DEUXIÈME PARTIE La guérison des écrivains (Rédaction du livre)

14. Un fameux 30 août 1975

“Vous voyez, Marcus, notre société a été conçue de telle façon qu’il faut sans cesse choisir entre raison et passion. La raison n’a jamais servi personne et la passion est souvent destructrice. J’aurais donc bien de la peine à vous aider.

— Pourquoi me dites-vous ça, Harry ?

— Comme ça. La vie est une arnaque.

— Vous allez finir vos frites ?

— Non. Servez-vous si le cœur vous en dit.

— Merci, Harry.

— Ça ne vous intéresse vraiment pas, ce que je vous raconte ?

— Si, beaucoup. Je vous écoute attentivement. Numéro 14 : la vie est une arnaque.

— Mon Dieu, Marcus, vous n’avez rien compris. J’ai parfois l’impression de converser avec un débile.”

16 heures


La journée avait été magnifique. Un de ces samedis ensoleillés de la fin de l’été qui baignaient Aurora dans une atmosphère paisible. Dans le centre-ville, on avait vu flâner les gens, tranquilles, s’attardant devant les vitrines pour profiter des derniers jours de beau temps. Les rues des quartiers résidentiels, désertées par les voitures, s’étaient vues annexées par les enfants qui y organisaient des courses de vélos et de patins à roulettes tandis que leurs parents, à l’ombre des porches, sirotaient des limonades en épluchant les journaux.

Pour la troisième fois en moins d’une heure, Travis Dawn, à bord de sa voiture de patrouille, traversa le quartier de Terrace Avenue et passa devant la maison des Quinn. L’après-midi avait été d’un calme absolu ; rien à signaler, pas le moindre appel de la centrale. Il avait bien fait quelques contrôles routiers pour s’occuper un peu, mais son esprit était ailleurs : il ne pouvait penser à rien d’autre qu’à Jenny. Elle était là, sous la marquise, avec son père. Ils y avaient passé toute l’après-midi à remplir des grilles de mots croisés, tandis que Tamara taillait les massifs en prévision de l’automne. À l’approche de la maison, Travis ralentit jusqu’à rouler au pas ; il espérait qu’elle le remarquerait, qu’elle tournerait la tête et qu’elle le verrait, qu’elle lui ferait alors un signe de la main, un geste amical qui l’encouragerait à s’arrêter un instant, à la saluer par la vitre ouverte. Peut-être même qu’elle lui offrirait un verre de thé glacé et qu’ils converseraient un peu. Mais elle ne tourna pas la tête, elle ne le vit pas. Elle riait avec son père, elle avait l’air heureuse. Il continua sa route et s’arrêta quelques dizaines de mètres plus loin, hors de vue. Il regarda le bouquet de fleurs sur le siège passager et attrapa la feuille de papier qui se trouvait juste à côté et sur laquelle il avait noté ce qu’il voulait lui dire :

Bonjour, Jenny. Quelle belle journée. Si tu es libre ce soir, je me disais que nous pourrions aller nous promener sur la plage. Peut-être même qu’on pourrait aller au cinéma ? Ils ont des nouveaux films à Montburry. (Lui donner les fleurs.)

Lui proposer une promenade et le cinéma. C’était facile. Mais il n’osa pas sortir de sa voiture. Il s’empressa de redémarrer et reprit sa patrouille, suivant le même chemin qui le ferait repasser devant chez les Quinn d’ici vingt minutes. Il rangea les fleurs sous le siège pour qu’on ne les remarque pas. C’étaient des roses sauvages, cueillies près de Montburry, aux abords d’un petit lac dont lui avait parlé Erne Pinkas. Au premier abord, elles étaient moins jolies que les roses de culture mais leurs couleurs étaient beaucoup plus éclatantes. Il avait souvent voulu emmener Jenny là-bas ; il avait même échafaudé tout un plan. Il lui aurait bandé les yeux, l’aurait conduite jusqu’aux parterres de rosiers et n’aurait défait le foulard qu’une fois devant les massifs, pour que les mille couleurs explosent devant elle comme un feu d’artifice. Ensuite, ils auraient pique-niqué au bord du lac. Mais il n’avait jamais eu le courage de le lui proposer. Il roulait maintenant sur Terrace Avenue et passa devant la maison des Kellergan, sans y prêter plus attention. Il avait la tête ailleurs.

Malgré le beau temps, le révérend avait passé toute l’après-midi enfermé dans son garage, à bricoler une vieille Harley-Davidson qu’il espérait bien faire rouler un jour. D’après le rapport de la police d’Aurora, il ne quitta son atelier que pour aller se servir à boire à la cuisine et, chaque fois, il trouva Nola qui lisait tranquillement dans le salon.

*

17 heures 30


À mesure que la journée touchait à sa fin, les rues du centre-ville se vidaient peu à peu, tandis que dans les quartiers résidentiels, les enfants rentraient chez eux en prévision du dîner et que sous les porches, il ne restait plus que des fauteuils vides et des journaux en désordre.

Le chef de la police Gareth Pratt, qui était en congé, et sa femme Amy, rentrèrent chez eux, après avoir passé une partie de la journée chez des amis, en dehors de la ville. Au même moment, la famille Hattaway — à savoir Nancy, ses deux frères et leurs parents — regagna sa maison de Terrace Avenue, après avoir passé l’après-midi sur la plage de Grand Beach. Il figure au rapport de police que Madame Hattaway, la mère de Nancy, nota qu’on jouait de la musique à un niveau très élevé chez les Kellergan.


À plusieurs miles de là, Harry arriva au Sea Side Motel. Il s’enregistra pour la chambre 8 sous un nom d’emprunt et paya comptant pour n’avoir pas à montrer une pièce d’identité. Sur la route, il avait acheté des fleurs. Il avait fait le plein de la voiture également. Tout était prêt. Plus qu’une heure et demie. À peine. Dès que Nola arriverait, ils fêteraient leurs retrouvailles et ils partiraient aussitôt. À vingt et une heures, ils seraient au Canada. Ils seraient bien ensemble. Elle ne serait plus jamais malheureuse.

*

18 heures


Deborah Cooper, soixante et un ans, qui vivait seule depuis la mort de son mari dans une maison isolée à l’orée de la forêt de Side Creek, s’installa à la table de sa cuisine pour préparer une tarte aux pommes. Après avoir pelé et découpé les fruits, elle en jeta quelques morceaux par la fenêtre pour les ratons laveurs, et resta derrière la vitre pour guetter leur venue. C’est alors qu’il lui sembla distinguer une silhouette courant à travers les rangées d’arbres : en y prêtant plus attention, elle eut le temps de voir distinctement une jeune fille en robe rouge poursuivie par un homme, avant qu’ils ne disparaissent dans la végétation. Elle se précipita dans le salon où se trouvait le téléphone afin de contacter les urgences de la police. Le rapport de police indique que l’appel parvint à la centrale à dix-huit heures vingt et une. Il dura vingt-sept secondes. Sa retranscription en est la suivante :

— Centrale de la police, quelle est votre urgence ?

— Allô ? Mon nom est Deborah Cooper, j’habite à Side Creek Lane, à Aurora. Je crois que je viens de voir une jeune fille poursuivie par un homme dans la forêt.

— Que s’est-il passé exactement ?

— Je ne sais pas ! J’étais à la fenêtre, je regardais en direction des bois et là, j’ai vu cette jeune fille qui courait entre les arbres… Il y avait un homme derrière elle… Je crois qu’elle essayait de lui échapper.

— Où sont-ils à présent ?

— Je… Je ne les vois plus. Ils sont dans la forêt.

— Je vous envoie immédiatement une patrouille, Madame.

— Merci, faites vite !

Après avoir raccroché, Deborah Cooper retourna immédiatement à la fenêtre de sa cuisine. Elle ne voyait plus rien. Elle songea que sa vue lui avait peut-être joué des tours, mais que dans le doute, il valait mieux que la police vienne inspecter les environs. Et elle sortit de chez elle pour accueillir la patrouille.


Il est indiqué dans le rapport que la centrale de police transmit l’information à la police d’Aurora, dont le seul officier en service ce jour-là était Travis Dawn. Il arriva à Side Creek Lane environ quatre minutes après l’appel.

Après s’être fait rapidement expliquer la situation, l’officier Dawn procéda à une première fouille de la forêt. Quelques dizaines de mètres après s’être enfoncé entre les rangées d’arbres, il trouva un lambeau de tissu rouge. Estimant que la situation était peut-être grave, il décida de prévenir immédiatement le Chef Pratt, bien que celui-ci soit en congé. Il lui téléphona chez lui, depuis la maison de Deborah Cooper. Il était dix-huit heures quarante-cinq.

*

19 heures


Le Chef Pratt avait estimé que l’affaire semblait suffisamment sérieuse pour venir en prendre personnellement la mesure : Travis Dawn ne l’aurait jamais dérangé chez lui si ce n’était pas pour une situation exceptionnelle.

À son arrivée à Side Creek Lane, il recommanda à Deborah Cooper de s’enfermer chez elle, pendant que lui et Travis partaient pour procéder à une fouille plus approfondie de la forêt. Ils s’engagèrent sur le chemin qui longeait le bord de l’océan, dans la direction que la jeune fille en robe rouge semblait avoir prise. D’après le rapport de police, après avoir marché un bon mile, les deux policiers découvrirent des traces de sang et des cheveux blonds dans une partie plutôt dégagée de la forêt, proche du bord de l’océan. Il était dix-neuf heures trente.

Il est probable que Deborah Cooper soit restée à la fenêtre de sa cuisine pour essayer de suivre les policiers. Ceux-ci avaient déjà disparu sur le sentier depuis un bon moment lorsqu’elle vit soudain surgir de la forêt une jeune femme, la robe déchirée et le visage en sang, qui appelait à l’aide et qui se précipita vers la maison. Deborah Cooper, prise de panique, déverrouilla la porte de la cuisine pour l’accueillir et se rua dans le salon pour appeler à nouveau la police.

Le rapport de police indique que le deuxième appel de Deborah Cooper parvint à dix-neuf heures trente-trois à la centrale. Il dura un peu plus de quarante secondes. Sa retranscription en est la suivante :

— Centrale de la police, quelle est votre urgence ?

— Allô ? (Voix paniquée.) Ici Deborah Cooper, je… j’ai appelé tout à l’heure pour… pour signaler une jeune fille poursuivie dans les bois, eh bien elle est là ! Elle est dans ma cuisine !

— Calmez-vous, Madame. Que s’est-il passé ?

— Je n’en sais rien ! Elle est arrivée de la forêt. Il y a d’ailleurs deux policiers qui sont dans la forêt en ce moment, mais je pense qu’ils ne l’ont pas vue ! Je l’ai recueillie dans ma cuisine. Je… Je crois que c’est la fille du révérend… La petite qui travaille au Clark’s… Je crois que c’est elle…

— Quelle est votre adresse ?

— Deborah Cooper, Side Creek Lane à Aurora. Je vous ai appelés avant ! La fille est là, vous comprenez ? Elle a le visage en sang ! Venez vite !

— Ne bougez pas, Madame. J’envoie des renforts immédiatement.

Les deux policiers inspectaient les traces de sang lorsqu’ils entendirent la déflagration retentir depuis la maison. Sans perdre une seconde, ils rebroussèrent chemin en courant, l’arme à la main.

Au même moment, l’opérateur de la centrale de la police, ne parvenant à joindre ni l’agent Travis Dawn ni le Chef Pratt sur leur radio de bord et jugeant la situation préoccupante, décida de déclencher une alerte générale auprès du bureau du shérif et de la police d’État, et d’envoyer les unités disponibles à Side Creek Lane.

*

19 heures 45


L’officier Dawn et le Chef Pratt arrivèrent à la maison, hors d’haleine. Ils entrèrent dans la maison par la porte de derrière qui donnait sur la cuisine, où ils trouvèrent Deborah Cooper morte, gisant sur le carrelage, baignant dans son sang, un impact de balle au niveau du cœur. Après une rapide fouille du rez-de-chaussée qui s’avéra infructueuse, le Chef Pratt se précipita à sa voiture pour prévenir la centrale et demander des renforts. La retranscription de sa discussion avec l’opérateur de la centrale est la suivante :

— Ici le Chef Pratt, police d’Aurora. Demande urgente de renforts à Side Creek Lane, au croisement de la route 1. Nous avons une femme tuée par balle et vraisemblablement une gamine dans la nature.

— Chef Pratt, nous avons déjà reçu un appel de détresse d’une Madame Deborah Cooper, à Side Creek Lane, il y a sept minutes, nous informant qu’une jeune fille avait trouvé refuge chez elle. Les deux affaires sont-elles liées ?

— Quoi ? C’est Deborah Cooper qui est morte. Et il n’y a plus personne dans la maison. Envoyez toute la cavalerie disponible ! Il est en train de se passer un sacré merdier ici !

— Des unités sont en route, Chef. Je vous en envoie d’autres.

Avant même la fin de la communication, Pratt entendit une sirène : les renforts arrivaient déjà. Il eut à peine le temps de prévenir Travis de la situation, lui demandant notamment de refouiller la maison, que la radio se mit à crépiter soudain : une poursuite venait de s’engager sur la route 1, à quelques centaines de mètres de là, entre une voiture du bureau du shérif et un véhicule suspect, repéré aux abords de la forêt. L’adjoint du shérif Paul Summond, premier parmi les renforts en route à arriver, venait de croiser par hasard une Chevrolet Monte Carlo noire aux plaques illisibles, qui sortait du sous-bois et s’enfuyait à toute allure malgré ses injonctions. Elle partait en direction du nord.

Le Chef Pratt sauta dans sa voiture et partit prêter main forte à Summond. Il s’engagea sur un chemin forestier parallèle à la route 1 dans le but de couper plus haut la route au fuyard : il déboula sur la route principale trois miles après Side Creek Lane et manqua de peu d’intercepter la Chevrolet noire.

Les voitures étaient lancées à des vitesses folles. La Chevrolet poursuivait sa course sur la route 1, direction nord. Le Chef Pratt lança un appel radio à toutes les unités disponibles pour dresser des barrages, et demander l’envoi d’un hélicoptère. Bientôt, la Chevrolet, après un virage spectaculaire, s’engagea sur une route secondaire, puis sur une autre. Elle roulait à tombeau ouvert, les véhicules de police avaient de la peine à la suivre. Sur sa radio de bord, Pratt hurlait qu’ils étaient en train de la perdre.

La poursuite continua sur des routes étroites : le conducteur semblait savoir exactement où il allait, parvenant à distancer peu à peu les policiers. Arrivée à une intersection, la Chevrolet manqua de percuter un véhicule venant en sens inverse, qui s’immobilisa au milieu de la chaussée. Pratt parvint à contourner l’obstacle en passant par la bande herbeuse, mais Summond, qui arrivait juste derrière lui, ne put éviter la collision, heureusement sans gravité. Pratt, désormais seul derrière la Chevrolet, guida les renforts du mieux qu’il put. Il perdit un instant le contact visuel avec la voiture mais la repéra ensuite sur la route de Montburry, avant de se faire distancer définitivement. C’est lorsqu’il croisa des patrouilles qui arrivaient en sens inverse, qu’il comprit que le véhicule suspect leur avait échappé. Il demanda immédiatement le bouclage de toutes les routes, la fouille générale de toute la région et l’envoi de la police d’État. À Side Creek Lane, Travis Dawn était catégorique : il n’y avait pas la moindre trace de la jeune fille en robe rouge, ni dans la maison, ni dans les abords immédiats.

*

20 heures


Le révérend David Kellergan, paniqué, composa le numéro d’urgence de la police pour indiquer que sa fille, Nola, quinze ans, avait disparu. C’est un adjoint du shérif du comté venu en renfort qui arriva le premier au 245 Terrace Avenue, aussitôt suivi par Travis Dawn. À vingt heures quinze, le Chef Pratt arriva à son tour sur place. La conversation entre Deborah Cooper et l’opérateur de la centrale de police ne laissait aucun doute possible : c’était Nola Kellergan qui avait été vue à Side Creek Lane.

À vingt heures vingt-cinq, le Chef Pratt envoya un nouveau message d’alerte générale confirmant la disparition de Nola Kellergan, quinze ans, localisée pour la dernière fois une heure plus tôt à Side Creek Lane. Il demanda l’émission d’un avis de recherche pour une jeune fille, blanche, 5,2 pieds de haut, cent livres, cheveux longs blonds, yeux verts, vêtue d’une robe rouge, portant un collier en or avec le prénom NOLA inscrit dessus.

Des renforts de police affluaient de tout le comté. Pendant qu’une première phase de fouille de la forêt et de la plage débutait dans l’espoir de retrouver Nola Kellergan avant la nuit, des patrouilles sillonnaient la région à la recherche de la Chevrolet noire dont on avait, pour le moment, perdu la trace.

*

21 heures


À vingt et une heures, des unités de la police d’État arrivèrent à Side Creek Lane, sous le commandement du capitaine Neil Rodik. Des équipes de la brigade scientifique furent également dépêchées chez Deborah Cooper et dans la forêt, là où avaient été trouvées les traces de sang. Des puissants groupes halogènes furent installés pour éclairer la zone ; on y releva des touffes de cheveux blonds arrachés, des éclats de dents et des lambeaux de tissu rouge.

Rodik et Pratt, observant la scène de loin, firent le point de la situation.

— On dirait que ça a été une véritable boucherie, dit Pratt.

Rodik acquiesça puis il demanda :

— Et vous pensez qu’elle est encore dans la forêt ?

— Soit elle a disparu dans cette voiture, soit elle est dans la forêt. La plage, elle, a déjà été passée au peigne fin. Rien à signaler.

Rodik resta pensif un instant.

— Qu’a-t-il bien pu se passer ? A-t-elle été emmenée loin d’ici ? Gît-elle quelque part dans les bois ?

— J’y comprends rien, soupira Pratt. Tout ce que je veux, c’est retrouver cette gamine vivante et très vite.

— Je sais, Chef. Mais avec tout le sang qu’elle a perdu, si elle est encore vivante quelque part dans cette forêt, elle doit être dans un sale état. À se demander comment elle a pu trouver la force de se rendre jusqu’à cette maison. La force du désespoir, sans doute.

— Sans doute.

— Pas de nouvelles de la voiture ? demanda encore Rodik.

— Aucune. Un vrai mystère. Pourtant, il y a des barrages absolument partout, dans toutes les directions possibles.

Lorsque des agents découvrirent des traces de sang menant de la maison de Deborah Cooper jusqu’à l’endroit où avait été repérée la Chevrolet noire, Rodik eut une moue résignée.

— J’aime pas jouer les oiseaux de mauvais augure, dit-il, mais soit elle s’est traînée quelque part pour mourir, soit elle a fini dans le coffre de cette voiture.


À vingt et une heures quarante-cinq, alors que le jour n’était plus qu’un halo flottant au-dessus de la ligne d’horizon, Rodik demanda à Pratt d’interrompre les recherches pour la nuit.

— Interrompre les recherches ? protesta Pratt. Vous n’y pensez pas. Imaginez qu’elle soit quelque part, juste là, encore vivante, à attendre des secours. On ne va quand même pas abandonner cette gamine dans la forêt ! Les gars y passeront la nuit s’il le faut, mais si elle est là, ils la retrouveront.

Rodik était un officier de terrain expérimenté. Il savait que les polices locales étaient parfois naïves et une partie de son métier consistait à convaincre leurs responsables de la réalité de la situation.

— Chef Pratt, vous devez lever les recherches. Cette forêt est immense, on ne voit plus rien. Une fouille de nuit est inutile. Au mieux, vous épuiserez vos ressources et vous devrez tout recommencer demain. Au pire, vous allez perdre des flics dans cette forêt gigantesque et il faudra ensuite se mettre à leur recherche également. Vous avez déjà assez de soucis comme ça sur les épaules.

— Mais il faut la retrouver !

— Chef, croyez-en mon expérience : passer la nuit dehors ne servira à rien. Si la petite est en vie, même blessée, nous la retrouverons demain.


Pendant ce temps, à Aurora, la population était dans tous ses états. Des centaines de badauds se pressaient autour de la maison des Kellergan, difficilement contenus par les bandes de police. Tout le monde voulait savoir ce qui s’était passé. Lorsque le Chef Pratt retourna sur place, il fut obligé de confirmer les différentes rumeurs : Deborah Cooper était morte, Nola avait disparu. Il y eut des cris d’effroi dans la foule ; les mères de famille ramenèrent leurs enfants à la maison et s’y barricadèrent, tandis que les pères ressortirent leurs vieux fusils et s’organisèrent en milices citoyennes pour surveiller les quartiers. La tâche du Chef Pratt se compliquait : il ne fallait pas que la ville cède à la panique. Des patrouilles de police sillonnèrent les rues sans relâche pour rassurer la population, tandis que des agents de la police d’État se chargeaient de faire du porte-à-porte pour recueillir les témoignages des voisins de Terrace Avenue.

*

23 heures


Dans la salle de réunion du poste de police d’Aurora, le Chef Pratt et le capitaine Rodik firent le point. Les premiers éléments de l’enquête indiquaient qu’il n’y avait aucune trace d’effraction ni de bagarre dans la chambre de Nola. Juste la fenêtre grande ouverte.

— La petite a-t-elle emporté des affaires ? demanda Rodik.

— Non. Ni affaires, ni argent. Sa tirelire est intacte, il y a cent vingt dollars à l’intérieur.

— Ça pue l’enlèvement.

— Et personne parmi les voisins n’a remarqué quoi que ce soit.

— Ça ne m’étonne pas. Quelqu’un aura convaincu la fillette de le suivre.

— Par la fenêtre ?

— Peut-être. Ou pas. On est au mois d’août, tout le monde garde la fenêtre ouverte. Peut-être qu’elle est sortie se promener et qu’elle a fait une mauvaise rencontre.

— Apparemment, un témoin, un certain Gregory Stark, a déclaré avoir entendu des cris chez les Kellergan en promenant son chien. C’était autour de dix-sept heures, mais il n’est pas sûr.

— Comment ça, pas sûr ? demanda Rodik.

— Il dit qu’il y avait de la musique chez les Kellergan. De la musique très forte.

Rodik pesta :

— On n’a rien : pas d’indice, pas de trace. C’est comme un fantôme. On a juste cette gamine aperçue quelques instants, en sang, paniquée, et appelant à l’aide.

— Selon vous, qu’est-ce qu’il convient de faire à présent ? demanda Pratt.

— Croyez-moi, vous avez fait ce que vous avez pu pour ce soir. Il est temps de vous concentrer sur la suite. Renvoyez tout le monde se reposer, mais maintenez les barrages sur les routes. Préparez un plan de fouille de la forêt, il faudra reprendre les recherches demain à l’aube. Vous êtes le seul à pouvoir mener les recherches, vous connaissez la forêt par cœur. Renvoyez aussi un communiqué à toutes les polices, essayez de donner des détails précis sur Nola. Un bijou qu’elle porterait, un détail physique qui la différencierait et qui permettrait à des témoins de l’identifier. Je transmettrai ces informations au FBI, aux polices des États voisins et à la police des frontières. Je vais demander un hélicoptère pour demain et des renforts en chiens. Dormez aussi un peu, si vous le pouvez. Et priez. J’aime mon métier, Chef, mais les enlèvements d’enfants, c’est plus que je ne puis supporter.

La ville resta agitée toute la nuit du ballet des voitures de police et des badauds autour de Terrace Avenue. Certains voulaient aller dans les bois. D’autres se présentaient au poste de police pour offrir de participer aux recherches. La panique gagnait les habitants.

*

Dimanche 31 août 1975


Une pluie glaciale s’abattait sur la région, envahie par une brume épaisse venue de l’océan. À cinq heures du matin, à proximité de la maison de Deborah Cooper, sous une immense bâche tendue à la hâte, le Chef Pratt et le capitaine Rodik donnaient les consignes aux premiers groupes de policiers et de volontaires. Sur une carte, la forêt avait été quadrillée en secteurs et chaque secteur attribué à une équipe. Des renforts de maîtres-chiens et de gardes forestiers étaient attendus dans la matinée pour permettre d’élargir les recherches et d’organiser des relèves entre les équipes. L’hélicoptère avait été annulé pour le moment, à cause de la mauvaise visibilité.

À sept heures, dans la chambre 8 du Sea Side Motel, Harry se réveilla en sursaut, il avait dormi tout habillé. La radio marchait toujours et diffusait un bulletin d’information : …Alerte générale dans la région d’Aurora après la disparition d’une adolescente de quinze ans, Nola Kellergan, hier soir, aux environs de dix-neuf heures. La police recherche toute personne susceptible de lui fournir des informations… Au moment de sa disparition, Nola Kellergan portait une robe rouge…

Nola ! Ils s’étaient endormis et ils avaient oublié de partir. Il bondit hors du lit et l’appela. Pendant une fraction de seconde, il crut qu’elle était dans la chambre avec lui. Puis il se rappela qu’elle n’était pas venue au rendez-vous. Pourquoi l’avait-elle abandonné ? Pourquoi n’était-elle pas là ? La radio mentionnait sa disparition, elle s’était donc enfuie de chez elle comme prévu. Mais pourquoi sans lui ? Avait-elle eu un contretemps ? Était-elle allée se réfugier à Goose Cove ? Leur fuite tournait à la catastrophe.

Sans réaliser encore la gravité de la situation, il jeta les fleurs et quitta la chambre précipitamment, sans même prendre le temps de se coiffer ni de renouer sa cravate. Il jeta ses valises dans la voiture et démarra en trombe pour retourner à Goose Cove. Après deux miles à peine, il tomba sur un imposant barrage de police. Le Chef Gareth Pratt était venu inspecter la bonne marche du dispositif, un fusil à pompe à la main. Tout le monde était à cran. Il reconnut la voiture de Harry dans la file des véhicules arrêtés et s’en approcha :

— Chef, je viens d’entendre à la radio pour Nola, dit Harry par la fenêtre baissée. Que se passe-t-il ?

— Saloperie, saloperie, dit-il.

— Mais que s’est-il passé ?

— Personne ne le sait : elle a disparu de chez elle. Elle a été aperçue près de Side Creek Lane hier soir et depuis, plus la moindre trace d’elle. Toute la région est bouclée, la forêt est fouillée.

Harry crut que son cœur allait cesser de battre. Side Creek Lane, c’était en direction du motel. S’était-elle blessée en route pour leur rendez-vous ? Avait-elle craint, une fois repérée à Side Creek Lane, que la police n’arrive au motel et ne les attrape ensemble ? Où s’était-elle cachée alors ?

Le Chef remarqua la mauvaise mine de Harry et son coffre rempli de bagages.

— Vous rentrez de voyage ? interrogea-t-il.

Harry décida qu’il fallait maintenir la couverture établie avec Nola.

— J’étais à Boston. Pour mon livre.

— Boston ? s’étonna Pratt. Mais vous arrivez du nord

— Je sais, balbutia Harry. J’ai fait un saut par Concord.

Le Chef eut un regard suspicieux. Harry conduisait une Chevrolet Monte Carlo noire. Il lui ordonna de couper le moteur de son véhicule.

— Un problème ? demanda Harry.

— On est à la recherche d’une voiture comme la vôtre qui pourrait être impliquée dans cette affaire.

— Une Monte Carlo ?

— Oui.

Deux officiers fouillèrent la voiture. Ils n’y trouvèrent rien de suspect et le Chef Pratt autorisa Harry à repartir. Il lui dit au passage : « Je vous demanderai de ne pas quitter la région. Simple précaution, bien entendu. » L’autoradio continuait d’égrener la description de Nola. Jeune fille, blanche, 5,2 pieds de haut, cent livres, cheveux longs blonds, yeux verts, vêtue d’une robe rouge. Elle porte un collier en or avec le prénom NOLA inscrit dessus.


Elle n’était pas à Goose Cove. Ni sur la plage, ni sur la terrasse, ni à l’intérieur. Nulle part. Il l’appela, et tant pis si on l’entendait. Il arpenta la plage, fou. Il chercha une lettre, un mot. Mais il n’y avait rien. La panique commença à l’envahir. Pourquoi s’était-elle enfuie si ce n’était pas pour le rejoindre ?

Ne sachant plus que faire, il se rendit au Clark’s. C’est là qu’il apprit que Deborah Cooper avait vu Nola en sang avant d’être retrouvée assassinée. Il ne pouvait pas y croire. Que s’était-il passé ? Pourquoi avait-il accepté qu’elle vienne par ses propres moyens ? Ils auraient dû se retrouver à Aurora. Il marcha à travers la ville jusqu’à la maison des Kellergan, bordée de voitures de police et s’immisça dans les conversations des badauds pour essayer de comprendre. En fin de matinée, de retour à Goose Cove, il s’installa sur la terrasse, avec une paire de jumelles et du pain pour les mouettes. Et il attendit. Elle s’était perdue, elle allait revenir. Elle allait revenir, c’était certain. Il scruta la plage avec les jumelles. Il attendit encore. Jusqu’à la tombée de la nuit.

13. La tempête

“Le danger des livres, mon cher Marcus, c’est que parfois, vous pouvez en perdre le contrôle. Publier, cela signifie que ce que vous avez écrit si solitairement vous échappe soudain des mains et s’en va disparaître dans l’espace public. C’est un moment de grand danger : vous devez garder la maîtrise de la situation en tout temps. Perdre le contrôle de son propre livre, c’est une catastrophe.”

EXTRAITS DES GRANDS QUOTIDIENS DE LA CÔTE EST
10 juillet 2008

Extrait du New York Times

MARCUS GOLDMAN S’APPRÊTE À LEVER LE VOILE SUR L’AFFAIRE HARRY QUEBERT

La rumeur selon laquelle l’écrivain Marcus Goldman préparerait un livre sur Harry Quebert courait depuis quelques jours dans le monde culturel. Elle vient d’être confirmée par la fuite de feuillets de l’ouvrage en question, parvenus hier matin aux rédactions de nombreux quotidiens nationaux. Ce livre raconte l’enquête minutieuse entreprise par Marcus Goldman pour faire toute la lumière sur les événements de l’été 1975 ayant mené à l’assassinat de Nola Kellergan, disparue le 30 août 1975 et retrouvée enterrée dans une forêt proche d’Aurora le 12 juin 2008.

Les droits ont été acquis pour un million de dollars par la puissante firme éditoriale new-yorkaise Schmid & Hanson. Son PDG, Roy Barnaski, qui ne s’est livré à aucun commentaire, a néanmoins indiqué que la sortie du livre était prévue pour l’automne prochain sous le titre L’Affaire Harry Quebert. […]

Extrait du Concord Herald

LES RÉVÉLATIONS DE MARCUS GOLDMAN

[…] Goldman, très proche de Harry Quebert dont il a été l’élève à l’université, raconte les récents événements d’Aurora de l’intérieur. Son récit commence par la découverte de la relation entre Quebert et la jeune Nola Kellergan, alors âgée de quinze ans.

« Au printemps 2008, environ une année après que je fus devenu la nouvelle vedette de la littérature américaine, il se passa un événement que je décidai d’enfouir profondément dans ma mémoire : je découvris que mon professeur d’université, Harry Quebert, l’un des écrivains les plus respectés du pays, avait entretenu une liaison avec une fille de quinze ans alors que lui-même en avait trente-quatre. Cela s’était passé durant l’été 1975. »

Extrait du Washington Post

LA BOMBE DE MARCUS GOLDMAN

[…] À mesure qu’il enquête, Goldman semble aller de découverte en découverte. Il raconte notamment que Nola Kellergan était une fille perdue, battue et suppliciée, soumise à des simulacres de noyade et à des coups répétés. Son amitié et sa proximité avec Harry Quebert lui apportaient une stabilité qu’elle n’avait jamais connue jusqu’alors et qui lui permettait de rêver à une vie meilleure. […]

Extrait du Boston Globe

LA VIE SULFUREUSE DE LA JEUNE NOLA KELLERGAN

Marcus Goldman soulève des éléments qui jusque-là étaient restés inconnus de la presse.

Elle était l’objet sexuel de E.S., un puissant homme d’affaires de Concord, qui envoyait son homme de main la chercher comme de la viande fraîche. Mi-femme mi-enfant, à la merci des fantasmes des hommes d’Aurora, elle devint également la proie du chef de la police locale, qui l’aurait forcée à des rapports buccaux. Ce même chef de la police qui sera chargé de mener les recherches à sa disparition […]

Et je perdis le contrôle d’un livre qui n’existait même pas.

Aux premières heures du matin du jeudi 10 juillet, je découvris les titres accrocheurs de la presse : tous les quotidiens nationaux étalaient, à leur une, des bribes de ce que j’avais écrit mais en découpant les phrases, en les arrachant à leur contexte. Mes hypothèses étaient devenues d’odieuses affirmations, mes suppositions des faits avérés et mes réflexions d’infâmes jugements de valeur. On avait démonté mon travail, saccagé mes idées, violé ma pensée. On avait tué Goldman, l’écrivain en rémission qui tentait péniblement de retrouver le chemin des livres.

À mesure qu’Aurora se réveillait, l’émoi gagnait la ville : les habitants, médusés, lisaient et relisaient les articles des journaux. Le téléphone de la maison se mit à sonner tous azimuts, certains mécontents vinrent sonner à ma porte pour obtenir des explications. J’avais le choix entre affronter ou me cacher : je décidai d’affronter. Sur le coup de dix heures, j’avalai deux doubles whiskys et je me rendis au Clark’s.

En passant la porte vitrée de l’établissement, je sentis les regards des habitués s’abattre sur moi comme autant de poignards. Je m’installai à la table 17, le cœur battant, et Jenny, furieuse, se précipita vers moi pour me dire que j’étais la pire des ordures. Je crus qu’elle allait m’envoyer sa cafetière en pleine figure.

— Alors quoi, explosa-t-elle, t’es venu ici juste pour te faire du pognon sur notre dos ? Juste pour écrire des saloperies sur nous ?

Elle avait des larmes plein les yeux. J’essayai de calmer le jeu :

— Jenny, tu sais que ce n’est pas vrai. Ces extraits n’auraient jamais dû être publiés.

— Mais tu as vraiment écrit ces horreurs ?

— Ces phrases, hors de leur contexte, sont abominables…

— Mais ces mots, tu les as écrits ?

— Oui. Mais…

— Il n’y a pas de mais, Marcus !

— Je t’assure, je ne voulais pas porter préjudice à qui que ce soit…

— Pas porter de préjudice ? Tu veux que je cite ton chef-d’œuvre ? (Elle déplia un cahier de journal.) Regarde, c’est écrit là : Jenny Quinn, la serveuse du Clark’s, était amoureuse de Harry depuis le premier jour… C’est comme ça que tu me définis ? Comme la serveuse, la souillon de service qui bave d’amour en pensant à Harry ?

— Tu sais que ce n’est pas vrai…

— Mais c’est écrit, nom de Dieu ! C’est écrit dans les journaux de tout ce foutu pays ! Tout le monde va lire ça ! Mes amis, ma famille, mon mari !

Jenny hurlait. Les clients observaient la scène en silence. Par souci d’apaisement, je préférai m’en aller et je me rendis à la bibliothèque, espérant trouver en Erne Pinkas un allié à même de comprendre la catastrophe des mots mal employés. Mais lui non plus n’avait pas spécialement envie de me voir.

— Tiens, voilà le grand Goldman, dit-il en m’apercevant. Tu viens chercher d’autres horreurs à écrire sur cette ville ?

— Je suis horrifié par cette fuite, Erne.

— Horrifié ? Arrête ton cinéma. Tout le monde parle de ton bouquin. Journaux, Internet, télévision : on ne parle plus que de toi ! Tu devrais être content. En tout cas, j’espère que tu as pu bien profiter de toutes les informations que je t’ai fournies. Marcus Goldman, le dieu tout-puissant d’Aurora, Marcus qui débarque ici et qui me dit : J’ai besoin de savoir ci, j’ai besoin de savoir ça. Jamais de merci, comme si tout était normal, comme si j’étais à la botte du très grand écrivain Marcus Goldman. Tu sais ce que j’ai fait ce week-end ? J’ai soixante-quinze ans et, un dimanche sur deux, je vais arrondir mes fins de mois en travaillant au supermarché de Montburry. Je ramasse les chariots sur le parking et je les rassemble à l’entrée du magasin. Je sais que ce n’est pas la gloire, que je ne suis pas une grande vedette comme toi, mais j’ai droit à un tout petit peu de respect, non ?

— Je suis désolé.

— Désolé ? Mais tu n’es pas désolé du tout ! Tu ne savais pas parce que tu ne t’es jamais intéressé, Marc. Tu ne t’es jamais intéressé à personne à Aurora. Tout ce qui compte pour toi, c’est la gloire. Mais la gloire a des conséquences !

— Je suis sincèrement désolé, Erne. Allons déjeuner ensemble si tu veux.

— Je ne veux pas déjeuner ! Je veux que tu me laisses tranquille ! J’ai des livres à ranger. Les livres sont importants. Toi, tu n’es rien.

Je rentrai me terrer à Goose Cove, épouvanté. Marcus Goldman, le fils adoptif d’Aurora, avait, malgré lui, trahi sa propre famille. Je téléphonai à Douglas et lui demandai de publier un démenti.

— Un démenti de quoi ? Les journaux n’ont fait que reprendre ce que tu as écrit. De toute façon, ce serait sorti dans deux mois.

— Les journaux ont tout déformé ! Rien de ce qui transparaît ne correspond à mon livre !

— Allons, Marc. N’en fais pas tout un plat. Tu dois rester concentré sur ton texte, c’est ça qui compte. Tu as peu de temps devant toi. Tu te rappelles qu’il y a trois jours, on s’est vus à Boston et que tu as signé un contrat d’un million de dollars pour écrire un livre en sept semaines ?

— Je sais ! Je sais ! Mais ça ne veut pas dire que ça doit être un torchon !

— Un livre écrit en quelques semaines, c’est un livre écrit en quelques semaines…

— C’est le temps qu’il a fallu à Harry pour écrire Les Origines du Mal.

— Harry, c’est Harry, si tu vois ce que je veux dire.

— Non, je ne vois pas.

— C’est un très grand écrivain.

— Merci ! Merci beaucoup ! Et moi alors ?

— Tu sais que ce n’est pas ce que je voulais dire… Toi tu es un écrivain, disons… moderne. Tu plais parce que tu es jeune et dynamique… Et branché. Tu es un écrivain branché. Voilà. Les gens n’attendent pas de toi que tu obtiennes le Prix Pulitzer, ils aiment tes livres parce que c’est dans la tendance, parce que ça les divertit, et c’est très bien aussi.

— Alors c’est vraiment ce que tu penses ? Que je suis un écrivain divertissant ?

— Ne déforme pas ce que je dis, Marc. Mais t’es conscient que ton public a eu un faible pour toi parce que t’es… Beau garçon.

— Beau garçon ? Mais c’est de pire en pire !

— Enfin, Marc, tu vois où je veux en venir ! Tu véhicules une certaine image. Comme je te le dis, t’es dans la tendance. Tout le monde t’aime bien. T’es à la fois le bon copain, l’amant mystérieux, le gendre idéal… C’est pour ça que L’Affaire Harry Quebert connaîtra un immense succès. C’est fou, ton livre n’existe pas et il s’arrache déjà. De toute ma carrière, je n’ai jamais rien vu de pareil.

L’Affaire Harry Quebert ?

— C’est le titre du livre.

— Comment ça, le titre du livre ?

— C’est toi qui as écrit ça sur tes feuillets.

— C’était un titre provisoire. Je l’ai précisé en en-tête : titre provisoire. Pro-vi-soire. Tu sais, c’est un adjectif qui signifie que quelque chose n’est pas définitif.

— Barnaski ne t’a pas prévenu ? Le département marketing a jugé que c’était le titre parfait. Ils ont décidé ça hier soir. Réunion d’urgence à cause des fuites. Ils ont jugé qu’il valait mieux utiliser la fuite comme outil marketing et ils ont lancé la campagne du livre ce matin. Je pensais que tu savais. Va voir sur Internet.

— Tu pensais que je savais ? Mais merde, Doug ! T’es mon agent ! Tu ne dois pas penser, tu dois agir ! Tu dois t’assurer que je suis au courant de tout ce qui se passe autour de mon bouquin, bon sang !

Je raccrochai, furieux, et je me ruai sur mon ordinateur. La première page du site de Schmid & Hanson était consacrée au livre. Il y avait une grande photo de moi en couleur et des images d’Aurora en noir et blanc, qui illustraient le texte suivant :

L’AFFAIRE HARRY QUEBERT
Le récit de Marcus Goldman sur la disparition de Nola Kellergan
À paraître cet automne
Commandez-le dès à présent !

