“Un nouveau livre, Marcus, c’est une nouvelle vie qui commence. C’est aussi un moment de grand altruisme : vous offrez, à qui veut bien la découvrir, une partie de vous. Certains adoreront, d’autres détesteront. Certains feront de vous une vedette, d’autres vous mépriseront. Certains seront jaloux, d’autres intéressés. Ce n’est pas pour eux que vous écrivez, Marcus. Mais pour tous ceux qui, dans leur quotidien, auront passé un bon moment grâce à Marcus Goldman. Vous me direz que ce n’est pas grand-chose, et pourtant, c’est déjà pas mal. Certains écrivains veulent changer la face du monde. Mais qui peut vraiment changer la face du monde ?”
Tout le monde parlait du livre. Dans les rues de New York, je ne pouvais plus déambuler en paix, je ne pouvais plus faire mon jogging dans les allées de Central Park sans que des promeneurs me reconnaissent et s’exclament : « Hé, c’est Goldman ! C’est l’écrivain ! » Il arrivait même que certains entament quelques pas de course pour me suivre et me poser les questions qui les taraudaient : « Ce que vous y dites, dans votre bouquin, c’est la vérité ? Harry Quebert a vraiment fait ça ? » Dans le café de West Village où j’avais mes habitudes, certains clients n’hésitaient plus à s’asseoir à ma table pour me parler : « Je suis en train de lire votre livre, Monsieur Goldman : je ne peux pas m’arrêter ! Le premier était déjà bon mais alors celui-là ! On vous a vraiment filé un million de dollars pour l’écrire ? Vous avez quel âge ? Trente ans à peine ? Trente ans ! Et vous avez déjà amassé tellement de pognon ! » Même le portier de mon immeuble, que je voyais avancer dans sa lecture entre deux ouvertures de portes, avait fini par me coincer longuement devant l’ascenseur, une fois le livre terminé, pour me confier ce qu’il avait sur le cœur : « Alors voilà ce qui est arrivé à Nola Kellergan ? Quelle horreur ! Mais comment en arrive-t-on là ? Hein, Monsieur Goldman, comment est-ce possible ? »
Depuis le jour de sa sortie, L’Affaire Harry Quebert était numéro un des ventes à travers tout le pays ; il promettait d’être la meilleure vente de l’année sur le continent américain. On en parlait partout : à la télévision, à la radio, dans les journaux. Les critiques, qui m’avaient attendu au tournant, ne tarissaient pas d’éloges à mon sujet. On disait que mon nouveau roman était un grand roman.
Immédiatement après la sortie du livre, j’étais parti pour une tournée promotionnelle marathon qui me conduisit aux quatre coins du pays en l’espace de deux semaines seulement, changement de Président oblige. Barnaski considérait que c’était la limite de la fenêtre temporelle qui nous était dévolue avant que les regards se tournent en direction de Washington pour l’élection du 4 novembre. De retour à New York, j’avais encore sillonné les plateaux de télévision à un rythme effréné pour répondre à l’engouement général, lequel s’était étendu jusqu’à la maison de mes parents, où curieux et journalistes venaient sonner sans cesse à leur porte. Pour leur assurer un peu de quiétude, je leur avais offert un camping-car à bord duquel ils s’étaient mis en tête de réaliser l’un de leurs vieux rêves : rallier Chicago puis descendre la route 66 jusqu’en Californie.
Nola, à la suite d’un article du New York Times, se voyait désormais surnommée la fillette qui avait ému l’Amérique. Et les lettres de lecteurs que je recevais faisaient toutes état de ce sentiment : tous avaient été touchés par l’histoire de cette fillette malheureuse et maltraitée qui avait retrouvé le sourire en rencontrant Harry Quebert et qui, du haut de ses quinze ans, s’était battue pour lui, et lui avait permis d’écrire Les Origines du mal. Certains spécialistes de la littérature affirmaient d’ailleurs que son livre ne pouvait se lire correctement que grâce au mien ; ils en proposaient désormais une nouvelle approche dans laquelle Nola ne représentait plus un amour impossible mais la toute-puissance sentimentale. C’est ainsi que Les Origines du mal qui, quatre mois plus tôt, avaient été retirées de quasiment toutes les librairies du pays, voyaient à présent les ventes redécoller. En prévision de Noël, l’équipe marketing de Barnaski était en train de préparer un coffret à tirage limité contenant Les Origines du mal, L’Affaire Harry Quebert et une analyse de texte proposée par un certain François Lancaster.
Quant à Harry, je n’avais plus eu aucune nouvelle depuis que je l’avais quitté au Sea Side Motel. J’avais pourtant essayé de le joindre à d’innombrables reprises : son portable était coupé, et lorsque j’appelais le motel et demandais la chambre 8, le téléphone sonnait dans le vide. De façon générale, je n’avais eu aucun contact avec Aurora, ce qui valait peut-être mieux ; je n’avais guère envie de savoir comment était reçu le livre là-bas. Je savais simplement, par l’intermédiaire du service juridique de Schmid & Hanson, qu’Elijah Stern s’acharnait à essayer de les assigner en justice, qualifiant de diffamatoires les passages le concernant, et notamment ceux où je m’interrogeais sur les raisons pour lesquelles il avait non seulement accédé à la demande de Luther en demandant à Nola de poser nue, mais n’avait également jamais signalé à la police la disparition de sa Monte Carlo noire. Je l’avais pourtant appelé avant la sortie du livre pour obtenir sa version des faits, mais il n’avait pas daigné me répondre.
À partir de la troisième semaine d’octobre, exactement comme l’avait prévu Barnaski, l’élection présidentielle occupa l’intégralité de l’espace médiatique. Les sollicitations à mon adresse diminuèrent drastiquement, et j’en éprouvai un certain soulagement. Je venais de vivre deux années éprouvantes, mon premier succès, la maladie des écrivains, puis ce second livre enfin. J’avais l’esprit apaisé, et je ressentais un réel besoin de partir quelque temps en vacances. Comme je n’avais pas envie de partir seul et que je voulais remercier Douglas pour son soutien, j’achetai deux billets pour les Bahamas, histoire de passer des vacances entre copains, ce qui ne m’était plus arrivé depuis le lycée. Je voulus lui en faire la surprise, un soir où il vint regarder le sport chez moi. Mais à mon grand désarroi, il déclina mon invitation.
— Ça aurait été chouette, me dit-il, mais j’ai prévu d’emmener Kelly aux Caraïbes aux mêmes dates.
— Kelly ? T’es toujours avec elle ?
— Oui, bien sûr. Tu ne le savais pas ? On prévoit de se fiancer. Je vais justement lui demander sa main là-bas.
— Oh, génial ! Je suis vraiment content pour vous deux. Toutes mes félicitations.
Je dus avoir un air un peu triste, parce qu’il me dit :
— Marc, tu as tout ce que n’importe qui voudrait avoir dans la vie. Il est temps de ne plus être seul, désormais.
J’acquiesçai.
— C’est que… Il y a des lustres que j’ai pas eu de rencart, me justifiai-je.
Il sourit.
— T’inquiète pas pour ça.
C’est cette conversation qui nous amena à la soirée du surlendemain, le mercredi 22 octobre 2008, qui fut le soir où tout bascula.
Douglas m’avait arrangé un rendez-vous avec Lydia Gloor, dont il avait appris par son agent qu’elle en pinçait toujours pour moi. Il m’avait convaincu de lui téléphoner et nous étions convenus de nous retrouver dans un bar de Soho. Sur le coup de dix-neuf heures, Douglas passa chez moi pour me soutenir moralement.
— T’es pas encore prêt ? constata-t-il en me découvrant torse nu lorsque je lui ouvris la porte.
— J’arrive pas à me décider sur la chemise ? répondis-je en agitant deux cintres devant moi.
— Mets la bleue, ce sera très bien.
— T’es sûr que c’est pas une erreur de sortir avec Lydia, Doug ?
— Tu vas pas te marier, Marc. Tu vas juste boire un verre avec une jolie fille qui te plaît et à qui tu plais. Vous verrez bien si le courant passe toujours.
— Et après le verre on fait quoi ?
— Je t’ai réservé une table dans un italien branché, pas loin du bar. Je vais t’envoyer un message avec l’adresse.
Je souris.
— Qu’est-ce que je ferais sans toi, Doug ?
— C’est à ça que servent les amis, non ?
À cet instant, je reçus un appel sur mon portable. Je n’aurais probablement pas répondu si je n’avais pas vu sur l’écran digital du téléphone qu’il s’agissait de Gahalowood.
— Allô, sergent ? Quel plaisir de vous entendre.
Il avait une mauvaise voix.
— Bonsoir, l’écrivain, désolé de vous importuner…
— Vous ne me dérangez pas du tout.
Il avait l’air très contrarié. Il me dit :
— L’écrivain, je crois qu’on a un gigantesque problème.
— Que se passe-t-il ?
— C’est à propos de la mère de Nola Kellergan. Celle dont vous racontez dans votre livre qu’elle battait sa fille.
— Louisa Kellergan, oui. Qu’y a-t-il ?
— Avez-vous accès à Internet ? Il faut que je vous envoie un e-mail.
J’allai au salon et y allumai mon ordinateur. Je me connectai à ma boîte e-mail tout en restant au téléphone avec Gahalowood. Il venait de m’envoyer une photo.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. Vous commencez à m’inquiéter.
— Ouvrez l’image. Vous vous souvenez, vous m’aviez parlé de l’Alabama ?
— Oui, bien sûr que je m’en rappelle. C’est de là que venaient les Kellergan.
— Nous avons merdé, Marcus. Nous avons complètement oublié de nous pencher sur l’Alabama. Vous me l’aviez dit en plus !
— Qu’est-ce que je vous avais dit ?
— Qu’il fallait découvrir ce qui s’était passé en Alabama.
Je cliquai sur l’image. C’était une photo d’une pierre tombale, dans un cimetière, sur laquelle figurait l’inscription suivante :
Je restai effaré.
— Nom de Dieu ! soufflai-je. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que la mère de Nola est morte en 1969, soit six ans avant la disparition de sa fille !
— Qui vous a transmis cette photo ?
— Un journaliste de Concord. Ça va faire la une de la presse demain, l’écrivain, et vous savez comment ça se passe : il ne faudra pas trois heures pour que tout le pays décrète que ni votre livre, ni l’enquête ne tiennent la route.
Ce soir-là, il n’y eut pas de dîner avec Lydia Gloor. Douglas sortit Barnaski d’un rendez-vous d’affaires, Barnaski sortit Richardson-du-département-juridique de chez lui, et nous eûmes une séance de crise particulièrement houleuse dans une salle de réunion de Schmid & Hanson. Le cliché était en fait une reprise, par le Concord Herald, de la découverte d’un journal local de la région de Jackson. Barnaski venait de passer deux heures à essayer de convaincre le rédacteur en chef duConcord Herald de renoncer à faire de cette image la une de son numéro du lendemain, mais en vain.
— Vous imaginez ce que les gens vont dire quand ils apprendront que votre bouquin est un ramassis de mensonges ! hurla-t-il à mon intention. Mais nom de Dieu, Goldman, vous n’avez pas vérifié vos sources ?
— Je ne sais plus, c’est insensé ! Harry me parlait de la mère ! Il m’en a parlé souvent. Je ne comprends rien. La mère battait Nola ! Il me l’a dit ! Il m’a parlé des coups et de ces simulations de noyade.
— Et que dit Quebert à présent ?
— Il est injoignable. J’ai essayé de l’appeler au moins dix fois ce soir. De toute façon, ça va faire deux mois que je n’ai plus eu de ses nouvelles.
— Essayez encore ! Démerdez-vous ! Parlez à quelqu’un qui puisse vous répondre ! Trouvez-moi une explication que je puisse donner aux journalistes demain matin lorsqu’ils me tomberont dessus.
Sur le coup de vingt-deux heures, je téléphonai finalement à Erne Pinkas.
— Mais enfin, d’où as-tu sorti que la mère était vivante ? me demanda-t-il.
Je restai abasourdi. Je finis par répondre bêtement :
— Personne ne m’a dit qu’elle était morte !
— Mais personne ne t’a dit qu’elle était vivante !
— Si ! Harry me l’a dit.
— Alors il s’est foutu de toi. Le père Kellergan a débarqué seul à Aurora avec sa fille. Il n’y a jamais eu de mère.
— Je n’y comprends plus rien ! J’ai l’impression d’être fou. Pour qui est-ce que je vais passer maintenant ?
— Pour un écrivain de merde, Marcus. Je peux te dire qu’ici on a du mal à avaler la pilule. Un mois qu’on te voyait te pavaner dans les journaux et à la télévision. On s’est tous dit que tu racontais n’importe quoi.
— Pourquoi personne ne m’a prévenu ?
— Te prévenir ? Pour te dire quoi ? Te demander si, par hasard, tu t’étais pas planté en parlant d’une mère qui était morte au moment des faits.
— De quoi est-elle morte ? demandai-je.
— J’en sais rien.
— Mais, et la musique ? Et les coups ? J’ai des témoins qui m’ont confirmé tout ça.
— Des témoins de quoi ? Que le révérend enclenchait son transistor à plein volume pour foutre tranquillement des dérouillées à sa fille ? Oui, ça on s’en doutait tous. Mais dans ton bouquin, tu racontes que le père Kellergan se cachait dans son garage pendant que la mère savatait la môme. Or, le problème est que la mère n’a jamais mis les pieds à Aurora puisqu’elle était morte avant qu’ils déménagent. Alors comment peut-on croire ce que tu racontes dans le reste du livre ? Et tu m’avais dit que tu mettrais mon nom dans les remerciements…
— Je l’ai fait !
— Tu as écrit, parmi d’autres noms : E. Pinkas, Aurora. Je voulais mon nom en gros. Je voulais qu’on parle de moi.
— Quoi ? Mais…
Il me raccrocha au nez. Barnaski me regardait avec un œil mauvais. Il pointa un doigt menaçant dans ma direction.
— Goldman, vous prenez le premier avion pour Concord demain et vous allez me régler ce merdier.
— Roy, si je vais à Aurora, ils vont me lyncher.
Il se força à rire et il dit :
— Estimez-vous heureux s’ils se contentent de vous lyncher.
La fillette qui avait ému l’Amérique était-elle née de l’imagination du cerveau malade d’un écrivain en panne d’inspiration ? Comment un tel détail avait-il pu être négligé aussi grossièrement ? L’information du Concord Herald, reprise par tous les médias, était en train de semer le doute sur la vérité à propos de l’Affaire Harry Quebert.
Le matin du vendredi 23 octobre, je pris un vol pour Concord, où j’arrivai en début d’après-midi. Je louai une voiture à l’aéroport et me rendis directement au quartier général de la police d’État, où m’attendait Gahalowood. Il me fit le point sur ce qu’il avait pu apprendre à propos du passé de la famille Kellergan en Alabama.
— David et Louisa Kellergan se marient en 1955, m’expliqua-t-il. Il est déjà le pasteur d’une paroisse florissante, et sa femme aide à la développer davantage. Nola naît en 1960. Rien à signaler durant les années qui suivent. Mais une nuit de printemps de l’année 1969, un incendie ravage la maison. La fillette est sauvée des flammes in extremis, mais la mère meurt. Quelques semaines plus tard, le révérend quitte Jackson.
— Quelques semaines ? m’étonnai-je.
— Oui. Et ils vont à Aurora.
— Mais alors pourquoi Harry m’a-t-il dit que Nola était battue par sa mère ?
— Il faut croire que c’était son père.
— Non, non ! m’écriai-je. Harry m’a parlé de la mère ! C’était la mère ! J’ai même les enregistrements !
— Alors écoutons-les, ces enregistrements, suggéra Gahalowood.
J’avais emporté avec moi mes minidisques. Je les étalai sur le bureau de Gahalowood et m’efforçai de me repérer parmi les étiquettes des pochettes. J’avais effectué un classement assez précis, par personne et par date, mais je ne parvins pourtant pas à mettre la main sur l’enregistrement en question. C’est alors qu’en vidant intégralement mon sac, je retrouvai un dernier disque, sans date, qui m’avait échappé. Je l’introduisis aussitôt dans le lecteur.
— C’est étrange, dis-je. Pourquoi n’ai-je pas daté ce disque ?
J’enclenchai la machine. J’entendis ma voix qui annonçait que nous étions le mardi 1er juillet 2008. J’enregistrais Harry dans la salle de visite de la prison.
— Est-ce la raison pour laquelle vous avez voulu partir ? Ce départ que vous aviez prévu ensemble, le soir du 30 août, pourquoi ?
— Ça, Marcus, c’était à cause d’une terrible histoire. Vous enregistrez, là ?
— Oui.
— Je vais vous raconter un épisode très grave. Pour que vous compreniez. Mais je ne veux pas que cela s’ébruite.
— Comptez sur moi.
— Vous savez, pendant notre semaine à Martha’s Vineyard, en fait de prétendre être avec une amie, elle avait tout simplement fugué. Elle était partie sans rien dire à personne. Lorsque je l’ai revue, le lendemain de notre retour, elle avait une mine affreusement triste. Elle m’a dit que sa mère l’avait battue. Elle avait le corps marqué. Elle pleurait. Ce jour-là elle m’a dit que sa mère la punissait pour un rien. Qu’elle la frappait, à coups de règle en fer, et qu’elle lui faisait aussi cette saloperie qu’ils font à Guantânamo, les simulations de noyade : elle remplissait une bassine d’eau, elle prenait sa fille par les cheveux, et elle lui plongeait la tête dans l’eau. Elle disait que c’était pour la délivrer.
— La délivrer ?
— La délivrer du mal. Une espèce de baptême, j’imagine. Jésus dans le Jourdain ou quelque chose comme ça. Au début, je ne pouvais pas y croire, mais les preuves étaient là. Je lui ai alors demandé : « Mais qui te fait ça ? — Maman. — Et pourquoi ton père ne réagit pas ? — Papa s’enferme dans le garage et il écoute de la musique, très fort. Il fait ça quand Maman me punit. Il ne veut pas entendre. » Nola n’en pouvait plus, Marcus. Elle n’en pouvait plus. J’ai voulu régler cette histoire, aller voir les Kellergan. Il fallait que cela cesse. Mais Nola m’a supplié de ne rien faire, elle m’a dit qu’elle aurait des ennuis terribles, que ses parents l’éloigneraient certainement de la ville, et que nous ne nous verrions jamais plus. Néanmoins cette situation ne pouvait plus durer. Alors vers la fin août, autour du 20, nous avons décidé qu’il fallait partir. Vite. Et en secret, bien sûr. Et nous avons fixé le départ au 30 août. Nous voulions rouler jusqu’au Canada, passer la frontière du Vermont. Aller en Colombie-Britannique peut-être, nous installer dans une cabane en bois. La belle vie au bord d’un lac. Personne n’aurait jamais rien su.
— Alors voilà pourquoi vous aviez prévu de vous enfuir tous les deux ?
— Oui.
— Mais pourquoi ne voulez-vous pas que je parle de cela ?
— Ça, ce n’est que le début de l’histoire, Marcus. Car j’ai fait ensuite une découverte terrible à propos de la mère de Nola…
(Bruit de sonnerie). La voix d’un gardien annonce la fin de la visite.
— Nous reprendrons cette conversation la prochaine fois, Marcus. En attendant, surtout, gardez ça pour vous.
— Et qu’avait-il découvert à propos de la mère de Nola ? demanda Gahalowood, impatient.
— Je ne me rappelle pas de la suite, répondis-je, troublé, en fouillant parmi les autres disques.
Soudain, je m’arrêtai, blême et je m’écriai :
— C’est pas vrai !
— Quoi, l’écrivain ?
— C’était le dernier enregistrement de Harry ! Voilà pourquoi il n’y a pas de date sur le disque ! Je l’avais complètement oublié. Nous n’avons jamais fini cette conversation ! Car après ça, il y a eu les révélations sur Pratt, puis Harry ne voulait plus que j’enregistre et j’ai continué mes interviews en prenant des notes sur un calepin. Ensuite il y eut la fuite des feuillets et Harry s’est fâché contre moi. Comment ai-je pu être un imbécile à ce point ?
— Il faut impérativement parler à Harry, déclara Gahalowood en attrapant son manteau. Nous devons savoir ce qu’il avait découvert sur Louisa Kellergan.
Et nous partîmes pour le Sea Side Motel.
À notre grande surprise, ce ne fut pas Harry mais une grande blonde qui ouvrit la porte de la chambre 8. Nous allâmes trouver le réceptionniste, qui nous expliqua tout simplement :
— Il n’y a pas eu de Harry Quebert ici dernièrement.
— C’est impossible, dis-je. Il était là pendant des semaines.
À la demande de Gahalowood, le réceptionniste consulta son registre sur les six derniers mois. Mais il demeura catégorique et répéta :
— Pas de Harry Quebert.
— C’est impossible, m’énervai-je. Je l’ai vu, ici ! Un grand type avec des cheveux blancs en bataille.
— Ah, lui ! Oui, il y avait cet homme, qui traînait souvent sur le parking. Mais il n’a jamais pris de chambre ici.
— Il avait la chambre 8 ! m’emportai-je. Je le sais, je l’ai souvent vu assis devant la porte.
— Oui, il était assis devant. Je lui ai bien demandé de s’en aller, mais à chaque fois, il me refilait un billet de cent dollars ! À ce prix-là, il pouvait rester assis aussi longtemps qu’il voulait. Il disait qu’être ici lui rappelait de bons souvenirs.
— Et depuis quand ne l’avez-vous plus vu ? demanda Gahalowood.
— Alors ça… Ça fait bien plusieurs semaines. Je me rappelle juste que le jour où il est parti, il m’a filé un autre billet de cent pour que si quelqu’un appelle ici pour parler à la chambre 8, je fasse semblant de transférer l’appel et que je laisse sonner dans le vide. Il avait l’air assez pressé. C’était juste après la dispute…
— La dispute ? tonna Gahalowood. Quelle dispute ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dispute à présent ?
— Ben, votre copain, il s’est disputé avec un type. Un petit vieillard arrivé en voiture et venu spécialement lui faire une scène. C’était animé. Il y a eu des cris et tout ça. Je m’apprêtais à intervenir, mais le vieillard est finalement remonté en voiture et il est parti. C’est à ce moment que votre copain a décidé de partir lui aussi. De toute façon, je l’aurais mis à la porte parce que j’aime pas quand il y a du foin. Les clients se plaignent et après j’en prends pour mon grade.
— Mais cette dispute, c’était à propos de quoi ?
— Une histoire de lettre. Je crois. « C’était vous ! » a hurlé le vieillard à votre copain.
— Une lettre ? Quelle lettre ?
— Mais qu’est-ce que vous voulez que j’en sache ?
— Et après ça ?
— Le vieillard est reparti et votre copain s’est tiré dare-dare.
— Et vous pourriez le reconnaître ?
— Le vieillard ? Non, je pense pas. Mais demandez à vos collègues. Parce qu’il est revenu, ce drôle de coucou. Moi, je dirais qu’il voulait lui faire la peau à votre copain. Je connais les enquêtes, je regarde plein de séries à la télé. Votre copain s’était déjà fait la malle, mais j’ai senti qu’il y avait quelque chose de louche. Alors j’ai même appelé les flics. Deux patrouilles de l’autoroute sont arrivées très rapidement et l’ont contrôlé. Puis ils l’ont laissé partir. Ils ont dit que c’était rien.
Gahalowood téléphona aussitôt à la centrale pour demander qu’on lui retrouve l’identité de la personne récemment contrôlée au Sea Side Motel par la police de l’autoroute.
— Ils vont me rappeler dès qu’ils ont l’info, me dit-il en raccrochant.
Je n’y comprenais rien. Je me passai la main dans les cheveux et je dis :
— C’est insensé ! Insensé !
Le réceptionniste me regarda soudain d’un drôle d’air et il me demanda :
— Êtes-vous Monsieur Marcus ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que votre copain, il a laissé une enveloppe pour vous. Il a dit qu’un jeune type viendrait le chercher, et qu’il dirait sûrement « C’est insensé ! C’est insensé ! » Il a dit que si ce type venait, je devrais lui donner ça.
Il me tendit une petite enveloppe en kraft, à l’intérieur de laquelle était une clé.
— Une clé ? fit Gahalowood. Y a rien d’autre ?
— Rien.
— Mais c’est la clé de quoi ?
Je regardai sa forme avec attention. Et soudain je la reconnus :
— Le casier du fitness de Montburry !
Vingt minutes plus tard, nous étions dans les vestiaires du fitness. À l’intérieur du casier 201, il y avait un paquet de feuilles reliées, accompagné d’une lettre écrite à la main.
Cher Marcus,
Si vous lisez ces lignes, c’est qu’il y a certainement un sacré bordel qui est en train de se créer autour de votre bouquin et que vous avez besoin de réponses.
Ceci pourra vous intéresser. Ce livre, c’est la vérité.
Le paquet de feuilles était un manuscrit tapé à la machine à écrire, pas très épais, et dont le titre était :
— Qu’est-ce que ça veut dire ? me demanda Gahalowood.
— J’en sais rien. On dirait un texte inédit de Harry.
— Le papier date, constata Gahalowood en examinant les pages avec attention.
Je feuilletai le texte rapidement.
— Nola parlait de mouettes, dis-je. Harry me disait qu’elle aimait les mouettes. Il doit y avoir un lien.
— Mais pourquoi parle-t-il de vérité ? Est-ce un texte sur ce qui s’est passé en 1975 ?
— Je ne sais pas.
Nous décidâmes de remettre l’étude du texte à plus tard et de nous rendre à Aurora. Mon arrivée fut remarquée. Les passants me faisaient part de leur mépris et me prirent à partie. Devant le Clark’s, Jenny, furieuse de la description que je faisais de sa mère et se refusant de croire que son père avait été l’auteur de lettres anonymes à Harry, m’invectiva publiquement.
La seule personne qui daigna nous parler fut Nancy Hattaway, que nous allâmes trouver dans son magasin.
— Je ne comprends pas, me dit Nancy. Je ne vous ai jamais parlé de la mère de Nola.
— Vous m’avez pourtant parlé des traces de coups que vous aviez remarquées. Et cet épisode, lorsque Nola avait fugué de chez elle pendant toute une semaine, et qu’on avait essayé de vous faire croire qu’elle était malade.
— Mais il n’y avait que le père. C’est lui qui m’a refusé l’accès à la maison lorsque Nola s’est évaporée dans la nature pendant cette fameuse semaine de juillet. Je ne vous ai jamais parlé de la mère.
— Vous m’aviez parlé des coups de règle en fer sur les seins. Vous souvenez ?
— Les coups, oui. Mais je n’ai pas dit que c’était sa mère qui la battait.
— Je vous ai enregistrée ! C’était le 26 juin dernier. J’ai la bande avec moi, regardez la date est dessus.
Je mis l’enregistreur en marche :
— C’est étrange ce que vous me dites à propos du révérend Kellergan, Madame Hattaway. Je l’ai rencontré il y a quelques jours et il m’a donné l’impression d’un homme plutôt doux.
