques de métal incandescentes et tordues tombèrent à l’arrière du foyer, avec un bruit de cloches qui se fendent. Un filet d’argent s’écoula de la cheminée et vint carboniser le tapis, dégageant une fumée nauséabonde.

Je glissai le pistolet dans la sabretache de ma nouvelle tenue de compagnon.

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