À treize heures ce même jour, devait se tenir l’audience convoquée par le bureau du procureur suite aux résultats de l’expertise graphologique. Les journalistes avaient pris d’assaut les marches du palais de justice de Concord, tandis que sur les chaînes de télévision qui couvraient l’événement en direct, les commentateurs reprenaient à leur compte les révélations publiées par la presse. On parlait à présent d’un éventuel abandon des poursuites ; c’était un juteux scandale.

Une heure avant l’audience, je téléphonai à Roth pour lui dire que je ne viendrais pas au tribunal.

— Vous vous cachez, Marcus ? me tança-t-il. Allons, ne jouez pas les timorés : ce livre, c’est une bénédiction pour tout le monde. Il fera innocenter Harry, il assoira votre carrière et fera faire un grand bond à la mienne : je ne serai plus simplement le Roth de Concord, je serai le Roth dont on parle dans votre best-seller ! Ce livre tombe à point. Surtout pour vous, au fond. Ça fait quoi, deux ans que vous n’avez plus rien écrit ?

— Fermez-la, Roth ! Vous ne savez pas de quoi vous parlez !

— Et vous, Goldman, arrêtez votre cirque ! Votre bouquin va faire un malheur et vous le savez très bien. Vous allez révéler au pays tout entier pourquoi Harry est un pervers. Vous étiez en mal d’inspiration, vous ne saviez pas quoi écrire, et voilà que vous êtes en train d’écrire un livre au succès assuré.

— Ces pages n’auraient jamais dû parvenir à la presse.

— Mais ces pages, vous les avez écrites. Ne vous en faites pas, je compte bien sortir Harry de prison aujourd’hui. Grâce à vous sans doute. J’imagine que le juge lit le journal, je n’aurai donc pas de peine à le convaincre que Nola était une espèce de salope consentante.

Je m’écriai :

— Ne faites pas ça, Roth !

— Pourquoi pas ?

— Parce que ce n’est pas ce qu’elle était. Et il l’aimait ! Il l’aimait !

Mais il avait déjà raccroché. Je le vis peu après sur mon écran de télévision, triomphal, gravissant les marches du palais de justice avec un large sourire. Des journalistes tendaient les micros, lui demandant si ce qui se disait dans la presse était bien la vérité : Nola Kellergan avait-elle eu des aventures avec tous les hommes de la ville ? L’enquête repartait-elle de zéro ? Et lui répondait gaiement par l’affirmative à toutes les questions qu’on lui posait.

Cette audience fut celle de la libération pour Harry. Elle dura à peine vingt minutes, au cours desquelles, au fil des énumérations du juge, toute l’affaire se dégonfla comme un soufflé. La preuve à charge principale — le manuscrit — perdait toute crédibilité du moment que le message Adieu, Nola chérie n’avait pas été écrit de la main de Harry. Les autres éléments furent balayés comme des fétus de paille : les accusations de Tamara Quinn ne pouvaient être étayées par aucune preuve matérielle, la Chevrolet Monte Carlo noire n’avait même pas été considérée comme un élément à charge à l’époque des faits. L’enquête ressemblait à une énorme gabegie, et le juge décida qu’en raison des nouveaux éléments portés à sa connaissance, il autorisait la libération sous caution de Harry Quebert pour une somme d’un demi-million de dollars. C’était la porte ouverte à l’abandon complet des charges.

Ce rebondissement spectaculaire provoqua l’hystérie des journalistes. On se demandait désormais si le procureur n’avait pas voulu se faire un coup de publicité monumental en arrêtant Harry et en le livrant en pâture à l’opinion publique. Devant le palais de justice, on assista ensuite au défilé des parties : il y eut d’abord Roth, qui jubilait et indiqua que dès le lendemain — le temps de réunir la caution — Harry serait un homme libre, puis il y eut le procureur, qui tenta, sans convaincre, d’expliquer la logique de ses investigations.

Lorsque j’en eus assez du grand ballet de la justice sur petit écran, je partis courir. J’avais besoin d’aller loin, d’éprouver mon corps. J’avais besoin de me sentir vivant. Je courus jusqu’au petit lac de Montburry, infesté d’enfants et de familles. Sur le chemin du retour, alors que j’avais presque regagné Goose Cove, je me fis dépasser par un camion de pompiers, immédiatement suivi par un autre et par une voiture de police. C’est alors que je vis cette fumée âcre et épaisse qui jaillissait au-dessus des pins, et je compris aussitôt : la maison brûlait. L’incendiaire était venu mettre ses menaces à exécution.

Je courus comme je n’avais jamais couru, me précipitant pour sauver cette maison d’écrivain que j’avais tant aimée. Les pompiers s’affairaient déjà mais les flammes, immenses, dévoraient la façade. Tout était en train de brûler. À quelques dizaines de mètres de l’incendie, au bord du chemin, un policier observait de près la carrosserie de ma voiture, sur laquelle avait été inscrit à la peinture rouge Brûle, Goldman. Brûle.

*

À dix heures, le lendemain matin, l’incendie fumait encore. La maison avait été en grande partie détruite. Des experts de la police d’État s’activaient entre les ruines tandis qu’une équipe de pompiers s’assurait que le foyer ne reprendrait pas. D’après l’intensité des flammes, de l’essence ou un produit accélérant similaire avait été versé sous la marquise. L’incendie s’était immédiatement propagé. La terrasse et le salon avaient été dévastés, de même que la cuisine. Le premier étage avait été relativement épargné par les flammes mais la fumée et surtout l’eau utilisée par les pompiers avaient commis des dégâts irréversibles.

J’étais comme un fantôme, encore en vêtements de sport, assis dans l’herbe à contempler les ruines. J’avais passé la nuit là. À mes pieds, un sac intact que les pompiers avaient extrait de ma chambre : à l’intérieur étaient quelques vêtements et mon ordinateur.

J’entendis une voiture arriver et une rumeur bruisser parmi les badauds derrière moi. C’était Harry. Il venait d’être libéré. J’avais prévenu Roth et je savais qu’il l’avait informé du drame. Il fit quelques pas jusqu’à moi, en silence, puis il s’assit dans l’herbe et me dit simplement :

— Qu’est-ce qui vous a pris, Marcus ?

— Je ne sais pas quoi vous dire, Harry.

— Ne dites rien. Regardez ce que vous avez fait. Pas besoin de mots.

— Harry, Je…

Il remarqua l’inscription sur le capot de ma Range Rover.

— Votre voiture n’a rien ?

— Non.

— Tant mieux. Parce que vous allez monter dedans et foutre le camp d’ici.

— Harry…

— Elle m’aimait, Marcus ! Elle m’aimait ! Et je l’aimais comme je n’ai plus jamais aimé ensuite. Pourquoi êtes-vous allé écrire ces horreurs, hein ? Vous savez quel est votre problème ? Vous n’avez jamais été aimé ! Jamais ! Vous voulez écrire des romans d’amour, mais l’amour vous n’y connaissez rien ! Je veux que vous partiez, maintenant. Au revoir.

— Je n’ai jamais décrit ni même imaginé Nola telle que la presse l’affirme. Ils ont volé le sens de mes mots, Harry !

— Mais qu’est-ce qui vous a pris de laisser Barnaski envoyer ce torchon à toute la presse nationale ?

— C’était un vol !

Il éclata d’un rire cynique.

— Un vol ? Ne me dites pas que vous êtes suffisamment naïf pour croire aux salades que Barnaski vous sert ! Je puis vous assurer qu’il a lui-même copié et envoyé vos foutues pages à travers tout le pays.

— Quoi ? Mais…

Il me coupa la parole.

— Marcus : je crois que j’aurais préféré ne jamais vous rencontrer. Partez maintenant. Vous êtes sur ma propriété et vous n’y êtes plus le bienvenu.

Il y eut un long silence. Les pompiers et les policiers nous regardaient. J’attrapai mon sac, je montai dans ma voiture et je partis. Je téléphonai immédiatement à Barnaski.

— Heureux de vous entendre, Goldman, me dit-il. Je viens d’apprendre pour la maison de Quebert. C’est sur toutes les chaînes info. Content de savoir que vous n’avez pas de mal. Je ne peux pas vous parler longtemps, j’ai un rendez-vous avec des dirigeants de la Warner Bros : des scénaristes sont déjà sur les rangs pour écrire un film sur l’Affaire à partir de vos premières pages. Ils sont enchantés. Je pense qu’on pourra leur vendre les droits pour une petite fortune.

Je l’interrompis :

— Il n’y aura pas de bouquin, Roy.

— Qu’est-ce que vous me racontez ?

— C’est vous, hein ? C’est vous qui avez envoyé mes feuillets à la presse ! Vous avez tout foutu en l’air !

— Vous faites la girouette, Goldman. Pire : vous faites la diva et ça ne me plaît pas du tout ! Vous faites votre grand spectacle de détective et soudain, pris d’une lubie, vous arrêtez tout. Vous savez quoi, je vais mettre ça sur le compte de votre nuit éprouvante et oublier ce coup de téléphone. Pas de livre, non mais… Pour qui vous prenez-vous, Goldman ?

— Pour un véritable écrivain. Écrire c’est être libre.

Il se força à rire.

— Qui vous a mis ces sornettes en tête ? Vous êtes esclave de votre carrière, de vos idées, de vos succès. Vous êtes esclave de votre condition. Écrire, c’est être dépendant. De ceux qui vous lisent, ou ne vous lisent pas. La liberté, c’est de la foutue connerie ! Personne n’est libre. J’ai une partie de votre liberté dans les mains, de même que les actionnaires de la compagnie ont une partie de la mienne dans les leurs. Ainsi est faite la vie, Goldman. Personne n’est libre. Si les gens étaient libres, ils seraient heureux. Connaissez-vous beaucoup de gens véritablement heureux ? (Comme je ne répondis rien, il poursuivit.) Vous savez, la liberté est un concept intéressant. J’ai connu un type qui était trader à Wall Street, le genre de golden boy plein aux as et à qui tout sourit. Un jour, il a voulu devenir un homme libre. Il a vu un reportage à la télévision sur l’Alaska et ça lui a fait une espèce de choc. Il a décidé qu’il serait désormais un chasseur, libre et heureux, et qu’il vivrait du bon air. Il a tout plaqué et il est parti dans le sud de l’Alaska, vers le Wrangler. Eh bien, figurez-vous que ce type, qui avait toujours tout réussi dans la vie, a également réussi ce pari-là : c’est devenu véritablement un homme libre. Pas d’attache, pas de famille, pas de maison : juste quelques chiens et une tente. C’était le seul homme vraiment libre que j’aie connu.

— C’était ?

— C’était. Le bougre a été très libre pendant trois mois, de juin à octobre. Et puis il a fini par mourir de froid l’hiver venu, après avoir bouffé tous ses chiens par désespoir. Personne n’est libre, Goldman, pas même les chasseurs d’Alaska. Et surtout pas en Amérique, où les bons Américains dépendent du système, les Inuits dépendent de l’aide du gouvernement et de l’alcool, et les Indiens sont libres mais parqués dans des zoos pour humains qu’on appelle réserves où ils sont condamnés à répéter leur pitoyable et sempiternelle danse de la pluie devant un parterre de touristes. Personne n’est libre, mon garçon. Nous sommes prisonniers des autres et de nous-mêmes.

Tandis que Barnaksi parlait, j’entendis soudain une sirène derrière moi : je venais d’être pris en chasse par un véhicule de police banalisé. Je raccrochai et me garai sur le bas-côté, pensant être arrêté pour utilisation d’un téléphone portable au volant. Mais de la voiture de police sortit le sergent Gahalowood. Il s’approcha de ma fenêtre et me dit :

— Ne me dites pas que vous rentrez à New York, l’écrivain.

— Qu’est-ce qui vous faire croire ça ?

— Disons que vous en prenez la route.

— J’ai roulé sans réfléchir.

— Hum. Instinct de survie ?

— Vous ne croyez pas si bien dire. Comment m’avez-vous trouvé ?

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, il y a votre nom inscrit en rouge sur le capot de votre voiture. Ce n’est pas le moment de rentrer chez vous, l’écrivain.

— La maison de Harry a brûlé.

— Je sais. C’est pour ça que je suis là. Vous ne pouvez pas rentrer à New York.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes un type courageux. Que, de toute ma carrière, j’ai rarement vu pareille ténacité.

— Ils ont saccagé mon livre.

— Mais vous ne l’avez pas encore écrit ce bouquin : votre destin est entre vos mains ! Vous pouvez encore tout faire ! Vous avez le don de créer ! Alors mettez-vous au boulot et écrivez un chef-d’œuvre ! Vous êtes un battant, l’écrivain. Vous êtes un battant et vous avez un livre à écrire. Vous avez des choses à dire ! Et puis, si je peux me permettre, vous m’avez aussi mis dans la merde jusqu’au cou. Le procureur est sur la sellette, et moi avec. C’est moi qui lui ai dit qu’il fallait arrêter Harry rapidement. Je pensais que trente-trois ans après les faits, une arrestation surprise aurait raison de son aplomb. Je me suis planté comme un débutant. Et puis vous avez débarqué, avec vos chaussures vernies qui valent un mois de mon salaire. Je ne vais pas vous faire une scène d’amour ici sur le bord de la route, mais… Ne partez pas. Il faut qu’on boucle cette enquête.

— Je n’ai plus d’endroit où dormir. La maison a brûlé…

— Vous venez de vous mettre un million de dollars dans la poche. C’est écrit dans le journal. Allez vous prendre une suite dans un hôtel de Concord. Je mettrai mes déjeuners sur votre note. Je meurs de faim. En route, l’écrivain. Nous avons du pain sur la planche.

*

Durant toute la semaine qui suivit, je ne remis plus les pieds à Aurora. Je m’étais installé dans une suite du Regent’s, au centre de Concord, dans laquelle je passai mes journées à me pencher à la fois sur l’enquête et sur mon livre. Je n’eus de nouvelles de Harry que par l’intermédiaire de Roth, qui m’apprit qu’il s’était installé dans la chambre 8 du Sea Side Motel. Roth me dit que Harry ne souhaitait plus me voir parce que j’avais sali le nom de Nola. Puis il ajouta :

— Au fond, pourquoi êtes-vous allé raconter à toute la presse que Nola était une espèce de petite traînée mal dans sa peau ?

Je tentai de me défendre :

— Je n’ai rien raconté du tout ! J’avais écrit quelques feuillets que j’ai donnés à cette enflure de Roy Barnaski, qui voulait s’assurer que mon travail progressait. Il s’est arrangé pour les diffuser aux journaux en faisant croire à un vol.

— Si vous le dites…

— Mais nom de Dieu, c’est la vérité !

— En tout cas, bravo l’artiste. J’aurais pas pu faire mieux.

— Que voulez-vous dire ?

— Faire de la victime un coupable, il n’y a rien de tel pour démonter une accusation.

— Harry a été libéré sur la base de l’expertise graphologique. Vous le savez mieux que moi.

— Bah, comme je vous l’ai dit, Marcus, les juges ne sont que des êtres humains. La première chose qu’ils font le matin en buvant leur café, c’est lire le journal.

Roth, qui était un personnage très terre à terre mais pas antipathique, essaya tout de même de me réconforter en m’expliquant que Harry était certainement très bouleversé par la perte de Goose Cove, et qu’aussitôt que la police parviendrait à mettre la main sur le coupable, il se sentirait beaucoup mieux. Sur ce point, les enquêteurs disposaient d’une piste sérieuse : le lendemain de l’incendie, après une fouille minutieuse des alentours de la maison, ils avaient découvert, sur la plage, un bidon d’essence caché dans des fourrés, et sur lequel une empreinte digitale avait pu être relevée. Celle-ci, malheureusement, ne trouvait aucune correspondance dans les fichiers de la police, et Gahalowood considérait que sans davantage d’éléments, il serait difficile de confondre le coupable. Selon lui, il s’agissait probablement d’un citoyen tout ce qu’il y avait de plus honorable, sans précédent judiciaire, qui ne se ferait plus jamais remarquer. Néanmoins, il estimait qu’on pouvait réduire le cercle des suspects à quelqu’un de la région, quelqu’un d’Aurora qui, ayant commis son forfait en plein jour, s’était empressé de se débarrasser d’une preuve encombrante, de peur d’être reconnu par d’éventuels promeneurs.

J’avais six semaines pour inverser le cours des événements et faire de mon livre un bon livre. Il était temps de me battre et de faire de moi l’écrivain que je voulais être. Je me consacrais à mon livre le matin, et l’après-midi, je travaillais sur l’affaire avec Gahalowood, qui avait transformé ma suite en annexe de son bureau, utilisant les grooms de l’hôtel pour transbahuter des cartons remplis de témoignages, de rapports, d’extraits de journaux, de photos et d’archives.

Nous reprîmes toute l’enquête depuis le début : nous relûmes les rapports de police, nous étudiâmes les déclarations de tous les témoins de l’époque. Nous dessinâmes une carte d’Aurora et des environs, et nous calculâmes toutes les distances, de la maison des Kellergan à Goose Cove, puis de Goose Cove à Side Creek Lane. Gahalowood se rendit sur place pour vérifier tous les temps de trajet, à pied et en voiture, et il vérifia même les temps d’intervention de la police locale à l’époque des faits, qui s’avérèrent très rapides.

— On peut difficilement remettre en cause le travail du Chef Pratt, me dit-il. Les recherches ont été menées avec un grand professionnalisme.

— Quant à Harry, on sait que le message sur son manuscrit n’a pas été écrit de sa main, relevai-je. Mais alors pourquoi avoir enterré Nola à Goose Cove ?

— Pour être tranquille sans doute, suggéra Gahalowood. Vous m’avez dit que Harry avait raconté à qui voulait l’entendre qu’il s’absentait d’Aurora pour quelque temps.

— C’est exact. Alors, selon vous, le meurtrier savait que Harry n’était pas chez lui ?

— Possible. Mais reconnaissez qu’il est assez surprenant qu’à son retour, Harry n’ait pas remarqué qu’on avait creusé un trou à proximité de sa maison…

— Il n’était pas dans son état normal, dis-je. Il était inquiet, dévasté. Il passait son temps à attendre Nola. Largement de quoi ne pas remarquer un peu de terre retournée, surtout à Goose Cove : dès qu’il pleut un peu, le terrain devient complètement boueux.

— À la limite, je vous l’accorde. Le meurtrier sait donc que personne ne viendra le déranger ici. Et si jamais on retrouve le cadavre, qui sera accusé ?

— Harry.

— Bingo, l’écrivain !

— Mais alors pourquoi ce mot ? demandai-je. Pourquoi écrire Adieu, Nola chérie ?

— Ça, c’est la question à un million de dollars, l’écrivain. Enfin, surtout pour vous, si je puis me permettre.

Notre principal problème était que nos pistes partaient dans tous les sens. Plusieurs questions importantes restaient en suspens, et Gahalowood les inscrivit sur d’immenses feuilles de papier.

— Elijah Stern

Pourquoi paie-t-il Nola pour la faire peindre ?

Quel mobile de la tuer ?


— Luther Caleb

Pourquoi peint-il Nola ? Pourquoi rôde-t-il à Aurora ? Quel mobile de tuer Nola ?


— David et Louisa Kellergan

Ont-ils battu leur fille trop fort ?

Pourquoi cachent-ils la tentative de suicide de Nola et sa fugue à Martha’s Vineyard ?


— Harry Quebert

Coupable ?


— Chef Gareth Pratt

Pourquoi Nola a-t-elle une relation avec lui ?

Mobile : a-t-elle menacé de parler ?


— Tamara Quinn affirme que le feuillet volé à Harry a disparu ? Qui s’en est emparé dans le bureau du Clark's ?


— Qui a écrit les lettres anonymes à Harry ? Qui sait depuis trente-trois ans et n’a jamais rien dit ?


— Qui a mis le feu à Goose Cove ? Qui n’a pas intérêt à ce que l’enquête soit bouclée ?

Le soir où Gahalowood punaisa ces panneaux contre un mur de ma suite, il poussa un long soupir, plein de désespoir.

— Plus on avance et moins j’y vois clair, me dit-il. Je crois qu’il y a un élément central qui relie ces gens et ces événements entre eux. Voilà la clé de l’enquête ! Si nous trouvons le lien, nous tenons le coupable.

Il s’effondra dans un fauteuil. Il était dix-neuf heures et il n’avait plus l’énergie de réfléchir. Comme tous les jours précédents à la même heure, je me préparai à partir pour continuer ce que j’avais entrepris de faire : me remettre à la boxe. Je m’étais trouvé une salle à un quart d’heure de voiture et j’avais décidé de faire mon grand retour sur les rings. J’y étais déjà allé tous les soirs depuis mon arrivée au Regent’s, après que le concierge de l’hôtel m’avait recommandé ce club où lui-même pratiquait.

— Où allez-vous comme ça ? me demanda Gahalowood.

— Boxer. Vous voulez venir ?

— Sûrement pas.

Je jetai mes affaires dans un sac et je le saluai.

— Restez tant que vous voulez, sergent. Claquez simplement la porte derrière vous.

— Oh, ne vous inquiétez pas, je me suis fait faire un passe de la chambre. Vous allez vraiment boxer ?

— Oui.

Il eut une hésitation, puis, lorsque je passai le seuil de la porte, je l’entendis m’appeler.

— Attendez-moi, l’écrivain, je vous accompagne finalement.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

— La tentation de vous tabasser. Pourquoi aimez-vous tant la boxe, l’écrivain ?

— C’est une longue histoire, sergent.


Le jeudi 17 juillet, nous rendîmes visite à Neil Rodik, le capitaine de police qui avait co-dirigé l’enquête en 1975. Il avait aujourd’hui quatre-vingt-cinq ans et vivait sur une chaise roulante, dans une maison pour vieillards du bord de l’océan. Il avait encore en mémoire les sinistres recherches de Nola. Il disait que c’était l’affaire de sa vie.

— Cette gamine qui disparaît, c’était complètement fou ! s’exclama-t-il. Une femme l’avait vue sortir de la forêt, en sang. Le temps d’appeler la police, la gamine avait disparu pour toujours. Le plus étonnant à mes yeux, c’est cette histoire de musique que faisait jouer le père Kellergan. Ça m’a toujours tracassé. Et puis, je me suis toujours demandé comment on pouvait ne pas remarquer que sa fille avait été enlevée ?

— Donc, pour vous, c’était un enlèvement ? demanda Gahalowood.

— Difficile à dire. Manque de preuves. Est-ce que la petite aurait pu aller se promener dehors et se faire ramasser par un maniaque dans sa camionnette ? Oui, bien sûr.

— Et est-ce que, par hasard, vous vous rappelez le temps qu’il faisait au moment des recherches ?

— Les conditions météo étaient déplorables, il y avait de la pluie, beaucoup de brume. Pourquoi me posez-vous cette question ?

— Pour savoir si Harry Quebert aurait pu ne pas remarquer qu’on avait creusé dans son jardin.

— Ce n’est pas impossible. La propriété est immense. Avez-vous un jardin, sergent ?

— Oui.

— Quelle taille ?

— Petit.

— Considérez-vous qu’il serait possible que quelqu’un y creuse un trou de taille modeste en votre absence et que vous ne vous en rendiez pas compte ensuite ?

— C’est possible, en effet.

Sur la route du retour vers Concord, Gahalowood me demanda ce que j’en pensais.

— Pour moi, le manuscrit prouve que Nola n’a pas été enlevée chez elle, dis-je. Elle est partie rejoindre Harry. Ils avaient rendez-vous dans ce motel, elle s’est enfuie discrètement de chez elle, avec la seule chose qui comptait : le livre de Harry, qu’elle avait gardé avec elle. C’est en chemin qu’elle a été enlevée.

Gahalowood esquissa un sourire.

— Je crois que je commence à aimer cette idée, dit-il. Elle s’enfuit de chez elle, ce qui explique que personne n’ait rien entendu. Elle marche sur la route 1, pour aller au Sea Side Motel. Et c’est à ce moment-là qu’elle est enlevée. Ou ramassée sur le bord de la route par quelqu’un en qui elle avait confiance. Nola chérie, a écrit le meurtrier. Il la connaissait. Il propose de la déposer. Et puis, il se met à la toucher. Peut-être qu’il se range sur le bas-côté et qu’il glisse sa main dans sa jupe. Elle se débat : il la frappe, il lui dit de se tenir tranquille. Mais il n’a pas verrouillé les portes de la voiture et elle parvient à s’enfuir. Elle veut se cacher dans la forêt, mais qui habite à côté de la route 1 et de la forêt de Side Creek ?

— Deborah Cooper.

— Exact ! L’agresseur poursuit Nola, laissant sa voiture sur le bord de la route. Deborah Cooper les voit et appelle la police. Pendant ce temps, l’agresseur rattrape Nola à l’endroit où l’on a retrouvé le sang et les cheveux ; elle se défend, il la bat sévèrement. Peut-être même abuse-t-il d’elle. Mais voilà que la police arrive : l’officier Dawn et le Chef Pratt se mettent à fouiller la forêt et se rapprochent peu à peu de lui. Il traîne alors Nola dans les profondeurs de la forêt, mais elle parvient à lui échapper et à rejoindre la maison de Deborah Cooper où elle se réfugie. Dawn et Pratt, eux, poursuivent leur fouille de la forêt. Ils sont déjà trop loin pour se rendre compte de quoi que ce soit. Deborah Cooper recueille Nola dans sa cuisine et s’empresse d’aller au salon pour téléphoner à la police. Lorsqu’elle en revient, l’agresseur est là ; il a pénétré dans sa maison pour récupérer Nola. Il abat Cooper d’une balle en plein cœur et emmène Nola avec lui. Il la traîne jusqu’à sa voiture, la jette dans son coffre. Elle est peut-être toujours vivante mais probablement inconsciente : elle a perdu énormément de sang. C’est à ce moment qu’il croise la voiture de l’adjoint du shérif. Une course-poursuite s’engage. Après avoir réussi à semer la police, il se terre à Goose Cove. Il sait que l’endroit est désert, que personne ne viendra le déranger ici.

Les policiers le cherchent plus haut, sur la route de Montburry. Il laisse sa voiture à Goose Cove, avec Nola dedans ; peut-être même qu’il la cache dans le garage. Puis il descend sur la plage et il retourne à pied à Aurora. Oui, je suis certain que notre homme habite Aurora : il connaît les routes, il connaît la forêt, il sait que Harry est absent. Il sait tout. Il rentre chez lui sans que personne ne le remarque ; il se douche, se change, puis, lorsque la police arrive au domicile des Kellergan où le père vient d’annoncer la disparition de sa fille, il rejoint la foule des curieux sur Terrace Avenue et s’y mêle. Voilà pourquoi on n’a jamais retrouvé le meurtrier : parce que, quand tout le monde le cherchait autour d’Aurora, il était au milieu de toute l’agitation, au cœur d’Aurora.

— Bon sang, fis-je. Alors il était là ?

— Oui. Je crois que depuis tout ce temps, il était juste là. Au milieu de la nuit, il lui suffira de retourner à Goose Cove en passant par la plage. J’imagine qu’à ce stade, Nola est morte. Alors il l’enterre dans la propriété, à la lisière de la forêt, là où personne ne remarquera que la terre a été retournée. Puis il récupère sa voiture et la range bien sagement dans son garage à lui, d’où il ne la sortira plus pendant un bout de temps pour ne pas éveiller les soupçons. Le crime était parfait.

Je restai bluffé par cette démonstration.

— Qu’est-ce que cela implique pour notre suspect ?

— Un homme seul. Quelqu’un qui ait pu agir sans que personne ne pose de questions et ne lui demande pourquoi il ne veut plus sortir sa voiture du garage. Quelqu’un qui possède une Chevrolet Monte Carlo noire.

Je me laissai emporter par l’excitation :

— Il suffit de savoir qui possédait une Chevrolet noire à Aurora à cette époque et nous avons notre homme !

Gahalowood calma immédiatement mes ardeurs :

— Pratt y a déjà pensé à l’époque. Pratt a pensé à tout. Sur son rapport figure la liste des propriétaires de Chevrolet à Aurora et dans les environs. Il a rendu visite à chacun d’eux et tous avaient des alibis solides. Tous, sauf un : Harry Quebert.

Encore Harry. Nous retombions toujours sur Harry. Chaque critère supplémentaire que nous définissions pour démasquer l’assassin lui correspondait.

— Et Luther Caleb ? interrogeai-je avec une lueur d’espoir. Quelle voiture possédait-il ?

Gahalowood hocha la tête :

— Une Mustang bleue, dit-il.

Je soupirai.

— Selon vous, sergent, que devrions-nous faire à présent ?

— Il y a la sœur de Caleb, que nous n’avons toujours pas interrogée. Je crois qu’il est temps d’aller lui rendre visite. C’est la seule piste que nous n’ayons pas encore véritablement explorée.


Ce soir-là, après la boxe, je pris mon courage à deux mains et je me rendis au Sea Side Motel. Il était aux environs de vingt et une heures trente. Harry était assis sur une chaise en plastique, devant la chambre 8, à profiter de la douceur de la soirée en buvant une canette de soda. Il ne dit rien en me voyant ; pour la première fois, je me sentais mal à l’aise en sa présence.

— J’avais besoin de vous voir, Harry. De vous dire combien je suis désolé à propos de toute cette histoire…

Il me fit signe de m’asseoir sur la chaise à côté de la sienne.

— Soda ? me proposa-t-il.

— Volontiers.

— La machine est au bout du couloir.

Je souris et j’allai me chercher un Coca light. En revenant, je lui dis :

— C’est ce que vous m’avez dit la première fois que je suis venu à Goose Cove. J’étais en première année d’université. Vous aviez fait de la citronnade, vous m’avez demandé si j’en voulais, j’ai répondu oui et vous m’avez dit d’aller me servir dans le frigo.

— C’était une belle époque.

— Oui.

— Qu’est-ce qui a changé, Marcus ?

— Rien. Tout, mais rien. Nous avons tous changé, le monde a changé. Le World Trade Center s’est effondré, l’Amérique est partie en guerre… Mais le regard que je vous porte n’a pas changé. Vous restez mon maître. Vous restez Harry.

— Ce qui a changé, Marcus, c’est ce combat entre le maître et l’élève.

— Nous ne nous combattons pas.

— Et pourtant si. Je vous ai appris à écrire des livres, et regardez ce que me font vos livres : ils me nuisent.

— Je n’ai jamais voulu vous nuire, Harry. Nous retrouverons celui qui a brûlé Goose Cove, je vous le promets.

— Mais est-ce que cela me rendra les trente ans de souvenirs que je viens de perdre ? Toute ma vie partie en fumée ! Pourquoi avez-vous raconté ces horreurs sur Nola ?

Je ne répondis pas. Nous restâmes silencieux un moment. Malgré la faible lumière des appliques, il remarqua les plaies sur mes poings formées par la répétition des frappes sur les sacs de boxe.

— Vos mains, dit-il. Vous avez repris la boxe ?

— Oui.

— Vous placez mal vos frappes. Ça a toujours été votre défaut. Vous tapez bien, mais vous avez toujours la première phalange du majeur qui dépasse trop et qui frotte au moment de l’impact.

— Allons boxer, proposai-je.

— Si vous voulez.

Nous sommes allés sur le parking. Il n’y avait personne. Nous nous sommes mis torse nu. Il était très amaigri. Il m’a contemplé :

— Vous êtes très beau, Marcus. Allez vous marier, bon sang ! Allez vivre !

— J’ai une enquête à terminer.

— Au diable, votre enquête !

Nous nous sommes placés face à face, et nous avons échangé des coups retenus ; l’un frappait et l’autre devait maintenir sa garde serrée et se protéger. Harry cognait sec.

— Vous ne voulez pas savoir qui a tué Nola ? demandai-je.

Il s’arrêta net.

— Vous le savez ?

— Non. Mais les pistes s’affinent. Le sergent Gahalowood et moi allons voir la sœur de Luther Caleb, demain. À Portland. Et nous avons encore des gens à interroger à Aurora.

Il soupira :

— Aurora… Depuis ma sortie de prison, je n’ai revu personne. L’autre jour, je suis resté un moment devant la maison détruite. Un pompier m’a dit que je pouvais aller à l’intérieur, j’ai récupéré quelques affaires et je suis venu à pied ici. Je n’en ai plus bougé. Roth s’occupe des assurances et de tout ce qu’il faut. Je ne peux plus aller à Aurora. Je ne peux plus regarder ces gens en face et leur dire que j’aimais Nola et que je lui ai écrit un livre. Je ne peux même plus me regarder en face. Roth dit que votre bouquin va s’appeler L’Affaire Harry Quebert.

— C’est vrai. C’est un livre qui raconte que votre livre est un beau livre. J’aime Les Origines du mal ! C’est ce livre qui m’a poussé à devenir écrivain !

— Ne dites pas ça, Marcus !

— C’est la vérité ! C’est probablement le plus beau livre qui m’ait été donné de lire. Vous êtes mon écrivain préféré !

— Pour l’amour de Dieu, taisez-vous !

— Je veux écrire un livre pour défendre le vôtre, Harry. Quand j’ai appris que vous l’aviez écrit pour Nola, j’ai d’abord été choqué, c’est vrai. Et puis je l’ai relu. C’est un livre magnifique ! Vous y dites tout ! Surtout à la fin. Vous racontez le chagrin qui vous accablera toujours. Je ne peux pas laisser les gens salir ce livre, parce que ce livre m’a fait. Vous savez, cet épisode de la citronnade, lors de ma première visite chez vous : lorsque j’ai ouvert ce frigo, ce frigo vide, j’ai compris votre solitude. Et ce jour-là, j’ai compris : Les Origines du mal, c’est un livre de solitude. Vous avez écrit la solitude d’une manière spectaculaire. Vous êtes un immense écrivain !

— Arrêtez, Marcus !

— La fin de votre livre est tellement belle ! Vous renoncez à Nola : elle a disparu pour toujours, vous le savez, et pourtant vous l’avez attendue malgré tout… Ma seule question, à présent que j’ai véritablement compris votre livre, concerne le titre. Pourquoi avoir donné un titre aussi sombre à un livre aussi beau ?

— C’est compliqué, Marcus.

— Mais je suis là pour comprendre…

— C’est trop compliqué…

Nous nous dévisageâmes, face à face, en position de garde, comme deux guerriers. Il finit par dire :

— Je ne sais pas si je pourrai vous pardonner, Marcus…

— Me pardonner ? Mais je reconstruirai Goose Cove ! Je paierai tout ! Avec l’argent du livre, nous vous reconstruirons une maison ! Vous ne pouvez pas saborder notre amitié comme ça !

Il se mit à pleurer.

— Vous ne comprenez pas, Marcus. Ce n’est pas à cause de vous ! Rien n’est de votre faute, et pourtant je ne peux pas vous pardonner.

— Mais me pardonner quoi ?

— Je ne peux pas vous dire. Vous ne comprendriez pas…

— Mais enfin, Harry ! Pourquoi toutes ces devinettes ? Que se passe-t-il, bon sang !

Du revers de la main, il essuya les larmes de son visage.

— Vous vous souvenez de mon conseil ? demanda-t-il. Lorsque vous étiez mon étudiant, je vous ai dit un jour : n’écrivez jamais un livre si vous n’en connaissez pas la fin.

— Oui, je m’en souviens bien. Je m’en souviendrai toujours.

— La fin de votre livre, comment est-elle ?

— C’est une belle fin.

— Mais elle meurt à la fin !

— Non, le livre ne se termine pas avec la mort de l’héroïne. Il se passe encore de belles choses après.

— Quoi donc ?

— L’homme qui l’a attendue pendant trente ans se remet à vivre.

EXTRAITS DE : LES ORIGINES DU MAL (dernière page)

Lorsqu’il comprit que rien ne serait jamais possible et que les espoirs n’étaient que des mensonges, il lui écrivit pour la dernière fois. Après les lettres d’amour, était venu le temps d’une lettre de tristesse. Il fallait accepter. Désormais, il ne ferait plus que l’attendre. Toute sa vie, il l’attendrait. Mais il savait bien qu’elle ne reviendrait plus. Il savait qu’il ne la verrait plus, qu’il ne la retrouverait plus, qu’il ne l’entendrait plus.

Lorsqu’il comprit que rien ne serait plus jamais possible, il lui écrivit pour la dernière fois.

Ma chérie,


Ceci est ma dernière lettre. Ce sont mes derniers mots. Je vous écris pour vous dire adieu.


Dès aujourd’hui, il n’y aura plus de « nous ».

Les amoureux se séparent et ne se retrouvent plus, et ainsi se terminent les histoires d’amour.


Ma chérie, vous me manquerez… Vous me manquerez tant.

Mes yeux pleurent. Tout brûle en moi.

Nous ne nous reverrons plus jamais ; vous me manquerez tant.


J’espère que vous serez heureuse.


Je me dis que vous et moi c'était un rêve et qu'il faut se réveiller à présent.


Vous me manquerez toute la vie.


Adieu. Je vous aime comme je n’aimerai jamais plus.

12. Celui qui peignait des tableaux

“Apprenez à aimer vos échecs, Marcus, car ce sont eux qui vous bâtiront. Ce sont vos échecs qui donneront toute leur saveur à vos victoires.”

Il faisait un temps radieux sur Portland, Maine, le jour où nous rendîmes visite à Sylla Caleb Mitchell, la sœur de Luther. C’était le vendredi 18 juillet 2008. La famille Mitchell habitait une maison coquette d’un quartier résidentiel proche de la colline sur laquelle se dessine le centre-ville. Sylla nous reçut dans sa cuisine ; à notre arrivée, le café fumait déjà dans deux tasses identiques posées sur la table et des albums de famille avaient été empilés à côté.

Gahalowood était parvenu à la joindre la veille. Sur la route entre Concord et Portland, il me raconta que lorsqu’il l’avait eue au téléphone, il avait eu l’impression qu’elle s’attendait à son appel. « Je me suis présenté en tant que policier, je lui ai dit que j’enquêtais sur les assassinats de Deborah Cooper et Nola Kellergan, et que j’avais besoin de la rencontrer pour lui poser quelques questions. En principe, les gens s’inquiètent dès qu’ils entendent les mots Police d’État : ils posent des questions, ils demandent ce qui se passe et en quoi ça les concerne. Or Sylla Mitchell m’a simplement répondu : Venez demain quand vous voulez, je serai chez moi. C’est important que l’on se parle. »

Dans sa cuisine, elle s’assit face de nous. C’était une belle femme, la cinquantaine bien portante, d’allure sophistiquée et mère de deux enfants. Son mari, présent également, resta debout, en retrait, comme s’il avait peur d’être importun.

— Alors, demanda-t-elle, est-ce que tout ceci est la vérité ?

— Quoi donc ? fit Gahalowood.

— Ce que j’ai lu dans les journaux… Toutes ces choses épouvantables sur cette pauvre gamine à Aurora.

— Oui. La presse a un peu déformé mais les faits sont véridiques. Madame Mitchell, vous n’avez pas eu l’air surprise de mon appel, hier…

Elle eut un air triste.

— Comme je vous le racontais hier au téléphone, dit-elle, il n’y avait pas les noms dans le journal mais j’ai compris que E.S. était Elijah Stern. Et que son chauffeur était Luther. (Elle sortit une coupure de journal et la lut à haute voix comme pour comprendre ce qu’elle ne comprenait pas.) E.S., un des hommes les plus riches du New Hampshire, envoyait son chauffeur chercher Nola au centre-ville pour la lui ramener chez lui, à Concord. Trente-trois ans plus tard, une amie de Nola, qui n’était qu’une enfant à l’époque, racontera qu’elle avait assisté un jour à un rendez-vous avec le chauffeur et que Nola était partie comme on partait à la mort. Ce jeune témoin décrira le chauffeur comme un homme effrayant, au corps puissant et au visage déformé. Une telle description, ça ne peut être que mon frère.

Elle se tut et nous dévisagea. Elle attendait une réponse et Gahalowood joua cartes sur table :

— Nous avons trouvé un tableau de Nola Kellergan, plus ou moins nue, chez Elijah Stern, dit-il. Selon Stern, c’est votre frère qui l’a peint. Apparemment, Nola aurait accepté de se faire peindre contre de l’argent. Luther allait la chercher à Aurora, il l’emmenait à Concord auprès de Stern. On ne sait pas très bien ce qui se passait là-bas, mais en tout cas Luther a fait un tableau d’elle.

— Il peignait beaucoup ! s’exclama Sylla. Il était très doué, il aurait pu faire une belle carrière. Est-ce que… Est-ce que vous le soupçonnez d’avoir tué cette fille ?

— Disons qu’il figure sur la liste des suspects, répondit Gahalowood.

Une larme roula sur la joue de Sylla.