— Il peut donner cette impression. Du moins en public. Il avait été appelé à la rescousse pour remonter la paroisse St James qui tombait à l’abandon, après avoir, paraît-il, fait des miracles en Alabama. Effectivement, rapidement après sa reprise, le temple de St James était plein tous les dimanches. Mais en dehors de ça, difficile de dire ce qui se passait vraiment chez les Kellergan…
— Que voulez-vous dire ?
— Nola était battue.
— Quoi ?
— Oui, elle était sévèrement battue. Et je me rappelle d’un épisode terrible, Monsieur Goldman. Au début de l’été. C’était la première fois que je voyais de telles marques sur le corps de Nola. Nous étions allées nous baigner à Grand Beach. Nola avait l’air triste, je pensais que c’était à cause d’un garçon. Il y avait ce Cody, un type de seconde qui lui tournait autour. Et puis elle m’a avoué qu’on la brimait à la maison, qu’on lui disait qu’elle était une méchante fille. Je lui en ai demandé la raison et elle a mentionné des événements en Alabama, refusant de m’en dire plus. Plus tard, sur la plage, lorsqu’elle s’est déshabillée, j’ai vu qu’elle avait des horribles marques de coups sur les seins. Je lui ai aussitôt demandé ce que c’étaient que ces horreurs et figurez-vous qu’elle me répond : « C’est Maman, elle m’a frappée samedi, avec une règle en fer. » Alors moi évidemment, complètement stupéfaite, je crois avoir mal compris. Mais la voilà qui persiste : « C’est la vérité. C’est elle qui me dit que je suis une méchante fille. » » Nola avait l’air désespérée et je n’ai pas insisté. Après Grand Beach, nous sommes allées à la maison et je lui ai mis du baume sur les seins. Je lui ai dit qu’elle devrait parler de sa mère avec quelqu’un, par exemple à l’infirmière du lycée, Madame Sanders. Mais Nola m’a répondu qu’elle ne voulait plus aborder le sujet.
— Là ! m’écriai-je en interrompant la lecture de l’enregistrement. Vous voyez, vous parlez de la mère.
— Non, se défendit Nancy. Je vous fais part de mon étonnement lorsque Nola mentionne sa mère. C’était pour vous expliquer que quelque chose ne tournait pas rond chez les Kellergan. J’étais tellement certaine que vous saviez qu’elle était morte.
— Mais je n’en savais rien ! Je veux dire, je savais que la mère était morte, mais je pensais qu’elle était morte après la disparition de sa fille. Je me rappelle que David Kellergan m’a même montré une photo de sa femme, la première fois que je suis allé le trouver. Je me rappelle avoir été même plutôt surpris de son bon accueil. Et je me souviens de lui avoir dit quelque chose du genre : « Et votre femme ? » Et lui m’a répondu : « Morte depuis longtemps. »
— Alors à présent que j’entends la bande, je comprends que vous ayez pu être induit en erreur. C’est un quiproquo terrible, Monsieur Goldman. Et j’en suis désolée.
Je poursuivis la lecture de l’enregistrement :
— … à l’infirmière du lycée, Madame Sanders. Mais Nola m’a répondu qu’elle ne voulait plus aborder le sujet.
— Que s’était-il passé en Alabama ?
— Je n’en sais rien. Je ne l’ai jamais su. Nola ne me l’a jamais dit.
— Est-ce lié à leur départ ?
— Je ne sais pas. J’aimerais pouvoir vous aider, mais je ne sais pas.
— Tout est de ma faute, Madame Hattaway, dis-je. Après ça je me suis focalisé sur l’Alabama…
— Donc si elle était battue, c’était par le père ? interrogea Gahalowood, perplexe.
Nancy prit un instant de réflexion, elle semblait un peu perdue. Elle finit par répondre :
— Oui. Ou non. Je sais plus. Il y avait ces marques sur son corps. Lorsque je lui demandais ce qui s’était passé, elle me disait qu’on la punissait chez elle.
— Punir de quoi ?
— Elle n’en disait rien de plus. Mais elle ne disait pas que c’était son père qui la battait. Au fond, on n’en sait rien. Ma mère avait vu les traces de coups, un jour, à la plage. Et puis il y avait cette musique assourdissante qu’il enclenchait à intervalles réguliers. Les gens se doutaient que le père Kellergan cognait sa fille, mais personne n’osait rien dire. C’était notre pasteur, tout de même.
En ressortant de notre discussion avec Nancy Hattaway, Gahalowood et moi restâmes un long moment sur un banc, devant le magasin, silencieux. J’étais désespéré.
— Un foutu quiproquo ! m’écriai-je finalement. Tout ceci à cause d’un foutu quiproquo ! Comment ai-je pu être aussi stupide ?
Gahalowood essaya de me réconforter.
— Du calme, l’écrivain, ne soyez pas aussi dur avec vous-même. On s’est tous laissé avoir. On était tellement pris par le fil de notre enquête qu’on n’a pas vu ce qui était le plus évident. Les inhibitions, ça arrive à tout le monde.
À cet instant, son téléphone sonna. Il répondit. C’était le quartier général de la police d’État qui le rappelait.
— Ils ont retrouvé le nom du type du motel, me souffla-t-il tout en écoutant ce que l’opérateur lui annonçait.
Il eut alors un drôle d’air. Puis il écarta le combiné de son oreille et il me dit :
— C’était David Kellergan.
L’éternelle musique retentissait de la maison du 245 Terrace Avenue : le père Kellergan était chez lui.
— Il faut impérativement savoir ce qu’il voulait à Harry, me dit Gahalowood en sortant de voiture. Mais de grâce, l’écrivain, laissez-moi mener la discussion !
Lors de son contrôle au Sea Side Motel, la police de l’autoroute avait trouvé un fusil de chasse dans la voiture de David Kellergan. Il n’avait cependant pas été inquiété davantage car il détenait l’arme légalement. Il avait expliqué être en route pour son club de tir et avoir voulu s’arrêter pour acheter un café au restaurant du motel. Les agents n’ayant rien à lui reprocher l’avaient laissé repartir.
— Tirez-lui les vers du nez, sergent, dis-je alors que nous marchions sur l’allée pavée qui menait à la maison. Je suis curieux de savoir ce que c’est que cette histoire de lettre. Kellergan m’avait pourtant affirmé connaître à peine Harry. Vous pensez qu’il m’a menti ?
— C’est ce qu’on va découvrir, l’écrivain.
J’imagine que le père Kellergan nous vit arriver, parce qu’avant même que nous ne sonnions, il ouvrit la porte, armé de son fusil. Il était hors de lui, et il avait l’air d’avoir très envie de me tuer. « Vous avez salopé la mémoire de ma femme et de ma fille ! se mit-il à hurler. Vous êtes un fumier ! Le dernier des fils de putes ! » Gahalowood essaya de le calmer, il lui demanda de poser son fusil en expliquant que nous étions justement là pour comprendre ce qui était arrivé à Nola. Des badauds, alertés par les cris et le bruit, accoururent pour voir ce qui se passait. Bientôt, une ronde curieuse s’amassa devant la maison, tandis que le père Kellergan vociférait toujours et que Gahalowood me faisait signe de nous éloigner lentement. Deux patrouilles de la police d’Aurora arrivèrent, toutes sirènes hurlantes. Travis Dawn sortit de l’un des véhicules, visiblement assez peu content de me voir. Il me dit : « Tu penses que t’as pas déjà foutu assez le bordel dans cette ville ? » puis il demanda à Gahalowood s’il y avait une bonne raison pour que la police d’État soit à Aurora sans qu’il en ait été informé au préalable. Comme je savais que notre temps était compté, je criai à l’attention de David Kellergan :
— Répondez-moi, révérend : vous mettiez la musique à fond et vous vous en donniez à cœur joie, hein ?
Il agita de nouveau son fusil.
— Je n’ai jamais levé la main sur elle ! Elle n’a jamais été battue ! Vous êtes une merde, Goldman ! Je vais prendre un avocat, je vais vous traîner en justice !
— Ah oui ? Et pourquoi ne l’avez-vous pas encore fait ? Hein ? Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas déjà au tribunal ? Peut-être que vous n’avez pas envie qu’on se penche sur votre passé ? Que s’est-il passé en Alabama ?
Il cracha dans ma direction.
— Les types dans votre genre ne peuvent pas comprendre, Goldman !
— Que s’est-il passé avec Harry Quebert au Sea Side Motel ? Que nous cachez-vous ?
À cet instant, Travis se mit à beugler à son tour, menaçant Gahalowood de prévenir sa hiérarchie, et nous dûmes partir.
Nous roulâmes en silence en direction de Concord. Puis Gahalowood finit par dire :
— Qu’est-ce que nous avons manqué, l’écrivain ? Qu’est-ce qui nous est passé sous les yeux mais que nous n’avons pas vu ?
— On sait à présent que Harry était au courant de quelque chose à propos de la mère de Nola dont il ne m’a pas parlé.
— Et on peut supposer que le père Kellergan sait que Harry sait. Mais sait quoi, bon sang !
— Sergent, est-ce que vous pensez que le père Kellergan pourrait être impliqué dans cette affaire ?
La presse se délectait.
Nouveau rebondissement dans l’Affaire Harry Quebert : des incohérences découvertes dans le récit de Marcus Goldman mettent en cause la crédibilité de son livre, encensé par la critique et présenté par le magnat de l’édition nord-américaine Roy Barnaski comme le récit exact des événements qui ont conduit à l’assassinat de la jeune Nola Kellergan en 1975. Je ne pouvais pas retourner à New York tant que je n’avais pas éclairci cette affaire, et j’allai trouver asile dans ma suite du Regent’s de Concord. La seule personne à qui je communiquai les coordonnées du lieu de mon séjour fut Denise, afin qu’elle puisse me tenir informé de la tournure que prenaient les événements à New York et des derniers développements à propos du fantôme de la mère Kellergan.
Ce soir-là, Gahalowood m’invita à dîner chez lui. Ses filles se mobilisaient pour la campagne d’Obama et se chargèrent d’animer le repas. Elles me donnèrent des autocollants pour ma voiture. Plus tard, dans la cuisine, Helen, que j’aidais à faire la vaisselle, me dit que j’avais mauvaise mine.
— Je ne comprends pas ce que j’ai fait, lui expliquai-je. Comment est-ce que j’ai pu me planter à ce point ?
— Il doit y avoir une bonne raison, Marcus. Vous savez, Perry croit beaucoup en vous. Il dit que vous êtes quelqu’un d’exceptionnel. Ça fait trente ans que je le connais et il n’a jamais utilisé ce terme pour personne. Je suis certaine que vous n’avez pas fait n’importe quoi et qu’il y a une explication rationnelle à toute cette affaire.
Cette nuit-là, Gahalowood et moi restâmes enfermés pendant de longues heures dans son bureau, à étudier le manuscrit que Harry m’avait laissé. C’est ainsi que je découvris ce roman inédit, Les Mouettes d’Aurora, un roman magnifique au travers duquel Harry racontait son histoire avec Nola. Il n’y avait aucune date mais j’estimais qu’il avait dû être écrit postérieurement aux Origines du mal. Car si au travers de ce dernier, il racontait l’amour impossible qui ne se concrétisait jamais, dans Les Mouettes d’Aurora, il racontait comment Nola l’avait inspiré, comment elle n’avait jamais cessé de croire en lui et l’avait encouragé, faisant de lui le grand écrivain qu’il était devenu. Mais à la fin de ce roman, Nola ne meurt pas : quelques mois après son succès, le personnage central, prénommé Harry, fortune faite, disparaît et s’en va au Canada où, dans une jolie maison au bord d’un lac, Nola l’attend.
Sur le coup des deux heures du matin, Gahalowood nous fit du café et me demanda :
— Mais au fond, qu’est-ce qu’il essaie de nous dire avec son bouquin ?
— Il imagine sa vie si Nola n’était pas morte, dis-je. Ce livre, c’est le paradis des écrivains.
— Le paradis des écrivains ? Qu’est-ce que c’est ?
— C’est lorsque le pouvoir d’écrire se retourne contre vous. Vous ne savez plus si vos personnages n’existent que dans votre tête ou s’ils vivent réellement.
— Et en quoi ça nous aide ?
— Je n’en sais rien. Rien du tout. C’est un très bon livre, et il ne l’a jamais publié. Pourquoi l’avoir gardé au fond d’un tiroir ?
Gahalowood haussa les épaules.
— Peut-être qu’il n’a pas osé le faire publier parce qu’il y parlait d’une fille disparue, dit-il.
— Peut-être. Mais dans Les Origines du mal, il parlait aussi de Nola et ça ne l’a pas empêché de le proposer à des éditeurs. Et pourquoi m’écrit-il : ce livre, c’est la vérité ? La vérité à propos de quoi ? De Nola ? Que veut-il dire ? Que Nola ne serait jamais morte et qu’elle vit dans une cabane en bois ?
— Ça n’aurait aucun sens, jugea Gahalowood. Les analyses étaient formelles : c’est bien son squelette qu’on a retrouvé.
— Alors quoi ?
— Alors on n’est pas beaucoup plus avancés, l’écrivain.
Dans la matinée du lendemain, Denise me téléphona pour m’informer qu’une femme avait appelé chez Schmid & Hanson et qu’on l’avait dirigée vers elle.
— Elle voulait vous parler, m’expliqua Denise, elle a dit que c’était important.
— Important ? C’était à propos de quoi ?
— Elle dit qu’elle était à l’école avec Nola Kellergan, à Aurora. Et que Nola lui parlait de sa mère.
Cambridge, Massachusetts, samedi 25 octobre 2008
Elle figurait dans le yearbook de l’année 1975 du lycée d’Aurora, sous le nom de Stefanie Hendorf ; on la trouvait deux photographies avant celle de Nola. Elle faisait partie de ceux dont Erne Pinkas n’avait pas retrouvé la trace. Pour avoir épousé un Polonais d’origine, elle s’appelait désormais Stefanie Larjinjiak et vivait dans une maison cossue de Cambridge, la banlieue chic de Boston. C’est là que Gahalowood et moi la rencontrâmes. Elle avait quarante-huit ans, l’âge qu’aurait dû avoir Nola. C’était une belle femme, mariée deux fois, mère de trois enfants, qui avait enseigné l’histoire de l’art à Harvard et qui s’occupait désormais de sa propre galerie de peinture. Elle avait grandi à Aurora, elle avait été en classe avec Nola, Nancy Hattaway et quelques autres que j’avais rencontrées au cours de mon enquête. En l’entendant revenir sur sa vie passée, je me dis qu’elle était une survivante. Qu’il y avait Nola, assassinée à l’âge de quinze ans, et qu’il y avait Stefanie, qui avait eu le droit de vivre, d’ouvrir une galerie de peinture et même de se marier deux fois.
Sur la table basse de son salon, elle avait étalé quelques photos retrouvées de sa jeunesse.
— Je suis l’affaire depuis le début, nous expliqua-t-elle. Je me rappelle du jour où Nola a disparu, je me souviens de tout, comme toutes les filles de mon âge qui vivaient à Aurora à cette époque, j’imagine. Alors, quand ils ont retrouvé son corps et que Harry Quebert a été arrêté, je me suis évidemment sentie très concernée. Quelle affaire… J’ai beaucoup aimé votre livre, Monsieur Goldman. Vous y racontez tellement bien Nola. Grâce à vous, je l’ai un peu retrouvée. C’est vrai qu’ils vont faire un film ?
— La Warner Bros veut acheter les droits, répondis-je.
Elle nous montra les photos : une fête d’anniversaire à laquelle Nola participait également. C’était l’année 1973. Elle reprit :
— Nola et moi, nous étions très proches. C’était une fille adorable. Tout le monde l’aimait à Aurora. Sans doute parce que les gens étaient touchés par l’image qu’elle et son père renvoyaient : le gentil pasteur veuf et sa fille dévouée, toujours souriants, jamais à se plaindre. Je me rappelle que lorsque je faisais des caprices, il arrivait à ma mère de me dire : « Prends exemple sur la petite Nola ! La pauvre, le Bon Dieu lui a repris sa mère, et pourtant elle est toujours aimable et reconnaissante. »
— Bon sang, dis-je, comment n’ai-je pas compris que sa mère était morte ? Et vous dites que vous avez aimé le livre ? Vous avez surtout dû vous demander quel genre d’écrivain de pacotille j’étais !
— Mais pas du tout. Au contraire justement ! J’ai même pensé que c’était voulu de votre part. Parce que j’ai vécu ça avec Nola.
— Comment ça, vous avez vécu ça ?
— Un jour, il s’est passé quelque chose de très étrange. Un événement qui m’a conduite à m’éloigner de Nola.
Mars 1973
Les parents Hendorf tenaient le magasin général de la rue principale. Parfois, après l’école, Stefanie y emmenait Nola et, en cachette, elles allaient se gaver de bonbons dans la réserve. C’est ce qu’elles firent cet après-midi-là : cachées derrière des sacs de farine, elles avalèrent des fruits en gomme jusqu’à en avoir mal au ventre et elles riaient, la main sur la bouche pour qu’on ne les entende pas. Mais soudain, Stefanie remarqua que quelque chose n’allait pas chez Nola. Son regard avait changé, elle n’écoutait plus.
— Nol’, ça va ? demanda Stefanie.
Aucune réponse. Stefanie répéta sa question et finalement, Nola lui dit :
— Je… je… dois rentrer.
— Déjà ? Mais pourquoi ?
— Maman veut que je rentre.
Stefanie crut mal comprendre.
— Hein ? Ta mère ?
Nola se leva, paniquée. Elle répéta :
— Je dois partir !
— Mais… Nola ! Ta mère est morte !
Nola se dirigea précipitamment vers la porte de la réserve, et comme Stefanie essayait de la retenir par le bras, elle fit volte-face et l’agrippa par sa robe.
— Ma mère ! hurla-t-elle, terrifiée. Tu ne sais pas ce qu’elle va me faire ! Quand je suis méchante, je suis punie !
Et elle s’enfuit en courant.
Stefanie resta interdite de longues minutes. Le soir, chez elle, elle rapporta la scène à sa mère, mais Madame Hendorf n’en crut pas un mot. Elle lui caressa la tête avec tendresse.
— Je ne sais pas où tu vas chercher toutes ces histoires, ma chérie. Allons, cesse de dire des bêtises et va te laver les mains. Ton père vient de rentrer et il a faim : nous allons passer à table.
Le lendemain, à l’école, Nola avait semblé paisible et avait fait mine de rien. Stefanie n’osa pas mentionner l’épisode de la veille. Tracassée, elle avait fini par en parler directement au révérend Kellergan, une dizaine de jours plus tard. Elle alla le trouver dans son bureau de la paroisse où il l’accueillit très gentiment, comme toujours. Il lui offrit un sirop, puis l’écouta attentivement, pensant qu’elle venait le trouver en sa qualité de pasteur. Mais lorsqu’elle lui raconta ce à quoi elle avait assisté, il ne la crut pas non plus.
— Tu as dû mal entendre, lui dit-il.
— Je sais que ça paraît fou, révérend. Mais c’est pourtant la vérité.
— Enfin, ça n’a pas de sens. Pourquoi Nola te raconterait-elle ce genre de sornettes ? Ne sais-tu pas que sa mère est morte ? Tu veux nous faire de la peine à tous, c’est ça ?
— Non, mais…
David Kellergan voulut clore la conversation, mais Stefanie insista. Le visage du révérend changea soudain, elle ne l’avait jamais vu ainsi : pour la première fois, le chaleureux pasteur avait un visage sombre et presque effrayant.
— Je ne veux plus t’entendre parler de cette histoire ! lui intima-t-il. Ni à moi, ni à personne, tu m’entends ? Sinon j’irai dire à tes parents que tu es une petite menteuse. Et je dirai que je t’ai surprise en train de voler au temple. Je dirai que tu m’as volé cinquante dollars. Tu ne veux pas avoir de sérieux ennuis, non ? Alors sois une gentille fille.
Stefanie interrompit son récit. Elle joua un instant avec les photos avant de se tourner vers moi.
— Alors je n’en ai plus jamais parlé, dit-elle. Mais je n’ai jamais oublié cet épisode. Au fil des années, j’en suis venue à me persuader que j’avais dû mal entendre, mal comprendre, et qu’il ne s’était rien passé de tel. Et voilà que sort votre livre et que j’y retrouve cette mère abusive et bien vivante. Je ne peux pas vous dire ce que ça m’a fait ; vous avez un talent fou, Monsieur Goldman. Il y a quelques jours, lorsque les journaux ont commencé à dire que vous racontiez n’importe quoi, je me suis dit qu’il fallait que je vous contacte. Parce que je sais que vous dites la vérité.
— Mais quelle vérité ? m’écriai-je. La mère est morte depuis toujours.
— Je le sais bien. Mais je sais aussi que vous avez raison.
— Est-ce que vous pensez que Nola était battue par son père ?
— C’est ce qui se disait en tout cas. À l’école, on remarquait toutes les traces sur son corps. Mais qui allait s’élever contre notre révérend ? À Aurora, en 1975, on ne se mêlait pas des affaires des autres. Et puis c’était une autre époque. Tout le monde recevait une claque de temps en temps.
— Auriez-vous d’autres éléments qui vous viennent à l’esprit ? demandai-je encore. Par rapport à Nola, ou au livre ?
Elle prit un instant de réflexion.
— Non, répondit-elle. Si ce n’est que c’est presque… amusant de découvrir après toutes ces années que c’était de Harry Quebert que Nola était amoureuse.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous savez, j’étais une enfant si naïve. Après l’épisode du square, j’ai moins fréquenté Nola. Mais l’été de sa disparition, je l’ai recroisée régulièrement. Durant cet été 1975, j’ai pas mal travaillé dans le magasin de mes parents, situé face au bureau de poste de l’époque. Et figurez-vous que je n’ai pas arrêté de croiser Nola. Elle allait poster des lettres. Je l’ai su, parce qu’à force de la voir passer devant le magasin, je l’ai questionnée. Un jour, elle a fini par lâcher le morceau. Elle m’a dit qu’elle était folle amoureuse de quelqu’un et qu’ils correspondaient. Elle n’a jamais voulu me dire de qui il s’agissait. Je pensais que c’était Cody, un type de seconde, membre de l’équipe de basket. Je n’ai jamais réussi à voir le nom du destinataire, mais une fois j’ai aperçu que c’était à Aurora. Je m’étais demandé quel était l’intérêt d’écrire à quelqu’un habitant Aurora depuis Aurora.
Lorsque nous sortîmes de chez Stefanie Larjinjiak, Gahalowood me regarda avec de grands yeux circonspects. Il dit :
— Mais qu’est-ce qui est en train de se passer, l’écrivain ?
— J’allais vous poser la question, sergent. Selon vous, que devons-nous faire à présent ?
— Ce que nous aurions dû faire il y a longtemps : aller à Jackson, Alabama. Vous aviez posé la bonne question depuis toujours, l’écrivain : que s’est-il passé en Alabama ?
“Lorsque vous arrivez en fin de livre, Marcus, offrez à votre lecteur un rebondissement de dernière minute.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Mais parce qu’il faut garder le lecteur en haleine jusqu’au bout. C’est comme quand vous jouez aux cartes : vous devez garder quelques atouts pour la fin.”
Jackson, Alabama, 28 octobre 2008
Et nous débarquâmes en Alabama.
À notre arrivée à l’aéroport de Jackson, nous fûmes accueillis par un jeune officier de la police d’État, Philip Thomas, que Gahalowood avait contacté quelques jours plus tôt. Il se tenait dans le secteur des arrivées, en uniforme, droit comme un i, chapeau sur les yeux. Il salua Gahalowood avec déférence, puis, me regardant, il releva légèrement son chapeau.
— Est-ce que je ne vous aurais pas déjà vu quelque part ? me demanda-t-il. À la télévision ?
— Peut-être, répondis-je.
— Je vais vous aider, intervint Gahalowood. C’est de son livre que tout le monde parle. Méfiez-vous de lui, il est capable de générer un bordel dont vous n’avez pas idée.
— Alors la famille Kellergan est celle que vous décrivez dans votre livre ? me demanda l’officier Thomas en essayant de masquer son étonnement.
— Exact, répondit encore Gahalowood à ma place. Restez loin de ce type, officier. Moi-même, je menais une existence paisible jusqu’à ce que je le rencontre.
L’officier Thomas avait pris son rôle très au sérieux. À la demande de Gahalowood, il nous avait préparé un petit dossier sur les Kellergan, que nous parcourûmes dans un restaurant proche de l’aéroport.
— David J. Kellergan est né à Montgomery en 1923, nous expliqua Thomas. Il y a fait ses études de théologie avant de devenir pasteur et de venir à Jackson pour officier au sein de la paroisse Mt Pleasant. Il s’est marié avec Louisa Bonneville en 1955. Ils habitaient une maison d’un quartier tranquille du nord de la ville. En 1960, Louisa Kellergan a donné naissance à une fille, Nola. Il n’y a rien de plus à signaler. Une famille tranquille et croyante de l’Alabama. Jusqu’à ce drame, en 1969.
— Un drame ? répéta Gahalowood.
— Il y a eu un incendie. Une nuit, la maison a brûlé. Louisa Kellergan est morte dans l’incendie.
Thomas avait joint au dossier des copies d’articles de journaux de l’époque.
Une femme est morte hier soir dans l’incendie de sa maison, sur Lower Street. D’après les pompiers, une bougie restée allumée pourrait être à l’origine du drame. La maison a été entièrement détruite. La victime est la femme d’un pasteur de la région.
Un extrait du rapport de police indiquait que la nuit du 30 août 1969, vers une heure du matin, alors que le révérend David Kellergan s’était rendu au chevet d’un paroissien mourant, Louisa et Nola furent surprises par un incendie durant leur sommeil. C’est en arrivant devant sa maison que le révérend remarqua un intense dégagement de fumée. Il se précipita à l’intérieur : l’étage était déjà en feu. Il parvint cependant à gagner la chambre de sa fille ; il la trouva dans son lit, à moitié inconsciente. Il la porta jusque dans le jardin puis voulut retourner chercher sa femme, mais l’incendie s’était désormais propagé aux escaliers. Des voisins, alertés par les cris, accoururent mais ils ne purent que constater leur impuissance. Lorsque les pompiers arrivèrent, l’étage entier s’était embrasé : des flammes jaillissaient par les fenêtres et dévoraient le toit. Louisa Kellergan fut retrouvée morte, asphyxiée. Le rapport de police conclut qu’une bougie restée allumée avait vraisemblablement mis le feu aux rideaux avant que l’incendie se propage rapidement au reste de la maison, bâtie en planches. Le révérend Kellergan précisa d’ailleurs dans sa déclaration que sa femme allumait souvent une bougie parfumée sur sa commode avant de s’endormir.
— La date ! m’écriai-je en lisant le rapport. Regardez la date de l’incendie, sergent !
— Nom de Dieu : le 30 août 1969 !
— L’officier qui a mené l’enquête a longtemps eu des doutes sur le père, expliqua Thomas.
— Comment le savez-vous ?
— Je lui ai parlé. Il s’appelle Edward Horowitz. Il est à la retraite maintenant. Il passe ses journées à retaper son bateau, devant sa maison.
