10

Serpent comprit qu’elle devait se résigner à quitter le Centre. Les grottes creusées dans la montagne l’attiraient fortement, mais le temps pressait et ç’eût été prendre un trop grand risque que de les explorer. Comment savoir si elles offraient une voie d’accès à la cité, ou seulement un réseau hasardeux de tunnels de pierre sans intérêt ? Plutôt que de s’exposer à pareil piège, ne valait-il pas mieux profiter de l’ultime sursis que la pluie accordait aux voyageuses, ainsi qu’aux chevaux et aux serpents, se saisir de cette dernière chance ?

Ce retour aux montagnes du pays natal fut comme un voyage d’agrément au milieu de verts pâturages, et Serpent était presque gênée ou choquée de cette facilité. Telle était la métamorphose que la pluie faisait subir au désert. Les chevaux ne cessaient d’arracher des bouchées de feuilles tendres au cours de leur marche, et les cavalières ramassaient de grands bouquets de nectaires pour aspirer le suc mielleux de leurs fleurs. L’air était imprégné de pollen. Tenant les chevaux par la bride, Serpent et Melissa marchèrent tard dans la nuit tandis que l’aurore boréale dansait son ballet ; le désert se faisait lumineux, et ni les voyageuses ni leurs montures ne sentaient la fatigue. Mère et fille, au gré de leur fantaisie, mâchonnaient tantôt des fruits secs, tantôt de la viande séchée. Juste avant l’aube elles se jetèrent sur un tapis moelleux d’herbe somptueuse, là où elles n’auraient trouvé que du sable quelques heures auparavant. Après un petit somme elles s’éveillèrent, fraîches et disposes, au lever du soleil.

Les graminées sur lesquelles elles avaient reposé bourgeonnaient déjà. Dès l’après-midi les dunes se couvrirent de fleurs dont les coloris se succédaient par vagues, blanches sur une butte, écarlates sur une autre, multicolores sur une troisième, où semblaient se dérouler, du haut en bas de ses pentes, des banderoles d’espèces diverses. Les fleurs avaient sur la chaleur un effet modérateur, et Serpent n’avait jamais vu le ciel aussi clair. L’aspect même des dunes était modifié, elles se dressaient en crêtes tranchantes et non plus en une houle de molles ondulations, et elles se creusaient des canyons étroits de torrents éphémères.


Au terme de leur troisième étape, le matin, les nuages de poussière recommencèrent à s’amasser. Toute la pluie s’était infiltrée dans la terre ou s’était évaporée ; les plantes en avaient capté le plus possible. Et elles commençaient à se tacheter de brun, à se racornir, à mourir. Leurs graines, portées par le vent, tourbillonnaient sur le passage de Serpent.

Elle sentait la vaste paix du désert lui envelopper les épaules, mais déjà les collines avancées des montagnes Centrales se dressaient devant elle, lui rappelant son échec. Elle ne voulait pas retourner au pays.

Comme si elle réagissait à un mouvement inconscient du corps de Serpent provoqué par cet état d’esprit, Vive s’immobilisa brusquement. Sa maîtresse s’abstint de la talonner. Melissa s’arrêta, elle aussi, et se retourna.

— Serpent ?

— Oh ! Melissa, sais-tu où je te conduis ?

— Chez toi, dit Melissa, en un effort pour apaiser sa mère.

— Qui sait si j’aurai encore un chez-moi.

— On ne va pas te renvoyer. C’est impossible.

Serpent essuya rageusement ses larmes sur sa manche, dont le tissu soyeux lui caressa la joue. Dans son désespoir et son sentiment de frustration, il n’y avait place pour aucun réconfort, aucune consolation. Elle s’appuya sur l’encolure de Vive, serrant les poings sur la longue crinière noire.

— Tu m’as dit que tu es là-bas chez toi, que tu es la fille ou la sœur de tous les guérisseurs, alors comment pourraient-ils te chasser ?

— Ils ne le feront pas, murmura Serpent, mais comment pourrai-je rester avec eux s’ils me disent que je ne puis être guérisseuse ?

Melissa, d’un geste maladroit, tapota sa mère affectueusement.

— Tout ira bien. Je le sais. Comment pourrais-je te rendre moins triste ?

Serpent poussa un long soupir. Elle leva les yeux vers Melissa qui soutint son regard. Elle lui embrassa la main, puis la tint enveloppée dans la sienne.

— Tu me fais confiance, dit-elle. Et c’est peut-être ce dont j’ai le plus grand besoin actuellement.

Melissa ébaucha un sourire, tant pour cacher sa gêne qu’en signe d’encouragement. À peine étaient-elles reparties que Serpent arrêta de nouveau sa monture. Melissa la regarda avec inquiétude.

— Quoi qu’il arrive, dit la guérisseuse, quelle que soit la décision que prendront mes maîtres à mon égard, tu seras leur fille autant que la mienne. Tu pourras être guérisseuse de toute façon. Si je dois partir…

— J’irai avec toi.

