FIN DE SOIRÉE

En fin de soirée, la montée de l'écœurement est un phénomène inévitable. Il y a une espèce de planning de l'horreur. Enfin, je ne sais pas; je pense.

L'expansion du vide intérieur. C'est cela. Un décollage de tout événement possible. Comme si vous étiez suspendu dans le vide, à équidistance de toute action réelle, par des forces magnétiques d'une puissance monstrueuse.


Ainsi suspendu, dans l'incapacité de toute prise concrète sur le monde, la nuit pourra vous sembler longue. Elle le sera, en effet.

Ce sera, pourtant, une nuit protégée; mais vous n'apprécierez pas cette protection.

Vous ne l'apprécierez que plus tard, une fois revenu dans la ville, une fois revenu dans le jour, une fois revenu dans le monde. Vers neuf heures, le monde aura déjà atteint son plein niveau d'activité. Il tournera souplement, avec un ronflement léger. Il vous faudra y prendre part, vous lancer – un peu comme on saute sur le marchepied d'un train qui s'ébranle pour quitter la gare. Vous n'y parviendrez pas. Une fois de plus, vous attendrez la nuit – qui pourtant, une fois de plus, vous apportera l'épuisement, l'incertitude et l'horreur. Et cela recommencera ainsi, tous les jours, jusqu'à la fin du monde.


Derrière mes dents et jusqu'au fond de ma gorge mon palais est tapissé de ramifications brunes, rigidifiées et entremêlées comme des branches mortes; mais à l'intérieur vit un nerf de douleur. Leurs indentations et leurs divisions sont si fertiles que les tiges forment un buisson touffu, comme une surface légèrement rugueuse au-dessus de la chair; ces faibles tiges supportent à peine le poids du paquet de branches mortes qui les surmonte. La surface en dessous est sale, avec de gros grumeaux de crasse, des capsules et des bouteilles vides qui roulent et frappent les tiges, parcourant l'ensemble du massif d'un frémissement douloureux. Il y a même un os de seiche;ies ramifications ont poussé autour, se sont rigidifiées et durcies.


J'ai peur que quelqu'un vienne avec un peigne de métal et commence à le passer dans ce buisson. L'ensemble craquerait et s'arracherait de l'intérieur de ma bouche dans un jaillissement mou; les racines de mes dents viendraient avec, tout s'arracherait et pendrait de ma bouche comme une masse de chair filamenteuse et saignante.


Le lobe de mon oreille droite est gonflé de pus et de sang. Assis devant un écureuil en plastique rouge symbolisant l'action humanitaire en faveur des aveugles, je pense au pourrissement prochain de mon corps. Encore une souffrance que je connais mal et qui me reste à découvrir, pratiquement dans son intégralité. Je pense également et symétriquement, quoique de manière plus imprécise, au pourrissement et au déclin de l'Europe.


Attaqué par la maladie, le corps ne croit plus à aucune possibilité d'apaisement. Mains féminines, devenues inutiles. Toujours désirées, cependant.


Bouche entrouverte, comme des carpes, nous laissons échapper des renvois de mort. Pour dissimuler l'odeur de mort qui sort de nos gueules, qui sort invinciblement de nos gueules, nous émettons des paroles.


Les pierres calcaires qui composent nos maisons sont des animaux morts. Des animaux écartelés, dépecés, desséchés; des coquillages éviscérés. Des coquillages écrasés, triturés, malaxés par la violence interne de la terre; par la terrifiante chaleur des entrailles de la terre. Des animaux conglomérés et morts.

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