— Est-il possible d’aller le voir ? demanda Gahalowood.
— J’ai déjà pris rendez-vous. Il nous attend à trois heures.
L’inspecteur à la retraite Horowitz se tenait devant sa maison, impassible, ponçant avec application la coque d’un canot en bois. Comme le temps était menaçant, il avait ouvert la porte de son garage pour s’en servir comme d’un abri. Il nous invita à piocher dans le pack de bières éventré qui traînait par terre et nous parla sans interrompre son travail, mais en nous faisant comprendre que nous avions toute son attention. Il revint sur l’incendie de la maison des Kellergan et nous répéta ce dont nous avions déjà pris connaissance en lisant le rapport de police, sans beaucoup plus de détails.
— Au fond, cet incendie, c’était une drôle d’histoire, conclut-il.
— Comment ça ? demandai-je.
— On a longtemps pensé que David Kellergan avait mis le feu à la maison et tué sa femme. Il n’y a aucune preuve de sa version des faits : comme par miracle, il arrive à temps pour sauver sa fille, mais juste trop tard pour sauver sa femme. Il était tentant de croire qu’il avait lui-même mis le feu à la maison. Surtout que quelques semaines plus tard, il a foutu le camp de la ville. La maison brûle, sa femme meurt et lui, il se tire. Il y avait quelque chose de pas net, mais on n’a jamais eu le moindre élément qui puisse le désigner coupable.
— C’est le même scénario que la disparition de sa fille, constata Gahalowood. En 1975, Nola disparaît de la circulation : elle est probablement assassinée, mais aucun élément ne permet de l’affirmer vraiment.
— À quoi pensez-vous, sergent ? demandai-je. Que le révérend aurait tué sa femme, puis sa fille ? Vous pensez qu’on s’est trompé de coupable ?
— Si c’est le cas, c’est une catastrophe, s’étrangla Gahalowood. Qui pourrait-on interroger, Monsieur Horowitz ?
— Difficile à dire. Vous pouvez aller voir au temple de Mt Pleasant. Ils ont peut-être un registre des paroissiens, certains ont connu le révérend Kellergan. Mais trente-neuf ans après les faits… Vous allez perdre un temps fou.
— On a plus de temps, pesta Gahalowood.
— Je sais que David Kellergan était assez proche d’une espèce de secte pentecôtiste de la région, reprit Horowitz. Des fous de Dieu qui vivent en communauté dans une propriété fermière, à une heure de route d’ici. C’est là-bas que le révérend a vécu après l’incendie. Je le sais parce que j’allais le trouver là-bas quand je devais lui parler pendant mon enquête. Il y est resté jusqu’à son départ. Demandez à parler au pasteur Lewis, s’il est toujours là-bas. C’est leur espèce de gourou.
Le pasteur Lewis dont parlait Horowitz dirigeait la Communauté de la Nouvelle Église du Sauveur. Nous nous y rendîmes le lendemain matin. L’officier Thomas vint nous chercher dans le Holiday Inn du bord de l’autoroute dans lequel nous avions pris deux chambres — l’une payée par l’État du New Hampshire, l’autre par moi-même — et nous conduisit dans une gigantesque propriété, dont une grande partie consistait en des champs cultivés. Après nous être perdus sur une route bordée de plants de maïs, nous croisâmes un type en tracteur qui nous guida jusqu’à un groupe de maisons et nous désigna celle du pasteur.
Nous y fûmes aimablement reçus par une gentille et grosse femme, qui nous installa dans un bureau où nous rejoignit, quelques minutes plus tard, le Lewis en question. Je savais qu’il devait avoir dans les quatre-vingt-dix ans mais il en faisait vingt de moins. Il avait l’air plutôt sympathique, rien à voir avec la description que nous en avait fait Horowitz.
— La police ? dit-il en nous saluant un par un.
— Polices d’État du New Hampshire et de l’Alabama, indiqua Gahalowood. Nous enquêtons sur la mort de Nola Kellergan.
— J’ai l’impression qu’on ne parle que de ça dernièrement.
Tout en me serrant la main, il me dévisagea un instant et me demanda :
— Vous n’êtes pas… ?
— Si, c’est lui, répondit Gahalowood, agacé.
— Alors… Que puis-je pour vous, Messieurs ?
Gahalowood débuta l’interrogatoire.
— Pasteur Lewis, si je ne me trompe pas, vous avez connu Nola Kellergan.
— Oui. À vrai dire, j’ai surtout bien connu ses parents. Des gens charmants. Très proches de notre communauté.
— Qu’est-ce que « votre communauté » ?
— Nous sommes un courant pentecôtiste, sergent. Rien de plus. Nous avons des idéaux chrétiens et nous les partageons. Oui, je sais, certains disent que nous sommes une secte. Nous recevons la visite des services sociaux deux fois par an pour voir si les enfants sont scolarisés, correctement nourris ou maltraités. Ils viennent voir aussi si nous avons des armes ou si nous sommes des suprématistes blancs. Ça en devient ridicule. Nos enfants vont tous au lycée municipal, je n’ai jamais tenu une carabine de ma vie et je participe activement à la campagne électorale de Barack Obama dans notre comté. Que voulez-vous savoir, au juste ?
— Ce qui s’est passé en 1969, dis-je.
— Apollo 11 se pose sur la lune, répondit Lewis. Victoire majeure de l’Amérique sur l’ennemi soviétique.
— Vous savez très bien de quoi je parle. L’incendie chez les Kellergan. Que s’est-il réellement passé ? Qu’est-il arrivé à Louisa Kellergan ?
Alors que je n’avais pas prononcé le moindre mot, Lewis me dévisagea longuement et s’adressa à moi.
— Je vous ai beaucoup vu à la télévision ces derniers temps, Monsieur Goldman. Je pense que vous êtes un bon écrivain, mais comment ne vous êtes-vous pas renseigné au sujet de Louisa ? Car j’imagine que c’est la raison pour laquelle vous êtes ici, hein ? Votre livre ne tient pas la route et, pour utiliser des termes très terre à terre, j’imagine que c’est la panique à bord. Est-ce correct ? Que venez-vous chercher ici ? La justification de vos mensonges ?
— La vérité, dis-je.
Il sourit tristement.
— La vérité ? Mais laquelle, Monsieur Goldman ? Celle de Dieu ou celle des hommes ?
— La vôtre. Quelle est votre vérité sur la mort de Louisa Kellergan ? David Kellergan a-t-il tué sa femme ?
Le pasteur Lewis se leva du fauteuil dans lequel il était assis et alla fermer la porte de son bureau, qui était restée entrouverte. Il se posta ensuite devant la fenêtre et scruta l’extérieur. Cette scène me rappela immédiatement notre visite au Chef Pratt. Gahalowood me fit un signe pour me dire qu’il prenait le relais.
— David était un homme si bon, finit par souffler Lewis.
— Était ? releva Gahalowood.
— Il y a trente-neuf ans que je ne l’ai pas vu.
— Battait-il sa fille ?
— Non ! Non. C’était un homme au cœur pur. Un homme de foi. Quand il a débarqué à Mt Pleasant, les travées étaient désertes. Six mois plus tard, il faisait salle comble le dimanche matin. Il n’aurait jamais pu faire le moindre mal à sa femme, ni à sa fille.
— Alors qui étaient-ils ? demanda doucement Gahalowood. Qui étaient les Kellergan ?
Le pasteur Lewis appela sa femme. Il demanda du thé au miel pour tout le monde. Il retourna s’asseoir dans son fauteuil et nous regarda tour à tour. Il avait le regard tendre et la voix chaude. Il nous dit :
— Fermez les yeux, Messieurs. Fermez-les yeux. À présent, nous sommes à Jackson, Alabama, année 1953.
Jackson, Alabama, janvier 1953
C’était une histoire comme l’Amérique les aime. Un jour du début de l’année 1953, un jeune pasteur venu de Montgomery entra dans le bâtiment délabré du temple de Mt Pleasant, au centre de Jackson. C’était un jour de tempête : des rideaux d’eau tombaient du ciel, les rues étaient balayées par des bourrasques d’une rare violence. Les arbres se balançaient, des journaux arrachés au crieur réfugié sous le store d’une devanture volaient dans les airs, tandis que les passants couraient d’abri en abri pour progresser à travers l’intempérie.
Le pasteur poussa la porte du temple, qui claqua sous l’effet du vent : l’intérieur était sombre, il faisait glacial. Il avança lentement le long des travées. La pluie s’infiltrait par le toit percé, formant des flaques éparses au sol. L’endroit était désert, il n’y avait pas le moindre fidèle et peu de signes d’occupation. À la place des cierges, il ne restait que quelques cadavres de cire. Il avança vers l’autel, puis avisant la chaire, il posa le pied sur la première marche de l’escalier en bois pour y monter.
— Ne faites pas ça !
La voix qui venait de jaillir du néant le fit sursauter. Il se retourna et vit alors un petit homme rond sortir de l’obscurité.
— Ne faites pas ça, répéta-t-il. Les escaliers sont vermoulus, vous risqueriez de vous rompre le cou. Vous êtes le révérend Kellergan ?
— Oui, répondit David, mal à l’aise.
— Bienvenue dans votre nouvelle paroisse, révérend. Je suis le pasteur Jeremy Lewis, je dirige la Communauté de la Nouvelle Église du Sauveur. Au départ de votre prédécesseur, on m’a demandé de veiller sur cette congrégation. Maintenant, elle est vôtre.
Les deux hommes échangèrent une poignée de main chaleureuse. David Kellergan grelottait.
— Vous tremblez ? constata Lewis. Mais vous êtes mort de froid ! Venez, il y a un café à l’angle de la rue. Allons prendre un bon grog et nous parlerons.
C’est ainsi que Jeremy Lewis et David Kellergan firent connaissance. Installés dans le café proche, ils laissèrent passer la tempête.
— On m’avait dit que Mt Pleasant n’allait pas bien, sourit David Kellergan, un peu décontenancé, mais je dois dire que je ne m’attendais pas à ça.
— Oui. Je ne vous cache pas que vous vous apprêtez à prendre les commandes d’une paroisse en piteux état. Les paroissiens ne viennent plus, ils ne font plus de dons. Le bâtiment est en ruine. Il y a du boulot. J’espère que ça ne vous effraie pas.
— Vous verrez, révérend Lewis, il en faut plus pour m’effrayer.
Lewis avait souri. Il était déjà séduit par la forte personnalité et le charisme de son jeune interlocuteur.
— Êtes-vous marié ? lui demanda-t-il.
— Non, révérend Lewis. Encore célibataire.
Le nouveau pasteur Kellergan passa six mois à faire le tour de chaque maisonnée de la paroisse pour se présenter aux fidèles et les convaincre de retourner sur les bancs de Mt Pleasant le dimanche. Puis il leva des fonds pour refaire le toit du temple et, comme il n’avait pas servi en Corée, il participa à l’effort de guerre en mettant sur pied un programme de réinsertion pour les vétérans. Certains se portèrent volontaires ensuite pour participer à la réfection de la salle paroissiale attenante. Peu à peu, la vie communautaire reprit, le temple de Mt Pleasant retrouva de sa splendeur et rapidement, David Kellergan fut considéré comme l’étoile montante de Jackson. Des notables, membres de la paroisse, le voyaient en politique. On disait qu’il pourrait décrocher la municipalité. Peut-être viser ensuite un mandat fédéral. Sénateur, qui sait. Il en avait le potentiel.
Un soir de la fin de l’année 1953, David Kellergan alla dîner dans un petit restaurant proche du temple. Il s’installa au comptoir, comme il le faisait souvent. À côté de lui, une jeune femme qu’il n’avait pas remarquée se retourna soudain et, le reconnaissant, lui sourit.
— Bonjour, révérend, dit-elle.
Il sourit en retour, un peu emprunté.
— Excusez-moi, Mademoiselle, mais est-ce qu’on se connaît ?
Elle éclata de rire et fit jouer ses boucles blondes.
— Je suis membre de votre paroisse. Je m’appelle Louisa. Louisa Bonneville.
Confus de ne pas la reconnaître, il rougit, et elle en rit de plus belle. Il alluma une cigarette pour se donner un peu de contenance.
— Je peux en avoir une ? demanda-t-elle.
Il lui tendit son paquet.
— Vous ne direz pas que je fume, hein, révérend ? dit Louisa.
Il sourit.
— C’est promis.
Louisa était la fille d’un notable de la paroisse. David et elle commencèrent à se fréquenter. Ils tombèrent bientôt amoureux. Tout le monde disait qu’ils formaient un couple superbe et épanoui. Ils se marièrent au cours de l’été 1955. Ils respiraient le bonheur. Ils voulaient beaucoup d’enfants, ils en voulaient au moins six, trois garçons et trois filles, des enfants gais et rieurs qui feraient vivre la maison de Lower Street dans laquelle le jeune couple Kellergan venait d’emménager. Mais Louisa ne parvenait pas à tomber enceinte. Elle consulta plusieurs spécialistes, d’abord sans succès. Finalement, l’été 1959, son médecin lui annonça la bonne nouvelle : elle était enceinte.
Le 12 avril 1960, à l’hôpital général de Jackson, Louisa Kellergan donna naissance à son premier et unique enfant.
— C’est une fille, annonça le médecin à David Kellergan, qui faisait les cent pas dans le couloir.
— Une fille ! s’exclama le révérend Kellergan, irradiant de bonheur.
Il s’empressa de rejoindre sa femme qui tenait le nouveau-né contre elle. Il l’enlaça et regarda le bébé aux yeux encore clos. On lui devinait déjà des cheveux blonds, comme sa mère.
— Si nous l’appelions Nola ? proposa Louisa.
Le révérend trouva que c’était un très joli prénom et il acquiesça.
— Bienvenue, Nola, dit-il à sa fille.
Durant les années qui suivirent, la famille Kellergan fut citée en exemple en toutes occasions. La bonté du père, la douceur de la mère et leur fille merveilleuse. David Kellergan ne s’économisait pas : il fourmillait d’idées et de projets, toujours soutenu par sa femme. Les dimanches d’été, ils allaient régulièrement pique-niquer à la Communauté de la Nouvelle Église du Sauveur, par amitié pour le pasteur Jeremy Lewis, avec qui David Kellergan avait gardé des liens étroits depuis leur rencontre, presque dix ans plus tôt, par un jour de tempête. Les gens qui les fréquentèrent à cette période considéraient tous avec admiration le bonheur de la famille Kellergan.
— Je n’ai jamais connu de gens qui avaient l’air plus heureux qu’eux, nous dit le pasteur Lewis. David et Louisa éprouvaient l’un pour l’autre un amour spectaculaire. C’était fou. Comme s’ils avaient été conçus par le Seigneur pour s’aimer. Et ils étaient des parents formidables. Nola était une petite fille extraordinaire, vive, délicieuse. C’était une famille qui vous donnait envie d’en avoir une et vous donnait un espoir éternel en le genre humain. C’était beau de voir ça. Surtout dans cette saloperie d’Alabama des années 1960, tourmenté par la ségrégation.
— Mais tout a basculé, dit Gahalowood.
— Oui.
— Comment ?
Il y eut un long silence. Le visage du pasteur Lewis se décomposa. Il se leva encore, incapable de tenir en place, et il fit quelques pas dans la pièce.
— Pourquoi devoir parler de tout cela ? demanda-t-il. C’était il y a si longtemps…
— Révérend Lewis : que s’est-il passé en 1969 ?
Le pasteur se tourna vers une grande croix accrochée au mur. Et il nous dit :
— Nous l’avons exorcisée. Mais ça ne s’est pas bien passé.
— Quoi ? fit Gahalowood. Mais de quoi parlez-vous ?
— La petite… La petite Nola. Nous l’avons exorcisée. Mais ça a été une catastrophe. Je pense qu’il y avait trop de malin en elle.
— Qu’est-ce que vous essayez de nous dire ?
— L’incendie… La nuit de l’incendie. Cette nuit-là, ça ne s’est pas passé exactement comme David Kellergan l’a raconté à la police. Il était effectivement auprès d’une paroissienne mourante. Et lorsqu’il est rentré chez lui vers une heure du matin, il a trouvé la maison en flammes. Mais… Comment vous dire… Ça ne s’est pas passé comme David Kellergan l’a raconté à la police.
30 août 1969
Plongé dans un sommeil profond, Jeremy Lewis n’entendit pas la sonnette de la porte. C’est sa femme, Matilda, qui alla ouvrir et vint aussitôt le réveiller. Il était quatre heures du matin. « Jeremy, réveille-toi ! dit-elle les larmes aux yeux. Il y a eu un drame… Le révérend Kellergan est là… Il y a eu un incendie. Louisa est… elle est morte ! »
Lewis bondit hors de son lit. Il trouva le révérend dans le salon, hagard, effondré, en pleurs. Sa fille était à côté de lui. Matilda emmena Nola pour la coucher dans la chambre d’amis.
— Seigneur ! David, que s’est-il passé ? demanda Lewis.
— Il y a eu un incendie… La maison a brûlé. Louisa est morte. Elle est morte !
David Kellergan ne parvenait plus à se contenir ; prostré dans un fauteuil, il laissa les larmes couler sur son visage. Son corps tout entier tremblait. Jeremy Lewis lui servit un grand verre de whisky.
— Et Nola ? Ça va ? demanda-t-il.
— Oui, grâce à Dieu. Les médecins l’ont examinée. Elle n’a rien.
Les yeux de Jeremy Lewis s’embuèrent.
— Seigneur… David, quelle tragédie. Quelle tragédie !
Il posa ses mains sur les épaules de son ami pour le réconforter.
— Je ne comprends pas ce qui s’est passé, Jeremy. J’étais auprès d’une paroissienne mourante. À mon retour, la maison brûlait. Les flammes étaient déjà immenses.
— C’est vous qui avez sorti Nola ?
— Jeremy… Je dois vous parler de quelque chose.
— Quoi donc ? Dites-moi tout, je suis vôtre !
— Jeremy… Lorsque je suis arrivé devant la maison, il y avait ces flammes… Tout l’étage avait pris feu ! J’ai voulu monter chercher ma femme, mais les escaliers étaient déjà embrasés ! Je n’ai rien pu faire ! Rien !
— Ciel… Et Nola alors ?
David Kellergan eut un mouvement de nausée.
— J’ai dit à la police que je suis monté à l’étage, que j’ai sorti Nola de la maison, mais que je n’ai pas pu retourner chercher ma femme…
— Ce n’est pas la vérité ?
— Non, Jeremy. Lorsque je suis arrivé, la maison brûlait. Et Nola… Nola chantait sous le porche.
Le lendemain matin, David Kellergan s’isola avec sa fille dans la chambre d’amis. Il voulut d’abord lui expliquer que sa mère était morte.
— Chérie, lui dit-il, tu te rappelles d’hier soir ? Il y a eu le feu, tu te rappelles ?
— Oui.
— Il s’est passé quelque chose de très grave. De très grave et de très triste qui va te faire beaucoup de chagrin. Maman était dans sa chambre quand il y a eu le feu, et elle n’a pas pu s’enfuir.
— Oui, je sais. Maman est morte, expliqua Nola. Elle était méchante. Alors j’ai mis le feu à sa chambre.
— Hein ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Je suis venue dans sa chambre, elle dormait. J’ai trouvé qu’elle avait l’air méchante. Méchante Maman ! Méchante ! Je voulais qu’elle meure. Alors j’ai pris les allumettes sur sa commode et j’ai mis le feu aux rideaux.
Nola sourit à son père qui lui demanda de répéter. Et Nola répéta. À cet instant, David Kellergan entendit le plancher craquer et se retourna. Le pasteur Lewis, venu prendre des nouvelles de la petite, venait d’entendre leur conversation.
Ils s’enfermèrent dans le bureau.
— C’est Nola qui a mis le feu à votre maison ? Nola a tué sa mère ? s’exclama Lewis, abasourdi.
— Chut ! Pas si fort, Jeremy ! Elle… elle… dit qu’elle a mis le feu à la maison, mais, Seigneur, ça ne peut pas être vrai !
— Est-ce que Nola a des démons ? demanda Lewis.
— Des démons ? Non, non ! Il a pu arriver que sa mère et moi remarquions chez elle un comportement parfois étrange, mais rien de bien méchant.
— Nola a tué sa mère, David. Vous rendez-vous compte de la gravité de la situation ?
David Kellergan tremblait. Il pleurait, sa tête tournait, les idées se bousculaient dans sa tête. Il eut besoin de vomir. Jeremy Lewis lui tendit une corbeille à papier pour qu’il puisse se soulager.
— Ne dites rien à la police, Jeremy, je vous en supplie !
— Mais c’est très grave, David !
— Ne dites rien ! Au nom du Ciel, ne dites rien. Si la police le savait, Nola finirait dans une maison de correction, ou Dieu sait où. Elle n’a que neuf ans…
— Alors il faut la soigner, dit Lewis. Nola est habité par le Malin, il faut la guérir.
— Non, Jeremy ! Pas ça !
— Il faut l’exorciser, David. C’est la seule solution pour la délivrer du Mal.
— Je l’ai exorcisée, nous expliqua le pasteur Lewis. Pendant plusieurs jours, nous avons essayé de faire sortir le démon de son corps.
— Qu’est-ce que c’est que ce délire ? murmurai-je.
— Enfin ! s’éleva Lewis, pourquoi êtes-vous à ce point sceptique ? Nola n’était pas Nola : le Diable avait pris possession de son corps !
— Que lui avez-vous fait ? tonna Gahalowood.
— En principe des prières suffisent, sergent !
— Laissez-moi deviner : là, ça n’a pas suffi !
— Le Diable était fort ! Alors nous lui avons plongé la tête dans un baquet d’eau bénite, pour en venir à bout.
— Les simulations de noyade, dis-je.
— Mais ça non plus, ça n’a pas suffi. Alors, pour terrasser le Démon et lui faire abandonner le corps de Nola, nous l’avons frappé.
— Vous avez battu la petite ? explosa Gahalowood.
— Non, pas la petite : le Malin !
— Vous êtes fou, Lewis !
— Nous devions la délivrer ! Et nous pensions que nous y étions parvenus. Mais Nola s’est mise à avoir des sortes de crises. Elle et son père sont restés chez nous quelque temps et la petite est devenue incontrôlable. Elle s’est mise à voir sa mère.
— Vous voulez dire que Nola avait des hallucinations ? demanda Gahalowood.
— Pire : elle a commencé à développer une espèce de dédoublement de personnalité. Il lui arrivait de devenir sa propre mère, et elle se punissait pour ce qu’elle avait fait. Un jour, je l’ai trouvée en train de hurler dans la salle de bains. Elle avait rempli la baignoire et se tenait d’une main fermement par les cheveux et se forçait à plonger la tête dans l’eau glacée. Ça ne pouvait plus continuer ainsi. Alors David a décidé de s’enfuir loin. Très loin. Il a dit qu’il devait quitter Jackson, quitter l’Alabama, que l’éloignement et le temps aideraient certainement Nola à aller mieux. À ce moment, j’avais entendu dire que la paroisse d’Aurora se cherchait un nouveau pasteur, et il n’a pas hésité une seconde. C’est ainsi qu’il est parti se terrer à l’autre bout du pays, dans le New Hampshire.
“Votre vie sera ponctuée de grands événements. Mentionnez-les dans vos livres, Marcus. Car s’ils devaient s’avérer très mauvais, ils auront au moins le mérite de consigner quelques pages d’Histoire.”
Extrait de l’édition du Concord Herald du 5 novembre 2008
Le candidat démocrate Barack Obama remporte l’élection présidentielle face au républicain McCain et devient le 44e Président des États-Unis. Le New Hampshire, qui avait donné la victoire à George W Bush en 2004, est revenu dans le camp démocrate […]
5 novembre 2008
Au lendemain de l’élection, New York était en liesse. Dans les rues, les gens avaient célébré la victoire démocrate jusque tard dans la nuit, comme pour chasser les démons du dernier double mandat. Pour ma part, je n’avais participé à la ferveur populaire qu’à travers le poste de télévision de mon bureau, dans lequel j’étais enfermé depuis trois jours.
Ce matin-là, Denise arriva à huit heures au bureau avec un pull Obama, une tasse Obama, un badge Obama et un paquet d’autocollants Obama. « Oh, vous êtes déjà là, Marcus, me dit-elle en passant la porte d’entrée et en voyant que tout était allumé. Vous étiez dehors hier soir ? Quelle victoire ! Je vous ai apporté des autocollants pour votre voiture. » Tout en parlant, elle déposa ses affaires sur sa table, alluma la machine à café et débrancha le répondeur, puis elle pénétra dans mon bureau. En voyant l’état de la pièce, elle ouvrit de grands yeux et s’écria :
— Marcus, au nom du Ciel, que s’est-il passé ici ?
J’étais assis sur mon fauteuil et je contemplais l’un des murs que j’avais passé une partie de la nuit à détapisser avec mes notes et les schémas de l’enquête. Je m’étais repassé en boucle les enregistrements de Harry, de Nancy Hattaway, de Robert Quinn.
— Il y a quelque chose dans cette affaire que je ne comprends pas, dis-je. C’est en train de me rendre fou.
— Vous avez passé la nuit ici ?
— Oui.
— Oh, Marcus, et moi qui pensais que vous étiez dehors, à vous amuser un peu. Ça fait si longtemps que vous ne vous êtes pas amusé. C’est votre roman qui vous tracasse ?
— C’est ce que j’ai découvert la semaine dernière qui me tracasse.
— Qu’avez-vous découvert ?
— Justement, je n’en suis pas sûr. Que doit-on faire lorsqu’on réalise qu’une personne que vous avez toujours admirée et prise en exemple vous a trahi et vous a menti ?
Elle eut un instant de réflexion puis elle me dit :
— Ça m’est arrivé. Avec mon premier mari. Je l’ai retrouvé dans un lit avec ma meilleure amie.
— Et qu’avez-vous fait ?
— Rien. Je n’ai rien dit. Je n’ai rien fait. C’était dans les Hamptons, on était partis pour le week-end avec ma meilleure amie et son mari, dans un hôtel du bord de l’océan. Le samedi, en fin de journée, je suis allée me promener le long de l’océan. Toute seule, parce que mon mari m’avait dit qu’il était fatigué. Je suis revenue beaucoup plus tôt que prévu. Se promener toute seule n’était pas si amusant finalement. Je suis retournée à ma chambre, j’ai ouvert la porte avec la clé magnétique et là, je les ai vus, dans le lit. Lui étalé sur elle, sur ma meilleure amie. C’est fou, avec ces clés magnétiques, vous pouvez entrer dans les chambres sans faire le moindre bruit. Ils ne m’ont ni vue, ni entendue. Je les ai regardés quelques instants, j’ai regardé mon mari se secouer dans tous les sens pour la faire gémir comme un petit chien, puis je suis ressortie de la pièce sans faire de bruit, je suis allée vomir dans les toilettes de la réception et je suis repartie me promener. Je suis rentrée une heure plus tard : mon mari était au bar de l’hôtel en train de boire un gin et de rire avec le mari de ma meilleure amie. Je n’ai rien dit. On a tous dîné ensemble. J’ai fait comme si de rien n’était. Le soir, il s’est endormi comme une masse, il m’a dit que ne rien faire, ça l’épuisait. Je n’ai rien dit. Je n’ai rien dit pendant six mois.