— Melissa…

— Ça m’est égal. D’ailleurs je n’ai jamais voulu être guérisseuse, dit la fillette sur un ton de défi. Je veux être jockey. Crois-tu que j’accepterais de rester avec des gens qui t’obligeraient à partir ?

Serpent fut troublée par l’intensité de cet attachement. Jamais elle n’avait vu un aussi complet désintéressement. Peut-être Melissa était-elle encore incapable de se considérer comme un être ayant droit à ses propres rêves ; peut-être était-ce là un luxe qu’elle n’osait encore s’offrir parce qu’on lui en avait interdit la jouissance. Ces rêves qui lui avaient été ôtés, Serpent espérait parvenir à les lui rendre.

— N’y pensons plus, dit-elle. Nous ne sommes pas encore arrivées. Il sera temps de nous inquiéter lorsque nous serons là-bas.

Le masque résolu de Melissa se détendit quelque peu, et la petite troupe repartit.


Au soir du troisième jour, les plantes naines commencèrent à tomber en poussière sous les sabots des chevaux. Une légère brume brunâtre flottait sur le désert. Le vent charriait de temps à autre un nuage des graines les plus légères, tandis que ses fortes rafales faisaient rebondir les graines plus lourdes sur le sable en flux réguliers. À la tombée de la nuit. Serpent et Melissa avaient atteint les premières collines, laissant derrière elles un désert redevenu noir et nu.

Elles avaient pris droit vers l’ouest pour regagner les montagnes ; c’était l’itinéraire le plus rapide pour parvenir en lieu sûr. Là les contreforts des Montagnes Centrales s’élevaient en pente plus douce que les escarpements abrupts de La Montagne, loin vers le nord ; la montée était facile, mais aussi beaucoup plus longue que celle du col septentrional. Au sommet de la première crête, avant de poursuivre vers la ligne suivante, plus haute de collines, Melissa arrêta sa monture pour se retourner et contempler le désert sans cesse plus sombre.

— Nous avons gagné, dit-elle.

Lentement, le visage de Serpent s’éclaira d’un sourire.

— Tu as raison, dit-elle. Nous avons gagné.

Sa plus grande crainte dans l’immédiat, celle des tempêtes, se dissipait lentement dans l’air pur et froid des collines. Mais le bas plafond des nuages masquait le ciel de sa masse oppressive. Personne, ni caravanier ni montagnard, ne verrait plus ni un coin de ciel bleu, ni une étoile, ni la lune avant la venue du printemps, et le disque du soleil allait peu à peu s’obscurcir. Sur le point de disparaître derrière les pics de la montagne, il projetait l’ombre de Serpent vers la plaine aride de sable qui allait s’assombrissant. Hors d’atteinte des vents les plus violents, de la chaleur et de la sécheresse du désert, Serpent poussait sa monture vers les montagnes, pour elle terre natale, pour sa fille terre d’adoption.

Serpent guettait un endroit où faire étape. Elle le trouva bientôt, et elle en fut avertie par le bruit sympathique d’un filet d’eau courante. Le sentier qu’elle descendait passait auprès d’une source, et l’on avait apparemment campé à cet endroit, longtemps auparavant. L’eau nourrissait quelques arbres immortels rabougris, et de l’herbe pour les chevaux. Au centre d’un carré de terre piétiné, le sol était barbouillé de charbon de bois, mais Serpent n’avait pas de quoi faire du feu. Elle se serait bien gardée de s’escrimer à abattre les arbres immortels, à l’exemple de ces voyageurs qui avaient laissé la trace à demi effacée de leurs futiles coups de hache sur l’écorce rugueuse ; car le bois, au-dessous, était dur comme du fer.

Il était aussi peu recommandé de voyager de nuit en montagne que de jour dans le désert, et la facilité des dernières étapes n’avait pas effacé la fatigue accumulée depuis le départ de La Montagne. Serpent mit pied à terre, décidée à passer la nuit en ce lieu. Et au lever du soleil…

Que se passerait-il alors ? Après tant de jours d’une activité fébrile, d’une hâte constante pour échapper à la maladie, à la mort, aux sables implacables, elle s’apercevait soudain qu’elle n’avait plus aucune raison de courir, aucun besoin impératif de poursuivre sa route, ni de limiter son sommeil à quelques heures pour se lever, mal réveillée, au coucher ou au lever du soleil. Rentrer chez elle ? Mais serait-elle encore chez elle au centre des guérisseurs ? Rien n’était moins sûr. Elle n’allait y apporter que son échec, de mauvaises nouvelles et une vipère des sables irascible dont l’utilité restait à prouver. Elle détacha la sacoche aux serpents et la posa doucement à terre.

Lorsqu’elle eut bouchonné les chevaux, Melissa s’agenouilla pour déballer la nourriture et le réchaud à pétrole. Les voyageuses allaient camper confortablement pour la première fois depuis leur départ. Assise sur ses talons, Serpent aidait sa fille à préparer le dîner.