— Vous savez, sergent, je me rappelle du jour où il est mort. C’était un vendredi de la fin septembre. Je venais de fêter mes vingt et un ans. On a reçu un appel de la police, qui nous annonçait que Luther était décédé dans un accident de voiture. Je me rappelle bien du téléphone qui sonne, de ma mère qui décroche. Autour, il y a mon père et moi. Maman répond et nous murmure aussitôt : C’est la police. Elle écoute attentivement et elle dit : OK. Je n’oublierai jamais ce moment. À l’autre bout du fil, un officier de police lui annonçait la mort de son fils. Il venait de lui dire quelque chose du genre Madame, j’ai le pénible devoir de vous annoncer que votre fils est décédé dans un accident de voiture, et elle répond : OK. Après ça, elle raccroche, elle nous regarde et elle nous dit : Il est mort.

— Que s’était-il passé ? interrogea Gahalowood.

— Une chute de trente mètres, depuis les falaises côtières de Sagamore, Massachusetts. On dit qu’il était ivre. C’est une route sinueuse et pas éclairée la nuit.

— Quel âge avait-il ?

— Trente ans… Il avait trente ans. Mon frère, c’était un homme bien, mais… Vous savez, je suis contente que vous soyez là. Je crois qu’il faut que je vous raconte quelque chose que nous aurions dû raconter il y a trente-trois ans.

Et la voix tremblante, Sylla nous relata une scène qui s’était déroulée environ trois semaines avant l’accident. C’était le samedi 30 août 1975.

*

30 août 1975, Portland, Maine


Ce soir-là, la famille Caleb avait prévu d’aller dîner au Horse Shoe, le restaurant préféré de Sylla, pour célébrer son vingt et unième anniversaire. Elle était née un 1er septembre. Jay Caleb, le père, lui avait fait la surprise de réserver la salle privée du premier étage ; il avait invité tous ses amis et quelques proches, une trentaine de personnes en tout, dont Luther.

Les Caleb — Jay, Nadia la mère, et Sylla — se rendirent au restaurant à dix-huit heures. Tous les convives attendaient déjà Sylla dans la salle et la célébrèrent gaiement lorsqu’elle y pénétra. La fête débuta : il y eut de la musique et du champagne. Luther n’était pas encore arrivé. Le père pensa d’abord à un contretemps sur la route. Mais à dix-neuf heures trente, lorsque le dîner fut servi, son fils n’était toujours pas là. Il n’avait pourtant pas pour habitude d’être en retard et Jay commença à s’inquiéter de cette absence. Il essaya de joindre Luther sur la ligne de téléphone de la chambre qu’il occupait dans la dépendance de la propriété de Stern ; mais personne ne décrocha.

Luther manqua le dîner, le gâteau, les danses. À une heure du matin, les Caleb rentrèrent chez eux, silencieux et inquiets : ils étaient inquiets. Pour rien au monde Luther n’aurait manqué l’anniversaire de sa sœur. À la maison, Jay alluma la radio du salon, machinalement. Les informations mentionnèrent une opération policière d’envergure à Aurora, suite à la disparition d’une fille de quinze ans. Aurora, c’était un nom familier. Luther disait qu’il y allait souvent pour s’occuper des rosiers d’une magnifique maison que possédait Elijah Stern au bord de l’océan. Jay Caleb pensa à une coïncidence. Il écouta attentivement le reste du bulletin, puis ceux de plusieurs autres stations pour savoir s’il s’était produit un accident de la route dans la région ; mais il ne fut fait aucune mention d’un tel événement. Inquiet, il veilla une partie de la nuit, ne sachant pas s’il devait prévenir la police, attendre à la maison ou parcourir la route jusqu’à Concord. Puis il finit par s’endormir sur le canapé du salon.

À la première heure du lendemain matin, toujours sans nouvelles, il téléphona à Elijah Stern pour savoir s’il avait vu son fils. « Luther ? répondit Stern. Il est absent. Il a pris un congé. Il ne vous a rien dit ? » Toute cette histoire était très étrange ; pourquoi Luther serait-il parti sans les prévenir ? Troublé et ne pouvant plus se contenter d’attendre, Jay Caleb décida alors de se lancer à la recherche de son fils.

*

Sylla Mitchell, se remémorant cet épisode, se mit à trembler. Elle se leva brusquement de sa chaise et refit du café.

— Ce jour-là, nous dit-elle, tandis que mon père se rendait à Concord et que ma mère restait à la maison au cas où Luther arriverait, je suis allée passer la journée avec des amies. Lorsque je suis rentrée à la maison, il était déjà tard. Mes parents étaient dans le salon, en train de parler, et j’ai entendu mon père dire à ma mère : Je crois que Luther a fait une énorme connerie. J’ai demandé ce qui se passait et il m’a ordonné de ne pas parler de la disparition de Luther à qui que ce soit, et surtout pas à la police. Il a dit qu’il allait se charger lui-même de le retrouver. Il l’a cherché en vain pendant plus de trois semaines. Jusqu’à l’accident.

Elle étouffa un sanglot.

— Que s’est-il passé, Madame Mitchell ? demanda Gahalowood d’une voix apaisante. Pourquoi votre père pensait-il que Luther avait fait une connerie ? Pourquoi ne voulait-il pas appeler la police ?

— C’est compliqué, sergent. Tout est si compliqué…

Elle ouvrit les albums de photos et nous parla de la famille Caleb : de Jay, leur doux père, de Nadia, leur mère, une ancienne Miss Maine qui avait inculqué le goût de l’esthétique à ses enfants. Luther était l’aîné, il avait neuf ans de plus qu’elle. Ils étaient tous les deux nés à Portland.

Elle nous montra des photographies de son enfance. La maison familiale, les vacances dans le Colorado, l’immense entrepôt de l’entreprise du père, dans lequel Luther et elle avaient passé des étés entiers. Une série de photos nous montra la famille à Yosemite, en 1963. Luther a dix-huit ans, c’est un beau jeune homme, mince, élégant. Puis nous tombons sur un cliché datant de l’automne 1974 : les vingt ans de Sylla. Les personnages ont vieilli. Jay, le fier père de famille, a désormais la soixantaine ventrue. La mère a sur le visage des rides contre lesquelles elle ne peut plus rien. Luther a presque trente ans : son visage est déformé.

Sylla contempla longuement cette dernière image.

— Avant, nous étions une belle famille, dit-elle. Avant, nous étions tellement heureux.

— Avant quoi ? demanda Gahalowood.

Elle le regarda comme si c’était une évidence.

— Avant l’agression.

— Une agression ? répéta Gahalowood. Je ne suis pas au courant.

Sylla posa côte à côte les deux photographies de son frère.

— Ça s’est passé durant l’automne qui a suivi nos vacances à Yosemite. Regardez cette photo… Regardez comme il était beau. Luther était un jeune homme très spécial, vous savez. Il aimait l’art, il avait un don pour la peinture. Il avait terminé le lycée et il venait d’être reçu à l’école des beaux-arts de Portland. Tout le monde disait qu’il pourrait devenir un grand peintre, qu’il avait un don. C’était un garçon heureux. Mais c’était aussi les prémices du Vietnam, et il devait aller servir. Il venait d’être appelé par l’armée. Il disait qu’à son retour, il ferait les beaux-arts et qu’il se marierait. Il était déjà fiancé. Eleanore Smith, elle s’appelait. Une fille de son lycée. Je vous le dis, c’était un garçon heureux. Avant ce soir de septembre 1964.

— Que s’est-il passé ce soir-là ?

— Avez-vous entendu parler de la bande des field goals, sergent ?

— La bande des field goals ? Non, jamais.

— C’est le surnom que la police a donné à un groupe de voyous qui sévissait dans la région à cette époque.

*

Septembre 1964


Il était aux environs de vingt-deux heures. Luther avait passé la soirée chez Eleanore et il rentrait à pied chez ses parents. Il devait partir le lendemain pour un centre de l’armée. Eleanore et lui venaient tout juste de décider qu’ils se marieraient dès son retour : ils s’étaient juré fidélité et ils avaient fait l’amour pour la première fois dans le petit lit d’enfant d’Eleanore, tandis que sa mère, à la cuisine, leur préparait des cookies.

Après que Luther était parti de chez les Smith, il s’était retourné plusieurs fois en direction de la maison. Sous le porche, à la lumière des lanternes, il avait vu Eleanore qui pleurait en lui faisant des signes de la main. À présent, il longeait Lincoln Road : une route peu fréquentée à cette heure et mal éclairée mais qui était le chemin le plus court pour arriver chez lui. Il avait trois miles à marcher. Une première voiture le dépassa ; le faisceau des phares illumina la route loin devant. Peu après, un second véhicule arriva derrière lui à grande vitesse. Ses occupants, visiblement très excités, poussèrent des cris par la fenêtre pour l’effrayer. Luther ne réagit pas et la voiture s’immobilisa brusquement au milieu de la route, quelques dizaines de mètres devant lui. Il continua d’avancer : que pouvait-il faire d’autre ? Aurait-il dû passer de l’autre côté de la route ? Lorsqu’il dépassa la voiture, le conducteur lui demanda :

— Hé toi ! T’es d’ici ?

— Oui, répondit Luther.

Il reçut une giclée de bière en plein visage.

— Les types du Maine sont des péquenauds ! hurla le conducteur.

Les passagers poussèrent des hurlements. Ils étaient quatre en tout, mais dans l’obscurité, Luther ne pouvait pas voir les visages. Il devinait qu’ils étaient jeunes, entre vingt-cinq et trente ans, ivres, très agressifs. Il avait peur et il continua son chemin, le cœur battant. Il n’était pas bagarreur, il ne voulait pas d’histoires.

— Hé ! l’invectiva encore le conducteur. Tu vas où comme ça, petit péquenaud ?

Luther ne répondit pas et accéléra le pas.

— Reviens ici ! Reviens ici, on va te montrer comment on les dresse les petits merdeux dans ton genre.

Luther entendit les portes de la voiture s’ouvrir et le conducteur s’écria : « Messieurs, la chasse au péquenaud est ouverte ! 100 dollars à celui qui l’attrape. » Il se mit aussitôt à courir à toutes jambes : il espérait qu’une autre voiture arriverait. Mais il n’y eut personne pour le sauver. Un de ses poursuivants le rattrapa et le projeta au sol en hurlant aux autres : « Je l’ai ! Je l’ai ! Les 100 dollars sont pour moi ! » Tous se ruèrent sur Luther et le passèrent à tabac. Alors qu’il gisait au sol, l’un des agresseurs s’écria : « Qui veut faire une partie de football ? Je propose quelques field goals[2] ! » Les autres poussèrent des cris enthousiastes et, tour à tour, lui décochèrent des coups de pied dans le visage d’une violence inouïe, comme s’ils dégageaient un ballon pour marquer une touche. Leur série terminée, ils le laissèrent pour mort sur le bord de la route. C’est un motard qui le retrouva, quarante minutes plus tard, et alerta les secours.

*

— Après quelques jours de coma, Luther s’est réveillé avec le visage complètement brisé, nous expliqua Sylla. Il y eut plusieurs chirurgies reconstructives, mais aucune ne parvint à lui rendre son apparence. Il passa deux mois à l’hôpital. Il en ressortit condamné à vivre avec le visage tordu et de la difficulté à parler. Il n’y eut évidemment pas de Vietnam, mais il n’y eut surtout plus rien d’autre. Il restait prostré à longueur de journée à la maison, il ne peignait plus, il n’avait plus de projet. Au bout de six mois, Eleanore a rompu leurs fiançailles. Et elle est même partie de Portland. Qui pouvait lui en vouloir ? Elle avait dix-huit ans, et aucune envie de sacrifier sa vie à s’occuper de Luther, qui était devenu une ombre et qui traînait son mal-être. Il n’était plus le même.

— Et ses agresseurs ? demanda Gahalowood.

— Ils ne furent jamais retrouvés. Apparemment, cette même bande avait déjà sévi plusieurs fois dans la région. Et à chaque fois, ils s’en étaient donné à cœur joie avec leur séance de field goals. Mais Luther fut l’agression la plus grave qu’ils aient commise : ils ont failli le tuer. Toute la presse en a parlé, la police était sur les dents. Après ça, ils n’ont plus jamais fait reparler d’eux. Ils ont sans doute eu peur de se faire prendre.

— Que s’est-il passé pour votre frère après ça ?

— Durant les deux années qui suivirent, Luther a hanté la maison familiale. Il était comme un fantôme. Il ne faisait plus rien. Mon père restait le plus tard possible dans son entrepôt, ma mère s’arrangeait pour passer ses journées à l’extérieur. Ce furent deux années difficilement supportables. Puis, un jour de 1966, quelqu’un sonna à la porte.

*

1966


Il hésita avant de déverrouiller la porte d’entrée : il ne supportait pas qu’on le voie. Mais il était seul à la maison et c’était peut-être important. Il ouvrit et trouva devant lui un homme d’une trentaine d’années, très élégant.

— Salut, dit l’homme. Désolé de venir sonner comme ça, mais je suis tombé en panne, à cinquante mètres d’ici. Tu t’y connaîtrais pas en mécanique par hasard ?

— Fa dépend, répondit Luther.

— Rien de sérieux, juste un pneu crevé. Mais je n’arrive pas à faire fonctionner mon cric.

Luther accepta de venir jeter un œil. La voiture était un coupé de grand luxe, garé sur le bas-côté de la route, à cent mètres de la maison. Un clou avait perforé le pneu avant droit. Le cric bloquait car il était mal graissé ; Luther parvint néanmoins à le manipuler et à changer la roue.

— Eh bien, plutôt impressionnant, dit l’homme. Une chance de t’avoir rencontré. Que fais-tu dans la vie ? T’es mécano ?

— Rien. Avant ve peignais. Mais v’ai eu un accfident.

— Et comment gagnes-tu ta vie ?

— Ve ne gagne pas ma vie.

L’homme le contempla et lui tendit la main.

— Je m’appelle Elijah Stern. Merci, je te dois une fière chandelle.

— Luther Caleb.

— Enchanté, Luther.

Ils se dévisagèrent un instant. Stern finit par poser la question qui le taraudait depuis que Luther avait ouvert la porte de sa maison.

— Qu’est-il arrivé à ton visage ? demanda-t-il.

— Vous avez entendu parler de la bande des field goals ?

— Non.

— Des types qui ont commis des agreffions, pour le plaivir. Ils tapaient dans la tête de leurs victimes comme dans un ballon.

— Oh quelle horreur… Je suis désolé.

Luther haussa les épaules, fataliste.

— Te laisse pas faire ! s’écria Stern d’un ton amical. Si la vie te fait des coups bas, rebiffe-toi contre elle ! Est-ce que ça te dirait d’avoir un métier ? Je recherche quelqu’un pour s’occuper de mes voitures et me servir de chauffeur. Tu me plais bien. Si l’offre te tente, je t’engage.

Une semaine plus tard, Luther s’installait à Concord, dans la dépendance des employés sise dans l’immense propriété de la famille Stern.

*

Sylla estimait que la rencontre avec Stern avait été providentielle pour son frère.

— Grâce à Stern, Luth’ est redevenu quelqu’un, nous dit-elle. Il avait un travail, une paie. Sa vie reprenait un peu de sens. Surtout, il se remit à peindre. Stern et lui s’entendaient très bien : il était son chauffeur mais aussi son homme de confiance, presque même son ami, je dirais. Stern venait de reprendre les affaires de son père ; il vivait seul dans ce manoir trop grand pour lui. Je crois qu’il était heureux de la compagnie de Luther. Ils avaient une relation forte. Luth’ est resté à son service pendant les neuf années qui ont suivi. Jusqu’à sa mort.

— Madame Mitchell, demanda Gahalowood. Quels étaient vos rapports avec votre frère ?

Elle sourit :

— C’était quelqu’un de si spécial. Il était si doux ! Il aimait les fleurs, il aimait l’art. Il n’aurait jamais dû finir sa vie comme un vulgaire chauffeur de limousine. Je veux dire, je n’ai rien contre les chauffeurs, mais Luth’, c’était quelqu’un ! Il venait souvent le dimanche déjeuner à la maison. Il arrivait dans la matinée, passait la journée avec nous et rentrait à Concord le soir. J’aimais ces dimanches, surtout lorsqu’il se mettait à peindre, dans son ancienne chambre transformée en atelier. Il avait un immense talent. Dès qu’il se mettait à dessiner, il se dégageait de lui une beauté folle. Je me mettais derrière lui, je m’asseyais sur une chaise, et je le regardais faire. Je regardais ces traits qui prenaient d’abord des formes chaotiques avant de former ensemble des scènes d’un réalisme fou. D’abord, on avait l’impression qu’il faisait n’importe quoi, et puis, soudain, une image apparaissait au milieu des traits, jusqu’à ce que chacun des traits esquissés prenne un sens. C’était un moment absolument extraordinaire. Et moi, je lui disais qu’il devait continuer à dessiner, qu’il devrait repenser aux beaux-arts, qu’il devrait exposer ses toiles. Mais il ne voulait plus, à cause de son visage, à cause de son élocution. À cause de tout. Avant l’agression, il disait qu’il peignait parce qu’il avait ça en lui. Lorsqu’il s’y est finalement remis, il disait qu’il peignait pour être moins seul.

— Pourrions-nous voir quelques-uns de ses tableaux ? demanda Gahalowood.

— Oui, évidemment. Mon père avait rassemblé une espèce de collection, avec toutes les toiles laissées à Portland et celles récupérées dans la chambre de Luther chez Stern après sa mort. Il disait qu’un jour, on pourrait les donner à un musée, que ça aurait peut-être du succès. Mais il s’est contenté d’amasser les souvenirs dans des caisses que je stocke chez moi depuis le décès de mes parents.

Sylla nous conduisit au sous-sol, où l’une des pièces de la réserve était encombrée de grandes caisses en bois. Plusieurs grands tableaux dépassaient, tandis que des croquis et des dessins s’entassaient entre les cadres. Il y en avait une quantité impressionnante.

— Il y a beaucoup de désordre, s’excusa-t-elle. Ce sont des souvenirs en vrac. Je n’ai rien osé jeter.

En fouillant parmi les tableaux, Gahalowood dénicha une toile représentant une jeune femme blonde.

— C’est Eleanore, expliqua Sylla. Ces toiles datent d’avant l’agression. Il aimait la peindre. Il disait qu’il pourrait la peindre toute sa vie.

Eleanore était une jolie jeune femme blonde. Détail intrigant : elle ressemblait énormément à Nola. Il y avait de nombreux autres portraits de différentes femmes, toutes blondes, et les dates indiquaient toutes des années postérieures à l’agression.

— Qui sont ces femmes sur les tableaux ? interrogea Gahalowood.

— Je ne sais pas, répondit Sylla. Sans doute sont-elles sorties de l’imagination de Luther.

C’est à ce moment-là que nous tombâmes sur une série de croquis au fusain. Sur l’un d’eux, je crus reconnaître l’intérieur du Clark’s, avec, au comptoir, une femme belle mais triste. La ressemblance avec Jenny était stupéfiante, mais je pensai à une coïncidence. Jusqu’à ce que, retournant le dessin, je trouve l’inscription suivante : Jenny Quinn, 1974. Je demandai alors :

— Pourquoi votre frère avait-il cette obsession de peindre ces femmes blondes ?

— Je l’ignore, dit Sylla. Vraiment…

Gahalowood la dévisagea alors d’un air doux et grave à la fois et il lui dit :

— Madame Mitchell, il est temps de nous dire pourquoi le soir du 31 août 1975, votre père vous a dit qu’il pensait que Luther avait fait « une connerie ».

Elle acquiesça.

*

31 août 1975


À neuf heures du matin, lorsque Jay Caleb raccrocha le téléphone, il comprit que quelque chose clochait. Elijah Stern venait de lui indiquer que Luther avait pris un congé pour une durée indéterminée. « Vous cherchez Luther ? s’était étonné Stern. Mais il n’est pas ici. Je pensais que vous saviez. — Pas ici ? Mais où est-il ? Hier, nous l’attendions pour l’anniversaire de sa sœur et il n’est jamais venu. Je suis très inquiet. Que vous a-t-il dit exactement ? — Il m’a dit qu’il allait probablement devoir arrêter de travailler pour moi. C’était vendredi. — Arrêter de travailler pour vous ? Mais pourquoi ? — Je l’ignore. Je pensais que vous, vous le saviez. »

Immédiatement après avoir reposé le combiné, Jay le reprit en main pour prévenir à la police. Mais il ne termina pas son geste. Il avait un étrange pressentiment. Nadia, sa femme, fit irruption dans le bureau.

— Qu’a dit Stern ? demanda-t-elle.

— Que Luther a démissionné vendredi.

— Démissionné ? Comment ça, démissionné ?

Jay soupira ; il était éprouvé par sa courte nuit.

— Je n’en sais rien, dit-il. Je ne comprends rien à ce qui se passe. Rien du tout… Il faut que j’aille à sa recherche.

— Mais le chercher où ?

Il haussa les épaules. Il n’en avait pas la moindre idée.

— Reste ici, ordonna-t-il à Nadia. Au cas où il arriverait. Je t’appellerai toutes les heures pour faire le point.

Il attrapa les clés de son pick-up et se mit en route, sans même savoir par où commencer. Il décida finalement de descendre à Concord. Il connaissait peu la ville et la sillonna à l’aveugle ; il se sentait perdu. À plusieurs reprises, il passa devant un poste de police : il aurait voulu s’y arrêter et demander de l’aide aux agents, mais chaque fois qu’il songeait à le faire, quelque chose en lui l’en dissuadait. Il finit par se rendre chez Elijah Stern. Celui-ci s’était absenté, ce fut un employé de maison qui le conduisit à la chambre de son fils. Jay espérait que Luther avait laissé un message ; mais il n’y trouva rien. La chambre était en ordre, il n’y avait ni lettre, ni aucun indice qui explique son départ.

— Luther vous a-t-il dit quelque chose ? demanda Jay à l’employé qui l’accompagnait.

— Non. Je n’étais pas là ces deux derniers jours, mais on m’a dit que Luther ne viendrait plus travailler pour le moment.

— Qu’il ne viendrait plus pour le moment ? Mais a-t-il pris un congé ou a-t-il démissionné ?

— Je ne saurais pas vous dire, Monsieur.

Toute cette confusion autour de Luther était très étrange. Jay était désormais convaincu qu’il s’était passé un événement grave pour que son fils s’évapore ainsi dans la nature. Il quitta la propriété de Stern et retourna en ville. Il s’arrêta dans un restaurant pour téléphoner à sa femme et avaler un sandwich. Nadia l’informa qu’elle était toujours sans nouvelles. Tout en déjeunant, il parcourut le journal : on n’y parlait que de ce fait divers survenu à Aurora.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de disparition ? demanda-t-il au patron de l’établissement.

— Une sale affaire… Ça s’est passé dans un bled à une heure d’ici : une pauvre femme y a été assassinée et une fille de quinze ans enlevée. Toutes les polices de l’État sont à sa recherche…

— Comment se rend-on à Aurora ?

— Vous prenez la 95, direction Est. Lorsque vous arrivez à l’océan, vous suivez la route 1, direction sud, et vous y êtes.

Poussé par un pressentiment, Jay Caleb se rendit à Aurora. Sur la route 1, il fut arrêté à deux reprises par des barrages de police, puis, lorsqu’il longea l’épaisse forêt de Side Creek, il put constater l’ampleur du dispositif de recherche : des véhicules d’urgence par dizaines, des policiers partout, des chiens et beaucoup d’agitation. Il roula jusqu’au centre-ville, et peu après la marina s’arrêta devant un diner de la rue principale débordant de monde. Il y entra et s’installa au comptoir. Une ravissante jeune femme blonde lui servit du café. Pendant une fraction de seconde, il crut la connaître ; c’était pourtant la première fois de sa vie qu’il venait ici. Il la dévisagea, elle lui sourit, puis il vit son nom sur son badge : Jenny. Et soudain, il comprit : la femme, sur cette esquisse au fusain réalisée par Luther et qu’il aimait particulièrement, c’était elle ! Il se souvenait bien de l’inscription au dos : Jenny Quinn, 1974.

— Je peux vous renseigner, Monsieur ? lui demanda Jenny. Vous avez l’air perdu.

— Je… C’est une horreur ce qui s’est passé ici…

— À qui le dites-vous… On ne sait toujours pas ce qui est arrivé à la fille. Elle est si jeune ! Elle n’a que quinze ans. Je la connais bien, elle travaille ici le samedi. Elle s’appelle Nola Kellergan.

— Co… Comment avez-vous dit ? bégaya Jay, qui espéra avoir mal entendu.

— Nola. Nola Kellergan.

En entendant ce nom encore, il se sentit vaciller. Il eut envie de vomir. Il devait partir d’ici. Aller loin. Il laissa dix dollars sur le comptoir et il s’enfuit.


À l’instant où il rentra à la maison, Nadia vit immédiatement que son mari était bouleversé. Elle se précipita vers lui, et il s’écroula presque dans ses bras.

— Mon Dieu, Jay, que se passe-t-il ?

— Il y a trois semaines, Luth’ et moi sommes allés pêcher. Tu te rappelles ?

— Oui. Vous avez sorti ces black-bass dont la chair était immangeable. Mais pourquoi me parles-tu de cela ?

Jay raconta cette journée à sa femme. C’était le dimanche 10 août 1975. Luther était arrivé à Portland la veille au soir : ils avaient prévu d’aller pêcher tôt le matin au bord d’un petit lac. C’était une belle journée, les lignes mordaient bien, ils s’étaient choisi un coin très calme et il n’y avait personne pour les déranger. Tout en sirotant de la bière, ils avaient parlé de la vie.

— Il faut que ve te dive, Papa, avait dit Luther. V’ai rencontré une femme ecftraordinaire.

— C’est vrai ?

— Comme ve te dis. Elle est hors du commun. Elle fait battre mon cœur, et tu fais, elle m’aime. Elle me l’a dit. Un vour, ve te la présenterai. Ve suis sûr qu’elle te plaira beaucoup.

Jay avait souri.

— Et cette jeune femme a-t-elle un nom ?

— Nola, Papa. Elle f’appelle Nola Kellergan.

Se remémorant cette journée, Jay Caleb expliqua à sa femme : « Nola Kellergan est le nom de cette fille qui a été enlevée à Aurora. Je crois que Luther a fait une énorme connerie. »

Sylla rentra à la maison au même instant. Elle entendit les mots de son père. « Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écria-t-elle. Qu’est-ce que Luther a fait ? » Son père, après lui avoir expliqué la situation, lui ordonna de ne rien raconter de cette histoire à qui que ce soit. Personne ne devait faire le lien entre Luther et Nola. Il passa ensuite toute la semaine dehors, à rechercher son fils : il sillonna d’abord le Maine, puis toute la côte, du Canada jusqu’au Massachusetts. Il se rendit dans les coins reculés, lacs et cabanes, qu’affectionnait son fils. Il se disait qu’il était peut-être terré là, paniqué, traqué comme une bête par toutes les polices du pays. Il n’en trouva aucune trace. Il l’attendit tous les soirs, il guettait le moindre bruit. Quand la police téléphona pour annoncer sa mort, il sembla presque soulagé. Il exigea de Nadia et Sylla qu’elles ne parlent plus jamais de cette histoire, pour que la mémoire de son fils ne soit jamais salie.

*

Lorsque Sylla eut terminé son récit, Gahalowood lui demanda :

— Êtes-vous en train de nous dire que vous pensez que votre frère avait quelque chose à voir avec l’enlèvement de Nola ?

— Disons qu’il avait un comportement étrange avec les femmes… Il aimait les peindre. Surtout les femmes blondes. Je sais qu’il lui arrivait de les dessiner en cachette, dans les lieux publics. Je n’ai jamais su ce qui lui plaisait là-dedans… Alors oui, je pense qu’il a pu se passer quelque chose avec cette jeune fille. Mon père pensait que Luther avait pété les plombs, qu’elle s’était refusée à lui et qu’il l’avait tuée. Quand la police a téléphoné pour nous dire qu’il s’était tué, mon père a pleuré longuement. Et au travers de ses larmes, je l’ai entendu nous dire : « Tant mieux qu’il soit mort… Si je l’avais trouvé moi, je crois que je l’aurais tué. Pour qu’il ne finisse pas sur la chaise électrique. »

Gahalowood hocha la tête. Il jeta encore un rapide coup d’œil parmi les objets de Luther, et il y dénicha un carnet de notes.

— C’est l’écriture de votre frère ?

— Oui, ce sont des indications pour la taille des rosiers… Il s’occupait aussi des rosiers chez Stern. Je ne sais pas pourquoi je l’ai gardé.

— Pourrais-je l’emporter ? demanda Gahalowood.

— L’emporter ? Oui, bien sûr. Mais je crains que ce ne soit pas très intéressant pour votre enquête. Je l’ai parcouru : ce n’est qu’un guide de jardinage.

Gahalowood acquiesça.

— Vous comprenez, dit-il, il faudrait que je puisse faire expertiser l’écriture de votre frère.

11. En attendant Nola

“Frappez ce sac, Marcus. Frappez-le comme si toute votre vie en dépendait. Vous devez boxer comme vous écrivez et écrire comme vous boxez : vous devez donner tout ce que vous avez en vous parce que chaque match, comme chaque livre, est peut-être le dernier.”

L’été 2008 fut un été très calme en Amérique. La bataille pour les tickets présidentiels s’était terminée à la fin juin, lorsque les démocrates, au cours de la convention du Montana, avaient désigné Barack Obama comme leur candidat, tandis que les républicains, eux, avaient plébiscité John McCain depuis février déjà. L’heure était désormais au rassemblement des forces partisanes : les prochains rendez-vous d’importance n’auraient lieu qu’à partir de la fin août avec les conventions nationales des deux grands partis historiques du pays, qui y introniseraient officiellement leur candidat à la Maison-Blanche.

Ce calme relatif avant la tempête électorale qui mènerait jusqu’à l’Election Day du 4 novembre laissait à l’affaire Harry Quebert la première place dans les médias, engendrant une agitation sans précédent au sein de l’opinion publique. Il y avait les « pro-Quebert », les « anti-Quebert », les adeptes de la théorie du complot ou encore ceux qui pensaient que sa libération sous caution n’était due qu’à un accord financier avec le père Kellergan. Depuis la publication de mes feuillets par la presse, mon livre était en outre sur toutes les lèvres ; tout le monde ne parlait plus que du « nouveau Goldman qui sortira cet automne ». Elijah Stern, bien que son nom ne soit pas directement mentionné dans les feuillets, avait déposé une plainte pour diffamation afin d’en empêcher la publication. Quant à David Kellergan, il avait également fait part de son intention de saisir les tribunaux, se défendant vigoureusement des allégations de maltraitance sur sa fille. Et au milieu de ce battage, deux personnes se réjouissaient tout particulièrement : Barnaski et Roth.

Roy Barnaski, qui avait déployé ses équipes d’avocats new-yorkais jusque dans le New Hampshire pour parer à tout imbroglio juridique susceptible de retarder la parution du livre, jubilait : les fuites, dont il ne faisait plus de doute qu’il les avait lui-même orchestrées, lui garantissaient des ventes exceptionnelles et lui permettaient d’occuper le terrain médiatique. Il considérait que sa stratégie n’était ni pire ni meilleure que celle des autres, que le monde des livres était passé du noble art de l’imprimerie à la folie capitaliste du xxie siècle, que désormais un livre devait être écrit pour être vendu, que pour vendre un livre il fallait qu’on en parle, et que pour qu’on en parle il fallait s’approprier un espace qui, si on ne le prenait pas soi-même par la force, serait pris par les autres. Manger ou être mangé.

Du côté de la justice, il faisait peu de doute que le dossier pénal allait bientôt s’effondrer. Benjamin Roth était en passe de devenir l’avocat de l’année et d’accéder à la notoriété nationale. Il acceptait toutes les demandes d’interviews et passait le plus clair de son temps dans les studios des télévisions et des radios locales. Tout, pourvu qu’on parle de lui. « Imaginez-vous, je peux facturer 1 000 dollars de l’heure maintenant, me dit-il. Et à chaque fois que je passe dans le journal, je rajoute dix dollars à mes tarifs horaires pour mes prochains clients. Les journaux, peu importe ce que vous y dites, l’important est d’y être. Les gens se souviennent d’avoir vu votre photo dans le New York Times, ils ne se souviennent jamais de ce que vous y racontiez. » Roth avait attendu toute sa carrière que tombe l’affaire du siècle, et il l’avait trouvée. Désormais sous le feu des projecteurs, il servait à la presse tout ce qu’elle voulait entendre : il parlait du Chef Pratt, d’Elijah Stern, il répétait à l’envi que Nola était une fille troublante, sans doute une manipulatrice, et que Harry était finalement la véritable victime de l’affaire. Pour exciter l’audience, il se mit même à sous-entendre, détails imaginaires à l’appui, que la moitié de la ville d’Aurora avait eu intimement affaire à Nola, si bien que je dus l’appeler pour une mise au point.

— Il faut que vous arrêtiez avec vos racontars pornographiques, Benjamin. Vous êtes en train de salir tout le monde.

— Mais justement, Marcus, au fond, mon boulot n’est pas tant de laver l’honneur de Harry que de montrer combien l’honneur des autres était sale et dégueulasse. Et s’il doit y avoir un procès, je ferai témoigner Pratt, je convoquerai Stern, je ferai appeler tous les hommes d’Aurora à la barre pour qu’ils expient publiquement leurs péchés charnels avec la petite Kellergan. Et je prouverai que ce pauvre Harry n’a eu finalement que le tort de s’être laissé séduire par une femme perverse, comme tant d’autres avant lui.

— Mais qu’est-ce que vous racontez ? m’emportai-je. Il n’a jamais été question de cela !

— Allons, mon ami, appelons un chat un chat. Cette gamine, c’était une salope.

— Vous êtes affligeant, lui répondis-je.

— Affligeant ? Mais je ne fais que reprendre ce que vous dites dans votre bouquin, non ?

— Justement non, et vous le savez très bien ! Nola n’avait rien de tapageur, ni de provocateur. Son histoire avec Harry, c’est une histoire d’amour !

— L’amour, l’amour, toujours l’amour ! Mais l’amour, ça ne veut rien dire, Goldman ! L’amour, c’est une combine que les hommes ont inventée pour ne pas avoir à faire leur lessive !

Le bureau du procureur était mis sur la sellette par la presse et l’atmosphère s’en ressentait dans les locaux de la brigade criminelle de la police d’État : la rumeur voulait que le gouverneur en personne, au cours d’une réunion tripartite, ait sommé la police de régler l’affaire dans les plus brefs délais. Depuis les révélations de Sylla Mitchell, Gahalowood commençait à y voir plus clair dans l’enquête ; les éléments convergeaient de plus en plus vers Luther, et il comptait beaucoup sur les résultats de l’analyse graphologique du carnet pour confirmer son intuition. En attendant, il avait besoin d’en apprendre plus, notamment sur les errances de Luther à Aurora. C’est ainsi que le dimanche 20 juillet, nous retrouvâmes Travis Dawn pour qu’il nous raconte ce qu’il savait à ce propos.

Comme je ne me sentais pas encore prêt à retourner au centre-ville d’Aurora, Travis accepta de nous retrouver dans un restoroute proche de Montburry. Je m’attendais à être mal reçu, à cause de ce que j’avais écrit à propos de Jenny, mais il fit montre de beaucoup de gentillesse à mon égard.

— Je suis désolé pour ces fuites, lui dis-je. C’étaient des notes personnelles, rien de tout ceci n’aurait dû paraître.

— Je ne peux pas t’en vouloir, Marc…

— Tu pourrais…

— Tu ne fais que raconter la vérité. Je sais bien que Jenny en pinçait pour Quebert… Je voyais bien à l’époque comment elle le regardait… Au contraire, je crois que ton enquête tient la route, Marcus… Du moins en est-ce la preuve. À propos de l’enquête : quoi de neuf, justement ?

C’est Gahalowood qui répondit :

— Le neuf, c’est que nous avons de très sérieux soupçons sur Luther Caleb.

— Luther Caleb… Ce cinglé ? Alors c’est vrai, cette histoire de peinture ?

— Oui. Apparemment, la gamine allait régulièrement chez Stern. Étiez-vous au courant pour le Chef Pratt et Nola ?

— Ces ignobles histoires ? Non ! Quand je l’ai appris, je suis tombé des nues. Vous savez, peut-être qu’il a dérapé, mais ça a toujours été un bon flic. Je doute qu’on puisse remettre en cause son enquête et ses recherches, comme j’ai pu le lire dans la presse.

— Que pensez-vous des soupçons sur Stern et Quebert ?

— Que vous vous êtes monté la tête. Tamara Quinn dit qu’elle nous avait prévenus pour Quebert, à l’époque. Je crois qu’il faut recadrer un peu la situation : elle prétendait qu’elle savait tout, mais elle ne savait rien. Elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle avançait. Tout ce qu’elle pouvait vous dire, c’est qu’elle avait eu une preuve concrète, mais qu’elle l’avait mystérieusement égarée. Rien de crédible. Vous-même, sergent, vous savez avec quelle précaution il faut traiter les accusations gratuites. Le seul élément que nous avions contre Quebert était la Chevrolet Monte Carlo noire. Et ce n’était, de loin, pas suffisant.

— Une amie de Nola nous assure avoir averti Pratt de ce qui se tramait chez Stern.

— Pratt ne m’en a jamais parlé.

— Alors, comment ne pas penser qu’il n’ait pas bâclé l’enquête ? releva Gahalowood.

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, sergent.

— Et Luther Caleb ? Que pouvez-vous nous en dire ?

— Luther, c’était un drôle de type. Il importunait les femmes. J’ai même poussé Jenny à porter plainte contre lui après qu’il se soit montré agressif à son égard.

— Vous ne l’avez jamais suspecté ?

— Pas vraiment. Nous avons évoqué son nom et nous avons vérifié quel véhicule il possédait : une Mustang bleue, je me rappelle. Et de toute façon, il semblait peu probable qu’il soit notre homme.

— Pourquoi ?

— Peu avant la disparition de Nola, je m’étais assuré qu’il ne viendrait plus jamais à Aurora.

— C’est-à-dire ?

Travis eut soudain l’air mal à l’aise.

— Disons que… Je l’ai vu au Clark’s, c’était la mi-août, juste après avoir convaincu Jenny de déposer plainte contre lui… Il l’avait molestée et elle en avait gardé un horrible hématome sur le bras. Je veux dire, c’était quand même quelque chose de sérieux. Quand il m’a vu arriver, il s’est enfui. Je l’ai pris en chasse, je l’ai rattrapé sur la route 1. Et là… Je… Vous savez, Aurora c’est une ville paisible, je ne voulais pas qu’il vienne rôder.

— Qu’avez-vous fait ?

— Je lui ai flanqué une dérouillée. Je n’en suis pas fier. Et…

— Et quoi, Chef Dawn ?

— Je lui ai collé mon flingue dans les parties. Je lui ai filé une raclée, et alors qu’il était plié en deux, au sol, je l’ai tenu bien en place, j’ai sorti mon colt, j’ai engagé une balle, et je lui ai enfoncé le canon dans les testicules. Je lui ai dit que je ne voulais plus jamais le voir de ma vie. Il gémissait. Il gémissait qu’il ne reviendrait plus, il m’a supplié de le laisser partir. Je sais que c’est pas des manières correctes, mais je voulais m’assurer qu’on ne le verrait plus à Aurora.

— Et vous pensez qu’il vous a obéi ?

— Pour sûr.

— Vous seriez donc le dernier à l’avoir vu à Aurora ?

— Oui. J’ai transmis la consigne à mes collègues, avec le signalement de sa voiture. Il ne s’est plus jamais montré. On a appris qu’il s’était tué dans le Massachusetts un mois plus tard.

— Quel genre d’accident ?

— Il a raté un virage, je crois. Je n’en sais pas beaucoup plus. À vrai dire, je ne m’y suis pas plus intéressé que ça. À ce moment-là, on avait plus important à faire.

Lorsque nous sortîmes du restoroute, Gahalowood me dit :

— Je crois que cette bagnole est la clé de l’énigme. Il faut savoir qui aurait pu conduire une Chevrolet Monte Carlo noire. Ou plutôt se poser la question suivante : Luther Caleb aurait-il pu être au volant d’une Chevrolet Monte Carlo noire le 30 août 1975 ?


Le lendemain, je retournai à Goose Cove pour la première fois depuis l’incendie. Malgré les banderoles de police tendues au niveau de la marquise pour interdire l’accès à la maison, je pénétrai à l’intérieur. Tout était dévasté. Dans la cuisine, je retrouvai la boîteSOUVENIR DE ROCKLAND, MAINE intacte. Je la vidai de son pain sec et la remplis de quelques objets indemnes glanés au gré des pièces visitées. Dans le salon, je découvris un petit album de photos qui n’avait miraculeusement pas été abîmé. Je l’emportai dehors et je m’assis sous un grand bouleau, face à la maison, pour en regarder les photos. C’est à cet instant qu’Erne Pinkas arriva. Il me dit simplement :

— J’ai vu ta voiture à l’entrée du chemin.