— Et finalement, vous avez demandé le divorce…
— Non. Il m’a quittée pour elle.
— Vous regrettez de ne pas avoir agi ?
— Tous les jours.
— Donc je devrais agir. C’est ce que vous essayez de me dire ?
— Oui. Agissez, Marcus. Ne soyez pas une pauvre gourde trompée de mon espèce.
Je souris.
— Vous êtes tout, sauf une gourde, Denise.
— Marcus, que s’est-il passé la semaine dernière ? Qu’avez-vous découvert ?
5 jours plus tôt
Le 31 octobre, le professeur Gideon Alkanor, l’un des grands spécialistes en pédopsychiatrie de la côte Est et que Gahalowood connaissait bien, confirma ce qui était désormais une évidence : Nola souffrait de troubles psychiatriques importants.
Le lendemain de notre retour de Jackson, Gahalowood et moi descendîmes en voiture jusqu’à Boston, où Alkanor nous reçut dans son bureau du Children’s Hospital. Sur la base des éléments qui lui avaient préalablement été transmis, il considéra que l’on pouvait établir un diagnostic de psychose infantile.
— En gros, qu’est-ce que ça veut dire ? trépigna Gahalowood.
Alkanor retira ses lunettes et en nettoya les verres lentement, comme pour réfléchir à ce qu’il allait dire. Il finit par se tourner vers moi :
— Ça veut dire que je crois que vous avez raison, Monsieur Goldman. J’ai lu votre livre, il y a quelques semaines. À la lumière de ce que vous décrivez et des éléments que m’a rapportés Perry, je dirais que Nola perdait parfois pied avec la réalité. C’est probablement dans un de ces moments de crise, qu’elle a mis le feu à la chambre de sa mère. Cette nuit du 30 août 1969, Nola voit son rapport à la réalité faussé : elle veut tuer sa mère mais à ce moment précis, pour elle tuer ne signifie rien. Elle accomplit un geste dont elle n’a pas conscience de la portée. À ce premier épisode traumatique, s’ajoute ensuite celui de l’exorcisme dont le souvenir pouvait parfaitement être le déclencheur de crises de dédoublement de personnalité où Nola devient la mère qu’elle a elle-même tuée. Et c’est là que tout se complique : lorsque Nola perdait pied avec la réalité, le souvenir de la mère et de son acte venait la hanter.
Je restai stupéfait un instant.
— Alors vous voulez dire que…
Alkanor acquiesça de la tête avant que je n’aie pu finir ma phrase et dit :
— Nola se battait elle-même lors de moments de décompensation.
— Mais qu’est-ce qui peut produire ces crises ? demanda Gahalowood.
— Probablement des variations émotionnelles importantes : un épisode de stress, une grande tristesse. Ce que vous décrivez dans votre livre, Monsieur Goldman : la rencontre avec Harry Quebert, dont elle tombe éperdument amoureuse, puis le rejet par celui-ci, qui la pousse même à essayer de se suicider. On est dans un schéma presque « classique », je dirais. Lorsque les émotions s’emballent, elle décompense. Et lorsqu’elle décompense, elle voit arriver sa mère, qui vient la punir de ce qu’elle lui a fait.
Pendant toutes ces années, Nola et sa mère n’avaient fait qu’un. Il nous en fallait la confirmation par le père Kellergan et le samedi 1er novembre 2008, nous nous rendîmes en délégation au 245 Terrace Avenue : il y avait Gahalowood, moi, et Travis Dawn, que nous avions informé de ce que nous avions appris en Alabama et dont Gahalowood avait demandé la présence pour rassurer David Kellergan.
Lorsque ce dernier nous trouva devant sa porte, il déclara d’emblée :
— Je n’ai rien à vous dire. Ni à vous, ni à personne.
— C’est moi qui ai des choses à vous dire, expliqua calmement Gahalowood. Je sais ce qui s’est passé en Alabama en mars 1969. Je sais pour l’incendie, je sais tout.
— Vous ne savez rien.
— Tu devrais les écouter, dit Travis. Laisse-nous donc entrer, David. Nous serions mieux à l’intérieur pour discuter.
David Kellergan finit par céder ; il nous fit entrer et nous guida vers la cuisine. Il se servit une tasse de café, ne nous en proposa pas et s’assit à la table. Gahalowood et Travis s’installèrent face à lui et je restai debout, en retrait.
— Alors quoi ? demanda Kellergan.
— Je suis allé à Jackson, répondit Gahalowood. J’ai parlé au pasteur Jeremy Lewis. Je sais ce qu’a fait Nola.
— Taisez-vous !
— Elle souffrait de psychose infantile. Elle était sujette à des crises de schizophrénie. Le 30 août 1969, elle a mis le feu à la chambre de sa mère.
— Non ! hurla David Kellergan. Vous mentez !
— Ce soir-là, vous avez trouvé Nola qui chantait sous le porche. Vous avez fini par comprendre ce qui s’était passé. Et vous l’avez exorcisée. En pensant lui faire du bien. Mais ça a été une catastrophe. Elle s’est mise à être sujette à des épisodes de dédoublement de personnalité pendant lesquels elle essayait de se punir elle-même. Alors vous avez fui loin de l’Alabama, vous avez traversé le pays en espérant laisser les fantômes derrière vous, mais le fantôme de votre femme vous a poursuivi parce qu’elle existait toujours dans la tête de Nola.
Une larme roula sur sa joue.
— Elle avait parfois des crises, s’étrangla-t-il. Je ne pouvais rien faire. Elle se battait elle-même. Elle était la fille et la mère. Elle se donnait des coups, puis elle se suppliait elle-même d’arrêter.
— Alors vous mettiez la musique et vous vous enfermiez dans le garage, parce que c’était insupportable.
— Oui ! Oui ! Insupportable ! Mais je ne savais que faire. Ma fille, ma fille chérie, elle était tellement malade.
Il se mit à sangloter. Travis le regardait, épouvanté par ce qu’il était en train de découvrir.
— Pourquoi ne pas l’avoir fait soigner ? demanda Gahalowood.
— J’avais peur qu’on me l’enlève. Qu’on l’enferme ! Et puis avec le temps, les crises s’espaçaient. Il me sembla même, durant quelques années, que le souvenir de l’incendie s’estompait et j’ai même été jusqu’à penser que ces épisodes disparaîtraient complètement. C’est allé de mieux en mieux. Jusqu’à l’été 1975. Soudain, sans que je comprenne pourquoi, elle a été de nouveau sujette à des séries de crises violentes.
— À cause de Harry, dit Gahalowood. La rencontre avec Harry a été un trop-plein d’émotions pour elle.
— Ce fut un été épouvantable, dit le père Kellergan. Je sentais venir les crises. Je pouvais presque les prédire. C’était atroce. Elle s’infligeait des coups de règle sur les doigts et sur les seins. Elle remplissait un bac d’eau et plongeait la tête dedans, en suppliant sa mère d’arrêter. Et sa mère, par sa propre voix, la traitait de tous les noms.
— Ces noyades, c’est ce que vous lui aviez vous-même fait subir ?
— Jeremy Lewis jurait qu’il n’y avait que ça à faire ! On m’avait dit que Lewis se prétendait exorciste, mais nous n’en avions jamais parlé ensemble. Et puis soudain, le voilà qui décrète que le Malin avait pris possession du corps de Nola et qu’il fallait l’en délivrer. J’ai accepté uniquement pour qu’il ne dénonce pas Nola à la police. Jeremy était complètement fou, mais qu’aurais-je pu faire d’autre ? Je n’avais pas le choix… Ils mettent les enfants en prison dans ce pays !
— Et les fugues ? demanda Gahalowood.
— Il lui est arrivé de fuguer. Une fois, pendant toute une semaine. Je me rappelle, c’était à la toute fin juillet 1975. Que devais-je faire ? Appeler la police ? Pour leur dire quoi ? Que ma fille sombrait dans la folie ? Je m’étais dit que j’attendrais la fin de la semaine avant de donner l’alerte. J’ai passé une semaine à la chercher partout, nuit et jour. Et puis elle est revenue.
— Et le 30 août, que s’est-il passé ?
— Elle a eu une crise très violente. Je ne l’avais jamais vue dans un tel état. J’ai essayé de la calmer, mais rien n’y faisait. Alors je suis allé me terrer dans le garage pour réparer cette maudite moto. J’ai mis la musique le plus fort possible. Je suis resté caché une bonne partie de l’après-midi. La suite, vous la connaissez : lorsque je suis allé la voir, elle n’était plus là. Je suis d’abord sorti faire le tour du quartier, et j’ai entendu dire qu’une fille avait été vue en sang à proximité de Side Creek. J’ai compris que la situation était grave.
— À quoi avez-vous pensé ?
— Pour être honnête, j’ai d’abord pensé que Nola s’était enfuie de la maison et qu’elle portait les stigmates de ce qu’elle venait de se faire subir à elle-même. Je pensais que Deborah Cooper avait peut-être vu Nola en pleine crise. Après tout, c’était le 30 août, la date de l’incendie de notre maison de Jackson.
— Avait-elle déjà eu des épisodes violents à cette même date ?
— Non.
— Alors, qu’est-ce qui aurait pu déclencher une pareille crise ?
David Kellergan hésita un instant avant de répondre. Travis Dawn comprit qu’il fallait l’inciter à parler.
— Si tu sais quelque chose, David, tu dois nous le dire. C’est très important. Fais-le pour Nola.
— Lorsque je suis entré dans sa chambre, ce jour-là, et qu’elle n’y était pas, j’ai trouvé une enveloppe décachetée sur son lit. Une enveloppe à son nom. Elle contenait une lettre. Je pense que c’est cette lettre qui a provoqué la crise. C’était une lettre de rupture.
— Une lettre ? Mais tu ne nous as jamais parlé de cette lettre ! s’exclama Travis.
— Parce que c’était une lettre écrite par un homme dont l’écriture indiquait qu’il n’était visiblement pas en âge de vivre une histoire d’amour avec ma fille. Que voulais-tu ? Que toute la ville pense que Nola était une traînée ? À ce moment-là, j’étais certain que la police la retrouverait et la ramènerait à la maison. Alors je l’aurais fait soigner pour de bon ! Pour de bon !
— Et qui était l’auteur de cette lettre de rupture ? demanda Gahalowood.
— C’était Harry Quebert.
Nous restâmes tous interdits. Le père Kellergan se leva et disparut un instant avant de revenir avec une boîte en carton pleine de lettres.
— Je les ai retrouvées après sa disparition, cachées dans sa chambre, derrière une latte bancale. Nola entretenait une correspondance avec Harry Quebert.
Gahalowood prit une lettre au hasard et la parcourut rapidement.
— Comment savez-vous que c’était avec Harry Quebert ? interrogea-t-il. Elles ne sont pas signées…
— Parce que… Parce que ce sont les textes qui figurent dans son livre.
Je fouillai dans le carton : il contenait effectivement la correspondance des Origines du mal, du moins les lettres reçues par Nola. Il y avait tout : les lettres à propos d’eux, les lettres de la clinique de Charlotte’s Hill. Je retrouvais cette écriture limpide et parfaite du manuscrit, j’en étais presque terrifié : tout ceci était bien réel.
— Voici la fameuse dernière lettre, dit le père Kellergan en tendant une enveloppe à Gahalowood.
Il la lut puis me la donna.
Ma chérie,
Ceci est ma dernière lettre. Ce sont mes derniers mots.
Je vous écris pour vous dire adieu.
Dès aujourd’hui, il n’y aura plus de « nous ».
Les amoureux se séparent et ne se retrouvent plus, et ainsi se terminent les histoires d’amour.
Ma chérie, vous me manquerez. Vous me manquerez tant.
Mes yeux pleurent. Tout brûle en moi.
Nous ne nous reverrons plus jamais ; vous me manquerez tant.
J’espère que vous serez heureuse.
Je me dis que vous et moi c’était un rêve et qu’il faut se réveiller à présent.
Vous me manquerez toute la vie.
Adieu. Je vous aime comme je n’aimerai jamais plus.
— Elle correspond à la dernière page des Origines du mal, nous expliqua alors Kellergan.
J’acquiesçai. Je reconnaissais le texte. J’en restai abasourdi.
— Depuis quand savez-vous que Harry et Nola correspondaient ? interrogea Gahalowood.
— Je l’ai réalisé il y a quelques semaines seulement. Au supermarché, je suis tombé sur Les Origines du mal. Ils venaient de le remettre en vente. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai acheté. J’avais besoin de lire ce livre, pour essayer de comprendre. Rapidement, j’ai eu l’impression d’avoir déjà vu certaines phrases quelque part. C’est fou la force de la mémoire. Et puis à force d’y penser, tout s’est éclairé : c’était les lettres que j’avais trouvées dans la chambre de Nola. Je ne les avais plus touchées depuis trente ans mais je les avais imprimées quelque part dans mon esprit. Je suis allé les relire et c’est là que j’ai compris. Cette saleté de lettre, sergent, a rendu ma fille folle de chagrin. Luther Caleb a peut-être tué Nola, mais à mes yeux Quebert est autant coupable que lui : sans cette crise, elle ne se serait peut-être pas enfuie de la maison et elle n’aurait pas croisé Caleb.
— C’est la raison pour laquelle vous êtes allé trouver Harry à son motel… déduisit Gahalowood.
— Oui ! Pendant trente-trois ans, je me suis demandé qui avait écrit ces foutues lettres. Et la réponse, depuis toujours, était dans les bibliothèques de l’Amérique tout entière. Je suis allé au Sea Side Motel et nous avons eu une dispute. J’étais tellement en colère que je suis revenu ici prendre mon fusil, mais à mon retour au motel il avait disparu. Je l’aurais tué je pense. Il savait qu’elle était fragile et il l’a poussée à bout !
Je tombai des nues.
— Qu’est-ce que vous entendez par « il savait » ? demandai-je.
— Il savait tout à propos de Nola ! Tout ! s’écria David Kellergan.
— Vous voulez dire que Harry était au courant pour les épisodes psychotiques de Nola ?
— Oui ! J’étais au courant que Nola allait parfois chez lui avec la machine à écrire. J’ignorais tout du reste évidemment. Je trouvais même plutôt bien pour elle qu’elle connaisse un écrivain. C’était les vacances, ça l’occupait. Jusqu’à ce que cet écrivain de malheur vienne me chercher des noises parce qu’il pensait que ma femme la battait.
— Harry est venu vous trouver cet été-là ?
— Oui. À la mi-août. Quelques jours avant la disparition.
15 août 1975
C’était le milieu de l’après-midi. De la fenêtre de son bureau, le révérend Kellergan remarqua une Chevrolet noire se garer sur le parking de la paroisse. Il vit Harry Quebert en sortir et se diriger d’un pas rapide vers l’entrée principale du bâtiment. Il se demanda quel pouvait bien être le motif de sa visite : depuis son arrivée à Aurora, Harry n’était jamais venu au temple. Il entendit le bruit des battants de la porte d’entrée, puis des pas dans le couloir, et quelques instants après, il le vit apparaître dans l’encadrement de la porte de son bureau, restée ouverte.
— Bonjour, Harry, dit-il. Quelle bonne surprise.
— Bonjour, révérend. Je vous dérange ?
— Pas le moins du monde. Entrez, je vous en prie.
Harry pénétra dans la pièce et ferma la porte derrière lui.
— Tout va bien ? demanda le révérend Kellergan. Vous faites une drôle de tête.
— Je viens vous parler de Nola…
— Oh, ça tombe bien : je voulais vous remercier. Je sais qu’elle va parfois chez vous, et elle en revient toujours très enjouée. J’espère que cela ne vous importune pas… Grâce à vous, elle a des vacances bien remplies.
Harry avait le visage fermé.
— Elle est venue ce matin, dit-il. Elle était en pleurs. Elle m’a tout raconté à propos de votre femme…
Le révérend blêmit.
— De… de ma femme ? Que vous a-t-elle dit ?
— Qu’elle la bat ! Qu’elle lui plonge la tête dans une bassine d’eau glaciale !
— Harry, Je…
— C’est terminé, révérend. Je sais tout.
— Harry, c’est plus compliqué que ça… Je…
— Plus compliqué ? Parce que vous allez essayer de me convaincre qu’il y a une bonne raison qui justifie vos sévices ? Hein ? Je vais aller trouver les flics, révérend. Je vais tout balancer.
— Non, Harry… Surtout pas…
— Oh oui, je vais y aller. Qu’est-ce que vous croyez ? Que je ne vais pas oser vous dénoncer parce que vous êtes un homme d’Église ? Mais vous n’êtes rien ! Quel genre de type laisse sa femme rosser sa fille ?
— Harry… écoutez-moi, je vous en prie. Je crois qu’il y a un terrible malentendu et que nous devrions parler calmement.
— J’ignore ce que Nola avait raconté à Harry, nous expliqua le révérend. Ce n’était pas le premier à se douter que quelque chose ne tournait pas rond, mais jusqu’alors je n’avais eu affaire qu’à des amis de Nola, des enfants dont je pouvais facilement éluder les questions. Là c’était différent. Alors j’ai dû lui avouer que la mère de Nola n’existait que dans sa tête. Je l’ai supplié de n’en parler à personne, mais le voilà qui s’est mis à se mêler de ce qui ne le regardait pas, à me dire quoi faire avec ma propre fille. Il voulait que je la fasse soigner ! Je lui ai dit d’aller se faire voir… Et puis, une semaine plus tard, elle a disparu.
— Et vous avez ensuite évité de croiser Harry pendant trente ans, dis-je. Parce que vous étiez les deux seuls à connaître le secret de Nola.
— Elle était mon seul enfant, vous comprenez ! Je voulais que tout le monde garde un bon souvenir d’elle. Pas qu’on pense qu’elle était folle. Elle n’était pas folle, d’ailleurs ! Juste fragile ! Et puis, si la police avait su la vérité sur ses crises, ils n’auraient pas entrepris toutes ces recherches pour la retrouver. Ils auraient dit qu’elle était une folle et une fugueuse !
Gahalowood se tourna vers moi.
— Qu’est-ce que tout ceci signifie, l’écrivain ?
— Que Harry nous a menti : il ne l’a pas attendue au motel. Il voulait rompre. Il savait depuis toujours qu’il allait rompre avec Nola. Il n’a jamais prévu de s’enfuir avec elle. Le 30 août 1975, elle a reçu une dernière lettre de Harry qui lui disait qu’il était parti sans elle.
Après les révélations du père Kellergan, Gahalowood et moi retournâmes immédiatement au quartier général de la police d’État, à Concord, pour comparer la lettre avec la dernière page du manuscrit retrouvé avec Nola : elles étaient identiques.
— Il avait tout prévu ! m’écriai-je. Il savait qu’il la quitterait. Il savait depuis toujours.
Gahalowood acquiesça :
— Quand elle lui propose de s’enfuir, lui sait qu’il ne partira pas avec elle. Il se voit mal s’encombrer d’une fille de quinze ans.
— Pourtant elle a lu le manuscrit, relevai-je.
— Bien sûr, mais elle croit à un roman. Elle ignore que c’est leur histoire exacte qu’a écrite Harry et que la fin est déjà scellée : Harry ne veut pas d’elle. Stefanie Larjinjiak nous disait qu’ils correspondaient et que Nola guettait la venue du facteur. Le samedi matin, jour de la fuite, jour où elle s’imagine qu’elle va partir vers le bonheur avec l’homme de sa vie, elle va faire un dernier contrôle de la boîte aux lettres. Elle veut s’assurer qu’il n’y a pas une lettre oubliée qui pourrait compromettre leur fuite en révélant des informations de premier ordre. Mais elle trouve ce mot de lui, qui lui dit que tout est fini.
Gahalowood étudia l’enveloppe contenant la dernière lettre.
— Il y a bien une adresse sur l’enveloppe, mais elle n’est ni timbrée, ni cachetée, dit-il. Elle a été directement déposée dans sa boîte aux lettres.
— Vous voulez dire par Harry ?
— Oui. Sans doute l’a-t-il déposée pendant la nuit, avant de s’enfuir, loin. Il le fait probablement à la dernière minute, dans la nuit du vendredi au samedi. Pour qu’elle ne vienne pas au motel. Pour qu’elle comprenne qu’il n’y aura jamais de rendez-vous. Le samedi, lorsqu’elle découvre son mot, elle rentre dans une rage folle, elle décompense, elle fait une terrible crise, elle se martyrise elle-même. Le père Kellergan, paniqué, s’enferme une fois de plus dans son garage. Lorsqu’elle retrouve ses esprits, Nola fait le lien avec le manuscrit. Elle veut des explications. Elle prend le manuscrit, et se met en route pour le motel. Elle espère que ce n’est pas vrai, que Harry sera là. Mais en route, elle rencontre Luther. Et ça tourne mal.
— Mais alors, pourquoi Harry revient-il à Aurora le lendemain de la disparition ?
— Il apprend que Nola a disparu. Il lui a laissé cette lettre : il panique. Il s’inquiète certainement pour elle, probablement se sent-il coupable, mais surtout, j’imagine qu’il a peur que quelqu’un mette la main sur cette lettre, ou sur le manuscrit, et qu’il ait des ennuis. Il préfère être à Aurora pour suivre l’évolution de la situation, peut-être même pour récupérer des preuves qu’il juge compromettantes.
Il fallait retrouver Harry. Je devais impérativement lui parler. Pourquoi m’avoir fait croire qu’il avait attendu Nola alors qu’il lui avait écrit une lettre d’adieu ? Gahalowood lança une recherche générale, sur la base de ses relevés de cartes de crédit et d’appels téléphoniques. Mais sa carte de crédit était muette et son téléphone n’émettait plus. En interrogeant la base de données des douanes, nous découvrîmes qu’il avait franchi le poste de Milbrooke, dans le Vermont et qu’il était entré au Canada.
— Alors il a passé la frontière avec le Canada, dit Gahalowood. Pourquoi le Canada ?
— Il pense que c’est le paradis des écrivains, répondis-je. Dans le manuscrit qu’il m’a laissé, Les Mouettes d’Aurora, il finit là-bas avec Nola.
— Oui, mais je vous rappelle que son livre ne raconte pas la vérité. Non seulement Nola est morte, mais il semble qu’il n’ait jamais prévu de s’enfuir avec elle. Pourtant il vous laisse ce manuscrit, dans lequel Nola et lui se retrouvent au Canada. Alors, où est la vérité ?
— Je n’y comprends rien ! pestai-je. Pourquoi diable s’est-il enfui ?
— Parce qu’il a quelque chose à cacher. Mais nous ne savons pas exactement quoi.
Nous l’ignorions encore à cet instant, mais nous n’étions pas au bout de nos surprises. Deux événements majeurs allaient bientôt apporter des réponses à nos questions.
Le soir même, j’indiquai à Gahalowood que je prenais un vol pour New York le lendemain.
— Comment ça, vous rentrez à New York ? Mais vous êtes complètement fou, l’écrivain, on touche au but ! Donnez-moi votre passeport, que je vous le confisque.
Je souris.
— Je ne vous abandonne pas, sergent. Mais il est temps.
— Le temps de quoi ?
— D’aller voter. L’Amérique a rendez-vous avec l’Histoire.
Ce 5 novembre 2008, à midi, alors que New York fêtait toujours l’avènement d’Obama, j’avais rendez-vous avec Barnaski pour déjeuner chez Pierre. La victoire démocrate l’avait mis de bonne humeur : « J’aime les blacks ! me dit-il. J’aime les beaux blacks ! Si vous vous faites inviter à la Maison-Blanche, emmenez-moi avec vous ! Bon, alors, qu’avez-vous de si important à me dire ? »
Je lui racontai ce que j’avais découvert à propos de Nola et de son diagnostic de psychose infantile, son visage s’illumina :
— Donc les scènes où vous décrivez les maltraitances de la mère, c’est en fait Nola qui se les inflige ?
— Oui.
— C’est formidable ! hurla-t-il à travers le restaurant. Votre bouquin est d’un genre précurseur ! Le lecteur est lui-même dans un moment de démence puisque le personnage de la mère existe sans exister vraiment. Vous êtes un génie, Goldman ! Un génie !
— Non, je me suis simplement planté. Je me suis laissé berner par Harry.
— Harry était au courant ?
— Oui. Et après il a disparu de la surface de la terre.
— Comment ça ?
— Il est introuvable. Apparemment, il a passé la frontière avec le Canada. Il m’a laissé pour seul indice un message sibyllin et un manuscrit inédit sur Nola.
— Vous avez les droits ?
— Je vous demande pardon ?
— Pour le manuscrit inédit, vous avez les droits ? Je vous les rachète !
— Mais bon sang, Roy ! Ce n’est pas la question !
— Oh, pardon. Je ne faisais que demander.
— Il y a un détail qui manque. Il y a quelque chose que je n’ai pas compris. Cette histoire de psychose infantile, Harry qui disparaît. Il manque un élément au puzzle, je le sais, mais je suis perdu.
— Vous êtes un grand angoissé, Marcus, et croyez-moi, les angoisses ça ne sert à rien. Allez chez le docteur Freud et faites-vous prescrire des pilules qui détendent. De mon côté, je vais contacter la presse, on va préparer un communiqué à propos de la maladie de la gamine, on va faire croire à tout le monde qu’on le savait depuis le début mais que c’était la surprise du chef : une façon de montrer que la vérité est parfois ailleurs et qu’il ne faut pas se limiter aux premières impressions. Ceux qui vous ont dégommés se couvriront de ridicule et il se dira que vous êtes un grand précurseur. Du coup, on reparlera de votre bouquin, et on en revendra un joli petit paquet. Parce qu’avec un coup pareil, même ceux qui n’avaient aucune intention de l’acheter ne pourront pas résister à la curiosité de savoir comment vous avez représenté la mère. Goldman, vous êtes un génie ; le déjeuner, c’est pour moi.
J’eus une moue et je lui dis :
— Je ne suis pas convaincu, Roy. J’aimerais avoir le temps de creuser encore.
— Mais vous n’êtes jamais convaincu, mon pauvre vieux ! Nous n’avons pas le temps de « creuser » comme vous dites. Vous êtes un poète, vous pensez que le temps qui passe a un sens, mais le temps qui passe, c’est soit de l’argent qu’on gagne, soit de l’argent qu’on perd. Et je suis un fervent partisan de la première solution. Néanmoins, vous êtes peut-être au courant, mais nous avons depuis hier un nouveau Président, beau, noir et très populaire. D’après mes calculs, on va entendre parler de lui à toutes les sauces pendant une bonne semaine. Une semaine où il n’y aura de la place que pour lui. Inutile donc que nous communiquions avec les médias durant cette période, nous n’aurions droit, au mieux, qu’à un entrefilet dans la rubrique des chiens écrasés. Je ne contacterai donc la presse que dans une semaine, ce qui vous laisse un peu de temps. À moins évidemment qu’une équipe de Sudistes à chapeaux pointus ne zigouille notre nouveau Président, ce qui nous empêcherait d’avoir la une pour un bon mois. Ça oui, un bon mois. Imaginez le désastre : dans un mois c’est la période de Noël, et là, plus personne ne prêterait attention à nos histoires. Dans une semaine donc, on diffuse l’histoire de psychose infantile. Suppléments dans les journaux, et tout le tralala. Si j’avais plus de marge, je ferais éditer en urgence un petit livre pour les parents. Du genre : Dépister la psychose infantile ou comment éviter que votre enfant soit la nouvelle Nola Kellergan et ne vous brûle vif durant votre sommeil. Ça pourrait marcher du tonnerre. Mais bref, on n’a pas le temps.