— Je m’en occupe, dit Melissa. Repose-toi donc.

— Ce ne serait pas très juste.

— Ça m’est égal.

— Ce n’est pas la question.

— J’aime travailler pour toi, dit Melissa.

Serpent lui mit la main sur l’épaule, mais sans l’obliger ni la prier de se tourner vers elle.

— Je sais. Moi aussi, j’aime travailler pour toi.

Melissa était occupée à déboucler du matériel.

— Ce n’est pas juste, dit-elle finalement. Tu es une guérisseuse, et je… je suis une fille d’écurie. C’est à moi de travailler pour toi.

— Où est-il écrit qu’une guérisseuse a plus de droits qu’une fille qui travaillait dans une écurie ? Tu es mon enfant, et nous faisons équipe.

Melissa se jeta dans les bras de sa mère et la serra très fort, se cachant le visage contre sa chemise. Serpent lui rendit son étreinte, la berça, la consola comme si elle avait été la toute petite fille qu’elle n’avait jamais pu être dans son enfance.

Au bout de quelques minutes, Melissa desserra son embrassade, et se dégagea, reprenant son attitude réservée, fuyant, dans sa gêne, le regard de sa mère.

— Je n’aime pas être inoccupée.

— Qu’en sais-tu ? Tu n’as jamais essayé.

Melissa haussa les épaules.

— Nous pouvons travailler à tour de rôle, dit Serpent, ou nous partager la besogne chaque jour. Que préfères-tu ?

Melissa adressa à sa mère un rapide sourire, elle paraissait soulagée.

— Partager le travail tous les jours, dit-elle. (Elle parcourut des yeux l’emplacement du camp comme si elle le voyait pour la première fois.) Peut-être y a-t-il plus loin du bois mort, ajouta-t-elle. Et il nous faut de l’eau.

Elle se munit de l’outre de peau et de la courroie servant à lier le bois en fagots. Serpent lui prit l’outre.

— Je te retrouve ici dans quelques minutes. Ne t’entête pas à chercher si tu ne trouves rien. Ce qui tombe l’hiver a des chances d’être ramassé par les premiers voyageurs du printemps. Si tant est qu’il en passe par ici.

Non seulement cet endroit paraissait ne pas avoir été visité depuis de nombreuses années, mais il s’en dégageait une indéfinissable sensation d’abandon.

Bien qu’il n’y eût alors aucune trace de boue à l’endroit où les chevaux avaient bu. Serpent préféra remonter le ruisseau vers sa source. Là elle posa l’outre à terre et escalada un énorme rocher offrant une vue presque circulaire des alentours. Personne en vue, ni chevaux, ni camps, ni fumée. Serpent penchait à croire, finalement, qu’elle était débarrassée du fou ou que c’était pure coïncidence si elle avait eu affaire d’abord à un véritable fou, ensuite à un voleur incapable et mal inspiré. À supposer même que les deux ne fissent qu’un, elle ne l’avait pas revu depuis leur bagarre dans la rue. Ce n’était pas si vieux qu’il y paraissait, mais peut-être assez pour être rassurant.

Serpent redescendit à la source et plongea l’outre juste sous la surface du liquide argenté. L’eau y pénétra avec des glouglous et des bulles et, fraîche et vive, inonda ses mains, traversa ses doigts. L’eau, en montagne, était douée d’une vie différente. L’outre se gonfla. Après en avoir fermé le goulot par deux demi-clés, Serpent la chargea sur son épaule.

Melissa n’avait pas regagné le camp. Pendant quelques minutes sa mère s’occupa à préparer un repas. Il s’agissait de faire tremper des aliments secs, opération qui ne modifiait ni leur aspect ni leur goût, mais les rendait dans une faible mesure, plus faciles à mastiquer. Elle déplia les couvertures. Elle ouvrit le sac à serpents, mais Brume ne daigna pas sortir. Le cobra restait souvent dans son logement obscur après une longue étape, et devenait irritable lorsqu’on le dérangeait.

Serpent était inquiète de ne pas voir Melissa, et pourtant, elle savait bien que sa fille n’était pas une mauviette et qu’elle savait faire preuve d’indépendance. Plutôt que de libérer Sable ou d’examiner la vipère, tâche qu’elle n’appréciait guère, elle referma la sacoche et se leva pour appeler sa fille. Soudain, les chevaux firent un violent écart et renâclèrent de peur, et Melissa cria : « Serpent ! Attention ! » d’une voix terrifiée, tandis que des roches mêlées de boue dévalaient avec fracas le versant de la colline.

Serpent se précipita vers sa fille, son couteau à moitié dégainé, car un bruit de lutte lui parvenait. Après avoir contourné un rocher, elle s’arrêta net.

Melissa se débattait violemment sous l’étreinte d’un grand individu en robe de désert, d’une pâleur cadavérique. D’une main il lui fermait la bouche, de l’autre il lui immobilisait les bras. Elle se débattait et donnait à son agresseur des coups de pied auxquels il semblait parfaitement indifférent.