Il vint s’asseoir à côté de moi.

— Ce sont des photos de Harry ? demanda-t-il en désignant l’album.

— Oui. Je l’ai trouvé dans la maison.

Il y eut un long silence. Je tournais les pages. Les clichés dataient probablement du début des années 1980. Sur plusieurs d’entre eux, apparaissait un labrador jaune.

— À qui est ce chien ? demandai-je.

— À Harry.

— Je ne savais pas qu’il en avait eu un.

— Storm, il s’appelait. Il a bien dû vivre douze ou treize ans.

Storm. Ce nom ne m’était pas inconnu, mais je ne me rappelais plus pour quelle raison.

— Marcus, reprit Pinkas. Je n’ai pas voulu être méchant l’autre jour. Je regrette si je t’ai blessé.

— Ça n’a pas d’importance.

— Si, ça en a. Je ne savais pas que tu avais reçu des menaces. C’est à cause de ton livre ?

— Probablement.

— Mais qui a fait ça ? s’indigna-t-il en désignant la maison brûlée.

— On n’en sait rien. La police dit qu’un produit accélérant a été utilisé, comme de l’essence. Un bidon vide a été découvert sur la plage, mais les empreintes relevées dessus sont inconnues.

— Alors t’as reçu des menaces et tu es resté ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Quelle raison aurais-je eu de partir ? La peur ? La peur, il faut la mépriser.

Pinkas me dit que j’étais quelqu’un, et que lui aussi aurait bien voulu devenir quelqu’un dans la vie. Sa femme avait toujours cru en lui. Elle était morte quelques années auparavant, emportée par une tumeur. Sur son lit de mort, elle lui avait dit, comme s’il était un jeune homme plein d’avenir : « Ernie, tu feras quelque chose de grand dans la vie. Je crois en toi. — Je suis trop vieux. Ma vie est derrière moi. — Il n’est jamais trop tard, Ernie. Tant qu’on n’est pas mort, la vie est devant soi. » Mais ce qu’avait réussi à faire Ernie depuis le décès de sa femme, c’était décrocher un boulot au supermarché de Montburry pour rembourser la chimiothérapie et faire entretenir le marbre de sa tombe.

— Je range les chariots, Marcus. Je parcours le parking, je traque les chariots esseulés et abandonnés, je les prends avec moi, je les réconforte, et je les range avec tous leurs copains dans la gare à chariots, pour les clients suivants. Les chariots ne sont jamais seuls. Ou alors pas très longtemps. Parce que dans tous les supermarchés du monde, il y a un Ernie qui vient les chercher et les ramène à leur famille. Mais qui est-ce qui vient chez Ernie ensuite pour le ramener à sa famille, hein ? Pourquoi fait-on pour les chariots de supermarché ce qu’on ne fait pas pour les hommes ?

— Tu as raison. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— Je voudrais être dans les remerciements de ton bouquin. Je voudrais qu’il y ait mon nom dans les remerciements, à la dernière page, comme les écrivains font souvent. Je voudrais avoir mon nom en tout premier. En grosses lettres. Parce que je t’ai un peu aidé à trouver des renseignements. Tu penses que ce serait possible ? Ma femme sera fière de moi. Son petit mari aura contribué à l’immense succès de Marcus Goldman, la nouvelle grande vedette de la littérature.

— Compte sur moi, lui dis-je.

— J’irai lui lire ton livre, Marc. Chaque jour, je viendrai m’asseoir à côté d’elle et je lui lirai ton livre.

— Notre livre, Erne. Notre livre.

Nous entendîmes soudain des pas derrière nous : c’était Jenny.

— J’ai vu ta voiture à l’entrée du chemin, Marcus, me dit-elle.

À ces mots, Erne et moi sourîmes. Je me levai et Jenny m’enlaça comme une mère. Puis elle regarda la maison et elle se mit à pleurer.


En repartant pour Concord ce jour-là, je passai voir Harry au Sea Side Motel. Il traînait devant la porte de sa chambre, torse nu. Il répétait des mouvements de boxe. Il n’était plus le même. Lorsqu’il me vit, il me dit :

— Allons boxer, Marcus.

— Je viens pour parler.

— Nous parlerons en boxant.

Je lui tendis la boîteSOUVENIR DE ROCKLAND, MAINE retrouvée dans les ruines de la maison.

— Je vous ai rapporté ceci, dis-je. Je suis passé par Goose Cove. Votre maison est encore pleine de vos affaires… Pourquoi n’allez-vous pas les récupérer ?

— Que voulez-vous que j’aille récupérer ?

— Des souvenirs ?

Il eut une moue.

— Les souvenirs ne servent qu’à rendre triste, Marcus. Rien qu’en voyant cette boîte, j’ai envie de pleurer !

Il prit la boîte entre les mains puis la serra contre lui.

— Lorsqu’elle a disparu, me raconta-t-il, je n’ai pas pris part aux recherches… Vous savez ce que je faisais ?

— Non…

— Je l’attendais, Marcus. Je l’attendais. La rechercher, ça aurait voulu dire qu’elle n’était plus là. Alors je l’attendais, persuadé qu’elle allait me revenir. J’étais certain qu’elle reviendrait un jour. Et ce jour-là, je voulais qu’elle soit fière de moi. Je me suis préparé à son retour pendant trente-trois ans. Trente-trois ans ! Chaque jour, j’achetais du chocolat et des fleurs, pour elle. Je savais que c’était la seule personne que j’aimerais jamais, et l’amour, Marcus, ça n’arrive qu’une fois par vie ! Et si vous ne me croyez pas, cela signifie que vous n’avez encore jamais aimé. Le soir, je restais sur mon canapé à la guetter, me disant qu’elle allait surgir comme elle avait toujours surgi. Lorsque je partais donner des conférences à travers le pays, je laissais un mot sur ma porte : En conférence à Seattle. De retour mardi prochain. Pour si elle revenait dans l’intervalle. Et je laissais toujours ma porte ouverte. Toujours ! Je n’ai jamais fermé à clé, en trente-trois ans. Les gens disaient que j’étais fou, que j’allais rentrer un jour et trouver ma maison vidée par des cambrioleurs, mais personne ne cambriole personne à Aurora, New Hampshire. Vous savez pourquoi j’ai passé des années sur la route, à accepter toutes les conférences qu’on me proposait ? Parce que je me suis dit que je la retrouverais peut-être. Dans les mégapoles comme dans les plus petits bleds, j’ai sillonné ce pays de long en large, m’assurant que tous les quotidiens locaux annonçaient ma venue, parfois en achetant des espaces publicitaires de ma propre poche, tout ça pour quoi ? Pour elle, pour que nous puissions nous retrouver. Et pendant chacune de mes conférences, je scrutais mon auditoire, je cherchais les jeunes femmes blondes de son âge, je cherchais des ressemblances. Chaque fois, je me disais : peut-être qu’elle sera là. Et après la conférence, je répondais à chaque sollicitation, en pensant qu’elle viendrait peut-être vers moi. Je l’ai guettée dans le public pendant des années, ciblant les filles de quinze ans d’abord, puis de seize, et de vingt, et de vingt-cinq ! Si je suis resté à Aurora, Marcus, c’est parce que j’ai attendu Nola. Et puis, voilà un mois et demi, on l’a retrouvée morte. Enterrée dans mon jardin ! Je l’attendais depuis tout ce temps et elle était là, juste à côté ! Là où j’avais toujours voulu, pour elle, planter des hortensias ! Depuis ce jour où on l’a retrouvée, j’ai le cœur qui va exploser, Marcus ! Parce que j’ai perdu l’amour de ma vie, parce que si je ne lui avais pas donné rendez-vous dans ce maudit motel, elle serait peut-être toujours en vie ! Alors ne venez pas ici avec vos souvenirs, qui me déchirent le cœur. Arrêtez, je vous en supplie, arrêtez.

Il se dirigea vers les escaliers.

— Où allez-vous, Harry ?

— Boxer. Je n’ai plus que ça, la boxe.

Il descendit sur le parking, et se mit à exécuter des chorégraphies guerrières sous les regards inquiets des clients du restaurant voisin. Je le rejoignis et il se mit face à moi en position de garde. Il s’essaya à des enchaînements de directs, mais même lorsqu’il boxait, ce n’était plus la même chose.

— Au fond, pourquoi êtes-vous venu ici ? me demanda-t-il entre deux attaques du droit.

— Pourquoi ? Mais pour vous voir…

— Et pourquoi vouliez-vous tant me voir ?

— Mais parce que nous sommes amis !

— Mais justement, Marcus, c’est ça que vous ne comprenez pas : nous ne pouvons plus être amis.

— Qu’est-ce que vous me racontez, Harry ?

— La vérité. Je vous aime comme un fils. Et je vous aimerai toujours. Mais nous ne pourrons plus être amis à l’avenir.

— Pourquoi ? À cause de la maison ? Je paierai, je vous ai dit ! Je paierai !

— Vous ne comprenez toujours pas, Marcus. Ce n’est pas à cause de la maison.

Je baissai ma garde un instant et il m’infligea une succession de coups directement dans le haut de l’épaule droite.

— Tenez votre garde, Marcus ! Si ç’avait été votre tête, je vous assommais !

— Mais je m’en fous de ma garde ! Je veux savoir ! Je veux comprendre ce que signifie votre petit jeu de devinettes !

— Ce n’est pas un jeu. Le jour où vous comprendrez, vous aurez résolu toute cette affaire.

Je m’arrêtai net.

— Bon Dieu, de quoi êtes-vous en train de me parler ? Vous me cachez des choses, c’est ça ? Vous ne m’avez pas dit toute la vérité ?

— Je vous ai tout dit, Marcus. La vérité est entre vos mains.

— Je ne comprends pas.

— Je sais. Mais lorsque vous aurez compris, tout sera différent. Vous vivez une étape cruciale de votre vie.

Je m’assis à même le béton, dépité. Il se mit à crier que ce n’était pas le moment de m’asseoir.

— Relevez-vous, relevez-vous ! hurla-t-il. Nous pratiquons le noble art de la boxe !

Mais je n’en avais plus rien à faire de son noble art de la boxe.

— La boxe n’a de sens pour moi qu’à travers vous, Harry ! Vous vous rappelez du championnat de boxe en 2003 ?

— Bien sûr que je m’en rappelle… Comment pourrais-je oublier ?

— Mais alors pourquoi ne serions-nous plus amis ?

— À cause des livres. Les livres nous ont unis et maintenant, ils nous séparent. C’était écrit.

— C’était écrit ? Comment ça ?

— Tout est dans les livres… Marcus, je savais que ce moment viendrait dès le jour où je vous ai vu.

— Mais quel moment ?

— C’est à cause du livre que vous êtes en train d’écrire.

— Ce livre ? Mais si vous voulez, je renonce au livre ! Vous voulez qu’on annule tout ? Eh bien voilà, c’est annulé ! Plus de livre ! Plus rien !

— Ça ne servirait malheureusement à rien. Si ce n’est pas celui-là, ce sera un autre.

— Harry, qu’êtes-vous en train de me raconter ? Je ne comprends rien.

— Vous allez faire ce livre et ce sera un livre magnifique, Marcus. J’en suis très heureux, surtout ne vous méprenez pas. Mais nous arrivons au moment de la séparation. Un écrivain s’en va, et un autre naît. Vous allez prendre la relève, Marcus. Vous allez devenir un immense écrivain. Vous avez vendu les droits de votre manuscrit pour un million de dollars ! Un million de dollars ! Vous allez devenir quelqu’un de très grand, Marcus. Je l’ai toujours su.

— Mais au nom du Ciel, qu’est-ce que vous essayez de me dire ?

— Marcus, la clé est dans les livres. Elle est sous vos yeux. Regardez, regardez bien ! Voyez-vous où nous sommes ?

— Nous sommes sur le parking d’un motel !

— Non ! Non, Marcus ! Nous sommes aux origines du mal ! Et voici plus de trente ans que je redoute ce moment.

*

Salle de boxe du campus de l’université de Burrows,


février 2003


— Vous placez mal vos frappes, Marcus. Vous tapez bien, mais vous avez toujours la première phalange du majeur qui dépasse trop et qui frotte au moment de l’impact.

— Quand j’ai les gants, je ne le sens plus.

— Vous devez savoir boxer poings nus. Les gants ne servent qu’à ne pas tuer votre adversaire. Vous le sauriez si vous cogniez autre chose que ce sac.

— Harry… Selon vous, pourquoi est-ce que je boxe toujours tout seul ?

— Demandez-le à vous-même.

— Parce que j’ai peur, je crois. J’ai peur de l’échec.

— Mais quand vous êtes allé dans cette salle de Lowell, sur mon conseil, et que vous vous êtes fait massacrer par ce grand Noir, qu’avez-vous ressenti ?

— De la fierté. Après coup, j’ai ressenti de la fierté. Le lendemain, quand j’ai regardé les bleus sur mon corps, je les ai aimés : je m’étais dépassé, j’avais osé ! J’avais osé me battre !

— Donc vous considérez avoir gagné…

— Au fond, oui. Même si, techniquement, j’ai perdu le combat, j’ai l’impression d’avoir gagné ce jour-là.

— La réponse est là : peu importe de gagner ou de perdre, Marcus. Ce qui compte, c’est le chemin que vous parcourez entre le gong du premier round et le gong final. Le résultat du match, au fond, n’est qu’une information pour le public. Qui a le droit de dire que vous avez perdu, si vous, vous pensez avoir gagné ? La vie c’est comme une course à pied, Marcus : il y aura toujours des gens qui seront plus rapides ou plus lents que vous. Tout ce qui compte au final, c’est la vigueur que vous avez mise à parcourir votre chemin.

— Harry, j’ai trouvé cette affiche dans un hall…

— C’est le championnat de boxe universitaire ?

— Oui… Il y aura toutes les grandes universités. Harvard, Yale… Je… Je voudrais y participer.

— Alors je vais vous y aider.

— Vraiment ?

— Bien sûr. Vous pourrez toujours compter sur moi, Marcus. Ne l’oubliez jamais. Vous et moi nous sommes une équipe. Pour toute la vie.

10. À la recherche d’une fille de quinze ans (Aurora, New Hampshire, 1-18 septembre 1975)

“Harry, comment transmettre des émotions que l’on n’a pas vécues ?

— C’est justement votre travail d’écrivain. Écrire, cela signifie que vous êtes capable de ressentir plus fort que les autres et de transmettre ensuite. Écrire, c’est permettre à vos lecteurs de voir ce que parfois ils ne peuvent voir. Si seuls les orphelins racontaient des histoires d’orphelins, on aurait de la peine à s’en sortir. Cela signifierait que vous ne pourriez pas parler de mère, de père, de chien ou de pilote d’avion, ni de la Révolution russe, parce que vous n’êtes ni une mère, ni un père, ni un chien, ni un pilote d’avion et que vous n’avez pas connu la Révolution russe. Vous n’êtes que Marcus Goldman. Et si chaque écrivain ne devait se limiter qu’à lui-même, la littérature serait d’une tristesse épouvantable et perdrait tout son sens. On a le droit de parler de tout, Marcus, de tout ce qui nous touche. Et il n’y a personne qui puisse nous juger pour cela. Nous sommes écrivains parce que nous faisons différemment une chose que tout le monde autour de nous sait faire : écrire. C’est là que réside toute la subtilité.”

À un moment ou un autre, tout le monde crut voir Nola quelque part. Dans le magasin général d’une ville avoisinante, à un arrêt de bus, au comptoir d’un restaurant. Une semaine après la disparition, alors que les recherches se poursuivaient, la police dut faire face à une multitude de témoignages erronés. Dans le comté de Cordridge, une projection de cinéma fut interrompue après qu’un spectateur crut reconnaître Nola Kellergan au troisième rang. Aux environs de Manchester, un père de famille qui accompagnait sa fille — blonde et âgée de quinze ans — à une fête foraine fut emmené au commissariat pour vérification.

Les recherches, malgré leur intensité, demeuraient vaines : la mobilisation des habitants de la région avait permis leur extension à toutes les villes voisines d’Aurora, mais sans permettre de trouver le moindre début de piste. Des spécialistes du FBI étaient venus optimiser le travail de la police en pointant les lieux à fouiller en priorité, sur la base de l’expérience et des statistiques : cours d’eau et orée des bois proches d’un parking, décharges où pourrissaient des ordures nauséabondes. L’affaire leur paraissait si complexe qu’ils avaient même sollicité l’aide d’un médium, qui avait fait ses preuves lors de deux affaires de meurtre en Oregon, mais sans succès cette fois-ci.

La ville d’Aurora bouillonnait, envahie par les badauds et les journalistes. Dans la rue principale, le poste de police fourmillait d’une intense activité : on y coordonnait les recherches, on y centralisait et triait les informations. Les lignes téléphoniques étaient encombrées, le téléphone n’arrêtait pas de sonner, souvent pour rien, et chaque appel nécessitait de longues vérifications. Des pistes avaient été ouvertes dans le Vermont et le Massachusetts où on avait envoyé des équipes cynophiles. Sans résultat. Le point presse donné deux fois par jour par le Chef Pratt et le capitaine Rodik devant l’entrée du poste ressemblait de plus en plus à un aveu d’impuissance.

Sans que personne ne s’en rende compte, Aurora faisait l’objet d’une étroite surveillance : dissimulés parmi les journalistes venus de tout l’État pour couvrir l’événement, des agents fédéraux observaient les alentours de la maison des Kellergan et avaient mis leur téléphone sur écoute. Si c’était un enlèvement, le ravisseur ne tarderait pas à se manifester. Il appellerait, ou peut-être, par perversité, se mêlerait aux curieux qui défilaient devant le 245 Terrace Avenue pour déposer des messages de soutien. Et si ce n’était pas une question de rançon mais bien un maniaque qui avait sévi, comme certains le craignaient, il fallait le neutraliser au plus vite, avant qu’il ne recommence.

La population se serrait les coudes : les hommes ne comptaient pas les heures passées à ratisser des parcelles entières de prés et de forêts, ou à inspecter les berges des cours d’eau. Robert Quinn prit deux jours de congé pour participer aux recherches. Erne Pinkas, sur autorisation de son contremaître, quittait l’usine une heure plus tôt pour pouvoir rejoindre les équipes de la fin de l’après-midi jusqu’à la tombée du soir. Dans la cuisine du Clark’s, Tamara Quinn, Amy Pratt et d’autres bénévoles préparaient des collations pour les volontaires. Elles ne parlaient que de l’enquête :

— J’ai des informations, répétait Tamara Quinn. J’ai des informations capitales !

— Quoi ? Quoi ? Raconte ! s’époumonait son auditoire en beurrant du pain de mie pour faire des sandwichs.

— Je ne peux rien vous dire… C’est bien trop grave.

Et chacun y allait de sa petite histoire : on soupçonnait depuis longtemps qu’il se passait des choses pas nettes au 245 Terrace Avenue et ça n’était pas un hasard si ça se finissait mal. La mère Philips, dont le fils avait été en classe avec Nola, raconta qu’apparemment, lors d’une récréation, un élève avait soulevé par surprise le polo de Nola pour lui faire une plaisanterie, et que tout le monde avait vu que la petite avait des marques sur le corps. La mère Hattaway raconta que sa fille Nancy était très amie de Nola et qu’au cours de l’été, il s’était passé une succession de faits très étranges, et notamment celui-ci : durant une semaine entière, Nola avait comme disparu et la porte de la maison des Kellergan était restée close pour tous les visiteurs. « Et cette musique ! ajouta Madame Hattaway. Tous les jours j’entendais cette musique qu’on jouait beaucoup trop fort dans le garage, et je me demandais pourquoi diable ce besoin d’assourdir tout le quartier. J’aurais dû me plaindre du bruit, mais je n’ai jamais osé. Je me disais que, tout de même, c’était le révérend… »

*

Lundi 8 septembre 1975


Il était aux environs de midi.

À Goose Cove, Harry attendait. Les mêmes questions se bousculaient sans cesse dans sa tête : que s’était-il passé ? Que lui était-il arrivé ? Il y avait une semaine qu’il restait cloîtré dans sa maison, à attendre. Il dormait sur le canapé du salon, guettant les moindres bruits. Il ne mangeait plus. Il avait l’impression de devenir fou : où pouvait être Nola ? Comment se faisait-il que la police ne trouve plus trace d’elle ? Plus il y pensait, plus la même idée revenait : et si Nola avait voulu brouiller les pistes ? Et si elle avait mis en scène l’agression ? Du coulis rouge sur le visage et des hurlements pour faire croire à un enlèvement : pendant que la police la cherchait autour d’Aurora, elle avait tout le loisir de disparaître loin, d’aller jusqu’au fin fond du Canada. Peut-être même qu’on la croirait bientôt morte et que personne ne la chercherait plus. Nola avait-elle préparé toute cette mise en scène pour qu’ils soient tranquilles à jamais ? Si c’était le cas, pourquoi n’était-elle pas allée au rendez-vous du motel ? La police était arrivée trop vite ? Avait-elle dû se cacher dans les bois ? Et que s’était-il passé chez Deborah Cooper ? Y avait-il un lien entre les deux affaires ou est-ce que tout ceci n’était que pure coïncidence ? Si Nola n’avait pas été enlevée, pourquoi ne lui donnait-elle pas signe de vie ? Pourquoi n’était-elle pas venue se réfugier, ici, à Goose Cove ? Il s’efforça de réfléchir : où pouvait-elle bien être ? Dans un lieu qu’eux seuls connaissaient. Martha’s Vineyard ? C’était trop loin. La boîte en fer-blanc dans la cuisine lui rappela leur escapade dans le Maine, au tout début de leur relation. Était-elle cachée à Rockland ? Aussitôt qu’il y pensa, il attrapa ses clés de voiture et se précipita dehors. En poussant la porte, il tomba nez à nez avec Jenny qui s’apprêtait à sonner. Elle venait voir si tout allait bien : il y avait des jours qu’elle ne l’avait pas vu, elle s’inquiétait. Elle lui trouva une mine affreuse, il était amaigri. Il portait le même costume que lorsqu’elle l’avait vu au Clark’s une semaine plus tôt.

— Harry, que t’arrive-t-il ? demanda-t-elle.

— J’attends.

— Qu’attends-tu ?

— Nola.

Elle ne comprit pas. Elle dit :

— Oh oui, quelle histoire affreuse ! Tout le monde en ville est atterré. Cela fait déjà une semaine et pas le moindre indice. Pas la moindre trace. Harry… Tu as mauvaise mine, je me fais du souci. Est-ce que tu as mangé dernièrement ? Je vais te faire couler un bain et je te préparerai un petit quelque chose.

Il n’avait pas le temps de s’encombrer avec Jenny. Il devait retrouver l’endroit où se cachait Nola. Il l’écarta un peu brusquement, descendit les quelques marches en bois qui menaient au parking en gravier et monta dans sa voiture.

— Je ne veux rien, dit-il simplement depuis la fenêtre ouverte. Je suis très occupé, je ne dois pas être dérangé.

— Mais occupé à quoi ? insista tristement Jenny.

— À attendre.

Il démarra et disparut derrière une rangée de pins. Elle s’assit sur les marches de la marquise et se mit à pleurer. Plus elle l’aimait, plus elle se sentait malheureuse.


Au même moment, Travis Dawn entra dans le Clark’s, ses roses à la main. Il y avait des jours qu’il ne l’avait pas vue ; depuis la disparition. Il avait passé la matinée dans la forêt, avec les équipes de recherche, puis, en remontant dans sa voiture de patrouille, il avait vu les fleurs sur le plancher. Elles avaient en partie séché et se tordaient drôlement, mais il avait eu soudain envie de les apporter à Jenny, immédiatement. Comme si la vie était trop courte. Il s’était absenté, le temps d’aller la trouver au Clark’s, mais elle n’était pas là.

Il s’installa au comptoir et Tamara Quinn vint aussitôt vers lui, comme elle faisait désormais à chaque fois qu’elle voyait un uniforme.

— Comment se passent les recherches ? demanda-t-elle avec un air de mère inquiète.

— On trouve rien, M’dame Quinn. Rien du tout.

Elle soupira et contempla les traits fatigués du jeune policier.

— T’as déjeuné, fiston ?

— Heu… Non, M’dame Quinn. En fait, je voulais voir Jenny.

— Elle s’est absentée un moment.

Elle lui servit un verre de thé glacé et disposa devant lui un set de table en papier et des couverts. Elle remarqua les fleurs et demanda :

— C’est pour elle ?

— Oui, M’dame Quinn. Je voulais m’assurer qu’elle allait bien. Avec toutes les histoires de ces derniers jours…

— Elle ne devrait pas tarder. Je lui ai demandé d’être de retour avant le service de midi, mais évidemment elle est en retard. Ce type lui fera perdre la tête…

— Qui ça ? demanda Travis qui sentit soudain son cœur se serrer.

— Harry Quebert.

— Harry Quebert ?

— Je suis certaine qu’elle est allée chez lui. Je ne comprends pas pourquoi elle s’entête à essayer de plaire à ce petit salopard… Enfin bref, je ne devrais pas te parler de ça. Le plat du jour, c’est de la morue et des pommes de terre sautées…

— C’est parfait, M’dame Quinn. Merci.

Elle posa une main amicale sur son épaule.

— Tu es un bon garçon, Travis. Ça me ferait plaisir que ma Jenny soit avec quelqu’un comme toi.

Elle s’en alla en cuisine et Travis avala quelques gorgées de son thé glacé. Il était triste.

Jenny arriva quelques minutes plus tard ; elle s’était remaquillée à la hâte pour qu’on ne voie pas qu’elle avait pleuré. Elle passa derrière le comptoir, noua son tablier et remarqua alors Travis. Il sourit et lui tendit son bouquet de fleurs fanées.

— Elles n’ont pas bonne mine, s’excusa-t-il, mais il y a plusieurs jours que je voulais te les offrir. Je me suis dit que c’était le geste qui comptait.

— Merci, Travis.

— Ce sont des roses sauvages. Je connais un endroit près de Montburry où il en pousse des centaines. Je t’y emmènerai si tu veux. Ça va, Jenny ? T’as pas l’air bien…

— Ça va…

— C’est cette horrible histoire qui te chagrine, hein ? Tu as peur ? Ne t’inquiète pas, la police est partout désormais. Et puis je suis sûr qu’on va retrouver Nola.

— Je n’ai pas peur. C’est autre chose.

— C’est quoi ?

— Rien d’important.

— C’est à cause de Harry Quebert ? Ta mère dit qu’il te plaît bien.

— Peut-être. Laisse tomber, Travis, ça n’a pas d’importance. Faut… Faut que j’aille en cuisine. Je suis en retard et Maman va encore me faire une scène.

Jenny disparut derrière la porte à battants et tomba sur sa mère qui préparait des assiettes.

— T’es encore en retard, Jenny ! Je suis seule en salle avec tout ce monde.

— Pardon, Ma’.

Tamara lui tendit une assiette de morue et de pommes de terre sautées.

— Va apporter ça à Travis, veux-tu.

— Oui, Ma’.

— C’est un gentil garçon, tu sais.

— Je sais…

— Tu vas l’inviter à déjeuner à la maison, dimanche.

— Déjeuner à la maison ? Non, Maman. Je ne veux pas. Il ne me plaît pas du tout. Et puis, il se ferait des illusions, ce ne serait pas gentil de ma part.

— Ne discute pas ! T’as pas fait tant d’histoires quand tu t’es retrouvée seule pour le bal et qu’il est venu t’inviter. Tu lui plais beaucoup, ça se voit, et il pourrait faire un gentil mari. Oublie Quebert, bon sang ! Il n’y aura jamais de Quebert ! Mets-toi ça dans le crâne une bonne fois pour toutes ! Quebert n’est pas un homme bien ! Il est temps que tu te trouves un homme, et estime-toi heureuse qu’un beau garçon te fasse la cour alors que tu es en tablier toute la journée !

— Maman !

Tamara prit une voie aiguë et sotte pour imiter les gémissements d’un enfant :

— Maman ! Maman ! Arrête de pleurnicher, veux-tu ? Tu as bientôt vingt-cinq ans ! Tu veux finir vieille fille ? Toutes tes copines de classe sont mariées ! Et toi ? Hein ? Tu étais la reine du lycée, que s’est-il passé, au nom du Christ ? Ha, comme je suis déçue, ma fille. Ma’ est très déçue de toi. Nous déjeunerons avec Travis, dimanche, un point c’est tout. Tu vas lui apporter son plat et tu vas l’inviter. Et après ça, tu iras passer un coup de chiffon sur les tables du fond qui sont dégoûtantes. Ça t’apprendra à toujours être en retard.

*

Mercredi 10 septembre 1975


— Vous comprenez, docteur, il y a ce policier charmant, qui lui fait du gringue. Je lui ai dit de l’inviter à déjeuner dimanche. Elle ne voulait pas mais je l’ai forcée.

— Pourquoi l’avez-vous forcée, Madame Quinn ?

Tamara haussa les épaules et laissa sa tête retomber de tout son poids sur l’accoudoir du divan. Elle s’accorda un instant de réflexion.

— Parce que… Parce que je ne veux pas qu’elle finisse seule.

— Alors vous avez peur que votre fille se retrouve seule jusqu’à la fin de sa vie.

— Oui ! Exactement ! Jusqu’à la fin de sa vie !

— Vous-même, avez-vous peur de la solitude ?

— Oui.

— Qu’est-ce que ça vous inspire ?

— La solitude, c’est la mort.

— Avez-vous peur de mourir ?

— La mort, docteur, ça me terrifie.

*

Dimanche 14 septembre 1975


À la table des Quinn, Travis fut bombardé de questions. Tamara voulait tout savoir sur cette enquête qui n’avançait pas. Robert, lui, avait bien quelques curiosités à partager, mais les rares fois où il avait voulu parler, sa femme l’avait rabroué en lui disant : « Tais-toi, Bobbo. C’est pas bon pour ton cancer. » Jenny avait l’air malheureuse et toucha à peine au repas. Seule sa mère tenait le crachoir. Au moment de servir la tarte aux pommes, elle finit par oser demander :

— Alors, Travis, vous avez une liste de suspects ?

— Pas vraiment. Je dois dire qu’on patauge un peu pour le moment. C’est quand même fou, il n’y a pas le moindre indice.

— Est-ce que Harry Quebert est suspect ? interrogea Tamara.

— Maman ! s’indigna Jenny.

— Alors quoi ? On peut plus poser de questions dans cette maison ? Si je donne son nom, c’est parce que j’ai de bonnes raisons : c’est un pervers, Travis. Un pervers ! Il serait impliqué dans la disparition de la petite que je serais pas étonnée.

— C’est grave ce que vous avancez, M’dame Quinn, lui répondit Travis. On ne peut pas dire ce genre de choses sans preuve.

— Mais j’en avais ! beugla-t-elle, folle de rage. J’en avais ! Figure-toi que j’avais un texte écrit de sa main et très compromettant, rangé dans mon coffre, au restaurant ! Je suis la seule à avoir la clé ! Et tu sais où je garde la clé ? Autour de mon cou ! Je ne l’enlève jamais ! Jamais ! Eh bien, l’autre jour, j’ai voulu reprendre ce fichu morceau de papier pour le donner au Chef Pratt, et voilà qu’il avait disparu ! Il n’était plus dans mon coffre ! Comment c’est possible ? Je n’en sais rien. C’est de la sorcellerie !

— Peut-être que tu l’as simplement rangé ailleurs, suggéra Jenny.

— La ferme, ma fille. Je ne suis tout même pas folle, non ? Bobbo, suis-je folle ?

Robert hocha la tête dans un geste qui ne disait ni oui ni non, ce qui eut pour effet d’irriter encore plus sa femme.

— Alors, Bobbo, pourquoi tu ne réponds pas quand je te pose une question ?

— À cause de mon cancer, finit-il par dire.

— Eh bien, t’auras pas de tarte. C’est le docteur qui l’a dit : les desserts pourraient te tuer sur-le-champ.

— Mais je n’ai pas entendu le docteur dire ça ! protesta Robert.

— Tu vois, le cancer te rend déjà sourd. Dans deux mois, tu rejoindras les anges, mon pauvre Bobbo.

Travis essaya de calmer la tension en reprenant le fil de la discussion :

— En tout cas, si vous n’avez pas de preuve, ça ne tient pas la route, conclut-il. Les enquêtes de police sont des choses précises et scientifiques. Et j’en sais quelque chose : j’ai été major de ma promotion à l’académie de police.

La seule idée de ne plus savoir où était passé le morceau de papier qui pouvait faire perdre Harry mettait Tamara dans tous ses états. Pour se calmer, elle s’empara de la pelle à tarte et coupa plusieurs tranches d’un geste guerrier, tandis que Bobbo sanglotait parce qu’il n’avait pas du tout envie de mourir.

*

Mercredi 17 septembre 1975


La recherche du feuillet obsédait Tamara Quinn. Elle avait passé deux jours à fouiller sa maison, sa voiture, et même le garage où elle n’allait jamais. En vain. Ce matin-là, après le lancement du premier service du petit déjeuner au Clark’s, elle s’enferma dans son bureau et vida le contenu de son coffre sur le sol : personne n’avait accès au coffre, c’était impossible que le feuillet ait disparu. Il devait être là. Elle en revérifia le contenu, en vain ; dépitée elle remit ses affaires en ordre. À cet instant, Jenny frappa et passa la tête par l’entrebâillement de la porte. Elle trouva sa mère plongée dans l’énorme gueule d’acier.

— Ma’ ? Qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis occupée.

— Oh, Ma’ ! Ne me dis pas que tu es encore en train de chercher ce satané morceau de papier ?

— Occupe-toi de tes salades, ma fille, veux-tu ? Quelle heure est-il ?

Jenny consulta sa montre.

— Presque huit heures trente, dit-elle.

— Archi zut ! Je suis en retard.

— En retard où ?

— J’ai un rendez-vous.

— Un rendez-vous ? Mais nous devons réceptionner les boissons ce matin. Déjà mercredi dernier tu…

— Tu es une grande fille, non ? l’interrompit sèchement sa mère. Tu as deux bras, tu sais où est la réserve. Pas besoin d’être allée à Harvard pour empiler des caisses de bouteilles de Coca les unes sur les autres : je suis sûre que tu t’en tireras très bien. Et ne va pas faire les yeux doux au livreur pour qu’il le fasse pour toi ! Il est temps de retrousser tes manches !

Sans adresser un regard à sa fille, Tamara attrapa ses clés de voiture et s’en alla. Une demi-heure après son départ, un imposant camion se gara derrière le Clark’s : le livreur déposa une lourde palette chargée de caisses de Coca devant l’entrée de service.

— Z’avez besoin d’aide ? demanda-t-il à Jenny après qu’elle eut signé le reçu.

— Non, M’sieur. Ma mère veut que je me débrouille toute seule.

— Comme vous voudrez. Bonne journée alors.

Le camion repartit et Jenny entreprit de soulever une à une les lourdes caisses pour les porter dans la réserve. Elle avait envie de pleurer. À cet instant, Travis, qui passait par là à bord de son véhicule de patrouille, l’aperçut. Il se gara aussitôt et descendit de voiture.

— Besoin d’un coup de main ? proposa-t-il.

Elle haussa les épaules.

— Ça va. Tu dois certainement avoir à faire, répondit-elle sans interrompre son effort.

Il empoigna une caisse et essaya de faire la conversation.

— Ils disent que la recette du Coca est secrète et qu’elle est conservée dans un coffre à Atlanta.

— Je savais pas.

Il suivit Jenny jusqu’à la réserve et ils empilèrent l’une sur l’autre les deux caisses qu’ils venaient de porter. Comme elle ne parlait pas, il reprit son explication :

— Il paraît aussi que ça donne bon moral aux GI’s, et que depuis la Deuxième Guerre mondiale ils en envoient des caisses aux troupes stationnées à l’étranger. Je l’ai lu ça dans un livre sur le Coca. Enfin, je l’ai lu comme ça, je lis aussi des livres plus sérieux.

Ils ressortirent sur le parking. Elle le regarda dans le fond des yeux.

— Travis…

— Oui, Jenny ?

— Serre-moi fort. Prends-moi dans tes bras et serre-moi fort ! Je me sens si seule ! Je me sens si malheureuse ! J’ai l’impression d’avoir froid jusqu’au fond de mon cœur.

Il la prit dans ses bras et l’étreignit du plus fort qu’il put.


— Voilà que ma fille me pose des questions, docteur. Tout à l’heure, elle m’a demandé où je me rendais tous les mercredis.

— Que lui avez-vous répondu ?

— Qu’elle aille se faire voir ! Et qu’elle réceptionne les palettes de Coca ! Ça ne la regarde pas, où je vais !

— Je sens à votre voix que vous êtes en colère.

— Oui ! Oui ! Bien sûr que je suis en colère, docteur Ashcroft !

— En colère contre qui ?

— Mais contre… contre… contre moi !

— Pourquoi ?

— Parce que je lui ai encore crié dessus. Vous savez, docteur, on fait des enfants et on veut qu’ils soient les plus heureux du monde. Et puis la vie vient se mettre en travers de nous !

— Que voulez-vous dire ?

— Elle est toujours à me demander conseil pour tout ! Elle est toujours dans mes jupons, à me demander : Ma’, comment on fait ça ? Ma’, où est-ce qu’on range ça ? Ma’ par-ci et Ma’ par-là ! Ma’ ! Ma’ ! Ma’ ! Mais je ne serai pas toujours là pour elle ! Un jour je ne pourrai plus veiller sur elle, vous comprenez ! Et quand j’y pense, ça me prend là, dans le ventre ! Comme si tout mon estomac se nouait ! C’est physiquement douloureux et ça me coupe l’appétit !

— Vous voulez dire que vous avez des angoisses, Madame Quinn ?

— Oui ! Oui ! Des angoisses ! Des angoisses terribles ! On essaie de faire tout bien, on essaie de donner ce qu’il y a de meilleur à nos enfants ! Mais que feront nos enfants lorsque nous ne serons plus là ? Que feront-ils, hein ? Et comment être sûrs qu’ils seront heureux et qu’il ne leur arrivera jamais rien ? C’est comme cette gamine, docteur Ashcroft ! Cette pauvre Nola, que lui est-il arrivé ? Et où peut-elle bien être ?

*

Où pouvait-elle bien être ? Elle n’était pas à Rockland. Ni sur les plages, ni dans les restaurants, ni dans la boutique. Nulle part. Il téléphona à l’hôtel de Martha’s Vineyard pour savoir si le personnel n’avait pas vu une jeune fille blonde, mais le réceptionniste à qui il parla le prit pour un fou. Alors il attendit, tous les jours et toutes les nuits.

Il attendit tout le lundi.

Il attendit tout le mardi.

Il attendit tout le mercredi.

Il attendit tout le jeudi.

Il attendit tout le vendredi.

Il attendit tout le samedi.

Il attendit tout le dimanche.

Il attendait avec ferveur et espoir : elle reviendrait. Et ils partiraient ensemble. Ils seraient heureux. Elle était la seule personne qui ait jamais donné du sens à la vie. Qu’on brûle les livres, les maisons, la musique et les hommes : rien n’importait pourvu qu’elle soit avec lui. Il l’aimait : aimer voulait dire que ni la mort, ni l’adversité ne lui faisaient peur tant qu’elle serait à ses côtés. Alors il l’attendait. Et lorsque la nuit tombait, il jurait aux étoiles qu’il attendrait toujours.


Pendant que Harry se refusait à perdre espoir, le capitaine Rodik ne pouvait que constater l’échec des opérations de police malgré l’ampleur des moyens déployés. Il y avait à présent plus de deux semaines qu’on remuait ciel et terre, sans succès. Au cours d’une réunion avec le FBI et le Chef Pratt, Rodik eut ce constat amer :

— Les chiens ne trouvent rien, les hommes ne trouvent rien. Je crois que nous ne la retrouverons pas.

— Je suis assez d’accord avec vous, acquiesça le responsable du FBI. En principe, dans ce genre de cas, soit on retrouve la victime tout de suite, morte ou vivante, soit il y a une demande de rançon. Et si ce n’est rien de tout ça, alors le cas s’en va rejoindre les affaires de disparitions non résolues qui s’entassent sur nos bureaux année après année. Pour la seule semaine dernière, le FBI a reçu cinq avis de disparition de gamins sur l’ensemble du pays. On n’a pas le temps de tout traiter.