Je n’avais qu’une semaine avant que Barnaski ne déballe tout. Une semaine pour comprendre ce qui m’échappait encore. Il s’écoula alors quatre jours ; quatre jours stériles. Je téléphonais sans cesse à Gahalowood, qui ne pouvait que s’avouer vaincu. L’enquête était dans une impasse, et il n’avançait pas. Puis, dans la nuit du cinquième jour, un événement allait changer le cours de l’enquête. C’était le 10 novembre, peu après minuit. Au hasard d’une patrouille, l’agent de la police de l’autoroute Dean Forsyth prit en chasse une voiture sur la route Montbury-Aurora, après avoir constaté qu’elle avait brûlé un stop et qu’elle roulait au-dessus de la vitesse autorisée. Ç’aurait pu être une banale contravention si le comportement du conducteur du véhicule, qui semblait agité et transpirait abondamment, n’avait pas intrigué le policier.
— D’où venez-vous, Monsieur ? avait demandé l’officier Forsyth.
— Montburry.
— Que faisiez-vous là-bas ?
— J’étais… j’étais chez des amis.
— Leurs noms ?
L’hésitation et la lueur de panique qu’il décela dans le regard du conducteur intriguèrent plus encore l’officier Forsyth. Il braqua sa lampe de poche sur le visage de l’homme et remarqua une griffure sur sa joue.
— Que vous est-il arrivé au visage ?
— La branche basse d’un arbre que je n’avais pas vue.
L’officier n’était pas convaincu.
— Pourquoi rouliez-vous si vite ?
— Je… Je le regrette. J’étais pressé. Vous avez raison, je n’aurais pas dû.
— Avez-vous bu, Monsieur ?
— Non.
Le contrôle éthylométrique indiqua que l’homme n’avait effectivement pas consommé d’alcool. Le véhicule était en règle et, en balayant l’intérieur du faisceau de sa lampe de poche, l’agent ne vit aucune boîte de médicaments vide ou autres emballages qui jonchaient en général les banquettes arrière des voitures de toxicomanes. Pourtant, il avait une intuition : quelque chose lui faisait penser que cet homme était beaucoup trop agité et calme à la fois pour ne pas enquêter davantage. Il remarqua soudain ce qui lui avait échappé : ses mains étaient sales, ses chaussures couvertes de boue et ses pantalons trempés.
— Sortez de votre véhicule, Monsieur, intima Forsyth.
— Pourquoi ? Hein ? Hein ? balbutia le conducteur.
— Obéissez et sortez de votre véhicule.
L’homme tergiversa, et l’officier Forsyth, agacé, décida de le sortir de force et de procéder à son arrestation pour refus d’obtempérer. Il le conduisit à la station centrale de police du comté, où il se chargea lui-même de la prise des photos réglementaires, puis du relevé électronique des empreintes digitales. L’information qui s’afficha alors sur l’écran de son ordinateur le laissa perplexe un instant. Puis, bien qu’il soit une heure trente du matin, il décrocha son téléphone, considérant que la découverte qu’il venait de faire était suffisamment importante pour qu’il sorte de son lit le sergent Perry Gahalowood, de la brigade criminelle de la police d’État.
Trois heures plus tard, aux environs de quatre heures trente du matin, je fus réveillé à mon tour par un coup de téléphone.
— L’écrivain ? C’est Gahalowood à l’appareil. Où êtes-vous ?
— Sergent ? répondis-je à moitié comateux. Je suis dans mon lit, à New York, où voulez-vous que je sois ? Que se passe-t-il ?
— Nous avons notre oiseau, dit-il.
— Je vous demande pardon ?
— L’incendiaire de la maison de Harry… Nous l’avons arrêté cette nuit.
— Quoi ?
— Vous êtes assis ?
— Je suis même couché.
— Tant mieux. Parce que ça va vous faire un choc.
“Parfois le découragement vous gagnera, Marcus. C’est normal. Je vous disais qu’écrire c’est comme boxer, mais c’est aussi comme courir. C’est pour ça que je vous envoie tout le temps battre le pavé : si vous avez la force morale d’accomplir les longues courses, sous la pluie, dans le froid, si vous avez la force de continuer jusqu’au bout, d’y mettre toutes vos forces, tout votre cœur, et d’arriver à votre but, alors vous serez capable d’écrire. Ne laissez jamais la fatigue ni la peur vous en empêcher. Au contraire, utilisez-les pour avancer.”
Je pris un vol pour Concord le matin même, complètement sonné par ce que je venais d’apprendre. J’atterris à treize heures, et une demi-heure plus tard, un taxi me déposait devant le quartier général de la police. Gahalowood vint me chercher à la réception.
— Robert Quinn ! m’exclamai-je en le voyant, comme si je n’y croyais toujours pas. Alors c’est Robert Quinn qui a mis le feu à la maison ? C’est donc lui qui m’aurait envoyé ces messages ?
— Oui, l’écrivain. C’étaient ses empreintes sur le bidon d’essence.
— Mais pourquoi ?
— Si je le savais. Il n’a pas ouvert la bouche. Il refuse de parler.
Gahalowood me conduisit dans son bureau et m’offrit du café. Il m’expliqua que la brigade criminelle avait perquisitionné la maison des Quinn aux premières heures du matin.
— Qu’avez-vous trouvé ? demandai-je.
— Rien, me répondit Gahalowood. Rien du tout.
— Et sa femme ? Qu’en a-t-elle dit ?
— Ça c’est étrange : nous avons débarqué à sept heures trente. Impossible de la réveiller. Elle dormait de tout son soûl, elle n’avait même pas remarqué l’absence de son mari.
— Il la drogue, expliquai-je.
— Comment ça, il la drogue ?
— Robert Quinn refile des somnifères à sa femme pour la faire dormir lorsqu’il veut avoir la paix. C’est très probablement ce qu’il a fait cette nuit pour qu’elle ne se doute de rien. Mais se douter de quoi ? Qu’est-il allé faire en pleine nuit ? Et pourquoi était-il couvert de boue ? Il aurait enterré quelque chose ?
— C’est bien ça le mystère… Et sans aveu de sa part, je ne pourrai pas lui coller grand-chose sur le dos.
— Il y a toujours le bidon d’essence.
— Son avocat est déjà en train de dire que Robert l’a trouvé sur la plage. Qu’il s’y est promené récemment, qu’il a vu ce bidon qui traînait par terre et qu’il l’a ramassé pour le jeter dans les buissons, hors de la vue des autres promeneurs. Nous avons besoin de plus de preuves, sans quoi son avocat n’aura aucune peine à nous dégommer.
— Qui est son avocat ?
— Vous ne me croirez pas.
— Dites toujours.
— Benjamin Roth.
Je soupirai.
— Alors vous pensez que c’est Robert Quinn qui a tué Nola Kellergan ?
— Disons que tout est possible.
— Laissez-moi lui parler.
— Hors de question.
À cet instant, un homme entra dans le bureau sans frapper et Gahalowood se mit aussitôt au garde-à-vous. C’était Lansdane, le chef de la police d’État. Il avait l’air contrarié.
— J’ai passé la matinée au téléphone avec le gouverneur, des journalistes et cet avocat de malheur, Roth.
— Des journalistes ? À propos de quoi ?
— Ce type que vous avez arrêté cette nuit.
— Oui, Monsieur. Je crois que nous avons une piste sérieuse.
Le Chef posa une main amicale sur l’épaule de Gahalowood.
— Perry… On ne peut plus continuer.
— Comment ça ?
— Cette histoire n’en finit plus. Soyons sérieux, Perry : vous changez de coupable comme de chemise. Roth dit qu’il va faire un scandale. Le gouverneur veut que cela cesse. Il est temps de fermer le dossier.
— Mais Chef, nous avons des éléments nouveaux ! La mort de la mère de Nola, Robert Quinn qu’on arrête. On est sur le point de trouver quelque chose !
— D’abord c’était Quebert, après Caleb, maintenant le père, ou ce Quinn, ou Stern, ou le Bon Dieu. Le père, qu’a-t-on contre lui ? Rien. Stern ? Rien. Ce Robert Quinn ? Rien.
— Il y a ce foutu bidon d’essence…
— Roth dit qu’il n’aura pas de peine à convaincre un juge de l’innocence de Quinn. Comptez-vous l’inculper formellement ?
— Bien entendu.
— Alors vous perdrez, Perry. Une fois de plus, vous perdrez. Vous êtes un bon flic, Perry. Le meilleur sans doute. Mais il faut savoir renoncer parfois.
— Mais Chef…
— N’allez pas foutre votre fin de carrière en l’air, Perry… Je ne vais pas vous faire l’affront de vous retirer l’affaire sur-le-champ. Par amitié, je vous laisse vingt-quatre heures. À dix-sept heures demain, vous viendrez me trouver dans mon bureau et vous m’annoncerez officiellement que vous bouclez l’affaire Kellergan. Ça vous laisse vingt-quatre heures pour dire à vos collègues que vous préférez renoncer et sauver les apparences. Prenez votre fin de semaine ensuite, emmenez votre famille en week-end, vous le méritez bien.
— Chef, je…
— Il faut savoir renoncer, Perry. À demain.
Lansdane sortit du bureau et Gahalowood se laissa tomber dans son fauteuil. Comme si cela ne suffisait pas, je reçus un appel sur mon portable de Roy Barnaski.
— Salut, Goldman, me dit-il, guilleret. Ça fera une semaine demain, comme vous le savez sûrement.
— Une semaine que quoi, Roy ?
— Une semaine. Le délai que je vous ai laissé avant de présenter à la presse les derniers développements à propos de Nola Kellergan. Vous n’aviez pas oublié ? J’imagine que vous n’avez rien trouvé d’autre.
— Écoutez, on est sur une piste, Roy. Il serait peut-être bon de déplacer votre conférence de presse.
— Oh là là… Des pistes, des pistes, toujours des pistes, Goldman… Mais c’est la piste du cirque, oui ! Allons, allons, il est temps de cesser avec ces histoires. J’ai convoqué la presse pour demain à dix-sept heures. Je compte sur votre présence.
— Impossible. Je suis dans le New Hampshire.
— Quoi ? Goldman, vous êtes l’attraction ! J’ai besoin de vous !
— Désolé, Roy.
Je raccrochai.
— C’était qui ? demanda Gahalowood.
— Barnaski, mon éditeur. Il veut convoquer la presse demain en fin de journée pour le grand déballage : parler de la maladie de Nola et dire que mon livre est un livre génial parce qu’on y vit la double personnalité d’une gamine de quinze ans.
— Eh bien, on dirait que demain en fin de journée, nous aurons officiellement tout foiré.
Gahalowood disposait de vingt-quatre dernières heures ; il ne voulait pas rester à ne rien faire. Il proposa d’aller à Aurora interroger Tamara et Jenny pour essayer d’en apprendre plus sur Robert.
Sur la route, il téléphona à Travis pour le prévenir de notre venue. Nous le retrouvâmes devant la maison des Quinn. Il était complètement abasourdi.
— Alors ce sont vraiment les empreintes de Robert sur le bidon ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Gahalowood.
— Bon sang, je ne peux pas y croire ! Mais pourquoi aurait-il fait ça ?
— Je l’ignore…
— Vous… vous pensez qu’il est impliqué dans le meurtre de Nola ?
— À ce stade, on ne peut plus rien exclure. Comment vont Jenny et Tamara ?
— Mal. Très mal ! Elles sont sous le choc. Et moi aussi. C’est un cauchemar ! Un cauchemar !
Il s’assit sur le capot de sa voiture, dépité.
— Qu’y a-t-il ? interrogea Gahalowood qui comprit que quelque chose n’allait pas.
— Sergent, depuis ce matin je n’arrête pas d’y penser… Cette histoire m’a fait remonter énormément de souvenirs.
— Quel genre de souvenirs ?
— Robert Quinn s’intéressait de près à l’enquête. À cette époque, je voyais souvent Jenny, j’allais déjeuner chez les Quinn le dimanche. Il n’arrêtait pas de me parler de l’enquête.
— Je croyais que c’était sa femme qui ne parlait que de ça ?
— À table, oui. Mais dès que j’arrivais, le père me servait une bière sur la terrasse et il me faisait parler. Avait-on un suspect ? Avait-on une piste ? Après le repas, il me raccompagnait à ma voiture et nous parlions encore. J’avais presque du mal à m’en débarrasser.
— Êtes-vous en train de me dire…
— Je ne vous dis rien. Mais…
— Mais quoi ?
Il fouilla dans la poche de sa veste et en ressortit une photographie.
— J’ai trouvé ça ce matin dans un album de famille que Jenny garde chez nous.
La photo représentait Robert Quinn à côté d’une Chevrolet Monte Carlo noire, devant le Clark’s. Au dos, on pouvait lire : Aurora, août 1975.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? interrogea Gahalowood.
— J’ai posé la question à Jenny. Elle m’a révélé que cet été-là, son père voulait s’acheter une nouvelle voiture, mais qu’il n’était pas certain du modèle. Il avait fait des démarches auprès des concessionnaires de la région pour des essais et durant plusieurs week-ends, il avait pu essayer différents modèles.
— Dont une Monte Carlo noire ? interrogea Gahalowood.
— Dont une Monte Carlo noire, confirma Travis.
— Vous voulez dire que le jour de la disparition de Nola, il était possible que Robert Quinn conduisait cette voiture ?
— Oui.
Gahalowood passa la main sur son crâne. Il demanda à garder la photographie.
— Travis, dis-je ensuite, il faudrait que nous parlions avec Tamara et Jenny. Elles sont à l’intérieur ?
— Oui, bien sûr. Venez. Elles sont dans le salon.
Tamara et Jenny étaient prostrées sur un canapé. Nous passâmes plus d’une heure à essayer de les faire parler, mais elles étaient tellement choquées qu’elles étaient incapables de rassembler leurs esprits. Finalement, entre deux sanglots, Tamara réussit à détailler sa soirée de la veille. Elle et Robert avaient dîné de bonne heure, puis ils avaient regardé la télévision.
— Avez-vous remarqué quelque chose d’étrange dans le comportement de votre mari ? demanda Gahalowood.
— Non… Enfin oui, il voulait absolument me faire boire une tasse de thé. Moi, je n’en voulais pas, mais il me répétait : « Bois, Bibichette, bois. C’est une tisane diurétique, ça te fera du bien. » Finalement je l’ai bue, sa foutue tisane. Et je me suis endormie sur ce canapé.
— Quelle heure était-il ?
— Je dirais qu’il était autour de vingt-trois heures.
— Et après ?
— Et après, le trou noir. J’ai dormi comme un mort. Lorsque je me suis réveillée, il était sept heures trente du matin. J’étais toujours sur ce canapé et des policiers frappaient contre ma porte.
— Madame Quinn, est-il exact que votre mari envisageait d’acheter une Chevrolet Monte Carlo ?
— Je… Je ne sais plus… Oui… Peut-être… mais… Vous pensez qu’il aurait fait du mal à la petite ? Que c’était lui ?
À ces mots, elle se précipita aux toilettes pour aller vomir.
Cette discussion ne menait nulle part. Nous repartîmes sans avoir rien appris de plus ; le temps jouait contre nous. Dans la voiture, je suggérai à Gahalowood de confronter Robert à la photo de la Monte Carlo noire, qui constituait une preuve accablante.
— Ça ne servirait à rien, me répondit-il. Roth sait que Lansdane est en train de craquer et aura probablement conseillé à Quinn de jouer la montre. Quinn ne parlera pas. Et nous l’aurons dans l’os. Demain à dix-sept heures, l’enquête sera bouclée, votre copain Barnaski fera son numéro devant les télévisions de tout le pays. Robert Quinn sera libre et nous serons la risée de l’Amérique.
— À moins que…
— À moins d’un miracle, l’écrivain. À moins qu’on comprenne ce que fabriquait Quinn hier soir pour être si pressé. Sa femme dit qu’elle s’est endormie à onze heures. Il a été arrêté vers minuit. Il s’est donc écoulé une heure. Au moins, on sait qu’il était dans la région. Mais où ?
Gahalowood ne voyait qu’une chose à faire : nous rendre à l’endroit où Robert Quinn avait été arrêté et essayer de remonter le fil de son parcours. Il s’octroya même le luxe de sortir l’officier Forsyth de son jour de congé pour le faire venir sur place. Nous le retrouvâmes une heure plus tard, à la sortie d’Aurora. Il nous guida alors jusqu’à une portion de la route de Montburry.
— C’était là, nous dit-il.
La route était rectiligne, coincée entre des taillis. Ça ne nous avançait guère plus.
— Que s’est-il passé exactement ? demanda Gahalowood.
— J’arrivais de Montburry. Patrouille de routine. Lorsque soudain cette voiture a déboulé devant moi.
— Comment ça, déboulé ?
— L’intersection, cinq ou six cents mètres plus haut.
— Quelle intersection ?
— Je saurais pas vous dire quelle route ça croise, mais c’est une intersection pour sûr, avec un stop. Je le sais que c’est un « stop », parce que c’est le seul sur ce tronçon.
— Le stop qui est là-bas, hein ? demanda encore Gahalowood en regardant au loin.
— Le stop qui est là-bas, confirma Forsyth.
Soudain, tout se bouscula dans ma tête. Je m’écriai :
— C’est la route du lac !
— Quoi, le lac ? fit Gahalowood.
— C’est le croisement avec la route qui mène au lac de Montburry.
Nous remontâmes jusqu’à l’intersection et nous engageâmes sur la route du lac. Après cent mètres, nous arrivâmes au parking. Les abords du lac étaient dans un état lamentable ; les récentes pluies torrentielles d’automne avaient labouré les berges. Tout n’était que boue.
Mardi 11 novembre 2008, 8 heures
Une colonne de véhicules de police arriva sur le parking du lac. Gahalowood et moi attendions depuis un moment dans sa voiture. En voyant les camionnettes des équipes de plongeurs de la police, je lui demandai :
— Vous êtes sûr de votre coup, sergent ?
— Non. Mais on n’a pas le choix.
C’était notre dernière carte ; la fin de partie. Robert Quinn était certainement venu ici. Il avait crapahuté dans la boue pour atteindre le bord de l’eau, il était venu jeter quelque chose dans le lac. C’était du moins notre hypothèse.
Nous sortîmes de voiture pour rejoindre les plongeurs qui se préparaient. Le chef d’équipe donna quelques consignes à ses hommes, puis il s’entretint avec Gahalowood.
— Qu’est-ce qu’on cherche, sergent ? demanda-t-il.
— Tout. Et n’importe quoi. Des documents, une arme. Je n’en sais rien. Quelque chose qui nous relierait à l’affaire Kellergan.
— Vous savez que ce lac est un dépotoir ? Si vous pouviez être plus précis…
— Je pense que ce que nous cherchons est suffisamment évident pour que vos gars le repèrent s’ils mettent la main dessus. Mais je ne sais pas encore ce que c’est.
— Et à quel niveau du lac, selon vous ?
— Les abords directs. Disons la distance d’un lancer depuis la rive. Je privilégierais la zone opposée du lac. Notre suspect était couvert de boue et il avait une griffure sur le visage, probablement due à une branche basse. Il a certainement voulu cacher son objet là où personne n’aurait envie d’aller le chercher. Je pense donc qu’il est allé sur la berge en face, qui est entourée de taillis et de ronces.
Les fouilles débutèrent. Nous nous postâmes au bord de l’eau, à proximité du parking et observâmes les plongeurs qui disparaissaient dans l’eau. Il faisait glacial. Une première heure s’écoula, sans qu’il ne se passe quoi que ce soit. Nous nous tenions juste à côté du chef des plongeurs, à écouter les rares communications radio.
À neuf heures trente, Lansdane téléphona à Gahalowood pour lui passer un savon. Il cria tellement fort que je pus entendre la conversation à travers l’appareil.
— Dites-moi que ce n’est pas vrai, Perry !
— Pas vrai quoi, Chef ?
— Vous avez mobilisé des plongeurs ?
— Oui, Monsieur.
— Vous êtes complètement fou. Vous êtes en train de vous griller. Je pourrais vous suspendre pour ce genre d’initiative ! J’organise une conférence de presse à dix-sept heures. Vous y serez. Ce sera vous qui annoncerez que l’enquête s’arrête ici. Vous vous démerderez avec les journalistes. Je ne couvre plus vos fesses, Perry ! J’en ai plus qu’assez !
— Bien, Monsieur.
Il raccrocha. Nous restâmes silencieux.
Une heure de plus s’écoula ; les recherches demeuraient infructueuses. Gahalowood et moi, malgré le froid, n’avions pas quitté notre poste d’observation. Je finis par dire :
— Sergent, et si…
— Taisez-vous, l’écrivain. S’il vous plaît. Ne parlez pas. Je ne veux rien entendre de vos questionnements et de vos doutes.
Nous attendîmes encore. Soudain, la radio du chef des plongeurs grésilla de façon inhabituelle. Il se passait quelque chose. Des plongeurs remontèrent à la surface ; il y eut beaucoup d’excitation et tout le monde se précipita au bord de l’eau.
— Que se passe-t-il ? demanda Gahalowood au chef des plongeurs.
— Ils ont trouvé ! Ils ont trouvé !
— Mais trouvé quoi ?
À une dizaine de mètres de la berge, les plongeurs venaient de découvrir dans la vase un colt.38 et un collier en or avec le prénom NOLA inscrit dessus.
À midi ce même jour, installé derrière la glace sans tain d’une salle d’audition du quartier général de la police d’État, j’assistai aux aveux de Robert Quinn, après que Gahalowood eut déposé devant lui l’arme et le collier retrouvés dans le lac.
— C’est ça que vous faisiez la nuit passée ? demanda-t-il d’une voix presque douce. Vous vous débarrassiez des preuves compromettantes ?
— Co… Comment avez-vous fait ?
— Fin de partie, Monsieur Quinn. Fin de partie pour vous. La Monte Carlo noire, c’était vous, hein ? Un véhicule de concessionnaire, répertorié nulle part. Personne ne serait remonté jusqu’à vous si vous n’aviez pas eu l’idée stupide de vous faire photographier avec.
— Je… Je…
— Pourquoi, hein ? Pourquoi avoir tué cette gamine ? Et cette pauvre femme ?
— Je ne sais pas. Je crois que je n’étais plus moi. C’était un accident au fond.
— Que s’est-il passé ?
— Nola marchait au bord de la route, je lui ai proposé de l’avancer un peu. Elle a accepté, elle est montée… Et puis… Je me sentais seul, au fond. J’avais envie de caresser un peu ses cheveux… Elle s’est enfuie dans la forêt. Je devais la rattraper, pour lui demander de ne rien dire à personne. Et puis, elle s’est enfuie chez Deborah Cooper. J’étais obligé. Elles auraient parlé sinon. C’était… C’était un moment d’égarement !
Il s’effondra.
Lorsqu’il sortit de la salle d’audition, Gahalowood téléphona à Travis pour le prévenir que Robert Quinn avait signé des aveux complets.
— Il y aura une conférence de presse à dix-sept heures, lui dit-il. Je ne voulais pas que vous l’appreniez par la télévision.
— Merci, sergent. Je… Que dois-je dire à ma femme ?
— Je n’en sais rien. Mais prévenez-la vite. La nouvelle va faire l’effet d’une bombe.
— Je vais le faire.
— Chef Dawn, pourriez-vous éventuellement venir à Concord pour quelques clarifications sur Robert Quinn ? Je veux éviter d’infliger ça à votre femme ou votre belle-mère.
— Bien sûr. Je suis de service en ce moment, et je suis attendu sur un accident de la route. Et il faut que je parle à Jenny. Le mieux est que je vienne ce soir ou demain.
— Venez tranquillement demain. Plus rien ne presse désormais.
Gahalowood raccrocha. Il avait un air serein.
— Et maintenant ? demandai-je.
— Maintenant, je vous invite à manger un morceau. Je pense qu’on l’a bien mérité.
Nous déjeunâmes à la cafétéria du quartier général. Gahalowood avait l’air songeur : il ne toucha pas à son assiette. Il avait gardé le dossier avec lui, posé sur la table, et, un quart d’heure durant, il contempla la photo de Robert et de la Monte Carlo noire. Je le questionnai :
— Qu’est-ce qui vous taraude, sergent ?
— Rien. Je me demande juste pourquoi Quinn avait une arme avec lui… Il nous a dit qu’il avait croisé la gamine au hasard d’une virée en voiture. Mais soit il avait tout prémédité, la voiture et le flingue, soit il rencontre Nola par hasard, et alors je me demande pourquoi il avait un flingue sur lui et où il se l’était procuré ?
— Vous pensez qu’il avait tout prémédité, mais qu’il a voulu minimiser ses aveux ?
— C’est possible.
Il contempla encore la photo. Il l’approcha de son visage pour en scruter les détails. Soudain, il remarqua quelque chose. Son regard changea aussitôt. Je demandai :
— Que se passe-t-il, sergent ?
— La manchette…
Je passai de son côté de la table pour regarder la photo. Il pointa du doigt une caissette à journaux en arrière-plan de l’image, à côté du Clark’s. En observant attentivement, on parvenait à lire le texte de la manchette :
— Richard Nixon a démissionné en août 1974 ! s’écria Gahalowood. Cette photo n’a pas pu être prise en août 1975 !
— Mais alors, qui a inscrit cette date erronée au dos de la photo ?
— J’en sais rien. Mais ça veut dire que Robert Quinn nous ment. Il n’a tué personne !
Gahalowood bondit hors de la cafétéria et se précipita dans les escaliers principaux, dont il gravit les marches quatre à quatre. Je le suivis au travers des couloirs jusqu’au quartier cellulaire. Il demanda à voir immédiatement Robert Quinn.
— Vous protégez qui ? cria Gahalowood dès qu’il l’aperçut derrière les barreaux de sa cellule. Vous n’avez pas essayé de Monte Carlo noire en août 1975 ! Vous protégez quelqu’un et je veux savoir qui ! Votre femme ? Votre fille ?
Robert avait un air désespéré. Sans bouger de la petite banquette matelassée sur laquelle il était assis, il murmura :
— Jenny. Je protège Jenny.
— Jenny ? répéta Gahalowood abasourdi. C’est votre fille qui…
Il sortit son téléphone et composa un numéro.
— Qui appelez-vous ? lui demandai-je.
— Travis Dawn. Pour qu’il ne prévienne pas sa femme. Si elle sait que son père a tout avoué, elle va paniquer et se tirer.
Travis ne répondit pas sur son portable. Gahalowood téléphona alors au poste de police d’Aurora pour qu’on les mette en liaison radio.