— Dites-lui d’arrêter, dit-il. Je ne lui ferai pas de mal.

Il parlait d’une voix pâteuse et en avalant les mots comme un ivrogne. Sa robe était déchirée et maculée, ses cheveux hérissés. L’iris de ses yeux semblait plus pâle que leur blanc injecté de sang, ce qui lui donnait un air éteint et comme inhumain. Serpent reconnut immédiatement le fou, avant même d’avoir vu la bague qui lui avait entaillé le front lorsqu’il l’avait attaquée dans les rues de La Montagne.

— Lâchez-la.

— Je vous propose un marché. Un marché honnête.

— Nous n’avons pas grand-chose, mais nous vous l’offrons. Que voulez-vous ?

— Votre serpent du rêve. C’est tout.

Melissa recommença à se débattre et son agresseur accentua la rigueur de son étreinte.

— D’accord, dit Serpent. Je n’ai pas le choix. Il est dans ma sacoche.

Sans lâcher Melissa, il suivit Serpent. Le mystère était percé, mais au prix d’un nouveau mystère.

Serpent désigna la sacoche.

— Compartiment supérieur, dit-elle.

Le fou s’avança. Il marchait de côté en entraînant Melissa avec lui. Il porta la main au fermoir, puis la retira brusquement.

— Ouvre, dit-il à Melissa. Toi, tu ne risques rien.

Sans regarder Serpent, l’enfant avança la main vers le fermoir. Elle était très pâle.

— Arrêtez, dit Serpent. Il n’y a rien dans ce compartiment.

Melissa laissa retomber la main et se tourna vers Serpent. Son visage exprimait un mélange de soulagement et de peur.

— Lâchez-la, répéta Serpent. Si c’est le serpent du rêve que vous voulez, je ne puis rien pour vous. Il a été tué avant même que vous ayez découvert ma tente.

Les yeux en vrille, il fixa la guérisseuse, puis se tourna vers le sac aux serpents. Il en fit sauter la fermeture puis le renversa d’un coup de pied.

La grotesque vipère des sables sortit en mouvements saccadés, se tortillant et sifflant. Elle leva la tête un instant comme si elle méditait de se venger de sa captivité. Melissa et le fou étaient figés. Finalement le reptile les contourna pour filer vers les rochers. Serpent fit un bond pour arracher sa fille aux mains du fou, qui ne s’en aperçut même pas.

— Je suis roulé ! cria-t-il, et levant les mains au ciel, il partit d’un rire convulsif. « C’est pourtant ce qu’il me fallait ! continua-t-il. » Riant et pleurant, le visage inondé de larmes, il s’effondra sur le sol.

Serpent se précipita vers les rochers, mais la vipère avait disparu. Menaçante, étreignant la poignée de son couteau, elle se dressa au-dessus du fou. Déjà rares dans le désert, les vipères étaient inexistantes sur les collines. Il n’était plus question d’élaborer un vaccin pour le clan d’Arevin, et elle devrait se présenter à ses maîtres les mains vides.

— Debout ! dit-elle d’une voix rude.

Elle jeta un coup d’œil à Melissa.

— Ça va ?

— Oui, dit Melissa. Mais il a laissé échapper cette vipère.

Le fou, gisant toujours comme un paquet de linge, pleurait tout son saoul.

— Qu’est-ce qu’il a ? dit la fillette, se tenant aux côtés de sa mère et scrutant l’homme en sanglots.

— Je ne sais pas, dit Serpent, et elle lui donna un petit coup de pied dans les côtes. Eh là ! fit-elle, arrêtez ça. Debout !

L’homme s’agitait faiblement, toujours à terre. Ses poignets sortaient de manches effrangées ; ses bras et ses mains étaient comme des branches dénudées.

— Un pareil minable, j’aurais dû pouvoir lui échapper, dit Melissa, écœurée.

— Il est plus fort qu’il n’y paraît. Pour l’amour de Dieu, arrêtez votre musique, dit Serpent. Nous n’allons rien vous faire.

— Je suis déjà mort, murmura-t-il. Vous étiez ma dernière chance, alors je suis mort.

— Dernière chance de quoi ?

— De bonheur.

— Il est beau votre bonheur, si ça consiste à tout casser et à vous jeter sur les gens, dit Melissa.

Le fou leur lança un regard furieux ; son visage squelettique, buriné de rides profondes, ruisselait de larmes.

— Pourquoi êtes-vous revenue ? Je ne pouvais plus vous suivre. Je voulais rentrer au pays pour y mourir, si cela m’était permis. Mais vous êtes revenue. Droit sur moi.

Il enfouit son visage dans les manches en lambeaux de sa robe. Il avait perdu son foulard de tête. Ses cheveux étaient bruns et secs. Il avait cessé de sangloter mais ses épaules tremblaient.