— Mais qu’aurait-il pu arriver à cette gamine alors ? demanda Pratt qui ne pouvait pas se résigner à baisser les bras. Une fugue ?

— Une fugue ? Non. Pourquoi l’aurait-on vue en sang et effrayée ?

Rodik haussa les épaules, et le type du FBI proposa d’aller boire une bière.


Le lendemain, au soir du 18 septembre, lors d’un dernier point presse commun, le Chef Pratt et le capitaine Rodik annoncèrent que les recherches pour retrouver Nola Kellergan allaient cesser. Le dossier restait ouvert auprès de la brigade criminelle de la police d’État. Il n’y avait pas le moindre élément, pas la moindre piste : en quinze jours, il n’avait été trouvé aucune trace de la petite Nola Kellergan.

Des bénévoles, conduits par le Chef Pratt, poursuivirent leurs recherches pendant plusieurs semaines, jusqu’aux frontières de l’État. Mais en vain. Nola Kellergan s’était comme envolée.

9. Une Monte Carlo noire

“ Les mots c’est bien, Marcus. Mais n’écrivez pas pour qu’on vous lise : écrivez pour être entendu.”

Mon livre avançait. Les heures passées à écrire se matérialisaient peu à peu, et je sentais revenir en moi ce sentiment indescriptible que je croyais perdu à jamais. C’était comme si je recouvrais enfin un sens vital qui, pour m’avoir fait défaut, m’avait fait dysfonctionner ; comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton dans mon cerveau et l’avait soudain rallumé. Comme si j’étais de nouveau en vie. C’était la sensation des écrivains.

Mes journées débutaient avant l’aube : je partais courir, traversant Concord de part en part, avec, dans mes oreilles, mon lecteur de minidisques. Puis, de retour dans ma chambre d’hôtel, je commandais un bon litre de café et je me mettais au travail. Je pouvais à nouveau compter sur l’aide de Denise, que j’avais récupérée chez Schmid & Hanson et qui avait accepté de reprendre du service dans mon bureau de la Cinquième Avenue. Je lui envoyais mes pages par courriel au fur et à mesure que je les écrivais, et elle se chargeait de procéder aux corrections d’usage. Lorsqu’un chapitre était complet, je l’envoyais à Douglas, pour avoir son avis. C’était amusant de voir combien il s’investissait dans ce livre ; je sais qu’il restait collé à son ordinateur, à attendre mes chapitres. Il ne manquait pas non plus de me rappeler l’imminence des délais, me répétant : « Si on ne finit pas à temps, on est cuit ! » Il disait « on » alors que lui, théoriquement, ne risquait rien dans l’opération, mais il se sentait autant concerné que moi.

Je crois que Douglas subissait beaucoup de pression de la part de Barnaski et qu’il essayait de m’en protéger : Barnaski craignait que je ne parvienne pas à tenir les délais sans aide extérieure. Il m’avait déjà téléphoné à plusieurs reprises pour me le dire de vive voix.

— Il faut que vous preniez des écrivains fantômes pour rédiger ce bouquin, m’avait-il dit, vous n’y arriverez jamais sinon. J’ai des équipes qui sont là pour ça, vous donnez les grandes lignes et ils écrivent à votre place.

— Jamais de la vie, avais-je répondu. C’est ma responsabilité d’écrire ce livre. Personne ne le fera à ma place.

— Oh, Goldman, vous êtes insupportable avec votre morale et vos bons sentiments. Tout le monde fait écrire ses livres par quelqu’un d’autre aujourd’hui. Untel, par exemple, il ne refuse jamais mes équipes.

— Untel n’écrit pas lui-même ses livres ?

Il avait eu ce stupide ricanement caractéristique.

— Mais bien sûr que non ! Comment diable voulez-vous qu’il puisse tenir le rythme ? Les lecteurs ne veulent pas savoir comment Untel écrit ses livres, ou même qui les écrit. Tout ce qu’ils veulent, c’est avoir, chaque année, au début de l’été, un nouveau livre d’Untel pour leurs vacances. Et nous le leur donnons. Ça s’appelle avoir le sens du commerce.

— Ça s’appelle tromper le public, dis-je.

— Tromper le public… Tsss, Goldman, vous êtes décidément un grand tragédien.

Je lui avais fait comprendre qu’il était hors de question que quelqu’un d’autre que moi écrive ce livre : il avait perdu patience et il était devenu grossier.

— Goldman, il me semble que je vous ai versé un million de dollars pour ce foutu bouquin : j’aimerais donc que vous vous montriez un plus coopératif. Si je pense que vous avez besoin de mes écrivains, alors on va les utiliser, bordel de merde !

— Du calme, Roy, vous aurez le livre dans les délais. À condition que vous cessiez de m’interrompre dans mon travail en me téléphonant sans cesse.

Barnaski était alors devenu épouvantablement grossier :

— Goldman, sacré nom de Dieu, j’espère que vous êtes conscient qu’avec ce livre, j’ai mes couilles sur la table. Mes couilles ! Sur la table ! J’ai investi énormément de pognon et je joue la crédibilité d’une des plus grosses maisons d’édition du pays. Alors si ça se passe mal, s’il n’y a pas de bouquin à cause de vos caprices ou de je ne sais quelle autre merde et que je devais couler à pic, sachez que je vous entraînerais avec moi ! Et bien profond !

— J’en prends note, Roy. J’en prends bonne note.

Barnaski, en dehors de ses travers humains, avait un talent inné pour le marketing : mon livre était d’ores et déjà le livre de l’année alors que sa promotion, à coups de publicités géantes sur les murs de New York, ne faisait que débuter. Peu après l’incendie de la maison de Goose Cove, il avait fait une déclaration retentissante. Il avait dit : « Il y a, quelque part, caché en Amérique, un écrivain qui s’efforce de rétablir la vérité à propos de ce qui s’est passé en 1975, à Aurora. Et parce que la vérité dérange, il y a quelqu’un qui est prêt à tout pour le faire taire. » Le lendemain, un article du New York Times titrait : Qui veut la peau de Marcus Goldman ? Ma mère l’avait évidemment lu et m’avait aussitôt téléphoné :

— Pour l’amour du Ciel, Markie, où te trouves-tu ?

— À Concord, au Regent’s. Suite 208.

— Mais tais-toi ! s’était-elle écriée. Je ne veux pas le savoir !

— Enfin, Maman. C’est toi qui…

— Si tu me le dis, je ne pourrai pas m’empêcher de le dire au boucher, qui le dira à son commis, qui le répétera à sa mère, qui n’est autre que la cousine du concierge du lycée de Felton et qui ne pourra pas s’empêcher de le lui dire, et ce diable ira le raconter au proviseur qui en parlera dans la salle des maîtres, et bientôt tout Newark saura que mon fils est dans la suite 208, au Regent’s de Concord, et celui-qui-veut-ta-peau viendra t’égorger dans ton sommeil. Pourquoi une suite d’ailleurs ? As-tu une petite amie ? Vas-tu te marier ?

Elle avait alors appelé mon père, je l’avais entendue crier : « Nelson, Viens écouter le téléphone ! Markie va se marier ! »

— Maman, je ne vais pas me marier. Je suis tout seul dans ma suite.

Gahalowood, qui était dans ma chambre où il venait de se faire servir un copieux petit déjeuner, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de s’écrier : « Hé ! Moi je suis là ! »

— Qui est-ce ? avait aussitôt demandé ma mère.

— Personne.

— Ne dis pas personne ! J’ai entendu une voix d’homme. Marcus, je vais te poser une question médicale extrêmement importante, et il faudra que tu sois honnête avec celle qui t’a porté dans son ventre pendant neuf mois : y a-t-il un homme homosexuel secrètement caché dans ta chambre ?

— Non, Maman. Il y a le sergent Gahalowood, qui est policier. Il enquête avec moi et il se charge également de faire exploser ma note de service d’étage.

— Est-il nu ?

— Quoi ? Mais bien sûr que non ! C’est un policier, Maman ! Nous travaillons ensemble.

— Un policier… Tu sais, je ne suis pas née de la dernière pluie : il y a cette chose musicale, des hommes qui chantent ensemble, il y a un motard tout en cuir, un plombier, un Indien et un policier…

— Maman, lui, c’est un véritable officier de police.

— Markie, au nom de nos ancêtres qui ont fui les pogroms et si tu aimes ta gentille Mama, chasse cet homme nu de ta chambre.

— Je ne vais chasser personne, Maman.

— Oh, Markie, pourquoi me téléphones-tu, si c’est pour me faire de la peine ?

— C’est toi qui m’appelles, Maman.

— C’est parce que ton père et moi nous avons peur de ce criminel fou qui te poursuit.

— Personne ne me poursuit. La presse exagère.

— Je regarde tous les matins et tous les soirs dans la boîte aux lettres.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Pourquoi ? Il me demande pourquoi ? Mais à cause d’une bombe !

— Je ne pense pas que quelqu’un va mettre une bombe chez vous, Maman.

— Nous mourrons d’une bombe ! Et sans jamais avoir connu la joie d’être grands-parents. Voilà, es-tu content de toi ? Figure-toi que l’autre jour, ton père a été suivi par une grosse voiture noire jusque devant la maison. Papa s’est précipité à l’intérieur et la voiture est allée se garer dans la rue, juste à côté.

— Avez-vous appelé la police ?

— Évidemment. Deux voitures sont arrivées, sirènes hurlantes.

— Et ?

— C’était les voisins. Ces diables ont acheté une nouvelle voiture ! Sans même nous prévenir. Une nouvelle voiture, tsss ! Alors que tout le monde dit qu’il va y avoir une immense crise économique, eux, ils achètent une nouvelle voiture ! C’est pas suspect, ça ? Je pense que le mari trempe dans le trafic de drogue ou quelque chose comme ça.

— Maman, qu’est-ce que tu racontes comme idioties ?

— Je sais ce que je dis ! Et ne parle pas comme ça à ta pauvre mère qui risque de mourir d’une minute à l’autre d’un attentat à la bombe ! Où en est ton livre ?

— Il avance très bien. Je dois l’avoir terminé dans quatre semaines.

— Et comment finit-il ? C’est peut-être celui qui a tué la petite qui veut te tuer.

— C’est mon seul problème : je ne sais toujours pas comment le livre se termine.


L’après-midi du lundi 21 juillet, Gahalowood débarqua dans ma suite alors que j’étais en train d’écrire le chapitre où Nola et Harry décident de partir ensemble pour le Canada. Il était dans un état d’excitation avancé, et commença par se servir une bière dans le mini-bar.

— J’étais chez Elijah Stern, me dit-il.

— Stern ? Sans moi ?

— Je vous rappelle que Stern a déposé plainte contre votre bouquin. Bref, je viens justement vous raconter…

Gahalowood m’expliqua qu’il avait débarqué à l’improviste chez Stern, pour ne pas rendre sa venue officielle, et que c’était l’avocat de Stern, Bo Sylford, un ténor du barreau de Boston, qui l’avait accueilli en sueur et en tenue de sport, en lui disant : « Donnez-moi cinq minutes, sergent. Je prends une douche rapide et je suis à vous. »

— Une douche ? demandai-je.

— Comme je vous dis, l’écrivain : ce Sylford déambulait à moitié nu dans le hall. J’ai patienté dans un petit salon, puis il est revenu, en costume, accompagné de Stern qui m’a dit : « Alors, sergent, vous avez fait la connaissance de mon compagnon. »

— De son compagnon ? répétai-je. Vous êtes en train de me dire que Stern est…

— Homosexuel. Ce qui voudrait dire qu’il n’a vraisemblablement jamais ressenti la moindre attirance pour Nola Kellergan.

— Mais qu’est-ce que tout ça veut dire ? demandai-je.

— C’est la question que je lui ai posée. Il était assez ouvert à la discussion.

Stern s’était dit très agacé par mon livre ; il considérait que je ne savais pas de quoi je parlais. Gahalowood avait alors saisi la balle au bond et lui avait proposé d’apporter quelques éclaircissements à l’enquête :

— Monsieur Stern, avait-il dit, à la lumière de ce que je viens d’apprendre à propos de votre… préférence sexuelle, pouvez-vous dire quel genre de relation il y a eu entre Nola et vous ?

— Je vous l’ai dit depuis le début, avait répondu Stern sans sourciller. Une relation de travail.

— Une relation de travail ?

— C’est lorsque quelqu’un fait quelque chose pour vous et que vous le payez en retour, sergent. En l’occurrence, elle posait.

— Alors Nola Kellergan venait vraiment ici poser pour vous ?

— Oui. Mais pas pour moi.

— Pas pour vous ? Mais pour qui alors ?

— Pour Luther Caleb.

— Pour Luther ? Mais pourquoi ?

— Pour qu’il puisse prendre son pied.

La scène qu’avait alors racontée Stern s’était déroulée un soir de juillet 1975. Stern ne se rappelait plus la date exacte, mais c’était vers la fin du mois. Mes recoupements permirent d’établir que cela avait dû se passer juste avant le départ pour Martha’s Vineyard.

*

Concord. Fin juillet 1975


Il était déjà tard. Stern et Luther étaient seuls dans la maison, occupés à jouer aux échecs sur la terrasse. La sonnerie de la porte d’entrée retentit soudain, et ils se demandèrent qui pouvait bien venir à une heure pareille. C’est Luther qui alla ouvrir. Il revint sur la terrasse accompagné d’une ravissante jeune fille blonde aux yeux rougis par les larmes. Nola.

— Bonsoir, Monsieur Stern, dit-elle timidement. Je vous prie de bien vouloir excuser ma venue aussi impromptue. Mon nom est Nola Kellergan et je suis la fille du pasteur d’Aurora.

— Aurora ? Tu as fait le trajet depuis Aurora ? demanda-t-il. Comment es-tu venue jusqu’ici ?

— J’ai fait du stop, Monsieur Stern. Il fallait absolument que je vous parle.

— Est-ce qu’on se connaît ?

— Non, Monsieur. Mais j’ai une requête de première importance.

Stern contempla cette petite jeune femme aux yeux pétillants mais tristes, qui venait le trouver au milieu de la soirée pour une requête de première importance. Il la fit asseoir dans un fauteuil confortable, et Caleb lui apporta un verre de limonade et des biscuits.

— Je t’écoute, lui dit-il, presque amusé de la scène, lorsqu’elle eut bu sa limonade d’une traite. Qu’as-tu de si important à me demander ?

— Encore une fois, Monsieur Stern, je vous prie de m’excuser de vous déranger à une heure pareille. Mais c’est un cas de force majeure. Je viens vous voir en toute confidentialité pour… Vous demander de m’engager.

— De t’engager ? Mais de t’engager en tant que quoi ?

— En tant que ce que vous voudrez, Monsieur. Je ferai n’importe quoi pour vous.

— T’engager ? répéta Stern qui ne comprenait pas bien. Mais pourquoi donc ? As-tu besoin d’argent, ma petite ?

— En échange, je voudrais que vous permettiez à Harry Quebert de rester à Goose Cove.

— Harry Quebert quitte Goose Cove ?

— Il n’a pas les moyens de rester. Il a déjà contacté l’agence de location de la maison. Il ne peut pas payer le mois d’août. Mais il faut qu’il reste ! Parce qu’il y a ce livre, qu’il commence à peine à écrire et dont je sens qu’il va être un livre magnifique ! S’il s’en va, il ne le finira jamais ! Sa carrière serait brisée ! Quel gâchis, Monsieur, quel gâchis ! Et puis, il y a nous ! Je l’aime, Monsieur Stern. Je l’aime comme je n’aimerai qu’une fois dans ma vie ! Je sais que cela va vous paraître ridicule, que vous pensez que je n’ai que quinze ans et que je ne connais rien à la vie. Je ne connais peut-être rien à la vie, Monsieur Stern, mais je connais mon cœur ! Sans Harry, je ne suis plus rien.

Elle joignit les mains comme pour implorer et Stern demanda :

— Qu’est-ce que tu attends de moi ?

— Je n’ai pas d’argent. Sans quoi je vous aurais payé la location de la maison pour que Harry puisse y rester. Mais vous pourriez m’engager ! Je serai votre employée, et je travaillerai pour vous aussi longtemps qu’il le faudra pour que ça corresponde à la location de la maison pour quelques mois supplémentaires.

— J’ai suffisamment d’employés de maison.

— Je peux faire ce que vous voulez. Tout ! Ou alors laissez-moi vous payer la location petit à petit : j’ai déjà cent vingt dollars ! (Elle sortit des billets de sa poche.) Ce sont toutes mes économies ! Les samedis, je travaille au Clark’s, je travaillerai jusqu’à vous avoir remboursé !

— Combien gagnes-tu ?

Elle répondit fièrement :

— Trois dollars de l’heure ! Plus les pourboires !

Stern sourit, touché par cette requête. Il considéra Nola avec tendresse : au fond, il n’avait pas besoin du revenu de la location de Goose Cove, il pouvait parfaitement laisser Quebert en disposer quelques mois de plus. Mais c’est alors que Luther demanda à lui parler en privé. Ils s’isolèrent dans la pièce voisine.

— Eli’, dit Caleb, ve voudrais la peindre. F’il te plaît… F’il te plaît.

— Non, Luther. Pas ça… Pas encore…

— Ve t’en fupplie… Laiffe-moi la peindre… Fela fait fi longtemps…

— Mais pourquoi ? Pourquoi elle ?

— Parfe qu’elle me rappelle Eleanore.

— Encore Eleanore ? Ça suffit ! Tu dois cesser maintenant !

Stern commença par refuser. Mais Caleb insista longuement et Stern finit par céder. Il retourna auprès de Nola, qui picorait dans l’assiette de biscuits.

— Nola, j’ai réfléchi, dit-il. Je suis prêt à laisser Harry Quebert disposer de la maison autant de temps qu’il le voudra.

Elle lui sauta spontanément au cou.

— Oh, merci ! Merci, Monsieur Stern !

— Attends, il y a une condition…

— Bien sûr ! Tout ce que vous voudrez ! Vous êtes si bon, Monsieur Stern.

— Tu seras modèle. Pour une peinture. C’est Luther qui peindra. Tu te mettras nue et il te peindra.

Elle s’étrangla :

— Nue ? Vous voulez que je me mette toute nue ?

— Oui. Mais uniquement pour servir de modèle. Personne ne te touchera.

— Mais Monsieur, c’est très gênant d’être nue… Je veux dire. (Elle se mit à sangloter.) Je pensais que je pourrais vous rendre des petits services : des travaux de jardin ou faire du classement dans votre bibliothèque. Je ne pensais pas que je devrais… Je ne pensais pas à ça.

Elle essuya ses joues. Stern dévisagea ce bout de femme plein de douceur qu’il forçait à poser nue. Il aurait voulu la prendre dans ses bras pour la réconforter, mais il ne devait pas laisser ses sentiments prendre le pas.

— C’est mon prix, dit-il sèchement. Tu poses nue, et Quebert garde la maison.

Elle acquiesça.

— Je le ferai, Monsieur Stern. Je ferai tout ce que vous voulez. Désormais, je suis à vous.

*

Trente-trois ans après cette scène, hanté par le remords et comme s’il demandait l’expiation, Stern avait emmené Gahalowood sur la terrasse de sa maison, là même où il avait exigé de Nola qu’elle se mette nue à la demande de son chauffeur, si elle voulait que l’amour de sa vie puisse rester en ville.

— Voilà, avait-il dit, voilà comment Nola est entrée dans ma vie. Le lendemain de sa venue, j’ai essayé de contacter Quebert pour lui dire qu’il pouvait rester à Goose Cove, mais impossible de le joindre. Pendant une semaine, il a été introuvable. J’ai même envoyé Luther faire le pied de grue devant chez lui. Il a finalement réussi à le rattraper alors qu’il s’apprêtait à quitter Aurora.

Gahalowood avait ensuite demandé :

— Mais cette requête de Nola ne vous a pas semblé étrange ? Ni le fait que cette gamine de quinze ans vive une relation avec un homme de plus de trente ans et vienne vous demander une faveur pour lui ?

— Vous savez, sergent, elle parlait si bien de l’amour… Si bien que moi-même je ne pourrais jamais utiliser ses mots. Et puis, moi, j’aimais les hommes. Vous savez comment on percevait l’homosexualité à l’époque ? Encore maintenant d’ailleurs… La preuve, je m’en cache toujours. Au point que lorsque ce Goldman raconte que je suis un vieux sadique et sous-entend que j’ai abusé de Nola, je n’ose rien dire. J’envoie mes avocats au front, j’intente des procès, j’essaie de faire interdire le livre. Il suffirait que je dise à l’Amérique que je suis de l’autre bord. Mais nos concitoyens sont encore très prudes et j’ai une réputation à protéger.

Gahalowood avait recentré la conversation.

— Votre arrangement avec Nola, comment cela se passait ?

— Luther s’occupait d’aller la chercher à Aurora. Je disais que je ne voulais rien savoir de tout ça. J’exigeais qu’il prenne sa voiture personnelle, une Mustang bleue, et non pas la Lincoln noire de service. Aussitôt que je le voyais partir pour Aurora, je renvoyais tous les employés de maison. Je voulais que personne ne soit là. J’avais trop honte. De même que je ne voulais pas que cela se passe dans la véranda qui servait d’atelier à Luther habituellement : j’avais trop peur que quelqu’un le surprenne. Alors il installait Nola dans un petit salon jouxtant mon bureau. Je venais la saluer à son arrivée et lorsqu’elle repartait. C’était ma condition pour Luther : je voulais m’assurer que tout se passait bien. Ou disons pas trop mal. Je me souviens que la première fois, elle était sur un canapé recouvert d’un drap blanc. Elle était déjà nue, tremblante, mal à l’aise, effrayée. Je lui avais serré la main et elle était glacée. Je ne restais jamais dans la pièce, mais j’étais toujours à proximité, pour m’assurer qu’il ne lui faisait aucun mal. J’ai même, par la suite, caché un interphone dans la pièce. Je le mettais en marche, et je pouvais ainsi écouter ce qui se passait.

— Et ?

— Rien. Luther ne prononçait pas un mot. C’était un taiseux de nature, à cause de ses mâchoires brisées. Il la peignait. C’est tout.

— Il ne l’a pas touchée, alors ?

— Jamais ! Je vous le dis, je ne l’aurais pas toléré.

— Combien de fois Nola est-elle venue ?

— Je ne sais pas. Une dizaine peut-être.

— Et combien de tableaux a-t-il peint ?

— Un seul.

— Celui que nous avons saisi ?

— Oui.

C’était donc uniquement grâce à Nola que Harry avait pu rester à Aurora. Mais pourquoi Luther Caleb avait-il ressenti le besoin de la peindre ? Et pourquoi Stern, qui, d’après ce qu’il disait, était prêt à laisser Harry disposer de la maison sans contrepartie, avait-il soudain accédé à la requête de Caleb et contraint Nola à poser nue ? C’étaient des questions auxquelles Gahalowood n’avait pas de réponse.

— Je lui ai demandé, m’expliqua-t-il. Je lui ai dit : « Monsieur Stern, il y a un détail que je ne saisis toujours pas : pourquoi Luther voulait-il peindre Nola ? Vous disiez tout à l’heure que cela lui permettait de prendre son pied : vous voulez dire que cela lui procurait du plaisir sexuel ? Vous avez fait mention d’une Eleanore également, s’agit-il de son ancienne petite amie ? » Mais il a clos le sujet. Il a dit que c’était une histoire compliquée et que je savais ce que j’avais besoin de savoir, que le reste appartenait au passé. Et il a levé l’entretien. J’étais là officieusement, je ne pouvais pas l’obliger à répondre.

— Jenny nous a raconté que Luther voulait la peindre, elle aussi, rappelai-je à Gahalowood.

— Alors ce serait quoi ? Une espèce de maniaque au pinceau ?

— Je n’en sais rien, sergent. Vous pensez que Stern a accédé à la requête de Caleb parce qu’il était attiré par lui ?

— L’hypothèse m’a traversé l’esprit et j’ai posé la question à Stern. Je lui ai demandé si entre lui et Caleb il y avait quelque chose. Il a répondu très calmement que pas du tout. « Je suis le très fidèle compagnon de Monsieur Sylford depuis le début des années 1970, m’a-t-il dit. Je n’ai jamais rien ressenti pour Luther Caleb si ce n’est de la pitié, raison pour laquelle je l’ai engagé. C’était un pauvre zonard de Portland, il avait été gravement défiguré et handicapé après un violent passage à tabac. Une vie foutue sans raison. Il s’y connaissait en mécanique et j’avais justement besoin de quelqu’un pour s’occuper de mon parc de voitures et me servir de chauffeur. Rapidement, nous avons tissé des liens amicaux. C’était un chouette type, vous savez. Je peux dire que nous avons été amis. » Vous voyez, l’écrivain, ce qui me taraude, c’est justement ces liens dont il parle et qu’il décrit comme amicaux. Mais j’ai l’impression qu’il y a plus que ça. Et ce n’est pas sexuel non plus : je suis certain que Stern ne nous ment pas lorsqu’il dit qu’il n’avait pas d’attirance pour Caleb. Non, ce seraient des liens plus… malsains. C’est l’impression que j’ai eue lorsque Stern m’a décrit la scène où il accède à la requête de Caleb et demande à Nola de poser nue. Ça lui donnait envie de vomir, et pourtant il le fait quand même, comme si Caleb avait une espèce de pouvoir sur lui. D’ailleurs, ça n’a pas échappé à Sylford non plus. Il n’avait pas pipé mot jusque-là, il s’était contenté d’écouter, mais lorsque Stern a raconté l’épisode de la petite, terrifiée et toute nue, qu’il venait saluer avant les séances de peinture, il a fini par dire : « Mais Eli’, comment ? Comment ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pourquoi tu ne m’as jamais rien dit ? »

— Et à propos de la disparition de Luther ? demandai-je. En avez-vous parlé à Stern ?

— Du calme, l’écrivain, j’ai gardé le meilleur pour la fin. Sylford, sans le vouloir, lui a mis la pression. Il était chamboulé et il en a perdu ses réflexes d’avocat. Il s’est mis à beugler : « Mais Eli’, enfin, explique-toi ! Pourquoi ne m’as-tu jamais rien dit ? Pourquoi as-tu gardé le silence pendant toutes ces années ? » Le Eli’ en question n’en menait pas large, comme vous pouvez vous en douter, et il a rétorqué : « J’ai gardé le silence, j’ai gardé le silence mais je n’ai pas oublié ! J’ai conservé ce tableau pendant trente-trois ans ! Tous les jours, j’allais dans l’atelier, je m’asseyais sur le canapé et je la regardais. Je devais soutenir son regard, sa présence. Elle me fixait, avec ce regard de fantôme ! C’était ma punition ! »

Gahalowood avait alors évidemment demandé à Stern de quelle punition il parlait.

— Ma punition pour l’avoir un peu tuée ! s’était écrié Stern. Je crois qu’en laissant Luther la peindre nue, j’ai réveillé en lui des démons terrifiants… Je… j’avais dit à cette petite qu’elle devait poser nue pour Luther, et j’avais créé une espèce de connexion entre eux deux. Je crois que je suis peut-être indirectement responsable de la mort de cette gentille petite gamine !

— Que s’est-il passé, Monsieur Stern ?

Stern était d’abord resté silencieux ; il avait tourné en rond, visiblement incapable de savoir s’il devait raconter ce qu’il savait. Puis il s’était décidé à parler :

— J’ai vite réalisé que Luther était fou amoureux de Nola et qu’il voulait comprendre pourquoi Nola était, elle, folle amoureuse de Harry. Ça le rendait malade. Et il est devenu complètement obsédé par Quebert, au point qu’il s’est mis à se cacher dans les bois autour de la maison de Goose Cove pour l’espionner. Je le voyais multiplier les allées et venues vers Aurora, je savais qu’il passait parfois des journées entières là-bas. J’avais l’impression de perdre le contrôle de la situation, alors, un jour, je l’ai suivi. J’ai trouvé sa voiture garée dans les bois, près de Goose Cove. J’ai laissé la mienne plus loin, à l’abri des regards, et j’ai inspecté les bois : c’est alors que je l’ai vu, sans que lui me voie. Il était dissimulé derrière des fourrés, il épiait la maison. Je ne me suis pas montré, mais je voulais lui donner une bonne leçon, qu’il sente passer le vent du boulet. J’ai décidé de me pointer à Goose Cove, comme si je faisais une visite impromptue à Harry. J’ai donc rejoint la route 1 et je suis arrivé par le chemin de Goose Cove, l’air de rien. Je me suis directement dirigé vers la terrasse, j’ai fait du bruit. J’ai hurlé : « Bonjour ! Bonjour, Harry ! » pour être sûr que Luther m’entende. Harry a dû me prendre pour un fou, d’ailleurs je me souviens qu’il a hurlé comme un beau diable lui aussi. Je lui ai fait croire que j’avais laissé ma voiture à Aurora et je lui ai proposé de le ramener en ville et que nous déjeunions ensemble. Il a heureusement accepté et nous sommes partis. Je me suis dit que ça laisserait le temps à Luther de déguerpir et qu’il en serait quitte pour une bonne frayeur. Nous sommes allés déjeuner au Clark’s. Là, Harry Quebert m’a raconté que l’avant-veille, à l’aube, Luther l’avait ramené d’Aurora à Goose Cove après qu’il ait eu une mauvaise crampe pendant son jogging. Harry m’a demandé ce que faisait Luther à une heure pareille à Aurora. J’ai changé de sujet de conversation, mais j’étais très préoccupé : il fallait que cela cesse. Ce soir-là, j’ai ordonné à Luther de ne plus aller à Aurora, qu’il aurait des ennuis s’il continuait. Mais il a continué malgré tout. Alors, environ une ou deux semaines plus tard, je lui ai dit que je ne voulais plus qu’il peigne Nola. Nous avons eu une dispute terrible. C’était le vendredi 29 août 1975. Il m’a dit qu’il ne pouvait plus travailler pour moi, il est parti en claquant la porte. Je pensais qu’il avait agi sur le coup de la mauvaise humeur et qu’il reviendrait. Le lendemain, ce fameux 30 août 1975, je suis parti très tôt pour des rendez-vous privés, mais à mon retour, en fin de journée, en constatant que Luther n’était toujours pas rentré, j’ai eu un drôle de pressentiment. Je suis parti à sa recherche. J’ai pris la route d’Aurora, il devait être vers vingt heures. En chemin, je me suis fait dépasser par une colonne de voitures de police. Arrivé en ville, je découvris qu’il y régnait une agitation terrible : les gens disaient que Nola avait disparu. Je me suis fait indiquer l’adresse des Kellergan, bien qu’il m’aurait suffi de suivre le flot des curieux et des véhicules d’urgence qui y confluaient. Je suis resté un moment devant leur maison, au milieu des badauds, incrédule, à contempler l’endroit où vivait cette gentille fille, cette petite bâtisse tranquille, en planches blanches, avec cette balançoire accrochée à un épais cerisier. Je suis rentré à Concord lorsque la nuit fut tombée, et je suis allé dans la chambre de Luther pour voir s’il était là, mais personne évidemment. Le tableau de Nola qui me dévisageait. Il était terminé, le tableau était terminé. Je l’ai pris avec moi, je l’ai accroché dans l’atelier. Il n’en a plus jamais bougé. J’ai attendu Luther toute la nuit, en vain. Le lendemain, son père m’a téléphoné : il le cherchait aussi. Je lui ai dit que son fils était parti l’avant-veille, sans donner plus de précision. À personne d’ailleurs. Je me suis tu. Parce que désigner Luther comme coupable de l’enlèvement de Nola Kellergan, c’était comme être coupable un peu moi-même. J’ai guetté Luther pendant trois semaines ; tous les jours, je partais à sa recherche. Jusqu’à ce que son père me prévienne qu’il s’était tué dans un accident de la route.

— Êtes-vous en train de me dire que vous pensez que c’est Luther Caleb qui a tué Nola ? avait demandé Gahalowood.

Stern avait hoché la tête.

— Oui, sergent. Ça fait trente-trois ans que je le pense.


Les propos de Stern que me rapporta Gahalowood me laissèrent d’abord sans voix. J’allai nous chercher deux autres bières dans le mini-bar et je branchai mon enregistreur.

— Il faut que vous me répétiez tout ça, sergent, ai-je dit. Je dois vous enregistrer, pour mon livre.

Il accepta de bonne grâce.

— Si vous voulez, l’écrivain.

J’enclenchai l’appareil. C’est à ce moment-là que le téléphone de Gahalowood sonna. Il répondit, et l’enregistrement témoigne de ses propos : « Vous êtes sûr ? Dit-il. Vous avez tout vérifié ? Quoi ? Quoi ? Bon Dieu, c’est complètement fou ! » Il me demanda un morceau de papier et un stylo, il prit note de ce dont on l’informait et il raccrocha. Puis il me regarda avec un drôle d’air et me dit :

— C’était un stagiaire de la brigade… Je lui avais demandé de me retrouver le rapport d’accident de Luther Caleb.

— Et ?

— D’après le rapport de l’époque, Luther Caleb a été retrouvé dans une Chevrolet Monte Carlo noire immatriculée au nom de la compagnie de Stern.

*

Vendredi 26 septembre 1975


C’était un jour brumeux. Le soleil était levé depuis quelques heures déjà mais la lumière était mauvaise. Des traînées opaques s’accrochaient au paysage, comme souvent lors des automnes humides de Nouvelle-Angleterre. Il était huit heures du matin lorsque George Tent, un pêcheur de homards, quitta le port de Sagamore, Massachusetts, à bord de son bateau, accompagné de son fils. Sa zone de pêche était essentiellement concentrée le long de la côte, mais il faisait partie des rares dans ce métier à poser également des pièges dans certains bras de mer délaissés des autres pêcheurs, car souvent considérés comme difficiles d’accès et trop dépendants des caprices des marées pour être rentables. C’est précisément dans l’un de ces bras que George Tent se rendit ce jour-là, pour relever deux pièges. Alors qu’il manœuvrait son bateau dans le lieu-dit Sunset Cove — une avancée de l’océan entre des falaises abruptes —, son fils fut soudain ébloui par un éclat de lumière. Un rayon de soleil avait filtré d’entre les nuages et s’était reflété contre quelque chose. Cela n’avait duré qu’une fraction de seconde mais ç’avait été assez puissant pour intriguer le jeune homme qui s’empara d’une paire de jumelles, et scruta les falaises.

— Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda son père.

— Il y a quelque chose là-bas, sur le bord. Je ne sais pas ce que c’était, mais j’ai vu un objet étinceler fortement.

Jaugeant le niveau de l’océan par rapport aux rochers, Tent considéra que l’eau était suffisamment profonde pour s’approcher des falaises. Il avança ensuite très lentement le long de la paroi.

— Saurais-tu dire ce que c’était ? demanda encore George Tent, intrigué.

— Un reflet, pour sûr. Mais sur quelque chose d’inhabituel, comme du métal, ou du verre.

Ils avancèrent encore, et, au détour d’une barrière rocheuse, ils découvrirent soudain ce qui avait attiré leur attention. « Sacré nom d’un chien ! » jura le père Tent, les yeux écarquillés. Il se précipita sur sa radio de bord pour appeler les garde-côtes.


À huit heures quarante-sept, ce même jour, la police de Sagamore fut avertie par les garde-côtes d’un accident mortel : une voiture avait dévissé de la route qui longeait les falaises de Sunset Cove et s’était écrasée dans les rochers en contrebas. C’est l’officier Darren Wanslow qui se rendit sur place. Il connaissait bien cet endroit : une petite route posée au bord d’une paroi vertigineuse, offrant une vue spectaculaire. Un parking avait même été aménagé sur le point culminant pour permettre aux touristes de venir admirer le panorama. L’endroit était magnifique, mais l’officier Wanslow l’avait toujours jugé dangereux parce qu’il n’y avait aucune barrière pour protéger les véhicules. Il en avait pourtant fait plusieurs fois la demande auprès de la municipalité, mais sans succès, malgré la très forte affluence les soirs d’été. Seul un panneau de mise en garde avait été apposé.

En arrivant à hauteur du parking, Wanslow remarqua un pick-up des gardes forestiers qui signalait certainement l’endroit où avait dû se produire l’accident. Il coupa la sirène de son véhicule et se gara aussitôt. Deux gardes forestiers observaient la scène qui se jouait en contrebas : une vedette des garde-côtes s’affairait à proximité des falaises, déployant un bras articulé.

— Ils disent qu’il y a une voiture là en bas, déclara l’un des gardes forestiers à Wanslow, mais on n’y voit goutte.

Le policier s’approcha du bord de la falaise : la pente était abrupte, couverte de ronces, d’herbes hautes et de replis rocheux. Il était effectivement impossible de voir quoi que ce soit.

— Vous dites que la voiture est juste en dessous ? demanda-t-il.

— C’est ce qu’on a entendu sur le canal d’urgence. D’après la position du bateau des garde-côtes, j’imagine que la voiture était sur le parking, et que pour une raison ou une autre, elle a dévalé la pente. Je prie pour que ce ne soit pas des ados venus se bécoter en pleine nuit et qui n’ont pas mis le frein à main.

— Seigneur, murmura Wanslow, j’espère aussi que ce ne sont pas des gamins qui sont là en bas.

Il inspecta la partie du parking la plus proche de la falaise. Il y avait une longue bande herbeuse entre la fin du bitume et le début de la pente. Il chercha des traces du passage de la voiture, des herbes sauvages et des ronces qui auraient été arrachées par la voiture au moment où elle avait dévalé la paroi.

— Selon vous, la voiture est passée tout droit ? demanda-t-il au garde forestier.

— Sans doute. Depuis le temps qu’on dit qu’il faut mettre des barrières. Des gosses, je vous dis. Ce sont des gosses. Ils ont bu un coup de trop et ils sont passés tout droit. Parce qu’à part s’être mis quelques verres dans le nez, il faut avoir une sacrément bonne raison de ne pas s’arrêter après le parking.

La vedette effectua une manœuvre et s’éloigna de la falaise. Les trois hommes aperçurent alors une voiture qui se balançait au bout du bras articulé. Wanslow retourna à sa voiture et établit le contact avec les garde-côtes au moyen de sa radio de bord.

— Qu’est-ce que c’est comme voiture ? demanda-t-il.

— C’est une Chevrolet Monte Carlo, se fit-il répondre. Noire.

— Une Monte Carlo noire ? Confirmez, c’est une Monte Carlo noire ?

— Affirmatif. Immatriculée dans le New Hampshire. Il y a un macchabée à l’intérieur. Ça n’a pas l’air très beau à voir.

*

Il y avait deux heures que nous roulions à bord de la poussive Chrysler de fonction de Gahalowood. C’était le lundi 21 juillet 2008.

— Vous voulez que je conduise, sergent ?

— Surtout pas.

— Vous conduisez trop lentement.

— Je conduis prudemment.

— Cette voiture est une poubelle, sergent.

— C’est un véhicule de la police d’État. Un peu de respect, je vous prie.

— Alors c’est une poubelle d’État. Si on mettait un peu de musique ?

— Même pas dans vos rêves, l’écrivain. Nous sommes sur une enquête, pas en train de faire une virée entre copines.

— Vous savez, je le dirai dans mon livre, que vous conduisez comme un petit vieux.

— Mettez la musique, l’écrivain. Et mettez-la très fort. Je ne veux plus vous entendre jusqu’à ce que nous soyons arrivés.

Je ris.

— Bon, rappelez-moi qui est ce type, demandai-je. Darren…

— …Wanslow. Il était officier de police à Sagamore. C’est lui qui a été appelé lorsque des pêcheurs ont trouvé la carcasse de la voiture de Luther.

— Une Chevrolet Monte Carlo noire.

— Exactement.

— C’est insensé ! Pourquoi est-ce que personne n’a fait le lien ?

— J’en sais rien, l’écrivain. C’est justement ce qu’il faut tirer au clair.

— Qu’est devenu ce Wanslow ?

— Il est à la retraite depuis quelques années. Aujourd’hui, il tient un garage avec son cousin. Vous enregistrez, là ?

— Oui. Que vous a dit Wanslow au téléphone, hier ?

— Pas grand-chose. Il semblait étonné par mon appel. Il a dit qu’on le trouverait dans la journée dans son garage.

— Et pourquoi ne pas l’avoir interrogé par téléphone ?

— Rien ne vaut un bon face à face, l’écrivain. Le téléphone, c’est beaucoup trop impersonnel. Le téléphone, c’est pour les mauviettes dans votre genre.

Le garage se situait à l’entrée de Sagamore. Nous trouvâmes Wanslow, la tête dans le moteur d’une vieille Buick. Il chassa son cousin du bureau, nous y installa, déplaça des piles de classeurs de comptabilité posés sur des chaises pour que nous puissions nous asseoir, se lava longuement les mains au-dessus d’un lavabo d’appoint, puis nous offrit du café.

