CHANT XXX

Quand le Septentrion de la première sphère [323]

(qui n’a jamais connu l’aurore ou le couchant

ni d’autre obscurité que celle du péché,


et qui montrait là-haut à chacun le chemin

du devoir, comme en bas l’autre le fait aussi

pour celui qui dirige au port son gouvernail)


eut arrêté son cours, la troupe véridique

qui venait après lui, au-devant du griffon,

se tourna vers le char comme vers son repos.


Et l’un d’eux, qu’on eût dit envoyé par le Ciel,

lança trois fois Veni, sponsa, de Libano [324],

et son chant fut repris par les autres en chœur.


Comme les bienheureux, lors du dernier appel,

surgiront tout à coup, chacun de son sépulcre,

chantant l’alléluia d’une voix retrouvée,


tels sur ce char divin venaient de se lever

plus de cent, ad vocem tanti senis [325], ministres

et messagers aussi de la vie éternelle.


Benedictus, disaient tous en chœur, qui venis,

et Manibus date lilia plenis d’autres,

tout en faisant pleuvoir les fleurs de toutes parts.


J’ai déjà vu parfois, à la pointe du jour,

les bords de l’Orient se baignant dans les rosés

et le reste du ciel dans l’azur le plus pur;


et j’ai vu le soleil se lever dans des voiles

si bien que, les vapeurs modérant son éclat,

l’œil pouvait soutenir longuement sa lumière.


Telle, parmi les fleurs tombant comme une nue

qui prenait sa naissance entre les doigts des anges

et pleuvait tout autour et au-dessus du char,


le front ceint d’olivier sous un voile candide,

une dame apparut, qui, sous un vert manteau,

portaient des vêtements couleur de flamme vive.


Et soudain mon esprit, qui depuis trop longtemps

s’était vu maintenir si loin de sa présence

qu’il avait oublié la surprise et la peur,


sans avoir eu besoin de la voir davantage,

par la vertu secrète émanant de ses yeux,

retombait en pouvoir de son ancien amour.


Aussitôt que mes yeux sentirent les effets

de la grande vertu dont j’ai reçu l’atteinte

avant que mon jeune âge abandonnât l’enfance


cherchant protection, je regardais à gauche,

comme un petit enfant qui court vers sa maman

quand il prend peur, ou bien lorsqu’il a du chagrin,


voulant dire à Virgile: «À peine s’il me reste

quelque goutte de sang dans les veines qui tremblent,

car de mes feux anciens je reconnais les signes.» [326]


Virgile cependant venait de me priver

de sa présence, lui, Virgile, mon doux père,

Virgile à qui j’avais confié mon salut!


Tout ce qu’avait perdu notre première mère

n’empêcha pas mes yeux mouillés par la rosée

de se baigner alors de nouveau dans mes larmes.


«Dante, pour dur que soit le départ de Virgile,

il est tôt pour pleurer, il est tôt pour les larmes,

car il te faut pleurer sur une autre blessure.»


Comme va l’amiral de la poupe à la proue,

pour mieux voir les marins travaillant à ses ordres

sur les autres vaisseaux, et les pousse à bien faire,


tel, la cherchant des yeux lorsqu’elle eut dit mon nom

que je suis obligé d’écrire en cet endroit,

mon regard reconnut au bord gauche du char


la dame qui m’était tout d’abord apparue,

le visage voilé par la fête des anges,

me fixer du regard par-dessus la rivière,


quoique les voiles blancs qui tombaient de sa tête

et que fixaient au front les feuilles de Minerve

ne m’eussent pas permis de la voir clairement.


Sur un ton souverain et hautaine en son dire,

elle continuait, comme celui qui parle

en gardant pour la fin la pointe du discours:


«Regarde bien! Je suis, oui, je suis Béatrice!

Qui te rend si hardi d’escalader des cimes?

Ne savais-tu donc pas qu’ici l’on est heureux?»


Je baissais mon regard vers la source limpide;

mais, n’y voyant que moi, je le tournai vers l’herbe,

tel était sur mon front le poids de la vergogne.


Une mère est parfois trop dure avec son fils:

et telle elle semblait alors, car la pitié

que n’accompagne pas la douceur est amère.


Elle se tut enfin, et les anges chantèrent

soudain, en chœur: «In te, Domine, speravi»;

mais leur chanson prit fin avec pedes meos [327].


Comme parmi les mâts encor vivants des bois

la neige vient durcir le dos de l’Italie

sous le souffle glacé de tous les vents slavons,


puis après elle fond et coule goutte à goutte,

dès qu’arrive un vent chaud de la terre sans ombre

comme une flamme fond le suif de la chandelle,


je demeurais ainsi, sans larmes ni soupirs,

pendant le chant divin de ceux dont la musique

suit toujours le concert des sphères de là-haut.


Mais lorsque j’eus compris qu’ils me compatissaient

dans leur suave accord mieux que s’ils n’avaient dit:

«Dame, pourquoi donc être envers lui si sévère?»


la glace qui d’abord accablait ma poitrine

devint soupir et larme, et angoisseusement

rejaillit de mon cœur par la bouche et les yeux.


Mais elle, se tenant toujours aussi rigide

de ce côté du char, après un long silence

adressa la parole à ce chœur de pitié:


Elle dit: «Vous veillez dans un jour éternel;

le sommeil ou la nuit ne vous volent jamais

un seul pas que le monde esquisse dans sa marche.


Ma réponse n’est pas pour vous, mais elle vise

celui qui pleure là, car il doit bien m’entendre,

pour que la pénitence égale ses erreurs.


Non seulement du fait de ces sphères célestes

qui mènent les mortels vers une fin certaine,

selon qu’elle est écrite au concours des étoiles,


mais aussi par l’effet de la faveur divine,

dont la source descend de si hautes vapeurs

que les regards mortels ne sauraient la trouver,


cet homme-ci fut tel, du temps de sa jeunesse,

que virtuellement les bonnes habitudes

auraient pu le conduire aux meilleurs résultats.


Mais une terre inculte, aux mauvaises semences,

est d’autant plus sauvage et devient plus maligne

qu’elle cache en son sein plus de force et vigueur.


Je l’ai pourtant, un temps, aidé de ma présence,

et en lui faisant voir de mes yeux la jeunesse,

j’obtins qu’il me suivît le long du droit chemin.


Cependant, arrivé à peine sur le seuil

de mon âge second, j’ai dû changer de vie,

et il m’abandonna, pour se donner à d’autres.


Alors que je montais de la chair à l’esprit

et qu’augmentaient d’autant ma vertu, ma beauté,

je devins à ses yeux moins chère et moins aimable;


Et il porta ses pas sur une fausse route,

poursuivant le reflet de ce bonheur trompeur

qui ne donne jamais ce qu’il nous a promis.


En vain j’ai demandé des inspirations,

par lesquelles je l’ai bien souvent visité

en songe et autrement, car il n’en avait cure.


Il est tombé si bas, qu’enfin tous les moyens

paraissaient impuissants pour obtenir sa grâce,

si ce n’est en voyant les races condamnées.


C’est pour cela qu’au seuil des morts j’ai fait visite,

pour porter à celui qui l’a conduit ici

les larmes de mes yeux à l’appui des prières.


Pourtant, c’est transgresser l’ordonnance divine,

que de vouloir goûter, franchissant le Léthé,

un pareil aliment, sans avoir à payer


l’écot d’un repentir qui coûte bien des pleurs.» [328]

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