Serpent s’agenouilla pour l’aider à se lever. Elle eut à supporter le plus gros de son poids. Melissa se tint d’abord prudemment à l’écart, puis haussant les épaules, vint à la rescousse. Tandis qu’elle continuait à soutenir le misérable, Serpent sentit sous ses vêtements quelque chose de dur et d’anguleux. Le tournant face à elle, elle ouvrit sa robe crasseuse pour le fouiller.

— Que faites-vous ? Arrêtez !

Il se débattit comme un beau diable, faisant des moulinets de ses bras osseux, essayant de ramener ses vêtements sur son corps décharné.

Serpent trouva sa poche intérieure, tâta l’objet qu’elle contenait et identifia aussitôt son journal. Elle s’en saisit et lâcha le voleur. Il recula d’un ou deux pas, tout tremblant, et remit fébrilement en place les plis de son vêtement. Etreignant son bien, Serpent semblait avoir oublié l’existence du fou.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Melissa.

— Le journal de mon année probatoire. Il l’a volé dans ma tente.

— Je voulais le jeter, dit le maniaque. J’avais oublié que je l’avais sur moi.

Serpent le foudroya des yeux.

— J’avais pensé que ça pourrait m’être utile, mais non ! Je n’ai rien pu en tirer.

Serpent soupira.

Lorsqu’ils eurent regagné le campement, les voyageuses couchèrent le fou en lui donnant une selle pour oreiller et il fixa le ciel d’un œil vide. Chaque fois qu’il clignait les paupières une grosse larme coulait sur son visage en une traînée chargée de crasse et de poussière. Serpent lui donna de l’eau. Assise sur les talons elle l’observait en se demandant quel pouvait être le sens de ses étranges paroles, pour autant qu’elles eussent un sens. C’était bien un fou, finalement, mais sa folie n’était pas spontanée. Il était poussé par le désespoir.

— Il ne va rien nous faire ? demanda Melissa.

— Je ne crois pas.

— Il m’a fait lâcher mon fagot.

Manifestement écœurée, Melissa partit à grands pas vers les rochers.

— Melissa !

Elle se retourna.

— J’espère que cette vipère des sables a continué son chemin, mais elle pourrait se trouver encore dans les parages. Nous ferions mieux de nous passer de feu cette nuit.

Melissa hésita si longtemps que Serpent n’aurait pas été étonnée de l’entendre dire qu’elle préférait la compagnie de la vipère à celle du fou. Finalement elle haussa les épaules et se dirigea vers les chevaux.

Serpent fit boire le maniaque une fois de plus. Il avala une gorgée, puis laissa l’eau de l’outre dégouliner des coins de sa bouche dans sa barbe ; sur le sol dur elle forma une flaque d’où s’écoulèrent de minuscules filets.

— Votre nom ?

Serpent attendit vainement la réponse. Elle se demanda si l’homme n’était pas atteint de catatonie. Il réagit enfin par un haussement d’épaules quelque peu théâtral.

— Vous avez bien un nom ?

— Je suppose que oui, dit-il.

Il s’humecta les lèvres tandis que ses mains se contractaient et que deux larmes fraîches sillonnaient son visage poussiéreux.

— J’ai dû avoir un nom autrefois.

— Que vouliez-vous dire quand vous parliez de bonheur ? Pourquoi vouliez-vous mon serpent du rêve ? Vous êtes mourant ?

— Oui, je vous l’ai déjà dit, je vais mourir.

— De quoi ?

— De manque.

— Manque de quoi ?

— De serpent du rêve.

Serpent soupira. Elle souffrait des genoux. Changeant de position, elle s’assit jambes croisées près de l’épaule du maniaque.

— Je ne peux rien faire pour vous si vous ne m’aidez pas à comprendre ce qui ne va pas.

Il se dressa par mouvements saccadés, puis, saisissant de ses doigts crochus la robe qu’il avait rajustée avec tant de soin, il tira sur son tissu usé jusqu’à le déchirer. Puis il dénuda sa gorge en levant le menton.

— Voilà. Vous êtes renseignée.

Serpent regarda de plus près. Parmi les poils sombres de la barbe hirsute, elle vit de nombreuses cicatrices, minuscules et toutes disposées par paires dans la région des artères carotides. Elle recula, saisie. Ces marques provenaient des crochets d’un serpent du rêve, la guérisseuse en était certaine ; mais elle ne pouvait imaginer, et encore moins se rappeler, une maladie assez grave et des souffrances assez atroces pour justifier l’emploi d’une telle quantité de venin en guise d’antalgique. Et comment était-il possible d’en réchapper ? Ces cicatrices couvraient une longue période de temps, car les unes étaient anciennes, blanchâtres, les autres si fraîches, roses et luisantes qu’elles devaient être encore garnies d’une croûte lorsque le maniaque avait pillé sa tente.

— Vous comprenez maintenant ?

— Non. Qu’avez-vous eu… ? (Serpent s’interrompit, le front soucieux.) Vous étiez guérisseur ? demanda-t-elle.

Vaine question. S’il avait été guérisseur, elle l’aurait connu, elle en aurait à tout le moins entendu parler. D’ailleurs le venin de serpent du rêve serait, comme celui de tout autre ophidien, sans effet sur un guérisseur.