— Alors ? demanda-t-il en remplissant des tasses. Que se passe-t-il pour que la police d’État du New Hampshire vienne me trouver ici ?

— Comme je vous le disais hier, répondit Gahalowood, nous enquêtons sur la mort de Nola Kellergan. Et plus particulièrement sur un accident de la route qui a eu lieu sur votre district le 26 septembre 1975.

— La Monte Carlo noire, hein ?

— C’est exact. Comment savez-vous que c’est ce qui nous intéresse ?

— Vous enquêtez sur l’affaire Kellergan. Et à l’époque j’ai moi-même pensé qu’il y avait un lien.

— Vraiment ?

— Oui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je m’en souviens. Je veux dire, à la longue, il y a les interventions qu’on oublie et celles qui restent bien imprimées dans notre mémoire. Cet accident était de ceux dont on se rappelle.

— Pourquoi ?

— Vous savez, quand on est un flic de petite ville, les accidents de la route font partie des interventions les plus importantes que l’on doive gérer. Je veux dire, moi, de toute ma carrière, les seuls morts que j’ai vus, c’étaient dans des accidents de la route. Mais là, c’était différent : durant les semaines qui avaient précédé, on avait tous été alertés de l’enlèvement qui avait eu lieu dans le New Hampshire. Une Chevrolet Monte Carlo noire était activement recherchée et on nous avait demandé d’ouvrir l’œil. Je me souviens que pendant ces semaines-là, j’avais passé mes patrouilles à repérer les Chevrolet semblables à ce modèle et de toutes les couleurs, et à les contrôler. Je m’étais dit qu’une voiture noire, ça se repeint facilement. Bref, je m’étais impliqué dans cette affaire, comme tous les flics de la région d’ailleurs : on voulait retrouver cette gamine à tout prix. Et puis, finalement, un matin, alors que je suis au poste, les garde-côtes nous préviennent qu’ils sont en train de remonter une voiture en bas des falaises de Sunset Cove. Et devinez quel modèle de voiture…

— Une Monte Carlo noire.

— Dans le mille. Immatriculée dans le New Hampshire. Et avec un mort dedans. Je me rappelle encore du moment où j’ai inspecté cette bagnole : elle était complètement écrasée par la chute et il y avait un type à l’intérieur, c’était comme de la bouillie. On a retrouvé ses papiers sur lui : Luther Caleb. Je m’en rappelle bien. La voiture était enregistrée sous le nom d’une grosse compagnie de Concord, Stern Limited. On a passé l’intérieur au peigne fin : il n’y avait pas grand-chose. Il faut dire que la flotte avait fait pas mal de dégâts. On a quand même retrouvé des restes de bouteilles d’alcool brisées en mille morceaux. Dans le coffre, rien d’autre qu’un sac contenant quelques vêtements.

— Un bagage ?

— Oui, c’est cela. Disons un petit bagage.

— Qu’avez-vous fait ensuite ? demanda Gahalowood.

— Mon boulot : j’ai passé les heures qui ont suivi à enquêter. Je me suis demandé qui était ce type, ce qu’il faisait là et depuis quand il était tombé là en bas. J’ai fait des recherches sur ce Caleb et devinez ce que j’ai trouvé.

— Qu’une plainte avait été déposée pour harcèlement auprès de la police d’Aurora, déclara Gahalowood, presque blasé.

— Exact ! Mince alors, comment le savez-vous ?

— Je le sais.

— À ce moment-là, j’ai songé que ça ne pouvait plus être une coïncidence. Je me suis d’abord renseigné pour savoir si quelqu’un avait déclaré sa disparition. Je veux dire, de mon expérience des accidents de la route, je sais qu’il y a toujours des proches qui s’inquiètent et c’est d’ailleurs souvent ce qui nous permet d’identifier des morts. Mais là encore, il n’y avait aucun signalement. Étrange, non ? Du coup, j’ai appelé la compagnie Stern Limited, pour en savoir plus. Je leur ai dit que je venais de retrouver un de leurs véhicules et là, on m’a soudain demandé de patienter : courte musique d’attente et voilà que je me suis retrouvé à parler avec Monsieur Elijah Stern. L’héritier de la famille Stern. En personne. Je lui ai expliqué la situation, je lui ai demandé si un de ses véhicules avait disparu et il m’a affirmé que non. Je lui ai parlé de la Chevrolet noire et il m’a expliqué que c’était le véhicule habituellement utilisé par son chauffeur lorsqu’il n’était pas en fonction. Je lui ai alors demandé depuis combien de temps il n’avait pas vu son chauffeur, et il m’a dit que celui-ci était parti en vacances. « En vacances depuis combien de temps exactement ? » je lui ai demandé. Il a répondu : « Quelques semaines. » « Et en vacances où ? » Il m’a dit que ça, il n’en savait rien du tout. Moi j’ai trouvé tout ça terriblement étrange.

— Alors qu’avez-vous fait ? interrogea Gahalowood.

— Pour moi, on venait de mettre la main sur le suspect numéro un de l’enlèvement de la petite Kellergan. Et j’ai immédiatement appelé le chef de la police d’Aurora.

— Vous avez appelé le Chef Pratt ?

— Le Chef Pratt. Voilà, c’est son nom. Oui, je l’ai informé de ma découverte. C’était lui qui dirigeait l’enquête sur l’enlèvement.

— Et ?

— Il est venu le jour même. Il m’a remercié, il a étudié le dossier avec attention. Il était très sympathique. Il a inspecté la voiture et il a dit que, malheureusement, la voiture ne correspondait pas en fait au modèle qu’il avait vu pendant la poursuite, et que du coup il se demandait même si c’était bien une Chevrolet Monte Carlo qu’il avait vue, ou plutôt une Nova, qui est un modèle très similaire, et qu’il vérifierait ça avec le bureau du shérif. Il a ajouté qu’il s’était déjà penché sur ce Caleb mais qu’il avait suffisamment d’éléments à décharge pour ne pas suivre cette piste. Il m’a dit de lui envoyer mon rapport malgré tout, ce que j’ai fait.

— Donc vous avez prévenu le Chef Pratt et il n’a pas suivi votre piste ?

— Exact. Comme je vous dis, il m’a assuré que je me trompais. Il était convaincu, et puis c’était lui qui dirigeait l’enquête. Il savait ce qu’il faisait. Il a conclu à un banal accident de la route, et c’est que j’ai mis dans mon rapport.

— Et ça ne vous a pas paru étrange ?

— Sur le moment, non. Je me suis dit que je m’étais emballé trop vite. Mais attention, j’ai pas bâclé mon travail pour autant : j’ai envoyé le macchabée chez le légiste, notamment pour essayer de comprendre ce qui avait pu se passer, et savoir si l’accident pouvait être dû à une consommation d’alcool, à cause des bouteilles retrouvées. Malheureusement, avec ce qu’il restait du corps, entre la violence de la chute et les dégâts de l’eau de mer, on n’a rien pu confirmer. Je vous dis, le type était écrabouillé. Tout ce que le légiste a pu dire c’est que le corps était probablement là depuis quelques semaines déjà. Et Dieu sait combien de temps encore il aurait pu y rester, si ce pêcheur n’avait pas remarqué la voiture. Après ça, le corps a été rendu à la famille, et ça a été la fin de l’histoire. Je vous le dis, tout portait à croire que c’était un banal accident de la route. Évidemment, aujourd’hui, avec tout ce que j’ai appris, surtout à propos de Pratt et de la gamine, je ne suis plus sûr de rien.

La scène telle que racontée par Darren Wanslow était effectivement très intrigante. Après notre entretien avec lui, Gahalowood et moi allâmes jusqu’à la marina de Sagamore pour manger un morceau. Il y avait ce port minuscule, auquel étaient accolés un magasin général et un vendeur de cartes postales. Il faisait beau, les couleurs étaient puissantes, l’océan semblait immense. Tout autour, on devinait quelques jolies maisons colorées, touchant parfois le bord de l’eau, et bordées de jardinets bien entretenus. Nous déjeunâmes de steaks et de bières dans un petit restaurant, dont la terrasse sur pilotis avançait dans l’océan. Gahalowood mâchonnait d’un air pensif.

— Qu’est-ce qui vous trotte dans la tête ? lui demandai-je.

— Le fait que tout semble indiquer que Luther soit le coupable. Il avait un bagage avec lui… Il avait prévu de s’enfuir, en emmenant Nola peut-être. Mais ses plans ont été contrariés : Nola lui a échappé, il a dû tuer la mère Cooper et il a ensuite donné trop de coups à Nola.

— Vous pensez que c’est lui ?

— Oui, je le crois. Mais tout n’est pas clair… Je ne comprends pas pourquoi Stern ne nous a pas parlé de la Chevrolet noire. C’est un détail important tout de même. Luther disparaît avec un véhicule au nom de sa société et il ne s’en inquiète pas ? Et pourquoi diable Pratt n’a-t-il pas enquêté davantage à son sujet ?

— Vous pensez que le Chef Pratt est impliqué dans la disparition de Nola ?

— Disons que je serais assez intéressé d’aller lui demander pour quelle raison il a abandonné la piste Caleb malgré le rapport de Wanslow. Je veux dire, on lui offre un suspect en or, dans une Chevrolet Monte Carlo noire, et il décrète qu’il n’y a pas de lien. Très étrange, vous ne trouvez pas ? Et s’il avait vraiment eu un doute sur le modèle de la voiture, si c’était une Nova plutôt qu’une Monte Carlo, il aurait dû le faire savoir. Or dans le rapport, il ne parle que d’une Monte Carlo…


Nous nous rendîmes à Montburry l’après-midi même, dans le petit motel où logeait le Chef Pratt. C’était un bâtiment sur un seul niveau, avec une dizaine de chambres alignées les unes à côté des autres et des places de parking accolées au-devant des portes de chacune d’entre elles. L’endroit semblait désert, il n’y avait que deux véhicules, dont un devant la chambre de Pratt, le sien probablement. Gahalowood tambourina à la porte. Aucune réponse. Il frappa encore. En vain. Une femme de chambre passa et Gahalowood lui demanda d’ouvrir avec son passe.

— Impossible, nous répondit-elle.

— Comment ça, impossible ? s’agaça Gahalowood en lui montrant son insigne.

— Je suis déjà passée plusieurs fois pour faire la chambre aujourd’hui, expliqua-t-elle. Je pensais que le client était peut-être sorti sans que je le voie, mais il a laissé la clé sur la serrure. Impossible d’ouvrir. Ça veut dire qu’il est là. Sauf s’il est sorti en claquant la porte avec la clé sur la serrure, à l’intérieur. Ça arrive aux clients pressés. Mais sa voiture est là.

Gahalowood eut un air contrarié. Il frappa de plus belle et somma Pratt d’ouvrir. Il essaya de regarder par la fenêtre, mais le rideau tiré empêchait de voir quoi que ce soit. Il décida alors d’enfoncer la porte. La serrure céda au troisième coup de pied.

Le Chef Pratt était étendu sur la moquette. Il baignait dans son sang.

8. Le corbeau

“Qui ose, gagne, Marcus. Pensez à cette devise à chaque fois que vous êtes face à un choix difficile. Qui ose, gagne.”

EXTRAIT DE L’AFFAIRE HARRY QUEBERT

Le lundi 21 juillet 2008, ce fut au tour de la petite ville de Montburry de connaître l’agitation qu’avait connue Aurora quelques semaines plus tôt, après la découverte du corps de Nola. Des patrouilles de police y affluèrent de toute la région, convergeant vers un motel proche de la zone industrielle. Il se disait parmi les badauds qu’un homme avait été assassiné et qu’il s’agissait de l’ancien chef de la police d’Aurora.

Le sergent Gahalowood se tenait debout face à la porte de la chambre, imperturbable. Plusieurs policiers de la brigade scientifique s’affairaient autour de la scène de crime, lui se contentait d’observer. Je me demandais ce qui se passait dans sa tête à ce moment précis. Il finit par se retourner et remarqua que je l’observais, assis sur le capot d’une voiture de police. Il me jeta son regard de bison tueur et vint vers moi.

— Qu’est-ce que vous fabriquez avec votre enregistreur, l’écrivain ?

— Je dicte la scène pour mon livre.

— Vous savez que vous êtes assis sur le capot d’un véhicule de police ?

*

— Qu’est-ce que vous fabriquez avec votre enregistreur, l’écrivain ?

— Je dicte la scène pour mon livre.

— Vous savez que vous êtes assis sur le capot d’un véhicule de police ?

— Oh, pardon, sergent. Qu’est-ce qu’on a ?

— Coupez votre enregistreur, voulez-vous.

Je m’exécutai.

— D’après les premiers éléments de l’enquête, m’expliqua Gahalowood, le Chef a reçu des coups sur l’arrière du crâne. Un ou plusieurs. Avec un objet lourd.

— Comme Nola ?

— Même genre, oui. La mort remonte à plus de douze heures. Ça nous ramène à cette nuit. Je pense qu’il connaissait son meurtrier. Surtout s’il avait laissé la clé sur la porte. Il lui a probablement ouvert, peut-être l’attendait-il. Les coups ont été portés à l’arrière du crâne, cela veut dire qu’il s’est probablement retourné : sans doute ne se méfiait-il de rien et son visiteur en aura profité pour lui asséner le coup fatal. Nous n’avons pas retrouvé l’objet avec lequel il a été frappé. Son meurtrier l’aura certainement emporté avec lui. Peut-être une barre de fer, ou quelque chose comme ça. Ça voudrait dire qu’il ne s’agit probablement pas d’une dispute qui a dégénéré mais bien d’un acte prémédité. Quelqu’un est venu ici pour tuer Pratt.

— Des témoins ?

— Aucun. Le motel est quasi désert. Personne n’a rien vu, ni rien entendu. La réception ferme à 19 heures. Il y a un veilleur de 22 heures à 7 heures, mais il était planté devant la télévision. Il n’a rien su nous dire. Évidemment, il n’y a pas de caméras.

— Qui aurait pu faire ça, selon vous ? demandai-je. Le même qui a mis le feu à Goose Cove ?

— Peut-être. En tout cas, probablement quelqu’un qui a été couvert par Pratt et qui a eu peur qu’il ne parle. Peut-être que Pratt connaissait l’identité du meurtrier de Nola depuis tout ce temps. Il aura été éliminé pour qu’il ne parle jamais.

— Vous avez déjà une hypothèse, hein, sergent ?

— Eh bien, quel élément relie tous ces personnages entre eux : Goose Cove, la Chevrolet noire, et qui ne soit pas Harry Quebert…

— Elijah Stern ?

— Elijah Stern. J’y réfléchis depuis un moment et j’y ai repensé encore en regardant le cadavre de Pratt. Je ne sais pas si Elijah Stern a assassiné Nola, mais je me demande en tout cas si ça ne fait pas trente ans qu’il couvre Caleb. Entre ce mystérieux départ en congé et cette voiture qui disparaît, qu’il ne signale à personne…

— À quoi pensez-vous, sergent ?

— Que Caleb est coupable et que Stern est mêlé à cette histoire. Je pense que lorsque Caleb est repéré à Side Creek Lane, à bord de la Chevrolet noire, et qu’il parvient à échapper à Pratt lors de la poursuite, il va se réfugier à Goose Cove. La région entière est bouclée, il sait qu’il n’a aucune chance de fuir, mais qu’en revanche personne ne viendra le chercher là. Personne sauf… Stern. Il est probable que le 30 août 1975, Stern ait effectivement passé sa journée à honorer des rendez-vous privés, comme il me l’a affirmé. Mais en fin de journée, lorsqu’il revient chez lui et qu’il constate que Luther n’est pas encore rentré, pire, qu’il est parti avec l’une des voitures de service, plus discrète que sa Mustang bleue, comment imaginer qu’il soit resté les bras croisés ? La logique aurait voulu qu’il soit parti à la recherche de Luther pour l’empêcher de faire une connerie. Et je pense que c’est ce qu’il a fait. Mais en arrivant à Aurora, il est déjà trop tard : il y a des policiers partout, le drame qu’il redoutait s’est produit. Il doit retrouver Caleb à tout prix, et quel est l’endroit dans lequel il se rend en premier, l’écrivain ?

— Goose Cove.

— Exactement. C’est chez lui et il sait que Luther s’y sent en sécurité. Si ça se trouve, Luther a même un double des clés. Bref, Stern va voir ce qui se passe à Goose Cove et il y retrouve Luther.

*

30 août 1975 selon l’hypothèse de Gahalowood


Stern trouva la Chevrolet devant le garage : Luther était penché dans le coffre.

— Luther ! hurla Stern en sortant de voiture. Qu’as-tu fait ? Luther était complètement paniqué.

— Nous… Nous avons eu une difpute… Ve ne voulais pas lui faire de mal.

Stern s’approcha de la voiture et découvrit Nola gisant dans le coffre, avec un sac en cuir en bandoulière ; elle avait le corps tordu, elle ne bougeait plus.

— Mais… Mais tu l’as tuée…

Stern vomit.

— Elle aurait prévenu la polife finon…

— Luther ! Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait ?

— Aide-moi, pitié. Eli’, aide-moi.

— Il faut que tu fuies, Luther. Si la police te prend, tu finiras sur la chaise électrique.

— Non ! Pitié ! Pas fa ! Pas fa ! hurla Luther, pris de panique.

Stern remarqua alors la crosse d’une arme à sa ceinture.

— Luth’ ! Que… Qu’est-ce que c’est que ça ?

— La vieille… La vieille a tout vu.

— Quelle vieille ?

— Dans la maivon, là-bas…

— Nom de Dieu, quelqu’un t’a vu ?

— Eli’, avec Nola nous nous fommes difputé… Elle ne voulait pas fe laiffer faire. V’ai été oblivé de lui faire du mal. Mais elle a réuffi à f’enfuir, elle a couru, elle est entrée dans fette maison… Ve fuis rentré aussi, ve penfais que la maivon était déverte. Mais ve fuis tombé fur fette vieille… V’ai dû la tuer…

— Quoi ? Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Eli’, ve t’en supplie, aide-moi !

Il fallait se débarrasser du corps. Sans perdre une seconde, Stern attrapa une pelle dans le garage et s’empressa d’aller creuser un trou. Il choisit l’orée de la forêt, où le sol était meuble et où personne, surtout pas Quebert, ne remarquerait que la terre avait été retournée. Il creusa rapidement un trou peu profond : il appela alors Caleb pour qu’il apporte le corps, mais il ne le vit pas. Il le trouva agenouillé devant la voiture, plongé dans un paquet de feuilles.

— Luther ? Mais qu’est-ce que tu fabriques, nom de Dieu ?

Il pleurait.

— F’est le livre de Quebert… Nola m’en avait parlé. Il a écrit un livre pour elle… F’est tellement beau.

— Apporte-la là-bas, j’ai creusé un trou.

— Attends !

— Quoi ?

— Ve veux lui dire que ve l’aime.

— Hein ?

— Laiffe-moi lui écrire un mot. Vuste un mot. Prête-moi ton ftylo. Après, nous l’enterrons, après ve difparaîtrai pour touvours.

Stern pesta ; il sortit néanmoins son stylo de la poche de son veston et le tendit à Caleb, qui inscrivit sur la couverture du manuscrit : Adieu, Nola chérie. Puis, il rangea religieusement le livre dans le sac, toujours autour du cou de Nola, et il la transporta jusqu’au trou. Il l’y jeta et les deux hommes remblayèrent ensuite la terre, prenant garde d’ajouter dessus des aiguilles de pins, quelques branchages et de la mousse pour que l’illusion soit parfaite.

*

— Et après ça ? demandai-je.

— Après ça, me dit Gahalowood, Stern veut trouver un moyen de protéger Luther. Et ce moyen, c’est Pratt.

— Pratt ?

— Oui, je pense que Stern savait ce que Pratt avait fait à Nola. On sait que Caleb rôdait à Goose Cove, qu’il espionnait Harry et Nola : il aurait pu voir Pratt ramasser Nola sur le bord de la route et la forcer à lui faire une fellation… Et il l’aura dit à Stern. Alors ce soir-là, Stern laisse Luther à Goose Cove et va trouver Pratt au poste de police : il attend qu’il soit tard, peut-être après onze heures, lorsque les recherches sont levées. Il veut être seul avec Pratt, et il le fait chanter : il lui demande de laisser partir Luther et de s’arranger pour qu’il passe entre les barrages, en échange de son silence à propos de Nola. Et Pratt accepte : quelle probabilité, sinon, que Caleb ait pu circuler librement jusque dans le Massachusetts ? Mais Caleb se sent acculé. Il n’a nulle part où aller, il est perdu. Il achète de l’alcool, il boit. Il veut en finir. Il fait le grand saut depuis les falaises de Sunset Cove. Quelques semaines plus tard, lorsqu’on retrouve la voiture, Pratt vient à Sagamore pour étouffer l’affaire. Il s’arrange pour que Caleb ne devienne pas suspect.

— Mais pourquoi avoir détourné les soupçons de Caleb, puisqu’il est mort ?

— Il y avait Stern. Et Stern savait. En disculpant Caleb, Pratt se protégeait.

— Pratt et Stern savaient donc la vérité depuis toujours ?

— Oui. Ils ont enterré cette histoire au fond de leur mémoire. Ils ne se sont plus jamais revus. Stern s’est débarrassé de la maison de Goose Cove en la bradant à Harry, et il n’a plus jamais mis les pieds à Aurora. Et pendant trente ans tout le monde a cru que cette affaire ne serait jamais résolue.

— Jusqu’à ce qu’on retrouve les restes de Nola.

— Et qu’un écrivain entêté vienne remuer le fond de cette affaire. Un écrivain contre lequel on a tout tenté pour qu’il renonce à découvrir la vérité.

— Ainsi Pratt et Stern auraient voulu étouffer l’affaire, fis-je. Mais qui a tué Pratt, alors ? Stern, en voyant que Pratt est sur le point de craquer et qu’il va révéler la vérité ?

— Ça, il faut encore le découvrir. Mais pas un mot sur tout ça, l’écrivain, m’ordonna Gahalowood. N’écrivez rien à ce sujet pour le moment, je ne veux pas d’une nouvelle fuite dans les journaux. Je vais fouiller la vie de Stern. Ce sera une hypothèse difficile à vérifier. En tous les cas, il y a un dénominateur commun à tous ces scénarios : Luther Caleb. Et si c’est bien lui qui a assassiné Nola Kellergan, nous en aurons la confirmation…

— Avec l’analyse de l’écriture… dis-je.

— Exactement.

— Une dernière question, sergent : pourquoi Stern voudrait-il protéger Caleb à tout prix ?

— Ça, je voudrais bien le savoir, l’écrivain.


L’enquête sur la mort de Pratt s’annonçait complexe : la police ne disposait d’aucun élément solide et n’avait pas la moindre piste. Une semaine après son assassinat, eut lieu l’enterrement de la dépouille de Nola, dont les restes avaient finalement été rendus à son père. C’était le mercredi 30 juillet 2008. La cérémonie, à laquelle je n’assistai pas, se tint au cimetière d’Aurora au début de l’après-midi, sous un crachin inattendu et devant une assemblée clairsemée. David Kellergan arriva sur sa moto jusque devant la tombe, sans que personne parmi les présents n’ose rien dire. Il avait sa musique dans les oreilles et ses seules paroles — selon ce que l’on rapporta — furent : « Mais pourquoi l’a-t-on sortie de la terre si c’est pour l’y remettre ? » Il ne pleura pas.

Si je n’étais pas à l’enterrement, c’est parce qu’à l’heure exacte où il débuta, je fis ce qu’il me semblait important de faire : j’allai trouver Harry pour lui tenir compagnie. Il était assis sur le parking, torse nu sous la pluie tiède.

— Venez vous mettre à l’abri, Harry, lui dis-je.

— Ils l’enterrent, hein ?

— Oui.

— Ils l’enterrent et je ne suis même pas là.

— C’est mieux ainsi… C’est mieux que vous n’y soyez pas… À cause de toute cette histoire.

— Au diable le qu’en-dira-t-on ! Ils enterrent Nola et je ne suis même pas là pour lui dire adieu, pour la revoir une dernière fois. Pour être avec elle. Il y a trente-trois ans que j’attends de la retrouver, ne serait-ce qu’une dernière fois. Savez-vous où j’aimerais être ?

— À l’enterrement ?

— Non. Au paradis des écrivains.

Il s’étendit sur le béton et il ne bougea plus. Je m’allongeai à côté de lui. La pluie nous tombait dessus.

— Marcus, j’aimerais être mort.

— Je le sais.

— Comment le savez-vous ?

— Les amis sentent ce genre de choses.

Il y eut un long silence. Je finis par ajouter :

— L’autre jour, vous avez dit que nous ne pourrions plus être amis.

— C’est vrai. Nous sommes en train de nous dire adieu peu à peu, Marcus. C’est comme si vous saviez que j’allais mourir bientôt et que vous aviez quelques semaines pour vous y faire. C’est le cancer de l’amitié.

Il ferma les yeux et étendit ses bras comme s’il était sur une croix. Je l’imitai. Et nous restâmes ainsi étendus sur le béton pendant longtemps.


Plus tard, ce même jour, en repartant du motel, je me rendis au Clark’s pour essayer de parler avec quelqu’un qui avait assisté à l’inhumation de Nola. L’endroit était désert : il n’y avait qu’un employé qui astiquait mollement le comptoir et qui trouva en lui un semblant de force pour actionner le levier de la machine à pression et me servir une bière. C’est alors que je remarquai que Robert Quinn se terrait au fond de la salle, picorant des cacahuètes et remplissant les grilles de mots croisés de vieux journaux qui traînaient sur les tables. Il se cachait de sa femme. J’allai le trouver. Je lui proposai une pinte, il accepta et se décala sur son banc pour m’inviter à m’asseoir. C’était un geste touchant : j’aurais pu m’asseoir face à lui, sur l’une des cinquante chaises vides de l’établissement. Mais il s’était décalé pour que je m’assoie à côté de lui, sur la même banquette.

— Étiez-vous à l’enterrement de Nola ? demandai-je.

— Oui.

— Comment c’était ?

— Sordide. Comme toute cette histoire. Il y avait plus de journalistes que de proches.

Nous restâmes un moment silencieux puis il demanda, pour faire la conversation :

— Comment va votre livre ?

— Ça avance. Mais je le relisais hier, et je me rends compte que j’ai quelques zones d’ombre à éclaircir. Notamment à propos de votre femme. Elle m’assure qu’elle avait en sa possession un feuillet compromettant écrit de la main de Harry Quebert et qui aurait mystérieusement disparu. Vous ne sauriez pas où est passé ce feuillet, par hasard ?

Il avala une longue gorgée de bière et prit même le temps d’avaler quelques cacahuètes avant de me répondre.

— Brûlé, me dit-il. Ce feuillet de malheur a brûlé.

— Hein ? Comment le savez-vous ? demandai-je, stupéfait.

— Parce que c’est moi qui l’ai brûlé.

— Quoi ? Mais pourquoi ? Et surtout pourquoi ne l’avez-vous jamais dit ?

Il haussa les épaules, très pragmatique.

— Parce qu’on ne me l’a jamais demandé. Ça fait trente-trois ans que ma femme me parle de ce feuillet. Elle s’égosille, elle hurle, elle dit « Mais il était là ! Dans le coffre ! Là ! Là ! » Elle n’a jamais dit : « Robert, mon chéri, aurais-tu vu ce feuillet par hasard ? » Elle ne m’a jamais demandé, donc je ne lui ai jamais répondu.

J’essayai de masquer mon étonnement pour qu’il continue à parler :

— Mais, alors ? Que s’est-il passé ?

— Tout a commencé un dimanche après-midi : ma femme a organisé une garden-party ridicule en l’honneur de Quebert, mais Quebert n’est pas venu. Folle de rage, elle a décidé d’aller le trouver chez lui. Je me souviens bien de ce jour, c’était le dimanche 13 juillet 1975. Le même jour où la petite Nola avait essayé de se suicider.

*

Dimanche 13 juillet 1975


— Robert ! Rooooobert !

Tamara entra comme une furie dans la maison, battant l’air avec une feuille de papier. Elle traversa les pièces du rez-de-chaussée jusqu’à trouver son mari qui lisait le journal dans le salon.

— Robert, sacré nom d’un chien ! Pourquoi ne me réponds-tu pas lorsque je t’appelle ? Es-tu devenu sourd ? Regarde ! Regarde ces horreurs ! Lis comme c’est dégueulasse !

Elle lui tendit le feuillet qu’elle venait de voler chez Harry, et il lut.

Ma Nola, Nola chérie, Nola d’amour. Qu’as-tu fait ? Pourquoi vouloir mourir ? Est-ce à cause de moi ? Je t’aime, je t’aime plus que tout. Ne me quitte pas. Si tu meurs, je meurs. Tout ce qui importe dans ma vie, Nola, c’est toi. Quatre lettres : N-O-L-A.

— Où as-tu trouvé ça ? demanda Robert.

— Chez ce petit fils de pute de Harry Quebert ! Ha !

— Tu es allée voler ça chez lui ?

— Je n’ai rien volé : je me suis servie ! Je le savais ! C’est une espèce de pervers dégueulasse qui fantasme sur une môme de quinze ans. Ça me donne la nausée ! J’ai envie de vomir ! J’ai envie de vomir, Bobbo, m’entends-tu ? Harry Quebert est amoureux d’une fillette ! C’est illégal ! C’est un porc ! Un porc ! Et dire qu’il passe son temps au Clark’s, c’est pour la reluquer, oui ! Il vient dans mon restaurant pour reluquer les miches d’une gosse !

Robert relut le texte plusieurs fois. Il n’y avait guère de doute possible : c’étaient bien des mots d’amour que Harry avait écrits. Des mots d’amour pour une fille de quinze ans.

— Que vas-tu faire de ça ? demanda-t-il à sa femme.

— J’en sais rien.

— Vas-tu alerter la police ?

— La police ? Non, mon Bobbo. Pas pour le moment. Je ne veux pas que tout le monde sache que ce criminel de Quebert préfère une fillette à notre merveilleuse Jenny. Où est-elle d’ailleurs ? Dans sa chambre ?

— Figure-toi que ce jeune officier de police, Travis Dawn, est venu ici peu après que tu sois partie, pour l’inviter au bal de l’été. Ils sont partis dîner à Montburry. Jenny s’est déjà trouvé un autre cavalier pour le bal, si ce n’est pas beau, ça…

— Pas beau, pas beau, mais c’est toi qui n’es pas beau, mon pauvre Bobbo ! Allez, fiche-moi le camp maintenant ! Je dois cacher cette feuille quelque part, et personne ne doit savoir où.

Bobbo s’exécuta et s’en alla finir son journal sous le porche. Mais il ne parvint pas à lire, l’esprit trop occupé par ce que sa femme avait découvert. Harry, le grand écrivain, écrivait donc des mots d’amour pour une fillette de la moitié de son âge. La gentille petite Nola. C’était très dérangeant. Devait-il prévenir Nola ? Lui dire que ce Harry était tout empli de drôles de pulsions et qu’il pouvait peut-être même être dangereux ? Ne fallait-il pas prévenir la police, afin qu’un médecin l’examine et le soigne ?


Une semaine après cet épisode eut lieu le bal de l’été. Robert et Tamara Quinn se tenaient dans un coin de la salle, à siroter un cocktail sans alcool, lorsqu’ils aperçurent Harry Quebert parmi les convives. « Regarde, Bobbo, siffla Tamara, voici le pervers ! » Ils l’observèrent longuement, tandis que Tamara poursuivait son flot d’injures que seul Robert pouvait entendre.

— Que vas-tu faire avec cette feuille ? finit par demander Robert.

— Je n’en sais rien. Mais ce qui est sûr, c’est que je vais commencer par lui faire payer ce qu’il me doit. Il en a pour 500 dollars d’ardoise au restaurant !

Harry semblait mal à l’aise ; il se fit servir à boire au bar pour se donner un peu de contenance, puis se dirigea vers les toilettes.

— Le voilà qui va aux waters, dit Tamara. Regarde, regarde, Bobbo ! Sais-tu ce qu’il va faire ?

— La grosse commission ?

— Mais non, il va s’astiquer le manche en pensant à cette fillette !

— Quoi ?

— Tais-toi, Bobbo. Tu jacasses trop, je ne veux plus t’entendre. Et reste ici, veux-tu.

— Où vas-tu ?

— Ne bouge pas. Et admire le travail.

Tamara posa son verre sur une table haute et se dirigea subrepticement vers les toilettes où venait de pénétrer Harry Quebert pour s’y engouffrer à son tour. Elle en ressortit après quelques instants et se dépêcha de rejoindre son mari.

— Qu’as-tu fait ? demanda Robert.

— Tais-toi, je t’ai dit ! l’invectiva sa femme en reprenant son verre. Tais-toi, tu vas nous faire prendre !

Amy Pratt annonça à ses invités qu’ils pouvaient passer à table, et la foule convergea lentement vers les tables. À cet instant, Harry sortit des toilettes. Il était en sueur, paniqué, et se mêla aux convives.

— Regarde-le détaler comme un lapin, murmura Tamara. Il panique.

— Mais enfin, qu’as-tu fait ? insista Robert.

Tamara sourit. Discrètement, elle faisait jouer dans sa main le bâton de rouge à lèvres qu’elle venait d’utiliser sur le miroir des toilettes. Elle répondit simplement :

— Disons que je lui ai laissé un petit message dont il se souviendra.

*

Assis au fond du Clark’s, j’écoutais, stupéfait, le récit de Robert Quinn.

— Alors le message sur le miroir, c’était votre femme ? dis-je.

— Oui. Harry Quebert est devenu son obsession. Elle ne me parlait plus que de ce feuillet, elle disait qu’elle allait faire tomber Harry pour de bon. Elle disait que bientôt les titres des journaux annonceraient : Le grand écrivain est un grand pervers. Elle a fini par en parler au Chef Pratt. Quinze jours après le bal, environ. Elle lui a tout raconté.

— Comment le savez-vous ? demandai-je.

Il hésita un instant avant de répondre :

— Je le sais parce que… C’est Nola qui me l’a dit.

*

Mardi 5 août 1975


Il était dix-huit heures lorsque Robert rentra de la ganterie. Comme toujours, il gara sa vieille Chrysler dans l’allée, puis, lorsqu’il eut coupé le moteur, il ajusta son chapeau dans le rétroviseur et fit le regard que l’acteur Robert Stack faisait lorsque son personnage d’Eliot Ness à la télévision s’apprêtait à flanquer une raclée monumentale à des membres de la pègre. Il traînait souvent de la sorte dans sa voiture : il y avait longtemps qu’il n’avait plus beaucoup d’entrain à rentrer chez lui. Parfois, il faisait un détour pour retarder un peu ce moment ; parfois il s’arrêtait chez le marchand de glaces. Lorsqu’il finit par s’extirper de l’habitacle, il lui sembla percevoir une voix qui l’appelait de derrière les taillis. Il se retourna, chercha un instant autour de lui, puis remarqua Nola, dissimulée entre des rhododendrons.

— Nola ? interrogea Robert. Bonjour, mon petit, comment vas-tu ?

Elle chuchota :

— Il faut que je vous parle, Monsieur Quinn. C’est très important.

Il continua à parler à haute et intelligible voix :

— Entre donc, je vais te préparer une limonade bien fraîche.

Elle lui fit signe de parler moins fort.

— Non, dit-elle, il nous faut un endroit tranquille. Pourrions-nous monter dans votre voiture et rouler un peu ? Il y a ce vendeur de hot-dogs sur la route de Montburry, nous y serons tranquilles.

Bien que très surpris par cette requête, Robert ne la refusa pas. Il fit monter Nola dans sa voiture et ils prirent la direction de Montburry. Ils s’arrêtèrent quelques miles plus loin, devant cette baraque en planches où l’on vendait des snacks à emporter. Robert acheta une gaufre et un soda pour Nola, un hot-dog et une bière sans alcool pour lui. Ils s’installèrent à l’une des tables disposées sur l’herbe.

— Alors, mon petit ? demanda Robert en engloutissant son hot-dog. Que se passe-t-il de si grave pour que tu ne puisses même pas venir boire une bonne limonade à la maison ?

— J’ai besoin de votre aide, Monsieur Quinn. Je sais que cela va vous paraître étrange mais… Il s’est passé quelque chose aujourd’hui au Clark’s, et vous êtes la seule personne qui soit en mesure de m’aider.

Nola raconta alors la scène à laquelle elle avait assisté fortuitement environ deux heures plus tôt. Elle était allée voir Madame Quinn au Clark’s pour la paie des samedis de service qu’elle avait effectués avant sa tentative de suicide. C’est Madame Quinn elle-même qui lui avait dit de passer à sa convenance. Elle s’y était rendue sur le coup des seize heures. Elle n’y trouva que quelques clients silencieux ainsi que Jenny, occupée à ranger de la vaisselle et qui lui indiqua que sa mère était dans son bureau, sans juger bon de préciser qu’elle n’était pas seule. Le bureau était l’endroit où Tamara Quinn tenait sa comptabilité, conservait les recettes de la journée dans le coffre, s’empoignait au téléphone avec des fournisseurs en retard ou s’enfermait tout simplement sous de mauvais prétextes lorsqu’elle voulait avoir la paix. C’était une pièce étriquée, dont la porte, toujours fermée, était frappée de l’inscription PRIVÉ. On y accédait par le couloir de service situé après l’arrière-salle et qui menait également aux toilettes des employés.

En arrivant devant la porte, et alors qu’elle s’apprêtait à frapper, Nola perçut des voix. Il y avait quelqu’un dans la pièce avec Tamara. C’était une voix d’homme. Elle tendit l’oreille et perçut une bribe de discussion.

— C’est un criminel, vous comprenez ? dit Tamara. Peut-être un prédateur sexuel ! Vous devez faire quelque chose.

— Et vous êtes certaine que c’est Harry Quebert qui a écrit ce mot ?

Nola reconnut la voix du Chef Pratt.

— Sûre et certaine, répondit Tamara. Écrit de sa main. Harry Quebert a des vues sur la petite Kellergan, et il écrit des immondices pornographiques à son sujet. Vous devez faire quelque chose.

— Bon. Vous avez bien fait de m’en parler. Mais vous êtes entrée illégalement chez lui, vous avez volé ce morceau de papier. Je ne peux rien en faire pour l’instant.

— Rien en faire ? Alors quoi ? Il va falloir attendre que ce cinglé fasse du mal à la petite pour que vous agissiez ?

— Je n’ai rien dit de tel, nuança le Chef. Je vais garder Quebert à l’œil. En attendant, gardez ce papier bien à l’abri. Moi, je ne peux pas le conserver, je pourrais avoir des ennuis.

— Je le garde dans ce coffre, dit Tamara. Personne n’y a accès, il sera en sécurité. Je vous en prie, Chef, faites quelque chose, ce Quebert est une ordure criminelle ! Un criminel ! Un criminel !

— Ne vous faites pas de bile, Madame Quinn, vous allez voir ce qu’on leur fait, ici, à ce genre de types.

Nola avait entendu des pas approcher de la porte et elle s’était enfuie du restaurant sans demander son reste.


Robert fut bouleversé par le récit. Il songea : pauvre petite, apprendre que Harry écrit de drôles de cochonneries sur elle, ça avait dû lui faire un choc. Elle avait besoin de se confier et elle était venue le trouver ; il devait se montrer à la hauteur et lui expliquer la situation, lui dire que les hommes étaient de drôles de coucous, Harry Quebert en particulier, qu’elle devait surtout rester loin de lui et qu’elle prévienne la police si elle avait peur qu’il lui fasse du mal. Lui en avait-il fait, d’ailleurs ? Avait-elle besoin de confier qu’elle avait été abusée ? Saurait-il faire face à de telles révélations, lui qui, selon sa femme, n’était même pas capable de dresser la table correctement pour le dîner ? Avalant une bouchée de son hot-dog, il songea à quelques mots réconfortants qu’il pourrait prononcer, mais il n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit parce qu’au moment où il s’apprêtait à parler, elle lui déclara :

— Monsieur Quinn, il faut que vous m’aidiez à récupérer ce morceau de papier.

Et il manqua de s’étouffer avec sa saucisse.

*

— Pas besoin de vous faire un dessin, Monsieur Goldman, me dit Robert Quinn dans l’arrière-salle du Clark’s. J’avais tout imaginé sauf ça : elle voulait que je mette la main sur ce satané feuillet. Vous reprendrez une bière ?

— Volontiers. La même. Dites-moi, Monsieur Quinn, cela vous dérange-t-il si je vous enregistre.

— M’enregistrer ? Je vous en prie. Pour une fois que quelqu’un s’intéresse un tant soit peu à ce que je raconte.