— Ici le sergent Gahalowood, police d’État du New Hampshire, dit-il à l’officier de piquet. Je dois immédiatement parler au Chef Dawn.
— Le Chef Dawn ? Appelez-le sur son portable. Il n’est pas de service aujourd’hui.
— Comment ça ? Je l’ai appelé avant et il m’a dit qu’il était occupé sur un accident de la route.
— Impossible, sergent. Je vous répète qu’il n’est pas de service aujourd’hui.
Gahalowood raccrocha, blême, et lança aussitôt une alerte générale.
Travis et Jenny Dawn furent arrêtés quelques heures plus tard à l’aéroport de Boston-Logan, où ils s’apprêtaient à embarquer sur un vol à destination de Caracas.
Il était tard dans la nuit lorsque Gahalowood et moi quittâmes le quartier général de la police de Concord. Une meute de journalistes attendait à proximité de la sortie du bâtiment et nous prit d’assaut. Nous fendîmes la foule sans faire le moindre commentaire et nous nous engouffrâmes dans la voiture de Gahalowood. Il roula en silence. Je demandai :
— Où allons-nous, sergent ?
— Je ne sais pas.
— Que font les flics dans ce genre de moments ?
— Ils vont boire. Et les écrivains ?
— Ils vont boire.
Il nous conduisit jusqu’à son bar de la sortie de Concord. Nous nous assîmes au comptoir et nous commandâmes des doubles whiskys. Derrière nous, le bandeau défilant d’un écran de télévision annonçait la nouvelle :
“Le dernier chapitre d’un livre, Marcus, doit toujours être le plus beau.”
New York City, jeudi 18 décembre 2008
1 mois après la découverte de la vérité
Ce fut la dernière fois que je le vis.
Il était vingt et une heures. J’étais chez moi, à écouter mes minidisques, lorsqu’il sonna à la porte. J’ouvris et nous nous dévisageâmes longuement, en silence. Il finit par dire :
— Bonsoir, Marcus.
Après une seconde d’hésitation, je répondis :
— Je pensais que vous étiez mort.
Il hocha la tête en signe d’acquiescement.
— Je ne suis plus qu’un fantôme.
— Vous voulez un café ?
— Je veux bien. Vous êtes seul ?
— Oui.
— Il ne faut plus être seul.
— Entrez, Harry.
J’allai à la cuisine pour mettre du café à chauffer. Il attendit dans le salon, nerveux, jouant avec les cadres photographiques posés sur les rayonnages de ma bibliothèque. Lorsque je revins avec la cafetière et les tasses, il en regardait une de lui et moi, le jour de la remise de mon diplôme à Burrows.
— C’est la première fois que je viens chez vous, dit-il.
— La chambre d’amis est prête pour vous. Ça fait plusieurs semaines.
— Vous saviez que je viendrais, hein ?
— Oui.
— Vous me connaissez bien, Marcus.
— Les amis savent ça.
Il eut un sourire triste.
— Merci de votre hospitalité, Marcus, mais je ne resterai pas.
— Pourquoi être venu alors ?
— Pour vous dire adieu.
Je m’efforçai de masquer mon désarroi et remplis les tasses de café.
— Si vous me laissez, alors je n’aurai plus d’amis, dis-je.
— Ne dites pas ça. Plus qu’un ami, je vous ai aimé comme un fils, Marcus.
— Je vous ai aimé comme un père, Harry.
— Malgré la vérité ?
— La vérité ne change rien à ce que l’on peut éprouver pour autrui. C’est le grand drame des sentiments.
— Vous avez raison, Marcus. Alors vous savez tout, hein ?
— Oui.
— Comment avez-vous su ?
— J’ai fini par comprendre.
— Vous étiez le seul à pouvoir me démasquer.
— C’était donc cela dont vous me parliez, sur le parking du motel. La raison pour laquelle vous me disiez que plus rien ne serait pareil entre nous. Vous saviez que j’allais tout découvrir.
— Oui.
— Comment avez-vous pu en arriver là, Harry ?
— Je l’ignore…
— J’ai les enregistrements vidéo des interrogatoires de Travis et Jenny Dawn. Voulez-vous les voir ?
— Oui. S’il vous plaît.
Il s’assit sur le canapé. J’insérai un DVD dans le lecteur et je le mis en marche. Jenny apparut sur l’écran. Elle était filmée de face dans une salle du quartier général de la police d’État du New Hampshire. Elle pleurait.
Extrait de l’interrogatoire de Jenny E. Dawn
Sergent P. Gahalowood : Madame Dawn. Depuis combien de temps saviez-vous ?
Jenny Dawn (en sanglots) : Je… Je ne me suis jamais doutée de rien. Jamais ! Jusqu’à ce jour où on a retrouvé le corps de Nola à Goose Cove. Il y a eu toute cette agitation en ville. Le Clark’s débordait de monde : des clients, des journalistes qui venaient poser des questions. Un enfer. J’ai fini par me sentir mal et je suis rentrée chez moi plus tôt que d’ordinaire pour me reposer. Il y avait une voiture que je ne connaissais pas devant chez nous. Je suis rentrée, j’ai entendu des éclats de voix. J’ai reconnu celle du Chef Pratt. Il se disputait avec Travis. Ils ne m’ont pas entendue.
12 juin 2008
— Reste calme, Travis ! tonna Pratt. Personne ne comprendra rien, tu verras.
— Mais comment peux-tu en être si sûr ?
— C’est Quebert qui va tout prendre ! Le corps était à côté de sa maison ! Tout l’accuse !
— Bon sang, et s’il est disculpé ?
— Il ne le sera pas. Il ne faut plus jamais parler de cette histoire, compris ?
Jenny perçut du mouvement et se cacha dans le salon. Elle vit le Chef Pratt sortir de la maison. Dès qu’elle entendit sa voiture démarrer, elle se précipita à la cuisine où elle trouva son mari, atterré.
— Que se passe-t-il, Travis ? J’ai tout entendu de votre conversation ! Que me caches-tu ? Que me caches-tu à propos de Nola Kellergan ?
Jenny Dawn : C’est là que Travis m’a tout raconté. Il m’a montré le collier, il a dit qu’il l’avait gardé pour ne jamais oublier ce qu’il avait fait. J’ai pris ce collier, j’ai dit que j’allais m’occuper de tout. Je voulais protéger mon mari, je voulais protéger mon couple. J’ai toujours été seule, sergent. Je n’ai pas d’enfants. La seule personne que j’aie, c’est Travis. Je ne voulais pas risquer de le perdre… J’ai eu bon espoir que l’enquête soit rapidement bouclée et que ce soit Harry qui soit accusé. Mais voilà que Marcus Goldman s’est mis à fouiller le passé, certain que Harry était innocent. Il avait raison, mais je ne pouvais pas le laisser faire. Je ne pouvais pas le laisser découvrir la vérité. Alors j’ai décidé de lui envoyer des messages… J’ai mis le feu à cette maudite Corvette. Mais il n’avait que faire de mes avertissements ! J’ai donc décidé d’aller mettre le feu à sa maison.
Extrait de l’interrogatoire de Robert Quinn
Sergent P. Gahalowood : Pourquoi avez-vous fait ça ?
Robert Quinn : Pour ma fille. Elle semblait très inquiète de l’agitation qui régnait en ville depuis la découverte du corps de Nola. Je la trouvais préoccupée, elle se comportait bizarrement. Elle quittait le Clark’s sans raison. Le jour où les journaux ont publié les feuillets de Goldman, elle était dans un état de rage terrible. C’en était presque effrayant. En sortant des toilettes des employés, je l’ai vue partir en douce par la porte de service. J’ai décidé de la suivre.
Jeudi 10 juillet 2008
Elle se gara sur le chemin forestier et sortit précipitamment de voiture, s’emparant du bidon d’essence et de la bombe de peinture. Elle avait pris soin de mettre des gants de jardinage pour ne laisser aucune empreinte. Il la suivait de loin et avec peine. Lorsqu’il franchit la lisière des arbres, elle avait déjà souillé la Range Rover et il la vit déverser l’essence sous la marquise.
— Jenny ! Arrête ! lui hurla son père.
Elle s’empressa de craquer une allumette qu’elle jeta par terre. L’entrée de la maison s’embrasa immédiatement. Elle fut surprise par l’intensité des flammes et dut reculer de plusieurs mètres en se protégeant le visage. Son père l’attrapa par les épaules.
— Jenny ! Tu es folle !
— Tu ne peux pas comprendre, Papa ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Va-t’en ! Va-t’en !
Il lui arracha le bidon des mains.
— File ! ordonna-t-il. File avant qu’on te prenne !
Elle disparut dans la forêt et regagna sa voiture. Il devait se débarrasser du bidon, mais la panique l’empêchait de réfléchir. Finalement, il se précipita jusqu’à la plage et le dissimula dans les fourrés.
Extrait de l’interrogatoire de Jenny E. Dawn
Sergent P. Gahalowood : Et après ça ?
Jenny Dawn : J’ai supplié mon père de rester en dehors de cette affaire. Je ne voulais pas qu’il y soit mêlé.
Sergent P. Gahalowood : Pourtant, il l’était déjà. Qu’avez-vous fait alors ?
Jenny Dawn : La pression s’accentuait sur le Chef Pratt depuis qu’il avait avoué avoir forcé Nola à lui faire des fellations. Lui qui était d’abord si confiant, était sur le point de craquer. Il allait tout dire. Il fallait s’en débarrasser. Et récupérer l’arme.
Sergent P. Gahalowood : Il avait gardé l’arme…
Jenny Dawn : Oui. C’était son arme de service. Depuis toujours.
Extrait de l’interrogatoire de Travis S. Dawn
Travis Dawn : Ce que j’ai fait, sergent, je ne me le pardonnerai jamais. Ça fait trente-trois ans que j’y pense. Trente-trois ans que ça me hante.
Sergent P. Gahalowood : Ce qui m’échappe, c’est que vous êtes flic et que vous avez conservé ce collier qui est une preuve accablante.
Travis Dawn : Je ne pouvais pas m’en débarrasser. Ce collier a été ma punition. Le rappel du passé. Depuis le 30 août 1975, il n’y a pas un jour qui passe sans que je m’enferme quelque part pour contempler ce collier. Et puis, quel risque que quelqu’un le trouve ?
Sergent P. Gahalowood : Et Pratt, alors ?
Travis Dawn : Il allait parler. Depuis que vous aviez découvert pour lui et Nola, il était terrorisé. Un jour, il m’a téléphoné : il voulait me voir. Nous nous sommes retrouvés sur une plage. Il m’a dit qu’il voulait tout déballer, qu’il voulait passer un accord avec le procureur et que je devrais en faire autant parce que, de toute façon, la vérité allait finir par éclater au grand jour. Le soir même, je suis allé le trouver à son motel. J’ai essayé de le raisonner. Mais il a refusé. Il m’a montré son vieux colt.38 qu’il gardait dans le tiroir de la table de nuit, il a dit qu’il viendrait vous l’apporter dès le lendemain. Il allait parler, sergent. Alors, j’ai attendu qu’il me tourne le dos et je l’ai tué d’un coup de matraque. J’ai récupéré le colt et je me suis enfui.
Sergent P. Gahalowood : Un coup de matraque ? Comme à Nola !
Travis Dawn : Oui.
Sergent P. Gahalowood : Même arme ?
Travis Dawn : Oui.
Sergent P. Gahalowood : Où est-elle ?
Travis Dawn : C’est ma matraque de service. C’est ce que nous avions décidé à l’époque avec Pratt : il avait dit que le meilleur moyen de cacher les armes des crimes, c’était de les laisser au vu et au su de tous. Le colt et la matraque que nous portions à la ceinture en recherchant Nola étaient les armes du crime.
Sergent P. Gahalowood : Alors pourquoi vous en être débarrassé finalement ? Et comment Robert Quinn s’est-il retrouvé en possession du colt et du collier ?
Travis Dawn : Jenny m’a mis la pression. Et j’ai cédé. Depuis la mort de Pratt, elle ne dormait plus. Elle était à bout. Elle a dit qu’on ne devait pas les garder chez nous, que si l’enquête sur le meurtre de Pratt remontait à nous, on était cuit. Elle a fini par me convaincre. Je voulais aller les jeter en pleine mer, là ou personne ne les retrouverait jamais. Mais Jenny a paniqué et elle a pris les devants sans me consulter. Elle a demandé à son père de s’en charger.
Sergent P. Gahalowood : Pourquoi son père ?
Travis Dawn : Je crois qu’elle n’avait pas confiance en moi. Je n’avais pas réussi à me séparer du collier depuis trente-trois ans, elle craignait que je n’en sois toujours pas capable. Elle a toujours eu une foi inébranlable en son père, elle considérait qu’il était le seul à pouvoir l’aider. Et puis, il était tellement insoupçonnable… Le gentil Robert Quinn.
9 novembre 2008
Jenny entra en trombe dans la maison de ses parents. Elle savait que son père y était seul. Elle le trouva dans le salon.
— Papa ! s’écria-t-elle. Papa, j’ai besoin de ton aide !
— Jenny ? Que se passe-t-il ?
— Ne pose pas de questions. J’ai besoin que tu te débarrasses de ça.
Elle lui tendit un sac en plastique.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ne demande pas. Ne l’ouvre pas. C’est très grave. Tu es le seul qui puisse m’aider. J’ai besoin que tu jettes ça quelque part où personne n’ira jamais le chercher.
— Tu as des ennuis ?
— Oui. Je crois.
— Alors je le ferai, ma chérie. Sois tranquille. Je ferai tout ce que je pourrai pour te protéger.
— Surtout, n’ouvre pas ce sac, Papa. Contente-toi de t’en débarrasser pour toujours.
Mais dès que sa fille fut repartie, Robert ouvrit le sac. Paniqué par ce qu’il découvrit à l’intérieur, craignant que sa fille soit une meurtrière, il avait décidé qu’il irait dès la nuit tombée jeter son contenu dans le lac de Montburry.
Extrait de l’interrogatoire de Travis S. Dawn
Travis Dawn : Quand j’ai appris que le père Quinn avait été arrêté, j’ai su que c’était cuit. Qu’il fallait agir. Je me suis dit qu’il fallait le faire passer pour coupable. Du moins provisoirement. Je savais qu’il voudrait protéger sa fille et qu’il tiendrait un jour ou deux. Le temps pour Jenny et moi d’être dans un pays qui n’extrade pas. Je me suis mis en quête d’une preuve contre Robert. J’ai fouillé dans les albums de famille que garde Jenny, espérant y trouver une photo de Robert et Nola et écrire au dos quelque chose de compromettant. Mais voilà que je suis tombé sur cette photo de lui et d’une Monte Carlo noire. Quelle coïncidence exceptionnelle ! J’ai inscrit la date d’août 1975 au stylo, et je vous l’ai apportée.
Sergent P. Gahalowood : Chef Dawn, il est temps de nous dire ce que s’est-il vraiment passé le 30 août 1975…
— Éteignez, Marcus ! hurla Harry. Je vous en supplie, éteignez ! Je ne supporte pas d’entendre ça.
Je coupai immédiatement la télévision. Harry pleurait. Il se leva du canapé et se colla à la fenêtre. Dehors, il neigeait à gros flocons. La ville, illuminée, était magnifique.
— Je suis désolé, Harry.
— New York est un endroit extraordinaire, murmura-t-il. Je me demande souvent ce qu’aurait été ma vie si j’étais resté ici au lieu de partir pour Aurora au début de l’été 1975.
— Vous n’auriez jamais connu l’amour, dis-je. Il fixa la nuit.
— Comment avez-vous compris, Marcus ?
— Compris quoi ? Que vous n’aviez pas écrit Les Origines du mal ? Peu après l’arrestation de Travis Dawn. La presse a commencé à se répandre sur l’affaire et quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel d’Elijah Stern. Il voulait absolument me voir.
Vendredi 14 novembre 2008
Propriété d’Elijah Stern, près de Concord, NH
— Merci d’être venu, Monsieur Goldman.
Elijah Stern me reçut dans son bureau.
— J’ai été surpris de votre appel, Monsieur Stern. Je pensais que vous ne m’aimiez pas beaucoup.
— Vous êtes un jeune homme doué. Ce que l’on dit dans les journaux, à propos de Travis Dawn, c’est la vérité ?
— Oui, Monsieur.
— C’est d’un sordide…
J’acquiesçai, puis je lui dis :
— Je me suis planté sur toute la ligne à propos de Caleb. Je le regrette.
— Vous ne vous êtes pas planté. Si j’ai bien compris, c’est votre ténacité qui, au final, a permis à la police de boucler l’enquête. Il y a ce policier qui ne jure que par vous… Perry Gahalowood, c’est son nom, je crois.
— J’ai demandé à mon éditeur de retirer de la vente L’Affaire Harry Quebert.
— Je suis heureux de l’apprendre. Allez-vous en écrire une version corrigée ?
— C’est probable. J’en ignore encore la forme, mais justice sera faite. Je me suis battu pour le nom de Quebert. Je me battrai pour celui de Caleb.
Il eut un sourire.
— Justement, Monsieur Goldman. C’est à ce propos que je souhaitais vous voir. Je dois vous dire la vérité. Et vous comprendrez pourquoi je ne vous blâme pas d’avoir cru Luther coupable durant quelques mois : j’ai moi-même vécu trente-trois ans avec l’intime conviction que Luther avait tué Nola Kellergan.
— Vraiment ?
— J’en avais la certitude absolue. Ab-so-lue.
— Pourquoi n’en avoir jamais parlé à la police ?
— Je ne voulais pas tuer Luther une deuxième fois.
— Je ne comprends pas ce que vous essayez de me dire, Monsieur Stern.
— Luther avait une obsession pour Nola. Il passait son temps à Aurora, à l’observer…
— Je le sais. Je sais que vous l’aviez surpris à Goose Cove. Vous en aviez parlé avec le sergent Gahalowood.
— Alors je pense que vous sous-estimez l’ampleur de l’obsession de Luther. En ce mois d’août 1975, il passait ses journées à Goose Cove, caché dans la forêt, à épier Harry et Nola, sur la terrasse, sur la plage, partout. Partout ! Il devenait complètement fou, il savait tout d’eux ! Tout ! Il m’en parlait tout le temps. Jour après jour, il me racontait ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils s’étaient dit. Il me racontait toute leur histoire : qu’ils s’étaient rencontrés sur la plage, qu’ils travaillaient à un livre, qu’ils étaient partis toute une semaine ensemble. Il savait tout ! Tout ! Peu à peu, je compris qu’il vivait une histoire d’amour à travers eux. L’amour qu’il ne pourrait pas vivre à cause de son apparence physique repoussante, il le vivait par procuration. Au point que je ne le voyais pas de la journée ! J’en étais réduit à conduire moi-même pour aller à mes rendez-vous !
— Pardonnez-moi de vous interrompre, Monsieur Stern, mais il y a quelque chose qui m’échappe : pourquoi ne pas avoir renvoyé Luther ? Je veux dire, c’est insensé : on a l’impression que c’est vous qui obéissiez à votre employé, lorsqu’il réclamait de pouvoir peindre Nola ou lorsqu’il vous délaissait tout simplement pour passer ses journées à Aurora. Veuillez excuser ma question, mais qu’est-ce qu’il y avait entre vous ? Étiez-vous…
— Amoureux ? Non.
— Mais alors pourquoi cette étrange relation entre vous ? Vous êtes un homme de pouvoir, pas du genre à vous laisser marcher dessus. Et là pourtant…
— Parce que j’avais une dette envers lui. Je… Je… Vous allez vite comprendre. Luther était donc obsédé par Harry et Nola et peu à peu, les choses ont dégénéré. Un jour, il est rentré salement amoché. Il m’a dit qu’un flic d’Aurora l’avait tabassé parce qu’il l’avait surpris à rôder, et qu’une serveuse du Clark’s avait même porté plainte contre lui. Cette histoire était en train de tourner à la catastrophe. Je lui ai dit que je ne voulais plus qu’il aille à Aurora, je lui ai dit que je voulais qu’il prenne des vacances, qu’il s’en aille quelque temps, chez sa famille dans le Maine ou n’importe où ailleurs. Que je paierais tous ses frais…
— Mais il a refusé, dis-je.
— Non seulement il a refusé, mais il m’a demandé de lui prêter une voiture, parce que, selon lui, sa Mustang bleue était trop repérable désormais. J’ai refusé, évidemment, j’ai dit que ça suffisait. Et là, il s’est écrié : « Tu ne comprends pas, Eli’ ! Ils vont partir ! Dans dix jours, ils vont partir ensemble et pour toujours ! Pour toujours ! Ils l’ont décidé sur la plage ! Ils ont décidé de partir le 30 ! Le 30, ils disparaîtront pour toujours. Je voudrais juste pouvoir dire adieu à Nola, ce sont mes derniers jours avec elle. Tu ne peux pas me priver d’elle alors que je sais déjà que je vais la perdre. » J’ai tenu bon. Je l’ai gardé à l’œil. Et puis il y a eu ce foutu 29 août. Ce jour-là, j’ai cherché Luther partout. Il était introuvable. Sa Mustang était pourtant garée à sa place habituelle. Finalement, un de mes employés a craché le morceau et m’a dit que Luther était parti avec une de mes voitures, une Monte Carlo noire. Luther avait dit que j’avais donné mon autorisation, et comme tout le monde savait que je lui passais tout, personne n’a plus posé de questions. Ça m’a rendu fou. Je suis allé immédiatement fouiller sa chambre. Je suis tombé sur ce tableau de Nola qui m’a donné envie de vomir, et puis, caché dans une boîte sous son lit, j’ai trouvé toutes ces lettres… Des lettres qu’il avait volées. Des échanges entre Harry et Nola qu’il était visiblement allé piocher dans les boîtes aux lettres. Alors je l’ai attendu, et quand il est rentré, en fin de journée, nous avons eu une terrible altercation…
Stern se tut et regarda dans le vague.
— Que s’est-il passé ? demandai-je.
— Je… Je voulais qu’il arrête d’aller là-bas, vous comprenez ! Je voulais que cette obsession à propos de Nola cesse ! Lui ne voulait rien entendre ! Rien ! Il disait que Nola et lui, c’était plus fort que jamais ! Que personne ne pourrait les empêcher d’être ensemble. J’ai perdu les pédales. Nous nous sommes empoignés et je l’ai frappé. Je l’ai attrapé par le col, j’ai crié et je l’ai frappé. Je l’ai traité de péquenaud. Il s’est retrouvé au sol, il a touché son nez en sang. J’étais pétrifié. Et il m’a dit… Il m’a dit…
Stern n’arrivait plus à parler. Il eut un mouvement de dégoût.
— Monsieur Stern, que vous a-t-il dit ? demandai-je pour qu’il ne perde pas le fil de son histoire.
— Il m’a dit : « C’était toi ! » Il a hurlé : « C’était toi ! C’était toi ! » Je suis resté tétanisé. Il s’est enfui, il est allé chercher quelques affaires dans sa chambre et il est parti à bord de la Chevrolet avant que je puisse réagir. Il avait… Il avait reconnu ma voix.
Stern pleurait à présent. Il serrait les poings de rage.
— Il avait reconnu votre voix ? répétai-je. Que voulez-vous dire ?
— Il… Il y a une époque où je retrouvais des vieux copains de Harvard. Une espèce de fraternité débile. On montait dans le Maine pour passer les week-ends : deux jours dans des grands hôtels, à boire, à manger du homard. On aimait se bagarrer, on aimait flanquer des dérouillées à des pauvres types. On disait que les types du Maine étaient des péquenauds et que notre mission sur terre était de les rosser. Nous n’avions pas trente ans, nous étions des fils de riches, prétentieux. Nous étions un peu racistes, nous étions malheureux, nous étions violents. Nous avions inventé un jeu : le field goal, qui consistait à taper dans la tête de nos victimes comme si nous dégagions un ballon de football. Un jour de l’année 1964, près de Portland, nous étions très excités et très alcoolisés. Nous avons croisé la route d’un jeune type. C’est moi qui conduisais la voiture… Je me suis arrêté et j’ai proposé que nous nous amusions un peu…
— Vous êtes l’agresseur de Caleb ?
Il explosa :
— Oui ! Oui ! Je ne me le suis jamais pardonné ! On s’est réveillés le lendemain dans notre suite d’un hôtel de luxe avec une gueule de bois d’enfer. Les journaux relataient tous l’agression : le garçon était dans le coma. La police nous recherchait activement ; nous avions été rebaptisés la bande des field goals. Nous avons décidé de ne plus jamais en parler, d’enfouir cette histoire dans nos mémoires. Mais je me suis laissé hanter : les jours, les mois qui ont suivi, je n’ai plus pensé qu’à ça. J’en étais complètement malade. Je me suis mis à me rendre à Portland, pour savoir ce qu’il advenait de ce gamin qu’on avait martyrisé. Deux années se sont ainsi écoulées, et un jour, n’en pouvant plus, j’ai décidé de lui donner un travail et une chance de s’en sortir. J’ai feint d’avoir une roue à changer, je lui ai demandé de l’aide et je l’ai engagé comme chauffeur. Je lui ai donné tout ce qu’il voulait… Je lui ai aménagé un atelier de peinture dans la véranda de ma maison, je lui ai donné de l’argent, je lui ai offert une voiture, mais rien de tout cela n’a suffi à apaiser ma culpabilité. Je voulais toujours en faire davantage pour lui ! J’avais brisé sa carrière de peintre, alors j’ai financé toutes les expositions possibles, je le laissais souvent passer des journées entières à peindre. Et puis, il a commencé à dire qu’il se sentait seul, que personne ne voulait de lui. Il disait que la seule chose qu’il pouvait faire avec une femme, c’était la peindre. Il voulait peindre des femmes blondes, il disait que ça lui rappelait sa fiancée de l’époque, avant l’agression. Alors j’ai engagé des cargaisons de prostituées blondes pour poser pour lui. Mais un jour, à Aurora, il a rencontré Nola. Et il en est tombé amoureux. Il disait que c’était la première fois qu’il aimait de nouveau depuis sa fiancée d’avant. Et puis est arrivé Harry, l’écrivain génial et beau garçon. Celui que Luther aurait voulu être. Et Nola est tombée amoureuse de Harry. Alors Luther a décidé qu’il voulait lui aussi être Harry… Moi, que vouliez-vous que je fasse ? Je lui avais volé sa vie, je lui avais tout pris. Pouvais-je l’empêcher d’aimer ?
— Alors tout ça, c’était pour vous déculpabiliser ?
— Appelez ça comme vous voudrez.
— Le 29 août… Que s’est-il passé ensuite…
— Lorsque Luther a compris que c’était moi qui… il a fait son sac et il s’est enfui avec la Chevrolet noire. Je me suis aussitôt lancé à sa poursuite. Je voulais lui expliquer. Je voulais qu’il me pardonne. Mais impossible de le retrouver. Je l’ai cherché toute la journée et une partie de la nuit. En vain. Je m’en voulais tellement. J’ai espéré qu’il reviendrait de lui-même. Mais le lendemain, en fin de journée, la radio a annoncé la disparition de Nola Kellergan. Le suspect roulait dans une Chevrolet noire… Pas besoin de vous faire un dessin. J’ai décidé de ne jamais en parler à qui que ce soit, pour que Luther ne soit jamais soupçonné. Ou peut-être parce qu’au fond j’étais aussi coupable que Luther. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas supporté que vous veniez faire revivre les fantômes. Mais voilà que finalement, grâce à vous, j’apprends que Luther n’a pas tué Nola. C’était comme si moi non plus, je ne l’avais pas tuée. Vous avez soulagé ma conscience, Monsieur Goldman.