Pourquoi donc en utiliser une telle quantité pendant une si longue période, c’était là l’énigme. Quels que fussent l’identité et la profession de cet homme, il avait certainement condamné, en accaparant une telle quantité de ce produit rare, d’autres malades à mourir dans d’atroces souffrances.

Hochant la tête, le fou s’affaissa de nouveau sur le sol.

— Guérisseur ? Non, très peu pour moi. Nous n’avons que faire des guérisseurs dans le dôme crevé.

Serpent attendait la suite, impatiente mais ne voulant pas risquer, le voyant sur la bonne voie, de l’en détourner.

Le maniaque s’humecta les lèvres.

— De l’eau… s’il vous plaît, dit-il.

Serpent porta l’outre à ses lèvres, et il but avidement, cette fois sans baver ni laisser l’eau se répandre sur lui. Il essaya de se rasseoir mais son coude glissa sous son poids ; il resta couché, immobile, sans même faire un effort pour parler. La patience de Serpent était à bout.

— Pourquoi toutes ces morsures de serpent du rêve ?

Il fixa la guérisseuse de ses yeux pâles injectés de sang.

— Parce que j’étais un bon suppliant ; je me rendais utile en apportant beaucoup de richesses au dôme. J’étais souvent récompensé.

— Récompensé !

— Oh, oui, dit-il, le visage adouci, les yeux perdus, fixant Serpent sans la voir. Par le bonheur, l’oubli, le monde des rêves.

Il ferma les yeux et garda un silence obstiné, en dépit des coups que Serpent, sans ménagement, lui portait pour le faire parler.

Elle rejoignit Melissa, qui avait trouvé quelques branches sèches de l’autre côté du campement ; elle était assise devant son petit feu, en attendant les nouvelles.

— Quelqu’un possède un serpent du rêve, dit sa mère. Son venin est utilisé comme drogue.

— C’est stupide, dit Melissa. Pourquoi ne pas employer une plante de la région ? Il y en a de toutes sortes.

— Je ne sais pas. Personnellement j’ignore quelle sensation procure ce venin. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir où ils ont trouvé le serpent. Pas chez un guérisseur, ou alors sans sa permission.

Melissa remuait la soupe. La lumière du feu dorait sa chevelure rousse.

— Serpent, dit-elle enfin, la nuit où tu es revenue à l’écurie après t’être bagarrée avec lui, il t’aurait tuée si tu l’avais laissé faire. Ce soir il m’aurait tué s’il avait pu. S’il a des amis qui ont décidé de prendre un serpent du rêve à une guérisseuse…

— Je sais.

Tuer des guérisseurs pour leur prendre ces reptiles ?

C’était là une idée difficile à accepter. Serpent, sans but, traça des lignes entrecroisées sur le sol au moyen d’un caillou tranchant.

— C’est à peu près la seule explication plausible, ajouta-t-elle.

Le fou ne prit pas part au dîner : plongé dans un sommeil trop profond pour être alimenté, il n’était pourtant pas en danger de mort comme il le prétendait. En fait son corps était étonnamment sain sous la crasse et les guenilles ; il était maigre, mais avec un bon tonus musculaire, et sa peau ne portait aucun des signes classiques de la malnutrition. Il était visiblement très fort.

Mais tel était l’avantage, pensa Serpent, des serpents du rêve. Leur venin ne tuait pas et ne rendait pas la mort inévitable. Il facilitait la transition entre la vie et la mort, aidait les mourants à accepter leur destin.

Le fou en arriverait peut-être à chercher la mort. Mais Serpent n’avait nullement l’intention de le laisser mettre à exécution pareil dessein avant d’avoir découvert d’où il venait et ce qui s’y passait. Elle n’allait pas non plus veiller sur lui la moitié de la nuit en alternance avec Melissa. Elles avaient besoin toutes les deux d’un long sommeil.

Les bras du maniaque étaient aussi mous que ses guenilles. Serpent les lui rabattit en arrière et attacha les poignets à sa selle avec des courroies. Elle ne voulait pas le ligoter étroitement au point de le faire souffrir, mais suffisamment pour qu’elle pût l’entendre s’il tentait de s’échapper. La nuit était froide, aussi jeta-t-elle sur lui une couverture ; ensuite, imitée par Melissa, elle étala sa propre couverture sur le sol dur et elle s’endormit.

Serpent se réveilla vers minuit. Le feu s’était éteint, et il faisait nuit noire. Elle resta immobile, l’oreille aux aguets pour déceler toute tentative de fuite du maniaque.

Melissa cria dans son sommeil. Serpent se glissa vers elle à tâtons, et lui toucha l’épaule. Elle s’assit à côté d’elle et lui caressa les cheveux et le visage.

— Tout va bien, Melissa, murmura-t-elle. Réveille-toi, c’était un mauvais rêve.

Au bout d’un moment Melissa s’assit, droite comme un piquet.