Il héla l’employé et lui commanda deux autres pressions ; je sortis mon enregistreur et le mis en marche.

— Donc, devant cette cabane à hot-dogs, elle vous demande de l’aide, dis-je pour relancer la conversation.

— Oui. Apparemment, ma femme était prête à tout pour anéantir Harry Quebert. Et Nola était prête à tout pour le protéger d’elle. Moi, je n’en revenais pas de la conversation que j’étais en train d’avoir. C’est là que j’ai appris qu’il se passait véritablement une histoire entre Nola et Harry. Je me rappelle qu’elle me regardait avec ses yeux pétillants et pleins d’aplomb, et moi je lui ai dit : « Quoi ? Comment ça, récupérer ce morceau de papier ? » Elle m’a répondu : « Je l’aime. Je ne lui veux pas d’ennuis. S’il a écrit ce mot, c’est à cause de ma tentative de suicide. Tout est ma faute, je n’aurais pas dû essayer de me tuer. Je l’aime, il est tout ce que j’ai, tout ce dont je pourrai jamais rêver. » Et nous avons cette conversation à propos de l’amour. « Alors, tu veux dire que toi et Harry Quebert, vous… — Nous nous aimons ! — Aimer ? Que me racontes-tu, enfin ! Tu ne peux pas l’aimer ! — Et pourquoi pas ? — Parce qu’il est trop vieux pour toi. — L’âge ne compte pas ! — Bien sûr qu’il compte ! — Eh bien, il ne devrait pas ! — C’est comme ça, les jeunes filles de ton âge n’ont rien à faire avec un type de son âge. — Je l’aime ! — Ne dis pas d’horreurs et mange ta gaufre, veux-tu ? — Mais, Monsieur Quinn, si je le perds, je perds tout ! » Je n’en croyais pas mes yeux, Monsieur Goldman : cette gamine était folle amoureuse de Harry. Et les sentiments qu’elle éprouvait étaient des sentiments que moi-même je ne connaissais pas, ou que je ne me souvenais pas avoir éprouvés pour ma propre femme. Et j’ai réalisé à cet instant, à cause de cette fille de quinze ans, que je n’avais probablement jamais connu l’amour. Que beaucoup de gens n’avaient certainement jamais connu l’amour. Qu’ils se contentaient au fond de bons sentiments, qu’ils se terraient dans le confort d’une vie minable et qu’ils passaient à côté de sensations merveilleuses, qui sont probablement les seules à justifier l’existence. Un de mes neveux, qui vit à Boston, travaille dans la finance : il gagne une montagne de dollars par mois, est marié, a trois enfants, une femme adorable et une jolie bagnole. La vie idéale, quoi. Un jour, il rentre chez lui et il dit à sa femme qu’il s’en va, qu’il a trouvé l’amour, avec une universitaire de Harvard en âge d’être sa fille, rencontrée lors d’une conférence. Tout le monde a dit qu’il avait pété un plomb, qu’il recherchait dans cette fille une seconde jeunesse, mais moi, je crois qu’il avait simplement rencontré l’amour. Des gens croient qu’ils s’aiment, alors ils se marient. Et puis, un jour, ils découvrent l’amour, sans même le vouloir, sans s’en rendre compte. Et ils se le prennent en pleine gueule. À ce moment-là, c’est comme de l’hydrogène qui entrerait au contact de l’air : ça fait une explosion phénoménale, ça ravage tout. Trente années de mariage frustré qui pètent d’un seul coup, comme si une gigantesque fosse septique portée à ébullition explosait, éclaboussant tout le monde aux alentours. La crise de la quarantaine, le démon de midi, ce sont juste des types qui comprennent la portée de l’amour trop tard, et qui en voient leur vie bouleversée.

— Alors, qu’avez-vous fait ? demandai-je.

— Pour Nola ? J’ai refusé. Je lui ai dit que je ne voulais pas me mêler de cette histoire et que, de toute façon, je ne pouvais rien faire. Que la lettre était dans le coffre, et que la seule clé qui l’ouvrait pendait, jour et nuit, autour du cou de ma femme. C’était cuit. Elle m’a supplié, elle m’a dit que si la police mettait la main sur cette feuille, Harry aurait de graves ennuis, que sa carrière serait brisée, qu’il irait peut-être en prison alors qu’il n’avait rien fait de mal. Je me souviens de son regard brûlant, son attitude, ses gestes… il y avait en elle une fureur magnifique. Je me souviens qu’elle a dit : « Ils vont tout gâcher, Monsieur Quinn ! Les gens de cette ville sont complètement fous ! Ça me rappelle cette pièce d’Arthur Miller, Les Sorcières de Salem. Avez-vous lu Miller ? » Ses yeux se mouillèrent de petites perles de larmes, toutes prêtes à déborder et à dévaler ses joues. J’avais lu Miller. Je me rappelais du foin quand la pièce était sortie à Broadway : la première avait eu lieu le soir de l’exécution des époux Rosenberg. C’était un vendredi, je m’en rappelle encore. Ça m’avait fichu des frissons pendant des jours parce que les Rosenberg avaient des enfants à peine plus âgés que Jenny à cette époque et que je m’étais demandé ce qui lui arriverait si j’étais exécuté moi aussi. Je m’étais senti tellement soulagé de ne pas être communiste.

— Pourquoi Nola est-elle venue vous trouver, vous ?

— Sans doute parce qu’elle s’imaginait que j’avais accès au coffre. Mais ce n’était pas le cas. Comme je vous dis, personne d’autre que ma femme n’avait la clé. Elle la gardait jalousement accrochée à une chaîne et toujours rangée dans ses seins. Et moi, ses seins, il y avait bien longtemps que je n’y avais plus accès.

— Que s’est-il passé alors ?

— Nola m’a flatté. Elle m’a dit : « Vous êtes ingénieux et vif, vous saurez comment faire ! » Alors j’ai fini par accepter. Je lui ai dit que j’essaierais.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Pourquoi ? Mais à cause de l’amour ! Comme je vous l’ai dit avant, elle avait quinze ans, mais elle me parlait de choses que je ne connaissais pas et que je ne connaîtrais probablement jamais. Même si, à vrai dire, cette histoire avec Harry me donnait plutôt la nausée. Je l’ai fait pour elle, pas pour lui. Et je lui ai demandé ce qu’elle comptait faire pour le Chef Pratt. Preuve ou pas preuve, le Chef Pratt était au courant de tout désormais. Elle m’a regardé droit dans les yeux et elle m’a dit : « Je vais l’empêcher de nuire. Je vais faire de lui un criminel. » Sur le moment, je n’ai pas bien compris. Et puis, il y a quelques semaines, lorsque Pratt a été arrêté, j’ai réalisé qu’il avait dû se passer de drôles de choses.

*

Mercredi 6 août 1975


Sans s’accorder, ils avaient tous deux agi le lendemain de leur conversation. Vers dix-sept heures, dans une pharmacie de Concord, Robert Quinn acheta des somnifères. Au même moment, dans le secret du poste de police d’Aurora, Nola, agenouillée sous le bureau du Chef Pratt, s’efforçait de protéger Harry en damnant Pratt, et faisant de lui un criminel, l’entraînant dans ce qui allait devenir une longue spirale de trente ans.

Cette nuit-là, Tamara dormit de tout son saoul. Après le repas, elle se sentit tellement fatiguée qu’elle se coucha sans même prendre le temps de se démaquiller. Elle s’effondra comme une masse sur son lit, et tomba dans un profond sommeil. Ce fut si rapide que Robert craignit durant une fraction de seconde d’avoir dissous une trop forte dose dans son verre d’eau et de l’avoir tuée, mais les ronflements magistraux à la cadence militaire que poussa bientôt sa femme le rassurèrent aussitôt. Il attendit qu’il soit une heure du matin pour agir : il devait être sûr que Jenny dormait, et qu’en ville, personne ne le verrait. Lorsqu’il fut le moment d’entrer en action, il commença par secouer sa femme sans ménagement, pour s’assurer qu’elle était définitivement neutralisée : il eut la joie de constater qu’elle restait inerte. Pour la première fois, il se sentit puissant : le dragon, affalé sur son matelas, n’impressionnait plus personne. Il décrocha le collier qu’elle portait autour du cou et s’empara de la clé, victorieux. Au passage, il lui attrapa les seins à pleines mains et il constata avec regret que cela ne lui faisait plus aucun effet.

Sans un bruit, il quitta la maison. Pour rester silencieux et n’éveiller aucun soupçon, il emprunta le vélo de sa fille. Pédalant dans la nuit, les clés du Clark’s et du coffre dans la poche, il sentait monter en lui l’excitation de l’interdit. Il ne savait plus s’il faisait ça pour Nola ou surtout pour nuire à sa femme. Et sur sa bicyclette lancée à toute allure à travers la ville, il se sentit soudain tellement libre qu’il décida de divorcer. Jenny était une adulte désormais, il n’avait plus aucune raison de rester avec sa femme. Il en avait assez de cette furie, il avait droit à une nouvelle vie. Volontairement, il fit quelques détours, pour faire durer encore cette sensation grisante. Arrivé dans la rue principale, il poussa son vélo pour avoir le temps d’inspecter les environs : la ville dormait paisiblement. Il n’y avait ni lumière, ni bruit. Il laissa son vélo contre un mur, ouvrit le Clark’s et se faufila à l’intérieur, ne se guidant qu’à la lumière des éclairages publics qui filtraient par les baies vitrées. Il arriva jusqu’au bureau. Ce bureau où il n’avait jamais le droit d’entrer sans l’autorisation expresse de sa femme, il en était désormais le maître ; il le foulait au pied, il le violait, c’était un territoire conquis. Il alluma la lampe torche qu’il avait emportée et commença par explorer les étagères et les classeurs. Il y avait des années qu’il rêvait de fouiller cet endroit : que pouvait y cacher sa femme ? Il s’empara des différents dossiers et les parcourut rapidement : il se surprit à chercher des lettres d’amants. Il se demandait si sa femme le trompait. Il imaginait que oui : comment pouvait-elle se contenter de lui ? Mais il n’y trouva que des bons de commande et des documents de comptabilité. Alors il passa au coffre : un coffre en acier, imposant, qui devait bien mesurer un mètre de haut, et qui reposait sur une palette en bois. Il introduisit la clé de sécurité dans la serrure, la fit tourner et il frémit en entendant le mécanisme d’ouverture fonctionner. Il tira la lourde porte et braqua sa lampe sur l’intérieur, composé de quatre niveaux. C’était la première fois qu’il voyait ce coffre ouvert ; il frémit d’excitation.

Sur le premier rayonnage, il trouva des documents de banque, le dernier relevé de comptabilité, des reçus de commandes et les fiches de salaire des employés.

Sur le second rayonnage, il trouva une boîte en fer-blanc contenant les fonds de caisse du Clark’s, et une autre contenant des liquidités modestes pour payer les fournisseurs.

Sur le troisième rayonnage, il trouva un morceau de bois qui ressemblait à un ours. Il sourit : c’était le premier objet qu’il avait offert à Tamara, lors de leur première vraie sortie ensemble. Ce moment, il l’avait préparé avec minutie, pendant plusieurs semaines, multipliant les heures supplémentaires à la station-service où il travaillait en plus de ses études pour pouvoir emmener sa Tamy dans l’un des meilleurs établissements de la région, Chez Jean-Claude, un restaurant français où l’on servait des plats d’écrevisses apparemment extraordinaires. Il avait étudié tout le menu, il avait compté combien lui coûterait le repas si elle prenait les plats les plus chers ; il avait économisé jusqu’à réunir assez d’argent, puis il l’avait invitée. Ce fameux soir, lorsqu’il était venu la chercher chez ses parents et qu’elle avait appris leur destination, elle l’avait supplié de ne pas se ruiner pour elle. « Oh, Robert, tu es un amour. Mais c’est trop, c’est vraiment trop », avait-elle dit. Elle avait dit amour. Et pour le convaincre de renoncer, elle avait proposé d’aller manger des pâtes dans un petit italien de Concord qui la tentait depuis longtemps. Ils avaient mangé des spaghettis, bu du chianti et de la grappa maison et, un peu ivres, ils étaient allés à une fête foraine proche. Sur le retour, ils s’étaient arrêtés au bord de l’océan et ils avaient attendu le lever du soleil. Sur la plage, il avait trouvé un morceau de bois qui ressemblait à un ours et il le lui avait donné lorsqu’elle s’était blottie contre lui, aux premiers éclats de l’aube. Elle avait dit qu’elle le garderait toujours et elle l’avait embrassé pour la première fois.

Poursuivant son exploration du coffre, Robert, ému, trouva, à côté du morceau de bois, une quantité de photos de lui-même au fil des années. Au dos de chacune, Tamara avait griffonné quelques annotations, même pour les plus récentes. La dernière datait du mois d’avril, lorsqu’ils étaient allés assister à une course automobile. On y voyait Robert, jumelles vissées sur les yeux, qui commentait les tours. Et au dos Tamara avait inscrit : Mon Robert, toujours aussi passionné par la vie. Je l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle.

Après les photos, il y avait des souvenirs de leur vie commune : leur faire-part de mariage, celui de la naissance de Jenny, des photos de vacances, de menues bricoles dont il pensait qu’elles avaient été jetées depuis longtemps. Des petits cadeaux, une broche en toc, un stylo-souvenir, ou encore ce presse-papiers en serpentine acheté lors de vacances au Canada, et qui lui avaient tous valu des réprimandes acerbes, des Mais, Bobbo ! Que veux-tu que je fasse de pareilles cochonneries ? Et voilà qu’elle avait religieusement tout conservé dans ce coffre. Robert songea alors que ce que sa femme cachait dans ce coffre, c’était son cœur. Et il se demanda pourquoi.

Sur le quatrième rayonnage, il trouva un épais cahier relié en cuir, qu’il ouvrit : le journal de Tamara. Sa femme tenait un journal. Il n’en avait jamais rien su. Il l’ouvrit au hasard et lut à la lumière de sa lampe :

1er janvier 1975


Avons fêté la Saint-Sylvestre chez les Richardson.

Note de la soirée : 5/10. Nourriture pas terrible et les Richardson sont des gens ennuyeux. Je ne l’avais jamais remarqué. Je crois que la Saint-Sylvestre est un bon moyen de savoir lesquels de vos amis sont ennuyeux ou non. Bobbo a rapidement vu que je m’ennuyais, il a voulu me divertir. Il a fait le pitre, il a voulu raconter des blagues et il a fait semblant de faire parler son tourteau. Les Richardson ont bien ri. Paul Richardson s’est même levé pour noter l’une des blagues. Il a dit qu’il voulait être certain de s’en rappeler. Moi, tout ce que j’ai réussi à faire, c’est le disputer. Dans la voiture, au retour, je lui ai dit des horreurs. J’ai dit : « Tu ne fais rire personne avec tes blagues de mauvais goût. Tu es lamentable. Qui t’a demandé de faire le clown, hein ? Tu es ingénieur dans une grande usine, non ? Parle de ton métier, montre que tu es sérieux et quelqu’un d’important. Tu n’es pas au cirque, bon sang ! » Il m’a répondu que Paul avait ri à ses blagues et je lui ai dit de se taire, que je ne voulais plus l’entendre.

Je ne sais pas pourquoi je suis méchante. Je l’aime tellement. Il est tellement doux, et attentionné. Je ne sais pas pourquoi je me comporte mal avec lui. Ensuite je m’en veux, et je me déteste, et du coup, je suis encore plus ignoble.

En ce jour de nouvelle année, je prends la résolution de changer. Enfin, je prends cette résolution chaque année et je ne m’y tiens jamais. Depuis quelques mois, j’ai commencé à aller voir le docteur Ashcroft à Concord. C’est lui qui m’a conseillé de tenir un journal. Nous avons une séance par semaine. Personne n’est au courant. J’aurais bien trop honte que l’on sache que je vais voir un psychiatre. Les gens diraient que je suis folle. Je ne suis pas folle. Je souffre. Je souffre, mais je ne sais pas de quoi. Le docteur Ashcroft dit que j’ai tendance à détruire tout ce qui me fait du bien. On appelle ça l’autodestruction. Il dit que j’ai des angoisses de mort et que c’est peut-être lié. Je n’en sais rien. Mais je sais que je souffre. Et que j’aime mon Robert. Je n’aime que lui. Sans lui, que serais-je devenue ?

Robert referma le livre. Il pleurait. Ce que sa femme n’avait jamais pu lui dire, elle l’avait écrit. Elle l’aimait. Elle l’aimait vraiment. Elle n’aimait que lui. Il trouva que c’étaient les plus beaux mots qu’il avait jamais lus. Il s’essuya les yeux pour ne pas tacher les pages et lut encore ; pauvre Tamara, Tamy chérie, qui souffrait en silence. Pourquoi ne lui avait-elle rien dit pour le docteur Ashcroft ? Si elle souffrait, il voulait souffrir avec elle, c’était pour cela qu’il l’avait épousée. Balayant le dernier rayonnage du coffre d’un coup de lampe, il tomba sur le mot de Harry et fut brusquement ramené à la réalité. Il se rappela sa mission ; il se rappela que sa femme était affalée sur son lit, droguée, et qu’il devait se débarrasser de ce morceau de papier. Il s’en voulut soudain de ce qu’il était en train de commettre ; il était sur le point de renoncer lorsqu’il songea que s’il se débarrassait de cette lettre, sa femme se préoccuperait moins de Harry Quebert et plus de lui. C’était lui qui comptait, elle l’aimait. C’était écrit.

C’est ce qui le poussa finalement à s’emparer du feuillet et à s’enfuir du Clark’s dans le silence de la nuit, après s’être assuré de n’avoir laissé aucune trace de son passage. Il traversa la ville sur sa bicyclette et, dans une ruelle tranquille, il mit le feu aux mots de Harry Quebert à l’aide de son briquet. Il regarda le morceau de papier brûler, brunir, se tordre en une flamme d’abord dorée, puis bleue, et disparaître lentement. Il n’en resta bientôt rien. Il rentra chez lui, remit la clé entre les seins de sa femme, se coucha à ses côtés, et l’étreignit longuement.

Il fallut deux jours à Tamara pour réaliser que le feuillet n’était plus à sa place. Elle se crut folle : elle était certaine de l’avoir mis dans le coffre et pourtant il n’y était pas. Personne n’avait pu y avoir accès, elle gardait la clé avec elle et il n’y avait pas eu d’effraction. L’aurait-elle égaré dans le bureau ? L’avait-elle rangé ailleurs, machinalement ? Elle passa des heures à fouiller la pièce, à vider les classeurs et les remplir à nouveau, à trier les papiers et les ranger encore, en vain : ce minuscule morceau de papier avait mystérieusement disparu.

*

Robert Quinn m’expliqua que, lorsque, quelques semaines plus tard, Nola disparut, sa femme en fit une maladie.

— Elle répétait que si elle avait encore ce feuillet, la police pourrait enquêter sur Harry. Et le Chef Pratt qui lui disait que, sans ce morceau de papier, il ne pouvait rien faire. Elle était hystérique. Elle me disait cent fois par jour : « C’est Quebert, c’est Quebert ! Je le sais, tu le sais, nous le savons tous ! Tu as vu ce mot comme moi, non ? »

— Pourquoi n’avez-vous rien dit à la police à propos de ce que vous saviez ? demandai-je. Pourquoi n’avoir pas dit que Nola était venue vous trouver, qu’elle vous avait parlé de Harry ? Ç’aurait pu être une piste, non ?

— Je voulais le faire. J’étais très partagé. Pourriez-vous éteindre votre enregistreur, Monsieur Goldman ?

— Bien sûr.

J’éteignis la machine et je la rangeai dans mon sac. Il reprit :

— Lorsque Nola a disparu, je m’en suis voulu. J’ai regretté d’avoir brûlé ce morceau de papier qui la reliait à Harry. Je me suis dit que grâce à cette preuve, la police aurait pu interroger Harry, se pencher sur lui, enquêter plus loin. Et que s’il n’avait rien eu à se reprocher, il n’aurait rien eu à craindre. Les gens innocents n’ont pas de souci à se faire après tout, non ? Enfin bref, je m’en voulais. Alors je me suis mis à lui écrire des lettres anonymes, que je suis allé accrocher à sa porte lorsque je le savais absent.

— Quoi ? Les lettres anonymes, c’était vous ?

— C’était moi. J’en avais préparé un petit stock en utilisant la machine à écrire de ma secrétaire, à la ganterie de Concord. Je sais ce que vous avez fait à cette gamine de 15 ans. Et bientôt toute la ville saura. Je gardais les lettres dans la boîte à gants de ma voiture. Et chaque fois que je croisais Harry en ville, je me précipitais à Goose Cove pour y déposer une lettre.

— Mais pourquoi ?

— Pour soulager ma conscience. Ma femme n’arrêtait pas de répéter que c’était lui le coupable, je me disais que c’était plausible. Et que si je le harcelais et que je lui faisais peur, il finirait par se dénoncer. Ça a duré quelques mois. Et puis j’ai arrêté.

— Qu’est-ce qui vous a poussé à arrêter ?

— Sa tristesse. Après la disparition, il était si triste… Ce n’était plus le même homme. Je me suis dit que ça ne pouvait pas être lui. Alors j’ai finalement cessé.

Je restai stupéfait de ce que je venais d’apprendre. Je demandai encore à tout hasard :

— Dites-moi, Monsieur Quinn : n’auriez-vous pas par hasard mis le feu à la maison de Goose Cove ?

Il sourit, presque amusé par ma question.

— Non. Vous êtes un chic type, Monsieur Goldman, je ne vous ferais pas ça. J’ignore quel est l’esprit malade qui en est le responsable.

Nous terminâmes notre bière.

— Au fait, relevai-je, vous n’avez pas divorcé finalement. Ça s’est arrangé avec votre femme ? Je veux dire, après que vous ayez découvert tous ces souvenirs dans le coffre et son journal intime ?

— C’est allé de pire en pire, Monsieur Goldman. Elle a continué de me houspiller sans cesse, et elle ne m’a jamais dit qu’elle m’aimait. Jamais. Durant les mois puis les années qui ont suivi, il m’est arrivé régulièrement de la droguer à coups de somnifères pour aller lire et relire ses journaux, pour aller pleurer nos souvenirs en espérant qu’un jour cela aille mieux. Espérer qu’un jour cela aille mieux : peut-être est-ce cela l’amour.

Je hochai la tête pour acquiescer :

— Peut-être, dis-je.


Depuis ma suite du Regent’s, je poursuivis l’écriture de mon livre de plus belle. Je racontai comment Nola Kellergan, quinze ans, avait tout fait pour protéger Harry. Comment elle s’était donnée, compromise, pour qu’il puisse garder la maison, écrire, pour qu’il ne soit pas inquiété. Comment elle était devenue peu à peu à la fois la muse et la gardienne de son chef-d’œuvre. Comment elle était parvenue à créer une bulle autour de lui pour le laisser se concentrer sur son écriture et lui permettre d’accoucher de l’œuvre de sa vie. Et à mesure que j’écrivais, je me surpris même à penser que Nola Kellergan avait été cette femme exceptionnelle dont tous les écrivains du monde rêvaient certainement. Depuis New York, où elle reprenait avec un dévouement et une efficacité rares mes feuillets, Denise me téléphona une après-midi et me dit :

— Marcus, je crois que je pleure.

— Pourquoi cela ? demandai-je.

— C’est à cause de cette petite, cette Nola. Je crois que je l’aime moi aussi.

Je souris et je lui répondis :

— Je crois que tout le monde l’a aimée, Denise. Tout le monde.

Puis, deux jours plus tard, soit le 3 août, il y eut cet appel de Gahalowood, surexcité.

— L’écrivain ! beugla-t-il. J’ai les résultats du labo ! Sacré nom de Dieu, vous n’allez pas en croire vos oreilles ! L’écriture sur le manuscrit, c’est celle de Luther Caleb ! Aucun doute possible. On a notre homme, Marcus. On a notre homme !

7. Après Nola

“Chérissez l’amour, Marcus. Faites-en votre plus belle conquête, votre seule ambition. Après les hommes, il y aura d’autres hommes. Après les livres, il y a d’autres livres. Après la gloire, il y a d’autres gloires. Après l’argent, il y a encore de l’argent. Mais après l’amour, Marcus, après l’amour, il n’y a plus que le sel des larmes.”

La vie après Nola, ce n’était plus la vie. Tout le monde dit qu’à Aurora, durant les mois qui suivirent sa disparition, la ville sombra lentement dans la dépression et la hantise d’un nouvel enlèvement.

Ce fut l’automne et ses arbres colorés. Mais les enfants n’eurent plus l’occasion d’aller se jeter dans les immenses tas de feuilles mortes amassées en bordure des allées : les parents, inquiets, les surveillaient sans cesse. Désormais, ils attendaient le bus scolaire avec eux, et se postaient dans la rue à l’heure du retour. À partir de seize heures trente, il y avait, sur les trottoirs, des alignements de mères, une devant chaque maison, formant une haie humaine dans les avenues désertes, sentinelles impassibles guettant l’arrivée de leur progéniture.

Les enfants n’avaient plus le droit de se déplacer seuls. Le temps béni où les rues étaient remplies de gamins joyeux et hurlants était révolu : il n’y eut plus de matchs de hockey sur patins à roulettes devant les garages, il n’y eut plus de concours de corde à sauter ni de marelles géantes dessinées à la craie sur le bitume, sur la rue principale, il n’y eut plus de vélos jonchant le trottoir devant le magasin général de la famille Hendorf où l’on pouvait acheter une poignée de bonbons avec moins d’un nickel. Il plana bientôt dans les rues le silence inquiétant des villes fantômes.

Les maisons étaient fermées à clé, et à la nuit tombée, les pères et les maris, organisés en patrouilles citoyennes, battaient le pavé pour protéger leur quartier et leurs familles. La plupart s’armaient d’un gourdin, certains emportaient leur fusil de chasse. Ils disaient que s’il le fallait, ils n’hésiteraient pas à tirer.

La confiance était brisée. Les gens de passage, commis et routiers, étaient mal accueillis et sans cesse surveillés. Le pire était la méfiance qu’éprouvaient les habitants entre eux. Des voisins, amis depuis vingt-cinq ans, s’épiaient à présent mutuellement. Et tout le monde de se demander ce que faisait l’autre le 30 août 1975 en fin d’après-midi.

Les véhicules de la police et du bureau du shérif tournaient sans cesse à travers la ville ; pas de police inquiétait, trop de police effrayait. Et lorsqu’une très reconnaissable Ford noire banalisée de la police d’État stationnait devant le 245 Terrace Avenue, tout le monde se demandait si c’était le capitaine Rodik qui venait apporter des nouvelles. La maison des Kellergan garda les volets clos durant des jours, des semaines, puis des mois. David Kellergan n’officiant plus, un pasteur remplaçant fut dépêché depuis Manchester pour assurer les services à St James.


Puis ce furent les brumes de la fin octobre. La région fut envahie par des nuées grises, opaques et humides, et il tomba bientôt une pluie discontinue et glaciale. À Goose Cove, Harry dépérissait, seul. Il y avait deux mois qu’on ne le voyait plus nulle part. Il passait ses journées enfermé dans son bureau, à travailler sur sa machine à écrire, accaparé par la pile de pages manuscrites qu’il relisait et retapait minutieusement. Il se levait de bonne heure, il se préparait soigneusement : il se rasait de près et s’habillait coquettement alors qu’il savait qu’il ne sortirait pas de chez lui ni ne verrait personne. Il s’installait face à sa table et se mettait au travail. Les rares interruptions ne servaient qu’à aller remplir sa cafetière ; le reste du temps, il le passait à retranscrire, à relire, à corriger, à déchirer, et à recommencer.

Il n’était dérangé dans sa solitude que par Jenny. Tous les jours, elle venait le trouver, après son service, inquiète de le voir s’éteindre lentement. Elle arrivait en général aux alentours de dix-huit heures ; le temps de franchir les quelques pas qui la menaient de sa voiture au porche, elle était déjà trempée de pluie. Elle portait avec elle un panier débordant de provisions glanées au Clark’s : sandwichs au poulet, œufs à la mayonnaise, pâtes au fromage et à la crème qu’elle gardait, chaudes et fumantes, dans un plat en métal, pâtisseries fourrées qu’elle avait cachées des clients pour être certaine qu’il en reste pour lui. Elle sonnait à la porte.

Il bondissait de sa chaise. Nola ! Nola chérie ! Il accourait à la porte. Elle était là, devant lui, rayonnante, magnifique. Ils s’élançaient l’un contre l’autre, il la prenait dans ses bras, il la faisait tourner autour de lui, autour du monde, ils s’embrassaient. Nola ! Nola ! Nola ! Ils s’embrassaient encore et ils dansaient. C’était le bel été, le ciel avait ces lumières éclatantes d’avant la nuit, il y avait au-dessus d’eux des nuées de mouettes qui chantaient comme des rossignols, elle souriait, elle riait, son visage était un soleil. Elle était là, il pouvait la serrer contre lui, toucher sa peau, caresser son visage, sentir son parfum, jouer avec ses cheveux. Elle était là, elle était vivante. Ils étaient vivants. « Mais où étais-tu passée ? demandait-il en posant ses mains sur les siennes. Je t’ai attendue ! J’ai eu tellement peur ! Tout le monde a dit qu’il t’était arrivé quelque chose de grave ! Ils disent que la mère Cooper t’a vue en sang près de Side Creek ! Il y avait la police partout ! Ils ont fouillé la forêt ! J’ai cru qu’il t’était arrivé un malheur et je devenais fou de ne pas savoir quoi. » Elle l’étreignait fort, elle s’agrippait à lui et le rassurait : « Ne vous en faites pas, Harry chéri ! Il ne m’est rien arrivé, je suis là. Je suis là ! Nous sommes ensemble, pour toujours ! Avez-vous mangé ? Vous devez avoir faim ! Avez-vous mangé ? »

— As-tu mangé ? Harry ? Harry ? Ça va ? demandait Jenny au fantôme livide et émacié qui lui avait ouvert la porte.

La voix de la jeune femme le ramenait à la réalité. Il faisait sombre et froid, une pluie diluvienne tombait bruyamment. C’était presque l’hiver. Les mouettes étaient parties depuis longtemps.

— Jenny ? disait-il hagard. C’est toi ?

— Oui, c’est moi. Je t’ai apporté à manger, Harry. Tu dois t’alimenter, tu ne vas pas bien. Pas bien du tout.

Il la regardait, mouillée et grelottante. Il la faisait entrer. Elle ne restait que brièvement. Le temps de déposer le panier dans la cuisine, de récupérer les plats de la veille. Lorsqu’elle constatait qu’ils n’avaient été qu’à peine entamés, elle le réprimandait gentiment.

— Harry, il faut manger !

— Parfois j’oublie, répondait-il.

— Mais enfin, comment peut-on oublier de se nourrir ?

— C’est à cause de ce livre que j’écris… Je suis plongé dedans et j’oublie le reste.

— Ce doit être un très beau livre, disait-elle.

— Un très beau livre.

Elle ne comprenait pas comment on pouvait se mettre dans un tel état pour un livre. Chaque fois, elle espérait qu’il lui demande de rester dîner avec lui. Elle préparait toujours des plats pour deux personnes, et il ne le remarquait jamais. Elle restait quelques minutes, debout, entre la cuisine et la salle à manger, à ne pas savoir quoi dire. Il hésitait toujours à lui proposer de rester un moment, mais il renonçait parce qu’il ne voulait pas lui donner de faux espoirs. Il savait qu’il n’aimerait jamais plus. Quand le silence devenait gênant, il lui disait « merci » et il allait ouvrir la porte d’entrée pour l’inviter à s’en aller.

Elle rentrait chez elle, déçue, inquiète. Son père lui préparait un chocolat chaud dans lequel il faisait fondre un marshmallow et il allumait un feu dans la cheminée du salon. Ils s’asseyaient dans le canapé, face à l’âtre, et elle racontait à son père combien Harry se morfondait.

— Pourquoi est-il si triste ? demandait-elle. On dirait qu’il va mourir.

— Je n’en sais rien, répondait Robert Quinn.


Il avait peur de sortir. Les rares fois où il quittait Goose Cove, il trouvait à son retour ces horribles lettres. Quelqu’un l’épiait. Quelqu’un lui voulait du mal. Quelqu’un guettait ses absences et accrochait une petite enveloppe de correspondance dans l’encadrement de la porte. À l’intérieur, toujours ce même mot :

Je sais ce que vous avez fait à cette gamine de 15 ans.

Et bientôt toute la ville saura.

Qui ? Qui pouvait lui en vouloir ? Qui savait pour lui et Nola et voulait à présent lui nuire ? Il en était malade ; à chaque lettre trouvée, il sentait venir des poussées de fièvre. Il avait des maux de tête, il avait des angoisses. Il lui arrivait d’avoir des crises de nausée et des insomnies. Il craignait d’être accusé d’avoir fait du mal à Nola. Comment pourrait-il prouver son innocence ? Il se mettait alors à imaginer les pires scénarios : l’horreur d’un quartier de haute sécurité d’un pénitencier fédéral jusqu’à la fin de sa vie, peut-être la chaise électrique ou la chambre à gaz. Il en développa peu à peu une peur de la police : la vue d’un uniforme ou d’une voiture de police le mettait dans un état de nervosité extrême. Un jour qu’il sortait du supermarché, il remarqua une patrouille de la police d’État arrêtée sur le parking, avec un agent à l’intérieur qui le suivait du regard. Il s’efforça de rester calme et accéléra le pas jusqu’à sa voiture, ses commissions dans les bras. Mais soudain, il entendit qu’on l’appelait. C’était le policier. Il feignit de ne rien entendre. Il y eut un bruit de portière derrière lui : le policier sortait de sa voiture. Il perçut son pas, le tintement de sa ceinture chargée des menottes, de son arme, de sa matraque. Arrivé à sa voiture, il jeta les commissions dans le coffre pour fuir plus vite. Il tremblait, il était en sueur, sa vision était réduite : il était complètement paniqué. Surtout rester calme, se dit-il, monter en voiture et disparaître. Ne pas rentrer à Goose Cove. Mais il n’eut le temps de rien faire : il sentit une main puissante se poser sur son épaule.

Il ne s’était jamais battu, il ne savait pas comment se battre. Que devait-il faire ? Devait-il le repousser en arrière, le temps de se précipiter à bord de sa voiture et de prendre la fuite ? Lui donner des coups ? Se saisir de son arme et l’abattre ? Il fit volte-face, prêt à tout. Le policier lui tendit alors un billet de vingt dollars :

— C’est tombé de votre poche, Monsieur. Je vous ai appelé mais vous n’avez pas entendu. Ça va, Monsieur ? Vous êtes tout blanc.

— Ça va, répondit Harry, ça va… Je… J’étais… J’étais dans mes réflexions et… Enfin, merci. Je… Je… dois y aller.

Le policier lui adressa un geste sympathique de la main et retourna à sa voiture ; Harry tremblait.

À la suite de cet épisode il s’inscrivit à un cours de boxe ; il s’y mit assidûment. Puis il finit par décider d’aller voir quelqu’un. Renseignements pris, il contacta le docteur Roger Ashcroft, à Concord, qui était apparemment l’un des meilleurs psychiatres de la région. Ils convinrent d’une séance hebdomadaire, les mercredis matin, de 10 heures 40 à 11 heures 30. Au docteur Ashcroft, il ne parla pas des lettres, mais il parla de Nola. Sans la mentionner. Mais pour la première fois, il put raconter Nola à quelqu’un. Cela lui fit un bien considérable. Ashcroft, dans son fauteuil rembourré, l’écoutait attentivement, faisant jouer ses doigts sur un sous-main chaque fois qu’il se lançait dans une interprétation.

— Je crois que je vois des morts, expliqua Harry.

— Donc votre amie est morte ? conclut Ashcroft.

— Je n’en sais rien… C’est ça qui me rend fou.

— Je ne crois pas que vous soyez fou, Monsieur Quebert.

— Parfois, je vais sur la plage et je crie son nom. Et lorsque je n’ai plus la force de crier, je m’assois sur le sable et je pleure.

— Je crois que vous êtes dans un processus de deuil. Il y a votre part rationnelle, lucide, consciente, qui se bat avec une autre part de vous qui, elle, refuse d’accepter ce qui, à ses yeux, est inacceptable. Lorsque la réalité est trop insupportable, on essaie de la détourner. Peut-être que je pourrais vous prescrire des relaxants pour vous aider à vous détendre.

— Non, surtout pas. Je dois pouvoir être concentré sur mon livre.

— Parlez-moi de ce livre, Monsieur Quebert.

— C’est une histoire d’amour merveilleuse.

— Et de quoi parle cette histoire ?

— D’un amour entre deux êtres qui ne pourra jamais avoir lieu.

— C’est l’histoire de vous et de votre amie ?

— Oui. Je hais les livres.

— Pourquoi ?

— Ils me font du mal.

— C’est l’heure. Nous reprendrons la semaine prochaine.

— Très bien. Merci, docteur.

Un jour, dans la salle d’attente, il croisa Tamara Quinn qui sortait du cabinet.

*

Le manuscrit fut achevé à la mi-novembre, au cours d’une après-midi tellement sombre qu’on ne savait si c’était le jour ou la nuit. Il tassa l’épais paquet de pages et relut attentivement le titre qui s’inscrivait en majuscules sur la couverture :

Les origines du mal
Par Harry L. Quebert

Il éprouva soudain le besoin d’en parler à quelqu’un, et il se rendit aussitôt au Clark’s pour trouver Jenny.

— J’ai fini mon livre, lui dit-il, dans un élan d’euphorie. Je suis venu à Aurora pour écrire un livre, et le voilà. Il est terminé. Terminé. Terminé !

— C’est formidable, répondit Jenny. Je suis certaine que c’est un très grand livre. Que vas-tu faire à présent ?

— Je vais aller à New York quelque temps. Pour le proposer à des éditeurs.

Il soumit des copies du manuscrit à cinq des grandes maisons d’édition de New York. Moins d’un mois plus tard, les cinq maisons le recontactèrent, certaines d’avoir là un chef-d’œuvre, et surenchérissant pour l’achat des droits. Une nouvelle vie débutait. Il engagea un avocat et un agent. À quelques jours de Noël, il signa finalement un contrat phénoménal de 100 000 dollars avec l’une d’entre elles. Il était en route pour la gloire.


Il rentra à Goose Cove le 23 décembre, au volant d’une Chrysler Cordoba flambant neuve. Il avait tenu à passer Noël à Aurora. Coincée dans la porte, une lettre anonyme, déposée depuis plusieurs jours. La dernière qu’il recevrait jamais.

La journée du lendemain fut consacrée à la préparation du repas du soir : il fit rôtir une gigantesque dinde, fit dorer des haricots au beurre et sauter des pommes de terre dans l’huile, confectionna un gâteau au chocolat et à la crème fraîche. Le tourne-disque jouait Madame Butterfly. Il dressa une table pour deux, à côté du sapin. Il ne remarqua pas, derrière la vitre embuée, Robert Quinn qui l’observait et qui se jura, ce jour-là, de cesser ses lettres.

Après avoir dîné, Harry s’excusa auprès de l’assiette vide qui lui faisait face, et s’éclipsa un instant dans son bureau. Il en revint avec un grand carton.

— C’est pour moi ? s’écria Nola.

— Ça n’a pas été facile de le trouver, mais tout arrive, répondit Harry en déposant le carton par terre.

Nola s’agenouilla près de la boîte. « Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? » répéta-t-elle en soulevant les battants du carton qui n’étaient pas scellés. Un museau apparut et bientôt une petite tête jaune. « Un chiot ! C’est un chiot ! Un chien couleur du soleil ! Oh Harry, Harry chéri ! Merci ! Merci ! » Elle sortit le petit chien de la boîte et le prit dans ses bras. C’était un labrador d’à peine deux mois et demi. « Tu t’appelleras Storm ! expliqua-t-elle au chien. Storm ! Storm ! Tu es le chien dont j’ai toujours rêvé ! »

Elle déposa le chiot sur le sol. Il se mit à explorer son nouvel environnement en jappant, et elle s’accrocha au cou de Harry.

— Merci, Harry, je suis si heureuse avec vous. Mais j’ai tellement honte, je n’ai pas de cadeau pour vous.

— Mon cadeau, c’est ton bonheur, Nola.

Il la serra dans ses bras mais il lui sembla qu’elle glissait, bientôt il ne la sentit plus, il ne la vit plus. Il l’appela mais elle ne répondit plus. Il se retrouva seul, debout au milieu de la salle à manger, à serrer ses propres bras. À ses pieds, le chiot était sorti de sa boîte et jouait avec les lacets de ses chaussures.

