CHANT V

Nous nous étions déjà séparés de ces ombres,

et j’allais en dernier sur les pas de mon guide,

lorsque soudain quelqu’un cria derrière moi,


en me montrant du doigt: «Tiens! il me semble bien

que celui d’en bas tue à sa gauche les rais:

on dirait qu’il agit comme un être vivant!»


Je tournai le regard au son de cette voix

et vis qu’avec surprise il me dévisageait

moi seul, toujours moi seul et le rayon brisé.


«Pourquoi donc ton esprit s’embourbe-t-il si vite?

me dit alors mon maître; et pourquoi t’arrêter?

Qu’importe ce qu’on peut déblatérer là-bas?


Suis-moi toujours de près et laisse dire aux gens,

ferme comme une tour, qui n’incline jamais

le front, pour fort que soit le souffle de l’archer;


car celui dont l’esprit va d’un objet à l’autre

éloigne constamment la cible de soi-même,

et le dernier souci fait oublier les autres.»


Qu’aurais-je pu répondre alors, sinon: «Je viens!»

Et, le disant, je crus sentir sur mon visage

les couleurs qui parfois méritent le pardon.


Cependant sur la côte et pas très loin de nous

montaient certaines gens, le long d’un raccourci,

verset après verset chantant le Miserere [36].


Mais, s’étant aperçus que moi, grâce à mon corps,

je ne permettais pas aux rayons de passer,

leur chant devint un oh! aussi rauque que long;


et deux de ces esprits, faisant les messagers,

coururent jusqu’à nous, afin de demander:

«Expliquez-nous quelle est votre condition!»


Mon maître leur parla: «Vous pouvez retourner

et raconter à ceux qui vous ont envoyés

que celui-ci possède un vrai corps de chair vraie.


S’ils se sont arrêtés pour avoir vu son ombre,

comme je pense, alors la réponse suffit:

vous pouvez l’estimer, car il peut être utile.» [37]


Une étoile en filant fend moins vite l’azur

au début de la nuit, ou l’éclair un nuage,

au coucher du soleil, quand l’été bat son plein,


que je n’ai vu courir ces ombres vers leurs rangs,

et de là revenir vers nous, avec les autres,

comme des cavaliers lancés à toute bride.


«Ceux qui viennent vers nous me paraissent nombreux;

ils voudront te parler, dit alors le poète.

Va donc les écouter, mais toujours en marchant!»


«Âme qui suis ainsi le chemin de la joie,

avec les membres vrais reçus à la naissance,

criaient-ils en venant, attends-nous donc un peu!


Regarde si jamais tu vis quelqu’un de nous,

pour ensuite là-bas en porter la nouvelle!

Hélas! pourquoi vas-tu sans vouloir t’arrêter?


Nous avons tous trouvé la mort par violence

et restâmes pécheurs jusqu’au dernier instant,

où la grâce du Ciel nous vint ouvrir les yeux;


ainsi, nous repentant et pardonnant aux autres,

nous quittâmes la vie et partîmes vers Dieu,

pressés par le désir de voir sa sainte face.» [38]


Je répondis: «J’ai beau regarder vos visages,

je n’en connais aucun; mais si vous désirez

quelque chose de moi, esprits bien fortunés,


dites: je vais le faire, au nom de cette paix

qu’il me faut rechercher ainsi, de monde en monde,

en marchant sur les pas d’un guide aussi fameux.»


Alors l’un d’eux parla: «Nous avons confiance

quant à ta bonne foi, même sans tes serments,

si, comme tu le veux, tu le puis en effet.


Je te demande, moi qui parle avant les autres [39],

si jamais tu reviens pour revoir les contrées

qui vont de la Romagne à celle où règne Charles [40],


d’obtenir à Fanon, par ta courtoise instance,

qu’on rappelle mon nom dans toutes les prières,

pour que je puisse ainsi purger mes grandes fautes.


C’est de là que je suis; mais le profond pertuis

par où s’enfuit mon sang, ma première demeure,

est venu me chercher au pays d’Anténor [41],


où je pensais pourtant me trouver à l’abri.

Celui d’Este est l’auteur, qui m’avait en horreur,

bien trop loin au-delà de ce que veut le droit.


Mais si j’avais pu fuir du côté de Mira,

quand dans Oriane l’on mit la main sur moi,

je serais à cette heure au monde où l’on respire [42].


Je courus au marais; mais les joncs et la vase

m’empêtrèrent si bien, qu’il me fallut tomber

et de mes veines voir jaillir un lac de sang.»


Puis, un autre parla: «Si le vœu s’accomplit,

qui t’attire au sommet de la sainte Montagne,

viens au secours du mien, avec tes bonnes œuvres!


Je suis de Monte Feltre et mon nom est Buonconte [43];

mais Jeanne et tous les miens m’ont si bien oublié

qu’entre ceux-ci je marche en baissant le regard.»


«Quelle force, lui dis-je, ou sinon quel hasard

t’avait donc entraîné si loin de Camp aldin,

que l’on n’a jamais pu retrouver ton cadavre?»


«Hélas, répondit-il; aux pieds du Cassin

il existe un cours d’eau du nom d’Archiatre,

qui naît dans l’Apennin, plus haut que l’ermitage [44].


C’est là que j’arrivai, la gorge transpercée;

à peu près à l’endroit où cette eau perd son nom [45],

je fuyais seul, tachant la plaine de mon sang.


Là, j’ai perdu la vue; et ma parole ultime

fut le nom de Marie; et c’est en cet endroit

que je tombai, laissant ma chair abandonnée.


Telle est la vérité, rapporte-la là-haut.

L’ange de Dieu m’a pris; mais celui de l’Enfer

criait: «Ô toi du Ciel, pourquoi m’en prives-tu?


Tu remportes ainsi, pour une seule larme

qui fait que je le perds, ce qu’il a d’éternel;

mais je saurai, du moins, comment traiter ses restes!


Tu dois savoir comment s’amoncelle dans l’air

cette humide vapeur qui se transforme en eau

dès qu’elle monte assez pour rencontrer le froid.


Il joignit sa malice et sa soif de mal faire

à son savoir, mêlant la vapeur et le vent,

par le pouvoir qu’il tient de sa seule nature.


Puis, à la nuit tombante, il a fait recouvrir

le vallon de brouillards, de Prato Magne au joug [46],

épaississant si fort le ciel au-dessus d’elle,


que cet air condensé devint bientôt de l’eau:

il plut alors à verse; et les ruisseaux reçurent

toute l’eau que le sol se lassait d’avaler;


et, la réunissant dans de grandes rivières,

il la précipita dans le fleuve royal

si promptement, que rien n’aurait pu l’arrêter.


Archiatre gonflé, trouvant à l’embouchure

mon corps tout refroidi, le poussa dans l’Arno,

décroisant mes deux bras, que j’avais mis moi-même


en croix sur ma poitrine, avant de succomber;

ensuite il me roula sur son fond, sur sa berge,

et il m’ensevelit enfin dans ses dépôts.»

«De grâce, lorsqu’au monde enfin tu reviendras

et te reposeras de ton si long voyage,

dit un troisième esprit, qui suivait le second,


rappelle-toi mon nom: je suis cette APia

que Sienne fit, et puis que défit la Maremme:

celui-là le sait bien, qui m’avait épousée,


m’ayant passé l’anneau comme une chaîne au doigt. [47]

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