— Et la Mustang ?
— Elle est dans mon garage, sous une bâche. Ça fait trente-trois ans que je la cache dans mon garage.
— Et les lettres.
— Je les ai gardées aussi.
— J’aimerais les voir, s’il vous plaît.
Stern décrocha un tableau du mur et dévoila la porte d’un petit coffre-fort qu’il ouvrit. Il en sortit un carton à chaussures rempli de lettres. C’est ainsi que je découvris toute la correspondance entre Harry et Nola, celle qui avait permis l’écriture des Origines du mal. Je reconnus aussitôt la première : c’était justement celle qui ouvrait le livre. Cette lettre du 5 juillet 1975, cette lettre pleine de tristesse que Nola avait écrite lorsque Harry l’avait rejetée et qu’elle avait appris qu’il avait passé la soirée du 4 juillet avec Jenny Dawn. Ce jour-là, elle avait accroché dans la porte une enveloppe contenant la lettre et deux photos prises à Rockland. L’une représentait la nuée de mouettes du bord de mer. La seconde était un cliché d’eux, ensemble pendant leur pique-nique.
— Comment diable Luther a-t-il récupéré tout ceci ? demandai-je.
— Je l’ignore, me dit Stern. Mais cela ne m’étonnerait pas qu’il se soit introduit chez Harry.
Je réfléchis : il avait parfaitement pu subtiliser ces lettres pendant les quelques jours où Harry s’était absenté d’Aurora. Mais pourquoi Harry ne m’avait-il jamais dit que ces lettres avaient disparu ? Je demandai à emporter le carton et Stern m’y autorisa. J’étais envahi par un immense doute.
Face à New York, Harry pleurait en silence, en écoutant mon récit.
— Lorsque j’ai vu ces lettres, lui expliquai-je, tout s’est bousculé dans ma tête. J’ai repensé à votre livre, celui que vous avez laissé dans le casier du fitness : Les Mouettes d’Aurora. Et j’ai réalisé ce que je n’avais pas vu depuis tout ce temps : il n’y a pas de mouettes dans Les Origines du mal. Comment cela a-t-il pu m’échapper pendant tout ce temps : pas la moindre mouette ! Vous aviez pourtant juré de mettre des mouettes ! C’est à ce moment-là que j’ai compris que vous n’aviez pas écrit Les Origines du mal. Le livre que vous avez écrit durant l’été 1975 est Les Mouettes d’Aurora. C’est ce livre que vous avez écrit et que Nola a retapé à la machine. J’en ai eu la confirmation lorsque j’ai demandé à Gahalowood de faire une comparaison entre l’écriture des lettres que m’avait remises Stern et celle du message inscrit sur le manuscrit retrouvé avec Nola. Quand il m’a dit que les résultats correspondaient, j’ai compris que vous m’aviez utilisé de toutes pièces en me demandant de brûler votre fameux manuscrit écrit à la main. Ce n’était pas votre écriture… Vous n’avez pas écrit le livre qui a fait de vous un écrivain célèbre ! Vous l’avez volé à Luther !
— Taisez-vous, Marcus !
— Ai-je tort ? Vous avez volé un livre ! Quel plus grand crime peut commettre un écrivain ? Les Origines du mal : voilà pourquoi vous avez intitulé ce livre ainsi ! Et moi qui ne comprenais pas pourquoi un titre aussi sombre pour une histoire aussi belle ! Mais ce titre n’est pas en rapport avec le livre, il est en rapport avec vous. Vous me l’aviez toujours dit en plus : le livre n’est pas un rapport aux mots, il est un rapport aux gens. Ce livre est l’origine du mal qui vous a rongé depuis, le mal des remords et de l’imposture !
— Arrêtez, Marcus ! Taisez-vous maintenant !
Il pleurait. Je poursuivis :
— Un jour, Nola a déposé une enveloppe contre la porte de votre maison. C’était le 5 juillet 1975. Une enveloppe contenant des photos de mouettes et une lettre écrite sur son papier préféré, où elle vous parlait de Rockland et où elle disait qu’elle ne vous oublierait jamais. C’était la période où vous vous efforciez de ne pas la voir. Mais cette lettre ne vous est jamais parvenue parce que Luther, qui espionnait votre maison, s’en est emparé aussitôt que Nola s’est enfuie. Voilà comment, à partir de ce jour, il s’est mis à correspondre avec Nola. Il a répondu à cette lettre, en se faisant passer pour vous. Elle répondait, elle pensait vous écrire, mais il interceptait ses courriers dans votre boîte aux lettres. Et il lui écrivait en retour, toujours en se faisant passer pour vous. Voilà pourquoi il rôdait autour de votre maison. Nola a cru correspondre avec vous, et cette correspondance avec Luther Caleb est devenue Les Origines du mal. Mais Harry, enfin ! Comment avez-vous pu…
— Je paniquais, Marcus ! Cet été-là, j’avais tellement de mal à écrire. Je pensais que je n’y arriverais jamais. J’écrivais ce livre, Les Mouettes d’Aurora, mais je trouvais que c’était très mauvais. Nola disait qu’elle l’adorait, mais rien ne pouvait me calmer. J’entrais dans des crises de rage folle. Elle me tapait mes pages manuscrites à la machine, moi je relisais, et je déchirais tout. Elle me suppliait de cesser, elle me disait : « Ne faites pas ça, vous êtes si brillant. De grâce, finissez-le. Harry chéri, je ne pourrais pas supporter que vous ne le finissiez pas ! » Mais je n’y croyais pas. Je pensais que je ne deviendrais jamais écrivain. Et puis un jour, Luther Caleb est venu sonner à ma porte. Il m’a dit qu’il ne savait pas à qui s’adresser, alors il était venu me trouver moi : il avait écrit un livre et il se demandait si cela valait la peine de le montrer à des éditeurs. Vous comprenez, Marcus, il pensait que j’étais un grand écrivain new-yorkais et que je pourrais l’aider.
20 août 1975
— Luther ?
En ouvrant la porte d’entrée de la maison, Harry ne masqua pas son étonnement.
— Bon… Bonvour, Harry.
Il y eut un silence gênant.
— Puis-je faire quelque chose pour vous, Luther ?
— Ve viens vous voir à titre personnel. Pour un confeil.
— Un conseil ? Je vous écoute. Voulez-vous entrer ?
— Mer fi.
Les deux hommes s’installèrent dans le salon. Luther était nerveux. Il avait apporté avec lui une épaisse enveloppe qu’il gardait serrée contre lui.
— Alors, Luther ? Qu’y a-t-il ?
— Ve… V’ai écrit un livre. Un livre d’amour.
— Vraiment ?
— Oui. Et ve ne fais pas fi f’est bon. Ve veux dire, comment fait-on qu’un livre vaut la peine d’être publié ?
— Je ne sais pas. Si vous pensez que vous avez fait de votre mieux… Avez-vous ce texte avec vous ?
— Oui mais f’est un exemplaire manuscrit, s’excusa Luther. Ve viens de m’en rendre compte. V’en ai une version dactylographiée, mais ve me suis trompé d’enveloppe en partant de chez moi. Voulez-vous que v’aille la ferfer et que ve repaffe plus tard ?
— Non, montrez-moi toujours.
— F’est que…
— Allons, ne soyez pas timide. Je suis certain que vous écrivez lisiblement.
Il lui tendit l’enveloppe. Harry en sortit les pages et en parcourut quelques-unes, sidéré par la perfection de l’écriture.
— C’est votre écriture ?
— Oui.
— Nom d’un chien, on dirait que… C’est… c’est une écriture incroyable. Comment faites-vous ?
— Ve l’ignore. F’est mon écriture.
— Si vous êtes d’accord, laissez-le moi. Le temps de le lire. Je vous dirai honnêtement ce que j’en pense.
— Vraiment ?
— Bien sûr.
Luther accepta volontiers et il repartit. Mais au lieu de quitter Goose Cove, il se cacha dans les taillis et il attendit Nola, comme il faisait toujours. Elle arriva peu après, heureuse de savoir leur départ proche. Elle ne remarqua pas la silhouette tapie dans les fourrés qui l’observait. Elle entra dans la maison par la porte principale, sans sonner, comme elle faisait désormais tous les jours.
— Harry chéri ! appela-t-elle pour s’annoncer.
Il n’y eut aucune réponse. La maison semblait déserte. Elle appela encore. Silence. Elle traversa la salle à manger et le salon, sans le trouver. Il n’était pas dans son bureau. Ni sur la terrasse. Elle descendit alors les escaliers jusqu’à la plage et cria son nom. Peut-être était-il allé se baigner ? Il faisait ça lorsqu’il avait trop travaillé. Mais il n’y avait personne non plus sur la plage. Elle sentit la panique l’envahir : où pouvait-il bien être ? Elle retourna dans la maison, appela encore. Personne. Elle passa en revue toutes les pièces du rez-de-chaussée puis monta à l’étage. Ouvrant la porte de la chambre, elle le trouva assis sur son lit, en train de lire un paquet de feuilles.
— Harry ? Vous étiez là ? Ça va faire dix minutes que je vous cherche partout…
Il sursauta en l’entendant.
— Pardon, Nola, je lisais… Je ne t’ai pas entendue.
Il se leva, rempila les pages qu’il tenait dans ses mains et les glissa dans un tiroir de sa commode.
Elle eut un sourire :
— Et que lisiez-vous de si passionnant que vous ne m’ayez même pas entendue hurler votre nom à travers la maison ?
— Rien d’important.
— C’est la suite de votre roman ? Montrez-moi !
— Rien d’important, je te montrerai à l’occasion.
Elle le regarda d’un air mutin :
— Vous êtes sûr que ça va, Harry ?
Il rit.
— Tout va bien, Nola.
Ils sortirent sur la plage. Elle voulait voir les mouettes. Elle ouvrit grands les bras, comme si elle avait des ailes, et courut en décrivant de grands cercles.
— J’aimerais pouvoir voler, Harry ! Plus que dix jours ! Dans dix jours nous nous envolerons ! Nous partirons de cette ville de malheur pour toujours !
Ils se croyaient seuls sur la plage. Ni Harry, ni Nola ne se doutaient que Luther Caleb les observait, depuis la forêt, au-dessus des rochers. Il attendit qu’ils retournent dans la maison pour sortir de sa cachette : il longea le chemin de Goose Cove en courant et regagna sa Mustang, sur le chemin forestier parallèle. Il se rendit à Aurora et gara sa voiture devant le Clark’s. Il se précipita à l’intérieur : il devait absolument parler à Jenny. Il fallait que quelqu’un sache. Il avait un mauvais pressentiment. Mais Jenny n’avait aucune envie de le voir.
— Luther ? Tu ne devrais pas être ici, lui dit-elle lorsqu’il se présenta devant le comptoir.
— Venny… Ve fuis dévolé pour l’autre matin. Ve n’aurais pas dû t’attraper le bras comme ve l’ai fait.
— J’ai eu un bleu après ça…
— Ve fuis dévolé.
— Il faut que tu partes maintenant.
— Non, attends…
— J’ai porté plainte contre toi, Luther. Travis dis que si tu reviens en ville, je dois l’appeler et que tu auras affaire à lui. Tu ferais bien de partir avant qu’il ne te voie ici.
Le géant eut un air dépité.
— Tu as porté plainte contre moi ?
— Oui. Tu m’as fait si peur l’autre matin…
— Mais ve dois te parler de quelque fove d’important.
— Rien n’est important, Luther. Va-t’en…
— F’est à propos de Harry Quebert…
— Harry ?
— Oui, dis-moi fe que tu penfes de Harry Quebert…
— Pourquoi me parles-tu de lui ?
— As-tu confianfe en lui ?
— Confiance ? Oui, bien sûr. Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Il faut que ve te dive quelque fove…
— Me dire quelque chose ? Quoi donc ?
Au moment où Luther s’apprêtait à répondre, une voiture de police apparut sur la place qui faisait face au Clark’s.
— C’est Travis ! s’écria Jenny. File, Luther, file ! Je ne veux pas que tu aies des ennuis.
— C’est bien simple, me dit Harry, c’était le plus beau livre que j’avais jamais lu. Et je ne savais même pas que c’était pour Nola ! Son nom n’apparaissait pas. C’était une histoire d’amour extraordinaire. Je n’ai plus jamais revu Caleb ensuite. Je n’ai plus eu l’occasion de lui rendre son texte. Car survinrent les événements que vous savez. Quatre semaines après, j’apprenais que Luther Caleb s’était tué sur la route. Et je détenais le manuscrit original de ce que je savais être un chef-d’œuvre. Alors j’ai décidé de le reprendre à mon compte. Voilà comment j’ai basé ma carrière et ma vie sur un mensonge. Comment pouvais-je imaginer le succès qu’allait connaître ce livre ? Ce succès m’a rongé toute ma vie ! Toute ma vie ! Et voilà que trente-trois ans plus tard, la police retrouve Nola et ce manuscrit dans mon jardin. Dans mon jardin ! Et à ce moment-là, j’ai eu tellement peur de tout perdre, que j’ai dit que j’avais écrit ce livre pour elle.
— Par peur de tout perdre ? Vous avez préféré être accusé de meurtre plutôt que de révéler la vérité sur ce manuscrit ?
— Oui ! Oui ! Parce que toute ma vie est un mensonge, Marcus !
— Donc Nola ne vous a jamais volé cette copie. Vous avez dit ça pour vous assurer que personne ne mettrait en doute que vous en étiez l’auteur.
— Oui. Mais alors, d’où sort l’exemplaire qu’elle avait avec elle ?
— Luther le lui avait déposé dans sa boîte aux lettres, dis-je.
— Dans sa boîte aux lettres ?
— Luther savait que vous alliez vous enfuir avec Nola, il vous avait entendus en parler sur la plage. Il savait que Nola allait partir sans lui, et c’est ainsi qu’il a terminé son histoire : avec le départ de l’héroïne. Il lui écrit une dernière lettre, une lettre où il lui souhaite une belle vie. Et cette lettre est dans le manuscrit qu’il va vous apporter ensuite. Luther savait tout. Mais voilà que le jour du départ, probablement dans la nuit du 29 au 30 août, il éprouve le besoin de boucler la boucle : il veut achever son histoire avec Nola comme s’achève son manuscrit. Alors il dépose une dernière lettre dans la boîte aux lettres des Kellergan. Ou plutôt un dernier paquet. La lettre d’adieu et le manuscrit de son livre, pour qu’elle sache combien il l’aime. Et comme il sait qu’il ne la verra plus jamais, il écrit sur la couverture : Adieu, Nola chérie. Il a certainement guetté jusqu’au matin, pour être sûr que ce soit bien Nola qui relève le courrier. Comme il faisait toujours. Mais en trouvant la lettre et le manuscrit, Nola a pensé que c’était vous qui lui aviez écrit. Elle a cru que vous ne viendriez pas. Elle a décompensé. Elle est devenue comme folle.
Harry s’effondra, il se tenait le cœur des deux mains.
— Racontez-moi, Marcus ! Racontez-moi, vous. Je veux que ce soient vos mots ! Vos mots sont toujours si bien choisis !
Racontez-moi ce qui s’est passé ce 30 août 1975.
30 août 1975
Un jour de la fin août, une fille de quinze ans a été assassinée à Aurora. Elle s’appelait Nola Kellergan. Toutes les descriptions que vous entendrez à son propos la décriront débordante de vie et de rêves.
Il serait difficile de limiter les causes de sa mort aux événements du 30 août 1975. Peut-être qu’au fond tout commence des années plus tôt. Dans le courant des années 1960, lorsque des parents ne voient pas la maladie qui s’installe dans leur enfant. Une nuit de 1967, peut-être, lorsqu’un jeune homme se fait défigurer par une bande de voyous éméchés, et que l’un d’eux, pétri de remords, s’efforce de se racheter une conscience en se rapprochant secrètement de sa victime. Cette nuit de l’année 1969, lorsqu’un père décide de taire le secret de sa fille. Ou peut-être que tout commence une après-midi de juin 1975, lorsque Harry Quebert rencontre Nola et qu’ils tombent amoureux.
C’est l’histoire de parents qui ne veulent pas voir la vérité à propos de leur enfant.
C’est l’histoire d’un riche héritier qui, dans ses années de jeunesse, un peu voyou, a détruit les rêves d’un jeune homme, et vit depuis hanté par son geste.
C’est l’histoire d’un homme qui rêve de devenir un grand écrivain, et qui se laisse lentement consumer par son ambition.
À l’aube du 30 août 1975, une voiture se gara devant le 245 Terrace Avenue. Luther Caleb venait dire adieu à Nola. Il était chamboulé. Il ne savait plus s’ils s’étaient aimés ou s’il avait rêvé ; il ne savait plus s’ils s’étaient vraiment écrit toutes ces lettres. Mais il savait que Nola et Harry avaient prévu de s’enfuir aujourd’hui. Lui aussi voulait quitter le New Hampshire et fuir loin, loin de Stern. Ses pensées se mélangeaient : l’homme qui lui avait redonné goût à l’existence était aussi celui qui la lui avait volée. C’était un cauchemar. La seule chose qui importait à présent, c’était de finir son histoire d’amour. Il devait donner à Nola la dernière lettre. Il l’avait écrite depuis presque trois semaines, depuis le jour où il avait entendu Harry et Nola dire qu’ils s’enfuiraient le 30 août. Il s’était empressé de terminer son livre, il en avait même soumis l’original à Harry Quebert : il voulait savoir si cela valait la peine de le faire éditer. Mais plus rien ne valait la peine à présent. Il avait même renoncé à récupérer son texte. Il en avait conservé une copie dactylographiée, il l’avait fait joliment relier, pour Nola. Ce samedi 30 août était le jour où il déposa dans la boîte aux lettres des Kellergan la dernière lettre qui devait clore leur histoire, ainsi que le manuscrit, pour que Nola se souvienne de lui. Quel titre devait-il donner à ce livre ? Il n’en savait rien. Il n’y aurait jamais de livre, pourquoi lui donner un titre ? Il s’était contenté d’en dédicacer la couverture, pour lui souhaiter bon voyage : Adieu, Nola chérie.
Garé dans la rue, il attendait que le jour se lève. Il attendait qu’elle sorte. Il voulait juste s’assurer que ce soit bien elle qui trouve le livre. Depuis qu’ils s’écrivaient, c’était toujours elle qui venait chercher le courrier. Il attendit ; il se dissimula du mieux qu’il put : personne ne devait le voir, surtout pas cette brute de Travis Dawn, sinon il lui ferait sa fête. Il avait reçu assez de coups pour toute sa vie.
À onze heures, elle sortit enfin de chez elle. Elle regarda aux alentours, comme à chaque fois. Elle était rayonnante. Elle portait une robe rouge, ravissante. Elle se précipita vers la boîte aux lettres, sourit en voyant l’enveloppe et le paquet. Elle se dépêcha de lire la lettre et, soudain, vacilla. Elle s’enfuit alors dans la maison, en pleurs. Ils ne partiraient pas ensemble, Harry ne l’attendrait pas au motel. Sa dernière lettre était une lettre d’adieu.
Elle se réfugia dans sa chambre et s’effondra sur son lit, emportée par le chagrin. Pourquoi ? Pourquoi la rejetait-il ? Pourquoi lui avoir fait croire qu’ils s’aimeraient pour toujours ? Elle feuilleta le manuscrit : qu’était-ce donc que ce livre dont il ne lui avait jamais parlé ? Ses larmes coulaient sur le papier et le tachaient. C’étaient leurs lettres, toutes leurs lettres étaient là, et la dernière qui venait clore le livre : il lui avait menti depuis toujours. Il n’avait jamais prévu de fuir avec elle. Elle avait mal à la tête, elle pleurait tellement. Elle voulait mourir tant elle avait mal.
La porte de sa chambre s’ouvrit doucement. Son père l’avait entendue pleurer.
— Que se passe-t-il, ma chérie ?
— Rien, Papa.
— Ne dis pas rien, je vois bien qu’il se passe quelque chose…
— Oh, Papa ! Je suis si triste ! Si triste !
Elle se jeta au cou du révérend.
— Lâche-la ! hurla soudain Louisa Kellergan. Elle ne mérite pas d’amour ! Lâche-la, David, veux-tu !
— Arrête, Nola… Ne recommence pas !
— Tais-toi, David ! Tu es un minable ! Tu as été incapable d’agir ! Maintenant je suis obligée de terminer le travail moi-même.
— Nola ! Au nom du ciel ! Calme-toi ! Calme-toi ! Je ne te laisserai plus te faire du mal.
— Laisse-nous, David ! explosa Louisa en repoussant son mari d’un geste vif.
Il recula jusque dans le couloir, impuissant.
— Viens ici, Nola ! hurlait la mère. Viens ici ! Tu vas voir ce que tu vas voir !
La porte se referma. Le révérend Kellergan était tétanisé. Il ne pouvait qu’entendre ce qui se passait à travers la cloison.
— Maman, pitié ! Arrête ! Arrête !
— Tiens, prends ça ! Voilà ce qu’on fait aux filles qui ont tué leur mère.
Et le révérend se précipita dans le garage et alluma son pick-up, montant le volume au maximum.
Toute la journée, la musique résonna dans la maison et aux alentours. Les passants jetaient un regard désapprobateur en direction des fenêtres. Certains se regardaient entre eux d’un air entendu : on savait ce qui se passait chez les Kellergan lorsqu’il y avait la musique.
Luther n’avait pas bougé. Toujours au volant de sa Chevrolet, dissimulé parmi les rangées de voitures garées le long des trottoirs, il ne quittait pas la maison des yeux. Pourquoi avait-elle pleuré ? N’avait-elle pas aimé sa lettre ? Et son livre ? Ne l’avait-elle pas aimé non plus ? Pourquoi des pleurs ? Il s’était donné tant de peine. Il lui avait écrit un livre d’amour, l’amour ne devait pas faire pleurer.
Il attendit ainsi jusqu’à dix-huit heures. Il ne savait plus s’il devait attendre qu’elle réapparaisse ou s’il devait aller sonner à la porte. Il voulait la voir, lui dire qu’il ne fallait pas pleurer. C’est alors qu’il la vit apparaître dans le jardin : elle était sortie par la fenêtre. Elle observa la rue pour s’assurer que personne ne la voyait, et elle s’engagea discrètement sur le trottoir. Elle portait un sac en cuir en bandoulière. Bientôt, elle se mit à courir. Luther démarra.
La Chevrolet noire s’arrêta à sa hauteur.
— Luther ? dit Nola.
— Ne pleure pas… Ve fuis vuste venu te dire de ne pas pleurer.
— Oh, Luther, il m’arrive quelque chose de si triste… Emmène-moi ! Emmène-moi !
— Où vas-tu ?
— Loin du monde.
Sans même attendre la réponse de Luther, elle s’engouffra sur le siège passager.
— Roule, mon brave Luther ! Je dois aller au Sea Side Motel. C’est impossible qu’il ne m’aime pas ! Nous nous aimons comme personne ne peut aimer !
Luther obéit. Ni lui ni Nola n’avaient remarqué la voiture de patrouille qui arrivait au carrefour. Travis Dawn venait de passer une énième fois devant chez les Quinn, attendant que Jenny soit seule pour lui offrir les roses sauvages qu’il lui avait cueillies. Incrédule, il regarda Nola monter dans cette voiture qu’il ne connaissait pas. Il avait reconnu Luther au volant. Il regarda la Chevrolet s’éloigner et attendit encore un peu avant de la suivre : il ne fallait pas la perdre de vue, mais surtout ne pas trop la coller. Il avait bien l’intention de comprendre ce qui poussait Luther à passer tant de temps à Aurora. Venait-il épier Jenny ? Pourquoi emmenait-il Nola ? Avait-il l’intention de commettre un crime ? Tout en roulant, il se saisit du micro de sa radio de bord : il voulait appeler du renfort, pour être certain de coincer Luther si l’arrestation tournait mal. Mais il se ravisa aussitôt : il ne voulait pas s’embarrasser d’un collègue. Il voulait régler les choses à sa façon : Aurora était une ville tranquille, et il comptait bien faire en sorte qu’elle le reste. Il allait donner une leçon à Luther, une leçon dont il se souviendrait toujours. Ce serait la dernière fois qu’il mettrait les pieds ici. Et il se demanda encore comment Jenny avait pu tomber amoureuse de ce monstre.
— C’est toi qui as écrit ces lettres ? s’insurgea Nola dans la voiture lorsqu’elle eut entendu les explications de Caleb.
— Oui…
Elle essuya ses larmes du revers de la main.
— Luther, tu es fou ! On ne vole pas le courrier des gens ! C’est mal ce que tu as fait !
Il baissa la tête, honteux.
— Ve fuis dévolé… Ve me fentais fi feul…
Elle posa une main amicale sur sa puissante épaule.
— Allons, ce n’est pas grave, Luther ! Parce que cela signifie que Harry m’attend ! Il m’attend ! Nous allons partir ensemble !
À cette seule pensée, elle s’illumina.
— Tu as de la fanfe, Nola. Vous vous aimez… Fa veut dire que vous ne ferez vamais feuls.
Ils roulaient sur la route 1 à présent. Ils passèrent devant le croisement avec le chemin de Goose Cove.
— Adieu, Goose Cove ! s’écria Nola, heureuse. Cette maison est le seul endroit ici dont je garde des souvenirs heureux.
Elle éclata de rire. Sans raison. Et Luther rit à son tour. Lui et Nola se quittaient mais ils se quittaient bien. Soudain, ils entendirent une sirène de police derrière eux. Ils arrivaient à proximité de la forêt, et c’était là que Travis avait décidé d’intercepter Caleb et de le corriger. Personne ne les verrait dans les bois.
— F’est Travis ! hurla Luther. F’il nous attrape, nous fommes finis.
La panique gagna immédiatement Nola.
— Pas la police ! Oh, Luther, je t’en supplie, fais quelque chose !
La Chevrolet accéléra. C’était un modèle puissant. Travis pesta et somma par le haut-parleur Luther de s’arrêter et de se ranger sur le bas-côté.
— Ne t’arrête pas ! le supplia Nola. Fonce ! Fonce !
Luther accéléra davantage. La Chevrolet distança un peu plus la voiture de Travis. Après Goose Cove, la route 1 suivait quelques courbes : Luther les prit très serrées et en profita pour gagner encore un peu d’avance. Il entendit la sirène s’éloigner.
— Il va appeler du renfort, dit Luther.
— S’il nous attrape, je ne partirai jamais avec Harry !
— Alors nous allons nous enfuir dans la forêt. La forêt est immenfe, perfonne ne nous y retrouvera. Tu pourras atteindre le Fea Fide Motel. Fi on me prend, Nola, ve ne dirai rien. Ve ne dirai pas que tu étais avec moi. Ainfi, tu pourras t’enfuir avec Harry.