— Quoi… ?

— C’est moi, Serpent. Tu faisais un cauchemar.

— Je me croyais revenue à La Montagne, dit l’enfant d’une voix tremblante. Je croyais que Ras…

Serpent la serrait dans ses bras, caressant ses cheveux flous et bouclés.

— Ne t’inquiète pas. Jamais plus tu n’iras là-bas.

Elle sentit sa fille faire un signe d’acquiescement.

— Veux-tu que je reste ici près de toi ? Ou bien est-ce que ça ferait revenir le cauchemar ?

Melissa hésita.

— Reste, s’il te plaît, murmura-t-elle.

Serpent s’étendit avec sa fille sous leurs deux couvertures. La nuit était froide, pourtant la jeune femme était heureuse d’avoir quitté le désert, pour se retrouver dans une contrée où le sol ne conservait pas obstinément la chaleur emmagasinée pendant le jour. Melissa se pelotonna contre elle.

L’obscurité était totale mais, d’après la respiration de sa fille, Serpent savait qu’elle s’était rendormie. Peut-être ne s’était-elle jamais complètement réveillée. La guérisseuse fut longue à retrouver le sommeil. Elle entendait par-dessus le bruit de la source le souffle rauque de son prisonnier, et elle sentait vibrer le sol tassé, sous les sabots des chevaux, lorsqu’ils changeaient de position. Le terrain ne cédait pas d’un millimètre sous son épaule et sa hanche. Au-dessus d’elle ni étoile ni rayon de lune ne perçait les nuages.


La voix du maniaque était geignarde, mais beaucoup plus forte que la veille au soir.

— Je veux me lever ! Détachez-moi ! Voulez-vous me tuer à petit feu ? J’ai besoin de pisser. J’ai soif.

Serpent écarta les couvertures et s’assit. Elle fut tentée de commencer par lui offrir à boire, mais elle décida de ne pas accorder trop d’importance au caprice d’un homme réveillé avant l’aube. Elle se leva, s’étira en bâillant, puis fit un signe à Melissa, qui se tenait contre Vive et Ecureuil, tous deux lui donnant de petits coups de museau pour réclamer leur petit déjeuner. Melissa, rieuse, rendit son salut à Serpent.

Le fou tirait sur les courroies.

— Alors, ça vient ? Je veux me lever !

— Une minute.

Serpent utilisa la latrine creusée derrière des buissons, puis alla se rafraîchir le visage à la source. Elle eût aimé prendre un bain mais le débit de la source était insuffisant ; d’ailleurs elle ne voulait pas faire languir son prisonnier trop longtemps. Elle alla donc délier les courroies qui lui attachaient les poignets. Il s’assit, se frotta les mains l’une sur l’autre en grommelant, puis se leva et s’éloigna.

— Je ne veux pas vous empêcher de vous isoler, dit Serpent, mais faites en sorte que je ne vous perde pas de vue.

Il marmonna hargneusement quelque chose d’inintelligible, mais il s’arrangea pour ne pas être entièrement caché par le feuillage. Ayant rejoint Serpent en traînant la patte, il s’assit à croupetons et s’empara de l’outre d’eau. Il but avidement, s’essuya sur sa manche, et promena autour de lui un regard affamé.

— Y a-t-il à manger ?

— Tiens, je croyais que vous vouliez mourir.

Il renifla bruyamment.

— Ici il faut travailler pour manger. Mais vous, il vous suffira de parler.

L’homme baissa les yeux et soupira. Il avait des sourcils foncés dont la broussaille ombrageait ses yeux pâles.

— Soit, dit-il.

Il s’assit en tailleur, les avant-bras sur les genoux, les mains pendantes, les doigts tremblants.

Serpent attendit, mais il ne dit rien.

Deux guérisseurs avaient disparu en quelques années. Serpent pensait à eux sous leurs noms d’enfants, ceux qu’elle leur donnait jusqu’au moment du grand départ de l’année probatoire. Philippe n’avait pas été pour elle un ami intime, mais Jenneth au contraire était sa sœur aînée préférée, une des trois personnes avec lesquelles elle avait été le plus liée. Elle sentait encore dans sa chair l’angoisse qui l’avait étreinte lors de l’année probatoire de jenneth, en hiver et au printemps, tandis que les jours passaient et que, peu à peu, la communauté comprenait qu’elle ne reviendrait jamais. Jamais les guérisseurs n’avaient reçu d’elle le moindre message. Qui sait si cette loque humaine prostrée devant Serpent n’avait pas sauté sur elle dans une ruelle obscure, qui sait s’il ne l’avait pas tuée pour lui prendre son serpent du rêve.

— J’écoute, dit Serpent d’un ton brusque.

Le fou sursauta.

— Quoi ?

Il sembla faire un effort pour acquérir une vision nette de la guérisseuse, qui s’imposait de rester calme.

— D’où êtes-vous ?

— Du sud.

— Quelle ville ?