*

Les Origines du mal parurent en juin 1976. Dès sa sortie, le livre rencontra un immense succès. Encensé par la critique, le prodigieux Harry Quebert, trente-cinq ans, était désormais considéré comme le plus grand écrivain de sa génération.

Deux semaines avant la sortie du livre, conscient de l’impact qu’il allait susciter, l’éditeur de Harry fit en personne le trajet jusqu’à Aurora pour venir le chercher :

— Allons, Quebert, on me dit que vous ne voulez pas venir à New York ? interrogea l’éditeur.

— Je ne peux pas partir, dit Harry. J’attends quelqu’un.

— Vous attendez quelqu’un ? Qu’est-ce que vous me racontez là ? Toute l’Amérique vous veut. Vous allez devenir une immense vedette.

— Je ne peux pas partir, j’ai un chien.

— Eh bien, nous le prenons avec nous. Vous verrez, nous le chouchouterons : il aura une nounou, un cuisinier, un promeneur, un toiletteur. Allons, faites votre valise et en route pour la gloire, mon ami.

Et Harry quitta Aurora pour une tournée de plusieurs mois à travers le pays. On ne parla bientôt plus que de lui et de son stupéfiant roman. Depuis la cuisine du Clark’s ou dans sa chambre à coucher, Jenny le suivait, par le biais de la radio, de la télévision. Elle achetait tous les journaux à son sujet, elle conservait religieusement tous les articles. Chaque fois qu’elle voyait son livre dans un magasin, elle l’achetait. Elle en avait plus de dix exemplaires. Elle les avait tous lus. Souvent, elle se demandait s’il reviendrait la chercher. Lorsque le facteur passait, elle se surprenait à attendre une lettre. Lorsque le téléphone sonnait, elle espérait que c’était lui.

Elle attendit tout l’été. Lorsqu’elle croisait une voiture semblable à la sienne, son cœur battait plus fort.

Elle attendit durant l’automne qui suivit. Lorsque la porte du Clark’s s’ouvrait, elle imaginait que c’était lui qui revenait la chercher. Il était l’amour de sa vie. Et en attendant, pour s’occuper l’esprit, elle repensait aux jours bénis où il venait travailler à la table 17 du Clark’s. Là, tout près d’elle, il avait écrit ce chef-d’œuvre dont elle relisait quelques pages tous les soirs. S’il voulait rester vivre à Aurora, il pourrait continuer à venir ici tous les jours : elle resterait faire le service, pour le plaisir d’être à ses côtés. Peu lui importerait de servir des hamburgers jusqu’à la fin de son existence si elle existait à ses côtés. Elle garderait cette table pour lui, pour toujours. Et malgré les récriminations de sa mère, elle commanda, à ses frais, une plaque en métal qu’elle fit visser sur la table 17 et sur laquelle était gravé :

C’est à cette table que durant l’été 1975 l’écrivain Harry Quebert
a rédigé son célèbre roman Les Origines du mal

Le 13 octobre 1976, elle fêta ses vingt-cinq ans. Harry était à Philadelphie, elle l’avait lu dans le journal. Depuis son départ, il ne lui avait pas donné signe de vie. Ce soir-là, dans le salon de la maison familiale et devant ses parents, Travis Dawn, qui était venu déjeuner chez les Quinn tous les dimanches depuis un an, demanda sa main à Jenny. Et comme elle n’avait plus d’espoir, elle accepta.

*

Juillet 1985


Dix ans après les événements, le spectre de Nola et de son enlèvement avait été balayé par le temps. Dans les rues d’Aurora, il y avait longtemps que la vie avait repris ses droits : les enfants, sur leurs patins à roulettes, y jouaient de nouveau bruyamment au hockey, les concours de corde à sauter avaient recommencé et des marelles géantes étaient réapparues sur les trottoirs. Dans la rue principale, les vélos encombraient de nouveau la devanture de l’épicerie de la famille Hendorf où la poignée de bonbons se vendait désormais à près d’un dollar.

À Goose Cove, à la fin d’une matinée de la deuxième semaine de juillet, Harry, installé sur la terrasse, profitait de la chaleur des beaux jours en corrigeant des feuillets de son nouveau roman ; couché près de lui, le chien Storm dormait. Une nuée de mouettes passa au-dessus de lui. Il les suivit du regard, elles se posèrent sur la plage. Il se leva aussitôt pour aller chercher à la cuisine du pain sec qu’il gardait dans une boîte en fer-blanc marquée de l’inscription Souvenir de Rockland, Maine, puis descendit sur la plage pour le distribuer aux oiseaux, suivi à la trace par le vieux Storm dont la marche était rendue difficile par l’arthrose. Il s’assit sur les galets pour contempler les oiseaux, et le chien s’assit à côté de lui. Il le caressa longuement. « Mon pauvre vieux Storm, lui disait-il, t’as de la peine à marcher, hein ? C’est que t’es plus tout jeune… Je me souviens du jour où je t’ai acheté, c’était juste avant Noël 1975… T’étais une foutue minuscule boule de poils, pas plus grosse que mes deux poings. »

Soudain, il entendit une voix qui l’appelait.

— Harry ?

Sur la terrasse, un visiteur le hélait. Harry plissa les yeux et reconnut Eric Rendall, le recteur de l’université de Burrows, dans le Massachusetts. Les deux hommes avaient sympathisé au cours d’une conférence, une année auparavant, et ils avaient gardé des contacts réguliers depuis.

— Eric ? C’est vous ? répondit Harry.

— C’est bien moi.

— Ne bougez pas, je remonte.

Une poignée de secondes plus tard, Harry, péniblement suivi par le vieux labrador, rejoignit Rendall sur sa terrasse.

— J’ai essayé de vous joindre, expliqua le recteur pour justifier sa visite impromptue.

— Je ne réponds pas souvent au téléphone, sourit Harry.

— C’est votre nouveau roman ? demanda Rendall en avisant les feuillets éparpillés sur la table.

— Oui, il doit sortir cet automne. Deux ans que j’y travaille…

Je dois encore relire les épreuves, mais vous savez, je crois que rien de ce que je pourrai écrire ne sera jamais comme Les Origines du mal.

Rendall dévisagea Harry avec sympathie.

— Au fond, dit-il, les écrivains n’écrivent qu’un seul livre par vie.

Harry acquiesça d’un signe de tête et offrit du café à son visiteur. Puis ils s’installèrent autour de la table et Rendall expliqua :

— Harry, je me suis permis de venir vous trouver parce que je me rappelle que vous m’aviez dit avoir envie d’enseigner à l’université. Or, il y a une place de professeur qui se libère au département de littérature de Burrows. Je sais que ce n’est pas Harvard, mais nous sommes une université de qualité. Si le poste vous intéresse, il est à vous.

Harry se tourna vers le chien couleur du soleil et lui flatta l’encolure.

— T’entends ça, Storm, lui murmura-t-il à l’oreille. Je vais devenir professeur à l’université.

6. Le Principe Barnaski

“Vous voyez, Marcus, les mots c’est bien, mais parfois ils sont vains et ne suffisent plus. Il arrive un moment où certaines personnes ne veulent pas vous entendre.

— Que convient-il de faire alors ?

— Attrapez-les par le col et appuyez votre coude contre leur gorge. Très fort.

— Pourquoi ?

— Pour les étrangler. Quand les mots ne peuvent plus rien, allez distribuer quelques coups de poing.”

Au début du mois d’août 2008, au vu des nouveaux éléments révélés par l’enquête, le bureau du procureur de l’État du New Hampshire présenta au juge en charge de l’affaire un nouveau rapport concluant que Luther Caleb était l’assassin de Deborah Cooper et de Nola Kellergan, qu’il avait enlevée, battue à mort et enterrée à Goose Cove. À la suite de ce rapport, le juge convoqua Harry pour une audience urgente, au cours de laquelle il abandonna définitivement les accusations pesant sur lui. Ce dernier rebondissement donnait à l’affaire les couleurs du grand feuilleton de l’été : Harry Quebert, la vedette rattrapée par son passé et tombée en disgrâce, était finalement blanchi après avoir risqué la peine de mort et avoir vu sa carrière ruinée.

Luther Caleb accéda à une sordide notoriété posthume, qui lui valut de voir sa vie étalée dans les journaux et son nom inscrit au Panthéon des grands criminels de l’histoire de l’Amérique. L’attention générale ne se focalisa bientôt plus que sur lui. Sa vie fut fouillée, les hebdomadaires illustrés revinrent sur son histoire personnelle en multipliant les photos d’archives achetées à des proches : ses années insouciantes à Portland, son talent pour la peinture, son passage à tabac, sa descente aux enfers. Son besoin de peindre des femmes nues passionna le public et des psychiatres furent interrogés pour des compléments d’explication : était-ce une pathologie connue ? Cela pouvait-il laisser présumer de la suite tragique des événements ? Une fuite au sein de la police permit la diffusion d’images du tableau retrouvé chez Elijah Stern, laissant la voie ouverte aux spéculations les plus folles : tout le monde se demandait pourquoi Stern, homme puissant et respecté, avait cautionné les séances de peinture d’une fille de quinze ans dénudée ?

Des regards désapprobateurs se tournaient en direction du procureur de l’État, que d’aucuns jugeaient responsable d’avoir agi sans réfléchir et d’avoir précipité le fiasco Quebert. Certains considéraient même qu’en signant le fameux rapport d’août, le procureur avait signé la fin de sa carrière. Ce dernier fut en partie sauvé par Gahalowood, qui, en sa qualité de responsable de l’enquête pour la police, assuma pleinement ses responsabilités, convoquant une conférence de presse pour expliquer qu’il était celui qui avait arrêté Harry Quebert, mais qu’il était également celui qui l’avait fait libérer, et que ceci n’était pas un paradoxe ni une défaillance mais bien la preuve d’un fonctionnement correct de la justice. « Nous n’avons emprisonné personne à tort, déclara-t-il aux journalistes venus en nombre. Nous avons eu des soupçons et nous les avons dissipés. Nous avons agi en cohérence dans les deux cas. C’est le travail de la police. » Et pour expliquer pourquoi il avait fallu toutes ces années pour identifier le coupable, il mentionna sa théorie des circonvolutions : Nola était l’élément central autour duquel beaucoup d’autres éléments gravitaient. Il avait fallu isoler jusqu’au dernier pour trouver son meurtrier. Mais ce travail n’avait pu se faire que grâce à la découverte du corps. « Vous dites qu’il nous a fallu trente-trois ans pour résoudre ce meurtre, rappela-t-il à son auditoire, mais en fait, il nous a fallu deux mois seulement. Pendant le reste du temps, il n’y avait pas de corps, pas de meurtre. Juste une gamine disparue. »

Celui qui comprenait le moins la situation était Benjamin Roth. Une après-midi que je le croisai par hasard au rayon cosmétique de l’un des grands centres commerciaux de Concord, il me dit :

— C’est fou, je suis allé voir Harry à son motel hier : on aurait dit que l’abandon des charges ne le réjouissait pas plus que ça.

— Il est triste, expliquai-je.

— Triste ? On a gagné et il est triste ?

— Il est triste parce que Nola est morte.

— Mais ça fait trente ans qu’elle est morte.

— Là, elle est vraiment morte.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Goldman.

— Ça ne m’étonne pas.

— Enfin bref, je suis passé le voir pour lui dire de prendre ses dispositions pour sa maison : j’ai eu les types de l’assurance, ils vont tout prendre en charge, mais il faut qu’il contacte un architecte et qu’il décide de ce qu’il veut faire. Il avait l’air de s’en ficher complètement. Tout ce qu’il a réussi à me dire, c’est : « Emmenez-moi là-bas. » Nous y sommes allés. Il y a encore des tas de saloperies dans cette maison, le saviez-vous ? Il y a tout laissé, des meubles et des objets encore intacts. Il dit qu’il n’a plus besoin de rien. Nous sommes restés plus d’une heure là-dedans. Une heure à foutre en l’air mes pompes à 600 dollars. Moi je lui montrais ce qu’il pouvait reprendre, surtout parmi ses meubles anciens. Je lui ai proposé de faire tomber un des murs pour agrandir le salon et je lui ai aussi rappelé qu’on pouvait poursuivre l’État pour le tort moral causé par toute cette affaire et qu’on pouvait prétendre à un joli pactole. Mais il n’a même pas réagi. Je lui ai proposé de contacter une entreprise de déménagement pour emporter ce qui était intact et stocker tout ça dans un garde-meubles, je lui ai dit qu’il avait de la chance jusque-là parce qu’il n’y avait eu ni pluie, ni voleur, mais il m’a répondu que ce n’était pas la peine. Il a même ajouté que cela n’avait pas d’importance si on venait le voler, qu’au moins les meubles seraient utiles à quelqu’un. Vous y comprenez quelque chose, vous, Goldman ?

— Oui. La maison ne lui sert plus à rien.

— Plus à rien ? Pourquoi ça ?

— Parce qu’il n’a plus personne à y attendre.

— À attendre ? Mais attendre qui ?

— Nola.

— Mais Nola est morte !

— Justement.

Roth haussa les épaules.

— Au fond, me dit-il, j’avais raison depuis le début. Cette petite Kellergan, c’était une salope. Elle s’est fait passer dessus par toute la ville, et Harry a simplement été le dindon de la farce, le doux romantique un peu bécasson qui s’est tiré dans le pied en lui écrivant des mots d’amour, voire un bouquin tout entier.

Il eut un rire gras.

C’était trop. D’un geste vif et d’une seule main, je l’attrapai par le col de sa chemise et le plaquai contre un mur, faisant tomber des bouteilles de parfum qui se brisèrent sur le sol, puis j’enfonçai mon avant-bras libre dans sa gorge.

— Nola a changé la vie de Harry ! m’écriai-je. Elle s’est sacrifiée pour lui ! Je vous interdis de répéter à tout le monde que c’était une salope.

Il essaya de se dégager, mais il ne pouvait rien faire ; j’entendais sa petite voix étranglée qui suffoquait. Des gens s’attroupèrent autour de nous, des agents de sécurité accoururent et je finis par le lâcher. Il avait la tête rouge comme une tomate, la chemise débraillée. Il balbutia :

— Vous… vous… Vous êtes fou, Goldman ! Vous êtes fou ! Fou comme Quebert ! Je pourrais porter plainte, vous savez !

— Faites ce que vous voulez, Roth !

Il partit, furieux, et lorsqu’il fut éloigné, il cria :

— C’est vous qui avez dit que c’était une salope, Goldman ! C’était dans vos feuillets, non ? Tout ça, c’est de votre faute !


Je voulais justement que mon livre répare la catastrophe causée par la diffusion des feuillets. Il restait un mois et demi avant sa sortie officielle, et Roy Barnaski était survolté : il me téléphonait plusieurs fois par jour pour me faire part de son excitation.

— Tout est parfait ! s’exclama-t-il lors de l’une de nos conversations. Timing parfait ! Le rapport du procureur qui sort maintenant, tout ce remue-ménage, c’est une espèce de coup de chance incroyable, parce que dans trois mois, il y a l’élection présidentielle, et plus personne n’aurait porté alors le moindre intérêt à votre livre, ni à cette histoire. Vous savez, l’information est un flux illimité dans un espace limité. La masse d’informations est exponentielle, mais le temps que chacun lui accorde est restreint et inextensible. Le commun des mortels y consacre quoi, une heure par jour ? Vingt minutes de journal gratuit dans le métro le matin, une demi-heure sur Internet au bureau et un quart d’heure de CNN le soir avant de se coucher. Et pour remplir cet espace temporel, il y a de la matière infinie ! Il se passe des tas de choses dégueulasses dans le monde, mais on n’en parle pas parce qu’on n’a pas le temps. On ne peut pas parler de Nola Kellergan et du Soudan, on n’a pas le temps, vous comprenez. Durée de l’attention : quinze minutes de CNN le soir. Après, les gens veulent voir leur série télé. La vie est une question de priorités.

— Vous êtes cynique, Roy, lui répondis-je.

— Non, bon Dieu, non ! Arrêtez de m’accuser de tous les maux ! Je suis simplement dans la réalité. Vous, vous êtes un doux chasseur de papillons, un rêveur qui parcourt la steppe à la recherche d’inspiration. Mais vous pourriez m’écrire un chef-d’œuvre sur le Soudan, que je ne le publierais pas. Parce que les gens s’en foutent ! Ils-s’en-foutent ! Alors oui, vous pouvez considérer que je suis un salaud, mais je ne fais que répondre à la demande. Le Soudan, tout le monde s’en lave les mains et c’est comme ça. Aujourd’hui, on parle de Harry Quebert et de Nola Kellergan partout, et il faut en profiter : dans deux mois, on parlera du nouveau Président, et votre livre n’existera plus. Mais on en aura vendu tellement que vous serez en train de vous la couler douce dans votre nouvelle maison des Bahamas.

Il n’y avait pas à dire : Barnaski avait un don pour occuper l’espace médiatique. Tout le monde parlait déjà du livre, et plus on en parlait, plus il en faisait parler encore en multipliant les campagnes publicitaires. L’Affaire Harry Quebert, le livre à un million de dollars, comme le présentait la presse. Car je réalisai que la somme astronomique qu’il m’avait proposée, et à propos de laquelle il s’était largement répandu dans les médias, était en fait un investissement publicitaire : au lieu de dépenser cet argent en promotion ou en affiches, il l’avait utilisé pour attiser l’intérêt général. Il ne s’en cacha d’ailleurs pas lorsque je lui posai la question, et il m’expliqua sa théorie à ce sujet : selon lui, les règles commerciales avaient été bouleversées par l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux.

— Imaginez, Marcus, combien coûte un seul emplacement publicitaire dans le métro de New York. Une fortune. On paie beaucoup d’argent pour une affiche dont la durée de vie est limitée et dont le nombre de gens qui la verront est limité aussi : il faut que ces gens soient à New York et prennent cette ligne de métro à cet arrêt dans un espace de temps donné. Alors que désormais, il suffit de susciter l’intérêt d’une façon ou d’une autre, de créer le buzz comme on dit, de faire parler de vous, et de compter sur les gens pour parler de vous sur les réseaux sociaux : vous accédez à un espace publicitaire gratuit et illimité. Des gens à travers le monde entier se chargent, sans même s’en rendre compte, d’assurer votre publicité à une échelle planétaire. N’est-ce pas incroyable ? Les utilisateurs de Facebook ne sont que des hommes-sandwichs qui travaillent gratuitement. Ce serait stupide de ne pas les utiliser.

— C’est ce que vous avez fait, hein ?

— En vous refilant un million de dollars ? Oui. Payez un type avec un salaire de NBA ou de NHL pour écrire un bouquin, et vous pouvez être sûr que tout le monde va parler de lui.


À New York, au siège de Schmid & Hanson, la tension était à son comble. Des équipes entières étaient mobilisées pour assurer la production et le suivi du livre. Je reçus par Fedex une machine à conférence téléphonique qui me permettait de participer depuis ma suite du Regent’s à toutes sortes des réunions qui se tenaient à Manhattan. Réunions avec l’équipe marketing, chargée de la promotion du livre, réunions avec l’équipe graphique, chargée de la création de la couverture du livre, réunions avec l’équipe juridique, chargée d’étudier tous les aspects légaux liés au livre, et enfin réunions avec une équipe d’écrivains fantômes, que Barnaski utilisait pour certains de ses auteurs célèbres et qu’il voulait absolument me refourguer.


Réunion téléphonique n° 2. Avec les écrivains fantômes

— Le livre doit être bouclé dans trois semaines, Marcus, me répéta pour la dixième fois Barnaski. Après, nous aurons dix jours pour corriger, puis une semaine pour l’impression. Ce qui veut dire que mi-septembre, on arrose le pays. Vous y arriverez ?

— Oui, Roy.

— S’il faut, nous venons de suite, hurla en arrière-fond le chef des écrivains fantômes qui se nommait François Lancaster. On prend le premier avion pour Concord, on est là demain pour vous aider.

J’entendais tous les autres beugler que oui, ils seraient là demain et que ce serait formidable.

— Ce qui serait formidable, ce serait de me laisser travailler, répondis-je. Je ferai ce livre tout seul.

— Mais ils sont très bons, insista Barnaski, vous-même vous ne verrez pas la différence !

— Oui, vous-même vous ne verrez pas la différence, répéta François. Pourquoi vouloir travailler quand vous pouvez ne pas le faire ?

— Ne vous en faites pas, je tiendrai les délais.


Réunion téléphonique n° 4. Avec l’équipe marketing

— Monsieur Goldman, me dit Sandra du marketing, il nous faudrait des photos de vous pendant l’écriture de votre livre, des photos d’archives avec Harry, des photos d’Aurora. Et aussi vos notes pour la rédaction du livre.

— Oui, toutes vos notes ! renchérit Barnaski.

— Oui… Bon… Pourquoi ? demandai-je.

— Nous voudrions publier un livre à propos de votre livre, m’expliqua Sandra. Comme un journal de bord, richement illustré. Ça va avoir un succès fou, tous ceux qui auront acheté votre livre voudront le journal du livre, et inversement. Vous verrez.

Je soupirai :

— Vous ne pensez pas que j’ai autre chose à faire pour le moment que de préparer un livre sur le livre que je n’ai pas encore terminé.

— Pas encore terminé ? hurla Barnaski, hystérique. Je vous envoie immédiatement les écrivains fantômes !

— N’envoyez personne ! Au nom du Ciel, laissez-moi finir mon bouquin tranquillement !


Réunion téléphonique n° 6. Avec les écrivains fantômes

— Nous avons écrit que lorsqu’il enterre la petite, Caleb pleure, me déclara François Lancaster.

— Comment ça, nous avons écrit ?

— Oui, il enterre la gamine et il pleure. Les larmes coulent dans la tombe. Ça fait de la boue. C’est une jolie scène, vous verrez.

— Mais nom de Dieu ! Est-ce que je vous ai demandé d’écrire une jolie scène sur Caleb enterrant Nola ?

— Enfin… Non… Mais Monsieur Barnaski m’a dit…

— Barnaski ? Allô, Roy, vous êtes là ? Allô ? Allô ?

— Heu… Oui, Marcus, je suis là.

— Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?

— Ne vous énervez pas, Marcus. Je ne peux pas prendre le risque que le livre ne soit pas terminé à temps. Alors je leur ai demandé d’aller de l’avant, au cas où. Simple précaution. Si vous n’aimez pas, nous n’utiliserons pas leurs textes. Mais imaginez que vous n’ayez pas le temps de finir ! Ce sera notre bouée de sauvetage !


Réunion téléphonique n° 10. Avec l’équipe juridique

— Bonjour, Monsieur Goldman, ici Richardson, du juridique. Alors on a tout étudié ici, et nous sommes affirmatifs : vous pouvez mentionner des noms propres dans votre livre. Stern, Pratt, Caleb. Tout ce dont vous parlez est repris dans le rapport du procureur, qui est repris par les médias. On est blindés, on ne risque rien. Il n’y a ni invention, ni diffamation, il n’y a que des faits.

— Ils disent que vous pouvez aussi rajouter des scènes de sexe et d’orgies sous forme de fantasme ou de rêve, ajouta Barnaski. N’est-ce pas, Richardson ?

— Absolument. Je vous l’avais déjà dit d’ailleurs. Votre personnage peut rêver qu’il a des rapports sexuels, ce qui vous permet de mettre du sexe dans votre livre, sans risquer un procès.

— Oui, un peu plus de sexe, Marcus, reprit Barnaski. François me disait l’autre jour que votre livre est très bon mais que c’est dommage parce qu’il manque un peu de piment. Elle a quinze ans, Quebert en a trente et quelques à cette époque ! Faites monter la sauce ! Caliente, comme on dit au Mexique.

— Mais vous êtes complètement fou, Roy ! m’écriai-je.

— Vous gâchez tout, Goldman, soupira Barnaski. Les histoires de saintes nitouches, ça emmerde tout le monde.


Réunion téléphonique n° 12. Avec Roy Barnaski

— Allô, Roy ?

— Comment ça, Roy ?

— Maman ?

— Markie ?

— Maman ?

— Markie ? C’est toi ? Qui est Roy ?

— Merde, je me suis trompé de numéro.

— Trompé de numéro ? Il appelle sa mère, il dit merde et il dit qu’il se trompe de numéro ?

— Ce n’était pas ce que je voulais dire, Maman. C’est simplement que je devais appeler Roy Barnaski et que j’ai machinalement composé votre numéro. J’ai la tête ailleurs en ce moment.

— Il appelle sa mère parce qu’il a la tête ailleurs… C’est de mieux en mieux. Vous donnez la vie et qu’est-ce que vous recevez en retour ? Rien.

— Désolé, M’an. Embrasse Papa. Je te rappellerai.

— Attends !

— Quoi ?

— Tu n’as donc pas une minute pour ta pauvre mère ? Ta mère, qui t’a fait si beau et grand écrivain, ne mérite pas quelques secondes de ton temps ? Te souviens-tu du petit Jeremy Johnson ?

— Jeremy ? Oui, on était ensemble à l’école. Pourquoi me parles-tu de lui ?

— Sa mère était morte. Te rappelles-tu ? Eh bien, ne crois-tu pas qu’il aimerait pouvoir prendre le téléphone et parler à sa petite maman chérie qui est au Ciel avec les anges ? Il n’y a pas de ligne téléphonique pour le Ciel, Markie, mais il y en a vers Newark ! Essaie de t’en rappeler de temps en temps.

— Jeremy Johnson ? Mais sa mère n’est pas morte ! C’est ce qu’il essayait de faire croire parce qu’elle avait du duvet sombre sur les joues qui ressemblait méchamment à de la barbe et que tous les autres enfants se moquaient de lui. Du coup, il disait que sa mère était morte et que cette femme était sa nounou.

— Quoi ? La nounou barbue des Johnson était la mère ?

— Oui, Maman.

J’entendis ma mère s’agiter et appeler mon père. « Nelson, viens vite, veux-tu. Il y a un plotke que tu dois absolument connaître : la femme à barbe chez les Johnson, c’était la mère ! Comment ça, tu savais ? Et pourquoi ne m’as-tu jamais rien dit ? »

— Maman, je dois raccrocher maintenant. J’ai un rendez-vous téléphonique.

— Qu’est-ce que ça veut dire un rendez-vous téléphonique ?

— C’est un rendez-vous pour se parler par téléphone.

— Pourquoi ne faisons-nous pas des rendez-vous téléphoniques ensemble ?

— Les rendez-vous téléphoniques, c’est pour le travail, Maman.

— Qui est ce Roy, mon chéri ? Est-ce l’homme nu qui se cache dans ta chambre ? Tu peux tout me dire, je suis prête à tout entendre. Pourquoi veux-tu faire des rendez-vous phoniques avec cet homme sale ?

— Roy est mon éditeur, Maman. Tu le connais, tu l’as rencontré à New York.

— Tu sais, Markie, j’ai parlé de tes problèmes sexuels avec le rabbin. Il dit que…

— Maman, ça suffit. Je vais raccrocher maintenant. Embrasse Papa.


Réunion téléphonique n° 13. Avec l’équipe graphique

Il y eut un brainstorming pour choisir la couverture du livre.

— Ce pourrait être une photo de vous, suggéra Steven, chef des graphistes.

— Ou une photo de Nola, proposa un autre.

— Une photo de Caleb, ça ferait bien, non ? lança un troisième à la cantonade.

— Et si on mettait une photo de la forêt ? surenchérit un assistant graphiste.

— Oui, quelque chose de sombre et d’angoissant, ça pourrait être pas mal, dit Barnaski.

— Ou quelque chose de sobre ? finis-je par suggérer. Une vue d’Aurora, et, au premier plan, en ombres chinoises, deux silhouettes non identifiables mais dont on pourrait penser qu’il s’agit de Harry et Nola, marchant côte à côte sur la route 1.

— Attention au sobre, dit Steven. Le sobre ennuie. Et ce qui ennuie ne se vend pas.


Réunion téléphonique n° 21. Avec les équipes juridique, graphique et marketing

J’entendis la voix de Richardson, du juridique :

— Voulez-vous des donuts ?

Je répondis :

— Hein ? Moi ? Non.

— Ce n’est pas à vous qu’il parle, me dit Steven du graphisme. C’est à Sandra du marketing.

Barnaski s’agita :

— Est-ce que l’on pourrait arrêter de bouffer et d’interférer dans la discussion en se proposant des petites tasses de café bien chaud et des beignets. On joue à la dînette ou on fabrique des best-sellers ici ?

*

Alors que mon livre avançait à toute allure, l’enquête sur l’assassinat du Chef Pratt piétinait. Gahalowood avait réquisitionné plusieurs enquêteurs de la brigade criminelle, mais ils ne progressaient pas. Aucun indice, aucune trace exploitable. Nous eûmes une longue discussion à ce sujet dans un bar pour routiers de la sortie de la ville, où Gahalowood venait parfois se réfugier et jouer au billard.

— C’est ma tanière, me dit-il en me tendant une queue pour entamer une partie. J’y suis venu souvent ces derniers temps.

— Ça n’a pas été facile, hein ?

— Maintenant ça va. On est au moins parvenu à régler cette affaire Kellergan, c’est l’important. Même si ça a déclenché un merdier plus important que ce que je pensais. C’est surtout le procureur qui a le mauvais rôle, comme toujours. Parce que le procureur est élu.

— Et vous ?

— Le gouverneur est content, le chef de la police est content, donc tout le monde est content. D’ailleurs, les grandes huiles songent à ouvrir une unité de dossiers jamais élucidés, et ils voudraient que j’en sois.

— Les dossiers jamais élucidés ? Mais est-ce que ce n’est pas frustrant de n’avoir ni le criminel, ni la victime ? Au fond, ce n’est qu’une histoire de morts.

— C’est une histoire de vivants. Dans le cas de Nola Kellergan, le père a le droit de savoir ce qui est arrivé à sa fille, et Quebert a failli subir, à tort, l’épreuve du tribunal. La justice doit pouvoir finir son travail, même des années après les faits.

— Et Caleb ? demandai-je.

— Je crois que c’est un type qui a perdu les pédales. Vous savez, dans ce genre de cas, soit on a affaire à un criminel en série, mais il n’y a eu aucun cas similaire à celui de Nola dans la région durant les deux ans qui ont précédé et suivi son enlèvement, soit il s’agit d’un coup de folie.

J’acquiesçai.

— Le seul point qui me chiffonne, me dit Gahalowood, c’est Pratt. Qui l’a tué ? Et pourquoi ? Il y a encore une inconnue dans cette équation, et j’ai bien peur que nous ne parvenions jamais à la résoudre.

— Vous pensez toujours à Stern ?

— Je n’ai que des soupçons. Je vous ai fait part de ma théorie, selon laquelle il y a des zones d’ombre sur sa relation avec Luther. Quel est ce lien entre eux ? Et pourquoi Stern n’a-t-il pas mentionné la disparition de sa voiture ? Il y a vraiment quelque chose d’étrange. Pourrait-il y être mêlé de loin ? C’est possible.

— Vous ne lui avez pas posé la question ? demandai-je.

— Si. Il m’a reçu deux fois, très gentiment. Il dit qu’il se sent mieux depuis qu’il m’a raconté cet épisode du tableau. Il m’a indiqué qu’il autorisait Luther à utiliser parfois cette Chevrolet Monte Carlo noire à titre privé, parce que sa Mustang bleue tournait mal. J’ignore si c’est la vérité mais en tout cas, cette explication tient la route. Tout tient parfaitement la route. Ça fait dix jours que je fouille la vie de Stern, mais sans rien trouver. J’ai parlé à Sylla Mitchell également, je lui ai demandé ce qu’il était advenu de la Mustang de son frère, elle dit qu’elle n’en a aucune idée. Cette bagnole a disparu. Je n’ai rien contre Stern, rien qui puisse faire penser qu’il soit impliqué dans l’affaire.

— Pourquoi un homme comme Stern se laissait-il complètement dominer par son chauffeur ? Cédant à ses caprices, lui mettant à disposition une voiture… Il y a quelque chose qui m’échappe.

— À moi aussi, l’écrivain. À moi aussi.

Je plaçai mes boules sur le tapis.

— Mon livre devrait être fini d’ici deux semaines, dis-je.

— Déjà ? Vous avez écrit vite.

— Pas si vite que cela. Vous entendrez peut-être dire que c’est un livre écrit en deux mois, mais en fait il m’a fallu deux ans.

Il sourit.

*

À la fin du mois d’août 2008, m’octroyant même le luxe d’avoir un peu d’avance sur les délais, j’achevai d’écrire L’Affaire Harry Quebert, livre qui allait rencontrer deux mois plus tard un succès absolument phénoménal.

Il fut alors temps pour moi de retourner à New York, où Barnaski s’apprêtait à lancer la promotion du livre à grands coups de séances photos et de rencontres avec les journalistes.

Par un hasard du calendrier, je quittai Concord l’avant-dernier jour d’août. Sur la route, je fis un détour par Aurora pour aller trouver Harry à son motel. Il était, comme toujours, assis devant la porte de sa chambre.

— Je rentre à New York, lui dis-je.

— Alors c’est un adieu…

— C’est un au revoir. Je reviendrai vite. Je vais réhabiliter votre nom, Harry. Donnez-moi quelques mois et vous redeviendrez à nouveau l’écrivain le plus respecté du pays.

— Pourquoi faites-vous cela, Marcus ?

— Parce que vous avez fait de moi ce que je suis.

— Alors quoi ? Vous estimez avoir une espèce de dette envers moi ? J’ai fait de vous un écrivain, mais comme il semble qu’aux yeux de l’opinion publique je n’en sois plus un moi-même, vous essayez de me rendre ce que je vous ai donné ?

— Non, je vous défends parce que j’ai toujours cru en vous. Toujours.

Je lui tendis une lourde enveloppe.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Mon livre.

— Je ne le lirai pas.

— Je veux votre accord avant de le publier. Ce livre, c’est le vôtre.

— Non, Marcus. C’est le vôtre. Et c’est bien là le problème.

— Quel est le problème ?

— Je pense que c’est un livre magnifique.

— Et en quoi est-ce un problème ?

— C’est compliqué, Marcus. Un jour vous comprendrez.

— Mais comprendre quoi, au nom du Ciel ? Parlez, enfin ! Parlez !

— Un jour vous comprendrez, Marcus.

Il y eut un long silence.

— Qu’allez-vous faire à présent ? finis-je par demander.

— Je ne vais pas rester ici.

— C’est où ici ? Dans ce motel, dans le New Hampshire, en Amérique ?

— Je voudrais aller au paradis des écrivains.

— Le paradis des écrivains ? Qu’est-ce ce que c’est ?

— Le paradis des écrivains, c’est l’endroit où vous décidez de réécrire la vie comme vous auriez voulu la vivre. Car la force des écrivains, Marcus, c’est qu’ils décident de la fin du livre. Ils ont le pouvoir de faire vivre ou de faire mourir, ils ont le pouvoir de tout changer. Les écrivains ont au bout de leurs doigts une force que, souvent, ils ne soupçonnent pas. Il leur suffit de fermer les yeux pour inverser le cours d’une vie. Marcus, que se serait-il passé ce 30 août 1975 si… ?

— On ne change pas le passé, Harry. N’y pensez pas.

— Mais comment pourrais-je ne pas y penser ?

Je posai le manuscrit sur la chaise à côté de lui et je fis mine de m’en aller.

— De quoi parle votre livre ? m’interrogea-t-il alors.

— C’est l’histoire d’un homme qui a aimé une jeune femme. Elle avait des rêves pour deux. Elle voulait qu’ils vivent ensemble, qu’il devienne un grand écrivain, un professeur d’université et qu’ils aient un chien couleur du soleil. Mais un jour, cette jeune femme a disparu. On ne l’a jamais retrouvée. L’homme, lui, est resté dans la maison, à attendre. Il est devenu un grand écrivain, il est devenu professeur à l’université, il a eu un chien couleur du soleil. Il a fait exactement tout ce qu’elle lui avait demandé, et il l’a attendue. Il n’a jamais aimé personne d’autre. Il a attendu, fidèlement, qu’elle revienne. Mais elle n’est jamais revenue.

— Parce qu’elle est morte !

— Oui. Mais maintenant cet homme peut en faire le deuil.

— Non, il est trop tard ! Il a soixante-sept ans désormais !

— Il n’est jamais trop tard pour aimer de nouveau.

Je lui fis un signe amical de la main.

— Au revoir, Harry. Je vous appellerai à mon arrivée à New York.

— N’appelez pas. C’est mieux.

Je descendis les escaliers extérieurs qui menaient au parking. Alors que je m’apprêtais à remonter en voiture, je l’entendis crier à mon intention, depuis la balustrade du premier étage :

— Marcus, quelle est la date d’aujourd’hui ?

— Le 30 août, Harry.

— Et quelle heure est-il ?

— Il est presque onze heures du matin.

— Plus que huit heures, Marcus !

— Huit heures avant quoi ?

— Avant qu’il soit dix-neuf heures.

Je ne saisis pas tout de suite et je demandai :

— Que se passe-t-il à dix-neuf heures ?

— Nous avons rendez-vous, elle et moi, vous le savez bien. Elle viendra. Regardez, Marcus ! Regardez où nous sommes ! Nous sommes au paradis des écrivains. Il suffit de l’écrire et tout pourra changer.

*

30 août 1975 au paradis des écrivains


Elle décida de ne pas passer par la route 1 mais de longer l’océan. C’était plus prudent. Serrant le manuscrit dans ses bras, elle courut sur les galets et sur le sable. Elle était presque à la hauteur de Goose Cove. Encore deux ou trois miles à marcher et elle arriverait au motel. Elle regarda sa montre : il était un peu plus de dix-huit heures. D’ici quarante-cinq minutes, elle serait au rendez-vous. À dix-neuf heures, comme convenu. Elle continua encore et arriva aux abords de Side Creek Lane où elle jugea qu’il était temps de traverser la bordure de forêt jusqu’à la route 1. Elle remonta de la plage à la forêt en grimpant sur une succession de rochers, puis elle traversa prudemment les rangées d’arbres, en prenant garde de ne pas se griffer ni déchirer sa jolie robe rouge dans les fourrés. À travers la végétation elle aperçut une maison au loin : dans la cuisine, une femme préparait une tarte aux pommes.

Elle rejoignit la route 1. Juste avant qu’elle ne sorte de la forêt, une voiture passa à bonne allure. C’était Luther Caleb qui s’en retournait à Concord. Elle longea la route sur deux miles encore et elle arriva bientôt au motel. Il était dix-neuf heures précises. Elle se faufila à travers le parking et emprunta l’escalier extérieur. La chambre 8 était au premier étage. Elle gravit les marches quatre à quatre et tambourina à la porte.


On venait de frapper à la porte. Il se leva précipitamment du lit sur lequel il était assis pour aller ouvrir.

— Harry ! Harry chéri ! s’écria-t-elle en le voyant apparaître dans l’encadrement de la porte.

Elle sauta à son cou et le couvrit de baisers. Il la souleva.

— Nola… tu es là. Tu es venue ! Tu es venue !

Elle le regarda drôlement.

— Évidemment que je suis venue, quelle question enfin !

— J’ai dû m’assoupir, et j’ai fait ce cauchemar… J’étais dans cette chambre et je t’attendais. Je t’attendais et tu ne venais pas. Et j’attendais, encore et encore. Et tu ne venais jamais.

Elle se serra contre lui.

— Quel horrible cauchemar, Harry ! Je suis là maintenant ! Je suis là et pour toujours !

Ils s’enlacèrent longuement. Il lui offrit les fleurs qui trempaient dans le lavabo.

— Tu n’as rien emporté ? demanda Harry lorsqu’il constata qu’elle n’avait pas de bagages.

— Rien. Pour être plus discrète. Nous achèterons le nécessaire en route. Mais j’ai pris le manuscrit.

— Je l’ai cherché partout !

— Je l’avais pris avec moi. Je l’ai lu… J’ai tellement aimé, Harry. C’est un chef-d’œuvre !

Ils s’enlacèrent encore, puis elle dit :

— Partons ! Partons vite ! Partons tout de suite.

— Tout de suite ?

— Oui, je veux être loin d’ici. Pitié, Harry, je ne veux pas risquer qu’on nous retrouve. Partons tout de suite.

Le soir tombait. C’était le 30 août 1975. Deux silhouettes s’échappèrent du motel et descendirent rapidement l’escalier qui menait au parking avant de s’engouffrer dans une Chevrolet Monte Carlo noire. On put apercevoir la voiture s’engager sur la route 1 en direction du nord. Elle avançait à bonne allure, disparaissant vers l’horizon. On ne distingua bientôt plus sa forme : elle devint un point noir, puis une tache minuscule. On devina encore un instant le minuscule point de lumière que dessinaient les phares, puis elle disparut complètement.

Ils partaient vers la vie.

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