— Oh, Luther…
— Promets-moi de garder mon livre ! Promets de le garder en souvenir de moi !
— Je promets !
À ces mots, Luther braqua subitement le volant et la voiture s’enfonça à travers les fourrés de la lisière de la forêt, avant de s’immobiliser derrière des épais buissons de ronces. Ils en descendirent précipitamment.
— Cours ! ordonna Luther à Nola. Cours !
Ils fendirent les taillis épineux. Sa robe se déchira et son visage se griffa.
Travis pesta. Il ne voyait plus la Chevrolet noire. Il accéléra encore, et ne remarqua pas la carrosserie noire dissimulée par les fourrés. Il continua tout droit sur la route 1.
Ils couraient à travers la forêt. Nola devant et Luther derrière, ayant plus de difficulté à se faufiler à travers les branches basses à cause de sa corpulence.
— Cours, Nola ! Ne t’arrête pas ! s’écria-t-il.
Sans s’en rendre compte, ils s’étaient rapprochés de la lisière de la forêt. Ils étaient aux abords de Side Creek Lane.
À la fenêtre de sa cuisine, Deborah Cooper observait les bois. Soudain, il lui sembla y apercevoir du mouvement. Elle regarda plus attentivement, et vit une fille qui courait à toute allure, poursuivie par un homme. Elle se précipita sur le téléphone et composa le numéro de la police.
Travis venait de s’arrêter sur le bas-côté de la route lorsqu’il reçut l’appel de la centrale : une jeune fille avait été aperçue près de Side Creek Lane, apparemment poursuivie par un homme. L’officier confirma réception de la réquisition et fit aussitôt demi-tour en direction de Side Creek Lane, gyrophares enclenchés et sirène hurlante. Après un demi-mile, son regard fut attiré par un reflet lumineux : un pare-brise ! C’était la Chevrolet noire, dissimulée dans les fourrés ! Il s’arrêta et s’approcha du véhicule, l’arme à la main : il était vide. Il retourna immédiatement à sa voiture et fonça jusque chez Deborah Cooper.
Ils s’arrêtèrent près de la plage pour reprendre leur souffle.
— Tu crois que c’est bon ? demanda Nola à Luther.
Il tendit l’oreille : il n’y avait plus aucun bruit.
— On devrait attendre un peu ifi, dit-il. On est à l’abri dans la forêt.
Nola avait le cœur qui battait fort. Elle pensait à Harry. Elle pensait à sa mère. Sa mère lui manquait.
— Une fille en robe rouge, expliqua Deborah à l’officier Dawn. Elle courait en direction de la plage. Il y avait à ses trousses un homme. Je n’ai pas bien vu. Mais il était plutôt costaud.
— Ce sont eux, dit-il. Puis-je utiliser votre téléphone ?
— Bien entendu.
Travis appela le Chef Pratt chez lui.
— Chef, je suis désolé de vous déranger en congé, mais j’ai une drôle d’affaire. J’ai surpris Luther Caleb à Aurora…
— Encore ?
— Oui. Sauf que cette fois, il a fait monter Nola Kellergan dans sa voiture. J’ai essayé de l’intercepter mais il m’a semé. Il s’est enfui dans les bois, avec la petite Nola. Je crois qu’il s’en est pris à elle, Chef. La forêt est dense, et seul, je ne peux rien.
— Nom de Dieu. T’as bien fait d’appeler ! J’arrive tout de suite.
— Nous irons au Canada. J’aime le Canada. Nous habiterons une jolie maison, au bord d’un lac. Nous serons si heureux.
Luther sourit. Assis sur un tronc mort, il écoutait les rêves de Nola.
— F’est un beau projet, dit-il.
— Oui. Quelle heure as-tu ?
— Il est presque dix-huit quarante-cinq.
— Alors il faut que je me mette en route. J’ai rendez-vous à dix-neuf heures, chambre 8. De toute façon, nous ne risquons plus rien maintenant.
Mais à cet instant, ils entendirent des bruits. Puis des éclats de voix.
— La police ! paniqua Nola.
Le Chef Pratt et Travis fouillaient la forêt ; ils en longeaient l’orée, près de la plage. Ils avançaient dans les bois, la matraque à la main.
— Va-t’en, Nola, dit Luther. Va-t’en, moi ve resterai ifi.
— Non ! Je ne peux pas te laisser !
— Va-t’en, bon sang ! Va-t’en ! Tu auras le temps d’aller au motel. Harry fera là ! Fuyez vite ! Fuyez le plus vite poffible. Fuyez et foyez heureux.
— Luther, Je…
— Adieu, Nola. Fois heureuve. Aime mon livre comme v’aurais voulu que tu m’aimes.
Elle pleurait. Elle lui fit un signe de la main et disparut entre les arbres.
Les deux policiers avançaient d’un bon pas. Au bout de quelques centaines de mètres, ils aperçurent une silhouette.
— C’est Luther ! beugla Travis. C’est lui !
Il était assis sur la souche. Il n’avait pas bougé. Travis se précipita sur lui, et le saisit au collet.
— Où est la gamine ? hurla-t-il en le secouant.
— Quelle gamine ? demanda Luther.
Il essaya de compter dans sa tête le temps qu’il faudrait à Nola pour arriver au motel.
— Où est Nola ? Que lui as-tu fait ? répéta Travis.
Comme Luther ne répondait pas, le Chef Pratt, venant par-derrière, lui attrapa une jambe et, décochant un très violent coup de matraque, lui brisa le genou.
Nola entendit un hurlement. Elle stoppa net sa course et tressaillit. Ils avaient trouvé Luther, ils le battaient. Elle hésita une fraction de seconde : elle devait rebrousser chemin, elle devait aller se montrer aux agents. Ce serait trop injuste que Luther ait des ennuis à cause d’elle. Elle voulut retourner vers la souche, mais soudain elle sentit une main qui lui attrapa l’épaule. Elle se retourna et sursauta :
— Maman ? Dit-elle.
Les deux genoux cassés, Luther gisait au sol, gémissant. Tour à tour, Travis et Pratt lui donnaient des coups de pied et de matraque.
— Qu’as-tu fait à Nola ? criait Travis. Tu lui as fait du mal ? Hein ? T’es un putain de détraqué, c’est ça ? T’as pas pu t’empê-cher de lui faire du mal !
Luther hurlait sous les coups, suppliant les policiers d’arrêter.
— Maman ?
Louisa Kellergan sourit tendrement à sa fille.
— Qu’est-ce que tu fais ici, ma chérie ? demanda-t-elle.
— Je me suis enfuie.
— Pourquoi ?
— Parce que je veux rejoindre Harry. Je l’aime tellement.
— Tu ne dois pas laisser ton père tout seul. Ton père serait trop malheureux sans toi. Tu ne peux pas partir comme ça…
— Maman… Maman, je suis désolée pour ce que je t’ai fait.
— Je te pardonne, ma chérie. Mais tu dois arrêter de te faire du mal, maintenant.
— D’accord.
— Tu me le promets ?
— Je te le promets, Maman. Que dois-je faire, maintenant ?
— Rentre auprès de ton père. Ton père a besoin de toi.
— Mais, et Harry ? Je ne veux pas le perdre.
— Tu ne le perdras pas. Il t’attendra.
— C’est vrai ?
— Oui. Il t’attendra jusqu’à la fin de sa vie.
Nola entendit encore des cris. Luther ! Elle courut à toutes jambes jusqu’à la souche. Elle cria, elle cria de toutes ses forces pour que les coups cessent. Elle surgit d’entre les fourrés.
Luther était étendu, mort. Debout devant lui, le Chef Pratt et l’officier Travis regardaient le corps, hagards. Il y avait du sang partout.
— Qu’avez-vous fait ? hurla Nola.
— Nola ? dit Pratt. Mais…
— Vous avez tué Luther !
Elle se jeta sur le Chef Pratt, qui la repoussa d’une gifle. Elle saigna immédiatement du nez. Elle tremblait de peur.
— Pardon, Nola, je ne voulais pas te faire de mal, balbutia Pratt.
Elle recula.
— Vous… Vous avez tué Luther !
— Attends, Nola !
Elle s’enfuit à toutes jambes. Travis essaya de la rattraper par les cheveux ; il lui arracha une poignée de mèches blondes.
— Rattrape-la, bon Dieu ! hurla Pratt à Travis. Rattrape-la !
Elle fila entre les taillis, écorchant ses joues, et traversa la dernière rangée d’arbres. Une maison. Une maison ! Elle se précipita vers la porte de la cuisine. Son nez saignait toujours. Elle avait du sang sur le visage. Deborah Cooper lui ouvrit, paniquée, et la fit entrer.
— À l’aide, gémit Nola. Appelez des secours.
Deborah se précipita de nouveau sur le téléphone pour prévenir la police.
Nola sentit une main lui obstruer la bouche. D’un geste puissant, Travis la souleva. Elle se débattit, mais il la serrait trop fort. Il n’eut pas le temps de ressortir de la maison : Deborah Cooper revenait déjà du salon. Elle poussa un cri d’effroi.
— Ne vous inquiétez pas, balbutia Travis. Je suis de la police. Tout va bien.
— Au secours ! hurla Nola en essayant de se dégager. Ils ont tué un homme ! Ces policiers ont assassiné un homme ! Il y a un homme mort dans la forêt !
Il s’écoula un moment dont il n’est pas possible de dire combien de temps il dura. Deborah Cooper et Travis se dévisagèrent en silence : elle n’osa pas se précipiter sur le téléphone, il n’osa pas s’enfuir. Puis un coup de feu retentit et Deborah s’écroula par terre. Le Chef Pratt venait de l’abattre avec son arme de service.
— Vous êtes fou ! hurla Travis. Complètement fou ! Pourquoi avez-vous fait ça ?
— On n’a pas le choix, Travis. Tu sais ce qui nous serait arrivé si la vieille avait cafté…
Travis tremblait.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda le jeune officier.
— J’en sais rien.
Nola, terrorisée, rassemblant l’énergie du désespoir, profita de ce moment de flottement pour se défaire de la prise de Travis. Avant que le Chef Pratt n’ait eu le temps de réagir, elle se jeta hors de la maison par la porte de la cuisine. Elle perdit l’équilibre sur les marches et tomba. Elle se releva aussitôt, mais la main puissante du Chef la retint par les cheveux. Elle poussa un hurlement et lui mordit le bras qu’il tenait près de son visage. Le Chef la relâcha, mais elle n’eut pas le temps de s’enfuir : Travis lui asséna un coup de matraque qui vint frapper l’arrière de son crâne. Elle s’écroula par terre. Il recula, épouvanté. Il y avait du sang partout. Elle était morte.
Travis resta penché un instant sur le corps. Il eut envie de vomir. Pratt tremblait. De la forêt, on entendit les oiseaux chanter.
— Qu’est-ce qu’on a fait, Chef ? murmura Travis, hagard.
— Du calme. Du calme. Ce n’est pas le moment de paniquer.
— Oui, Chef.
— On doit se débarrasser de Caleb et Nola. Ça, c’est la chaise électrique, tu comprends.
— Oui, Chef. Et Cooper ?
— On fera croire à un assassinat. Un brigandage qui a mal tourné. Tu vas faire exactement ce que je te dis.
Travis pleurait à présent.
— Oui, Chef. Je ferai tout ce qu’il faut.
— Tu m’as dit que tu avais vu la voiture de Caleb près de la route 1.
— Oui. Il y a les clés sur le contact.
— C’est très bien. On va mettre les corps dans la voiture. Et tu vas t’en débarrasser, d’accord ?
— Oui.
— Dès que tu seras parti, je préviendrai des renforts, pour que personne ne nous soupçonne. Il faut faire vite, d’accord ?
Quand la cavalerie arrivera, tu seras déjà loin. Dans la cohue, personne ne remarquera que tu n’es pas là.
— Oui. Chef… Mais je crois que la mère Cooper a de nouveau appelé les urgences.
— Merde ! Il faut se grouiller alors !
Ils traînèrent les corps de Luther et de Nola jusque dans la Chevrolet. Puis Pratt s’enfuit en courant à travers la forêt, en direction de la maison de Deborah Cooper et des voitures de police. Il saisit sa radio de bord pour avertir la centrale qu’il venait de trouver Deborah Cooper assassinée par balle.
Travis s’installa au volant de la Chevrolet et démarra. Au moment où il sortait des fourrés, il croisa une patrouille du bureau du shérif qui avait été appelée en renfort par la centrale suite au deuxième appel de Deborah Cooper.
Pratt était en train de contacter la centrale lorsqu’il entendit une sirène de police, proche. À la radio, on annonça une poursuite sur la route 1 entre une voiture du bureau du shérif et une Chevrolet Monte Carlo noire repérée aux abords de Side Creek Lane. Le Chef Pratt annonça qu’il arrivait en renfort immédiatement. Il démarra, enclencha sa sirène, passa par la route forestière parallèle. Lorsqu’il déboucha sur la route 1, il manqua de peu de percuter Travis. Ils se regardèrent un instant : ils étaient terrifiés.
Au cours de la poursuite, Travis parvint à faire partir la voiture de l’adjoint du shérif en embardée. Il rejoignit la route 1, direction sud, et bifurqua à Goose Cove. Pratt le talonnait, faisant semblant de le poursuivre. À la radio, il donnait des positions erronées, prétendant être sur la route de Montburry. Il coupa sa sirène, s’engouffra dans le chemin de Goose Cove et le rejoignit devant la maison. Les deux hommes sortirent de voiture, paniqués, aux abois.
— T’es pas fou de t’arrêter ici ? dit Pratt.
— Quebert n’est pas là, répondit Travis. Je sais qu’il est absent de la ville quelque temps, il l’a dit à Jenny Quinn qui me l’a dit.
— J’ai demandé des barrages sur toutes les routes. J’étais obligé.
— Merde ! Merde ! gémit Travis. Je suis coincé ! Qu’est-ce qu’on fait alors ?
Pratt regarda autour de lui. Il remarqua le garage vide.
— Laisse la voiture là-dedans, verrouille la porte et dépêche-toi de retourner à Side Creek Lane par la plage. Va faire semblant de fouiller la maison de Cooper. Je reprends la poursuite. Nous nous débarrasserons des corps cette nuit. Tu as une veste dans ta voiture ?
— Oui.
— Enfile-la. T’es couvert de sang.
Un quart d’heure plus tard, alors que Pratt croisait près de Montburry les patrouilles venues en renfort, Travis, en veste, entouré de collègues affluant de tout l’État, bouclait le périmètre de Side Creek Lane où venait d’être retrouvé le corps de Deborah Cooper.
Au cœur de la nuit, Travis et Pratt revinrent à Goose Cove. Ils enterrèrent Nola à vingt mètres de la maison. Pratt avait déjà établi le périmètre de fouilles avec le capitaine Rodik, de la police d’État : il savait que Goose Cove n’en faisait pas partie, personne ne viendrait la chercher ici. Elle avait gardé son sac en bandoulière et ils l’ensevelirent avec, sans même regarder ce qu’il contenait.
Lorsque le trou fut rebouché, Travis reprit la Chevrolet noire et disparut sur la route 1, le cadavre de Luther dans le coffre. Il pénétra dans le Massachusetts. Sur le trajet, il dut franchir deux barrages de police.
— Papiers du véhicule, dirent à chaque fois les flics, nerveux, en voyant la voiture.
Et chaque fois, Travis brandit sa plaque.
— Police d’Aurora, les gars. Je suis justement sur la piste de notre homme.
Les policiers saluèrent leur collègue avec déférence, lui souhaitant bon courage.
Il roula jusqu’à une petite ville côtière qu’il connaissait bien. Sagamore. Il prit la route du bord de l’océan, celle qui longe les falaises de Sunset Cove. Il y avait un parking désert. La journée, la vue était magnifique ; il avait souvent voulu y emmener Jenny pour une virée romantique. Il arrêta la voiture, installa Luther à la place du conducteur, versa dans sa bouche du mauvais alcool. Puis il mit la voiture au point mort et la poussa : elle roula d’abord doucement sur la petite pente herbeuse, avant de dévaler la paroi rocheuse et de disparaître dans le vide dans un fracas métallique.
Il redescendit ensuite la route sur quelques centaines de mètres. Une voiture attendait sur le bas-côté. Il monta à la place du passager. Il était en sueur et couvert de sang.
— C’est fait, dit-il à Pratt, installé au volant.
Le Chef démarra.
— Nous ne devrons plus jamais parler de ce qui s’est passé, Travis. Et lorsqu’ils retrouveront la voiture, il faudra étouffer l’affaire. Ne pas avoir de coupable, c’est la seule manière de ne jamais risquer d’être inquiété. Compris ?
Travis hocha la tête. Il mit la main dans sa poche et serra le collier qu’il avait secrètement arraché du cou de Nola au moment de l’enterrer. Un joli collier en or avec le prénom NOLA inscrit dessus.
Harry s’était rassis sur le canapé.
— Alors ils ont tué Nola, Luther et Deborah Cooper.
— Oui. Et ils se sont arrangés pour que l’enquête n’aboutisse jamais. Harry, vous saviez que Nola avait des épisodes psychotiques, hein ? Et vous en avez parlé au révérend Kellergan à l’époque…
— J’ignorais l’histoire de l’incendie. Mais j’ai découvert que Nola avait des fragilités lorsque je suis allé chez les Kellergan pour en découdre avec eux à propos des mauvais traitements qu’ils lui infligeaient. J’avais promis à Nola que je n’irais pas voir ses parents, mais je ne pouvais pas ne rien faire, vous comprenez ? C’est là que j’ai compris que les parents Kellergan se résumaient au révérend tout seul, veuf depuis six ans et complètement dépassé par la situation. Il… Il refusait de voir la vérité en face. Je devais emmener Nola loin d’Aurora, pour la faire soigner.
— Alors la fuite, c’était pour la faire soigner…
— Pour moi, c’en était devenu la raison. Nous aurions vu de bons médecins, elle aurait guéri ! C’était une fille extraordinaire, Marcus ! Elle aurait fait de moi un grand écrivain, et moi j’aurais chassé ses mauvaises pensées ! Elle m’a inspiré, elle m’a guidé ! Elle m’a guidé toute ma vie ! Vous le savez, hein ? Vous le savez mieux que personne !
— Oui, Harry. Mais pourquoi ne m’avoir rien dit ?
— Je voulais le faire ! Je l’aurais fait s’il n’y avait pas eu ces fuites à propos de votre livre. J’ai pensé que vous aviez trahi ma confiance. J’étais en colère contre vous. Je crois que je voulais que votre livre soit un échec : je savais que plus personne ne vous prendrait au sérieux après l’histoire de la mère. Oui, c’est ça : je voulais que votre deuxième livre soit un échec. Comme le mien, au fond.
Nous restâmes silencieux un moment.
— Je regrette, Marcus. Je regrette tout. Vous devez être tellement déçu de moi…
— Non.
— Je sais que vous l’êtes. Vous aviez fondé tellement d’espoir en moi. J’ai construit ma vie sur un mensonge !
— Je vous ai toujours admiré pour ce que vous étiez, Harry. Et peu m’importe que vous ayez écrit ce livre ou non. C’est l’homme que vous êtes qui m’a tant appris de la vie. Et cela, personne ne peut le renier.
— Non, Marcus. Vous ne me regarderez plus jamais comme avant ! Et vous le savez. Je ne suis qu’une grande supercherie ! Un imposteur ! Voilà pourquoi je vous disais que nous ne pourrions plus être amis : tout est fini. Tout est fini, Marcus. Vous êtes en train de devenir un écrivain formidable, et moi je ne suis plus rien. Vous êtes un véritable écrivain, moi, je ne l’ai jamais été. Vous vous êtes battu pour votre livre, vous vous êtes battu pour retrouver l’inspiration, vous avez surmonté l’obstacle ! Alors que moi, lorsque j’ai été dans la même situation que vous, j’ai trahi.
— Harry, je…
— Ainsi est la vie, Marcus. Et vous savez que j’ai raison. Vous ne pourrez plus me regarder en face désormais. Et moi je ne pourrai plus vous regarder sans éprouver une jalousie débordante et destructrice, parce que vous avez réussi là où j’ai échoué.
Il me serra contre lui.
— Harry, murmurai-je. Je ne veux pas vous perdre.
— Vous saurez très bien vous débrouiller, Marcus. Vous êtes devenu un sacré bonhomme. Un sacré écrivain. Vous allez vous en tirer très bien ! Je le sais. À présent, nos chemins bifurquent pour toujours. On appelle ça le destin. Je n’ai jamais eu pour destin de devenir un grand écrivain. J’ai pourtant essayé de le changer : j’ai volé un livre, j’ai menti pendant trente ans. Mais le destin est indomptable : il finit toujours par triompher.
— Harry…
— Votre destin à vous, Marcus, a toujours été d’être écrivain. Je l’ai toujours su. Et j’ai toujours su que le moment que nous vivons maintenant allait arriver.
— Vous resterez toujours mon ami, Harry.
— Marcus, achevez votre livre. Ce livre sur moi, achevez-le ! Maintenant que vous savez tout, racontez la vérité au monde entier. La vérité nous délivrera tous. Écrivez la vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Délivrez-moi du mal qui me ronge depuis trente ans. C’est la dernière chose que je vous demande.
— Mais comment ? Je ne peux pas effacer le passé.
— Non, mais vous pouvez changer le présent. C’est le pouvoir des écrivains. Le paradis des écrivains, vous vous souvenez ? Je sais que vous saurez comment faire.
— Harry, vous êtes celui qui m’a fait grandir ! Vous avez fait de moi celui que je suis devenu !
— Ce n’est qu’une illusion, je n’ai rien fait, Marcus. Vous avez su grandir tout seul.
— Non ! C’est faux ! J’ai suivi vos conseils ! J’ai suivi vos trente et un conseils ! C’est comme ça que j’ai écrit mon premier livre ! Et le suivant ! Et tous les autres ! Vos trente et un conseils, Harry ? Vous vous rappelez ?
Il eut un sourire triste.
— Bien sûr que je me rappelle, Marcus.
Burrows, Noël 1999
— Joyeux Noël, Marcus !
— Un cadeau ? Merci, Harry. Qu’est-ce que c’est ?
— Ouvrez-le. C’est un enregistreur sur minidisque. Il paraît que c’est à la pointe de la technologie. Vous passez votre vie à prendre des notes de tout ce que je vous raconte, mais après, vous perdez vos notes et je dois tout répéter. Je me suis dit que comme ça, vous pourriez tout enregistrer.
— Très bien. Allez-y.
— Quoi ?
— Donnez-moi un premier conseil. Je vais enregistrer précieusement tous vos conseils.
— Bon. Quel genre de conseils ?
— Je ne sais pas… des conseils pour les écrivains. Et pour les boxeurs. Et pour les hommes.
— Tout ça ? Bien. Combien en voulez-vous ?
— Au moins cent !
— Cent ? Il faut bien que j’en garde pour moi pour avoir encore des choses à vous enseigner ensuite.
— Vous aurez toujours des choses à m’enseigner. Vous êtes le grand Harry Quebert.
— Je vais vous donner trente et un conseils. Je vous les donnerai au fil de ces prochaines années. Pas tous en même temps.
— Pourquoi trente et un ?
— Parce que trente et un ans, c’est un âge important. La dizaine vous façonne en tant qu’enfant. La vingtaine en tant qu’adulte. La trentaine fera de vous un homme, ou non. Et trente et un ans signifie que vous aurez passé ce cap. Comment vous imaginez-vous quand vous aurez trente et un ans ?
— Comme vous.
— Allons, ne dites pas de bêtises. Enregistrez, plutôt. Je vais aller dans l’ordre décroissant. Conseil numéro trente et un : ce sera un conseil à propos des livres. Alors voilà, 31 : le premier chapitre, Marcus, est essentiel. Si les lecteurs ne l’aiment pas, ils ne liront pas le reste de votre livre. Par quoi comptez-vous commencer le vôtre ?
— Je ne sais pas, Harry. Vous pensez qu’un jour j’y arriverai ?
— À quoi ?
— À écrire un livre.
— J’en suis certain.
Il me regarda fixement et sourit.
— Vous allez avoir trente et un ans, Marcus. Voilà, vous y êtes arrivé : vous êtes devenu un homme formidable. Devenir le Formidable, ce n’était rien, mais devenir un homme formidable a été le couronnement d’un long et magnifique combat contre vous-même. Je suis très fier de vous.
Il remit sa veste et noua son écharpe.
— Où allez-vous, Harry ?
— Je dois partir maintenant.
— Ne partez pas ! Restez !
— Je ne peux pas…
— Restez, Harry ! Restez encore un peu !
— Je ne peux pas.
— Je ne veux pas vous perdre !
— Au revoir, Marcus. De toute ma vie, vous avez été la plus belle des rencontres.
— Où allez-vous ?
— Je dois aller attendre Nola quelque part.
Il me serra encore contre lui.
— Trouvez l’amour, Marcus. L’amour donne du sens à la vie. Quand on aime, on est plus fort ! On est plus grand ! On va plus loin !
— Harry ! Ne me laissez pas !
— Au revoir, Marcus.
Il repartit. Il laissa la porte ouverte derrière lui et je la laissai ainsi très longtemps. Car ce fut la dernière fois que je revis mon maître et ami Harry Quebert.
Mai 2003, finale du championnat universitaire de boxe
— Marcus, vous êtes prêt ? On monte sur le ring dans trois minutes.
— J’ai la trouille, Harry.
— J’en suis certain. Et tant mieux : quand on n’a pas la trouille, on ne peut pas gagner. N’oubliez pas, boxez comme on construit un livre. Vous vous rappelez ? Chapitre 1, chapitre 2…
— Oui. Un, on percute. Deux, on assomme…
— C’est très bien, champion. Allez, prêt ? Ha, on est en finale du championnat, Marcus ! En finale ! Dire qu’il y a peu, vous ne vous battiez encore que contre des sacs, et vous voilà en finale du championnat ! Vous entendez le speaker : « Marcus Goldman et son coach Harry Quebert de l’université de Burrows. » C’est nous ! En avant !
— Attendez, Harry…
— Quoi ?
— J’ai un cadeau pour vous.
— Un cadeau ? Vous êtes certain que c’est bien le moment ?
— Absolument. Je veux que vous l’ayez avant le match. Il est dans mon sac, prenez-le. Je ne peux pas vous le donner, moi, à cause de mes gants.
— C’est un disque ?
— Oui, c’est une compilation ! Vos trente et une phrases les plus importantes. Sur la boxe, sur la vie, sur les livres.
— Merci, Marcus. Je suis très touché. Prêt à vous battre ?
— Plus que jamais…
— Allons-y, alors.
— Attendez, il y a encore une question que je me pose…
— Marcus ! Il est l’heure !
— Mais c’est important ! J’ai réécouté toutes nos bandes et vous n’y avez jamais répondu.
— Bon, allez-y. Je vous écoute.
— Harry, comment sait-on qu’un livre est terminé ?
— Les livres sont comme la vie, Marcus. Ils ne se terminent jamais vraiment.