Ses cartes ne dépassaient pas le col où ils se trouvaient. Que ce fût en montagne ou dans le désert, les gens avaient de bonnes raisons d’éviter les terres de l’extrême Sud.

Il haussa les épaules.

— Aucune ville. Il n’en reste pas là-bas. Rien que le dôme crevé.

— Où avez-vous trouvé votre serpent du rêve ?

Il haussa les épaules.

Serpent se leva d’un bond et l’empoigna par ses haillons. Leur tissu se plissa en accordéon sous sa gorge lorsqu’elle l’eut forcé à se redresser.

— Répondez-moi !

Une larme coula sur son visage.

— Comment pourrais-je vous répondre ? Je ne vous comprends pas. Où je l’ai trouvé ? Je ne l’ai pas trouvé. Ils étaient toujours là, mais pas à moi. Ils étaient là quand j’y suis allé et ils y étaient toujours quand je suis parti. Pourquoi aurais-je besoin du vôtre si j’en avais un à moi ?

Serpent lâcha lentement le fou et il s’affaissa.

— Si vous en aviez un à vous ?

Il tendit les mains, bras levés pour laisser tomber ses manches jusqu’aux coudes. Partout où les veines saillaient, à la saignée du bras et aux poignets, il y avait des marques de morsure.

— Le mieux, c’est quand ils vous frappent partout à la fois, dit-il d’un ton rêveur. Sur la gorge, c’est rapide et sûr, c’est radical quand on est en état de manque. C’est tout ce qu’on obtient normalement de North. Mais pour récompenser un service spécial, alors c’est partout à la fois.

Le fou se blottit et se frotta les bras comme s’il avait froid. Il était rouge de surexcitation, se frottant toujours plus fort et plus vite.

— Alors on se sent, on se sent… tout s’illumine, on s’enflamme, tout… encore et encore…

— Assez !

Il laissa ses mains retomber et regarda Serpent, de nouveau l’œil atone.

— Ce North… il a des serpents du rêve ?

Le maniaque acquiesça avec enthousiasme ; il recommençait à s’exciter.

— Il en a beaucoup ?

— Toute une fosse. Parfois il fait descendre quelqu’un dans la fosse, comme récompense… mais jamais moi. Jamais depuis la première fois.

Serpent s’assit et fixa le fou sans le voir. Elle se représentait les délicates créatures emprisonnées dans une fosse, exposées au froid.

— Où se les procure-t-il ? Les achète-t-il aux gens de la ville ? Se founit-il auprès des hommes d’outreciel ?

— Pas la peine. Ils sont chez lui, ils sont à lui.

Serpent tremblait aussi violemment que son antagoniste. Elle serra fortement ses genoux dans ses mains puis, ayant bandé tous ses muscles, se détendit lentement. Ses mains cessèrent de trembloter.

— Il s’est fâché contre moi et m’a renvoyé, continua le fou. J’ai été malade, mais malade !… Et puis j’ai entendu parler d’une guérisseuse et je suis parti à votre recherche, mais vous n’étiez pas là et vous aviez emporté le serpent du réve ! Il débita le reste de son récit plus rapidement et d’une voix plus forte :

— Les gens m’ont chassé mais je vous ai suivie, suivie, suivie jusqu’à votre retour dans le désert, là je ne pouvais plus vous suivre, rien à faire, j’ai voulu retourner au pays mais je n’ai pas pu, alors je me suis couché pour mourir mais, là aussi, je n’ai pas pu. Pourquoi êtes-vous revenue droit sur moi alors que vous n’avez plus le serpent du rêve ? Pourquoi ne pas me laisser mourir en paix ?

— Tu ne vas pas mourir, dit Serpent. Tu vas vivre le temps de me conduire à North et à ses serpents du rêve. Ensuite tu pourras vivre ou mourir, à ton gré ; ce sera ton affaire.

Le fou la regarda avec de grands yeux.

— Mais North m’a renvoyé.

— Tu ne lui dois plus obéissance. Il n’a plus de pouvoir sur toi s’il refuse de contenter tes désirs. La seule chance qui te reste est de m’aider à me procurer des serpents du rêve.

Le pauvre hère fixa longuement la guérisseuse, le front plissé, perdu dans une profonde méditation. Soudain son visage s’éclaira, exprimant la sérénité, la félicité. Il se dirigea vers Serpent, trébucha, rampa jusqu’à elle. À genoux, il lui saisit les mains. Les siennes étaient crasseuses, calleuses. La bague qui avait blessé la jeune femme au front avait perdu sa pierre.

— Vous voulez dire que vous allez m’aider à avoir un serpent du rêve pour moi tout seul ? demanda-t-il en souriant. Pour l’utiliser à tout instant ?

— Oui, dit Serpent, les dents serrées.

Elle retira ses mains comme le fou s’inclinait pour les embrasser. Elle avait beau se dire que sa promesse était le seul moyen de s’assurer la collaboration de cet individu, elle avait le sentiment d’avoir commis un péché abominable.

Загрузка...